Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

maritalement avec un billard électrique. Ainsi l’orgueil qui
m’inspire dans mes rapports avec mes semblables me
précipite-t-il souvent dans de fausses situations d’où je ne
me sors qu’à ma plus courte honte. Et je n’ai pas encore
toute honte bue. Revoir Marie, alléger un peu son exil,
c’était accomplir un grand pas.
C’était aussi risquer un pas de clerc. Il m’est venu à
l’idée que j’étais peut-être en train de commettre une
énorme bêtise, d’assouvir un caprice de pochard. À
Deauville, il n’était pas trop tard pour rebrousser chemin.
Je pouvais être à Paris dans la soirée, retrouver les
copains, leur dire : « Partageons le manteau ; il est trop
lourd pour moi. J’ai vu la mer : on ne peut pas aller plus
loin… » Avant de prendre une décision, je suis entré chez
un coiffeur. La serviette chaude, comme on la pratique en
province, est un objet d’art. Quand je suis ressorti, il
faisait nuit à nouveau et je me sentais moins désorienté.
Nuit pour nuit, autant valait rester dans celle-ci. Il n’y
avait plus d’autocar pour Tigreville. J’ai fini par prendre
un taxi au long cours, dont le chauffeur, en bavardant, m’a
indiqué l’hôtel Stella.
Tandis que nous longions la corniche, j’ai ressenti une
sorte d’impatience sans espoir, de celles qui font dire :
« Finissons-en tout de suite », et j’ai compris que
j’approchais d’un but, sans bien discerner lequel. Il s’était
mis à pleuvoir. À la faveur d’une trouée de nuages,
Tigreville m’est apparue comme un gros pâté entamé où
piochaient des flots laborieux. Là, je pourrais faire mon
trou. Il n’y avait pas une âme dans les rues. Un léger
nuage de sable cavalait sous les roues de la voiture ; nos