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36 ATHENA 281 · Mai 2012 > PSYCHOLOGIE autre encore, des documents faisant la part de ses aspects positifs et négatifs. Les événements rapportés relevaient d’un passé antérieur à la naissance des étudiants. Pourtant, il apparut que ceux qui avaient lu le texte élogieux se sentaient fiers, valorisés, et ce d’autant plus qu’ils avaient mentionné préalablement un attachement fort à la Hollande. À l’opposé, ceux auxquels avait été soumis le texte hostile à la colonisation éprouvaient une culpabilité proportionnelle à leur attachement à leur pays. Quant aux membres du groupe intermédiaire, plus leur identification à la Hollande était forte, plus ils refusaient de voir les conséquences néfastes de la colonisation et se focalisaient sur ses bienfaits. À la suite de cette expérience, les chercheurs en psychologie sociale en sont venus à penser que, face aux émotions, le sujet n’est pas seulement un individu isolé, mais également le membre d’un groupe. Depuis lors a fait florès tout un courant de recherche sur ce qu’il est convenu d’appeler les émotions de groupe. Nous sommes tous des Américains Dans vos expériences, vous montrez qu’en fonction du partitionnement qui s’opère dans l’environnement social, l’état émotionnel des sujets varie... Nous avons présenté à des étudiants de l’UCL un texte évoquant la décision des universités belges néerlandophones d’imposer l’anglais comme langue pour tous les cours de master. Le texte précisait que les étudiants flamands étaient scandalisés par la décision unilatérale des autorités universitaires et qu’ils se mobilisaient pour s’y opposer. Les sujets de notre expérience étaient placés dans deux conditions. Aux uns, nous disions: «Nous sommes intéressés par la façon dont les étudiants issus de différentes universités du pays réagissent à cette décision des universités néerlandophones.» Aux autres, nous faisions part de notre intérêt pour la réaction des étudiants par comparaison à celle des professeurs. De la sorte, nous dessinions un paysage social. Dans le premier cas, nous faisions entendre aux participants qu’ils appartenaient à un groupe particulier d’étudiants, ceux de Louvain-la-Neuve. Dans l’autre cas, le paysage social était peuplé de deux types d’individus: les étudiants et les profs. Qu’avons-nous observé ? Un taux de colère, de révolte, de contestation bien plus marqué dans le groupe «étudiants comparés aux professeurs» que dans le groupe «étudiants de Louvain-la-Neuve comparés à d’autres étudiants». De nombreuses autres expériences donnent des résultats similaires: un simple mot relatif au paysage social des gens fait que des personnes réagissent émotionnellement de façon très différente. Vous aviez réalisé une expérience édifiante dix jours après les attentats du 11 septembre ?... J’avais été frappé par une déclaration de Tony Blair dans les heures ayant suivi les attentats: «We are all Americans» («Nous sommes tous des Américains»). Et par les propos du président Bush. Après avoir encaissé le choc de cette sombre journée, il avait produit un discours dans lequel il disait en substance: «Au fond, aujourd’hui, on n’a pas attaqué l’Amérique, on a attaqué tous les défenseurs de la liberté et de la démocratie.» Selon moi, Tony Blair et Georges Bush avaient ainsi défini un paysage social où tous les peuples libres du monde étaient censés se sentir attaqués par les auteurs des attentats du World Trade Center. Dans notre expérience, les participants se sont vu soumettre des photos des tours se faisant éperonner par les avions. Nous avons constitué deux groupes, l’un auquel nous avons prétendu nous intéresser à la manière dont les personnes réagissaient aux événements du 11 septembre selon qu’ils étaient Européens ou Américains; l’autre, selon qu’ils étaient Occidentaux ou Arabes. La réaction fut nettement plus émotionnelle dans la version «Occidentaux-Arabes» que dans la version «Européens-Amé-

