LaTraverse_RG_1.pdf - Les renseignements généreux
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La<br />
la revue DeS renSeignementS g é n é r e u x<br />
Tra<br />
verse<br />
PourQuoi si Peu de<br />
conTesTaTion en france ?<br />
rencontre avec le sociologue alain accardo<br />
face a La crise<br />
La méthode alinsky<br />
un Peu de PsychoLogie sociaLe<br />
des graves inconvénients de la bonne conscience<br />
auTodefense inTeLLecTueLLe<br />
Le culbuto, l’effet bof et autres ni-ni<br />
c , esT L'eTe<br />
Qui veut sauver l’agriculture paysanne ?<br />
ParutiOn À l’imPrOviSte<br />
numérO 1 | été 2010 | Prix liBre
sommaire<br />
Nous avoNs besoiN de visioNs positives / 4<br />
Que faire quand le découragement politique nous guette ?<br />
psychologie sociale / d e s g rave s i N c o N véN i e N ts<br />
de la boNNe coNscieNce / 14<br />
la théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive<br />
synthèse / la méthode aliNsky / 24<br />
un manuel révolutionnaire “made in usa’’<br />
entretien / l’orgaNisatioN et le Nombre / 34<br />
entretien avec le sociologue alain accardo<br />
karaté mental / le culbuto, l’effet bof et autres Ni-Ni / 50<br />
outils d’autodéfense intellectuelle, chapitre 1<br />
action ! / sortir des ghettos militaNts / 60<br />
entretien avec Xavier renou, du collectif les désobéissants<br />
le bonheur est dans le pré / l’urgeNce paysaNNe / 70<br />
l’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité<br />
Q uo i d e N e u f d u côté<br />
des reNseigNemeNts géNéreuX ? / 75
pourquoi<br />
pourquoi<br />
pourquoi cette revue ?<br />
depuis cinq ans, les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> réalisent ou diffusent des brochu-<br />
res, des articles, des entretiens politiques. depuis quelques temps, nous proposons<br />
également des films, des documentaires, des vidéos de spectacles ou des conférences<br />
en libre téléchargement. aujourd’hui, nous lançons La Traverse, la revue des<br />
<strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong>.<br />
À travers des entretiens, des analyses, des exposés, nous nous efforcerons de tendre<br />
vers deux directions à nos yeux indispensables dans le monde d’aujourd’hui : forger<br />
des outils d’autodéfense intellectuelle ; imaginer, construire et faire découvrir des<br />
actions politiques ou des alternatives qui nous semblent pertinentes.<br />
Nous espérons que La Traverse contribuera à nous et vous fournir des idées inspi-<br />
rantes, des points de vue stimulants, de l’énergie pour les temps à venir.<br />
la périodicité de La Traverse sera irrégulière, en fonction de la qualité des docu-<br />
ments que nous aurons à publier. gratuite sous format électronique, cette revue peut<br />
également être commandée en version papier recyclé, à prix coûtant ou à prix libre.<br />
comme pour tous nos travaux, nous comptons sur le bouche-à-oreille, c’est-à-dire<br />
sur vous, pour élargir la diffusion de La Traverse. N’hésitez pas à faire découvrir<br />
cette revue ou les articles qui vous ont plu autour de vous. N’hésitez pas également<br />
à nous faire part de vos réactions, nous comptons publier dans le prochain numéro<br />
un courrier des lecteurs et lectrices.<br />
fructueuse lecture,<br />
les reNseigNemeNts géNéreuX<br />
chez cap berriat, 15 rue georges Jacquet 38000 grenoble<br />
e-mail : rengen@no-log.org<br />
www.les-<strong>renseignements</strong>-genereux.org<br />
édito
Nous avons besoin<br />
de visions<br />
positives<br />
positives<br />
positives<br />
positives<br />
positives<br />
Que faire quand le découragement politique nous guette ?<br />
face aux politiques gouvernementales, aux régressions sociales, aux crises écono-<br />
miques, à l’approfondissement du désastre écologique, au conformisme médiatique,<br />
et, surtout, à la faiblesse de la contestation, nous sommes nombreux et nombreuses<br />
à traverser des phases de découragement, de fatigue ou de résignation. Quand<br />
l’horizon politique semble bouché, comment ne pas sombrer dans un pessimisme<br />
paralysant ? où trouver la force de lutter ?<br />
page 4 | La Traverse #1<br />
par Nathalie dom
un profond sentiment d’impuissance. voilà ce qui nous semble planer, depuis 2007,<br />
au-dessus du paysage militant français. pas partout, pas tout le temps, loin de là.<br />
mais globalement, de nos engagements ou de nos connaissances dans des syndicats,<br />
dans des partis de gauche, dans des associations, dans des services publics,<br />
dans des mouvements libertaires, nous ressentons un certain climat de lassitude, de<br />
colère et de découragement.<br />
<strong>Les</strong> teMPs sont durs<br />
et comment en serait-il autrement ? comment ne pas être assommé-e-s quand,<br />
dans tous les secteurs de la vie sociale, les mesures liberticides et inégalitaires<br />
se succèdent à un rythme effréné ? limitation du droit de grève, privatisation ou<br />
délabrement organisé des services publics, allongement des retraites, démantèlement<br />
du code du travail, extension du fi chage génétique et politique, construction<br />
de nouvelles prisons, chasse aux personnes sans-papiers, dégradation des dispositifs<br />
d’aides aux chômeurs, augmentation des frais médicaux, diminution de l’impôt<br />
pour les grandes fortunes, creusement des défi cits publics au bénéfi ce des banques<br />
privées, relance du nucléaire et des ogm, course aux nanotechnologies policières et<br />
militaires, renforcement de la françafrique, guerre en afghanistan, soutien politique<br />
à israël, extension du secret-défense... une liste exhaustive serait bien longue !<br />
les temps sont durs pour qui rêve<br />
d’une société plus démocratique, plus<br />
égalitaire, plus solidaire, plus écologiste.<br />
les temps sont durs pour les centaines<br />
de milliers de personnes animées<br />
par des idées libertaires, socialistes,<br />
communistes, syndicalistes, féministes,<br />
décroissantes et bien d’autres qui,<br />
depuis des années, agissent, informent,<br />
manifestent, s’engagent pour changer<br />
la société. comment ne pas ressentir<br />
du découragement quand, après 50<br />
ans de luttes antinucléaires, l’état lance<br />
la construction de nouvelles centrales,<br />
teste de nouvelles armes atomiques<br />
et privatise l’industrie la plus dangereuse<br />
au monde ? Quand, après des<br />
dizaines d’années de luttes féministes,<br />
le droit à l’avortement se dégrade, les<br />
La Traverse #1 | page 5
plannings familiaux sont en danger, le<br />
publisexisme envahit tous les espaces<br />
publics ? Quand, après 10 ans de lutte<br />
contre les ogm, les cultures transgéniques<br />
s’étendent progressivement dans<br />
toute l’europe ? Quand, après 15 ans<br />
de lutte contre la françafrique, les pires<br />
régimes du continent africain sont reçus<br />
à l’élysée ?<br />
toute cette énergie militante, ces sacri-<br />
fices, ce temps passé pour en arriver<br />
là ? sommes-nous condamné-e-s à<br />
vivre dans une société où l’affairisme,<br />
la cupidité, l’arrogance et le cynisme<br />
sont aux commandes ? une société où<br />
les princes des multinationales peuvent<br />
licencier des salariés précaires, réaliser<br />
des profits surréalistes, délocaliser leurs<br />
entreprises, commercer avec des dictatures,<br />
saccager l’environnement, falsifier<br />
page 6 | La Traverse #1<br />
les comptes puis ouvrir leur parachute<br />
doré en toute impunité ? une société<br />
où le plus haut représentant de l’état<br />
peut mentir effrontément, brader les<br />
ressources publiques au service d’intérêts<br />
privés, distiller la haine en dressant<br />
les “fonctionnaires’’ contre les “salariés<br />
du privé’’, les “travailleurs’’ contre les<br />
“assistés’’, les “immigrés légaux’’ contre<br />
les “sans-papiers’’, les “vrais jeunes’’<br />
contre la “racaille’’, les “grévistes’’ contre<br />
les “travailleurs’’ ?<br />
PourQuoi si Peu<br />
de contestation ?<br />
au-delà de l’indignation, il reste une<br />
question centrale, obsédante : face à<br />
tout ce que nous venons de dénoncer,<br />
pourquoi si peu de contestation ?<br />
devant les profondes crises économiques,<br />
sociales et environnementales qui<br />
empoisonnent notre existence et nous<br />
font entrevoir un avenir très difficile,<br />
