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LaTraverse_RG_1.pdf - Les renseignements généreux

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La<br />

la revue DeS renSeignementS g é n é r e u x<br />

Tra<br />

verse<br />

PourQuoi si Peu de<br />

conTesTaTion en france ?<br />

rencontre avec le sociologue alain accardo<br />

face a La crise<br />

La méthode alinsky<br />

un Peu de PsychoLogie sociaLe<br />

des graves inconvénients de la bonne conscience<br />

auTodefense inTeLLecTueLLe<br />

Le culbuto, l’effet bof et autres ni-ni<br />

c , esT L'eTe<br />

Qui veut sauver l’agriculture paysanne ?<br />

ParutiOn À l’imPrOviSte<br />

numérO 1 | été 2010 | Prix liBre


sommaire<br />

Nous avoNs besoiN de visioNs positives / 4<br />

Que faire quand le découragement politique nous guette ?<br />

psychologie sociale / d e s g rave s i N c o N véN i e N ts<br />

de la boNNe coNscieNce / 14<br />

la théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive<br />

synthèse / la méthode aliNsky / 24<br />

un manuel révolutionnaire “made in usa’’<br />

entretien / l’orgaNisatioN et le Nombre / 34<br />

entretien avec le sociologue alain accardo<br />

karaté mental / le culbuto, l’effet bof et autres Ni-Ni / 50<br />

outils d’autodéfense intellectuelle, chapitre 1<br />

action ! / sortir des ghettos militaNts / 60<br />

entretien avec Xavier renou, du collectif les désobéissants<br />

le bonheur est dans le pré / l’urgeNce paysaNNe / 70<br />

l’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité<br />

Q uo i d e N e u f d u côté<br />

des reNseigNemeNts géNéreuX ? / 75


pourquoi<br />

pourquoi<br />

pourquoi cette revue ?<br />

depuis cinq ans, les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> réalisent ou diffusent des brochu-<br />

res, des articles, des entretiens politiques. depuis quelques temps, nous proposons<br />

également des films, des documentaires, des vidéos de spectacles ou des conférences<br />

en libre téléchargement. aujourd’hui, nous lançons La Traverse, la revue des<br />

<strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong>.<br />

À travers des entretiens, des analyses, des exposés, nous nous efforcerons de tendre<br />

vers deux directions à nos yeux indispensables dans le monde d’aujourd’hui : forger<br />

des outils d’autodéfense intellectuelle ; imaginer, construire et faire découvrir des<br />

actions politiques ou des alternatives qui nous semblent pertinentes.<br />

Nous espérons que La Traverse contribuera à nous et vous fournir des idées inspi-<br />

rantes, des points de vue stimulants, de l’énergie pour les temps à venir.<br />

la périodicité de La Traverse sera irrégulière, en fonction de la qualité des docu-<br />

ments que nous aurons à publier. gratuite sous format électronique, cette revue peut<br />

également être commandée en version papier recyclé, à prix coûtant ou à prix libre.<br />

comme pour tous nos travaux, nous comptons sur le bouche-à-oreille, c’est-à-dire<br />

sur vous, pour élargir la diffusion de La Traverse. N’hésitez pas à faire découvrir<br />

cette revue ou les articles qui vous ont plu autour de vous. N’hésitez pas également<br />

à nous faire part de vos réactions, nous comptons publier dans le prochain numéro<br />

un courrier des lecteurs et lectrices.<br />

fructueuse lecture,<br />

les reNseigNemeNts géNéreuX<br />

chez cap berriat, 15 rue georges Jacquet 38000 grenoble<br />

e-mail : rengen@no-log.org<br />

www.les-<strong>renseignements</strong>-genereux.org<br />

édito


Nous avons besoin<br />

de visions<br />

positives<br />

positives<br />

positives<br />

positives<br />

positives<br />

Que faire quand le découragement politique nous guette ?<br />

face aux politiques gouvernementales, aux régressions sociales, aux crises écono-<br />

miques, à l’approfondissement du désastre écologique, au conformisme médiatique,<br />

et, surtout, à la faiblesse de la contestation, nous sommes nombreux et nombreuses<br />

à traverser des phases de découragement, de fatigue ou de résignation. Quand<br />

l’horizon politique semble bouché, comment ne pas sombrer dans un pessimisme<br />

paralysant ? où trouver la force de lutter ?<br />

page 4 | La Traverse #1<br />

par Nathalie dom


un profond sentiment d’impuissance. voilà ce qui nous semble planer, depuis 2007,<br />

au-dessus du paysage militant français. pas partout, pas tout le temps, loin de là.<br />

mais globalement, de nos engagements ou de nos connaissances dans des syndicats,<br />

dans des partis de gauche, dans des associations, dans des services publics,<br />

dans des mouvements libertaires, nous ressentons un certain climat de lassitude, de<br />

colère et de découragement.<br />

<strong>Les</strong> teMPs sont durs<br />

et comment en serait-il autrement ? comment ne pas être assommé-e-s quand,<br />

dans tous les secteurs de la vie sociale, les mesures liberticides et inégalitaires<br />

se succèdent à un rythme effréné ? limitation du droit de grève, privatisation ou<br />

délabrement organisé des services publics, allongement des retraites, démantèlement<br />

du code du travail, extension du fi chage génétique et politique, construction<br />

de nouvelles prisons, chasse aux personnes sans-papiers, dégradation des dispositifs<br />

d’aides aux chômeurs, augmentation des frais médicaux, diminution de l’impôt<br />

pour les grandes fortunes, creusement des défi cits publics au bénéfi ce des banques<br />

privées, relance du nucléaire et des ogm, course aux nanotechnologies policières et<br />

militaires, renforcement de la françafrique, guerre en afghanistan, soutien politique<br />

à israël, extension du secret-défense... une liste exhaustive serait bien longue !<br />

les temps sont durs pour qui rêve<br />

d’une société plus démocratique, plus<br />

égalitaire, plus solidaire, plus écologiste.<br />

les temps sont durs pour les centaines<br />

de milliers de personnes animées<br />

par des idées libertaires, socialistes,<br />

communistes, syndicalistes, féministes,<br />

décroissantes et bien d’autres qui,<br />

depuis des années, agissent, informent,<br />

manifestent, s’engagent pour changer<br />

la société. comment ne pas ressentir<br />

du découragement quand, après 50<br />

ans de luttes antinucléaires, l’état lance<br />

la construction de nouvelles centrales,<br />

teste de nouvelles armes atomiques<br />

et privatise l’industrie la plus dangereuse<br />

au monde ? Quand, après des<br />

dizaines d’années de luttes féministes,<br />

le droit à l’avortement se dégrade, les<br />

La Traverse #1 | page 5


plannings familiaux sont en danger, le<br />

publisexisme envahit tous les espaces<br />

publics ? Quand, après 10 ans de lutte<br />

contre les ogm, les cultures transgéniques<br />

s’étendent progressivement dans<br />

toute l’europe ? Quand, après 15 ans<br />

de lutte contre la françafrique, les pires<br />

régimes du continent africain sont reçus<br />

à l’élysée ?<br />

toute cette énergie militante, ces sacri-<br />

fices, ce temps passé pour en arriver<br />

là ? sommes-nous condamné-e-s à<br />

vivre dans une société où l’affairisme,<br />

la cupidité, l’arrogance et le cynisme<br />

sont aux commandes ? une société où<br />

les princes des multinationales peuvent<br />

licencier des salariés précaires, réaliser<br />

des profits surréalistes, délocaliser leurs<br />

entreprises, commercer avec des dictatures,<br />

saccager l’environnement, falsifier<br />

page 6 | La Traverse #1<br />

les comptes puis ouvrir leur parachute<br />

doré en toute impunité ? une société<br />

où le plus haut représentant de l’état<br />

peut mentir effrontément, brader les<br />

ressources publiques au service d’intérêts<br />

privés, distiller la haine en dressant<br />

les “fonctionnaires’’ contre les “salariés<br />

du privé’’, les “travailleurs’’ contre les<br />

“assistés’’, les “immigrés légaux’’ contre<br />

les “sans-papiers’’, les “vrais jeunes’’<br />

contre la “racaille’’, les “grévistes’’ contre<br />

les “travailleurs’’ ?<br />

PourQuoi si Peu<br />

de contestation ?<br />

au-delà de l’indignation, il reste une<br />

question centrale, obsédante : face à<br />

tout ce que nous venons de dénoncer,<br />

pourquoi si peu de contestation ?<br />

devant les profondes crises économiques,<br />

sociales et environnementales qui<br />

empoisonnent notre existence et nous<br />

font entrevoir un avenir très difficile,<br />

notamment pour les générations qui<br />

vont suivre, nous pourrions nous attendre<br />

à de vastes mouvements de colère,<br />

à un essor sans précédent de luttes<br />

politiques, associatives et syndicales.<br />

Nous pourrions imaginer une avalanche<br />

de propositions crédibles et réalistes<br />

visant à réorganiser la société sur des<br />

bases plus solidaires, plus sobres, plus<br />

démocratiques, tournées vers un accès<br />

généralisé aux biens vitaux, aux soins,<br />

aux logements, à l’éducation.<br />

or qu’avons-nous vu depuis 2007 ?<br />

Quelques grandes journées de mobilisation<br />

syndicale, très suivies mais sans<br />

lendemain. des myriades de grèves<br />

localisées, souvent vigoureuses et déterminées,<br />

mais généralement corpora-


tistes, sectorielles, morcelées, et au final<br />

presque toujours vaincues. des centaines<br />

d’associations ou de collectifs contre<br />

le nucléaire, l’expulsion des immigré-e-s,<br />

le mal-logement, la françafrique, la<br />

situation en palestine, le sexisme, le racisme,<br />

la publicité, les médias, les ogm,<br />

et bien d’autres organisations souvent<br />

magnifiques par leur inventivité, leur<br />

expertise et leur ténacité, mais qui,<br />

globalement, forment une constellation<br />

de groupes minoritaires, fragmentés,<br />

à l’audience relativement faible, aux<br />

contours idéologiques souvent flous, en<br />

difficultés pour articuler leurs visées et<br />

leurs moyens en termes mobilisateurs.<br />

au final, l’asymétrie est saisissante en-<br />

tre, d’un côté, une oligarchie politicienne<br />

et capitaliste de plus en plus arrogante,<br />

nuisible et dominante, et, de l’autre,<br />

l’absence de forces d’opposition et de<br />

proposition réellement puissantes et<br />

durables. et l’on ne voit pas, à court<br />

terme, le bout du tunnel. les organisations<br />

révolutionnaires, les associations<br />

écologistes, les mouvements anticapitalistes,<br />

les partis de la gauche radicale,<br />

les Npa et autres fronts de gauche ne<br />

voient pas arriver un flux significatif de<br />

militant-e-s. au contraire, la tendance<br />

est plutôt à l’essoufflement. tant mieux,<br />

pourrait-on dire, si de nouvelles et<br />

meilleures formes d’organisations<br />

contestataires émergeaient. mais ce ne<br />

semble pas le cas, tant l’engagement<br />

politique n’a pas le vent en poupe. les<br />

personnes qui tentent, dans leur milieu<br />

professionnel, dans leur quartier, dans<br />

leur ville, de mobiliser leur entourage<br />

autour de luttes communes en savent<br />

quelque chose. l’immense majorité de<br />

la population manifeste, à première vue,<br />

peu d’intérêt, du fatalisme, du cynisme<br />

voire de l’hostilité pour tout ce qui<br />

concerne les questions politiques. les<br />

préoccupations quotidiennes dépassent<br />

rarement le cercle des intérêts personnels,<br />

des soucis du moment, du travail,<br />

de la santé, de la famille ou des loisirs.<br />

La société<br />

de L’angoisse<br />

ce climat d’apathie politique signifie-t-il<br />

que la majorité de la population défend<br />

activement la société telle qu’elle est,<br />

s’y reconnaît pleinement ? À observer<br />

la frénésie consumériste, le succès de<br />

l’american way-of-life, la ruée vers les<br />

nouveaux gadgets technologiques,<br />

l’adhésion au mode de vie capitaliste<br />

est massive. pour autant, cette adhésion<br />

est-elle le signe d’un réel épanouissement<br />

social ? Nous ne le pensons pas,<br />

tant l’organisation actuelle de la société<br />

produit de l’angoisse, de la souffrance<br />

psychique, et bien peu de personnes<br />

heureuses.<br />

bien sûr, la question du bonheur est<br />

délicate, subjective, soumise à interprétation.<br />

la centaine de milliers de<br />

tentatives de suicide chaque année, les<br />

millions de personnes dépressives, la<br />

surconsommation d’anxiolytiques et de<br />

tranquillisants témoignent cependant<br />

d’une souffrance psychique omniprésente.<br />

cette souffrance est palpable<br />

autour de nous. il suffit de regarder<br />

les visages dans les rues, d’observer la<br />

situation dans nos différents milieux<br />

professionnels, dans nos entourages<br />

amicaux et familiaux. tension nerveuse,<br />

surmenage, anxiété, sentiment d’insatisfaction,<br />

difficultés affectives, insomnies,<br />

morosité... combien d’entre nous vivent<br />

un quotidien peu enthousiasmant, avec<br />

de nombreux soucis à porter, sans<br />

perspective autre que le repos après<br />

un travail pénible, des loisirs pour “se<br />

changer les idées’’, et la retraite comme<br />

seul horizon ? derrière le vernis des<br />

apparences et des conventions sociales,<br />

rares sont les personnes réellement<br />

enthousiastes et sereines.<br />

même au sein des populations relative-<br />

ment épargnées par les crises en cours,<br />

y compris celles à qui le système profite<br />

le plus, il règne un climat d’inquiétude<br />

qui se traduit, entre autres, dans le<br />

rapport aux enfants et à l’avenir : alors<br />

que les parents des années 1950-60<br />

avaient généralement la certitude que<br />

leurs enfants vivraient mieux qu’eux,<br />

La Traverse #1 | page 7


énéficieraient des fruits du progrès<br />

et d’une élévation de statut social, la<br />

quasi-totalité des parents d’aujourd’hui<br />

doutent que leurs enfants auront une<br />

vie meilleure. on le comprend. Quel que<br />

soit le niveau d’optimisme, quelle que<br />

soit notre position sociale, si l’on étudie<br />

posément la situation planétaire, les dégradations<br />

économiques, les inégalités<br />

sociales, le désastre environnemental,<br />

la pénurie énergétique, les tensions<br />

internationales à venir, comment ne pas<br />

ressentir davantage d’inquiétude que de<br />

sérénité ?<br />

en admettant que notre analyse soit<br />

juste, la question reste cependant<br />

entière : si la société produit davantage<br />

de souffrance sociale que d’épanouissement,<br />

si l’immense majorité de la population<br />

envisage l’avenir avec angoisse,<br />

comment expliquer la faiblesse de la<br />

contestation ?<br />

une Perte d’esPoir<br />

dans L’action PoLitiQue<br />

la liste est longue de tout ce qui nous<br />

semble encourager l’apathie politique.<br />

page 8 | La Traverse #1<br />

l’emprise des médias qui, de plus en<br />

plus prisonniers de logiques capitalistes,<br />

favorisent les pouvoirs dominants,<br />

évitent les informations subversives<br />

et détournent la population des vrais<br />

problèmes. une société de plus en plus<br />

complexe, avec ses bureaucraties tentaculaires,<br />

ses systèmes technologiques<br />

incompréhensibles face auxquels nous<br />

nous sentons démunis, dépendants,<br />

incapables d’identifier les lieux de décision.<br />

des institutions sociales qui, de<br />

l’école à l’entreprise, nous placent dans<br />

un état d’esprit de soumission, découragent<br />

notre autonomie, renforcent notre<br />

sentiment d’impuissance. une gigantesque<br />

industrie du divertissement et du<br />

plaisir qui fournit une infinie possibilité<br />

de s’extraire, l’espace d’un instant ou de<br />

quelques semaines, d’une réalité morne<br />

et angoissante. un climat de précarité<br />

et de survie économique qui, pour une<br />

large part de la population, laisse peu de<br />

temps disponible pour la prise de recul<br />

et l’action politique...<br />

À nos yeux, il est cependant une<br />

cause qui surplombe toutes les autres<br />

: l’immense majorité de la population<br />

a perdu espoir dans l’action politique,<br />

elle n’imagine plus et ne croit plus à la<br />

possibilité de transformer radicalement<br />

la société.<br />

l’histoire du XX e siècle pèse lourd dans<br />

cet état de faits. toutes les tentatives<br />

révolutionnaires du siècle passé se sont<br />

soldées par des échecs retentissants. ou<br />

bien elles ont été écrasées par la force,<br />

d’une manière dramatique, comme en<br />

allemagne en 1919, en espagne en<br />

1936, en hongrie en 1956... ou bien<br />

elles ont dégénéré en des régimes<br />

politiques de type totalitaires, comme<br />

en urss, en chine, au cambodge, ou<br />

dans une moindre mesure à cuba. dans<br />

les deux cas, elles ont provoqué ou subi<br />

une barbarie terrifiante. le XXe siècle<br />

est le siècle des massacres, des guerres,<br />

des génocides, des bombes atomiques,<br />

des goulags, des camps de concentration,<br />

des tortures de masse. l’imaginaire<br />

collectif, surtout pour les anciennes<br />

générations, est hanté par cette atmosphère<br />

de terreur, par la démonstration<br />

qu’il n’y a aucune limite à la barbarie


humaine, par les risques terribles<br />

auxquels s’exposent les révolutionnaires.<br />

ce contexte historique nous semble<br />

créer dans toute la société un climat de<br />

méfiance généralisée vis-à-vis de l’action<br />

politique et des idéologies.<br />

cette méfiance est renforcée par le<br />

dévoiement des grandes forces historiques<br />

d’opposition. depuis le milieu<br />

des années 80, la majorité des partis<br />

et des syndicats dits de gauche se sont<br />

ralliés au modèle économique et social<br />

dominant. ils valorisent la croissance, la<br />

démocratie de marché, le productivisme,<br />

les politiques sécuritaires et l’état. les<br />

principales revendications qui les distinguent<br />

de leurs homologues de droite<br />

concernent le degré de répartition des<br />

richesses, le niveau de protection sociale<br />

et autres conditions d’un “capitalisme<br />

à visage humain’’. autant dire que ce<br />

réformisme institutionnel suscite peu<br />

d’espoirs de réels changements... pour<br />

la majorité de la population, le mot politique,<br />

à gauche comme à droite, rime<br />

avec manipulation, intrigues, promesses<br />

non tenues, privilèges et corruption de<br />

la caste politicienne, tandis que les élections<br />

consistent la plupart du temps à<br />

voter, avec peu d’espoir ou de manière<br />

désabusée, pour “le moindre mal’’ - ou<br />

plus simplement à s’abstenir.<br />

Quant aux partis et mouvements de<br />

gauche qui militent pour une profonde<br />

transformation de la société, ils sont<br />

divisés, souvent minés par les luttes internes,<br />

peu médiatisés et manquent de<br />

crédibilité. ruinées par le XXe siècle, les<br />

grandes idéologies de libération de l’humanité,<br />

celles qui prônent une rupture<br />

radicale avec l’ordre établi, ne font plus<br />

rêver qu’une minorité. dans l’imaginaire<br />

collectif, le mot communisme évoque<br />

le goulag et la dictature, le socialisme,<br />

les années mitterrand et la gauche<br />

caviar, l’anarchie, le chaos et la violence<br />

aveugle, soit l’exact contraire de leur<br />

contenu théorique. cette situation est<br />

amplifiée par l’inculture historique et<br />

politique ambiante. Nous connaissons<br />

très peu l’histoire des luttes sociales,<br />

l’origine de nos espaces de liberté, du<br />

droit de grève, de la liberté d’expression,<br />

de la sécurité sociale, des congés payés,<br />

de la retraite... pour toutes ces raisons,<br />

les mouvements révolutionnaires peinent<br />

à rassembler. l’action politique est<br />

considérée comme un sacrifice risqué<br />

n’apportant aucun résultat concret, un<br />

engagement bien dérisoire face aux<br />

désastres en cours.<br />

La course<br />

aux Paradis Privés<br />

dans un tel contexte, les tendances<br />

au repli sur soi sont compréhensibles.<br />

lorsque la société est angoissante,<br />

l’avenir inquiétant, l’action collective<br />

sans espoir, les soucis professionnels et<br />

personnels de plus en plus nombreux,<br />

nous nous concentrons fort logiquement<br />

et par défaut sur des stratégies<br />

individuelles. Nous nous replions sur<br />

nous-mêmes et sur le présent. Nous évitons<br />

le plus possible les informations et<br />

les situations susceptibles de nous bouleverser.<br />

Nous essayons dès que nous le<br />

pouvons de nous construire des “petits<br />

paradis privés’’ par la consommation,<br />

l’accès à la propriété, l’aménagement<br />

et l’équipement intérieur, la famille, les<br />

ami-e-s, les loisirs, la préparation des<br />

La Traverse #1 | page 9


prochaines vacances, tout un rapport au<br />

monde sans cesse attisé par la publicité<br />

et les mass-médias.<br />

par un effet de cercle vicieux, cette fuite<br />

en avant se renforce d’elle-même. la<br />

dépolitisation laisse le champ libre aux<br />

oligarchies politiciennes et capitalistes.<br />

la frénésie consumériste, basée sur l’exploitation<br />

effrénée des ressources et de<br />

la main d’œuvre planétaires, accentue la<br />

destruction des nos conditions de vie, la<br />

pénurie matérielle et prépare l’éclatement<br />

de conflits d’intérêts mondiaux à<br />

moyen terme. plus la société devient<br />

angoissante, insupportable, polluée,<br />

inégalitaire et sans avenir, moins la<br />

population a envie de s’investir pour<br />

changer le cours des choses, plus chacun-e<br />

tente désespérément de s’aménager<br />

un petit havre de paix au milieu du<br />

chaos, de se “retirer’’ de la société pour<br />

fuir ses contraintes et ses nuisances,<br />

dans l’illusion d’un sauvetage individuel<br />

possible.<br />

où trouver La force<br />

de Lutter ?<br />

voici résumées, dans les grandes<br />

lignes, les tendances de fond qui nous<br />

semblent traverser la société française.<br />

si nos analyses sont pertinentes, si le<br />

tableau est si sombre, comment ne pas<br />

verser dans un pessimisme paralysant ?<br />

page 10 | La Traverse #1<br />

où trouver la force de lutter ? comment<br />

susciter le goût de l’action collective ?<br />

peut-on encore espérer une transformation<br />

radicale de la société ?<br />

À ces questions brûlantes d’actualité,<br />

dans lesquelles se débattent tous les<br />

mouvements militants d’aujourd’hui,<br />

nous n’avons pas de réponses toutes<br />

faites, pas de recettes précises. Nous<br />

vous proposons seulement ici quelques<br />

pistes d’action et de réflexion, celles<br />

que nous explorons actuellement et qui<br />

nous aident à surmonter nos phases de<br />

découragement.<br />

Merci à ceL<strong>Les</strong><br />

et ceux Qui résistent<br />

Nous n’avons pas choisi la société dans<br />

laquelle nous sommes né-e-s et, en ce<br />

sens, nous ne sommes pas responsables<br />

de l’état actuel du monde. ce constat<br />

est banal, il ne supprime pas l’immense<br />

tristesse que nous pouvons ressentir<br />

quand nous observons les désastres<br />

en cours, mais il peut parfois alléger le<br />

fardeau qui pèse sur nos épaules...<br />

en revanche, nous sommes respon-<br />

sables de ce qui dépend de nous, de<br />

ce que nous faisons de notre vie, de<br />

nos relations, de notre énergie. c’est<br />

pourquoi, avant tout, nous souhaitons<br />

adresser un profond merci à celles et<br />

ceux qui, dans ce contexte politique<br />

si difficile, ne baissent pas les bras. À<br />

toutes les personnes qui, là où elles<br />

vivent, participent aux luttes sociales,<br />

construisent des alternatives, tentent de<br />

surmonter les obstacles et les périodes<br />

décourageantes, inventent de nouvelles<br />

manières de résister. À toutes les<br />

personnes qui, dans une société de<br />

plus en plus rude sur le plan humain,<br />

continuent d’œuvrer pour un monde<br />

d’entraide, créent à l’aide de milliers de<br />

petits actes journaliers de la solidarité<br />

autour d’elles, aident leurs voisin-e-s, se<br />

sentent concernées par les soucis des<br />

autres, donnent de l’importance à passer<br />

du temps avec des proches en difficultés,<br />

se relaient auprès de personnes<br />

souffrants de graves maladies, offrent<br />

une écoute à des personnes démoralisées,<br />

essaient de soutenir les personnes<br />

qui ne voient plus de sens dans leur vie,<br />

s’entraident financièrement, tous ces actes<br />

qui nous semblent le ferment d’une<br />

société meilleure, de ce que george<br />

orwell, dans sa vision du socialisme,<br />

appelait la common decency.<br />

malgré le climat global d’apathie, notre<br />

société bouillonne d’initiatives politiques<br />

formidables, certes largement<br />

minoritaires, certes peu médiatisées,<br />

mais souvent magnifiques d’imagination<br />

et de ténacité 1 . merci, parce que<br />

1 on trouvera de nombreux exemples sur le site des <strong>renseignements</strong><br />

<strong>généreux</strong>, dans les rubriques Alternatives et Résistances...