icains». Encore une fois, le simple fait d’avoir amené les sujets à se positionner de telle ou telle façon dans le paysage social a entraîné des réactions émotionnelles très différentes de leur part. Les émotions étant un formidable moteur des comportements, nous nous sommes alors demandé si celles que nous étions parvenus à moduler assez aisément dans notre expérience étaient de nature à entraîner une modification des comportements. Aussi avons-nous posé une question assez pernicieuse aux participants: «Accepteriez-vous de nous confier votre adresse e-mail pour que nous puissions vous recontacter ultérieurement afin de vous donner des informations sur la manière dont l’OTAN compte réagir et de vous indiquer comment vous pourrez éventuellement prendre part à une manifestation de soutien ?» Ce n’est pas un comportement anodin de donner son adresse e-mail à un inconnu dans de telles conditions. Résultat: un nombre de demandes d’informations (communication de l’adresse e-mail) très bas dans le groupe «Européens-Américains», mais très significativement plus élevé dans le groupe «Occidentaux-Arabes». Propagande et manipulation Une conclusion semble s’imposer: nous sommes largement le jouet des circonstances... Bien sûr. Vous présentez à des gens une même situation, et que constatez-vous ? Qu’ils y réagissent différemment selon les appartenances groupales qui ont été activées chez eux. Souvent, il suffit d’arranger un peu l’environnement, et leurs émotions et comportements se modifient. Nous sommes tous réticents à cette idée et, de ce fait, nous avons a posteriori une haute opinion du contrôle que nous exerçons sur les événements. En fait, pour notre santé psychologique, nous devons vivre comme si nous exercions réellement ce contrôle. Dès lors, nous élaborons des explications rationnelles de ce que nous avons fait, mais la psychologie sociale met à mal ce type de logique. Pour susciter des réactions émotionnelles, il suffit vraisemblablement d’orienter les identités. Sur le plan des comportements, des pensées, mais aussi des émotions, nous réagissons souvent beaucoup plus que nous ne souhaitons l’admettre en fonction des appartenances mises ponctuellement à l’avantplan de notre champ de conscience. C’est à la lumière de ces identités-là que nous envisageons nos intérêts, que nous percevons les obstacles sur le chemin de nos objectifs, que se dessinent nos peurs, etc. Nous avons momentanément une lecture totalement partisane du paysage qui nous entoure, laquelle oriente nos émotions. Cependant, nous sommes très souvent dans l’incapacité absolue d’imaginer que si nous avions abordé la situation avec une autre paire de lunettes, nous aurions réagi très différemment. Pourquoi cette incapacité ? Parce que penser cela reviendrait à reconnaître que nous sommes assez futiles. Voilà qui allume le débat philosophique, mais aussi le questionnement en termes de propagande et de manipulation... ? Effectivement. Les hommes et femmes politiques ou les publicitaires, par exemple, recourent constamment aux appartenances groupales pour susciter l’adhésion à leurs idées. Parfois, ils se basent sur des considérations rationnelles, une technique; parfois, ils mettent à profit un art appris par l’expérience; parfois encore, ils ont un ressenti instinctif de la stratégie à adopter. Diviser le monde entre les hommes et les femmes, les gens qui travaillent et les chômeurs, les capitalistes et les travailleurs, la gauche et la droite n’est pas sans conséquences, car, une fois le paysage tracé, nous n’avons pas un choix illimité de réactions possibles. À telle enseigne qu’une personne avertie peut pratiquement prédire le comportement des gens. Si vous voulez mobiliser au-dedes frontières des États-Unis pour aller attaquer l’Afghanistan ou l’Irak, vous devez construire une certaine lecture de l’environnement. C’est ce qu’a fait Georges Bush en établissant une dichotomie entre les peuples qui aiment la liberté et les autres, l’axe du mal. Par ailleurs, il serait naïf de croire que les publicitaires procèdent autrement. Prenons le cas de la célèbre publicité télévisée pour les rillettes Bordeau Chesnel. Phillipe LAMBERT · PSYCHOLOGIE Une dame aisée, bourgeoise, est en train de déguster des rillettes de cette marque, alors qu’un huissier fait procéder à l’enlèvement de ses meubles. Que lui dit-elle ? «Nous n’avons pas les mêmes valeurs.» En l’occurrence, le publicitaire a essayé de générer, chez le spectateur, le sentiment d’appartenir au groupe des gens qui savent ce qui est bon, qui sont épicuriens, par opposition au groupe des individus centrés sur l’argent. N ’existe-t-il pas des personnalités fortes qui résistent à l’influence des groupes d’appartenance qu’on cherche à activer ponctuellement dans leur esprit ? En effet, certaines personnes sont résolument engagées dans une identité qu’elles placent en permanence à l’avant-plan. Par exemple, d’aucuns voient tout à travers l’œil du syndicaliste ou de la féministe, bien qu’ils soient aussi des pères ou des mères de famille, des consommateurs, etc. Il n’empêche qu’en règle générale, on sous-estime l’impact très mobilisateur des identités ponctuellement activées. 37