notamment pour les générations qui<br />
vont suivre, nous pourrions nous attendre<br />
à de vastes mouvements de colère,<br />
à un essor sans précédent de luttes<br />
politiques, associatives et syndicales.<br />
Nous pourrions imaginer une avalanche<br />
de propositions crédibles et réalistes<br />
visant à réorganiser la société sur des<br />
bases plus solidaires, plus sobres, plus<br />
démocratiques, tournées vers un accès<br />
généralisé aux biens vitaux, aux soins,<br />
aux logements, à l’éducation.<br />
or qu’avons-nous vu depuis 2007 ?<br />
Quelques grandes journées de mobilisation<br />
syndicale, très suivies mais sans<br />
lendemain. des myriades de grèves<br />
localisées, souvent vigoureuses et déterminées,<br />
mais généralement corpora-
tistes, sectorielles, morcelées, et au final<br />
presque toujours vaincues. des centaines<br />
d’associations ou de collectifs contre<br />
le nucléaire, l’expulsion des immigré-e-s,<br />
le mal-logement, la françafrique, la<br />
situation en palestine, le sexisme, le racisme,<br />
la publicité, les médias, les ogm,<br />
et bien d’autres organisations souvent<br />
magnifiques par leur inventivité, leur<br />
expertise et leur ténacité, mais qui,<br />
globalement, forment une constellation<br />
de groupes minoritaires, fragmentés,<br />
à l’audience relativement faible, aux<br />
contours idéologiques souvent flous, en<br />
difficultés pour articuler leurs visées et<br />
leurs moyens en termes mobilisateurs.<br />
au final, l’asymétrie est saisissante en-<br />
tre, d’un côté, une oligarchie politicienne<br />
et capitaliste de plus en plus arrogante,<br />
nuisible et dominante, et, de l’autre,<br />
l’absence de forces d’opposition et de<br />
proposition réellement puissantes et<br />
durables. et l’on ne voit pas, à court<br />
terme, le bout du tunnel. les organisations<br />
révolutionnaires, les associations<br />
écologistes, les mouvements anticapitalistes,<br />
les partis de la gauche radicale,<br />
les Npa et autres fronts de gauche ne<br />
voient pas arriver un flux significatif de<br />
militant-e-s. au contraire, la tendance<br />
est plutôt à l’essoufflement. tant mieux,<br />
pourrait-on dire, si de nouvelles et<br />
meilleures formes d’organisations<br />
contestataires émergeaient. mais ce ne<br />
semble pas le cas, tant l’engagement<br />
politique n’a pas le vent en poupe. les<br />
personnes qui tentent, dans leur milieu<br />
professionnel, dans leur quartier, dans<br />
leur ville, de mobiliser leur entourage<br />
autour de luttes communes en savent<br />
quelque chose. l’immense majorité de<br />
la population manifeste, à première vue,<br />
peu d’intérêt, du fatalisme, du cynisme<br />
voire de l’hostilité pour tout ce qui<br />
concerne les questions politiques. les<br />
préoccupations quotidiennes dépassent<br />
rarement le cercle des intérêts personnels,<br />
des soucis du moment, du travail,<br />
de la santé, de la famille ou des loisirs.<br />
La société<br />
de L’angoisse<br />
ce climat d’apathie politique signifie-t-il<br />
que la majorité de la population défend<br />
activement la société telle qu’elle est,<br />
s’y reconnaît pleinement ? À observer<br />
la frénésie consumériste, le succès de<br />
l’american way-of-life, la ruée vers les<br />
nouveaux gadgets technologiques,<br />
l’adhésion au mode de vie capitaliste<br />
est massive. pour autant, cette adhésion<br />
est-elle le signe d’un réel épanouissement<br />
social ? Nous ne le pensons pas,<br />
tant l’organisation actuelle de la société<br />
produit de l’angoisse, de la souffrance<br />
psychique, et bien peu de personnes<br />
heureuses.<br />
bien sûr, la question du bonheur est<br />
délicate, subjective, soumise à interprétation.<br />
la centaine de milliers de<br />
tentatives de suicide chaque année, les<br />
millions de personnes dépressives, la<br />
surconsommation d’anxiolytiques et de<br />
tranquillisants témoignent cependant<br />
d’une souffrance psychique omniprésente.<br />
cette souffrance est palpable<br />
autour de nous. il suffit de regarder<br />
les visages dans les rues, d’observer la<br />
situation dans nos différents milieux<br />
professionnels, dans nos entourages<br />
amicaux et familiaux. tension nerveuse,<br />
surmenage, anxiété, sentiment d’insatisfaction,<br />
difficultés affectives, insomnies,<br />
morosité... combien d’entre nous vivent<br />
un quotidien peu enthousiasmant, avec<br />
de nombreux soucis à porter, sans<br />
perspective autre que le repos après<br />
un travail pénible, des loisirs pour “se<br />
changer les idées’’, et la retraite comme<br />
seul horizon ? derrière le vernis des<br />
apparences et des conventions sociales,<br />
rares sont les personnes réellement<br />
enthousiastes et sereines.<br />
même au sein des populations relative-<br />
ment épargnées par les crises en cours,<br />
y compris celles à qui le système profite<br />
le plus, il règne un climat d’inquiétude<br />
qui se traduit, entre autres, dans le<br />
rapport aux enfants et à l’avenir : alors<br />
que les parents des années 1950-60<br />
avaient généralement la certitude que<br />
leurs enfants vivraient mieux qu’eux,<br />
La Traverse #1 | page 7
énéficieraient des fruits du progrès<br />
et d’une élévation de statut social, la<br />
quasi-totalité des parents d’aujourd’hui<br />
doutent que leurs enfants auront une<br />
vie meilleure. on le comprend. Quel que<br />
soit le niveau d’optimisme, quelle que<br />
soit notre position sociale, si l’on étudie<br />
posément la situation planétaire, les dégradations<br />
économiques, les inégalités<br />
sociales, le désastre environnemental,<br />
la pénurie énergétique, les tensions<br />
internationales à venir, comment ne pas<br />
ressentir davantage d’inquiétude que de<br />
sérénité ?<br />
en admettant que notre analyse soit<br />
juste, la question reste cependant<br />
entière : si la société produit davantage<br />
de souffrance sociale que d’épanouissement,<br />
si l’immense majorité de la population<br />
envisage l’avenir avec angoisse,<br />
comment expliquer la faiblesse de la<br />
contestation ?<br />
une Perte d’esPoir<br />
dans L’action PoLitiQue<br />
la liste est longue de tout ce qui nous<br />
semble encourager l’apathie politique.<br />
page 8 | La Traverse #1<br />
l’emprise des médias qui, de plus en<br />
plus prisonniers de logiques capitalistes,<br />
favorisent les pouvoirs dominants,<br />
évitent les informations subversives<br />
et détournent la population des vrais<br />
problèmes. une société de plus en plus<br />
complexe, avec ses bureaucraties tentaculaires,<br />
ses systèmes technologiques<br />
incompréhensibles face auxquels nous<br />
nous sentons démunis, dépendants,<br />
incapables d’identifier les lieux de décision.<br />
des institutions sociales qui, de<br />
l’école à l’entreprise, nous placent dans<br />
un état d’esprit de soumission, découragent<br />
notre autonomie, renforcent notre<br />
sentiment d’impuissance. une gigantesque<br />
industrie du divertissement et du<br />
plaisir qui fournit une infinie possibilité<br />
de s’extraire, l’espace d’un instant ou de<br />
quelques semaines, d’une réalité morne<br />
et angoissante. un climat de précarité<br />
et de survie économique qui, pour une<br />
large part de la population, laisse peu de<br />
temps disponible pour la prise de recul<br />
et l’action politique...<br />
À nos yeux, il est cependant une<br />
cause qui surplombe toutes les autres<br />
: l’immense majorité de la population<br />
a perdu espoir dans l’action politique,<br />
elle n’imagine plus et ne croit plus à la<br />
possibilité de transformer radicalement<br />
la société.<br />
l’histoire du XX e siècle pèse lourd dans<br />
cet état de faits. toutes les tentatives<br />
révolutionnaires du siècle passé se sont<br />
soldées par des échecs retentissants. ou<br />
bien elles ont été écrasées par la force,<br />
d’une manière dramatique, comme en<br />
allemagne en 1919, en espagne en<br />
1936, en hongrie en 1956... ou bien<br />
elles ont dégénéré en des régimes<br />
politiques de type totalitaires, comme<br />
en urss, en chine, au cambodge, ou<br />
dans une moindre mesure à cuba. dans<br />
les deux cas, elles ont provoqué ou subi<br />