c’est grâce à ces nombreux exemples<br />

que nous puisons, comme beaucoup,<br />

notre principale énergie et une direction<br />

éthique : essayer de se comporter, là où<br />

nous sommes, de la meilleure façon qui<br />

soit, de soutenir au maximum de nos<br />

forces les personnes et les organisations<br />

qui se battent pour plus de démocratie,<br />

d’entraide, de sobriété, de sens du bien<br />

commun.<br />

dans une société où il est et où il sera<br />

de plus en plus pénible moralement<br />

et matériellement de vivre, ne sousestimons<br />

pas la puissance de l’émulation<br />

politique. dans tous les milieux<br />

sociaux, des millions de personnes<br />

sont indignées par la situation actuelle,<br />

ressentent un malaise existentiel et sont<br />

à la recherche de sens. mais elles sont<br />

la plupart du temps isolées, déchirées<br />

entre l’envie de changer le monde et<br />

l’absence de possibilités. construire<br />

des portes, des passerelles, des repères<br />

pour les personnes disponibles au<br />

changement nous semble une tâche<br />

prioritaire pour celles et ceux qui en ont<br />

les moyens et le temps. c’est souvent<br />

parce que nous avons rencontré une<br />

personne, un projet, un lieu différent<br />

près de chez nous que nos chemins de<br />

vies ont peu à peu changé. agrandissons<br />

ces brèches !<br />

organisons-nous<br />

davantage<br />

un grand mouvement social ne naît<br />

pas par l’action de quelques personnes.<br />

tant que les nombreuses initiatives<br />

françaises seront dispersées, morcelées,<br />

nous n’arriverons jamais à créer un rapport<br />

de force suffisant pour bouleverser<br />

le système actuel. dépasser le stade du<br />

groupuscule sans verser dans un bureaucratisme<br />

autoritaire est sans doute<br />

l’enjeu de taille sur lequel nous butons<br />

le plus, tant sont nombreux les échecs<br />

de projets collectifs dans l’histoire des<br />

contestations. comment construire des<br />

forces d’opposition et de proposition<br />

réellement puissantes et durables ?<br />

pourquoi tant de mouvements, de<br />

syndicats, d’associations, de collectifs<br />

libertaires se sont-ils entredéchirés et<br />

vidés de leur substance ? pourquoi<br />

les grandes organisations syndicales<br />

et politiques ont-elles été dévoyées de<br />

leurs objectifs initiaux ? Quelles leçons<br />

en tirer ? comment dépasser les problèmes<br />

qui se posent à une collectivité<br />

de révolutionnaires, s’opposent à sa<br />

survie et à son développement ? il y a là<br />

des questions fondamentales que nous<br />

devons absolument résoudre.<br />

PréParons-nous à une<br />

Lutte de Longue haLeine<br />

élucider la question de l’organisation<br />

nous semble d’autant plus essentiel que<br />

nous devons nous préparer à une lutte<br />

de longue haleine. vouloir transformer<br />

radicalement la société, c’est vouloir<br />

destituer l’oligarchie politicienne, le<br />

capitalisme, les mass-médias, l’armée,<br />

La Traverse #1 | page 11


les services secrets, un puissant système<br />

économique et sociologique prêt à tout<br />

pour conserver sa domination. la lutte<br />

sera difficile et longue ! ce constat peut<br />

paraître, là encore, extrêmement banal,<br />

mais il implique un rapport au temps,<br />

aux luttes et à nos vies qui nous semble<br />

fondamental. Notre découragement<br />

est généralement lié à notre impatience.<br />

Nous abordons souvent l’action<br />

politique avec un désir de changements<br />

rapides, de luttes immédiatement<br />

efficaces, surtout quand nous sommes<br />

au démarrage de notre engagement.<br />

chez beaucoup de contestataires, cette<br />

frénésie activiste s’épuise en quelques<br />

années, et, sous les coups des nombreuses<br />

difficultés rencontrées, elle<br />

laisse place à une certaine aigreur, un<br />

sentiment d’échec, voire un rejet de<br />

l’action collective.<br />

élargir la temporalité de nos actions,<br />

envisager la lutte à l’échelle de nos vies<br />

entières, construire à la fois des résistances<br />

immédiates et des visées à long<br />

terme, tout cela peut nous permettre<br />

de prendre du recul, de mieux accepter<br />

les phases d’échecs si nous prenons le<br />

temps d’en tirer des conséquences, de<br />

mieux accepter les obstacles si nous<br />

nous donnons les moyens et le temps<br />

pour les surmonter, de mieux accepter<br />

page 12 | La Traverse #1<br />

les démarrages difficiles de certains<br />

projets si nous leur donnons du temps<br />

pour que leur potentialité s’exprime.<br />

cultiver la patience et la ténacité nous<br />

semble par ailleurs correspondre à la<br />

temporalité des changements individuels<br />

: nous mettons la plupart du<br />

temps plusieurs années pour changer<br />

certains de nos comportements, certaines<br />

habitudes de vie, certaines manières<br />

de voir le monde...<br />

construisons<br />

des PersPectives<br />

stiMuLantes<br />

et crédib<strong>Les</strong><br />

lorsque nous regardons la liste des<br />

ouvrages politiques disponibles en<br />

france, nous sommes frappés par la<br />

disproportion entre ceux consacrés à la<br />

critique et ceux consacrés à la proposition.<br />

chaque semaine ou presque sort<br />

une nouvelle publication dénonçant un<br />

aspect de l’ordre établi, expliquant combien<br />

l’économie capitaliste est inégalitaire,<br />

le système industriel déshumanisant,<br />

la démocratie représentative dépolitisante,<br />

les médias serviles, la publicité<br />

aliénante, etc. en revanche, il existe très<br />

peu de publications qui proposent et<br />

décrivent de nouvelles visions positives<br />

de la société, des alternatives possibles<br />

et crédibles. s’il est fondamental de<br />

critiquer la situation actuelle et d’alerter<br />

sur les désastres en cours, ces efforts<br />

peuvent, s’ils ne sont pas accompagnés<br />

de perspectives réalistes, contribuer<br />

à renforcer les sentiments d’angoisse,<br />

d’impuissance et finalement les tendances<br />

individualistes de la population.<br />

d’où l’urgence d’imaginer des chemins<br />

praticables vers d’autres rapports au<br />

monde, de meilleures organisations<br />

économiques et sociales plus égalitaires,<br />

plus démocratiques, plus sobres.<br />

d’immenses champs de réflexion<br />

s’ouvrent à nous : quelle société<br />

voulons-nous ? Quels sont nos besoins<br />

? Que produire, et comment ?<br />

Quelle meilleure organisation politique<br />

imaginer ? comment satisfaire l’accès<br />

généralisé au logement, à la santé, à<br />

une éducation de qualité ? Quelle type<br />

d’agriculture développer ? Quelles solutions<br />

énergétiques ? Quelles transitions<br />

imaginer entre la société actuelle et<br />

une meilleure société ? il ne s’agit pas<br />

de trouver des réponses toutes faites<br />

ou dogmatiques, mais d’encourager<br />

à travers des exemples un maximum<br />

de monde à se saisir de ces questions<br />

légitimes et vitales. montrons, dans<br />

un esprit d’espoir et d’invitation à la<br />

discussion, que non seulement l’organisation<br />

actuelle est injuste, absurde et


catastrophique, mais qu’il est possible<br />

de s’organiser différemment, de sortir<br />

de notre état d’impuissance collective, si<br />

ensemble nous le décidons.<br />

du grain à Moudre<br />

chacune de ces pistes soulève au fi nal<br />

davantage de questions que de réponses...<br />

dans les prochains numéros de<br />

cette revue, nous tenterons de poursuivre<br />

ces réfl exions, pour lesquelles nous<br />

sommes preneurs de vos réactions, de<br />

vos analyses et de vos expériences.<br />

Pour aLLer + Loin<br />

CET ARTICLE S’INSPIRE<br />

FORTEMENT DES OUVRAGES<br />

DE CORNéLIUS CASTORIADIS<br />

ET DE CHRISTOPHER LASCH :<br />

• Une société à la dérive, Cornélius<br />

Castoriadis, Seuil, 2005<br />

• La culture du narcissisme,<br />

Christopher Lasch, Flammarion, 2008<br />

• Le moi assiégé, Christopher Lasch,<br />

éditions Climat, 2008<br />

d’ici là, nous vous souhaitons du succès<br />

dans vos actions de résistance pour les<br />

mois à venir. car au-delà des mots, des<br />

théories, des plans sur la comète et des<br />

châteaux en espagne, ce sont avant<br />

tout les actes qui comptent, ce que nous<br />

faisons de nos idées, comment nous<br />

nous comportons, là où nous vivons, là<br />

où nous luttons, ici et maintenant. en<br />

ce sens, courage à nous toutes et tous !<br />

La Traverse #1 | page 13


des graves inconvénients<br />

de la bonne conscience<br />

page 14 | La Traverse #1<br />

PsychoLogie sociaLe<br />

ou la théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive<br />

par Nestor potkine<br />

dans quelle mesure des expérimentations de psychologie sociale peuvent-elles enri-<br />

chir nos réflexions sur le changement de société ? partant de deux faits à première<br />

vue sans lien entre eux, l’affaire madoff et l’histoire des partis communistes occi-<br />

dentaux, Nestor potkine - chroniqueur régulier du monde libertaire - explore pour<br />

nous les conséquences politiques de la « théorie de la tendance à la réduction de la<br />

dissonance cognitive »...


deux Mystères<br />

le mystère de l’affaire madoff 1 réside<br />

dans la personnalité des victimes du<br />

plus grand escroc financier de l’histoire.<br />

point de vieilles dames naïves. point<br />

d’héritiers innocents séduits par des<br />

blondes fatales. Non. des financiers,<br />

des industriels, des investisseurs, ferrés<br />

en histoire de la finance, en psychologie<br />

des marchés. des intellects armés<br />

contre l’escroquerie de madoff, si<br />

banale ; promettre des taux d’intérêt<br />

fabuleux, payer ces intérêts d’abord<br />

avec l’argent même des premiers<br />

investisseurs, ensuite avec celui de leurs<br />

relations attirées par le bouche à oreille.<br />

payer pierre avec les sous de pierre,<br />

puis avec les sous de paul, parce que<br />

des paul, il en arrive constamment, tant<br />

les pierre font de la publicité gratuite.<br />

on connaît ces escroqueries “à la pyramide’’<br />

depuis aux moins trois cents<br />

ans !<br />

comment des millionnaires bardés de<br />

conseillers financiers ont-ils pu être<br />

bernés ?<br />

bernard l. madoff<br />

le mystère de l’histoire des partis<br />

communistes occidentaux réside dans la<br />

sincérité de leurs militants, travaillant à<br />

l’avènement du communisme, convaincus<br />

que l’urss est le paradis, que<br />

là-bas l’ouvrier est heureux puisque la<br />

médecine est gratuite et le logement<br />

garanti. les victimes de l’une des plus<br />

meurtrières escroqueries politiques de<br />

l’histoire réfléchissaient à la nature de<br />

la société. elles critiquaient celle de leur<br />

propre société. elles aimaient décrypter<br />

1 homme d’affaires américain, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissements<br />

de Wall street (bernard l. madoff investment securities llc), bernard madoff a été condamné<br />

en juin 2009 à 150 ans de prison pour avoir réalisé une escroquerie portant sur 50 milliards de<br />

dollars. cette escroquerie consistait, pour l’essentiel, en un système de spéculation fictive pyramidale<br />

fonctionnant par effet boule de neige, les intérêts des premiers investisseurs étant payés par le<br />

capital des derniers entrés.<br />

les mensonges de la presse aux ordres.<br />

pourtant, alors que les voyageurs<br />

revenant de l’urss voyaient que le<br />

régime échouait à fournir les biens les<br />

plus élémentaires à la population, alors<br />

que l’existence du goulag ne fut jamais<br />

un secret, le pcf empochait 25% des<br />

voix en 1973 !<br />

comment des milliers de militants<br />

voués à la critique sociale ont-ils pu être<br />

bernés ?<br />

La Traverse #1 | page 15


un Point coMMun<br />

les réponses à ces deux questions sont<br />

complexes, elles entraînent plusieurs<br />

explications. mais un point commun<br />

aux deux situations nous intéresse.<br />

Jusque vers 1970, on ne devenait pas<br />

militant du pcf si facilement. une fois<br />

admis, on sacrifiait beaucoup de temps<br />

et d’énergie à la cause. Quant à devenir<br />

permanent, seul un vrai dévouement<br />

parvenait à surmonter un parcours<br />

semé d’embûches.<br />

madoff, de son côté, prit le contre-pied<br />

de l’escroc banal. au lieu de se dépenser<br />

en publicité, au lieu de supplier que<br />

l’on vienne investir, il demeura discret,<br />

presque clandestin. investir chez madoff<br />

semblait un privilège, rare. il fallait être<br />

du sérail, avoir des relations. même<br />

ainsi, madoff refusait du monde. longtemps,<br />

personne n’eut la certitude d’être<br />

admis chez lui.<br />

dans les deux cas, on part d’un « élément<br />

cognitif », c’est-à-dire un élément<br />

de cognition, de connaissance ; quelque<br />

chose que l’on pense, une idée, une<br />

notion, un fait, un principe :<br />

page 16 | La Traverse #1<br />

« militer au pc, soutenir l’urss, c’est travailler au bien de l’humanité. »<br />

« Je vais gagner beaucoup d’argent chez madoff, parce qu’il est un génie de la<br />

finance, et qu’il m’a admis, moi plutôt que tant d’autres, dans son fond d’investissement.<br />

»<br />

dans les deux cas l’élément cognitif, situé au plus profond du dispositif, contredisait<br />

brutalement la réalité. soutenir l’urss revenait à soutenir la misère, le kgb, le<br />

goulag. investir chez madoff signifiait verser de l’argent et ne plus le revoir.<br />

dans les deux cas, les victimes auraient pu découvrir leur erreur : les marins de<br />

kronstadt, soldats de la révolution et non soldats tsaristes, périrent sous les balles<br />

bolchéviques dès 1921 ! le pacte de non-agression entre hitler et staline ne pouvait<br />

pas non plus être un bon signe.<br />

madoff annonçait inexorablement entre 11 et 13% d’intérêt annuel quelle qu’eût été<br />

la santé de l’économie ; même Warren buffett, pour l’instant le meilleur investisseur<br />

de l’histoire, a connu des années creuses. madoff ne publiait rien sur ses méthodes<br />

et ses choix d’investissement. ces deux facteurs eussent dû alerter ses victimes.<br />

d’ailleurs bon nombre d’investisseurs tentés se sont écartés de madoff en découvrant<br />

ces deux anomalies.<br />

donc, pour les uns comme pour les autres, nous partons d’un élément cognitif en<br />

complète contradiction avec la réalité et de la possibilité pour les égarés de connaître<br />

la vérité et du fait que ces égarés demeurent, volontairement, égarés. par quelle<br />

étrange magie ?


ProPosition<br />

d’exPLication<br />

dans les deux cas, les victimes ont<br />

investi beaucoup. pour les financiers<br />

de madoff, des centaines de millions. et<br />

une considérable énergie pour obtenir la<br />

permission d’entrer. une fois entrés, ils<br />

sont restés, obstinément, souvent sans<br />

voir revenir un sou : car, à 13% par<br />

an, n’est-ce pas, on ne demande pas à<br />

retirer son argent, obnubilé que l’on est<br />

par les résultats de bernie madoff, tels<br />

qu’annoncés par bernie madoff.<br />

les militants ouvriers du pcf menaient<br />

une vie dure, celle d’un ouvrier, puis<br />

prenaient sur leur temps libre pour<br />

toutes les tâches ingrates du militant<br />

de base. les permanents souffraient<br />

moins, mais sacrifiaient tout au parti,<br />

leur temps, leurs idées, leurs plaisirs,<br />

leur vie de famille ; et bien des amitiés.<br />

les militants intellectuels avalaient mille<br />

couleuvres, se pliaient à mille exigences<br />

stupides pour se voir acculés à défendre<br />

un pays de moins en moins défendable.<br />

dégainons notre idée : lorsqu’un<br />

élément cognitif a beaucoup coûté pour<br />

être acquis, ou lorsqu’il coûte beaucoup<br />

à conserver en face d’un nouvel élément<br />

cognitif, plutôt que de l’abandonner, on<br />

change celui qui le contredit.<br />

loin d’être une banalité, ceci est la conséquence d’une théorie psychologique<br />

féconde, présentée en 1957 dans un livre intitulé A theory of cognitive dissonance,<br />

par leon festinger. Que signifient ces mots bizarres, « théorie de la dissonance<br />

cognitive » ?<br />

prenons des exemples d’éléments cognitifs ; « la terre est plate », « le coran dit<br />

que le porc est impur », ou encore « saddam hussein possède la bombe atomique ».<br />

mais voilà qu’arrivent d’autres éléments cognitifs ; « la terre est ronde », « l’ome-<br />

lette aux lardons de tante fatima est délicieuse », « saddam hussein affirme qu’il ne<br />

possède pas la bombe atomique ».<br />

les uns contredisent les autres.<br />

on sait que la terre est plate, puis on découvre les photographies de la Nasa<br />

prouvant qu’elle est ronde ; on perçoit une dissonance entre ces deux éléments.<br />

on ressent cette dissonance comme une tension. on ressent cette tension comme<br />

désagréable.<br />

eprouver cette dissonance pousse à tenter de la réduire.<br />

d’où le nom complet de la théorie de festinger : « théorie de la tendance à la<br />

réduction de la dissonance cognitive ». cette découverte est bien moins banale qu’il<br />

n’y paraît ; elle explique des milliers d’actes et de croyances absurdes. dangereuses,<br />

néfastes. en effet, par quels moyens réduit-on cette tension due à la dissonance<br />

cognitive ? Quelles seront les conséquences personnelles, sociales, politiques de ce<br />

besoin de réduire-la-tension-due-à-la-dissonance-cognitive, de ce besoin, parfois violent,<br />

obsédant, de ne plus subir une contradiction agaçante, humiliante, écrasante,<br />

voire terrifiante ?<br />

La Traverse #1 | page 17


QueLQues exeMP<strong>Les</strong><br />

1/ premier élément cognitif : « les américains soutiennent israël, un pays féroce qui<br />

opprime les musulmans ». puis, l’élément cognitif dissonant : « les américains ont<br />

mis un homme sur la lune, ce qu’aucun pays musulman n’a été capable de faire ».<br />

comment réduire la dissonance ?<br />

en ajoutant foi au mythe, très répandu dans les pays musulmans, que les images<br />

des alunissages ont été filmées dans le désert, et qu’on a ajouté un fond noir pour<br />

parfaire l’illusion !<br />

mieux encore, en trois coups :<br />

« israël est un pays féroce, peuplé de gens qui ne sont pas musulmans.»<br />

« tout le savoir sur le monde a été mis par dieu dans le coran. il suffit de bien le<br />

lire. »<br />

« israël dispose d’une technologie militaire d’une supériorité écrasante sur celle des<br />

pays arabes, qui pourtant lisent le coran. »<br />

réduisons la dissonance :<br />

« israël dispose d’une technologie militaire écrasante parce que les Juifs lisent le coran<br />

plus attentivement que les arabes ». authentique ! rappelons au passage que le<br />

coran est écrit dans un arabe guère plus accessible aux arabes que le vieux français<br />

ne l’est aux français contemporains.<br />

2/ un second exemple. dans les yeux de ma chèvre (éditions terre humaine),<br />

eric de rosny explique que les abrons, un peuple africain tenant à l’harmonie des<br />

relations, détestent se montrer agressifs. mais alors comment expliquer la mort ?<br />

car pour les abrons, elle résulte toujours d’une volonté, d’un acte de quelqu’un. a<br />

page 18 | La Traverse #1<br />

chaque mort, les abrons savent que<br />

quelqu’un a provoqué cette mort. un<br />

vieux monsieur mourut écrasé sous une<br />

poutre dévorée par les termites. de rosny<br />

entendit ceci : « Nous savons bien<br />

que les termites mangeaient la poutre,<br />

mais pourquoi est-elle tombée juste au<br />

moment où il passait dessous ? »<br />

les sorciers ! c’est la faute des sorciers<br />

! hélas, personne chez les abrons<br />

ne s’avoue sorcier, personne n’agit en<br />

sorcier. alors, les abrons ont concocté<br />

une solution à rendre jaloux le plus suave<br />

des chargés de communication d’une<br />

usine chimique : les sorciers ne savent<br />

pas qu’ils sont sorciers. ils ne sont<br />

sorciers que la nuit, quand ils dorment.<br />

les voilà à courir les cieux et à jeter des<br />

sorts aux gens. on ne s’aperçoit que<br />

quelqu’un était sorcier qu’après sa mort,<br />

à des signes anatomiques qu’on ne peut<br />

vérifier qu’en disséquant les cadavres.<br />

ô splendide méthode anti-dissonance !<br />

ô merveille de réconciliation de la chèvre<br />

des bonnes relations de voisinage et<br />

du chou de la réalité de la mort !


