Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

qu’un danger était passé.
Le vin était bon, pour autant qu’il pût en juger, car il
n’y connaissait rien, mais Fouquet ne trouvait pas gai du
tout de le boire dans ce recoin, sans échos. Le processus
se répétait à intervalles imprévisibles : Quentin faisait un
signe à Suzanne, celle-ci tendait une main tiède vers la
bouteille, Fouquet regardait Quentin, celui-ci retournait
avec ostentation son verre sur la nappe, le pied en l’air, et
la tête chercheuse de la bouteille s’en écartait, comme
dégoûtée, pour revenir plonger dans son verre à lui, par
un miracle de la cybernétique.
« Si j’en faisais autant, pensa-t-il, je déclencherais un
concert de protestations ; ou pire encore : il y aurait ce
murmure d’assentiment incrédule que j’exècre et il me
faudrait prendre une mine vertueuse. Il n’y a pas deux
solution : ou j’abrège, ou je me saoule. » Il s’ennuyait,
s’enlisait dans un langage de chanoine épicurien, s’en
voulait de ne pas remuer davantage l’atmosphère,
sentant que l’imagination de Quentin en alerte retombait
comme un soufflé. Certes, il y avait quelque chose de
touchant dans cette soirée et qui faisait du bien, mais la
flambée ne s’opérait pas, c’était un dîner sous le signe du
chauffage central. On rigolait mieux chez Esnault.
— Vous connaissez Esnault ? disait Suzanne. C’est un
être pernicieux. Il a cherché à faire du mal à mon mari. Je
le déteste.
— N’exagérons rien, dit Quentin. Nous n’envisageons
plus l’existence sous le même angle, si tant est que nous