une barbarie terrifiante. le XXe siècle<br />
est le siècle des massacres, des guerres,<br />
des génocides, des bombes atomiques,<br />
des goulags, des camps de concentration,<br />
des tortures de masse. l’imaginaire<br />
collectif, surtout pour les anciennes<br />
générations, est hanté par cette atmosphère<br />
de terreur, par la démonstration<br />
qu’il n’y a aucune limite à la barbarie
humaine, par les risques terribles<br />
auxquels s’exposent les révolutionnaires.<br />
ce contexte historique nous semble<br />
créer dans toute la société un climat de<br />
méfiance généralisée vis-à-vis de l’action<br />
politique et des idéologies.<br />
cette méfiance est renforcée par le<br />
dévoiement des grandes forces historiques<br />
d’opposition. depuis le milieu<br />
des années 80, la majorité des partis<br />
et des syndicats dits de gauche se sont<br />
ralliés au modèle économique et social<br />
dominant. ils valorisent la croissance, la<br />
démocratie de marché, le productivisme,<br />
les politiques sécuritaires et l’état. les<br />
principales revendications qui les distinguent<br />
de leurs homologues de droite<br />
concernent le degré de répartition des<br />
richesses, le niveau de protection sociale<br />
et autres conditions d’un “capitalisme<br />
à visage humain’’. autant dire que ce<br />
réformisme institutionnel suscite peu<br />
d’espoirs de réels changements... pour<br />
la majorité de la population, le mot politique,<br />
à gauche comme à droite, rime<br />
avec manipulation, intrigues, promesses<br />
non tenues, privilèges et corruption de<br />
la caste politicienne, tandis que les élections<br />
consistent la plupart du temps à<br />
voter, avec peu d’espoir ou de manière<br />
désabusée, pour “le moindre mal’’ - ou<br />
plus simplement à s’abstenir.<br />
Quant aux partis et mouvements de<br />
gauche qui militent pour une profonde<br />
transformation de la société, ils sont<br />
divisés, souvent minés par les luttes internes,<br />
peu médiatisés et manquent de<br />
crédibilité. ruinées par le XXe siècle, les<br />
grandes idéologies de libération de l’humanité,<br />
celles qui prônent une rupture<br />
radicale avec l’ordre établi, ne font plus<br />
rêver qu’une minorité. dans l’imaginaire<br />
collectif, le mot communisme évoque<br />
le goulag et la dictature, le socialisme,<br />
les années mitterrand et la gauche<br />
caviar, l’anarchie, le chaos et la violence<br />
aveugle, soit l’exact contraire de leur<br />
contenu théorique. cette situation est<br />
amplifiée par l’inculture historique et<br />
politique ambiante. Nous connaissons<br />
très peu l’histoire des luttes sociales,<br />
l’origine de nos espaces de liberté, du<br />
droit de grève, de la liberté d’expression,<br />
de la sécurité sociale, des congés payés,<br />
de la retraite... pour toutes ces raisons,<br />
les mouvements révolutionnaires peinent<br />
à rassembler. l’action politique est<br />
considérée comme un sacrifice risqué<br />
n’apportant aucun résultat concret, un<br />
engagement bien dérisoire face aux<br />
désastres en cours.<br />
La course<br />
aux Paradis Privés<br />
dans un tel contexte, les tendances<br />
au repli sur soi sont compréhensibles.<br />
lorsque la société est angoissante,<br />
l’avenir inquiétant, l’action collective<br />
sans espoir, les soucis professionnels et<br />
personnels de plus en plus nombreux,<br />
nous nous concentrons fort logiquement<br />
et par défaut sur des stratégies<br />
individuelles. Nous nous replions sur<br />
nous-mêmes et sur le présent. Nous évitons<br />
le plus possible les informations et<br />
les situations susceptibles de nous bouleverser.<br />
Nous essayons dès que nous le<br />
pouvons de nous construire des “petits<br />
paradis privés’’ par la consommation,<br />
l’accès à la propriété, l’aménagement<br />
et l’équipement intérieur, la famille, les<br />
ami-e-s, les loisirs, la préparation des<br />
La Traverse #1 | page 9
prochaines vacances, tout un rapport au<br />
monde sans cesse attisé par la publicité<br />
et les mass-médias.<br />
par un effet de cercle vicieux, cette fuite<br />
en avant se renforce d’elle-même. la<br />
dépolitisation laisse le champ libre aux<br />
oligarchies politiciennes et capitalistes.<br />
la frénésie consumériste, basée sur l’exploitation<br />
effrénée des ressources et de<br />
la main d’œuvre planétaires, accentue la<br />
destruction des nos conditions de vie, la<br />
pénurie matérielle et prépare l’éclatement<br />
de conflits d’intérêts mondiaux à<br />
moyen terme. plus la société devient<br />
angoissante, insupportable, polluée,<br />
inégalitaire et sans avenir, moins la<br />
population a envie de s’investir pour<br />
changer le cours des choses, plus chacun-e<br />
tente désespérément de s’aménager<br />
un petit havre de paix au milieu du<br />
chaos, de se “retirer’’ de la société pour<br />
fuir ses contraintes et ses nuisances,<br />
dans l’illusion d’un sauvetage individuel<br />
possible.<br />
où trouver La force<br />
de Lutter ?<br />
voici résumées, dans les grandes<br />
lignes, les tendances de fond qui nous<br />
semblent traverser la société française.<br />
si nos analyses sont pertinentes, si le<br />
tableau est si sombre, comment ne pas<br />
verser dans un pessimisme paralysant ?<br />
page 10 | La Traverse #1<br />
où trouver la force de lutter ? comment<br />
susciter le goût de l’action collective ?<br />
peut-on encore espérer une transformation<br />
radicale de la société ?<br />
À ces questions brûlantes d’actualité,<br />
dans lesquelles se débattent tous les<br />
mouvements militants d’aujourd’hui,<br />
nous n’avons pas de réponses toutes<br />
faites, pas de recettes précises. Nous<br />
vous proposons seulement ici quelques<br />
pistes d’action et de réflexion, celles<br />
que nous explorons actuellement et qui<br />
nous aident à surmonter nos phases de<br />
découragement.<br />
Merci à ceL<strong>Les</strong><br />
et ceux Qui résistent<br />
Nous n’avons pas choisi la société dans<br />
laquelle nous sommes né-e-s et, en ce<br />
sens, nous ne sommes pas responsables<br />
de l’état actuel du monde. ce constat<br />
est banal, il ne supprime pas l’immense<br />
tristesse que nous pouvons ressentir<br />
quand nous observons les désastres<br />
en cours, mais il peut parfois alléger le<br />
fardeau qui pèse sur nos épaules...<br />
en revanche, nous sommes respon-<br />
sables de ce qui dépend de nous, de<br />
ce que nous faisons de notre vie, de<br />
nos relations, de notre énergie. c’est<br />
pourquoi, avant tout, nous souhaitons<br />
adresser un profond merci à celles et<br />
ceux qui, dans ce contexte politique<br />
si difficile, ne baissent pas les bras. À<br />
toutes les personnes qui, là où elles<br />
vivent, participent aux luttes sociales,<br />
construisent des alternatives, tentent de<br />
surmonter les obstacles et les périodes<br />
décourageantes, inventent de nouvelles<br />
manières de résister. À toutes les<br />
personnes qui, dans une société de<br />
plus en plus rude sur le plan humain,<br />
continuent d’œuvrer pour un monde<br />
d’entraide, créent à l’aide de milliers de<br />
petits actes journaliers de la solidarité<br />
autour d’elles, aident leurs voisin-e-s, se<br />
sentent concernées par les soucis des<br />
autres, donnent de l’importance à passer<br />
du temps avec des proches en difficultés,<br />
se relaient auprès de personnes<br />
souffrants de graves maladies, offrent<br />
une écoute à des personnes démoralisées,<br />
essaient de soutenir les personnes<br />
qui ne voient plus de sens dans leur vie,<br />
s’entraident financièrement, tous ces actes<br />
qui nous semblent le ferment d’une<br />
société meilleure, de ce que george<br />
orwell, dans sa vision du socialisme,<br />
appelait la common decency.<br />
malgré le climat global d’apathie, notre<br />
société bouillonne d’initiatives politiques<br />
formidables, certes largement<br />
minoritaires, certes peu médiatisées,<br />
mais souvent magnifiques d’imagination<br />
et de ténacité 1 . merci, parce que<br />
1 on trouvera de nombreux exemples sur le site des <strong>renseignements</strong><br />
<strong>généreux</strong>, dans les rubriques Alternatives et Résistances...