3/ d’autres exemples : « paris, 1943. m.<br />

cohen, mon voisin qui m’agace, n’est<br />

pas humain, il est juif. voyons, quelle<br />

est l’adresse de la kommandantur… »<br />

« mohammed n’est pas un citoyen français,<br />

c’est un bicot. » « une centrale nucléaire<br />

n’est pas une machine à produire<br />

des déchets, radioactifs pendant cent<br />

mille ans, c’est une source d’énergie qui<br />

ne produit pas de gaz à effet de serre »<br />

« madame martin n’est pas une femme<br />

de ménage, c’est une technicienne de<br />

surface » « cet emploi n’est pas précaire,<br />

il est flexible. »<br />

ces exemples montrent par quels<br />

moyens les planificateurs de l’énergie<br />

nucléaire, les employeurs qui déclassent<br />

leur main-d’œuvre de cdi en cdd, les<br />

tabasseurs de bicots se donnent bonne<br />

conscience ; la bonne conscience (en<br />

anglais, « self-justification ») est l’une<br />

des formes de la réduction de la dissonance<br />

cognitive.<br />

N’oublions pas l’antique fable, déjà<br />

vieille lorsqu’esope la raconta aux<br />

grecs, des raisins verts : un renard<br />

voit une belle grappe de raisins. il veut<br />

l’attraper, mais elle est placée trop haut<br />

pour lui. dépité, il décide qu’ils sont<br />

trop verts, en définitive. c’est une autre<br />

forme, tout aussi fréquente, d’une autre<br />

conséquence de la tendance à la réduction<br />

de la dissonance cognitive.<br />

théorie et ProPhétie<br />

festinger a écrit un second livre :<br />

Quand la prophétie échoue. car la possibilité<br />

de vérifier sa théorie, non plus en<br />

laboratoire, mais dans la vie, se présenta<br />

en septembre 1954. selon la presse,<br />

une mme keech prophétisait que la côte<br />

ouest de l’amérique, de seattle jusqu’au<br />

chili, disparaîtrait dans l’océan. des<br />

soucoupes volantes viendraient toutefois<br />

sauver les purs, elle et ses fidèles.<br />

le 21 décembre 1954 à minuit.<br />

pas de temps à perdre. festinger et<br />

quelques-uns de ses étudiants devinrent<br />

les disciples de mme keech, pour observer<br />

ce qui se passerait le 22 décembre<br />

1954, lorsque la dissonance cognitive<br />

deviendrait intolérable. comme toute<br />

théorie scientifique honnête, celle de<br />

festinger se doit de permettre de<br />

prédire tel résultat, à chaque fois<br />

que telles conditions sont réunies. si<br />

les conditions sont bien là, et que le<br />

résultat n’apparaît jamais ou rarement,<br />

la théorie est fausse. si le résultat<br />

apparaît toujours ou souvent, la théorie<br />

est vraie… tant qu’on n’en trouve pas<br />

une meilleure ! Qu’affirmait la théorie ?<br />

lorsqu’un élément cognitif a beaucoup<br />

coûté pour être acquis, ou lorsqu’il<br />

coûte beaucoup à conserver en face<br />

d’un nouvel élément cognitif, plutôt que<br />

de l’abandonner, on change celui qui le<br />

contredit. festinger prédit donc, sur la<br />

base des aventures de cultes précédents,<br />

tous annonciateurs de la fin du monde à<br />

une date précise, que les personnes qui<br />

auraient le plus investi dans la croyance<br />

aux dons prophétiques de madame<br />

keech (elle-même, son mari, ses plus<br />

proches disciples) y croiraient plus fort<br />

encore qu’avant. cependant que les<br />

disciples les moins investis réduiraient<br />

la dissonance cognitive dans le sens<br />

opposé : ils n’y croiraient plus.<br />

La Traverse #1 | page 19


dans Quand la prophétie échoue,<br />

festinger nous décrit par le menu la<br />

montée de la certitude chez madame et<br />

monsieur keech. il détaille au centimètre<br />

la solidité de la conviction de chaque<br />

disciple : de fait, plus le disciple était<br />

proche, socialement et émotionnellement,<br />

des keech, plus la croyance était<br />

forte. plus on s’approcha du 21 décembre,<br />

et plus madame keech et les autres<br />

disciples virent dans le moindre visiteur<br />

un envoyé des puissances invisibles. le<br />

coup de sonnette du livreur de paquets<br />

devint celui d’un messager cosmique.<br />

un étudiant de festinger recruté à la<br />

hâte à cause de la soudaine grippe de<br />

l’un de ses camarades prit des airs de<br />

pilote de soucoupe volante.<br />

À la date fatidique, festinger épluche le<br />

suspense subi, l’énormité sous-jacente<br />

de la déception, les tentatives désespérées<br />

de madame keech, via les messa-<br />

page 20 | La Traverse #1<br />

ges qu’elle “reçoit’’, de justifier l’absence<br />

de soucoupes volantes. le groupe<br />

désemparé se raccrocha, en désespoir<br />

de cause, à un message selon lequel<br />

il s’était montré si fidèle, si méritant,<br />

que les puissances supérieures avaient<br />

décidé de repousser le cataclysme à plus<br />

tard.<br />

les évènements ultérieurs confirmèrent<br />

la théorie : plus les disciples étaient<br />

proches de madame keech, plus ils<br />

avaient investis de temps, d’énergie, de<br />

foi en elle, plus ils redoublèrent ensuite<br />

d’énergie pour continuer à diffuser sa<br />

prédiction. toujours la même, mais cette<br />

fois sans date précise : ils réduisaient<br />

la dissonance « la prophétie de mme<br />

keech ne s’est pas accomplie » / « cela<br />

fait des années que je crois en madame<br />

keech » en éliminant la première proposition.<br />

la colossale énergie mentale<br />

nécessaire pour supprimer, à l’intérieur<br />

d’eux-mêmes, la colossale dissonance<br />

cognitive était telle qu’elle se transformait,<br />

à l’extérieur d’eux-mêmes, en<br />

prosélytisme frénétique.<br />

désoLantes<br />

conséQuences<br />

intuitivement, les troupes d’élite et<br />

les écoles d’élite l’ont toujours su : les<br />

candidats doivent souffrir ! les camps<br />

d’entraînement de la légion étrangère<br />

ou des marines sont des lieux pénibles.<br />

pourtant, les marines et les légionnaires<br />

sont en général extraordinairement<br />

attachés à leur unité. la cruauté des<br />

bizutages des grandes écoles, la dureté<br />

des efforts nécessaires pour y entrer et<br />

pour s’y maintenir jouent un large rôle<br />

dans la durable fidélité de leurs anciens<br />

élèves, au-delà des privilèges que leurs<br />

diplômes apportent : car si être un<br />

ancien élève des arts et métiers procure<br />

beaucoup d’avantages, se réengager


dans la légion étrangère ou dans les<br />

marines en donne moins. une fois le<br />

pire passé, on ne veut pas gaspiller cette<br />

extraordinaire dépense de ténacité, de<br />

résistance, d’énergie, alors on modifie<br />

l’élément cognitif « j’ai été humilié, torturé,<br />

abusé par la légion » en « je suis<br />

fier et heureux d’appartenir à ma vraie<br />

famille, la légion ».<br />

le maintien ou le retour au pouvoir<br />

de dirigeants nocifs bénéficie de la<br />

tendance à la réduction de la dissonance<br />

cognitive : on a trop travaillé,<br />

trop combattu, trop tué pour tel ou tel<br />

pour l’abandonner. ainsi de l’ahurissant<br />

retour de Napoléon de l’île d’elbe : les<br />

soldats dont il gaspillait les vies depuis<br />

quinze ans auraient dû le fusiller, ils lui<br />

firent un triomphe. plutôt revenir risquer<br />

sa peau sur un champ de bataille<br />

qu’admettre que l’homme à qui on a<br />

donné quinze ans de sa vie était un<br />

assassin ! le maintien de la popularité<br />

de Napoléon après sa capitulation, après<br />

sa mort, a de quoi étonner, alors que<br />

tant de familles françaises avaient perdu<br />

un ou plusieurs hommes dans son<br />

armée (plus de 250 000 soldats français<br />

périrent lors de la campagne de russie<br />

en 1812...).<br />

de même pour la popularité de pétain.<br />

Non pas en 1940 : elle découle de<br />

la consternation et le désarroi des<br />

français. mais en 1942, en 1943… en<br />

1944 ! là, il s’agit en grande partie du<br />

refus d’admettre qu’on s’est trompé :<br />

une troisième forme de réduction de la<br />

dissonance cognitive.<br />

s’acharner à demeurer dans un envi-<br />

ronnement nuisible s’explique aussi en<br />

partie par la réduction de la dissonance<br />

cognitive.<br />

il y a certes de nombreuses raisons,<br />

dont le dosage précis est toujours individuel,<br />

au fait que des femmes ne quittent<br />

pas sur-le-champ un homme violent<br />

qui les martyrise. mais celles qui restent<br />

des années et des années ? a mesure<br />

que le temps passe, le mécanisme de la<br />

réduction de la dissonance cognitive (le<br />

poids des sacrifices déjà consentis) pèse<br />

de plus en plus lourd.<br />

il en va de même au sein des groupes<br />

qui imposent une implication quotidienne,<br />

voire horaire : partis communistes,<br />

ordres monastiques, sectes… précisément,<br />

les religions utilisent sans cesse la<br />

tendance à la réduction de la dissonance<br />

cognitive. l’islam exige que pendant<br />

tout un mois, du lever au coucher du<br />

soleil, on s’abstienne de copuler, de<br />

manger, et même de fumer et de boire,<br />

fût-ce la plus petite goutte d’eau. gros<br />

effort… et grosse récompense pour<br />

La Traverse #1 | page 21


l’islam : quiconque a tenu pendant<br />

plusieurs ramadans refuse de gaspiller<br />

cet épuisant effort, et en redouble pour<br />

se persuader qu’il aime allah.<br />

Que dire des juifs religieux au moyenâge,<br />

qui jour après jour, non seulement<br />

s’imposaient leurs inextricables interdictions<br />

alimentaires, et se présentaient en<br />

outre avec leurs deux longues boucles<br />

de chaque côté du visage ? Jour après<br />

jour, ils choisissaient de ne pas couper<br />

leurs boucles, de porter des signes<br />

distinctifs qui entraînaient un risque<br />

mortel. gros effort… grosse récompense<br />

pour le judaïsme.<br />

et les chrétiens, si soumis à leur obses-<br />

sion de contrecarrer le plus grand et<br />

le plus tenace plaisir humain, le sexe ?<br />

ces jeunes moines qui, minute après<br />

minute, s’efforcent de ne pas aller se<br />

masturber dans un coin sombre, de ne<br />

page 22 | La Traverse #1<br />

pas céder à la tentation ? gros effort…<br />

grosse récompense pour le christianisme.<br />

existe-t-iL un vaccin ?<br />

d’abord : ne pas se laisser séduire. une<br />

absurdité semble plus crédible lorsqu’elle<br />

vient :<br />

- d’une personne que l’on aime ou que<br />

l’on admire. l’extraordinaire trajectoire<br />

sociale de Napoléon, que chacun revivait<br />

par procuration, lui valait l’admiration<br />

populaire.<br />

- d’un grand nombre de personnes. il<br />

est difficile d’être seul à avoir raison.<br />

deux ou deux font néanmoins toujours<br />

quatre, même si le reste de l’humanité<br />

croit que deux et deux font cinq. pendant<br />

des milliers d’années, l’humanité<br />

crut que la terre était plate.<br />

- d’une autorité, ou d’un expert. un être<br />

humain demeure un être humain, faillible,<br />

partial, intéressé, quel que soit le<br />

nombre de rubans dorés sur son épaule,<br />

quel que soit le nombre d’années<br />

passées à étudier. les médecins ont cru<br />

pendant des siècles que la saignée soignait<br />

tout. des ingénieurs juraient que<br />

les avions ne décolleraient jamais parce<br />

qu’ils sont plus lourds que l’air.<br />

- d’un bon conteur. Nous préférons une<br />

bonne histoire, dramatique, pleine de<br />

rebondissements, à un raisonnement<br />

froid, aride, chiffré, tout rigide de logique<br />

implacable.<br />

- d’une institution. hélas, les institutions<br />

ont leurs propres buts, dont, toujours,<br />

celui de leur propre survie. la recherche<br />

de la vérité, notamment si elle menace<br />

cette survie, ne jouit presque jamais de<br />

la priorité.<br />

ensuite : soumettre ce que les autres<br />

pensent, et surtout ce que l’on pense<br />

soi, à une critique résolue. en particulier,<br />

appliquer le principe de réfutabi-


lité, exposé par karl popper dans le<br />

réalisme et la science. une théorie ne<br />

mérite le qualifi catif de « scientifi que »<br />

que si on la soumet à des expériences<br />

dont les résultats pourraient infi rmer<br />

la théorie ; donc, si elle affi rme « sous<br />

les conditions x, la théorie est juste<br />

si le résultat est y, elle est fausse si le<br />

résultat est z ». une théorie n’est pas<br />

scientifi que si « sous les conditions x,<br />

la théorie est juste si le résultat est y<br />

(parce que, n’oubliez pas le paragraphe<br />

2b, hein !), et la théorie est encore juste<br />

si le résultat est z (parce que, n’oubliez<br />

pas le paragraphe 14c, hein !) ». les<br />

religions, exemple chimiquement pur de<br />

théories non-scientifi ques, ont toujours<br />

Pour aLLer + Loin<br />

• L’échec d’une prophétie, Léon Festinger,<br />

Presses Universitaires de France, 1993<br />

• A theory of cognitive dissonance,<br />

Léon Festinger, Stanford University<br />

Press, 1957<br />

• La Soumission à l’autorité,<br />

Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1994<br />

• La soumission librement consentie,<br />

Joule et beauvois, Presses Universitaires<br />

de France, 1998<br />

réponse à tout ; dieu a toujours raison,<br />

qu’il ordonne à l’espèce humaine de<br />

se multiplier ou que plus tard il la<br />

massacre dans le déluge, qu’il promette<br />

par la bouche de mahomet qu’il « n’y a<br />

pas de contrainte en religion » ou qu’il<br />

édicte qu’il faut tuer les musulmans<br />

qui quittent l’islam, qu’il affi rme que le<br />

peuple juif est son peuple élu ou qu’il le<br />

laisse gazer par millions.<br />

enfi n, tenter d’oublier ce qu’un élément<br />

cognitif a coûté pour l’acquérir, ou pour<br />

le conserver, et ne considérer que le<br />

coût, ou le profi t, de son abandon !<br />

La Traverse #1 | page 23


syNthèse<br />

du livre Rules for radicals de saul alinsky,<br />

un manuel pour les révolutionnaires<br />

“made in USA’’<br />

La méthode<br />

Comment combattre efficacement les inégalités<br />

sociales, les discriminations, le capitalisme ?<br />

Que faire pour surmonter la résignation et<br />

le fatalisme ambiants ? par où commencer ?<br />

Nous vous proposons quelques réponses à travers<br />

l’expérience et la pensée d’un militant états-unien méconnu<br />

en france, saul alinsky. de 1940 à 1970, cet activiste a semé la<br />

révolte dans les taudis et les quartiers pauvres de chicago, de<br />

New york, de boston ou de los angeles. son objectif ? aider les<br />

personnes les plus démunies à s’organiser pour améliorer leurs<br />

conditions de vie et combattre les méfaits du capitalisme. ses méthodes<br />

? le travail de terrain, la patience, la ruse et l’action directe,<br />

de préférence non violente et ludique.<br />

en 1971, dans Rules for radicals 1 , un livre-testament principalement<br />

destiné aux jeunes révolutionnaires, il décrit ses expériences,<br />

ses stratégies, sa vision du changement social. Quarante ans plus<br />

tard, découvrons ou redécouvrons la “méthode alinsky’’.<br />

Alinsky


Qui est saul alinsky ? Né en 1909 de<br />

parents immigrés russes, saul alinsky<br />

grandit dans un quartier pauvre de<br />

chicago, au plus près de la misère sociale.<br />

en 1927, plutôt bon élève, il intègre<br />

l’université et débute des études de<br />

sociologie. passionné de criminologie,<br />

il se lance en 1930 dans une thèse sur<br />

les gangs urbains de chicago. pendant<br />

plusieurs années, en pleine période de<br />

crise économique, saul alinsky étudie la<br />

mafia, approchant de près le réseau d’al<br />

capone. de cette plongée dans la “face<br />

obscure’’ de la ville, alinsky aboutit à<br />

une conclusion qui le suivra toute sa<br />

vie : les principales causes de la criminalité<br />

sont les mauvaises conditions de vie,<br />

le chômage, la discrimination raciale, et<br />

de manière plus générale l’organisation<br />

capitaliste de la société. pour affaiblir<br />

les gangs, il faut avant tout lutter contre<br />

une système social et économique<br />

injuste, raciste et inégalitaire.<br />

Nommé criminologue dans une prison<br />

d’état de l’illinois, saul alinsky s’engage<br />

de plus en plus dans la lutte politi-<br />

1 Rules for radicals, saul alinksy, éditions random house, 1971. ce livre<br />

a été traduit en français sous le titre Manuel de l’animateur social : une<br />

action directe non violente, éditions seuil, 1976. cette édition française<br />

est épuisée, mais disponible d’occasion ou dans certaines bibliothèques.<br />

que. il organise des collectes pour les<br />

travailleurs saisonniers de californie,<br />

soutient financièrement la brigade<br />

internationale en espagne, rejoint le<br />

cio, le plus grand syndicat ouvrier des<br />

états-unis. toutes ces années, plusieurs<br />

questions l’obsèdent : comment lutter<br />

plus efficacement ? comment surmonter<br />

le climat de passivité, de divisions<br />

fratricides et de fatalisme qui règne<br />

la plupart du temps dans les milieux<br />

sociaux les plus exploités ? comment<br />

réduire l’asymétrie entre, d’un côté, une<br />

population pressurisée, précarisée et<br />

inorganisée, et, de l’autre, des autorités,<br />

une administration et des organisations<br />

patronales solidement structurées ?<br />

au fil de ses expériences, saul alinsky<br />

imagine une stratégie possible : pour<br />

aider les personnes les plus opprimées<br />

à s’organiser, à construire des luttes<br />

autogérées, radicales et efficaces, pourquoi<br />

ne pas implanter des “animateurs<br />

politiques’’ dans les quartiers pauvres,<br />

des organizers, des spécialistes de<br />

l’organisation populaire ?<br />

La Traverse #1 | page 25


en 1939, à 31 ans, saul alinsky décide<br />

de mettre ses idées en pratique. il quitte<br />

son travail et s’installe dans back of the<br />

yards, le quartier le plus misérable de<br />

chicago. au milieu des chômeurs, des<br />

ouvriers sous-payés, des baraquements<br />

sales, du climat de haine entre immigrés<br />

polonais, slaves, noirs, mexicains<br />

et allemands, saul alinsky commence<br />

par écouter et observer. patiemment, il<br />

s’intègre à la vie du quartier, tisse des<br />

liens amicaux, identifie les rapports de<br />

force, cerne les principaux problèmes<br />

et des solutions possibles. peu à peu, il<br />

suggère des rencontres entre habitants,<br />

encourage les uns et les autres à<br />

prendre la parole, à exprimer leur colère<br />

face aux propriétaires, aux autorités ou<br />

aux patrons locaux, puis à définir des<br />

revendications et imaginer des stratégies<br />

de victoire. parmi ces stratégies,<br />

alinsky appuie fortement les propositions<br />

d’actions directes non violentes et<br />

ludiques, et participe activement à leur<br />

organisation. bientôt, les premières actions<br />

s’organisent : sit-in festif devant la<br />

villa d’un propriétaire véreux qui refuse<br />

de rénover un immeuble, boycott d’un<br />

magasin pour exiger des prix plus bas,<br />

page 26 | La Traverse #1<br />

lâcher de rats au conseil municipal pour<br />

obtenir la mise aux normes sanitaires<br />

de logements sociaux, auto-réduction<br />

collective des loyers, occupations<br />

d’usines, manifestations, pétitions... de<br />

luttes en luttes, les succès s’accumulent,<br />

la participation des habitants s’intensifie,<br />

les actions prennent de l’ampleur.<br />

trois ans plus tard, les améliorations<br />

du quartier back of the yards sont<br />

nettement visibles et font la une des<br />

médias locaux : de nombreux loyers ont<br />

été réduits, des bâtiments réhabilités,<br />

les services municipaux améliorés, les<br />

salaires de certaines entreprises locales<br />

augmentées, tandis que plusieurs collectifs<br />

autonomes d’habitants maintiennent<br />

une forte pression populaire.<br />

pour alinsky, le bilan de ces trois an-<br />

nées d’engagement est largement posi-<br />

tif : il a le sentiment d’avoir expérimenté<br />

une stratégie efficace et reproductible.<br />

pendant plus de trente ans, il va<br />

sillonner les états-unis pour diffuser ses<br />

méthodes, former des centaines d’organizers,<br />

proposer ses talents de stratège<br />

et sa notoriété croissante au service des<br />

saisonniers mexicains en californie,<br />

des ouvriers de l’entreprise kodak de<br />

rochester, des populations noires de<br />

New york, et plusieurs dizaines d’autres<br />

luttes dans tout le pays. si saul alinsky<br />

déménage régulièrement, les cibles de<br />

ses actions restent généralement les<br />

mêmes : des propriétaires véreux, des<br />

maires racistes, des patrons cupides, la<br />

police... dans le contexte de répression<br />

politique du maccarthysme, alinsky est<br />

plusieurs fois emprisonné.<br />

À la fin des années 60, alors que les<br />

luttes étudiantes, les mouvements<br />

civiques et les manifestations contre la<br />

guerre du vietnam sont en plein essor,<br />

saul alinsky s’intéresse à l’organisation<br />

politique des classes moyennes. dans<br />

quelle mesure ses méthodes sont-elles<br />

pertinentes et transposables dans des<br />

milieux sociaux plus aisés ? en 1971, un<br />

avant avant sa mort soudaine, il publie<br />

Rules for radicals, un manuel principalement<br />

destiné aux jeunes révolutionnaires.<br />

saul alinsky y décrit sa vision<br />

de l’activité politique, ses réflexions et<br />

ses expériences sur les conditions du<br />

changement social.


La Méthode aLinsKy<br />

Rules for radicals part du constat sui-<br />

vant : les populations les plus opprimées<br />

des états-unis sont piégées dans<br />

un quotidien de survie. elles vivent le<br />

plus souvent au jour le jour, sans grande<br />

perspective, sans assez de temps,<br />

de recul et d’énergie pour s’organiser<br />

politiquement, pour s’engager dans des<br />

stratégies de luttes, encore moins pour<br />

imaginer un bouleversement radical du<br />

système capitaliste. des appuis extérieurs<br />

peuvent contribuer à briser cette<br />

spirale de contraintes et de résignation<br />

: les organizers. leur but n’est pas<br />

de diriger des luttes, mais de stimuler<br />

leur essor, d’accompagner la création<br />

d’organisations populaires, les plus<br />

autogérées, indépendantes et radicales<br />

possibles vis-à-vis des pouvoirs publics,<br />

des propriétaires et des patrons.<br />

pour atteindre cet objectif, saul alinsky propose plusieurs étapes :<br />

1. S’intégrer et observer<br />

une fois choisi un quartier ou un secteur de la ville particulièrement sinistré, les<br />

organizers s’y installent à plein-temps, en se fi nançant par des petits boulots ou<br />

par du mécénat. dans un premier temps, leur tâche est de s’intégrer lentement à la<br />

vie du quartier, de fréquenter les lieux publics, d’engager des discussions, d’écouter,<br />

d’observer, de tisser des liens amicaux. il s’agit de comprendre les principales<br />

oppressions vécues par la population, d’identifi er leurs causes et d’imaginer des<br />

solutions. les organizers doivent également repérer des appuis locaux possibles en<br />

se rapprochant des organisations et des personnes-clés du quartier : églises, clubs,<br />

syndics, responsables de communautés, etc.<br />

par cet effort d’observation active, les organizers doivent en particulier déchiffrer<br />

les intérêts personnels des différents acteurs en présence. cette notion d’intérêt personnel<br />

est récurrente dans la pensée stratégique de saul alinsky, pour qui l’intérêt<br />

constitue le principal moteur de l’action individuelle et collective, bien plus que les<br />

idéaux ou les utopies. pour favoriser l’émergence de luttes sociales, Rules for radicals<br />

conseille aux organizers de concentrer leurs efforts sur les questions de logement,<br />

de salaire, d’hygiène ou de reconnaissance sociale, et voir dans quelle mesure ces<br />

problèmes peuvent faire émerger des communautés d’intérêts à l’échelle du quartier.<br />

dans la vision d’alinsky, les réfl exions globales sur la société de consommation,<br />

sur le capitalisme ou sur le socialisme naissent dans un second temps, lorsque les<br />

personnes ne sont plus piégées dans un quotidien de survie, lorsqu’elles ont atteint<br />

un meilleur niveau d’organisation et de sécurité matérielle.<br />

2. Faire émerger collectivement les problèmes<br />

lorsque les organizers ont suffi samment intégré la vie du quartier et compris ses<br />

enjeux, leur tâche est de susciter, petit à petit, des cadres propices à la discussion<br />

collective. cette démarche peut commencer très lentement : un échange improvisé<br />

entre quelques habitants dans une cage d’escalier, au détour du marché, dans un<br />

bar... les organizers doivent saisir toutes les occasions de créer du lien entre les<br />

habitants, et les amplifi er. il s’agit de permettre aux exaspérations, aux colères et aux<br />

déceptions de s’exprimer collectivement, afi n que les habitants réalisent combien,<br />

au-delà de leurs divergences, ils partagent des préoccupations, des problèmes et des<br />

oppresseurs communs.<br />

La Traverse #1 | page 27


tout au long de ce processus, s’ils sont<br />

interrogés, les organizers ne doivent pas<br />

cacher leurs intentions. ils doivent se<br />

présenter tels qu’ils sont, avec sincérité,<br />

expliquer qu’ils souhaitent soutenir<br />

la population, qu’ils sont révoltés par<br />

les injustices et les oppressions subies<br />

dans le quartier, qu’ils ont des idées<br />

pour contribuer au changement. dans<br />

l’idéal, les organizers ont tissé suffisamment<br />

de liens avec des organisations<br />

locales, des églises, des syndics ou des<br />

communautés,pour être soutenues voire<br />

recommandées par elles.<br />

cette phase d’expression et d’indi-<br />

gnation collective doit rapidement<br />

s’accompagner de perspectives d’action<br />

concrètes. si celles-ci n’émergent pas<br />

directement de la population, les organizers<br />

peuvent faire des propositions. par<br />

contre, ils ne doivent pas prendre des<br />

décisions à la place des habitants.<br />

page 28 | La Traverse #1<br />

3. Commencer par une victoire facile<br />

dans l’idéal, la première action collective suggérée ou soutenue par les organizers<br />

doit être particulièrement facile, un combat gagné d’avance permettant de faire<br />

prendre conscience à la population de son pouvoir potentiel. dans la pensée de saul<br />

alinsky, la recherche du pouvoir populaire est centrale : quand des personnes se<br />

sentent impuissantes, quand elles ne voient pas comment changer le cours des choses,<br />

elles ont tendance à se détourner des problèmes, à se replier sur elles-mêmes,<br />

à s’enfermer dans le fatalisme et l’indifférence. a l’inverse, quand des personnes ont<br />

du pouvoir, quand elles ont le sentiment qu’elles peuvent modifier leurs conditions<br />

de vie, elles commencent à s’intéresser aux changements possibles, à s’ouvrir au<br />

monde, à se projeter dans l’avenir. « le pouvoir d’abord, le programme ensuite ! »<br />

est l’une des devises récurrentes de Rules for radicals. créer une première victoire<br />

collective, même minime comme l’installation d’un nouveau point de collecte des<br />

déchets ou l’amélioration d’une cage d’escalier, permet d’amorcer une passion du<br />

changement, une première bouffée d’oxygène dans des vies asphyxiées de résignation.<br />

les organizers doivent par conséquent consacrer un maximum de soins aux<br />

premières petites victoires, ce sont celles qui conditionnent les suivantes.<br />

4. Organiser et intensifier les luttes<br />

une fois quelques victoires remportées, le but des organizers est d’encourager et<br />

d’accompagner la création de collectifs populaires permanents, afin d’élargir et<br />

d’intensifier les actions de lutte. la préparation des actions doit être particulièrement<br />

soignée et soutenue par les organizers. les recettes d’une mobilisation réussie ?<br />

élaborer des revendications claires et crédibles ; imaginer des stratégies inattendues,<br />

ludiques, capables de mettre les rieurs du côté de la population ; savoir jouer avec<br />

les limites de la légalité, ne pas hésiter à tourner les lois en ridicule, mais toujours<br />

de manière non-violente afin de donner le moins de prise possible à la répression ;<br />

mettre en priorité la pression sur des cibles personnalisées, aisément identifiables<br />

et localisables, un patron plutôt qu’une firme, des responsables municipaux plutôt<br />

que la mairie, un propriétaire plutôt qu’une agence immobilière ; tenir un rythme<br />

soutenu, maintenir une émulation collective ; anticiper les réactions des autorités,<br />

prévoir notamment des compromis possibles ; et, enfin, savoir célébrer les victoires<br />

par des fêtes de quartier mémorables !


dans les premières étapes de ce processus, la radicalité des revendications ne doit<br />

pas être l’obsession première des organizers. par expérience, alinsky constate que la<br />

radicalisation des luttes découle généralement des politiques répressives des autorités,<br />

qui supportent très mal les contestations, aussi minimes et partielles soient-elles.<br />

les réactions de l’état, des patrons et des propriétaires, parce qu’elles dévoilent au<br />

grand jour les rapports de domination et d’injustice, durcissent et éduquent davantage<br />

la population que les grands discours militants. par ailleurs, alinsky constate<br />

que la majorité des personnes a, dans son for intérieur, une grande soif d’aventures<br />

collectives, une envie de bousculer l’ordre existant, de maîtriser ses conditions de<br />

vie et son destin. une fois la première brèche ouverte dans une vie de résignation<br />

et d’impuissance, l’ardeur révolutionnaire peut se propager bien plus vite qu’on ne<br />

l’imaginait.<br />

tout au long de cette présentation stratégique, on voit combien les organizers<br />

doivent faire preuve de qualités assez exceptionnelles : curiosité et empathie, pour<br />

comprendre la dynamique d’un quartier et tisser des liens de sympathie avec de<br />

nombreuses personnes ; ténacité et optimisme, pour ne pas se décourager face aux<br />

multiples obstacles, considérer son action sur la durée et cultiver une assurance<br />

communicative ; humilité et conviction autogestionnaire, pour savoir se mettre en<br />

retrait, ne pas prendre la tête des luttes, accepter de vivre chichement et sans grande<br />

gratification politique ; humour et imagination, pour inventer des actions ludiques et<br />

surprendre l’adversaire ; organisation et rigueur, pour savoir tenir des délais et gérer<br />

des informations multiples ; et, enfin, un talent de communication. Rules for radicals<br />

insiste longuement sur ce dernier point, qui constitue, selon alinsky, l’un des piliers<br />

de l’activité révolutionnaire : savoir communiquer. s’exprimer clairement, utiliser un<br />

vocabulaire approprié, faire appel aux expériences et au vécu de ses interlocuteurs,<br />

être attentif aux réactions, savoir écouter, fonctionner davantage par questions<br />

que par affirmations, éviter tout moralisme, toujours respecter la dignité de l’autre,<br />

ne jamais humilier... a l’inverse, certains défauts sont éliminatoires : l’arrogance,<br />

l’impatience, le mépris des personnes jugées trop peu “radicales’’, le pessimisme,<br />

le manque de rigueur et autres comportements rapidement sanctionnés par la<br />

population. de fait, pour intervenir dans un quartier pauvre, alinsky constate que les<br />

meilleurs organizers sont souvent ceux qui, ayant grandi dans des milieux populaires,<br />

en maîtrisent spontanément les codes de communication.<br />

5. Se rendre inutile et partir<br />

la méthode proposée par saul alinsky,<br />

répétons-le, ne vise pas à prendre la tête<br />

des luttes d’un quartier, mais à les servir,<br />

à créer de l’autonomie et de la souveraineté<br />

populaire. en conséquence,<br />

les organizers doivent savoir s’effacer à<br />

temps, transmettre leurs compétences,<br />

se rendre progressivement inutiles,<br />

puis quitter le quartier afin de rejoindre<br />

d’autres aventures politiques...<br />

cette brève synthèse de la “méthode<br />

alinsky’’ est forcément incomplète. vous<br />

trouverez dans Rules for radicals de<br />

nombreuses précisions et, surtout, des<br />

exemples concrets. insistons sur le fait<br />

qu’il s’agit moins d’une recette prête-àl’emploi<br />

que d’une démarche générale,<br />

une manière de faire qui dépend ensuite<br />

de chaque situation, de chaque quartier,<br />

nécessitant des efforts constants d’improvisation<br />

et d’adaptation.<br />

La Traverse #1 | page 29


un aPPeL aux jeunes révoLutionnaires<br />

des cLasses Moyennes<br />

Rules for radicals s’intéresse également de près aux nombreux mouvements contes-<br />

tataires qui, depuis le milieu des années 60, agitent les états-unis. après la période<br />

difficile des années 50, marquée par la répression maccarthyste et l’agonie de la<br />

gauche américaine, saul alinsky s’enthousiasme de voir autant de monde, et surtout<br />

des jeunes, s’opposer à la guerre du vietnam, exiger la fin des discriminations<br />

raciales, critiquer radicalement le système capitaliste, fustiger l’oligarchie au pouvoir<br />

et affirmer une soif de paix, d’égalité, de liberté et d’entraide. dans le même temps,<br />

se basant sur son expérience politique, alinsky exprime ses inquiétudes face à<br />

certaines tendances des nouveaux mouvements radicaux, en particulier ceux portés<br />

par les jeunes générations :<br />

- le morcellement des luttes : les mouvements radicaux ont de grandes difficultés<br />

à s’unir et s’élargir. en plus de la répression gouvernementale, ils semblent dévorés<br />

de l’intérieur par les querelles idéologiques, les carences organisationnelles, les<br />

ambitions personnelles ou les rivalités narcissiques. trop souvent, ils ont tendance à<br />

se fragmenter en groupuscules en concurrence les uns avec les autres.<br />

- une communication médiocre : les textes radicaux sont souvent illisibles, truffés<br />

de théories complexes, coupées de la réalité et trop éloignées des préoccupations<br />

concrètes de la population. on retrouve ici l’un des leitmotivs de saul alinsky :<br />

page 30 | La Traverse #1<br />

« partir de là où en sont les gens »,<br />

c’est-à-dire s’intéresser au quotidien de<br />

la population avant de diffuser de grandes<br />

analyses sur la société de consommation,<br />

la démocratie représentative ou<br />

l’écologie libertaire.<br />

- une tendance à l’entre-soi : prôner<br />

une rupture radicale avec l’ordre établi<br />

conduit de nombreux militants à fuir les<br />

contacts avec les “gens normaux’’, jugés<br />

toujours trop matérialistes, pollueurs,<br />

sexistes, racistes, soumis et conformistes.<br />

une culture de l’entre-soi se met<br />

progressivement en place, marquée par<br />

des attitudes, des expressions et des<br />

codes vestimentaires communs, doublée<br />

parfois d’attitudes hautaines et méprisantes<br />

vis-à-vis du reste de la société.<br />

alinsky s’insurge contre cette tendance<br />

à consacrer davantage de temps et<br />

d’énergie à célébrer la radicalité et la


“pureté’’ d’un groupe militant plutôt<br />

que de réfléchir aux stratégies pour<br />

réellement transformer la société. Rules<br />

for radicals insiste au contraire sur l’importance,<br />

pour les révolutionnaires, de<br />

s’intégrer au plus près de la population.<br />

cette démarche politique suppose de<br />

respecter la dignité des personnes que<br />

l’on côtoie, de ne pas faire de jugement<br />

moral hâtif sur leurs idées ou sur leurs<br />

modes de vie, ou encore de savoir<br />

remettre en question ses apparences :<br />

« s’il s’aperçoit que ses cheveux longs<br />

sont un handicap, une barrière psychologique<br />

pour communiquer et s’organiser<br />

avec les gens, un authentique<br />

révolutionnaire les fait couper. »<br />

- un manque de réflexion stratégique :<br />

la plupart des radicaux veulent “tout, ici<br />

et maintenant’’. ils ont du mal à inscrire<br />

leurs luttes dans la durée, à prendre<br />

en compte la nécessité de transitions, à<br />

imaginer des étapes sur plusieurs années.<br />

ce désir d’un changement rapide<br />

et spectaculaire s’accompagne généralement<br />

d’une passion pour les grands<br />

leaders charismatiques, le romantisme<br />

révolutionnaire ou les dogmes messianiques<br />

marxistes et maoïstes, autant<br />

d’indices qui, pour alinsky, semblent le<br />

signe d’une « recherche de révélation<br />

plutôt que de révolution ». a l’inverse,<br />

Rules for radicals envisage la révolution<br />

comme un processus lent et progressif,<br />

nécessitant un long effort d’organisation,<br />

en partant du niveau local.<br />

- un nihilisme désespéré : une grande<br />

partie des jeunes générations ne semble<br />

nourrir aucun espoir dans un réel changement<br />

de société par l’action politique,<br />

elle envisage l’avenir du monde sous<br />

l’angle du désastre inévitable. c’est<br />

pourquoi, à la protestation désespérée,<br />

elle a tendance préférer des “stratégies<br />

de fuite’’. certains se replient dans des<br />

communautés coupées de la société,<br />

d’autres dans un nomadisme permanent,<br />

dans la drogue, le développement<br />

personnel ou l’ésotérisme, autant de<br />

voies qui, le plus souvent, aboutissent<br />

à des échecs personnels, à la solitude,<br />

au désespoir, à l’égocentrisme ou à<br />

la dépression. pour alinsky, la lutte<br />

armée s’inscrit dans cette tendance<br />

nihiliste : il s’agit d’un combat perdu<br />

d’avance qui ne peut aboutir qu’à un<br />

suicide politique. Non seulement la<br />

répression gouvernementale, féroce et<br />

disproportionnée, finit inexorablement<br />

par disloquer ou décourager les luttes<br />

clandestines, mais cette répression est<br />

acceptée par la majorité de la population<br />

qui, face à la violence, prend peur<br />

et préfère « un mauvais système qu’une<br />

bande de fous violents ».<br />

ces analyses critiques ont suscité, on<br />

l’imagine, de vives réactions lors de<br />

leur publication. lucidité ou divagation<br />

d’un vieil activiste qui, au soir de sa vie,<br />

observe avec intérêt les luttes de ses<br />

contemporains ? Rules for radicals est<br />

un livre volontairement polémiste, qui,<br />

à tort ou à raison, cherche à bousculer<br />

certaines évidences portées dans les<br />

milieux radicaux.<br />

Notons qu’à l’inverse, de nombreux<br />

militants critiquaient sévèrement les<br />

méthodes de saul alinsky, jugées trop<br />

réformistes, trop peu révolutionnaires,<br />

trop centrées sur l’amélioration des<br />

conditions de vie des classes populaires,<br />

ce qui, sur le fond, aboutit à les intégrer<br />

davantage à la culture capitaliste dominante.<br />

dans Rules for radicals, alinsky répond<br />

à certaines de ces critiques. il reconnaît<br />

que la plupart des valeurs dénoncées<br />

par la jeunesse en colère sont justement<br />

celles auxquelles les pauvres pour<br />

lesquels il a milité toute sa vie aspirent<br />

de plus en plus. il constate que ses méthodes<br />

sont efficaces pour améliorer les<br />

conditions de vie des classes populaires,<br />

mais le sont nettement moins pour<br />

grossir les rangs des révolutionnaires<br />

anticapitalistes : même si des luttes sont<br />

très intenses pendant plusieurs années<br />

dans un quartier, seule une minorité<br />

de la population s’engage durablement,<br />

la majorité cesse de militer dès qu’elle<br />

La Traverse #1 | page 31


atteint de meilleures conditions de vie.<br />

au final, si alinsky ne regrette pas<br />

d’avoir consacré sa vie à lutter du côté<br />

des opprimés, il exprime cependant<br />

son amertume de ne pas avoir vu les<br />

mouvements populaires auxquels il a<br />

contribué s’amplifier et se radicaliser<br />

davantage.<br />

c’est en grande partie ce constat qui<br />

conduit alinsky à nourrir de grands<br />

espoirs dans l’activisme des classes<br />

moyennes. celles-ci, contrairement<br />

aux classes populaires, sont moins<br />

piégées dans une précarité matérielle<br />

quotidienne. leur contestation porte<br />

davantage sur le sens de la vie, sur les<br />

finalités de la société moderne, ce qui,<br />

pour alinsky, semble porteur d’une<br />

grande richesse révolutionnaire. d’où<br />

ses interrogations : dans quelle mesure<br />

ses méthodes sont-elles pertinentes et<br />

transposables pour les révolutionnaires<br />

des années 70 ? Que conseiller aux<br />

radicaux d’aujourd’hui ?<br />

si Rules for radicals ne fournit pas de<br />

recettes politiques précises, il propose<br />

cependant quelques pistes, à travers<br />

un appel aux jeunes révolutionnaires<br />

des classes moyennes. le contenu de<br />

cet appel ? Ne vous découragez jamais,<br />

l’histoire de l’humanité est pleine de<br />

surprises et de rebondissements ; ne<br />

fuyez pas la réalité, regardez là bien<br />

page 32 | La Traverse #1<br />

en face, étudiez-là pour trouver des<br />

brèches subversives ; prenez conscience<br />

de vos atouts : issus des classes moyennes,<br />

vous êtes les mieux placés pour<br />

comprendre leurs préoccupations, leurs<br />

langages, leurs aspirations ; rapprochezvous<br />

des organisations existantes, les<br />

associations de consommateurs, les<br />

mouvements féministes, écologistes,<br />

civiques ; aidez ces organisations à<br />

acquérir davantage de pouvoir, utilisez<br />

aux maximum cette possibilité que nous<br />

avons encore, dans nos démocraties<br />

restreintes, de pouvoir nous organiser,<br />

de repousser les limites de la loi,<br />

d’obliger les autorités à composer avec<br />

vous ; n’oubliez jamais qu’une fois que<br />

les personnes sont organisées pour<br />

lutter sur un problème aussi banal que<br />

la pollution, elles peuvent ensuite s’attaquer<br />

à des questions beaucoup plus<br />

importantes ; augmentez patiemment la<br />

radicalité des actions, appuyez-vous sur<br />

les réactions répressives des autorités<br />

pour remettre en question tous les<br />

systèmes d’oppression qui affectent<br />

l’ensemble de la société ; unifiez les<br />

organisations locales au niveau national<br />

et international ; construisez patiemment<br />

les bases d’une organisation<br />

politique solide, autogérée et durable ;<br />

n’oubliez jamais qu’une vraie révolution<br />

commence quand elle est dans le cœur<br />

et l’esprit de la population ; les classes<br />

moyennes sont engourdies, désempa-<br />

rées, épouvantées, stressées, introduisez<br />

de l’action et de l’aventure dans cet univers<br />

morne et triste ; et, enfin, insistez<br />

inlassablement sur le fait que l’entraide<br />

est raisonnable et subversive, qu’on ne<br />

peut plus vivre sa vie dans son coin,<br />

ne se préoccuper que de son bien-être<br />

personnel sans se soucier de celui des


autres, que si nous ne nous saisissons<br />

pas collectivement des problèmes mondiaux,<br />

nous allons vers la barbarie.<br />

Quarante ans après, cet appel nous parle-t-il<br />

encore ? Nous le pensons, et c’est<br />

pourquoi nous recommandons Rules for<br />

radicals, un ouvrage stimulant, souvent<br />

agaçant et discutable, mais toujours<br />

espiègle, à l’image de son auteur qui,<br />

quelques mois avant sa mort, déclarait<br />

dans le magazine playboy : « un jour j’ai<br />

réalisé que je mourrai, que c’était simple<br />

et que je pouvais donc vivre chaque<br />

nouvelle journée, boire chaque nouvelle<br />

expérience aussi ingénument qu’un en-<br />

fant. s’il y a une survie, de toute façon<br />

j’irai en enfer. mais une fois que j’y serai,<br />

je commencerai à organiser là-bas les<br />

have-nots que j’y trouverai. ce sont mes<br />

frères. »<br />

La Traverse #1 | page 33


alain accardo est l’auteur de plusieurs ouvrages de<br />

sociologie et d’analyse politique aux éditions agone dont<br />

Le petit-bourgeois gentilhomme, De notre servitude<br />

involontaire et Introduction à une sociologie critique.<br />

les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> lui ont posé plusieurs<br />