icains». Encore une fois, le simple fait<br />

d’avoir amené les suj<strong>et</strong>s à se positionner<br />

<strong>de</strong> telle ou telle façon dans le paysage<br />

social a entraîné <strong>de</strong>s réactions émotionnelles<br />

très différentes <strong>de</strong> leur part.<br />

Les émotions étant un formidable<br />

moteur <strong>de</strong>s comportements, nous nous<br />

sommes alors <strong>de</strong>mandé si celles que<br />

nous étions parvenus à moduler assez<br />

aisément dans notre expérience étaient<br />

<strong>de</strong> nature à entraîner une modification<br />

<strong>de</strong>s comportements. Aussi avons-nous<br />

posé une question assez pernicieuse aux<br />

participants: «Accepteriez-vous <strong>de</strong> nous<br />

confier votre adresse e-mail pour que nous<br />

puissions vous recontacter ultérieurement<br />

afin <strong>de</strong> vous donner <strong>de</strong>s informations sur<br />

<strong>la</strong> manière dont l’OTAN compte réagir <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> vous indiquer comment vous pourrez<br />

éventuellement prendre part à une manifestation<br />

<strong>de</strong> soutien ?» Ce n’est pas un<br />

comportement anodin <strong>de</strong> donner son<br />

adresse e-mail à un inconnu dans <strong>de</strong><br />

telles conditions. Résultat: un nombre<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s d’informations (communication<br />

<strong>de</strong> l’adresse e-mail) très bas dans<br />

le groupe «Européens-Américains», mais<br />

très significativement plus élevé dans le<br />

groupe «Occi<strong>de</strong>ntaux-Arabes».<br />

Propagan<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />

manipu<strong>la</strong>tion<br />

Une conclusion semble s’imposer:<br />

nous sommes <strong>la</strong>rgement le jou<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s circonstances...<br />

Bien sûr. Vous présentez à <strong>de</strong>s gens une<br />

même situation, <strong>et</strong> que constatez-vous ?<br />

Qu’ils y réagissent différemment selon<br />

les appartenances groupales qui ont<br />

été activées chez eux. Souvent, il suffit<br />

d’arranger un peu l’environnement, <strong>et</strong><br />

leurs émotions <strong>et</strong> comportements se<br />

modifient. Nous sommes tous réticents à<br />

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une haute opinion du contrôle<br />

que nous exerçons sur les événements.<br />

En fait, pour notre santé psychologique,<br />

nous <strong>de</strong>vons vivre comme si nous exercions<br />

réellement ce contrôle. Dès lors,<br />

nous é<strong>la</strong>borons <strong>de</strong>s explications rationnelles<br />

<strong>de</strong> ce que nous avons fait, mais <strong>la</strong><br />

psychologie sociale m<strong>et</strong> à mal ce type <strong>de</strong><br />

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Pour susciter <strong>de</strong>s réactions émotionnelles,<br />

il suffit vraisemb<strong>la</strong>blement<br />

d’orienter les i<strong>de</strong>ntités. Sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>s<br />

comportements, <strong>de</strong>s pensées, mais aussi<br />

<strong>de</strong>s émotions, nous réagissons souvent<br />

beaucoup plus que nous ne souhaitons<br />

l’adm<strong>et</strong>tre en fonction <strong>de</strong>s appartenances<br />

mises ponctuellement à l’avantp<strong>la</strong>n<br />

<strong>de</strong> notre champ <strong>de</strong> conscience.<br />

C’est à <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> ces i<strong>de</strong>ntités-là que<br />