c’est grâce à ces nombreux exemples<br />
que nous puisons, comme beaucoup,<br />
notre principale énergie et une direction<br />
éthique : essayer de se comporter, là où<br />
nous sommes, de la meilleure façon qui<br />
soit, de soutenir au maximum de nos<br />
forces les personnes et les organisations<br />
qui se battent pour plus de démocratie,<br />
d’entraide, de sobriété, de sens du bien<br />
commun.<br />
dans une société où il est et où il sera<br />
de plus en plus pénible moralement<br />
et matériellement de vivre, ne sousestimons<br />
pas la puissance de l’émulation<br />
politique. dans tous les milieux<br />
sociaux, des millions de personnes<br />
sont indignées par la situation actuelle,<br />
ressentent un malaise existentiel et sont<br />
à la recherche de sens. mais elles sont<br />
la plupart du temps isolées, déchirées<br />
entre l’envie de changer le monde et<br />
l’absence de possibilités. construire<br />
des portes, des passerelles, des repères<br />
pour les personnes disponibles au<br />
changement nous semble une tâche<br />
prioritaire pour celles et ceux qui en ont<br />
les moyens et le temps. c’est souvent<br />
parce que nous avons rencontré une<br />
personne, un projet, un lieu différent<br />
près de chez nous que nos chemins de<br />
vies ont peu à peu changé. agrandissons<br />
ces brèches !<br />
organisons-nous<br />
davantage<br />
un grand mouvement social ne naît<br />
pas par l’action de quelques personnes.<br />
tant que les nombreuses initiatives<br />
françaises seront dispersées, morcelées,<br />
nous n’arriverons jamais à créer un rapport<br />
de force suffisant pour bouleverser<br />
le système actuel. dépasser le stade du<br />
groupuscule sans verser dans un bureaucratisme<br />
autoritaire est sans doute<br />
l’enjeu de taille sur lequel nous butons<br />
le plus, tant sont nombreux les échecs<br />
de projets collectifs dans l’histoire des<br />
contestations. comment construire des<br />
forces d’opposition et de proposition<br />
réellement puissantes et durables ?<br />
pourquoi tant de mouvements, de<br />
syndicats, d’associations, de collectifs<br />
libertaires se sont-ils entredéchirés et<br />
vidés de leur substance ? pourquoi<br />
les grandes organisations syndicales<br />
et politiques ont-elles été dévoyées de<br />
leurs objectifs initiaux ? Quelles leçons<br />
en tirer ? comment dépasser les problèmes<br />
qui se posent à une collectivité<br />
de révolutionnaires, s’opposent à sa<br />
survie et à son développement ? il y a là<br />
des questions fondamentales que nous<br />
devons absolument résoudre.<br />
PréParons-nous à une<br />
Lutte de Longue haLeine<br />
élucider la question de l’organisation<br />
nous semble d’autant plus essentiel que<br />
nous devons nous préparer à une lutte<br />
de longue haleine. vouloir transformer<br />
radicalement la société, c’est vouloir<br />
destituer l’oligarchie politicienne, le<br />
capitalisme, les mass-médias, l’armée,<br />
La Traverse #1 | page 11
les services secrets, un puissant système<br />
économique et sociologique prêt à tout<br />
pour conserver sa domination. la lutte<br />
sera difficile et longue ! ce constat peut<br />
paraître, là encore, extrêmement banal,<br />
mais il implique un rapport au temps,<br />
aux luttes et à nos vies qui nous semble<br />
fondamental. Notre découragement<br />
est généralement lié à notre impatience.<br />
Nous abordons souvent l’action<br />
politique avec un désir de changements<br />
rapides, de luttes immédiatement<br />
efficaces, surtout quand nous sommes<br />
au démarrage de notre engagement.<br />
chez beaucoup de contestataires, cette<br />
frénésie activiste s’épuise en quelques<br />
années, et, sous les coups des nombreuses<br />
difficultés rencontrées, elle<br />
laisse place à une certaine aigreur, un<br />
sentiment d’échec, voire un rejet de<br />
l’action collective.<br />
élargir la temporalité de nos actions,<br />
envisager la lutte à l’échelle de nos vies<br />
entières, construire à la fois des résistances<br />
immédiates et des visées à long<br />
terme, tout cela peut nous permettre<br />
de prendre du recul, de mieux accepter<br />
les phases d’échecs si nous prenons le<br />
temps d’en tirer des conséquences, de<br />
mieux accepter les obstacles si nous<br />
nous donnons les moyens et le temps<br />
pour les surmonter, de mieux accepter<br />
page 12 | La Traverse #1<br />
les démarrages difficiles de certains<br />
projets si nous leur donnons du temps<br />
pour que leur potentialité s’exprime.<br />
cultiver la patience et la ténacité nous<br />
semble par ailleurs correspondre à la<br />
temporalité des changements individuels<br />
: nous mettons la plupart du<br />
temps plusieurs années pour changer<br />
certains de nos comportements, certaines<br />
habitudes de vie, certaines manières<br />
de voir le monde...<br />
construisons<br />
des PersPectives<br />
stiMuLantes<br />
et crédib<strong>Les</strong><br />
lorsque nous regardons la liste des<br />
ouvrages politiques disponibles en<br />
france, nous sommes frappés par la<br />
disproportion entre ceux consacrés à la<br />
critique et ceux consacrés à la proposition.<br />
chaque semaine ou presque sort<br />
une nouvelle publication dénonçant un<br />
aspect de l’ordre établi, expliquant combien<br />
l’économie capitaliste est inégalitaire,<br />
le système industriel déshumanisant,<br />
la démocratie représentative dépolitisante,<br />
les médias serviles, la publicité<br />
aliénante, etc. en revanche, il existe très<br />
peu de publications qui proposent et<br />
décrivent de nouvelles visions positives<br />
de la société, des alternatives possibles<br />
et crédibles. s’il est fondamental de<br />
critiquer la situation actuelle et d’alerter<br />
sur les désastres en cours, ces efforts<br />
peuvent, s’ils ne sont pas accompagnés<br />
de perspectives réalistes, contribuer<br />
à renforcer les sentiments d’angoisse,<br />
d’impuissance et finalement les tendances<br />
individualistes de la population.<br />
d’où l’urgence d’imaginer des chemins<br />
praticables vers d’autres rapports au<br />
monde, de meilleures organisations<br />
économiques et sociales plus égalitaires,<br />
plus démocratiques, plus sobres.<br />
d’immenses champs de réflexion<br />
s’ouvrent à nous : quelle société<br />
voulons-nous ? Quels sont nos besoins<br />
? Que produire, et comment ?<br />
Quelle meilleure organisation politique<br />
imaginer ? comment satisfaire l’accès<br />
généralisé au logement, à la santé, à<br />
une éducation de qualité ? Quelle type<br />
d’agriculture développer ? Quelles solutions<br />
énergétiques ? Quelles transitions<br />
imaginer entre la société actuelle et<br />
une meilleure société ? il ne s’agit pas<br />
de trouver des réponses toutes faites<br />
ou dogmatiques, mais d’encourager<br />
à travers des exemples un maximum<br />
de monde à se saisir de ces questions<br />
légitimes et vitales. montrons, dans<br />
un esprit d’espoir et d’invitation à la<br />
discussion, que non seulement l’organisation<br />
actuelle est injuste, absurde et
catastrophique, mais qu’il est possible<br />
de s’organiser différemment, de sortir<br />
de notre état d’impuissance collective, si<br />