questions sur la contestation sociale et les stratégies<br />

de transformation de la société.<br />

page 34 | La Traverse #1<br />

enTre<br />

Tien<br />

l ’ o r g a n i s a t i o n e t l<br />

Rencontre avec le sociologue Alain Accardo<br />

e n o m b r e


Depuis 2007, les raisons de<br />

contester ne manquent pas :<br />

privatisation des services<br />

publics, baisse des impôts pour<br />

les hauts revenus, franchise<br />

médicale, taxation des accidents<br />

du travail, extension du secretdéfense,<br />

soutien public aux<br />

banques sans contrepartie,<br />

démantèlement du code du<br />

travail, guerre en Afghanistan,<br />

relance de la Françafrique et<br />

du nucléaire, limitation du droit<br />

de grève, expulsions, nouveaux<br />

fichiers policiers... <strong>Les</strong> mesures<br />

liberticides et inégalitaires<br />

se succèdent à un rythme<br />

effréné, sur tous les fronts de<br />

la vie sociale. Qui plus est, ces<br />

mesures interviennent dans<br />

un climat de crise économique<br />

croissante, avec environ 1000<br />

licenciements chaque jour en<br />

France, et une dégradation<br />

des conditions de travail<br />

dont la série de suicides dans<br />

plusieurs grandes entreprises,<br />

très médiatisée, n’est que la<br />

phase émergée de l’iceberg.<br />

Et pourtant, depuis 2007, le<br />

niveau de contestation sociale<br />

semble faible : quelques<br />

journées de grande mobilisation<br />

syndicale sans lendemain ;<br />

des résistances localisées,<br />

parfois vigoureuses mais<br />

souvent désespérées ; des<br />

partis de gauche qui peinent<br />

à rassembler ; bref nous<br />

n’assistons pas à l’émergence<br />

d’un grand front de lutte sociale<br />

en France. Il nous semble<br />

qu’il y a là un paradoxe. La<br />

sociologie critique peut-elle<br />

nous fournir des clés pour<br />

comprendre cette situation ?<br />

Et proposer des solutions ?<br />

Alain Accardo : pour répondre à votre<br />

question, permettez-moi de commencer<br />

par une image, pour mieux me faire<br />

entendre.<br />

si on posait en vrac sur votre table de<br />

travail toutes les pièces sans exception<br />

d’une montre-bracelet, ses rouages, ses<br />

vis, ses circuits, sa pile, et que vous ne<br />

connaissiez pas le métier d’horloger,<br />

seriez-vous capable d’assembler la<br />

montre et d’y lire l’heure exacte ? très<br />

probablement, non. pourquoi ? parce<br />

que de toute évidence il vous man-<br />

querait quelque chose d’essentiel pour<br />

transformer le tas de pièces en vrac en<br />

une véritable montre : il manquerait un<br />

plan d’assemblage, une stratégie, c’està-dire<br />

un schéma directeur permettant<br />

de reconnaître les pièces et de les<br />

mettre rationnellement en rapport les<br />

unes avec les autres en fonction de la<br />

fin souhaitée.<br />

faire la révolution aujourd’hui, c’est un<br />

peu comme assembler une horloge.<br />

toutes les pièces nécessaires sont là,<br />

sur la table, mais il n’y a plus d’horloger,<br />

plus personne, ou presque, capable de<br />

faire le travail d’organisation politique et<br />

idéologique indispensable pour donner<br />

à l’ensemble la cohérence, le sens et<br />

la direction sans lesquels la situation<br />

pré-révolutionnaire, ou potentiellement<br />

révolutionnaire, ne peut que dégénérer<br />

en une immense dépression nerveuse<br />

faire la révolution aujourd’hui, c’est un peu<br />

comme assembler une horloge.<br />

collective entrecoupée de conflits secto-<br />

riels intermittents, de poussées de fièvre<br />

erratiques et d’explosions sans lendemain.<br />

la révolution sociale n’est pas un<br />

La Traverse #1 | page 35


épisode barricadier ou une série de ma-<br />

nifestations de rue avec bris de vitrines<br />

et incendie de voitures, ce n’est pas une<br />

suite d’émeutes et d’affrontements avec<br />

les compagnies de sécurité, ce n’est pas<br />

l’occupation d’une fac, d’une usine ou<br />

d’un studio de télévision, etc. tout cela,<br />

ce sont des épiphénomènes passagers<br />

qui, à eux seuls, ne font guère que de<br />

l’agitation, des « émotions » comme on<br />

disait autrefois. la révolution est une<br />

construction politique complexe et de<br />

longue haleine, rendue possible par<br />

l’état objectif des structures du système<br />

concerné et qui, même si elle exclut la<br />

planification dans les moindres détails,<br />

exige qu’on ait les idées claires sur les<br />

grands principes et les orientations<br />

fondamentales et sur leur traduction<br />

dans des programmes d’action et des<br />

politiques. en soi, une révolution est un<br />

long processus qui ne demanderait qu’à<br />

se développer pacifiquement s’il n’avait<br />

malheureusement à se défendre contre<br />

les offensives innombrables, y compris<br />

les violences policières et militaires, des<br />

forces conservatrices hostiles.<br />

page 36 | La Traverse #1<br />

une « démocratie » ?<br />

or, cela fait maintenant près de trois décennies<br />

que ce chantier de construction<br />

a été abandonné par la gauche institutionnelle,<br />

c’est-à-dire par une gauche de<br />

gouvernement qui accepte de gouverner<br />

en alternance avec la droite dans le cadre<br />

d’un consensus global sur le mode<br />

de production capitaliste. donc officiellement,<br />

il n’y a plus (ou presque plus) de<br />

force collective ayant à la fois le nombre<br />

et l’intelligence, l’autorité, la conviction<br />

et l’expérience nécessaires pour orienter<br />

en permanence les luttes plus ou moins<br />

spontanées dans la perspective d’une<br />

rupture radicale avec la dictature du<br />

capital. en règle générale, les luttes qui<br />

peuvent se produire actuellement sont<br />

étroitement circonscrites à une « cause »<br />

bien déterminée, une revendication bien<br />

particulière, et orientées dans le sens de<br />

la composition et de la « négociation »<br />

avec la puissance capitaliste patronale<br />

ou étatique dispensatrice de mannes et<br />

d’aumônes. trente ans de soumission<br />

(ou de démission) sociale-démocrate et<br />

de connivence syndicale réformiste ont<br />

abêti le corps électoral, au point que le<br />

citoyen d’aujourd’hui, dépourvu d’outils<br />

conceptuels adéquats, n’est plus capable<br />

de comprendre véritablement la réalité<br />

du système. la nouvelle génération des<br />

actifs n’utilise pratiquement jamais le<br />

concept de révolution en dehors de son<br />

usage publicitaire qui l’a vidé de son<br />

sens historique et social. le simple fait<br />

que la plupart des citoyens continuent à<br />

croire qu’ils vivent dans une « démocratie<br />

», malgré les preuves quotidiennes,<br />

dans tous les domaines sans exception,<br />

que nous vivons sous une dictature<br />

déguisée, en dit long sur le niveau de<br />

l’analphabétisme politique régnant, et<br />

l’incapacité à appréhender de façon<br />

non mystifiée les événements et les<br />

situations. si d’aventure une banlieue<br />

s’embrase sous le coup de l’injustice et<br />

du désespoir, la majorité de « l’opinion<br />

publique », formatée et dévoyée par<br />

les grands médias, préfère y voir un<br />

phénomène de « délinquance », ou de<br />

« violence de rue », ou pis encore une<br />

manifestation du « terrorisme islamiste<br />

», au lieu d’y voir l’expression d’une<br />

mobilisation « proto-politique » (comme<br />

dirait le sociologue gérard mauger), une<br />

forme de combat qui cherche confusément<br />

sa voie et son registre.<br />

la responsabilité de cet état d’hébéte-<br />

ment de la conscience civique est bien<br />

sûr imputable pour une large part à<br />

la démission des « élites », à la « trahi


son des clercs », à la défaillance, à la<br />

corruption et au nanisme politique de<br />

tous ceux à qui il incombait d’éclairer<br />

et de diriger les luttes. mais la responsabilité<br />

au sommet ne saurait masquer<br />

la responsabilité de la base. elles se<br />

nourrissent d’ailleurs mutuellement.<br />

la grande masse de la force potentiellement<br />

révolutionnaire est constituée<br />

essentiellement de petits et moyens<br />

salariés, c’est-à-dire la plus grande<br />

partie du monde du travail (et du chômage)<br />

appartenant sociologiquement<br />

aux classes populaires et aux différentes<br />

fractions de la classe moyenne. ces<br />

dernières, au stade actuel de développement<br />

du capitalisme, sont massivement,<br />

même pour les moins avantagées d’entre<br />

elles, même pour celles qui n’en ont<br />

pas vraiment les moyens, profondément<br />

acquises matériellement et mentalement<br />

au mode de vie petit-bourgeois, qui est<br />

à la fois une imitation caricaturale du<br />

style de vie bourgeois et une création<br />

culturelle relativement spécifique. mais<br />

ce qui est dramatique, c’est que, du<br />

fait même de l’importance prise par<br />

les classes moyennes et de l’espèce<br />

d’hégémonie idéologique que celles-ci<br />

ont exercé sur le plan des mœurs, par<br />

leur colonisation culturelle des médias,<br />

les classes populaires ont été à peu près<br />

complètement mises hors jeu, éclipsées<br />

symboliquement et politiquement, réduites<br />

à leur seule dimension ethnique,<br />

et elles ont à leur tour adopté l’idéal<br />

consumériste qui est aujourd’hui l’unique<br />

modèle d’existence que le système<br />

capitaliste soit capable d’offrir au genre<br />

humain, renforçant ainsi l’aliénation<br />

économique d’une aliénation idéologique<br />

à laquelle certains croient pouvoir<br />

remédier par des bricolages « identitaires<br />

» et « communautaristes » tout aussi<br />

aliénants en définitive.<br />

on se trouve donc dans cette situation<br />

où l’essentiel de la force sociale qui<br />

aurait intérêt à un changement révolutionnaire<br />

de système, n’est même plus<br />

en mesure de comprendre exactement<br />

en quoi ça consisterait, et que ceux qui<br />

pourraient jeter quelque clarté dans<br />

cette pénombre, soit ont trahi leur<br />

mission en passant à l’ennemi, soit sont<br />

privés des moyens de se faire entendre.<br />

le résultat c’est ce spectacle pathétique<br />

d’une société entière plongée dans une<br />

immense névrose collective, et d’une<br />

masse de gens stressés, déboussolés,<br />

tâtonnant et heurtant de droite et de<br />

gauche, comme des aveugles cherchant<br />

désespérément une issue. une masse de<br />

travailleurs dans un état aussi grave de<br />

déréliction peut à la rigueur se tourner<br />

vers un parti soi-disant socialiste, voire<br />

national-socialiste. il est exclu qu’elle<br />

s’intéresse au socialisme qui n’est plus<br />

pour elle qu’un mot vide.<br />

pourtant le concept a conservé une<br />

substance bien suffisante pour éclairer<br />

et diriger une démarche révolutionnaire<br />

et l’instauration d’un nouveau mode<br />

de production. en fait, le schéma de<br />

montage que j’évoquais en commençant<br />

existe bel et bien. et nos amis<br />

d’amérique latine font à leur façon la<br />

démonstration qu’il est encore opératoire.<br />

mais chez eux, la lutte politique a<br />

réussi à instaurer un rapport de forces<br />

en faveur des classes populaires et au<br />

détriment non seulement de la grande<br />

bourgeoisie capitaliste terrienne et<br />

compradore, mais aussi des fractions de<br />

la classe moyenne qu’elle a satellisées,<br />

toute cette petite-bourgeoisie toujours<br />

pleine d’exquis scrupules démocratiques<br />

quand il s’agit d’aider le petit peuple à<br />

se libérer mais infiniment plus tolérante<br />

quand il s’agit de travailler pour les<br />

puissants. Nous avons bien le schéma,<br />

mais chez nous la classe moyenne, dans<br />

sa grande majorité, fait la dégoûtée ou<br />

feint de l’avoir oublié, probablement<br />

parce qu’elle n’est pas tellement pressée<br />

d’abandonner son morceau de fromage.<br />

Qu’est-ce qui, au niveau<br />

des agents sociaux, favorise<br />

l’envie d’agir pour changer<br />

radicalement la société ?<br />

Pour le dire en des termes<br />

plus crus : comment devienton<br />

révolutionnaire ? Y a-t-il<br />

La Traverse #1 | page 37


et quelles sont les logiques<br />

sociales derrière ce processus ?<br />

aujourd’hui comme hier, le moteur par<br />

excellence du mouvement social, qu’on<br />

considère celui-ci dans sa dynamique<br />

(la transformation des structures) ou<br />

dans sa statique (la conservation des<br />

structures), c’est l’ensemble des intérêts<br />

de toute nature qui définissent à un<br />

moment donné les agents (au sens<br />

individuel et/ou collectif) concernés, et<br />

le rapport de force établi entre intérêts<br />

opposés.<br />

vers la fin des années 1780, une grande<br />

majorité de la population du royaume<br />

de france avait pris conscience de la nécessité<br />

d’un changement en profondeur<br />

de l’état de choses existant. plus ou<br />

moins clairement les gens comprenaient<br />

qu’un tel changement allait dans le sens<br />

de leurs intérêts bien entendus. cette<br />

large prise de conscience reposait, objectivement,<br />

sur les dégâts et les méfaits<br />

des structures de l’ancien régime qui<br />

avaient atteint les limites de leur capacité<br />

d’adaptation aux besoins nouveaux<br />

de développement matériel et humain.<br />

mais l’exploitation et l’oppression grandissantes<br />

ne suffisent pas à faire mûrir<br />

un projet proprement révolutionnaire.<br />

les gens peuvent, comme aujourd’hui,<br />

gémir, se lamenter, se mettre en colère,<br />

descendre dans la rue, exploser... et recommencer<br />

indéfiniment sans que rien<br />

page 38 | La Traverse #1<br />

ne change fondamentalement et sans<br />

que cela inquiète les petits malins qui<br />

tirent les ficelles. mais à la fin du Xviiie siècle existait ce facteur subjectif indispensable<br />

qui nous manque aujourd’hui :<br />

un modèle, une vision claire et opératoire,<br />

philosophiquement, politiquement<br />

et juridiquement, de ce que pouvait<br />

être un ordre social plus juste, plus<br />

fraternel, plus universellement émancipateur.<br />

l’idéal proposé aux populations<br />

était fait d’aspirations à un mieux-être<br />

certes, mais avec l’objectif de fonder une<br />

république de citoyens égaux en droits,<br />

responsables et libres, d’humains un<br />

peu plus humains, et non de façonner<br />

un troupeau de consommateurs à<br />

l’engrais, de salariés se concurrençant<br />

frénétiquement dans tous les domaines,<br />

sauf celui de la vertu républicaine.<br />

ainsi donc, en 1789, toutes les pièces de<br />

l’horloge à monter étaient sur la table, y<br />

compris le schéma de montage, aboutissement<br />

de la philosophie des lumières,<br />

sous forme d’une déclaration s’inspirant<br />

à la fois de l’œuvre de montesquieu et<br />

de celle de rousseau et préparant la<br />

constitution adoptée deux ans après, en<br />

septembre 91. ce document avait certes<br />

des lacunes, des points aveugles, voire<br />

des contradictions, mais il a joué son<br />

rôle directeur et sans la déshonorante<br />

trahison de la bourgeoisie révolution-<br />

réveiller la conscience occidentale ?<br />

naire devenue férocement conservatrice<br />

et réactionnaire une fois au pouvoir<br />

et débarrassée de la monarchie et de<br />

l’ancienne noblesse, la révolution de<br />

1789 aurait pu accoucher d’un monde<br />

bien meilleur pour l’ensemble des<br />

populations.<br />

en fait de modèle, nous ne disposons<br />

plus, en ce qui nous concerne, que<br />

de celui, médiocre à tous égards, que<br />

désigne l’expression american way of<br />

life, auquel depuis plus d’un demi-siècle<br />

se sont ralliées les élites occidentales<br />

et derrière elles le reste des peuples. et<br />

en guise de grands penseurs de la vie<br />

politique et sociale, nous avons bhl,<br />

alain duhamel et Jacques attali…. a la<br />

différence du modèle produit et diffusé<br />

par la pensée des lumières au Xviiie ,


notre modèle d’importation américain<br />

n’a aucune dimension critique par<br />

rapport à l’état de choses existant. il<br />

ne nous dit pas « nous vivons dans un<br />

système scandaleux qui bafoue toutes<br />

les valeurs humaines au nom de l’efficacité<br />

et de la rentabilité économiques,<br />

et il faut y mettre un terme le plus vite<br />

possible ». par le canal d’une propagande<br />

médiatique obsédante, inlassable<br />

et ubiquitaire, il ne cesse de nous persuader<br />

que nous vivons dans le meilleur<br />

des mondes, et que quiconque s’avise<br />

de douter de cette vérité indiscutable<br />

est un salaud de communiste mâtiné<br />

de terroriste, à éliminer d’urgence. la<br />

logique sociale dominante, officiellement<br />

soutenue par toutes les puissances publiques<br />

et privées, c’est la conservation,<br />

le verrouillage du système capitaliste. il<br />

ne faut surtout pas y toucher. la seule<br />

forme de changement tolérable dans<br />

cette perspective, c’est le changement<br />

contre-révolutionnaire, celui qui consiste<br />

à annihiler tous les acquis sans exception<br />

des luttes sociales antérieures. ce<br />

changement-là va bon train. ceux qui le<br />

mènent (hier le ps, aujourd’hui l’ump)<br />

ont même le front de parler de « réformes<br />

» et de les imposer au nom de l’intérêt<br />

général. et la masse des soi-disant<br />

citoyens dont les suffrages donnent sa<br />

légitimité à ce législateur réactionnaire,<br />

s’accommode, tous comptes faits, de<br />

cette situation indigne. Que demande<br />

en effet le peuple aujourd’hui : la liberté,<br />

la dignité, l’égalité, la fraternité ? Non, il<br />

demande des euros, encore des euros,<br />

toujours des euros, pour vivre à l’imitation<br />

(oh, certes infiniment lointaine !)<br />

des émirs du pétrole, des rois du béton<br />

et des princes de la finance, qui vivent<br />

eux, en bons maffieux pas vraiment<br />

regardants sur les moyens de s’enrichir.<br />

l’immoralité a toujours fait école plus<br />

sûrement que la vertu.<br />

l’affaissement idéologique et politique<br />

de la masse de la petite-bourgeoisie et<br />

des classes populaires est tel qu’on est<br />

en droit de se demander s’il existe encore<br />

une probabilité de redressement pour<br />

les générations actuellement en activité.<br />

même si leur avenir s’assombrit de<br />

plus en plus, même si elles ressentent<br />

de plus en plus douloureusement les<br />

effets destructeurs des contradictions<br />

insolubles dans lesquelles le système<br />

capitaliste ne cesse de s’enfoncer, elles<br />

restent incapables de penser vraiment<br />

leur situation objective et donc la nature<br />

d’une possible issue. bien qu’il soit<br />

extrêmement déplaisant de se placer<br />

dans une hypothèse catastrophiste,<br />

on ne peut s’empêcher de penser que<br />

seule une exacerbation cataclysmique<br />

de la crise pourrait, peut-être – ça n’est<br />

même pas sûr – réveiller la conscience<br />

occidentale. mais alors, il risque d’être<br />

beaucoup trop tard.<br />

vous avez parlé de « situation paradoxale<br />

». il y a effectivement un paradoxe.<br />

mais pour le définir exactement il faut<br />

dire qu’il provient d’une contradiction,<br />

que le système a transformée en<br />

blocage, entre l’état objectif de ses structures<br />

matérielles et les structures de<br />

subjectivité (ou types de personnalité,<br />

mentalités, entendement et affectivité)<br />

qu’il façonne. sur le plan des structures<br />

objectives, économiques en particulier,<br />

le système capitaliste est mûr pour céder<br />

dès maintenant la place à un autre<br />

mode de production, socialiste en l’occurrence.<br />

mais sur le plan des structures<br />

subjectives, le système déploie toute sa<br />

puissance pour entretenir l’illusion qu’il<br />

est irremplaçable et indéfiniment perfectible.<br />

Jusqu’ici il a réussi à maintenir<br />

les générations successives sur les rails<br />

d’un consumérisme sans âme, sans<br />

autre horizon que celui d’un progrès<br />

technologique supposé illimité. la prise<br />

de conscience récente du coût écologique<br />

effroyable de ce progrès et de la<br />

course à l’abîme qu’il entraîne, a conduit<br />

nos princes à mettre en circulation<br />

une version capitalistico-compatible de<br />

l’idéologie écologique sous l’appellation<br />

de « développement durable », ou plus<br />

bouffonne encore de « capitalisme vert »,<br />

avec l’aide de comparses médiatiques<br />

comme cohn-bendit, hulot et cie. et<br />

une fois de plus, par analphabétisme<br />

politique, la majorité de la population<br />

La Traverse #1 | page 39


a gobé l’hameçon et s’est mise à croire<br />

que le capitalisme non seulement va<br />

enrichir indéfiniment des milliards<br />

d’êtres humains mais encore qu’il va<br />

sauver la planète, c’est-à-dire réussir à<br />

faire très exactement le contraire de ce<br />

qu’il fait depuis toujours. en réalité, les<br />

gens de chez nous comme d’ailleurs,<br />

d’aujourd’hui comme d’hier, croient<br />

ce qu’ils ont envie de croire, ce qui les<br />

arrange le plus ou qui les dérange le<br />

moins.<br />

Quels conseils donneriezvous<br />

aux révolutionnaires<br />

aujourd’hui, c’est-à-dire aux<br />

personnes qui souhaitent<br />

un changement radical de<br />

l’organisation sociale et<br />

économique, dans une direction<br />

anticapitaliste, écologique,<br />

féministe, démocratique ?<br />

Je n’ai pas qualité pour conseiller qui<br />

que ce soit en quoi que ce soit. d’autant<br />

que, comme on le sait depuis longtemps,<br />

« les conseilleurs ne sont pas les<br />

payeurs ». mais en tant qu’intellectuel,<br />

je me dois d’engager publiquement ma<br />

responsabilité en disant clairement et<br />

de façon argumentée ce que je pense<br />

de l’état de notre société. c’est ce que<br />

je fais dans mes ouvrages et en toute<br />

occasion. il se trouvera de bons esprits<br />

page 40 | La Traverse #1<br />

pour me reprocher d’avoir une vision<br />

trop « pessimiste » de la réalité, une<br />

vision déprimante qui risque de « désespérer<br />

billancourt ». allons donc ! ce<br />

qui a désespéré billancourt et qui, plus<br />

largement, a démoralisé les masses, ce<br />

sont les faux espoirs toujours déçus, les<br />

promesses jamais tenues, les objectifs<br />

jamais atteints, les assurances de victoire<br />

prochaine toujours démenties par<br />

la défaite et maintenant la régression<br />

organisée et la destruction programmée<br />

de tous les acquis. ce qui a fait le plus<br />

de mal à la gauche, c’est justement<br />

le prétendu « réalisme », le « pragmatisme<br />

» préconisé par ses « élites » et qui<br />

nous a conduits au marasme actuel, à<br />

l’enlisement dans le bourbier capita-<br />

liste et ses contradictions meurtrières.<br />

il serait temps, en ce début de XXie siècle mondialisé, que le genre humain<br />

