Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

crochetée à vif du côté de sa nuque et se retournait avec
fureur contre ce méchant souvenir dont il n’arrivait pas à
se débarrasser.
Suzanne n’a d’autre religion que celle des situations
nettes ; elle n’est pas croyante ; ses parents, éloignés de
l’église par leur isolement dans l’intérieur des terres,
détournés du culte par de traditionnelles superstitions
bocagères, ne lui ont pas appris à se référer aux instances
suprêmes dont les autres êtres appellent l’arbitrage
incertain sur leurs conflits. Naturellement douce,
longtemps hésitante, elle instruit les causes et les juge
elle-même selon le code qu’elle s’est donné à force de
vivre, où le bien et le mal sont des critères domestiques
comme le chaud et le froid. Cette innocence ne laisse rien
dans l’ombre. Quentin dressait l’inventaire de sa cave,
quand elle s’était approchée, non pas cet inventaire à la
chandelle qu’il accomplissait autrefois parmi les lingots
noirs ou mordorés dont l’empire lui donnait le sentiment
de détenir un peu du sérum de la terre, mais une
nomenclature d’octobre, après vendanges, qui tenait dans
un cahier d’écolier ; ainsi de ces généraux à la retraite qui
font encore manœuvrer des corps d’armées en changeant
les fiches d’un classeur : les Beychevelle étaient décimés ;
les Pomerol exigeaient du renfort ; il faudrait rappeler les
Haut-Brion 1945, mobiliser les Chambertin classe 57, si
jeunes encore… Suzanne penchait vers lui son visage que
les époques tumultueuses n’ont pas outragé et elle avait
dit :
— Albert, es-tu sûr de ne pas me cacher quelque
chose ?