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monter ces vagues, semblables aux danseuses du cancan,<br />
qui troussaient haut des étoffes vertes, agitaient des<br />
jupons d’écume et finissaient par s’abattre, un rang après<br />
l’autre, dans une longue extension qui rappelait le grand<br />
écart. Assis sur des madriers, les jambes pendantes, je<br />
reconstituais le cabaret fantôme que nous avions pris à<br />
l’abordage, la nuit précédente, avant de nous dissoudre<br />
dans une de ces matinées orange et grises où l’on espère<br />
encore que l’on peut enchaîner, où il ne faut surtout pas se<br />
retrouver isolé, comme je suis maintenant, parce qu’on<br />
est dévoré par les loups du remords, qui n’attaquent que<br />
l’homme seul. Les compagnons commençaient à se<br />
tourner vers leurs maisons et me disaient que j’avais de la<br />
chance de n’avoir pas de reproches à affronter. Mais<br />
c’était la consolation prodiguée à celui qu’on va<br />
abandonner. Moi, qui n’étais attendu nulle part, je leur<br />
répondais : « Vous voyez bien que je suis blessé… Laissezmoi,<br />
les copains, sauvez-vous vite ! » Déjà, ils se<br />
penchaient sur des berceaux, sur des lits entrouverts,<br />
respiraient l’arôme du café domestique qui n’est pas le<br />
même que celui des bistrots. Le projet de rejoindre ma<br />
fille, d’opérer cette transfusion de sentiments qui pouvait<br />
me guérir, l’un contre l’autre se blottissant et apprenant à<br />
se mieux connaître, s’est imposé brusquement à moi avec<br />
une urgence saugrenue, devant l’évidence que la journée<br />
ne se terminerait pas que les loups ne m’aient rattrapé, si<br />
je demeurais à Paris. Je ne voyais que trop rarement<br />
Marie, depuis ma séparation d’avec mon ancienne femme,<br />
d’autres courants m ’ ayant emporté, mais j’avais toujours<br />
été persuadé que je conservais là une petite place forte