entreprenne d’effectuer son aggiornamento<br />

intellectuel et moral, singulièrement<br />

dans les pays les plus développés<br />

et les plus scolarisés, et que chacun<br />

s’efforce de voir les choses en face, sans<br />

euphémiser inutilement la réalité. il faut<br />

apprendre, et on en a désormais les<br />

moyens, à porter sur le monde social un<br />

regard sociologique de nature à décaper<br />

les illusions. comme les stupéfiants<br />

pour le drogué, les eaux-de-vie pour<br />

l’alcoolique ou les loteries pour le<br />

joueur, ce qui, à la longue, fait le plus de<br />

mal aux êtres sociaux, c’est ce qui, dans<br />

l’instant, leur fait du bien, c’est-à-dire les<br />

illusions dont on les berce et dont ils se<br />

bercent eux-mêmes, illusions de toutes<br />

sortes, de toutes origines, à toutes<br />

fins, qui leur servent à enchanter un<br />

peu leur univers, à estomper ses tares,<br />

voiler ses laideurs, oublier leur propre<br />

insignifiance et minimiser leurs respon-<br />

faire une révolution dans la révolution.<br />

sabilités ; les illusions qui leur permettent<br />

de se croire supérieurs, distingués,<br />

méritants, dignes de considération, irréprochables,<br />

élus et justifiés, à la façon<br />

des petits-bourgeois qui ne cessent de<br />

se raconter des histoires et de se rejouer<br />

le film de « la grande illusion », celle de<br />

leur importance, de leurs dons, de leur<br />

vocation, de leur originalité, de leur


équité, de leur liberté et autres vertus<br />

imaginaires servant à faire fonctionner,<br />

sans états d’âme insupportables, un<br />

ordre social mensonger, inique et cruel,<br />

dont il sera toujours possible, plus tard,<br />

après la catastrophe, de se persuader<br />

que « hélas, on ne savait pas »...<br />

s’il devait y avoir une révolution, il<br />

faudrait en vérité, pour qu’elle soit totale<br />

et accomplie, faire une révolution dans<br />

la révolution, car ce n’est pas tout de remettre<br />

sur ses pieds un ordre social qui<br />

marche sur la tête, encore faut-il opérer<br />

le même renversement sur le plan des<br />

subjectivités. et même parmi ceux qui<br />

appellent aujourd’hui de leurs vœux une<br />

révolution, il n’est pas sûr qu’il y en ait<br />

beaucoup qui mesurent clairement tout<br />

ce que cela implique de dépouillement<br />

du vieil hominien pré-historique dont<br />

l’homo œconomicus capitalisticus, avide,<br />

narcissique, jouisseur et insondablement<br />

bête est le dernier avatar.<br />

Quels sont vos espoirs<br />

politiques pour les années à<br />

venir ?<br />

Je ne vous surprendrai pas si je dis que<br />

mon espoir, c’est de voir la conception<br />

du monde que je défends, avec d’autres,<br />

progresser dans les esprits et aboutir à<br />

la constitution d’une véritable force sociale.<br />

et quand je pense à l’état objectif<br />

de décomposition du système actuel, je<br />

me dis que les choses pourraient bien<br />

aller plus vite qu’on n’imagine. le système<br />

est mûr pour un bouleversement<br />

radical. ce qui fait sa principale force,<br />

c’est la faiblesse de son opposition, ou si<br />

l’on préfère, la force inertielle de l’adhésion,<br />

le soutien passif dont il fait encore<br />

l’objet de la part des masses. a la limite,<br />

le système pourrait s’écrouler tout d’une<br />

pièce, comme une barre d’immeuble qui<br />

implose, sans qu’on ait à tirer un seul<br />

coup de canon. l’effondrement récent<br />

du système financier en témoigne. un<br />

des meilleurs indices de la fragilité<br />

extrême de la mécanique capitaliste,<br />

c’est sa paranoïa sécuritaire qui lui<br />

fait voir des menaces terroristes dans<br />

toute contestation. paradoxalement<br />

les promoteurs du capitalisme mondialisé<br />

qui veulent régenter le monde,<br />

s’enferment au propre et au figuré dans<br />

des camps retranchés dont ils truffent<br />

les abords de flics et de caméras. mais<br />

leur meilleur rempart demeure encore<br />

la soumission extorquée aux populations.<br />

il suffirait que la grande masse<br />

des salariés de tous secteurs se croisent<br />

les bras en même temps. ce système<br />

en voie de putréfaction, qu’une simple<br />

tempête désorganise profondément, ne<br />

résisterait pas à la puissance formidable<br />

d’une grève générale conduite avec lucidité<br />

et détermination. encore faudrait-il<br />

avoir sérieusement réfléchi à la suite et<br />

savoir comment s’y prendre pour ne pas<br />

La Traverse #1 | page 41


permettre à la logique délétère qu’on<br />

aura chassée par la porte des structures<br />

objectives (économiques et politiques),<br />

de rentrer par la fenêtre de structures<br />

subjectives (intellectuelles et morales)<br />

persistantes. c’est malheureusement<br />

par là que pèche toujours le combat. il<br />

n’y a pratiquement plus de nos jours<br />

une seule mobilisation qui s’effectue sur<br />

des bases non mystifiées. la diffraction<br />

et l’émiettement de l’énergie contestataire<br />

en des combats au service de<br />

« causes » diverses, si légitimes soientelles,<br />

que leurs défenseurs ne savent,<br />

ou ne veulent, articuler avec la lutte des<br />

classes, est dans l’état actuel des choses<br />

l’un des plus sûrs adjuvants permettant<br />

au système de préserver le statu quo<br />

sur l’essentiel. on ne risque guère de<br />

faire une révolution si les forces potentiellement<br />

révolutionnaires se dispersent<br />

et s’épuisent dans des luttes tribales, catégorielles,<br />

sectorielles, etc. a défaut de<br />

pouvoir supprimer les luttes, le système<br />

atomise toutes les contestations.<br />

page 42 | La Traverse #1<br />

victime consentante ?<br />

là encore, grande est la responsabilité<br />

de la petite-bourgeoisie, qui trouve dans<br />

la multiplicité de ces combats sporadiques<br />

l’espace adéquat pour déployer<br />

ses stratégies de distinction personnelle<br />

et rentabiliser symboliquement des investissements<br />

ciblés. s’ils ont l’avantage<br />

inestimable de donner du sens à l’existence<br />

quotidienne, de tels engagements<br />

ont trop souvent l’inconvénient de faire<br />

décerner des brevets de combativité, et<br />

la bonne conscience qui va avec, à des<br />

militants qui peuvent fort bien n’avoir<br />

aucune motivation politique précise,<br />

se cantonner dans le registre compassionnel<br />

et humanitaire et finalement se<br />

révéler, le moment venu, plus soucieux<br />

de sauver le système que de le combattre.<br />

on a vu cela dix fois déjà. l’expérience<br />

témoigne qu’il est moins difficile<br />

à un révolutionnaire qui se situe sur le<br />

terrain de la lutte des classes d’intégrer<br />

à sa problématique générale la question<br />

posée par telle ou telle aliénation<br />

spécifique, que pour un militant d’une<br />

cause spécifique d’élargir sa vision à<br />

l’ensemble des rapports de classes. on a<br />

complètement perdu de vue que lorsque<br />

dans une société de classes, les classes<br />

populaires, et singulièrement la classe<br />

ouvrière, ne jouissent que de libertés illusoires,<br />

aucune autre classe ou fraction<br />

ou catégorie sociale ne peut se flatter<br />

de gagner sa liberté. comme quelques<br />

excellents esprits, du genre de hegel,<br />

marx ou elias, nous l’ont expliqué, la<br />

dialectique des rapports sociaux et de<br />

l’interdépendance entraîne que même<br />

ceux qui se croient les maîtres sont à<br />

bien des égards les esclaves de leurs esclaves.<br />

hélas les esclaves ne se rendent<br />

pas compte de leur force et on ne peut<br />

compter ni sur les députés, ni sur les<br />

leaders syndicaux, ni sur les journalistes<br />

pour la leur rappeler.<br />

alors il faut que tous ceux qui ont la<br />

possibilité de se faire entendre cessent<br />

de papoter et ratiociner pour aller à l’essentiel,<br />

appeler chat un chat et dictature<br />

ploutocratique un régime où la loi est<br />

faite par les riches et pour les riches. il<br />

faut en finir avec les prudences, les atermoiements<br />

et les timidités petites-bourgeoises,<br />

toutes ces formes socialement<br />

avouables de la tiédeur des convictions,<br />

de la peur de s’exposer et de perdre ses<br />

misérables privilèges. Nous sommes véritablement<br />

à la croisée des chemins. en<br />

fait nous y sommes depuis longtemps,<br />

et qui n’est pas avec spartacus soutient


forcément crassus, ne serait-ce que par<br />

défaut. toutes les contorsions intellectuelles<br />

n’y changeront rien.<br />

Dans vos ouvrages, vous<br />

soulignez l’importance de<br />

la socioanalyse, l’effort de<br />

porter sur soi-même un regard<br />

sociologique critique, afin de<br />

mieux comprendre ce qui nous<br />

rattache subjectivement au<br />

système capitaliste, cet «Homo<br />

Economicus» qui est au plus<br />

profond de nous. Comment s’y<br />

prend-t-on ? Comment faitesvous,<br />

personnellement ? Existet-il<br />

une méthodologie de la<br />

socioanalyse ?<br />

se socioanalyser consiste à se demander,<br />

en toutes circonstances, en quoi<br />

ce que l’on est et ce que l’on fait ou<br />

projette de faire, est déterminé, dans<br />

sa matérialité et/ou ses modalités, par<br />

ses conditions sociales d’existence,<br />

c’est-à-dire par la socialisation subie, par<br />

la position sociale qu’on occupe, par la<br />

trajectoire que l’on a suivie, par son appartenance<br />

à tel(s) ou tel(s) groupe(s), à<br />

telle classe ou fraction de classe, par les<br />

capitaux matériels et symboliques que<br />

l’on détient ou que l’on convoite, etc., et<br />

en même temps à se demander en quoi<br />

les « choix » de toute nature que l’on<br />

opère à tout instant, parfois après en<br />

avoir délibéré mais le plus souvent sans<br />

même y réfléchir vraiment, contribuent<br />

au maintien et à la reproduction de<br />

l’ordre social établi. la socioanalyse est<br />

donc un travail d’élucidation, de mise<br />

en lumière de ce qui habituellement<br />

fonctionne dans le clair-obscur, voire<br />

dans l’inconscience totale, à savoir les<br />

rapports d’homologie ou, pour parler<br />

plus simplement, les correspondances<br />

et les déterminations réciproques plus<br />

ou moins étroites, plus ou moins immédiates,<br />

entre les deux formes conjointes<br />

sous lesquelles existe toujours le<br />

monde social : les structures objectives<br />

en dehors de nous et les structures<br />

subjectives au dedans de nous. c’est un<br />

exercice difficile sans doute, mais ni plus<br />

ni moins que toute autre tâche intellectuelle,<br />

pour peu qu’on ait le temps et les<br />

moyens de s’informer et de réfléchir. la<br />

qualité du résultat dépend évidemment<br />

des ressources théoriques dont on dis-<br />

pose, mais je ne crois pas qu’il existe de<br />

méthode de la socioanalyse sans peine<br />

ni de recette magique pour acquérir<br />

la volonté de savoir, de comprendre et<br />

d’en tirer les conséquences. la véritable<br />

difficulté est ailleurs.<br />

elle tient au fait que, généralement,<br />

ceux qui entreprennent ce retour sociologique<br />

sur eux-mêmes y sont conduits<br />

parce qu’ils s’interrogent sur la façon<br />

dont le monde social fonctionne. et s’ils<br />

s’interrogent, c’est d’abord parce qu’ils<br />

ne s’y sentent pas bien. ceux qui s’y<br />

sentent confortables sont plutôt enclins<br />

à considérer que tout va pour le mieux<br />

dans le meilleur des mondes. mais<br />

ceux qui éprouvent un malaise, une<br />

des nombreuses formes de la « misère<br />

de position », finissent par s’interroger<br />

sur la racine de leur mal avec peut-être<br />

l’espoir d’y remédier. l’ennui, c’est qu’en<br />

même temps que certaines des raisons<br />

La Traverse #1 | page 43


pour lesquelles on souffre, l’analyse<br />

critique découvre les conditions et donc<br />

les limites dans lesquelles on peut y<br />

remédier. on commence à comprendre<br />

que tous ces problèmes sont structurels,<br />

inhérents à une logique objective<br />

de fonctionnement, à un agencement<br />

systémique qui se moque des humeurs<br />

individuelles tant qu’elles ne se<br />

transforment pas en une force sociale<br />

organisée. on découvre qu’on n’est pas<br />

aussi étranger qu’on pouvait le croire au<br />

fonctionnement des structures et que,<br />

alors même qu’on aurait des raisons de<br />

se plaindre, on se comporte en victime<br />

consentante quand ce n’est pas en<br />

collaborateur zélé du système qui vous<br />

opprime. pis encore, on découvre aussi<br />

– et ça, c’est très déstabilisant – qu’on<br />

n’a pas uniquement des raisons de se<br />

plaindre du monde dans lequel on vit,<br />

mais qu’il a aussi, en compensation,<br />

quelques côtés plus supportables, quelques<br />

avantages dont on imagine mal<br />

qu’on puisse se passer. mais ce progrès<br />

dans la connaissance de soi-même n’a<br />

malheureusement pas d’effet automatique.<br />

page 44 | La Traverse #1<br />

tout se passe comme si le for intérieur<br />

de chaque individu devenait le théâtre<br />

d’un combat incertain entre le besoin de<br />

comprendre, né de sa frustration et de<br />

sa colère, et la volonté de ne pas savoir<br />

entretenue par tout ce qui l’attache et le<br />

fait adhérer au système.<br />

c’est là sans doute la racine de la forme<br />

existentielle que tend à prendre le plus<br />

souvent le problème du changement<br />

social dans notre société : comment<br />

conserver le « bon » du système en<br />

se débarrassant du « mauvais » ? on<br />

ne réalise pas que ce genre de problématique,<br />

qui est à la base même de<br />

la démarche réformiste, est la version<br />

sociologique de la quadrature du cercle.<br />

car ce qui fait les dominants, c’est<br />

aussi ce qui fait, inséparablement, les<br />

dominés. c’est le problème actuel de<br />

la majorité des classes moyennes « de<br />

gauche », dont la capacité de se faire<br />

des illusions sur elles-mêmes et sur le<br />

système semble inépuisable.<br />

en fait, il faut regarder les choses en<br />

face, il n’y a pas de solution à ce problème,<br />

pas de remède à cette contradiction<br />

indépassable de l’intérieur, sauf à se<br />

persuader qu’on vit dans le meilleur des<br />

mondes. la seule démarche de nature<br />

à résoudre cette contradiction, c’est la<br />

lutte collective pour un changement<br />

révolutionnaire, c’est-à-dire la substitu-<br />

tion au système existant d’un nouveau<br />

système social, obéissant à une logique<br />

radicalement différente qui n’est plus<br />

celle de la domination sociale.<br />

bien sûr, on peut toujours dans l’im-<br />

médiat mettre en œuvre des palliatifs<br />

à l’échelle individuelle. Je connais des<br />

gens qui ont carrément bouleversé leur<br />

microcosme personnel parce qu’il leur<br />

était devenu intolérable de continuer à<br />

faire ce qu’ils faisaient jusque-là, avec<br />

le sentiment crucifiant de contribuer à<br />

entretenir ce qu’ils condamnaient. Je<br />

connais un journaliste (et même plus<br />

d’un) qui a abandonné le métier pour<br />

devenir enseignant ; un ingénieur,<br />

cadre supérieur de grande entreprise<br />

industrielle, qui s’est reconverti dans<br />

une activité modeste de restauration ;<br />

un travailleur social qui a préféré se<br />

consacrer à la fabrication du fromage<br />

de chèvre, etc. et il y en a bien d’autres.<br />

d’un point de vue moral, on ne peut<br />

que saluer la force de caractère de ces<br />

héros de la vie sociale. et on ne peut<br />

que leur souhaiter de trouver dans leur<br />

nouvelle existence un apaisement à leur<br />

mauvaise conscience. mais on ne peut<br />

tirer aucun précepte général de ces cas<br />

singuliers qui s’apparentent beaucoup<br />

à la démarche classique de recherche<br />

du salut personnel. dans ce domaine,<br />

il appartient à chacun de faire ce qu’il<br />

croit devoir faire en conscience.


en définitive, je dirai que que l’effort de<br />

se socioanalyser, s’il est suffisamment<br />

poussé, en toute rigueur, a une grande<br />

probabilité de déboucher sur l’adoption<br />

d’un point de vue révolutionnaire, une<br />

volonté de transformation radicale des<br />

rapports sociaux. la difficulté c’est de<br />

constituer la force sociale indispensable<br />

à la réalisation de ce projet. en tout<br />

état de cause, cela implique le rassemblement<br />

de la masse des intéressés<br />

potentiels (l’immense majorité des salariés<br />

aujourd’hui) autour d’un nouveau<br />

projet de société. encore faudrait-il que<br />

tous les intéressés arrivent à faire le lien<br />

entre leur mal-être existentiel et la logique<br />

du système qu’ils ont intériorisée,<br />

et donc qu’ils entament, d’une façon ou<br />

d’une autre, leur socioanalyse.<br />

Quoi qu’il en soit, la mise en évidence<br />

des liens étroits et incorporés que<br />

chacun entretient avec l’ordre établi,<br />

est la seule voie, non pas pour échapper<br />

miraculeusement aux pesanteurs<br />

sociales – ce qui est impossible – mais<br />

pour commencer à remédier à la cécité<br />

volontaire et plus encore involontaire<br />

qui assujettit tout agent au système et<br />

fait de lui un esclave qui s’ignore.<br />

Quel regard portez-vous sur<br />

«la gauche de la gauche», le<br />

NPA, le Front de Gauche, les<br />

mouvements de Décroissance ?<br />

Êtes-vous personnellement<br />

engagé ou avez-vous été engagé<br />

dans des démarches politiques<br />

de ce type ?<br />

Je mets de côté le mouvement de la<br />

décroissance tel qu’il s’exprime dans le<br />

journal du même nom, qui a ma sympathie<br />

et mon soutien parce qu’il milite<br />

pour des changements de mentalité et<br />

de comportement qui peuvent et même<br />

doivent s’inscrire parmi les principales<br />

dimensions d’un changement révolutionnaire.<br />

l’idéologie de la décroissance<br />

est de toute évidence en affinité<br />

avec la volonté de mettre un terme<br />

aux aberrations du système capitaliste,<br />

et je lui trouve des résonances essentielles<br />

avec ma vision personnelle des<br />

choses, dans la mesure où son objectif<br />

majeur c’est de travailler à faire prendre<br />

conscience de la nécessité de changer<br />

radicalement notre rapport à notre<br />

environnement naturel et humain. pour<br />

autant ce mouvement n’a pas à proprement<br />

parler de projet politique explicite.<br />

du moins ne se présente-t-il pas comme<br />

un parti politique ayant des prétentions<br />

au pouvoir.<br />

c’est le cas des autres organisations<br />

que vous mentionnez, que je m’efforce<br />

La Traverse #1 | page 45


de considérer sans préjugé hostile ni<br />

favorable mais seulement en fonction de<br />

leurs prises de positions et de leurs analyses.<br />

si celles-ci me paraissent avoir,<br />

avec des nuances d’une organisation à<br />

l’autre, une tonalité incontestablement<br />

critique envers le système, elles me<br />

paraissent encore bien loin d’avoir défini<br />

clairement les objectifs et les voies d’une<br />

rupture véritablement révolutionnaire<br />

avec le système qu’elles récusent en<br />

principe mais qu’elles semblent prêtes<br />

à aller gouverner, au nom sans doute<br />

du sacro-saint esprit de compromis et<br />

du principe de réalisme auquel trop<br />

souvent on identifie la politique. en fait<br />

elles n’ont pas vraiment rompu avec la<br />

conception électoraliste, boutiquière et<br />

paroissiale, de l’opposition parlementaire<br />

traditionnelle et se comportent<br />

comme les roues avant et arrière d’un<br />

véhicule qui revendiqueraient toutes<br />

la fonction motrice sans voir qu’elles<br />

tournent forcément dans le même sens<br />

parce qu’elles dépendent toutes du<br />

même moteur. comme si, en démocratie<br />

bourgeoise, s’emparer de la majorité<br />

parlementaire avait jamais servi, depuis<br />

des décennies, à autre chose qu’à déposséder<br />

le peuple de sa souveraineté,<br />

à enrôler les masses sous la bannière<br />

du capitalisme et à les fidéliser à un<br />

modèle présenté comme indéfiniment<br />

perfectible, dont nous mesurons bien<br />

aujourd’hui à quel point, en effet, il a<br />

page 46 | La Traverse #1<br />

perfectionné les moyens d’exploitation<br />

du travail par le capital.<br />

En 2009, l’un des livres<br />

politiques «radicaux» qui s’est le<br />

mieux vendu était L’insurrection<br />

qui vient (20 000 exemplaires<br />

environ) : l’avez-vous lu ? Si<br />

oui, qu’en avez-vous pensé ?<br />

vaste question. il y a toujours eu dans<br />

l’histoire des luttes de classes en france<br />

(et aussi ailleurs) un courant potentiellement<br />

insurrectionnel. une des plus<br />

récentes expressions de ce courant<br />

consiste en un manifeste publié sous le<br />

titre L’insurrection qui vient (la fabrique<br />

éditions, paris, 2007), ouvrage présenté<br />

comme collectif, dont les auteurs<br />

se donnent l’appellation de « comité<br />

invisible ». ce texte, remarquablement<br />

rédigé, dans une langue et un style qui<br />

sont ceux d’intellectuels de formation<br />

supérieure, a le mérite de dresser, dans<br />

les termes les plus nets, contrastant<br />

avec la bouillie idéologico-politique qui<br />

est servie aujourd’hui par les « partenaires<br />

sociaux », le bavardage médiatique<br />

et la langue de bois du « débat<br />

démocratique », un constat informé et<br />

argumenté de la situation actuelle dans<br />

les sociétés capitalistes. d’un point de<br />

vue symptomatologique, il est difficile de<br />

récuser le diagnostic sans complaisance<br />

formulé par les auteurs : ceux-ci ont<br />

manifestement la capacité, malheureu-


sement rare, de comprendre et exprimer<br />

trois choses que l’immense majorité de<br />

leurs concitoyens ne peuvent et/ou ne<br />

veulent voir et dont la perception donne<br />

sa radicalité à une vision révolutionnaire<br />

de la lutte :<br />

a/ le caractère irrémédiablement morti-<br />

fère du système capitaliste.<br />

b/ donc la nécessité pour y mettre fin<br />

de s’attaquer à ses causes profondes,<br />

à son principe même (la domination<br />

de classe, l’appropriation privée au<br />

bénéfice d’une minorité de possédants<br />

accapareurs, etc.) et pas seulement à<br />

des aspects périphériques ou subalternes<br />

(comme organiser une meilleure<br />

participation des travailleurs à la gestion<br />

des affaires, ou une redistribution un<br />

peu moins inégalitaire de miettes de<br />

capital, ou une plus grande mobilité<br />

sociale, etc.).<br />

c/ l’imposture d’une démocratie<br />

parlementaire bourgeoise conçue,<br />

aujourd’hui plus que jamais, comme<br />

un dispositif à entretenir l’espérance<br />

illusoire en un progrès vraiment démocratique<br />

et à stériliser et dévoyer toute<br />

volonté de changement structurel. de<br />

cette caricature de démocratie, il n’y<br />

a vraiment plus rien à attendre (ou<br />

plus rien qu’un néo-fascisme fondé<br />

sur l’exacerbation du désir de sécurité<br />

débouchant – le processus est d’ores et<br />

déjà en cours – sur la substitution de<br />

l’etat-policier à l’etat-providence).<br />

ce système doit être mis définitivement<br />

hors d’état de nuire. mais dire cela, revient<br />

au fond à rappeler ce qui constitue<br />

le dénominateur commun de tous les<br />

partisans du socialisme (le vrai, pas sa<br />

caricature sociale-démocrate) depuis<br />

maintenant plus d’un siècle.<br />

les divergences commencent avec la<br />

question, toujours d’actualité :<br />

Que faire, concrètement<br />

et tout de suite ?<br />

on retrouve là la problématique clas-<br />

sique réformisme-vs-révolution. mais<br />

comme aujourd’hui le réformisme a<br />

cessé d’avoir des objectifs socialistes<br />

pour se réduire à une collaboration pure<br />

et simple avec la classe possédante et<br />

dirigeante, on assiste périodiquement à<br />

la réactivation des clivages qui divisent<br />

les révolutionnaires en partisans de<br />

l’action de masse (nécessitant un travail<br />

de longue haleine, des structures d’organisation<br />

de type parti ouvrier, etc.)<br />

et en partisans de « l’action directe »,<br />

immédiate, groupusculaire et donc souvent<br />

violente par nature. l’exténuation<br />

et le discrédit actuels des organisations<br />

comme le pcf, qui travaillaient naguère<br />

à l’action de masse, entraînent que les<br />

La Traverse #1 | page 47


groupuscules tenant le langage de l’ac-<br />

tion radicale immédiate prennent plus<br />

de relief dans la platitude du marécage<br />

politique ambiant. eux au moins ils ne<br />

proposent pas pour seule stratégie de<br />

s’enliser dans le jeu électoraliste de la<br />

démocratie bourgeoise. mais que proposent-ils<br />

d’autre ? de prendre le maquis ?<br />

au chiapas, en bolivie, etc., ça peut<br />

encore se concevoir. mais en france,<br />

en allemagne, en italie, en belgique, le<br />

mot d’ordre devient « descendre dans<br />

la rue et tout niquer », comme écrivent<br />

les auteurs de l’insurrection qui vient.<br />

cette méthode de justice sommaire et<br />

expéditive peut procurer d’intenses satisfactions<br />

ponctuelles et momentanées,<br />

mais elle est sans lendemain, ou alors<br />

avec des lendemains pires que la veille.<br />

un de ses effets les plus pervers, c’est<br />

d’apporter au pouvoir réactionnaire des<br />

arguments pour légitimer sa politique<br />

de répression contre-révolutionnaire,<br />

désormais baptisée « contre-terroriste »<br />

pour s’assurer le soutien des masses.<br />

ce n’est pas là une crainte illusoire<br />

mais une des leçons les plus constantes<br />

de l’histoire ancienne ou récente des<br />

luttes de classes. c’est la raison pour<br />

laquelle les forces de police ne cessent<br />

d’infiltrer les groupes extrémistes avec<br />

des « casseurs » chargés d’attiser les<br />

inclinations à la violence de rue. l’arsenal<br />

légal permettant de criminaliser<br />

toute contestation qui prendrait un tour<br />

violent, est allé se renforçant au cours<br />

de ces dernières années et le pouvoir<br />

est heureux qu’on lui fournisse des<br />

occasions de s’en servir.<br />

page 48 | La Traverse #1<br />

par conséquent, autant on peut<br />

souscrire au diagnostic lucide de ceux<br />

qui ont compris et ne se font plus<br />

aucune illusion sur la nature profonde<br />

du système capitaliste, autant on doit<br />

éviter de se fourvoyer dans la démarche<br />

suicidaire préconisée par certains et<br />

qui fait finalement le jeu de l’ennemi<br />

de classe. en l’occurrence, le problème<br />

qui se pose sur le plan de l’action<br />

révolutionnaire est beaucoup plus un<br />

problème politique que moral. seuls les<br />

imbéciles ou les suppôts de l’ordre établi<br />

peuvent condamner a priori le recours<br />

à la violence comme si c’était le mal<br />

absolu, sans considération des causes,<br />

des raisons et des circonstances, tout en<br />

refusant par ailleurs de voir les effets de<br />

la terrible violence sociale qu’exercent<br />

la domination de classe et ses institutions<br />

sur la personne et l’existence<br />

de millions d’individus. sous la seule<br />

réserve de ne pas frapper aveuglément<br />

et délibérément des victimes innocentes,<br />

le recours à l’insurrection violente est<br />

une démarche moralement légitime<br />

(dont le droit est d’ailleurs inscrit dans<br />

certaines constitutions, comme la nôtre<br />

par exemple) lorsqu’elle est le seul<br />

moyen de mettre fin à l’oppression des<br />

faibles par les forts. aucune argutie<br />

rhétorique ne saurait conduire à récuser<br />

ce principe. mais celui-ci n’autorise pas<br />

un petit groupe militant, un comité<br />

invisible ou non, à décréter, du haut<br />

de sa compétence révolutionnaire<br />

autoproclamée, qu’il a pour mission de<br />

sauver l’humanité en tout ou en partie,<br />

et que la grandeur d’une telle fin justifie<br />

l’emploi de tous les moyens. la révo-<br />

lution sociale doit être l’affaire du plus<br />

grand nombre, pas celle d’une minorité<br />

agissante substituant sa propre volonté,<br />

si éclairée soit-elle, à celle d’une classe<br />

sociale. et pour qu’une classe sociale,<br />

ou pour le moins la majorité de sa population,<br />

acquière une volonté politique<br />

de changement (avec ou sans affrontement<br />

violent aux forces de répression) il<br />

n’y a pas de miracle : il y faut seulement<br />

un travail politique soutenu, rationnellement<br />

et collectivement organisé. ce<br />

travail ne se fait plus ou presque plus.<br />

il faut le reprendre. l’organisation et le<br />

nombre, ce sont là les deux piliers de<br />

la force révolutionnaire sans lesquels<br />

le militantisme progressiste ne peut<br />

que dégénérer en activisme fébrile et<br />

aventuriste ou en recherche sectaire<br />

du salut personnel ou, pire encore, en<br />

quête individualiste d’émotions fortes et<br />

de poussées d’adrénaline.


