Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

voir. Cela m’étonnerait qu’il soit allé boire ailleurs que
dans cette glace où il me fixait à la hauteur des yeux.
Nous avions commencé doucement par de la bière… Dans
la salle, où les odeurs franches de la ferme, douceâtres de
la laiterie, s’ajoutaient à l’encens des apéritifs, l’âme
débridée du samedi bourdonnait. Les conversations
étaient à la chasse, ouverte depuis quelque temps, et au
F.T.T., les fameux Francs-tireurs tigervillois dont l’équipe
de football, à ossature polonaise, défrayait la chronique au
blanc d’Espagne sur les vitres des cafés et des magasins
d’articles de radio. À propos d’Espagne, il me semble que
j’ai parlé de courses de taureaux, cette nuit, mais je serais
bien incapable de répéter ce que j’ai pu raconter. Parmi
les consommateurs, il y avait peu de jeunes gens, on était
entre adultes et les enfantillages allaient bon train ; pas de
femmes également, à l’exception d’une petite vieille qu’on
voit pousser des coquillages dans une voiture d’enfant. Un
peu à l’écart, elle sirotait sans sourciller son second litre
de cidre et éveillait des moqueries familières. J’ai compris
qu’elle était célèbre pour ses démêlés avec les Allemands
au temps du couvre-feu.
— Eh ! Joséphine, qu’est-ce que tu leur as répondu à la
Kommandantur, quand ils t’ont dit que Hitler ne voulait
pas que tu rentres si tard le soir ?
— Je leur ai répondu : « Ce Hitler, je ne couche pas
avec lui ; son nom n’est pas du pays ; je vois pas qui
c’est… L’est-il seulement venu à Tigreville ? »
On riait en me regardant sous cape, guettant l’effet.
J’ai commencé à capter de tous les côtés des ondes