ensemble nous le décidons.<br />
du grain à Moudre<br />
chacune de ces pistes soulève au fi nal<br />
davantage de questions que de réponses...<br />
dans les prochains numéros de<br />
cette revue, nous tenterons de poursuivre<br />
ces réfl exions, pour lesquelles nous<br />
sommes preneurs de vos réactions, de<br />
vos analyses et de vos expériences.<br />
Pour aLLer + Loin<br />
CET ARTICLE S’INSPIRE<br />
FORTEMENT DES OUVRAGES<br />
DE CORNéLIUS CASTORIADIS<br />
ET DE CHRISTOPHER LASCH :<br />
• Une société à la dérive, Cornélius<br />
Castoriadis, Seuil, 2005<br />
• La culture du narcissisme,<br />
Christopher Lasch, Flammarion, 2008<br />
• Le moi assiégé, Christopher Lasch,<br />
éditions Climat, 2008<br />
d’ici là, nous vous souhaitons du succès<br />
dans vos actions de résistance pour les<br />
mois à venir. car au-delà des mots, des<br />
théories, des plans sur la comète et des<br />
châteaux en espagne, ce sont avant<br />
tout les actes qui comptent, ce que nous<br />
faisons de nos idées, comment nous<br />
nous comportons, là où nous vivons, là<br />
où nous luttons, ici et maintenant. en<br />
ce sens, courage à nous toutes et tous !<br />
La Traverse #1 | page 13
des graves inconvénients<br />
de la bonne conscience<br />
page 14 | La Traverse #1<br />
PsychoLogie sociaLe<br />
ou la théorie de la tendance à la réduction de la dissonance cognitive<br />
par Nestor potkine<br />
dans quelle mesure des expérimentations de psychologie sociale peuvent-elles enri-<br />
chir nos réflexions sur le changement de société ? partant de deux faits à première<br />
vue sans lien entre eux, l’affaire madoff et l’histoire des partis communistes occi-<br />
dentaux, Nestor potkine - chroniqueur régulier du monde libertaire - explore pour<br />
nous les conséquences politiques de la « théorie de la tendance à la réduction de la<br />
dissonance cognitive »...
deux Mystères<br />
le mystère de l’affaire madoff 1 réside<br />
dans la personnalité des victimes du<br />
plus grand escroc financier de l’histoire.<br />
point de vieilles dames naïves. point<br />
d’héritiers innocents séduits par des<br />
blondes fatales. Non. des financiers,<br />
des industriels, des investisseurs, ferrés<br />
en histoire de la finance, en psychologie<br />
des marchés. des intellects armés<br />
contre l’escroquerie de madoff, si<br />
banale ; promettre des taux d’intérêt<br />
fabuleux, payer ces intérêts d’abord<br />
avec l’argent même des premiers<br />
investisseurs, ensuite avec celui de leurs<br />
relations attirées par le bouche à oreille.<br />
payer pierre avec les sous de pierre,<br />
puis avec les sous de paul, parce que<br />
des paul, il en arrive constamment, tant<br />
les pierre font de la publicité gratuite.<br />
on connaît ces escroqueries “à la pyramide’’<br />
depuis aux moins trois cents<br />
ans !<br />
comment des millionnaires bardés de<br />
conseillers financiers ont-ils pu être<br />
bernés ?<br />
bernard l. madoff<br />
le mystère de l’histoire des partis<br />
communistes occidentaux réside dans la<br />
sincérité de leurs militants, travaillant à<br />
l’avènement du communisme, convaincus<br />
que l’urss est le paradis, que<br />
là-bas l’ouvrier est heureux puisque la<br />
médecine est gratuite et le logement<br />
garanti. les victimes de l’une des plus<br />
meurtrières escroqueries politiques de<br />
l’histoire réfléchissaient à la nature de<br />
la société. elles critiquaient celle de leur<br />
propre société. elles aimaient décrypter<br />
1 homme d’affaires américain, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissements<br />
de Wall street (bernard l. madoff investment securities llc), bernard madoff a été condamné<br />
en juin 2009 à 150 ans de prison pour avoir réalisé une escroquerie portant sur 50 milliards de<br />
dollars. cette escroquerie consistait, pour l’essentiel, en un système de spéculation fictive pyramidale<br />
fonctionnant par effet boule de neige, les intérêts des premiers investisseurs étant payés par le<br />
capital des derniers entrés.<br />
les mensonges de la presse aux ordres.<br />
pourtant, alors que les voyageurs<br />
revenant de l’urss voyaient que le<br />
régime échouait à fournir les biens les<br />
plus élémentaires à la population, alors<br />
que l’existence du goulag ne fut jamais<br />
un secret, le pcf empochait 25% des<br />
voix en 1973 !<br />
comment des milliers de militants<br />
voués à la critique sociale ont-ils pu être<br />
bernés ?<br />
La Traverse #1 | page 15
un Point coMMun<br />
les réponses à ces deux questions sont<br />
complexes, elles entraînent plusieurs<br />
explications. mais un point commun<br />
aux deux situations nous intéresse.<br />
Jusque vers 1970, on ne devenait pas<br />
militant du pcf si facilement. une fois<br />
admis, on sacrifiait beaucoup de temps<br />
et d’énergie à la cause. Quant à devenir<br />
permanent, seul un vrai dévouement<br />
parvenait à surmonter un parcours<br />
semé d’embûches.<br />
madoff, de son côté, prit le contre-pied<br />
de l’escroc banal. au lieu de se dépenser<br />
en publicité, au lieu de supplier que<br />
l’on vienne investir, il demeura discret,<br />
presque clandestin. investir chez madoff<br />
semblait un privilège, rare. il fallait être<br />
du sérail, avoir des relations. même<br />
ainsi, madoff refusait du monde. longtemps,<br />
personne n’eut la certitude d’être<br />
admis chez lui.<br />
dans les deux cas, on part d’un « élément<br />
cognitif », c’est-à-dire un élément<br />
de cognition, de connaissance ; quelque<br />
chose que l’on pense, une idée, une<br />
notion, un fait, un principe :<br />
page 16 | La Traverse #1<br />
« militer au pc, soutenir l’urss, c’est travailler au bien de l’humanité. »<br />
« Je vais gagner beaucoup d’argent chez madoff, parce qu’il est un génie de la<br />
finance, et qu’il m’a admis, moi plutôt que tant d’autres, dans son fond d’investissement.<br />
»<br />
dans les deux cas l’élément cognitif, situé au plus profond du dispositif, contredisait<br />
brutalement la réalité. soutenir l’urss revenait à soutenir la misère, le kgb, le<br />
goulag. investir chez madoff signifiait verser de l’argent et ne plus le revoir.<br />
dans les deux cas, les victimes auraient pu découvrir leur erreur : les marins de<br />
kronstadt, soldats de la révolution et non soldats tsaristes, périrent sous les balles<br />
bolchéviques dès 1921 ! le pacte de non-agression entre hitler et staline ne pouvait<br />
pas non plus être un bon signe.<br />
madoff annonçait inexorablement entre 11 et 13% d’intérêt annuel quelle qu’eût été<br />
la santé de l’économie ; même Warren buffett, pour l’instant le meilleur investisseur<br />
de l’histoire, a connu des années creuses. madoff ne publiait rien sur ses méthodes<br />
et ses choix d’investissement. ces deux facteurs eussent dû alerter ses victimes.<br />
d’ailleurs bon nombre d’investisseurs tentés se sont écartés de madoff en découvrant<br />
ces deux anomalies.<br />
donc, pour les uns comme pour les autres, nous partons d’un élément cognitif en<br />
complète contradiction avec la réalité et de la possibilité pour les égarés de connaître<br />
la vérité et du fait que ces égarés demeurent, volontairement, égarés. par quelle<br />
étrange magie ?