Pour Pour aLLer aLLer + + Loin Loin<br />

LES OUVRAGES D’ALAIN ACCARDO<br />

AUX éDITIONS AGONE<br />

• Le petit-bourgeois gentilhomme,<br />

Sur les prétentions hégémoniques des<br />

classes moyennes, 2009<br />

• De notre servitude involontaire, Lettre<br />

à mes camarades de gauche, 2001<br />

• Introduction à une sociologie critique,<br />

lire Pierre Bourdieu, 2006<br />

• Journalistes précaires, journalistes<br />

au quotidien, avec Georges Abou, Gilles<br />

Balbastre et Christophe Dabitch, 2007<br />

La Traverse #1 | page 49


le cul- buto<br />

page 50 | La Traverse #1<br />

KaraTe menTaL<br />

l’effet bof,<br />

et autres ni-ni<br />

P A R RI C H A R D MO N V O I S I N<br />

ni-ni ni-ni ni-ni<br />

,<br />

ni-ni ni-ni<br />

ni-ni<br />

ni-ni<br />

ni-ni<br />

ni-nini-ni<br />

richard monvoisin anime depuis plusieurs années des cours de didactique des sciences, de zététique 1<br />

et d’analyse critique à l’université de grenoble. intrigués, les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> lui ont commandé<br />

une série de textes ludiques et pédagogiques sur les “outils d’autodéfense intellectuelle’’. dans<br />

ce premier chapitre, richard nous présente une famille de pièges de raisonnement : le culbuto, l’effet<br />

bof, le ni-ni, les faux dilemmes, les faux extrêmes et le biais du monde Juste.<br />

ni-ni<br />

ni-ni<br />

ni-ni<br />

1 la zététique, du grec zetein signifi ant « chercher », désigne l’étude scientifi que des<br />

théories étranges et des phénomènes dits « paranormaux », et l’utilisation de ces études<br />

afi n de construire l’esprit critique. pour en savoir plus, http://www.zetetique.fr/


O U T I L S D’AU T O D É F E N S E I N T E L L E C T U E L L E<br />

C H A P I T R E 1<br />

aujourd’hui, nous allons nous méfi er du culbuto,<br />

célebrissime et ancestral jouet au cul lesté qui,<br />

quelle que soit la force qui lui est imprimée,<br />

bascule nonchalamment d’un côté puis de l’autre,<br />

mais fi nit toujours par se remettre à la verticale.<br />

appelé aussi poussah, ou ramponneau du<br />

nom d’un cabaretier du même nom vers<br />

1700, cet objet existait déjà sous forme<br />

de petites poupées dans la chine du<br />

quatrième siècle – ce qui a fait dire<br />

à des petits plaisantins que lorsque<br />

le culbuto oscille, la dynastie tang.<br />

personne ne sait si les chinois s’énervaient<br />

eux-aussi contre cet objet malfaisant, mais<br />

force est de constater qu’à toujours revenir<br />

à la même position, le culbuto attise une<br />

sévère envie d’y mettre des baffes.<br />

toutefois, avant d’attiser notre envie de<br />

calotter le poussah, faisons un petit détour<br />

par ce qu’on appelle l’effet bof.<br />

La Traverse #1 | page 51


1. L , effeT bof<br />

imaginons que j’ai deux amis – ce qui est je vous l’accorde très agréable. l’un d’eux<br />

me dit : « moi je crois aux fantômes, je sais que c’est vrai, j’en suis certain » ; le<br />

second rétorque « bien sûr que non ! les fantômes, ça n’existe pas, j’en suis persuadé<br />

». Que puis-je en déduire ? vraisemblablement, je vais me dire dans mon for<br />

intérieur : « lui, il y croit dur comme fer, l’autre, n’y croit pas, mais dur comme fer<br />

aussi... donc, raisonnablement, je vais me positionner entre les deux. fifty-fifty. ».<br />

cela a l’air tout à fait raisonnable, et pourtant... pensons à une échelle de vraisem-<br />

blance, allant de 0% quand c’est invraisemblable, et 100% quand c’est archi-sûr.<br />

soit j’ai déjà rencontré un fantôme (cas-<br />

per, ou bien le fantôme Noir, l’ennemi<br />

de mickey), et dans ce cas, sous réserve<br />

que je fusse à jeûn, je dois conclure que<br />

je me situe au 100%.<br />

soit je n’ai jamais vu de mon existence<br />

un fantôme, et je n’ai pas le moindre<br />

soupçon de preuve de leur réalité. par<br />

conséquent, mon curseur redescendra<br />

dramatiquement vers zéro. très proche<br />

de zéro... mais pas zéro ! en vertu de<br />

cette injustice flagrante des sciences<br />

qui est qu’il est impossible de prouver<br />

l’inexistence de quelque chose, il me<br />

sera rationnellement impossible de<br />

conclure à l’inexistence des fantômes :<br />

il faudrait pour cela que j’ai été partout,<br />

de tout temps, dans tous les vieux<br />

châteaux et les vieilles caves, sous tous<br />

les lits et dans tous les placards pour<br />

en être certain. proche de zéro mon<br />

curseur, donc. disons 0,001%.<br />

page 52 | La Traverse #1<br />

si je rencontre un jour le fantôme noir,<br />

mon curseur vraisemblance passera à 100%<br />

mon 50/50 n’est donc pas du tout<br />

rationnel. d’une part, je n’ai aucun élément<br />

de preuve me permettant de situer<br />

pile à 50% ma vraisemblance ; d’autre<br />

part, rien ne me permet de poser qu’il y<br />

a autant de vraisemblance qu’un fantôme<br />

existe qu’un fantôme n’existe pas. Je<br />

suis tombé dans l’effet bof, c’est-à-dire<br />

que j’ai donné la même probabilité aux<br />

deux pôles, l’existence et l’inexistence<br />

de quelque-chose. cette position est appréciée<br />

pour son confort car elle donne<br />

la fausse impression d’un juste milieu,<br />

d’une bienveillante neutralité, avec une<br />

douillette satisfaction d’avoir fait la part<br />

des choses tel un salomon moderne 2 .<br />

pourtant, la position la plus rationnelle<br />

aurait été d’humblement suspendre<br />

mon jugement et, en l’absence de plus<br />

d’informations, de ne pas me situer sur<br />

l’échelle. en clair, fermer ma grande<br />

goule.<br />

Chauve n’est pas<br />

une couleur de cheveux<br />

on pourrait vous rétorquer que le fantôme<br />

n’est pas un gros enjeu politique<br />

au XXie siècle, ce qui est, il faut le dire,<br />

finement observé. alors remplaçons<br />

le fantôme, tout d’abord par dieu,<br />

allah, Jah, ganesh, le flying spaghetti<br />

monster, bref, une entité sur-naturelle<br />

bien balèse.<br />

entre une personne qui croit dur<br />

comme fer en son existence, et une<br />

2 salomon, roi, est connu pour son jugement légendaire lors d’une querelle entre deux prostituées revan-<br />

diquant la maternité d’un nouveau-né . il réclama une épée et dit : « partagez l’enfant vivant en deux et<br />

donnez une des moitiés à la première et l’autre moitié à la seconde ». l’une des femmes déclara alors<br />

qu’elle préférait renoncer à l’enfant plutôt que de le voir sacrifié, et salomon reconnaissant en elle la vraie<br />

mère, lui fit remettre le nourrisson. Le Premier livre des Rois (3, 16-28)


autre qui postule son inexistence, il<br />

est fréquent de retrouver une position<br />

intermédiaire posant que le sujet est<br />

bien trop élevé pour que l’esprit humain<br />

puisse trancher, et qu’au fond, chez le<br />

croyant comme chez l’athée, il y a peut<br />

être un peu de vrai chez tout le monde.<br />

on appelle cette position l’agnosticisme.<br />

elle est en quelque sorte l’effet bof<br />

en matière de dieu. c’est une position<br />

tranquille, aussi molletonnée qu’un<br />

centrisme politique, et qui permet de<br />

donner une illusion de saine mesure<br />

entre deux dangereux extrêmes.<br />

or, non seulement il ne s’agit pas de<br />

deux « extrêmes » ; mais en outre ils ne<br />

sont pas équivalents sur le plan de la<br />

probabilité. expliquons-nous.<br />

2. <strong>Les</strong> faux exTremes<br />

dans les écrits de Nicolas sarkozy (la république, les religions, l’espérance, 2006)<br />

ou du pape benoït Xvi (spes salvi, 2007), pour prendre des pensées conservatrices<br />

assez suivies en france, l’athéisme est présenté au mieux comme un fanatisme de<br />

type religieux, au pire comme un extrémisme idéologique. et, ô sainte horreur !,<br />

sans morale, l’athéisme mène forcément à toutes les désespérances et aux caves<br />

humides de vos immeubles pour y fumer des joints pendant de répugnantes tournantes.<br />

pour bien comprendre pourquoi l’idée de religion athée fond comme neige au soleil,<br />

empruntons sa théière au philosophe libertaire bertrand russell : imaginons une<br />

minuscule théière chinoise en porcelaine qui suivrait une orbite elliptique entre la<br />

terre et mars, et qui serait tellement petite qu’elle ne pourrait être observée : même<br />

nos meilleurs télescopes n’y parviendraient pas. en toute rigueur, il serait logique de<br />

douter de cette affi rmation, — qui ne peut être réfutée — et de considérer que cette<br />

théière n’existe vraisemblablement pas. pourtant, personne ne se dirait à ce propos<br />

« agnosticothéiériste », au risque de passer pour un fou : l’« athéiérisme » serait la<br />

position qui remporterait certainement le suffrage commun. y a-t-il un agnosticothéièriste<br />

dans la salle ?<br />

y a-t-il un agnosticothéièriste<br />

dans la salle ?<br />

La Traverse #1 | page 53


comme dit le magicien sceptique James<br />

randi, l’athéisme n’est une croyance<br />

que dans la mesure où la non-collection<br />

de timbres est un hobby. et le rationaliste<br />

mark schnitzius de renchérir : dire<br />

que l’athéisme est une religion revient<br />

à dire que chauve est une couleur de<br />

cheveux.<br />

oui, on rigole bien chez les athées.<br />

Coût des hypothèses<br />

venons-en au second point. Quand bien<br />

même les deux extrêmes existeraient,<br />

— par exemple deux hypothèses entre<br />

lesquelles notre cœur ferait le culbuto —<br />

il faudrait les soupeser comme les deux<br />

plateaux d’une balance avant de savoir<br />

vers laquelle pencher. si l’un des plateaux<br />

est rempli de faits réels, et l’autre<br />

d’entités nouvelles et sans poids précis,<br />

comme fantôme, esprit, âme ou dieu, il<br />

va être difficile de soupeser 3 .<br />

or poser, et « peser » l’existence de<br />

quelque-chose de nouveau ne peut se<br />

faire comme on pose son cul sur une<br />

chaise : lorsqu’un biologiste systématicien<br />

recense les espèces, il ne va<br />

pas créer une nouvelle case à chaque<br />

oiseau rencontré. il ne va en créer une<br />

qu’après avoir bien vérifié que le cui-cui<br />

en question ne s’incorpore dans aucune<br />

des catégories connues comme merle,<br />

pinson, mésange, ou boeing.<br />

page 54 | La Traverse #1<br />

prenons un autre exemple sur le coût<br />

des hypothèses : je mets un chat et<br />

une souris dans une boîte, je ferme, je<br />

secoue, je rouvre, et hop, il ne reste plus<br />

que le chat.<br />

Hypothèse 1 : la souris s’est téléportée,<br />

le chat non, car un chat, ça ne peut pas<br />

se téléporter.<br />

Hypothèse 2 : des extraterrestres de<br />

la planète mû ont voulu désintégrer la<br />

souris, mais elle s’est transformée en<br />

chat. le chat, de frayeur, est passé dans<br />

une autre dimension par effet tunnel.<br />

Hypothèse 3 : le chat a mangé la souris<br />

(sans dire bon appétit, ce qui est mal).<br />

Nous serons certainement d’accord<br />

pour dire que l’hypothèse 3 est beaucoup<br />

moins « coûteuse » pour le champ<br />

des connaissances que les deux autres :<br />

elle ne postule rien d’autre que la<br />

prédation de la souris par le chat, tandis<br />

que l’hypothèse 2 postule par exemple<br />

une planète mû + des extraterrestres<br />

qui viennent + qui savent désintégrer<br />

un chat (ce qui n’est pas donné à tout<br />

le monde) + une souris à superpouvoir<br />

qui se transforme en chat + une autre<br />

dimension + un chat qui sait y aller +<br />

un effet tunnel possible pour des objets<br />

macroscopiques et poilus. Ça fait beaucoup,<br />

et comme disait mon grand-père,<br />

il ne faudrait tout de même pas pousser<br />

mémé dans les orties, ça pourrait gâter<br />

la soupe.<br />

Rasoir d’Ockham<br />

ainsi, allah, ou Jéhovah comme entités<br />

supérieures ne s’imposeraient que si<br />

les effets qu’on leur prête ne pouvaient<br />

être interprétés autrement, par rien<br />

d’autre de déjà connu. certes, dieu est<br />

une hypothèse simple, satisfaisante, qui<br />

explique tout, mais elle est intellectuellement<br />

très coûteuse à créer de toute<br />

pièce. Notons pour notre culture que<br />

ce qu’on appelle parfois le « principe<br />

d’économie des hypothèses » n’est pas<br />

tout neuf, et date d’au moins aristote ;<br />

mais il est couramment attribué à un<br />

moine franciscain anglais du Xive siècle<br />

excommunié par le pape de l’époque.<br />

ce prénommé William, que nous autres<br />

francophiles chauvins nous sommes<br />

empressés de renommer guillaume<br />

venait d’ockham, dans le surrey, en<br />

angleterre, et aurait déclaré un lendemain<br />

de cuite entia non sunt multiplicanda<br />

praeter necessitatem, ce qui<br />

en moderne veut dire que les entités<br />

(comprendre : les explications et les<br />

causes) ne doivent pas être multipliées<br />

par delà ce qui est nécessaire. comme<br />

ce principe, appelé aussi principe de<br />

parcimonie, taillait de près les entités<br />

comme autant de poils rétifs d’une<br />

barbe ou d’un mollet, on l’a appelé le<br />

3 sauf pour l’âme qui, selon le médecin macdougall, a longtemps pesé 21 grammes.<br />

cette hypothèse est désormais réfutée en particulier par géraldine fabre dans<br />

21 grammes, le poids d’une âme..., un dossier téléchargeable sur http://www.zetetique.fr


asoir d’ockham. méfiance, ce principe<br />

ne nous dit rien sur la validité des hypothèses<br />

: il dit qu’entre deux hypothèses<br />

aussi explicatives l’une que l’autre, on<br />

ne sait pas laquelle sera juste, mais il<br />

vaut mieux choisir la moins coûteuse.<br />

il est extrêmement utile en médecine :<br />

face à un patient se présentant fatigué,<br />

avec le cou rigide, un mal de tête et un<br />

peu de fièvre, il sera plus logique de<br />

miser sur une méningite que simultanément<br />

sur une mononucléose, des<br />

vertèbres endommagées, une tumeur<br />

au cerveau et une malaria.<br />

ce coupe-chou peut s’avérer aussi<br />

utile pour l’analyse des théories dites<br />

du complot. il n’est pas impossible par<br />

exemple que le 11 septembre soit le<br />

fruit d’une orchestration planifiée par<br />

rasoir d’occase<br />

des services secrets, moyennant une<br />

grande discrétion des complices, tout<br />

un tas de précautions et l’effacement de<br />

toutes les preuves, ceci afin de déclarer<br />

le combat contre l’axe du mal et<br />

déclencher la deuxième guerre du golfe.<br />

c’est un scénario séduisant, surtout<br />

quand on est anti-bush et progressiste.<br />

mais un peu de culture historique<br />

rend assez coûteuse cette hypothèse.<br />

pour ne prendre qu’une comparaison,<br />

il a suffi pour la première guerre du<br />

golfe en 1990 de payer dix millions de<br />

dollars l’une des plus grosses firmes de<br />

relations publiques, hill & knowlton,<br />

pour qu’elle orchestre le changement<br />

d’opinion souhaité par g. bush père,<br />

en inventant de toute pièces l’histoire<br />

horrifiante de bébés koweitiens retirés<br />

des couveuses par les soldats irakiens et<br />

4 l’affaire fut dévoilée par le journaliste John r. macarthur, dans l’article Remember Nayira,<br />

Witness for Kuwait?, du New york times du 6 janvier 1992.<br />

en mettant en scène la fausse infirmière<br />

Nayirah, quinze ans, en larmes devant<br />

une commission sénatoriale émue<br />

jusqu’à la fibre. la jeune femme, qui<br />

s’avéra ensuite être Nayirah al-saba,<br />

la fille de l’ambassadeur du koweït,<br />

n’avait comble du cynisme jamais mis<br />

les pieds de sa vie au koweït 4 , mais<br />

elle représenta pourtant le happening<br />

majeur qui fit basculer l’opinion. une<br />

bonne campagne d’opinion et dix petits<br />

millions de dollars d’un côté, quatre<br />

mille morts nécessaires dix ans plus<br />

tard... il est rationnel de penser que l’hypothèse<br />

d’un attentat orchestré de toute<br />

pièce est bien trop coûteux, aussi bien<br />

intellectuellement et économiquement<br />

qu’en nombre de vies humaines.<br />

La Traverse #1 | page 55


Qui c’est qui est très gentil ? les gentils !<br />

Qui c’est qui est très méchant ? les méchants !<br />

3. <strong>Les</strong> faux diLemmes<br />

il m’est déjà arrivé que, disant ce que je viens d’affirmer, on me catalogue comme<br />

pro-bush. c’est vexant. Ça marque ce qu’on appelle une « stratégie de faux<br />

dilemme », à laquelle george bush fils, encore lui, a fourni ses lettres de noblesse<br />

dans son célèbre : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». si tu<br />

n’es pas ceci, alors tu es comme ça. si tu n’es pas contre, tu es pour. si tu n’es<br />

pas pour le complot du 11/9, tu es pro-bush... Nous avons là un mode de pensée<br />

assez primaire où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou de cinquième voie, non,<br />

c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du<br />

iiie siècle... en fermant les yeux, on entendrait presque résonner la voix de michel<br />

fugain : Qui c’est qui est très gentil ? les gentils ! Qui c’est qui est très méchant ?<br />

les méchants !<br />

Petit à petit, l’oiseau fait son ni-ni<br />

ceci dit, il devient très facile de repérer<br />

la fabrication de faux « pôles », de faux<br />

« extrêmes », et donc de faux dilemmes<br />

entre lesquels il vous faudrait<br />

absolument vous situer. il y en a des<br />

super-fastoches : gauche et droite, par<br />

exemple, dont l’effet bof répond au<br />

doux nom de françois bayrou.<br />

françois bayrou : effet bof entre deux pôles<br />

factices gauche-droite<br />

page 56 | La Traverse #1<br />

cet effet bof ne marche qu’à cause<br />

d’une représentation héritée d’août<br />

1789, où à droite siégaient les partisans<br />

du véto royal, clergé, noblesse et<br />

aristocrates, et à gauche ce qu’on a<br />

appelé le tiers etat, c’est-à-dire tous les<br />

autres, sauf les femmes et les immigrés,<br />

faudrait quand même pas exagérer.<br />

et si, plutôt que de prendre cette<br />

symbolique, le paramètre de classement<br />

était la lutte contre les privilèges, par<br />

exemple ? dans ce cas, la droite serait<br />

en bas, et la gauche actuelle un poil<br />

plus haut, oh, à peine.<br />

autre exemple un peu plus dur :<br />

Michel Fugain<br />

extrême-gauche et extrême-droite. la<br />

république tchèque vient de dissoudre<br />

en février 2010 le parti nazi Dělnické<br />

strany de Tomáš Vandas, et ses<br />

membres rouspètent sur le fait que<br />

« bon sang, on nous fait des misères à<br />

nous, mais on laisse tranquille les partis<br />

d’extrême-gauche ». cette illusion de<br />

rationalité vient du mot extrême qui<br />

donne l’impression d’une boucle politique<br />

aux deux purulentes extrêmités,<br />

qui se rejoignent telles des tentacules et<br />

s’amalgament autour du principe qu’être<br />

extrémiste est forcément affreux, avec<br />

de la crasse aux oreilles et un couteau<br />

entre les dents. pourtant, à y bien réflechir,<br />

quand je vois la misère du monde<br />

et deux milliards d’humains qui crèvent<br />

la gueule dans la poussière, je suis<br />

« radicalement » contre. Je ne suis pas<br />

modéré. si vouloir un changement radical<br />

et extrême revient à être extrémiste,<br />

alors je le suis, et c’est ne pas l’être qui<br />

serait étrange. Je suis extrémiste sur les<br />

violences sexistes, les discriminations<br />

racistes, sur l’injustice des centres de<br />

rétention, sur l’utilisation de nos impôts<br />

pour financer les roquettes de nos militaires<br />

en afghanistan. impossible d’être<br />

modéré (modéré sous-entend souvent<br />

non-violent) devant un viol dans une<br />

ruelle. Être extrémiste n’est pas mal en<br />

soi, tout dépend de quel extrême on<br />

parle. et entre un extrêmisme de gauche<br />

réclamant la fin du système mafieux<br />

de la françafrique par exemple, et un<br />

extrémisme nationaliste demandant de<br />

virer tous les gens de l’est qui viennent<br />

illégalement chez bouygues prendre le<br />

boulot de nos arabes, il n’y a qu’un mot<br />

pas clair en commun.


4. <strong>Les</strong> faux ni-ni<br />

le faux dilemme peut prendre aussi la forme d’un ni-ni. prenons un cas classique<br />

de débat dans le milieu libertaire : le Ni dieu, ni darwin.<br />

d’un côté dieu, hypothèse surnaturelle simple, non-matérielle (on ne palpe pas<br />

dieu), coûteuse, dispensant de toute recherche et qui ne prédit rien.<br />

de l’autre darwin, sous-entendu le darwinisme, une théorie scientifique matérialiste<br />

– c’est-à-dire postulant que le monde est matière ou produit de la matière, et non<br />

peuplé d’âmes, de fluides cosmiques et de dieux grecs – qui se prète complaisamment<br />

à la réfutation.<br />

sauf qu’une stratégie médiatique toute<br />

simple portée par des penseurs conservateurs<br />

et surtout par le christianisme<br />

papal a consisté à faire de darwin et<br />

sa théorie de l’évolution la source du<br />

« darwinisme social » à quoi on prête<br />

l’idée que seuls les plus forts survivent.<br />

seulement darwin n’a jamais dit cela :<br />

il avance que les espèces les moins<br />

adaptées à leur milieu survivent plus<br />

Ni dieu, ni darwin<br />

difficilement, ce qui n’est pas du tout<br />

la même chose et ne fait pas l’éloge<br />

de la survie en soi ; d’ailleurs, survivre<br />

et « gagner » dans un monde injuste<br />

et glauque comme le notre devrait en<br />

dire long sur les survivants. Quant au<br />

transfert de ce pseudo-darwinisme dans<br />

le monde social, qui a un certain succès<br />

chez les Nazis allemands, ce n’est pas<br />

à charles darwin qu’on le doit, mais<br />

au philosophe herbert spencer. ainsi,<br />

comme le dit le proverbe météorologique,<br />

qui veut tuer son chien l’accuse<br />

de l’orage. en faisant glisser darwin =<br />

darwinisme social = eugénisme nazi, le<br />

conservatisme religieux, pape en tête,<br />

pouvait non seulement décrédibiliser<br />

l’évolutionnisme<br />

au profit du<br />

créationnisme,<br />

remettant dieu<br />

en selle comme<br />

explication du<br />

monde, mais<br />

surtout diaboliser<br />

les penseurs<br />

matérialistes, rationalistes et anarchistes<br />

qui risquaient de repousser dieu hors<br />

de la sphère politique jusque dans ses<br />

appartements privés et défraîchis. alors<br />

le comique de la situation est délicieux :<br />

quand des libertaires de gauche clament<br />

« Ni dieu ni darwin », non seulement ils<br />

montrent ne pas avoir compris le darwinisme,<br />

mais ils font en outre le jeu d’une<br />

stratégie de faux dilemme orchestrée<br />

par des ultraconservateurs religieux.<br />

Compétitif, contradictoire ?<br />

des ni-ni faux-dilemmiques, il y en a<br />

plein d’autres !<br />

on penserait tout de suite à Ni pute<br />

ni soumise, mais ce n’est pas un faux<br />

dilemme ; non-ingérence, non-indifférence<br />

par contre est un bon exemple :<br />

en usage depuis trente ans, c’est le<br />

principe du gouvernement français<br />

vis-à-vis de la politique du Québec. il y a<br />

aussi ce que la presse espagnole appelle<br />

la génération ni-ni : « Ni ils travaillent,<br />

ni ils étudient. ils ont moins de 30 ans,<br />

ils ont arrêté leurs études en cours de<br />

route, et ne cherchent pas activement<br />

du travail »... mon dieu, quelle horreur,<br />

des jeunes qui refusent de travailler !<br />

c’est la désespérance de la « génération<br />

ni-ni », dont nous causait Jean-Jacques<br />

bozonnet dans le journal Le Monde<br />

le 25 janvier dernier. merci à lui pour<br />

cette contribution majeure à la pensée.<br />

mais le ni-ni sent parfois le brun. il se<br />

cache par exemple dans le « la france,<br />

aimez-la ou quittez-la ! » du front<br />

National, transformé en « la france, tu<br />

l’aimes ou tu la quittes » par philippe<br />

de villiers, tout en bas lui aussi sur<br />

La Traverse #1 | page 57


Ni-ni larvé chez de villiers<br />

une échelle de lutte contre privilèges et<br />

dominations.<br />

broch le zététicien rétorquerait bien<br />

ceci : compétitif ne veut pas forcément<br />

dire contradictoire. Je m’explique. vous<br />

vous rappelez la théière de russell ? le<br />

philosophe prétendait qu’elle tournait<br />

autour de mars. mais j’ai tendance<br />

à penser quant à moi qu’elle tourne<br />

autour de Neptune. Neptune et mars<br />

sont deux hypothèses compétitives :<br />

elles s’excluent si j’en prouve une, car<br />

si je prouve qu’elle tourne près de mars,<br />

elle ne peut pas tourner près de Neptune<br />

(sauf bien sûr s’il y a deux théières,<br />

ce qui serait sacrément fourbe). elles<br />

ne sont par contre pas contradictoires,<br />

c’est-à-dire que ce n’est pas parce que<br />

j’aurais prouvé qu’il n’y a pas de théière<br />

autour de mars que ça prouvera qu’elle<br />

est automatiquement sur Neptune.<br />

page 58 | La Traverse #1<br />

dans Ni dieu ni darwin, on nous<br />

crée une compétitivité qui n’est<br />

pas contradictoire. vous suivez<br />

toujours ? pareil pour « soit vous<br />

êtes avec nous, soit vous êtes<br />

contre nous ». d’ailleurs les deux<br />

hypothèses compétitives peuvent<br />

être toutes les deux fausses, vous<br />

voyez ? la théière peut n’être ni<br />

en orbite sur mars, ni sur Neptune,<br />

mais sur Jupiter. de même que<br />

l’on peut être tristes pour les défunts du<br />

11 septembre 2001 sans pour autant<br />

cautionner la politique impérialiste<br />

états-unienne.<br />

et le Ni dieu, ni maître d’auguste<br />

blanqui ? ouf, il n’est ni contradictoire,<br />

ni compétitif. mais il n’est pas suffisant.<br />

pour être complet sur les oppressions<br />

courantes, j’y ajouterais en plus de la<br />

domination cléricale et de celle de classe<br />

la domination patriarcale, ainsi qu’une<br />

quatrième grande domination dont on<br />

parle peu, celle de ceux qui détournent<br />

la science, l’histoire, et toutes les<br />

connaissances à des fins d’écrasement<br />

et d’oppression. cela donnerait « ni<br />

dieu, ni maître, ni patriarcat ni pseudo-science<br />

», ce qui ferait... ? oui, un<br />

spécimen rare de ni-ni-ni-ni-non-fauxquadrilemmique-non-compétitif-noncontradictoire<br />

! ah on rigole bien chez<br />

les anarcho-rationalistes 5 .<br />

5. Le biais<br />

du monde jusTe<br />

si vous n’avez pas encore mal à la tête,<br />

je vous mets un dernier piège pour la<br />

route, avatar de l’effet bof : le « biais<br />

du monde juste » (just world bias). Je<br />

prends un exemple vécu. un couple<br />

hétérosexuel se sépare, un ami en parle<br />

et dit : « faut dire qu’il était chiant, qu’il<br />

était violent, qu’il la frappait ». automatiquement,<br />

quelqu’un a renchéri : « oui,<br />

mais tout n’est pas tout noir ou tout<br />

blanc, elle devait bien avoir ses torts elle<br />

aussi ». ah ? bien sûr, une relation se<br />

fait à deux, et les deux parties s’entremêlent<br />

certainement. mais au nom<br />

de quel principe les torts seraient-ils<br />

partagés équitablement ? s’ils existent,<br />

quels peuvent être les torts d’un partenaire<br />

qui justifie que son compagnon<br />

le frappe ? en plaçant ex-aequo les<br />

deux parties, on partage les torts, en<br />

un superbe effet bof de principe, alors<br />

que rien n’excluait qu’un maximum de<br />

torts ne vienne que de l’un des deux.<br />

dans les cas de violences conjugales,<br />

puisqu’on en parle, les violences sont<br />

comme les tâches ménagères : elles<br />

sont rarement réparties équitablement.<br />

c’est d’ailleurs fréquent d’entendre des<br />

choses du genre « tu sais, au fond on n’a<br />

que ce qu’on mérite », argument invoqué<br />

à chaque fois qu’on veut justifier, naturaliser<br />

en quelque sorte un état des choses.<br />

5 Jeu : entraîne-toi à l’autodéfense intellectuelle ! un ni-ni justifié a été caché dans ce<br />

paragraphe. sauras-tu le retrouver ? est-il compétitif ? contradictoire ?