nous envisageons nos intérêts, que nous<br />

percevons les obstacles sur le chemin <strong>de</strong><br />

nos objectifs, que se <strong>de</strong>ssinent nos peurs,<br />

<strong>et</strong>c. Nous avons momentanément une<br />

lecture totalement partisane du paysage<br />

qui nous entoure, <strong>la</strong>quelle oriente nos<br />

émotions. Cependant, nous sommes très<br />

souvent dans l’incapacité absolue d’imaginer<br />

que si nous avions abordé <strong>la</strong> situation<br />

avec une autre paire <strong>de</strong> lun<strong>et</strong>tes,<br />

nous aurions réagi très différemment.<br />

Pourquoi c<strong>et</strong>te incapacité ? Parce que<br />

penser ce<strong>la</strong> reviendrait à reconnaître que<br />

nous sommes assez futiles.<br />

Voilà qui allume le débat philosophique,<br />

mais aussi le questionnement<br />

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<strong>de</strong> manipu<strong>la</strong>tion... ?<br />

Effectivement. Les hommes <strong>et</strong> femmes<br />

politiques ou les publicitaires, par<br />

exemple, recourent constamment aux<br />

appartenances groupales pour susciter<br />

l’adhésion à leurs idées. Parfois,<br />

ils se basent sur <strong>de</strong>s considérations<br />

rationnelles, une technique; parfois,<br />

ils m<strong>et</strong>tent à profit un art appris par<br />

l’expérience; parfois encore, ils ont un<br />

ressenti instinctif <strong>de</strong> <strong>la</strong> stratégie à adopter.<br />

Diviser le mon<strong>de</strong> entre les hommes<br />

<strong>et</strong> les femmes, les gens qui travaillent <strong>et</strong><br />

les chômeurs, les capitalistes <strong>et</strong> les travailleurs,<br />

<strong>la</strong> gauche <strong>et</strong> <strong>la</strong> droite n’est pas<br />

sans conséquences, car, une fois le paysage<br />

tracé, nous n’avons pas un choix<br />

illimité <strong>de</strong> réactions possibles. À telle<br />

enseigne qu’une personne avertie peut<br />

pratiquement prédire le comportement<br />

<strong>de</strong>s gens.<br />

Si vous voulez mobiliser au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

frontières <strong>de</strong>s États-Unis pour aller<br />

attaquer l’Afghanistan ou l’Irak, vous<br />

<strong>de</strong>vez construire une certaine lecture<br />

<strong>de</strong> l’environnement. C’est ce qu’a fait<br />

Georges Bush en établissant une dichotomie<br />

entre les peuples qui aiment <strong>la</strong><br />

liberté <strong>et</strong> les autres, l’axe du mal.<br />

Par ailleurs, il serait naïf <strong>de</strong> croire que les<br />

publicitaires procè<strong>de</strong>nt autrement. Prenons<br />

le cas <strong>de</strong> <strong>la</strong> célèbre publicité télévisée<br />

pour les rill<strong>et</strong>tes Bor<strong>de</strong>au Chesnel.<br />

Phillipe LAMBERT · PSYCHOLOGIE<br />

Une dame aisée, bourgeoise, est en<br />

train <strong>de</strong> déguster <strong>de</strong>s rill<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

marque, alors qu’un huissier fait procé<strong>de</strong>r<br />

à l’enlèvement <strong>de</strong> ses meubles. Que<br />

lui dit-elle ? «Nous n’avons pas les mêmes<br />

valeurs.» En l’occurrence, le publicitaire<br />

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le sentiment d’appartenir au groupe <strong>de</strong>s<br />

gens qui savent ce qui est bon, qui sont<br />

épicuriens, par opposition au groupe<br />

<strong>de</strong>s individus centrés sur l’argent.<br />

N<br />

’existe-t-il pas <strong>de</strong>s personnalités<br />

fortes qui résistent à l’influence<br />

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cherche à activer ponctuellement<br />

dans leur esprit ?<br />

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résolument engagées dans une i<strong>de</strong>ntité<br />

qu’elles p<strong>la</strong>cent en permanence<br />

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voient tout à travers l’œil du syndicaliste<br />

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<strong>de</strong>s pères ou <strong>de</strong>s mères <strong>de</strong> famille, <strong>de</strong>s<br />

consommateurs, <strong>et</strong>c. Il n’empêche qu’en<br />

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