ProPosition<br />
d’exPLication<br />
dans les deux cas, les victimes ont<br />
investi beaucoup. pour les financiers<br />
de madoff, des centaines de millions. et<br />
une considérable énergie pour obtenir la<br />
permission d’entrer. une fois entrés, ils<br />
sont restés, obstinément, souvent sans<br />
voir revenir un sou : car, à 13% par<br />
an, n’est-ce pas, on ne demande pas à<br />
retirer son argent, obnubilé que l’on est<br />
par les résultats de bernie madoff, tels<br />
qu’annoncés par bernie madoff.<br />
les militants ouvriers du pcf menaient<br />
une vie dure, celle d’un ouvrier, puis<br />
prenaient sur leur temps libre pour<br />
toutes les tâches ingrates du militant<br />
de base. les permanents souffraient<br />
moins, mais sacrifiaient tout au parti,<br />
leur temps, leurs idées, leurs plaisirs,<br />
leur vie de famille ; et bien des amitiés.<br />
les militants intellectuels avalaient mille<br />
couleuvres, se pliaient à mille exigences<br />
stupides pour se voir acculés à défendre<br />
un pays de moins en moins défendable.<br />
dégainons notre idée : lorsqu’un<br />
élément cognitif a beaucoup coûté pour<br />
être acquis, ou lorsqu’il coûte beaucoup<br />
à conserver en face d’un nouvel élément<br />
cognitif, plutôt que de l’abandonner, on<br />
change celui qui le contredit.<br />
loin d’être une banalité, ceci est la conséquence d’une théorie psychologique<br />
féconde, présentée en 1957 dans un livre intitulé A theory of cognitive dissonance,<br />
par leon festinger. Que signifient ces mots bizarres, « théorie de la dissonance<br />
cognitive » ?<br />
prenons des exemples d’éléments cognitifs ; « la terre est plate », « le coran dit<br />
que le porc est impur », ou encore « saddam hussein possède la bombe atomique ».<br />
mais voilà qu’arrivent d’autres éléments cognitifs ; « la terre est ronde », « l’ome-<br />
lette aux lardons de tante fatima est délicieuse », « saddam hussein affirme qu’il ne<br />
possède pas la bombe atomique ».<br />
les uns contredisent les autres.<br />
on sait que la terre est plate, puis on découvre les photographies de la Nasa<br />
prouvant qu’elle est ronde ; on perçoit une dissonance entre ces deux éléments.<br />
on ressent cette dissonance comme une tension. on ressent cette tension comme<br />
désagréable.<br />
eprouver cette dissonance pousse à tenter de la réduire.<br />
d’où le nom complet de la théorie de festinger : « théorie de la tendance à la<br />
réduction de la dissonance cognitive ». cette découverte est bien moins banale qu’il<br />
n’y paraît ; elle explique des milliers d’actes et de croyances absurdes. dangereuses,<br />
néfastes. en effet, par quels moyens réduit-on cette tension due à la dissonance<br />
cognitive ? Quelles seront les conséquences personnelles, sociales, politiques de ce<br />
besoin de réduire-la-tension-due-à-la-dissonance-cognitive, de ce besoin, parfois violent,<br />
obsédant, de ne plus subir une contradiction agaçante, humiliante, écrasante,<br />
voire terrifiante ?<br />
La Traverse #1 | page 17
QueLQues exeMP<strong>Les</strong><br />
1/ premier élément cognitif : « les américains soutiennent israël, un pays féroce qui<br />
opprime les musulmans ». puis, l’élément cognitif dissonant : « les américains ont<br />
mis un homme sur la lune, ce qu’aucun pays musulman n’a été capable de faire ».<br />
comment réduire la dissonance ?<br />
en ajoutant foi au mythe, très répandu dans les pays musulmans, que les images<br />
des alunissages ont été filmées dans le désert, et qu’on a ajouté un fond noir pour<br />
parfaire l’illusion !<br />
mieux encore, en trois coups :<br />
« israël est un pays féroce, peuplé de gens qui ne sont pas musulmans.»<br />
« tout le savoir sur le monde a été mis par dieu dans le coran. il suffit de bien le<br />
lire. »<br />
« israël dispose d’une technologie militaire d’une supériorité écrasante sur celle des<br />
pays arabes, qui pourtant lisent le coran. »<br />
réduisons la dissonance :<br />
« israël dispose d’une technologie militaire écrasante parce que les Juifs lisent le coran<br />
plus attentivement que les arabes ». authentique ! rappelons au passage que le<br />
coran est écrit dans un arabe guère plus accessible aux arabes que le vieux français<br />
ne l’est aux français contemporains.<br />
2/ un second exemple. dans les yeux de ma chèvre (éditions terre humaine),<br />
eric de rosny explique que les abrons, un peuple africain tenant à l’harmonie des<br />
relations, détestent se montrer agressifs. mais alors comment expliquer la mort ?<br />
car pour les abrons, elle résulte toujours d’une volonté, d’un acte de quelqu’un. a<br />
page 18 | La Traverse #1<br />
chaque mort, les abrons savent que<br />
quelqu’un a provoqué cette mort. un<br />
vieux monsieur mourut écrasé sous une<br />
poutre dévorée par les termites. de rosny<br />
entendit ceci : « Nous savons bien<br />
que les termites mangeaient la poutre,<br />
mais pourquoi est-elle tombée juste au<br />
moment où il passait dessous ? »<br />
les sorciers ! c’est la faute des sorciers<br />
! hélas, personne chez les abrons<br />
ne s’avoue sorcier, personne n’agit en<br />
sorcier. alors, les abrons ont concocté<br />
une solution à rendre jaloux le plus suave<br />
des chargés de communication d’une<br />
usine chimique : les sorciers ne savent<br />
pas qu’ils sont sorciers. ils ne sont<br />
sorciers que la nuit, quand ils dorment.<br />
les voilà à courir les cieux et à jeter des<br />
sorts aux gens. on ne s’aperçoit que<br />
quelqu’un était sorcier qu’après sa mort,<br />
à des signes anatomiques qu’on ne peut<br />
vérifier qu’en disséquant les cadavres.<br />
ô splendide méthode anti-dissonance !<br />
ô merveille de réconciliation de la chèvre<br />
des bonnes relations de voisinage et<br />
du chou de la réalité de la mort !