- si elle s’est faite violer, c’est qu’avec<br />

ses froufrous, elle a bien dû le chercher<br />

;<br />

- si les Juifs ont été persécutés, c’est<br />

qu’ils ont bien dû le chercher ;<br />

s’il n’a pas de travail, c’est que là,<br />

en l’occurrence, il n’a pas bien dû le<br />

chercher ;<br />

- s’il est pauvre, c’est que franchement,<br />

il aurait pu se fouler un peu plus ;<br />

- et si les africains croupissent, c’est<br />

parce qu’ils sont de grands enfants pas<br />

encore sortis du rythme des saisons.<br />

c’est le « biais du monde juste » : une<br />

sorte de justice céleste, un monde fait<br />

de karmas rieurs, où l’on n’a que ce<br />

qu’on mérite. le plus distrayant est que<br />

ceux qui rationalisent les injustices de<br />

cette manière se posent rarement la<br />

question de savoir en quoi ils ont mérité<br />

eux, leurs papiers d’identité, l’héritage<br />

de leurs parents, la couverture sociale<br />

de leur pays ou l’éducation genrée<br />

qu’ils ont reçue. le monde, comme la<br />

chasse, paraît toujours juste aux yeux<br />

du vainqueur.<br />

ainsi, dans un monde peuplé de ni-ni,<br />

de faux dilemmes, de faux extrêmes,<br />

de contradictions factices, d’effets bof,<br />

d’agnosticothéièrisme et de centrisme<br />

politique, on se croirait dans la terre<br />

du milieu de tolkien. ces pièges sont<br />

autant de formes bien cachées de culbutos<br />

mentaux. ils sont les dandinements<br />

Pour aLLer + Loin<br />

SUR LA QUESTION DES ERREURS DE RAISONNEMENTS,<br />

ON TROUVERA DU GRAIN À MOUDRE ENTRE AUTRES DANS :<br />

TROIS OUVRAGES :<br />

• <strong>Les</strong> aléas de la raison, Làszlo Méro,<br />

Collection Science ouverte, Seuil, 2000<br />

• Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Normand baillargeon,<br />

éditions Lux (2005)<br />

• Pour une didactique de l’esprit critique, Richard Monvoisin, 2007<br />

en ligne. en particulier le chapitre 4.3<br />

là : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00207746/en/<br />

ou là : http://www.unice.fr/zetetique/articles/RM_Doctorat_Zetetique_et_medias.pdf<br />

UNE FICHE :<br />

Richard Monvoisin, Stanislas Antczak et Nicolas Vivant,<br />

Recueil de moisissures argumentatives pour organiser un concours<br />

de mauvaise foi, disponible sur http://neamar.fr/Res/Rhetorique/<br />

UNE PAGE WEb :<br />

http://www.unice.fr/zetetique/enseignement.html<br />

de notre cerveau, et nous piègent facilement.<br />

alors débusquons-les, traquonsles,<br />

et réservons-leur sans hésitation<br />

notre meilleure machine à gifl es.<br />

contact :<br />

richard.monvoisin@zetetique.info<br />

okiagari koboshi, le culbuto japonais ;<br />

ici dans sa version autodéfense intellectuelle ninja.<br />

La Traverse #1 | page 59


page 60 | La Traverse #1<br />

acTion !<br />

Sortir<br />

des ghettos<br />

militants<br />

1 toutes ces actions sont décrites sur www.desobeir.net<br />

le 7 avril 2010, le collectif « débaptisons les<br />

rues de négriers » renomme symboliquement<br />

les 25 rues de bordeaux portant le nom<br />

d’esclavagistes. le 13 avril, des dizaines de<br />

parents d’élèves occupent l’école gilbert dru de<br />

lyon pour contrecarrer l’expulsion d’une famille<br />

sans-papiers. le 15 avril, un immense drapeau<br />

est déployé au sommet de l’arc de triomphe<br />

pour dénoncer l’inauguration de l’esplanade ben<br />

gourion par le maire de paris.<br />

le 28 avril, quinze personnes exigeant l’arrêt des<br />

essais du nouveau missile nucléaire français m51<br />

bloquent l’entrée du palais de l’elysée avec des<br />

chaînes et des cadenas 1 .<br />

le point commun de toutes ces actions ? elles<br />

sont reliées de près ou de loin avec le collectif<br />

les désobéissants, qui, depuis 2006, organise<br />

des stages de formation à l’action directe<br />

non violente un peu partout en france. les<br />

<strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> ont rencontré l’ancien<br />

porte-parole de ce collectif, Xavier renou.


Peux-tu te présenter<br />

en quelques mots ?<br />

bonjour, je m’appelle Xavier renou,<br />

j’ai 36 ans. Je vis dans l’oise, près de<br />

paris. Je suis assez engagé politiquement,<br />

d’une façon à la fois radicale et<br />

non électorale, à travers un collectif qui<br />

s’appelle les désobéissants.<br />

Que sont <strong>Les</strong> Désobéissants ?<br />

le réseau des désobéissants a été créé<br />

il y a quatre ans. c’est un outil de formation<br />

destiné à tous les militants qui<br />

s’opposent aux logiques de domination<br />

et de profit, qui veulent défendre le<br />

bien commun. c’est un outil d’accompagnement<br />

des luttes : nous mettons<br />

au service de ceux qui font appel à<br />

nous un soutien humain, matériel,<br />

de compétences, de savoir-faire, tout<br />

cela dans une logique d’action directe<br />

non-violente. Nous sommes disponibles<br />

pour les syndicats, les travailleurs non<br />

organisés, les écologistes, les féministes,<br />

les militants des droits de l’homme, les<br />

antispécistes...<br />

Depuis quand t’intéresses-tu<br />

à la politique ?<br />

Je suis tombé dedans quand j’avais 12<br />

ans et demi... Je m’intéressais énormément<br />

à l’histoire. Quand j’ai découvert<br />

l’histoire du nazisme, j’ai été extrêmement<br />

choqué. J’ai compris qu’une autre<br />

société était possible, en pire, et donc<br />

que probablement, une autre société<br />

était aussi possible, en mieux.<br />

Tes parents sont-ils<br />

des militants ?<br />

mes parents n’ont jamais été membres<br />

d’une organisation politique. mais ils<br />

font partie de la petite-bourgeoisie de<br />

gauche, celle qui a voté mitterrand en<br />

1981. ils m’ont transmis des valeurs<br />

de justice sociale, d’égalité, de bien<br />

commun. ils m’ont aussi plongé dans<br />

l’éducation populaire, à travers les centres<br />

de loisirs, les colonies de vacances.<br />

Ça m’a permis de côtoyer des enfants<br />

nettement moins privilégiés que moi.<br />

J’ai eu une enfance très heureuse, je<br />

n’ai jamais manqué de rien. mes parents<br />

s’aimaient, il y avait de l’affection et de<br />

l’argent à la maison. en revanche, dans<br />

les colos, j’ai rencontré des enfants<br />

placés à la ddass, dont les parents<br />

étaient en prison, ou très pauvres.<br />

Je trouvais ces différences injustes et<br />

inacceptables. Ça gâchait mon bonheur,<br />

je me sentais triste. Je me souviens<br />

d’ailleurs avoir écrit à l’époque une sorte<br />

de charte-constitution pour régler tous<br />

les malheurs du monde...<br />

Tu avais diffusé ce texte autour<br />

de toi ?<br />

J’avais commencé par le faire lire à mon<br />

père. il s’était exclamé : « ah, c’est du<br />

communisme ! ». du coup, je me suis<br />

plongé dans l’histoire du communisme,<br />

ce qui m’a fait découvrir l’anarchisme,<br />

l’histoire de la gauche et du mouvement<br />

ouvrier. et c’est comme ça que je me<br />

suis politisé. pour exprimer tout ce que<br />

j’avais sur le cœur, à 13 ans, en 1986,<br />

j’ai lancé un petit journal dans mon<br />

collège.<br />

Comment s’appelait ce journal ?<br />

Réactions... c’étaient les réactions d’un<br />

enfant face au cours des choses. le premier<br />

numéro parlait du charter des 101<br />

La Traverse #1 | page 61


maliens expulsés par charles pasqua.<br />

au début, j’étais tout seul à écrire, puis<br />

d’autres “extra-terrestres’’ du collège<br />

m’ont rejoint. Quelques temps après, je<br />

me suis fait convoquer par la proviseur<br />

du collège...<br />

Ah, la répression...<br />

Je m’attendais à être félicité, et je me<br />

fais vertement sermonner : « pas<br />

question qu’il y ait de la politique dans<br />

mon collège. si tu continues ce journal,<br />

je te vire. » Ça m’a beaucoup choqué,<br />

j’ai pleuré... passée l’émotion, avec les<br />

copains, nous avons décidé de continuer<br />

en clandestin. c’était ma première<br />

action de désobéissance !<br />

Combien de temps a duré<br />

Réactions ?<br />

au lycée, jusqu’à 18 ans, j’ai continué<br />

de le publier. c’était un mensuel diffusé<br />

à 500 exemplaires environ. on avait<br />

des problèmes avec l’extrême droite,<br />

que nous critiquions beaucoup. on<br />

s’était aussi heurté à l’eglise catholique.<br />

J’avais fait un reportage clandestin sur<br />

les journées du diocèse de haute-Normandie,<br />

un rassemblement autour de la<br />

foi chrétienne, qui dans les faits était un<br />

grand “baisodrome’’ entre adolescents.<br />

le journal a circulé dans les écoles privées,<br />

le clergé du coin a très mal réagi.<br />

Je me suis fait convoquer, enfin bref,<br />

plein d’histoires ! toutes ces aventures<br />

m’ont aidé à me politiser, à travers<br />

l’effort d’écriture régulier, à travers<br />

l’information, les débats, les réactions<br />

des lecteurs.<br />

page 62 | La Traverse #1<br />

Et après le Lycée ?<br />

Je suis rentré à sciences-po paris.<br />

J’avais la chance d’être un bon élève. Je<br />

voulais être au cœur des questions politiques.<br />

Je suis tombé de haut, en découvrant<br />

petit à petit combien sciences-po<br />

est avant tout une école pour apprendre<br />

à gérer l’état, pour être un très bon<br />

gestionnaire d’un système inégalitaire et<br />

oppressant. J’y suis resté trois ans. puis<br />

je suis allé en fac, à assas, la fac de droit<br />

très conservatrice de paris, pour faire<br />

obstacle au gud, un pseudo syndicat<br />

étudiant d’extrême droite très violent.<br />

Nous étions au début des années 90, le<br />

front National ne cessait de progresser,<br />

les alliances entre la droite et l’extrême<br />

droite se multipliaient, ça me faisait très<br />

peur. Je suis un mélange de la génération<br />

le pen et de la génération mitterrand,<br />

c’est-à-dire que je suis marqué,<br />

au plus profond de moi, à la fois par la<br />

peur du fascisme et par la colère face à<br />

la trahison de la gauche institutionnelle.<br />

Je me sentais investi du devoir de lutter<br />

contre la fascisme.<br />

Faisais-tu alors partie d’une<br />

organisation ?<br />

oui, je militais à No pasaran. et j’avais<br />

décidé de rejoindre assas, qui servait de<br />

repère aux fachos, pour être au cœur<br />

de la lutte. J’y ai fait une maîtrise, puis<br />

un dea, puis une thèse de sciencespolitiques.<br />

Sur quel sujet ?<br />

sur le gud, systématiquement... ce qui<br />

m’a valu beaucoup de problèmes avec la<br />

direction de la fac, puisque mes recher-<br />

ches montraient comment un groupe<br />

fasciste de quelques dizaines d’individus<br />

perdurait sur la fac, en particulier grâce<br />

aux protections de l’administration et<br />

de la police. Je montrais comment ces<br />

militants néonazis, issus de milieux<br />

favorisés, recyclaient leurs compétences<br />

dans les basses-œuvres de la république<br />

française. on les retrouve mercenaires<br />

dans la françafrique, faussaires<br />

dans l’affaire elf, proches des services<br />

secrets, proches du financement occulte<br />

des partis politiques, bref à des fonctions<br />

essentielles mais peu visibles du<br />

capitalisme français.<br />

J’imagine que ces recherches<br />

t’ont apporté quelques ennuis...<br />

oui, beaucoup. par exemple, le<br />

président d’assas, philippe ardant à<br />

l’époque, a d’abord refusé de valider<br />

mon sujet de thèse. un bras de fer<br />

s’est engagé, je menaçai de médiatiser<br />

l’affaire. le compromis a été finalement<br />

de m’inscrire avec un faux sujet de<br />

thèse, en attendant que philippe ardant<br />

prenne sa retraite, prochaine... mais<br />

avant cela, pendant le dea, je me suis<br />

engagé pour essayer de faire annuler<br />

le salon du livre français, organisé par<br />

l’extrême droite tous les ans dans assas,<br />

dans le hall d’honneur. J’ai d’abord essayé<br />

de rassembler les quelques forces<br />

antifascistes d’assas, sans grand succès,<br />

puisque par exemple l’uNef-id refusait<br />

de nous suivre dans ce combat. on s’y<br />

est lancé à deux, avec un ami d’enfance,<br />

en organisant un contre-salon du livre,<br />

en manifestant lors du salon officiel.<br />

le gud nous a attaqué, nous a gazé.


c’était chaud ! un copain a fini trois<br />

mois à l’hôpital. et finalement tout le<br />

monde a rejoint notre combat. mais le<br />

local de l’uNef-id a brûlé à plusieurs<br />

reprises. J’ai été menacé de mort.<br />

Tu étais toi-même violent ?<br />

J’étais à l’époque partisan de la violence<br />

contre l’extrême droite. J’étais militant<br />

de No pasaran, du scalp. Je pensais,<br />

naïvement, que lorsqu’on était radical<br />

et qu’on s’opposait à des gens violents,<br />

il fallait nécessairement être violent. Je<br />

croyais qu’être révolutionnaire, c’était<br />

s’opposer violemment à un système<br />

capitaliste lui-même très violent.<br />

Vous aviez la tenue<br />

appropriée ?<br />

oui, enfin surtout mes copains, je<br />

n’aimais pas me déguiser. on portait<br />

des bombers pour donner l’impression<br />

d’être musclé, des chaussures coquées...<br />

on se la jouait un peu viril. mais à<br />

assas, nous n’avions évidemment pas<br />

le rapport de force à notre avantage,<br />

donc j’étais contraint de trouver d’autres<br />

moyens. J’ai ainsi découvert la force de<br />

la non-violence active, le jeu médiatique<br />

pour chercher l’appui de l’opinion<br />

publique, et l’acceptation tactique des<br />

règles institutionnelles pour bloquer<br />

l’adversaire qui, lui, ne respecte pas son<br />

propre jeu. en demandant le pluralisme,<br />

la démocratie, le respect des lois, en<br />

montrant que la violence était du côté<br />

des fascistes, on piégeait l’adversaire,<br />

on obligeait l’université à faire respecter<br />

la loi, et donc à exclure le gud.<br />

c’est comme cela qu’on a gagné, avec<br />

beaucoup de stratégie et de ténacité. le<br />

gud a perdu son local, perdu les élections,<br />

le président ardant est parti, il a<br />

été remplacé par un président qui a été<br />

obligé d’autoriser notre salon du livre.<br />

Et le salon du livre français ?<br />

suite à tout le bazar que nous mettions,<br />

tous les salons du livre ont finalement<br />

été interdits à l’université d’assas par<br />

philippe massoni, le spécialiste des<br />

barbouzeries de la droite, à l’époque<br />

préfet de police de paris. motif ? le hall<br />

d’assas devenait soudain « dangereux<br />

pour la sécurité des personnes ». une<br />

décision politique, évidemment... mais<br />

enfin, nous avions atteint notre objectif !<br />

Tout au long de ces années,<br />

le Scalp a-t-il été un soutien<br />

pour toi ?<br />

marginalement. Quand je suis arrivé<br />

au scalp, j’étais assez différent des<br />

autres. Je n’avais pas le look anarchiste,<br />

je n’étais pas habillé en noir avec une<br />

crête, je me méfiais beaucoup des<br />

uniformes et du sectarisme qui souvent<br />

les accompagne. Je voulais tisser des<br />

alliances avec d’autres groupes moins<br />

radicaux, pour mieux lutter contre le<br />

fN. ce n’était pas dans la ligne du<br />

scalp, on ne m’a pas fait confiance, on<br />

me reprochait de travailler avec des<br />

non-anarchistes... il y avait une volonté<br />

de rester « purs », et seuls, du coup,<br />

que je bousculais. J’ai cependant pu<br />

animer une émission à radio libertaire,<br />

au nom du scalp, avec beaucoup de<br />

liberté. et puis à la fac, plusieurs militants<br />

du scalp m’aidaient, sur le terrain,<br />

notamment pour le service d’ordre. et<br />

enfin, j’appréciais la plupart des analyses<br />

portées par le scalp, sur le capitalisme,<br />

les alternatives. au total, je suis resté 5<br />

ans au scalp.<br />

De quelle idéologie te<br />

revendiques-tu actuellement ?<br />

Je me sens proche de ce courant<br />

qu’on appelle l’ultra-gauche historique,<br />

le communisme des conseils, ou<br />

communisme libertaire. ma fondation<br />

idéologique, c’est le marxisme, mais<br />

avec une dimension anti-autoritaire et<br />

autogestionnaire très forte. Je suis donc<br />

plutôt hostile au léninisme, à la logique<br />

des avant-gardes, et bien sûr au choix<br />

stratégique de la violence. de marx, je<br />

partage la plupart des analyses, même<br />

si je n’aime pas tout du personnage. et<br />

dans le projet de société que j’aimerais<br />

voir advenir, je me sens proche du projet<br />

libertaire : l’autogestion, la logique<br />

d’assemblée populaire, les mandats<br />

impératifs, le pouvoir au plus proche<br />

des gens, la décentralisation, l’abolition<br />

de l’état, mais aussi le refus du<br />

productivisme... Je me sens enfin proche<br />

de l’altermondialisme quand il affirme<br />

ne pas vouloir prendre le pouvoir, mais<br />

tenter de l’usurper, en le dissolvant,<br />

en le partageant. prendre le pouvoir,<br />

prendre l’état, c’est rentrer dans des<br />

logiques d’avant-garde, de bureaucratie,<br />

d’autoritarisme, bref tout ce que je<br />

déteste.<br />

Comment s’est terminée ton<br />

expérience à Assas ?<br />

après 8 ans à bosser sur ma thèse, je<br />

La Traverse #1 | page 63


n’ai pas pu la soutenir. mon directeur<br />

de thèse ne me soutenait pas suffisamment,<br />

la perspective d’une carrière<br />

universitaire devenait donc impossible.<br />

J’ai finalement abandonné, dans la<br />

douleur. entre-temps, je suis parti en<br />

coopération en afrique du sud. J’avais<br />

découvert la françafrique à sciencespo,<br />

à travers une section de l’association<br />

survie. Je voulais à la fois découvrir<br />

l’afrique et les logiques post-apartheid.<br />

embauché dans une université, j’y ai<br />

apporté les questionnements sur la<br />

françafrique, dans un univers anglosaxon<br />

qui les connaissait mal. et puis<br />

un jour, j’ai assisté à une conférence<br />

sur les sociétés militaires privées, où un<br />

orateur brillant expliquait les bienfaits<br />

de la privatisation de la guerre. atterré,<br />

j’ai décidé d’enquêter là-dessus, pour<br />

démonter ces arguments.<br />

D’où le dossier noir que tu as<br />

écris aux éditions Agone, avec<br />

l’association Survie...<br />

effectivement, quand je suis rentré de<br />

coopération, je suis allé voir françois-Xavier<br />

verschave, le président de<br />

survie 2 et l’auteur de La Françafrique,<br />

pour lui proposer d’écrire un dossier<br />

noir sur le mercenariat en afrique 3 . il a<br />

accepté. Je me suis rapproché de survie,<br />

d’attac, de l’altermondialisme, de l’écologie.<br />

c’était le début des années 2000.<br />

J’avais 27 ans, je cherchais où m’engager<br />

pour être utile. J’ai tenté plein de<br />

choses. J’ai notamment créé une maison<br />

d’édition de jeux politiques, les éditions<br />

contrevents 4 , avec par exemple le<br />

jeu « des thunes et des urnes », pour<br />

page 64 | La Traverse #1<br />

essayer de faire passer des messages<br />

subversifs de manière ludique. Je fus<br />

encore animateur puis directeur de colo,<br />

mais aussi guide touristique, formateur<br />

dans le secteur sanitaire et social, etc. Je<br />

donnais aussi des cours à la fac.<br />

Un parcours très éclectique !<br />

oui... mais à chaque fois, je choisissais<br />

des champs d’action porteurs de sens.<br />

mes études et ma formation politique<br />

m’ont ouvert pas mal de portes, aussi.<br />

en 2005, je suis rentré à greenpeace,<br />

en tant que chargé de campagne sur<br />

le désarmement nucléaire. J’ai appris<br />

après-coup que l’on m’avait choisi parce<br />

que j’avais l’air un peu naïf, docile... on<br />

m’avait embauché pour une campagne<br />

greenpeace qu’il était prévu d’enterrer<br />

à l’issue des 18 mois de mon contrat,<br />

parce que cette campagne n’était pas<br />

rentable, n’apportait pas de nouveaux<br />

adhérents et de dons. c’était aussi une<br />

campagne très subversive, qui s’en<br />

prenait au cœur du complexe militaroindustriel<br />

français, et qui dérangeait au<br />

plus haut niveau. donc gênante, même<br />

pour greenpeace.<br />

As-tu apprécié cette expérience<br />

à Greenpeace ?<br />

J’ai apprécié la rigueur et le professionnalisme<br />

dans l’organisation d’actions<br />

directes non-violentes. greenpeace est<br />

une machine de guerre formidable,<br />

capable d’efficacité, de radicalité, avec<br />

un grand capital sympathie, l’accès<br />

aux médias, beaucoup d’argent, des<br />

soutiens internationaux, des militants<br />

sincères partout en france. mais, revers<br />

de la médaille, beaucoup de personnes<br />

viennent à greenpeace pour leur<br />

carrière, pour apporter un supplément<br />

d’âme à leur cv, avec l’idée de mieux<br />

intégrer ensuite une multinationale,<br />

le profil greenpeace étant recherché.<br />

c’est un accélérateur de carrière. Qui<br />

plus est, greenpeace fonctionne comme<br />

une entreprise, avec une organisation<br />

pyramidale, des logiques de rentabilité.<br />

ce système favorise, en interne,<br />

les arrivistes, les carriéristes. les<br />

militants sincères, quand ils rentrent à<br />

greenpeace, se concentrent à fond sur<br />

les luttes, passent beaucoup de temps<br />

sur le terrain. les calculateurs, eux,<br />

savent se placer, se faire apprécier de la<br />

hiérarchie, concentrer leurs efforts pour<br />

monter en hiérarchie. et ça marche.<br />

au final, on retrouve généralement aux<br />

postes d’encadrement de greenpeace<br />

des personnes assez peu radicales,<br />

préoccupées surtout par leur évolution.<br />

Tu y es resté combien de<br />

temps ?<br />

Je me suis fait gentiment virer à la fin<br />

de mon contrat. J’étais jugé trop incontrôlable.<br />

Je me suis retrouvé orphelin<br />

d’une campagne qui m’avait passionné,<br />

grâce à laquelle j’avais rencontré<br />

des centaines de militants sincères.<br />

greenpeace avait décidé d’abandonner<br />

cette campagne à la fin de mon contrat.<br />

J’ai décidé de la continuer, avec d’autres<br />

camarades militants. J’avais réussi à<br />

obtenir une info secret-défense sur le<br />

premier tir du nouveau missile nucléaire<br />

m51. greenpeace refusait de me suivre<br />

sur une action là-dessus. avec une<br />

2 survie est une association de lutte contre la françafrique. plus d’infos sur http://survie.org<br />

3 la privatisation de la violence. mercenaires et sociétés militaires privées au service du marché,<br />

