N° 281 - Mai 2012 (.pdf - 3809 Ko) - Portail de la Recherche et des ...

Les adolescents avaient beau être informés
qu’ils appartenaient à un certain
groupe, ils n’avaient pas pour autant de
raison objective d’être fiers d’une telle
appartenance ni de moyen d’en tirer
profit. Ils se trouvaient dans une situation
bizarre où, au sein d’une classe
qui formait un seul groupe dont les
membres se connaissaient de longue
date et étaient en interaction constante,
on avait introduit une classification arbitraire.
Toutefois, à la fin de l’expérience,
lorsque chaque adolescent était invité
à assigner des points à d’autres élèves,
dont l’identité était codée et dont on
prétendait qu’ils faisaient partie du
groupe Klee ou du groupe Kandinsky, il
Au départ, Tajfel ne misait pas sur
ce résultat ?
Pas du tout. Il pensait que dans une
telle situation, où des groupes venaient
d’être créés artificiellement, il n’y aurait
pas de favoritisme endogroupe (biais en
faveur de son groupe). En fait, son objectif
était de créer une situation «neutre»
et d’introduire par la suite différents facteurs,
tels que de la compétition, afin de
voir dans quelle mesure ils instillaient
un favoritisme endogroupe. Or, déjà
dès la condition expérimentale initiale,
quelque chose s’était produit.
Que se dit alors Tajfel ? Qu’il existait un
processus fondamental expliquant le
phénomène: à partir du moment où
nous sommes versés dans un groupe,
notre propre valeur dépend, du moins
en partie, de celle de ce groupe. Raison
pour laquelle nous lui sommes attachés
de manière critique. Toutefois se
posait alors la question suivante: comment
gère-t-on le fait d’appartenir à des
groupes dévalorisés, notamment socialement
défavorisés ?
Dans la foulée des travaux de Tajfel se
développa un immense courant de
recherche relatif aux conséquences de
l’affirmation selon laquelle notre valeur
dérive de notre appartenance à un
groupe. Aujourd’hui, la littérature scientifique
considère qu’en nous identifiant à
un groupe parce que nous en tirons un
bénéfice, nous embrassons un certain
nombre de comportements qu’il promeut,
nous adoptons ses normes, nous
privilégiait systématiquement ceux du
groupe dans lequel lui-même avait été
rangé, le groupe Klee. Plus étonnant
encore: l’expérience révéla que les élèves
étaient prêts à ce que leur groupe perde
des points, en montant absolu, pour peu
qu’il devance l’autre groupe.
Tajfel jugea la situation totalement
incroyable: des individus étaient amenés
à attacher énormément d’importance au
groupe dont ils faisaient partie, alors que
ce groupe leur était inconnu quelques
minutes auparavant et qu’il n’avait
aucun sens pour eux, Klee et Kandinsky
ne représentant strictement rien pour
ces adolescents.
I N T E R V I E W
nous soumettons à ses règles afin de
pouvoir en être un «bon représentant».
La honte des
Hollandais
Vos propres recherches portent
sur un autre aspect du problème.
Vous vous êtes demandé si, à l’instar
des comportements et des opinions,
les émotions sont influencées par les
appartenances groupales... ?
Une reformulation un peu provocante
de la question serait: nos émotions
découlent-elles de considérations qui
nous sont propres ou sont-elles régulées
Phillipe LAMBERT · PSYCHOLOGIE
en partie par le fait que nous sommes
membre de tel ou tel groupe ? Dans les
travaux de psychologie, la vision classique
des émotions est qu’elles constituent
un phénomène tout à fait individuel
dans la mesure où elles sont des
réponses à des évaluations cognitives
personnalisées, certes très spontanées
et très automatiques, de notre environnement.
En d’autres termes, la manière
dont nous jaugeons à titre personnel ce
qui nous entoure, sur la base d’un pattern
d’évaluation, provoquerait en nous
des réponses de type émotionnel: peur,
colère, joie...
Dans cette conception individualiste, le
siège de tous les processus émotionnels
est la personne qui envisage ses intérêts
dans une situation donnée. Mais
cette approche renferme-t-elle toute la
vérité ? Diverses expériences ont montré
que non, que sur le plan émotionnel
aussi, les gens ne réagissent pas uniquement
en tant qu’individus, mais également
en tant que membres d’un groupe.
Une des premières études en la matière
avait pour but de déterminer si nous pouvons
ressentir de la honte pour des actes
dont la responsabilité incombe à d’autres
personnes. Réalisée en 1998 par Bertjan
Doosje, de l’Université d’Amsterdam, elle
mettait en scène des étudiants néerlandais
auxquels les chercheurs faisaient
lire des documents sur le passé colonial
des Pays-Bas, dont ces jeunes étaient
largement ignorants. Une fraction des
étudiants reçut des documents vantant
les bienfaits de la colonisation, une autre,
des documents qui en dénonçaient les
abus et conséquences négatives, une
35