3/ d’autres exemples : « paris, 1943. m.<br />
cohen, mon voisin qui m’agace, n’est<br />
pas humain, il est juif. voyons, quelle<br />
est l’adresse de la kommandantur… »<br />
« mohammed n’est pas un citoyen français,<br />
c’est un bicot. » « une centrale nucléaire<br />
n’est pas une machine à produire<br />
des déchets, radioactifs pendant cent<br />
mille ans, c’est une source d’énergie qui<br />
ne produit pas de gaz à effet de serre »<br />
« madame martin n’est pas une femme<br />
de ménage, c’est une technicienne de<br />
surface » « cet emploi n’est pas précaire,<br />
il est flexible. »<br />
ces exemples montrent par quels<br />
moyens les planificateurs de l’énergie<br />
nucléaire, les employeurs qui déclassent<br />
leur main-d’œuvre de cdi en cdd, les<br />
tabasseurs de bicots se donnent bonne<br />
conscience ; la bonne conscience (en<br />
anglais, « self-justification ») est l’une<br />
des formes de la réduction de la dissonance<br />
cognitive.<br />
N’oublions pas l’antique fable, déjà<br />
vieille lorsqu’esope la raconta aux<br />
grecs, des raisins verts : un renard<br />
voit une belle grappe de raisins. il veut<br />
l’attraper, mais elle est placée trop haut<br />
pour lui. dépité, il décide qu’ils sont<br />
trop verts, en définitive. c’est une autre<br />
forme, tout aussi fréquente, d’une autre<br />
conséquence de la tendance à la réduction<br />
de la dissonance cognitive.<br />
théorie et ProPhétie<br />
festinger a écrit un second livre :<br />
Quand la prophétie échoue. car la possibilité<br />
de vérifier sa théorie, non plus en<br />
laboratoire, mais dans la vie, se présenta<br />
en septembre 1954. selon la presse,<br />
une mme keech prophétisait que la côte<br />
ouest de l’amérique, de seattle jusqu’au<br />
chili, disparaîtrait dans l’océan. des<br />
soucoupes volantes viendraient toutefois<br />
sauver les purs, elle et ses fidèles.<br />
le 21 décembre 1954 à minuit.<br />
pas de temps à perdre. festinger et<br />
quelques-uns de ses étudiants devinrent<br />
les disciples de mme keech, pour observer<br />
ce qui se passerait le 22 décembre<br />
1954, lorsque la dissonance cognitive<br />
deviendrait intolérable. comme toute<br />
théorie scientifique honnête, celle de<br />
festinger se doit de permettre de<br />
prédire tel résultat, à chaque fois<br />
que telles conditions sont réunies. si<br />
les conditions sont bien là, et que le<br />
résultat n’apparaît jamais ou rarement,<br />
la théorie est fausse. si le résultat<br />
apparaît toujours ou souvent, la théorie<br />
est vraie… tant qu’on n’en trouve pas<br />
une meilleure ! Qu’affirmait la théorie ?<br />
lorsqu’un élément cognitif a beaucoup<br />
coûté pour être acquis, ou lorsqu’il<br />
coûte beaucoup à conserver en face<br />
d’un nouvel élément cognitif, plutôt que<br />
de l’abandonner, on change celui qui le<br />
contredit. festinger prédit donc, sur la<br />
base des aventures de cultes précédents,<br />
tous annonciateurs de la fin du monde à<br />
une date précise, que les personnes qui<br />
auraient le plus investi dans la croyance<br />
aux dons prophétiques de madame<br />
keech (elle-même, son mari, ses plus<br />
proches disciples) y croiraient plus fort<br />
encore qu’avant. cependant que les<br />
disciples les moins investis réduiraient<br />
la dissonance cognitive dans le sens<br />
opposé : ils n’y croiraient plus.<br />
La Traverse #1 | page 19
dans Quand la prophétie échoue,<br />
festinger nous décrit par le menu la<br />
montée de la certitude chez madame et<br />
monsieur keech. il détaille au centimètre<br />
la solidité de la conviction de chaque<br />
disciple : de fait, plus le disciple était<br />
proche, socialement et émotionnellement,<br />
des keech, plus la croyance était<br />
forte. plus on s’approcha du 21 décembre,<br />
et plus madame keech et les autres<br />
disciples virent dans le moindre visiteur<br />
un envoyé des puissances invisibles. le<br />
coup de sonnette du livreur de paquets<br />
devint celui d’un messager cosmique.<br />
un étudiant de festinger recruté à la<br />
hâte à cause de la soudaine grippe de<br />
l’un de ses camarades prit des airs de<br />
pilote de soucoupe volante.<br />
À la date fatidique, festinger épluche le<br />
suspense subi, l’énormité sous-jacente<br />
de la déception, les tentatives désespérées<br />
de madame keech, via les messa-<br />
page 20 | La Traverse #1<br />
ges qu’elle “reçoit’’, de justifier l’absence<br />
de soucoupes volantes. le groupe<br />
désemparé se raccrocha, en désespoir<br />
de cause, à un message selon lequel<br />
il s’était montré si fidèle, si méritant,<br />
que les puissances supérieures avaient<br />
décidé de repousser le cataclysme à plus<br />
tard.<br />
les évènements ultérieurs confirmèrent<br />
la théorie : plus les disciples étaient<br />
proches de madame keech, plus ils<br />
avaient investis de temps, d’énergie, de<br />
foi en elle, plus ils redoublèrent ensuite<br />
d’énergie pour continuer à diffuser sa<br />
prédiction. toujours la même, mais cette<br />
fois sans date précise : ils réduisaient<br />
la dissonance « la prophétie de mme<br />
keech ne s’est pas accomplie » / « cela<br />
fait des années que je crois en madame<br />
keech » en éliminant la première proposition.<br />
la colossale énergie mentale<br />
nécessaire pour supprimer, à l’intérieur<br />
d’eux-mêmes, la colossale dissonance<br />
cognitive était telle qu’elle se transformait,<br />
à l’extérieur d’eux-mêmes, en<br />
prosélytisme frénétique.<br />
désoLantes<br />
conséQuences<br />
intuitivement, les troupes d’élite et<br />
les écoles d’élite l’ont toujours su : les<br />
candidats doivent souffrir ! les camps<br />
d’entraînement de la légion étrangère<br />
ou des marines sont des lieux pénibles.<br />
pourtant, les marines et les légionnaires<br />
sont en général extraordinairement<br />
attachés à leur unité. la cruauté des<br />
bizutages des grandes écoles, la dureté<br />
des efforts nécessaires pour y entrer et<br />
pour s’y maintenir jouent un large rôle<br />
dans la durable fidélité de leurs anciens<br />
élèves, au-delà des privilèges que leurs<br />
diplômes apportent : car si être un<br />
ancien élève des arts et métiers procure<br />
beaucoup d’avantages, se réengager
dans la légion étrangère ou dans les<br />
marines en donne moins. une fois le<br />
pire passé, on ne veut pas gaspiller cette<br />
extraordinaire dépense de ténacité, de<br />
résistance, d’énergie, alors on modifie<br />
l’élément cognitif « j’ai été humilié, torturé,<br />
abusé par la légion » en « je suis<br />
fier et heureux d’appartenir à ma vraie<br />
famille, la légion ».<br />
le maintien ou le retour au pouvoir<br />
de dirigeants nocifs bénéficie de la<br />
tendance à la réduction de la dissonance<br />
cognitive : on a trop travaillé,<br />
trop combattu, trop tué pour tel ou tel<br />
pour l’abandonner. ainsi de l’ahurissant<br />
retour de Napoléon de l’île d’elbe : les<br />
soldats dont il gaspillait les vies depuis<br />
quinze ans auraient dû le fusiller, ils lui<br />
firent un triomphe. plutôt revenir risquer<br />
sa peau sur un champ de bataille<br />
qu’admettre que l’homme à qui on a<br />
donné quinze ans de sa vie était un<br />
assassin ! le maintien de la popularité<br />
de Napoléon après sa capitulation, après<br />
sa mort, a de quoi étonner, alors que<br />
tant de familles françaises avaient perdu<br />
un ou plusieurs hommes dans son<br />
armée (plus de 250 000 soldats français<br />
périrent lors de la campagne de russie<br />
en 1812...).<br />
de même pour la popularité de pétain.<br />