Xavier renou, agone, 2006<br />

4 http://www.contrevents.com


trentaine d’autres militants, nous avons<br />

décidé d’organiser une action à la<br />

greenpeace mais sans greenpeace,<br />

c’est-à-dire sans filet, sans avocat<br />

payé. grâce à notre action, nous avons<br />

retardé de 20 minutes le tir du missile.<br />

ce n’était pas un grand succès. lors<br />

de notre debriefing, nous avons fait le<br />

constat de notre manque de savoir-faire,<br />

et nous avons décidé de nous former.<br />

J’ai contacté des camarades belges de<br />

bombspotting, un groupe libertaire engagé<br />

dans l’action directe non-violente<br />

contre le militarisme. ils ont accepté de<br />

nous former. lors du premier stage,<br />

nous avons réalisé combien ce savoirfaire<br />

était important, combien il manquait<br />

dans les milieux militants.<br />

C’est la naissance des<br />

Désobéissants ?<br />

tout-à-fait. Nous avons écrit un manifeste,<br />

ouvert un site internet, et décidé<br />

de lancer un réseau de formation à<br />

l’action directe non-violente. Nous étions<br />

alors fin 2006. aujourd’hui, fin 2009,<br />

nous avons organisé une centaine de<br />

stages, et notre liste de sympathisante-s<br />

rassemble près de 6000 personnes.<br />

Nous sommes désormais une quarantaine<br />

de formateurs dans ce réseau.<br />

Juridiquement, quelle est la<br />

structure des Désobéissants ?<br />

il n’y a aucune structure juridique. on<br />

ne veut donner prise ni aux poursuites<br />

judiciaires, ni à la recherche d’argent.<br />

Nous voulons être un réseau informel,<br />

sans enjeu financier ou de pouvoir.<br />

Nous voulons contribuer à créer un<br />

vivier de militants compétents dans<br />

la non-violence. Nous voulons être<br />

non dogmatiques, en rassemblant des<br />

personnes autour des valeurs progressistes<br />

les plus larges possibles. on veut<br />

encourager et soutenir les personnes<br />

qui luttent, en créant des foyers de<br />

compétence partout en france.<br />

Ce réseau est assez médiatisé.<br />

Pourquoi ?<br />

on n’a pas cherché cette médiatisation,<br />

elle est venue toute seule, et nous avons<br />

décidé de l’accueillir. au premier stage<br />

de formation, nous étions 24 personnes,<br />

et deux médias de gauche sont venus :<br />

tracks d’arte, et daniel mermet de làbas<br />

si j’y suis. tous les participants du<br />

stage étaient d’accord. au second stage,<br />

en janvier 2007, c’est la presse locale<br />

qui est venue, alertée par la police.<br />

La police vous pistait ?<br />

Nous avions essayé de ne pas faciliter<br />

le travail de la police en diffusant au<br />

dernier moment le lieu du stage, en<br />

particulier pour ne pas causer de problèmes,<br />

en amont, aux personnes qui<br />

accueillaient la formation. du coup, les<br />

<strong>renseignements</strong> généraux faisaient le<br />

tour des milieux militants de Normandie<br />

pour savoir où nous allions nous réunir.<br />

c’est comme ça que paris-Normandie,<br />

le journal local, s’est intéressé au sujet.<br />

puis france 3. Quand le stage a commencé,<br />

avec 47 participants, nous avons<br />

fait une grande réunion de 4 heures,<br />

pour débattre sur la présence des médias<br />

ou non lors du stage. la décision<br />

a été prise d’accepter les journalistes, à<br />

condition qu’ils soient présents tout au<br />

long du stage, de a à Z. si les journalistes<br />

n’acceptaient pas cette condition,<br />

nous acceptions de discuter avec eux,<br />

mais en dehors du lieu de stage, avec<br />

un porte-parole. c’est toujours la position<br />

qui prédomine aujourd’hui.<br />

Et le porte-parole, c’est souvent<br />

toi.<br />

lors de ce second stage, nous avons<br />

décidé qu’il y aurait plusieurs porteparoles,<br />

afin d’éviter les problèmes de<br />

personnification. mais quand on a demandé<br />

: « Qui veut être porte-parole ? »,<br />

je suis le seul à avoir levé la main. ce<br />

que nous n’avions pas prévu, c’est à<br />

quel point nous étions vendeurs pour<br />

les médias. Nous avons été très sollicités<br />

par les médias depuis 2007. avec nous,<br />

les médias font de belles images, le sujet<br />

est croustillant, et ça nous permet de<br />

faire entendre à un large public qu’il est<br />

non seulement possible, mais également<br />

nécessaire de désobéir, et qu’on<br />

peut les aider à le faire.<br />

Si votre réseau est informel,<br />

comment faites-vous, en dehors<br />

des stages, pour prendre des<br />

décisions concernant l’ensemble<br />

du réseau ?<br />

une fois le réseau mis en place, il n’y<br />

avait plus de grande décision à prendre,<br />

le fonctionnement général était simple.<br />

assez vite, nous avons découpé le<br />

réseau en plusieurs grands secteurs<br />

décentralisés, en encourageant chaque<br />

zone à s’autonomiser. c’est le cas pour<br />

le Nord-ouest de la france, qui depuis<br />

La Traverse #1 | page 65


2007 a suffisamment de compétences<br />

et de ressources pour gérer lui-mêmes<br />

les stages, les actions, le rapport aux<br />

médias. depuis quelques temps, le<br />

sud-est et la région parisienne sont<br />

également autonomes. concrètement,<br />

être autonome signifie avoir désormais<br />

peu besoin de moi, parce que depuis<br />

2006, étant disponible et très motivé<br />

par les désobéissants, j’y ai consacré<br />

beaucoup de temps et d’énergie, j’ai<br />

animé et organisé la plupart des stages.<br />

chaque zone s’organise désormais<br />

comme elle le souhaite, avec de temps<br />

en temps des réunions nationales pour<br />

harmoniser un peu l’ensemble. Nous<br />

n’avons maintenant plus de porte-parole<br />

national. désormais, quand j’interviens<br />

dans les médias, je le fais en tant que<br />

membre des désobéissants, mais sans<br />

titre particulier. Nous avons maintenant<br />

plusieurs porte-parole au niveau des<br />

régions, ce qui me permet de ne plus<br />

être le seul mis en en avant.<br />

Quels sont tes plus grands<br />

enthousiasmes autour de cette<br />

aventure ?<br />

J’ai le sentiment d’avoir découvert les<br />

outils qui manquaient à l’efficacité de<br />

nos luttes. Je ne dis pas qu’il faut seulement<br />

de l’action directe non-violente<br />

dans les luttes, et qu’il faut renoncer<br />

aux pétitions et manifestations, aux<br />

colloques et aux conférences, aux<br />

projections de films, etc. mais l’action<br />

directe non-violente, et en particulier<br />

la désobéissance civile, me paraissent<br />

désormais incontournables et efficaces,<br />

comme l’ont montré les faucheurs<br />

page 66 | La Traverse #1<br />

volontaires, les militants du dal ou<br />

d’act up, les personnes sans-papiers.<br />

Je pense qu’on touche là un des points<br />

faibles de nos adversaires. J’en veux<br />

pour preuve l’intérêt qu’ils nous portent,<br />

notamment l’armée.<br />

L’Armée s’intéresse à vous ?<br />

pendant un stage, ils ont installé une<br />

caméra cachée que nous avons fini par<br />

découvrir. régulièrement, sur les stages,<br />

des gendarmes ou des policiers nous<br />

observent avec des jumelles, viennent<br />

nous voir, guettent nos aller et venues,<br />

etc. Nous avons subi l’infiltration d’un<br />

agent de la sûreté militaire pendant 4<br />

mois. on le sait parce qu’il a été dénoncé<br />

par une lettre anonyme. c’était un mec<br />

charmant, très actif, on n’imaginait pas<br />

ça de lui. après enquête, nous avons eu<br />

confirmation de son rôle dans l’armée,<br />

nous l’avons confronté aux preuves,<br />

et il est parti aussitôt. Nous avons été<br />

cambriolés par les services secrets, qui<br />

nous ont volé des carnets d’adresses,<br />

des clés usb, des documents. Nous<br />

avons eu la visite d’un des responsables<br />

de la gendarmerie nationale, pendant<br />

un stage. c’est moi qui l’ai reçu. il m’a<br />

sorti des détails précis sur ma vie, pour<br />

m’intimider, me montrer que j’étais suivi.<br />

il voulait nos documents de formation,<br />

mais quand j’ai voulu les échanger<br />

avec les contenus de formation de la<br />

gendarmerie (qui nous intéressent aussi<br />

!), il a réfusé... il y a quelques mois enfin,<br />

nous avons appris qu’un séminaire était<br />

organisé par le dpsd, l’un des services<br />

secrets français, où le réseau des désobéissants<br />

était analysé. bref, l’adversaire<br />

s’intéresse à nous. ce n’est pas notre<br />

force actuelle qui leur fait peur, mais notre<br />

potentiel. après avoir milité pendant<br />

plusieurs années dans des groupuscules<br />

anticapitalistes, très identitaires, militant<br />

contre l’extrême droite sans parvenir à<br />

convaincre tellement nous faisions peur<br />

à la population avec nos habits, militer<br />

avec les désobéissants me réjouit. J’ai le<br />

sentiment d’être utile, de répondre à une<br />

demande.<br />

Il y a beaucoup de demandes de<br />

stage ?<br />

oui, plusieurs dizaines par an. et les<br />

trois quarts des participants ne sont pas<br />

des militants, ce sont des personnes qui<br />

s’ouvrent à l’action, qui jusqu’ici avaient<br />

une sensibilité de gauche, manifestaient<br />

de temps à autres, mais ne faisaient pas<br />

partie d’une organisation. ils viennent<br />

de tous horizons, nous avons des cadres<br />

supérieurs, des ouvriers, des décroissants,<br />

des retraités, des syndicalistes,<br />

des étudiants, des chômeurs, parfois des<br />

jeunes de quartiers populaires.<br />

Combien d’actions avez-vous<br />

soutenu ?<br />

une centaine environ, impulsées,<br />

accompagnées ou renforcées par les<br />

désobéissants.<br />

Qu’est-ce qu’une action<br />

réussie ?<br />

une action directe non-violente est<br />

généralement le stade ultime d’une<br />

campagne politique. pour s’opposer<br />

à un projet, à la construction d’une<br />

autoroute, d’un aéroport, ou encore


au passage d’un train radioactif, il faut<br />

généralement commencer par alerter la<br />

population et exprimer nos revendications<br />

aux autorités locales. c’est lorsque<br />

tous les recours officiels sont épuisés,<br />

lorsque la démonstration est faite du<br />

mépris et du mensonge des autorités,<br />

que l’action directe est appropriée et<br />

compréhensible par la population, dont<br />

le soutien est primordial. le but, c’est<br />

de créer un rapport de force, parce<br />

que c’est généralement le seul langage<br />

que le capitalisme comprend. créer un<br />

rapport de force, c’est nuire à la réputation<br />

d’une entreprise ou d’un homme<br />

politique, pour les rendre infréquentables.<br />

c’est rendre un projet capitaliste<br />

beaucoup plus coûteux que prévu. c’est<br />

créer du dégât chez l’adversaire, pour le<br />

dissuader de continuer à nuire.<br />

Quels sont les moments<br />

difficiles dans <strong>Les</strong><br />

Désobéissants ?<br />

les déceptions humaines. Nous<br />

sommes les produits d’une société qui<br />

marche sur la tête, nous avons hérité de<br />

tous les défauts de cette société, comme<br />

tout le monde : l’égoïsme, la méchanceté,<br />

le double-langage, le cynisme,<br />

l’individualisme, etc. Quand tu fais des<br />

choses, quand tu mets plein d’énergie<br />

dans une cause, avec un certain succès,<br />

alors tu sors du bois, tu t’exposes aux<br />

critiques, à la jalousie, aux attaques<br />

mesquines. le fait que je passe dans<br />

les médias déclenche des réactions très<br />

vives, dans les deux sens. Je me fais<br />

parfois traiter de salaud parce que je<br />

passe à tf1...<br />

Avez-vous des procès en<br />

cours ?<br />

les désobéissants ne revendiquant<br />

aucune action, et n’étant pas structurés<br />

juridiquement, nous n’avons pas de<br />

procès en tant que tels. par contre, des<br />

personnes ou des collectifs d’action<br />

soutenus par nous sont en procès. il y<br />

a deux procès concernant des actions<br />

anti-nucléaires, des affaires lourdes. il y<br />

a un procès intenté par hubert védrine,<br />

contre moi, suite à une action pour<br />

dénoncer son rôle pendant le génocide<br />

des tutsi au rwanda. il y a un procès<br />

d’entartage contre un projet d’aéroport.<br />

et un autre concernant un refus de<br />

prélèvement adN. il est clair que nous<br />

avons besoin de soutien pour tous ces<br />

procès.<br />

Comment vois-tu l’avenir des<br />

Désobéissants ?<br />

Je pense que l’histoire est déterminée<br />

davantage par le contexte économique<br />

général que par les individus. les<br />

désobéissants ne seront que le produit<br />

des circonstances. c’est-à-dire que si<br />

les années 2000 sont la copie conforme<br />

des années 70, avec plein de luttes<br />

écologistes, anticapitalistes, féministes,<br />

alors nous sommes à l’aube d’une<br />

période similaire aux années 80, avec<br />

un mouvement de balancier réactionnaire.<br />

si tel est le cas, je donne peu cher<br />

de notre réseau. il va se déliter, et une<br />

partie de ses membres très engagés<br />

vont se ranger. si en revanche, et j’y<br />

crois davantage, l’urgence écologique et<br />

sociale fait que le capitalisme est obligé<br />

de disparaître ou de se réformer for-<br />

tement, alors nous avons devant nous<br />

une grande période de contestation<br />

politique et de radicalisation. Je pense<br />

que les temps à venir vont être de plus<br />

en plus durs, en terme de pauvreté, de<br />

répression, de guerres, de dominations.<br />

les travailleurs sans-papiers et leurs<br />

familles servent de test à des formes de<br />

répression qui vont toucher une part de<br />

plus en plus large de la population. face<br />

à la menace de renversement social, les<br />

autorités, les riches, les puissances de<br />

ce monde vont protéger leurs privilèges<br />

coûte que coûte, par tous les moyens<br />

possibles, y compris la violence la plus<br />

extrême.<br />

Tu as peur de la répression ?<br />

Je m’y attends. l’idée des désobéissants,<br />

c’est de multiplier partout en france<br />

des foyers de révolte intelligente, contre<br />

l’ordre capitaliste et les injustices. pour<br />

l’instant, ce réseau est composé de<br />

militants au degré de révolte conforme à<br />

l’air du temps. plus l’air du temps va se<br />

dégrader, plus le réseau va se radicaliser.<br />

pour l’instant, c’est un réseau<br />

assez dormant, parce que sur les 6000<br />

sympathisants, seuls quelques centaines<br />

sont vraiment actifs. Quand ce réseau<br />

va se réveiller, ce sera sans doute le<br />

signe d’une période révolutionnaire. et<br />

nous serons exposés, et nous sommes<br />

déjà exposés, à une violence de plus en<br />

plus forte de la part de nos adversaires...<br />

Par exemple ?<br />

Nous avons soutenu la lutte des<br />

travailleurs précaires de Numéricable.<br />

Quand cette multinationale a vu que<br />

La Traverse #1 | page 67


nous étions organisés, elle a embauché<br />

des mercenaires privés, de vrais tueurs,<br />

qui nous menaçaient de mort et étaient<br />

toujours prêts à nous frapper. le patron<br />

de Numéricable n’a pas hésité à rouler<br />

sur la jambe d’un gréviste pour forcer<br />

un piquet de grève.<br />

Comment fais-tu pour vivre<br />

actuellement ?<br />

Je suis soutenu par mes proches, et je<br />

fais des petits boulots. mais le but est de<br />

consacrer un maximum de temps aux<br />

désobéissants.<br />

Risques-tu d’être récupéré ?<br />

on pourrait m’offrir un maroquin électoral<br />

ou financier, ce sont des choses<br />

qui arrivent. on m’a déjà proposé de<br />

rentrer sur des listes électorales. Je veux<br />

croire que j’y résisterai. mais quand<br />

je vois José bové qui a cédé, après<br />

trente ans de militantisme radical, je<br />

me garderai bien de rien promettre. et<br />

puis, je me dis que José bové l’a mérité,<br />

il s’assure une retraite, une immunité<br />

judiciaire, je le comprends. Je m’espère<br />

donc, comme José bové, encore trente<br />

ans de militantisme sincère, loin des<br />

maroquins. mais cela dépendra aussi du<br />

contexte social. plus le contexte social<br />

sera contestataire, plus je serai contrôlé<br />

et porté par les mouvements sociaux,<br />

moins j’aurais des chances de me laisser<br />

récupérer.<br />

Le journal Le Monde a fait<br />

un portrait de toi 5 , qui n’est<br />

pas toujours à ton avantage.<br />

T’ont-ils contacté pour faire ce<br />

page 68 | La Traverse #1<br />

portrait ?<br />

oui, je me suis prêté au jeu.<br />

As-tu pu relire l’article avant<br />

publication ?<br />

Je n’ai pas cherché à le faire, je suis<br />

pour la liberté de la presse. Je laisse les<br />

journalistes écrire ce qu’ils souhaitent.<br />

dans cet article du journal le monde,<br />

je ne suis pas surpris des critiques de<br />

bruno rebelle à mon égard, ni de yannick<br />

Jadot, qui sont dans des logiques<br />

de carrière et de compromissions, et<br />

que j’ai bien connus à greenpeace.<br />

encore moins de stéphane lhomme,<br />

très parano. Quant à José bové, il ne<br />

comprend pas notre engagement multi<br />

causes, lui qui vient de la lutte contre les<br />

ogm. il prend ça pour de la dispersion.<br />

mais nous n’allons pas laisser le monopole<br />

de la cohérence globale aux partis<br />

politiques, qui seraient seuls à avoir le<br />

droit de s’intéresser à tous les aspects<br />

de la vie de la cité. tous les combats<br />

se valent, à nos yeux, dès lors qu’ils<br />

servent une logique de bien commun.<br />

Qu’est-ce que tu espérais<br />

à travers ce portrait dans<br />

Le Monde ?<br />

pourquoi le nier : ça m’a fait plaisir de<br />

me voir dans ce journal, et que l’on<br />

s’intéresse à ce que je fais. mais au-delà<br />

de mon petit ego, il y a aussi une stratégie<br />

politique précise : au début, quand<br />

tu parais dans les médias, c’est pour<br />

des sujets très courts. puis, au fur et à<br />

mesure de la médiatisation, on te donne<br />

plus de place. mon objectif est d’avoir<br />

autant de place que nos adversaires lors<br />

d’un débat, et de pouvoir tenir le discours<br />

le plus radical possible. d’occuper<br />

l’espace, quoi ! bien sûr, nos adversaires<br />

seront toujours avantagés dans les<br />

médias par rapport à nous, vu que les<br />

médias dominants sont structurellement<br />

du côté des puissances d’argent et du<br />

pouvoir. mais si on peut élargir l’espace<br />

réservé à la dissidence dans les médias,<br />

faisons-le ! J’essaye de le faire 6 .<br />

Quelles sont les retombées<br />

directes de ta médiatisation sur<br />

<strong>Les</strong> Désobéissants ?<br />

Naïvement, au début, je pensais qu’un<br />

passage au journal télévisé allait nous<br />

apporter des centaines d’appel. Ça ne<br />

marche pas comme ça. il n’y a pas de<br />

répercussions directes massives. par<br />

contre, plein de personnes qui sont<br />

en début de réflexion, qui se sentent<br />

insatisfaites du système actuel, à force<br />

de nous voir, finissent par franchir le<br />

pas. ce sont des personnes hors des<br />

réseaux militants classiques, elles ne<br />

lisent pas cQfd 6 , n’écoutent pas radio<br />

libertaire. mais elles sont en colère et<br />

ont envie d’agir ! pour leur parler, il faut<br />

choisir des canaux qu’elles écoutent,<br />

c’est-à-dire les médias officiels. toute<br />

une partie de ma vie, je n’ai fait que<br />

m’adresser à des militants, dans le petit<br />

ghetto radical. aujourd’hui, à travers les<br />

médias, j’essaye de m’adresser aux gens<br />

“normaux’’. et c’est l’une des raisons<br />

pour lesquelles nos stages accueillent<br />

autant de personnes hors de tout<br />

réseau militant classique.<br />

5 Le Monde, 26 février 2009<br />

6 pour un point de vue différent sur la pertinence de participer aux mass-médias,<br />

lire Le comportement des militant-e-s face aux médias, une conférence de serge halimi<br />

disponible sur le site des <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> ou visionner José Bové, le cirque<br />

médiatique, un film-documentaire de damien doignot (2007, 54mn).


<strong>Les</strong> gens sont informés des<br />

stages par les médias ?<br />

en partie, oui. dans nos stages, un<br />

quart des gens viennent parce qu’ils<br />

nous ont vu dans les médias dominants,<br />

et les trois quarts par le bouche-à-oreille.<br />

cette ouverture à des<br />

réseaux non militants est formidable.<br />

par exemple, depuis plusieurs mois<br />

nous formons un réseau de personnes<br />

handicapées, en région parisienne.<br />

grâce à leurs luttes non-violentes pour<br />

de meilleurs systèmes de transport, ils<br />

ont réussi à obtenir satisfaction, là où<br />

toutes les réunions de concertation et<br />

les voies officielles avaient échoué. la<br />

télévision nous donne, auprès des gens<br />

“normaux’’, une crédibilité qui accélère<br />

nos contacts dans des milieux différents,<br />

des milieux qui ont besoin d’aide. on<br />

formait il y a quelques semaines des<br />

travailleurs de quartiers populaires.<br />

pour nous remercier, ils nous ont invité<br />

à manger des hamburgers et du coca<br />

cola, c’est dire si nous venons d’horizons<br />

différents. et tant mieux ! Ça ne<br />

m’intéresse pas de n’être qu’avec des<br />

gens qui pensent comme moi. on n’arrivera<br />

pas à changer les choses si on<br />

reste enfermés dans nos petits ghettos<br />

militants...<br />

Pour aLLer + Loin<br />

• Petit manuel de désobéissance civile,<br />

Xavier Renou, Syllepse, 2009<br />

• Désobéir au nucléaire, Désobéir à la<br />

pub, Désobéir avec les sans-papiers,<br />

Désobéir par le rire, quatre ouvrages<br />

publiés par <strong>Les</strong> Désobéissants aux<br />

éditions Le passager clandestin, en<br />

2009 et 2010.<br />

COLLECTIF LES DéSObéISSANTS<br />

Stages, actions, agendas<br />

sur www.desobeir.net<br />

La Traverse #1 | page 69


page 70 | La Traverse #1<br />

le bonheur est dans le pré<br />

l’urgence<br />

par Jacques ady<br />

paysanne<br />

l’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité<br />

marchés de producteurs, amap, biocoop... l’agriculture bio-locale suscite<br />

un engouement croissant. pourtant, sous la pression de l’urbanisation, des politiques<br />

publiques et de la spéculation foncière, la disparition des fermes et du métier<br />

de paysan se poursuit. comment expliquer cette situation ? Quelles en sont les<br />

conséquences humaines, économiques et politiques ? Quelles sont les solutions possibles ?<br />

Jacques ady, paysan bio en rhône-alpes, nous présente son point de vue.


depuis quelques années, l’écologie est à la mode. on ne compte plus les émissions<br />

sur le changement climatique, la chute de la biodiversité ou la crise agricole. tous<br />

les ans sort un nouveau documentaire implacable sur les ravages des pesticides, de<br />

la malbouffe ou de l’industrie agro-alimentaire : We feed the world, Notre pain quotidien,<br />

Alerte à Babylone, Le Monde selon Monsanto, Mondovino, Nos enfants nous<br />

accuseront, Solutions locales pour un désordre global... dans tous ces films, en opposition<br />

à l’agriculture industrielle, on vante les bienfaits d’une agriculture paysanne,<br />

à échelle humaine, solidaire, respectueuse de l’environnement, biologique, en faveur<br />

des circuits locaux de distribution, produisant une nourriture saine et de qualité.<br />

cet appel pour une agriculture durable semble entendu. principalement inquiètes<br />

pour leur santé, de plus en plus de personnes découvrent et s’intéressent à ce type<br />

d’alimentation. en témoigne le succès des biocoop, des marchés de producteurs ou<br />

encore des amap 1 . de nombreuses communes lancent ou aimeraient voir la création<br />

d’un marché bio ou de producteurs dans leur localité, tandis qu’un peu partout<br />

en france se créent des magasins de producteurs associés, avec bien souvent le soutien<br />

des collectivités locales. Quant aux grandes surfaces, elles consacrent désormais<br />

de vastes rayons aux produits bio. et ce n’est qu’un début. d’après les sondages,<br />

plus de 40% des français et françaises déclarent consommer du bio régulièrement,<br />

et plus de 80% sont favorables à ce type d’alimentation. le bio et l’image d’une<br />

agriculture paysanne ont le vent en poupe !<br />

Quand la demande ne crée pas l’offre<br />

Qu’en est-il alors, en france, de l’évolution de ce secteur agricole ? l’agriculture<br />

biologique stagne autour des 2% des surfaces agricoles cultivées, sans progression<br />

significative depuis 7 ans 2 . si le nombre de fermes cultivant en bio reste relativement<br />

stable (environ 14 000), la disparition globale du métier de paysan continue.<br />

de 1950 à nos jours, la population agricole a été divisée par 20, passant de 7 millions<br />

à moins de 350 000 paysannes et paysans. chaque année, on recense environ<br />

trois départs pour une seule installation.<br />

1 association pour le maintien d’une agriculture paysanne. les amap ont pour but de<br />

maintenir des petits paysans locaux en leur achetant prioritairement et directement leur<br />

production plutôt que de passer par les supermarchés.<br />

2 tous les chiffres de cet article sont extraits de l’agence bio (www.agencebio.org) et de la<br />

fao (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, www.fao.org).<br />

La Traverse #1 | page 71


conséquence logique, l’offre agricole bio-locale peine à satisfaire la demande. de<br />

nombreuses amap ne trouvent plus de producteurs disponibles près de chez<br />

elles. Quand une commune veut installer un marché de producteurs et bio, elle est<br />

souvent surprise de constater qu’il n’y a aucun producteur local pouvant répondre<br />

à cette demande. au final, la croissance de la consommation bio en france repose<br />

avant tout sur les importations de pays étrangers. il suffit de regarder les étiquettes<br />

dans les magasins : actuellement, plus de la moitié des fruits, des légumes et de<br />

l’épicerie sèche bio proviennent de nos voisins européens, du maroc, de la turquie,<br />

voire de beaucoup plus loin.<br />

comment expliquer ce paradoxe ? la majorité de la population souhaite un territoire<br />

avec des fermes produisant de la nourriture de qualité, non polluantes, pourtant rien<br />

ne semble stopper le mouvement de disparition de la paysannerie. contrairement au<br />

dogme libéral, la demande d’agriculture bio-locale ne crée pas l’offre correspondante.<br />

50 ans d’éradication paysanne<br />

les causes de l’éradication paysanne ne tombent pas du ciel. depuis la fin de la seconde<br />

guerre mondiale, les gouvernements favorisent systématiquement le productivisme,<br />

l’agro-alimentaire, la concentration des exploitations, les biotechnologies et<br />

l’industrialisme. 50 ans plus tard, nous connaissons le résultat de ces choix économiques<br />

et politiques : la dégradation des sols, la pollution des eaux, une nourriture<br />

insipide, l’exode rural, une situation économique catastrophique pour la plupart<br />

des fermes, la dépendance au pétrole, des produits qui voyagent sur des milliers de<br />

kilomètres, une chaîne agroalimentaire qui dépense 10 kilo-calories pour fournir<br />

1 kilo-calorie alimentaire dans nos assiettes 3 , nos corps qui accumulent entre 300<br />

et 500 produits chimiques industriels différents stockés dans le sang, les urines, le<br />

lait maternel, les tissus adipeux et d’autres organes 4 .<br />

et ce n’est pas fini. aujourd’hui encore, et malgré certains discours de façade en<br />

faveur du bio et des petits producteurs, les chambres d’agriculture, les safer 5 , les<br />

syndicats dominants -fNsea en tête- favorisent avant tout les grosses exploitations<br />

conventionnelles, considérant généralement avec mépris les petites installations<br />

bio-locales. au niveau européen, la dynamique est similaire : les aides continuent<br />

d’encourager la concentration et l’agrandissement des fermes, environ 80% des<br />

subventions profitant à seulement 20% des fermes les plus productives.<br />

page 72 | La Traverse #1<br />

3 Pétrole apocalypse, yves cochet, fayard, 2005<br />

4 Pesticides, révélations sur un scandale français, fabrice Nicolino, françois veillerette, fayard, 2007<br />

5 les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (safer) sont des sociétés anonymes sans<br />

but lucratif, contrôlées par l’état, officiellement chargées de lutter contre la spéculation foncière rurale et<br />

d’aider au maintien des exploitations agricoles.


À la campagne, ces politiques créent un gigantesque monopoly rural, une guerre<br />

foncière qui, dans le contexte de crise économique, atteint son paroxysme. les grosses<br />

exploitations agricoles guettent et raflent les terres à louer ou à vendre. la spéculation<br />

foncière est terrible. de nombreux propriétaires se crispent sur leurs terres<br />

agricoles dans l’attente de les voir passer en terrains constructibles 6 . dans de telles<br />

conditions, il est extrêmement difficile de louer ou d’acheter des terres cultivables,<br />

ou alors à des prix exorbitants. de nombreux jeunes souhaitant devenir paysan-ne-s<br />

en font la cruelle expérience, obligés d’abandonner leur projet faute de terres, ou de<br />

se surendetter pour démarrer leur métier.<br />

Nous pouvons inverser cette tendance<br />

cette situation n’est pas une fatalité. d’autres organisations économiques et politiques<br />

de la société sont possibles. si nous ne voulons pas voir l’agriculture paysanne<br />

disparaître, si nous voulons une alimentation saine, nous pouvons agir de multiples<br />

façons. Nous pouvons consommer bio-local, bien sûr. mais on l’a vu, cela n’est pas<br />

suffisant : nous devons également agir à d’autres niveaux. Nous pouvons soutenir<br />

des organisations syndicales et politiques, à commencer par la confédération<br />

paysanne qui, au-delà de ses limites et de certaines contradictions, mène une action<br />

tenace et souvent exemplaire en faveur de l’agriculture paysanne. Nous pouvons<br />

rejoindre ou imaginer de nouvelles formes d’initiatives politiques, à l’image de la<br />

chambre d’agriculture indépendante du pays basque français 7 , qui depuis 2005<br />

organise la résistance des consommateurs et des producteurs de la région en marge<br />

de la chambre d’agriculture officielle, ou encore l’association terre de liens 8 , dont<br />

l’une des actions consiste à acquérir du foncier agricole pour la création de fermes<br />

agro-écologiques.<br />

Nous pouvons également aider directement des paysans et des paysannes à s’ins-<br />

taller près de chez nous, en leur louant des terres si nous en avons, en cherchant<br />

des terres disponibles auprès de notre entourage, en les mettant en contact avec<br />

des paysans que nous connaissons, en les soutenant financièrement, en faisant<br />

pression auprès de nos mairies, de la safer ou de la chambre d’agriculture. il suffit<br />

de contacter la confédération paysanne pour connaître la liste des paysan-ne-s qui<br />

6 un terrain agricole se vend entre 500 à 5000 euros l’hectare.<br />

un terrain constructible se vend entre 50 000 et 300 000 euros l’hectare...<br />

7 voir sur http://euskalherria.indymedia.org<br />

8 www.terredeliens.org<br />

La Traverse #1 | page 73


cherchent à s’installer mais ne trouvent pas de terres. dans un contexte médiatique<br />

favorable à l’agriculture bio-locale, ne négligeons pas la force du bouche-à-oreille ou<br />

des démarches collectives ! surtout au niveau local, où nous avons davantage de<br />

pouvoir et de prises sur la réalité.<br />

enfin, nous pouvons nous-mêmes reprendre ou créer des fermes bio de proximité.<br />

cette proposition peut paraître étonnante, tant l’image du paysan est généralement<br />

associée aux difficultés économiques et sociales, à l’isolement, à un mode de vie<br />

harassant. bien au contraire, face aux crises économiques, écologiques et politiques<br />

que nous connaissons actuellement, la multiplication des petites exploitations<br />

agricoles est une solution de premier plan. pourquoi ? comment ? la suite dans le<br />

prochain numéro...<br />

page 74 | La Traverse #1


Quoi de neuf ?<br />

voici quelques nouvelles des <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong>...<br />

un sysTeme cooPeraTif<br />

de diffusion de videos<br />

depuis quelques temps, nous diffusons en libre-téléchargement une<br />

trentaine de fi lms, de documentaires, de vidéos de spectacles ou de<br />

conférences qui nous ont marqué, dont :<br />

• Elf la pompe Afrique de Nicolas lambert, un spectacle basé<br />

sur les vraies paroles du procès de l’affaire elf<br />

• Le silence des nanos de Julien colin, un documentaire<br />

sur l’origine et les nuisances des nanotechnologies<br />

• Incultures I et Incultures II de franck lepage,<br />

deux spectacles sur l’éducation populaire et l’école<br />

• Tuez-les tous de raphaël glucksmannn et david hazan,<br />

un documentaire sur le rôle de l’état français lors du génocide<br />

des tutsi au rwanda<br />

• Regarde elle a les yeux grand ouverts de yann le masson,<br />

un fi lm sur les luttes pour le droit à l’avortement dans les années 70<br />

Nous effectuons régulièrement des démarches pour diffuser d’autres<br />

vidéos. la plus grande diffi culté est d’obtenir l’accord des auteurs<br />

et des producteurs. si vous connaissez des vidéos de qualité libres<br />

de droit ou dont les réalisateurs/producteurs seraient favorables<br />

à une libre-diffusion, n’hésitez pas à nous faire signe.<br />

le système de diffusion mis en place est un système pair-à-pair<br />

(bittorrent). il n’y a donc pas de point central duquel toutes les données<br />

proviendraient, et la performance du tout repose sur chacun.<br />

si vous souhaitez participer, mais que vous ne savez pas comment<br />

faire, contactez-nous, nous vous indiquerons la marche à suivre.<br />

chez chez les les rg rg<br />

PubLicaTions d'arTic<strong>Les</strong><br />

de La revue siLence<br />

Nous diffusons depuis quelques semaines une quarantaine<br />

d’articles issus du mensuel silence, avec<br />

leur accord. Nous avons sélectionné la présentation<br />

de nombreux lieux alternatifs dont les ateliers<br />

de la bergerette (beauvais), la tartine (savoie),<br />

le monde allant vers (limousin), pignon sur rue<br />

(lyon), la maison des femmes (paris), le béal<br />

(drôme), urupia (italie), totnes (angleterre)... ainsi<br />

qu’une vingtaine d’articles d’analyses sur l’écologie,<br />

la non-violence et le féminisme.<br />

brochures graTuiTes<br />

Pour L'afriQue<br />

francoPhone<br />

si vous connaissez des personnes, des associations<br />

ou des oNg intéressées, transmettez-nous<br />

leurs coordonnées, nous leur ferons parvenir nos<br />

brochures.<br />

www.les-<strong>renseignements</strong>-genereux.org<br />

La Traverse #1 | page 75


evue DeS renSeignementS g é n é r e u x<br />

la<br />

Tra<br />

La<br />

graphisme inspiré de l’excellent et néanmoins disparu œil électrique, par clara c.<br />

verse

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