Non pas en 1940 : elle découle de<br />
la consternation et le désarroi des<br />
français. mais en 1942, en 1943… en<br />
1944 ! là, il s’agit en grande partie du<br />
refus d’admettre qu’on s’est trompé :<br />
une troisième forme de réduction de la<br />
dissonance cognitive.<br />
s’acharner à demeurer dans un envi-<br />
ronnement nuisible s’explique aussi en<br />
partie par la réduction de la dissonance<br />
cognitive.<br />
il y a certes de nombreuses raisons,<br />
dont le dosage précis est toujours individuel,<br />
au fait que des femmes ne quittent<br />
pas sur-le-champ un homme violent<br />
qui les martyrise. mais celles qui restent<br />
des années et des années ? a mesure<br />
que le temps passe, le mécanisme de la<br />
réduction de la dissonance cognitive (le<br />
poids des sacrifices déjà consentis) pèse<br />
de plus en plus lourd.<br />
il en va de même au sein des groupes<br />
qui imposent une implication quotidienne,<br />
voire horaire : partis communistes,<br />
ordres monastiques, sectes… précisément,<br />
les religions utilisent sans cesse la<br />
tendance à la réduction de la dissonance<br />
cognitive. l’islam exige que pendant<br />
tout un mois, du lever au coucher du<br />
soleil, on s’abstienne de copuler, de<br />
manger, et même de fumer et de boire,<br />
fût-ce la plus petite goutte d’eau. gros<br />
effort… et grosse récompense pour<br />
La Traverse #1 | page 21
l’islam : quiconque a tenu pendant<br />
plusieurs ramadans refuse de gaspiller<br />
cet épuisant effort, et en redouble pour<br />
se persuader qu’il aime allah.<br />
Que dire des juifs religieux au moyenâge,<br />
qui jour après jour, non seulement<br />
s’imposaient leurs inextricables interdictions<br />
alimentaires, et se présentaient en<br />
outre avec leurs deux longues boucles<br />
de chaque côté du visage ? Jour après<br />
jour, ils choisissaient de ne pas couper<br />
leurs boucles, de porter des signes<br />
distinctifs qui entraînaient un risque<br />
mortel. gros effort… grosse récompense<br />
pour le judaïsme.<br />
et les chrétiens, si soumis à leur obses-<br />
sion de contrecarrer le plus grand et<br />
le plus tenace plaisir humain, le sexe ?<br />
ces jeunes moines qui, minute après<br />
minute, s’efforcent de ne pas aller se<br />
masturber dans un coin sombre, de ne<br />
page 22 | La Traverse #1<br />
pas céder à la tentation ? gros effort…<br />
grosse récompense pour le christianisme.<br />
existe-t-iL un vaccin ?<br />
d’abord : ne pas se laisser séduire. une<br />
absurdité semble plus crédible lorsqu’elle<br />
vient :<br />
- d’une personne que l’on aime ou que<br />
l’on admire. l’extraordinaire trajectoire<br />
sociale de Napoléon, que chacun revivait<br />
par procuration, lui valait l’admiration<br />
populaire.<br />
- d’un grand nombre de personnes. il<br />
est difficile d’être seul à avoir raison.<br />
deux ou deux font néanmoins toujours<br />
quatre, même si le reste de l’humanité<br />
croit que deux et deux font cinq. pendant<br />
des milliers d’années, l’humanité<br />
crut que la terre était plate.<br />
- d’une autorité, ou d’un expert. un être<br />
humain demeure un être humain, faillible,<br />
partial, intéressé, quel que soit le<br />
nombre de rubans dorés sur son épaule,<br />
quel que soit le nombre d’années<br />
passées à étudier. les médecins ont cru<br />
pendant des siècles que la saignée soignait<br />
tout. des ingénieurs juraient que<br />
les avions ne décolleraient jamais parce<br />
qu’ils sont plus lourds que l’air.<br />
- d’un bon conteur. Nous préférons une<br />
bonne histoire, dramatique, pleine de<br />
rebondissements, à un raisonnement<br />
froid, aride, chiffré, tout rigide de logique<br />
implacable.<br />
- d’une institution. hélas, les institutions<br />
ont leurs propres buts, dont, toujours,<br />
celui de leur propre survie. la recherche<br />
de la vérité, notamment si elle menace<br />
cette survie, ne jouit presque jamais de<br />
la priorité.<br />
ensuite : soumettre ce que les autres<br />
pensent, et surtout ce que l’on pense<br />
soi, à une critique résolue. en particulier,<br />
appliquer le principe de réfutabi-
lité, exposé par karl popper dans le<br />
réalisme et la science. une théorie ne<br />
mérite le qualifi catif de « scientifi que »<br />
que si on la soumet à des expériences<br />
dont les résultats pourraient infi rmer<br />
la théorie ; donc, si elle affi rme « sous<br />
les conditions x, la théorie est juste<br />
si le résultat est y, elle est fausse si le<br />
résultat est z ». une théorie n’est pas<br />
scientifi que si « sous les conditions x,<br />
la théorie est juste si le résultat est y<br />
(parce que, n’oubliez pas le paragraphe<br />
2b, hein !), et la théorie est encore juste<br />
si le résultat est z (parce que, n’oubliez<br />
pas le paragraphe 14c, hein !) ». les<br />
religions, exemple chimiquement pur de<br />
théories non-scientifi ques, ont toujours<br />
Pour aLLer + Loin<br />
• L’échec d’une prophétie, Léon Festinger,<br />
Presses Universitaires de France, 1993<br />
• A theory of cognitive dissonance,<br />
Léon Festinger, Stanford University<br />
Press, 1957<br />
• La Soumission à l’autorité,<br />
Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1994<br />
• La soumission librement consentie,<br />
Joule et beauvois, Presses Universitaires<br />
de France, 1998<br />
réponse à tout ; dieu a toujours raison,<br />
qu’il ordonne à l’espèce humaine de<br />
se multiplier ou que plus tard il la<br />
massacre dans le déluge, qu’il promette<br />
par la bouche de mahomet qu’il « n’y a<br />
pas de contrainte en religion » ou qu’il<br />
édicte qu’il faut tuer les musulmans<br />
qui quittent l’islam, qu’il affi rme que le<br />
peuple juif est son peuple élu ou qu’il le<br />
laisse gazer par millions.<br />
enfi n, tenter d’oublier ce qu’un élément<br />
cognitif a coûté pour l’acquérir, ou pour<br />
le conserver, et ne considérer que le<br />
coût, ou le profi t, de son abandon !<br />
La Traverse #1 | page 23
syNthèse<br />
du livre Rules for radicals de saul alinsky,<br />
un manuel pour les révolutionnaires<br />
“made in USA’’<br />
La méthode<br />
Comment combattre efficacement les inégalités<br />
sociales, les discriminations, le capitalisme ?<br />
Que faire pour surmonter la résignation et<br />
le fatalisme ambiants ? par où commencer ?<br />
Nous vous proposons quelques réponses à travers<br />
l’expérience et la pensée d’un militant états-unien méconnu<br />
en france, saul alinsky. de 1940 à 1970, cet activiste a semé la<br />
révolte dans les taudis et les quartiers pauvres de chicago, de<br />
New york, de boston ou de los angeles. son objectif ? aider les<br />
personnes les plus démunies à s’organiser pour améliorer leurs<br />
conditions de vie et combattre les méfaits du capitalisme. ses méthodes<br />
? le travail de terrain, la patience, la ruse et l’action directe,<br />
de préférence non violente et ludique.<br />
en 1971, dans Rules for radicals 1 , un livre-testament principalement<br />
destiné aux jeunes révolutionnaires, il décrit ses expériences,<br />
ses stratégies, sa vision du changement social. Quarante ans plus<br />
tard, découvrons ou redécouvrons la “méthode alinsky’’.<br />
Alinsky
Qui est saul alinsky ? Né en 1909 de<br />
parents immigrés russes, saul alinsky<br />
grandit dans un quartier pauvre de<br />
chicago, au plus près de la misère sociale.<br />
en 1927, plutôt bon élève, il intègre<br />
l’université et débute des études de<br />
sociologie. passionné de criminologie,<br />
il se lance en 1930 dans une thèse sur<br />
les gangs urbains de chicago. pendant<br />
plusieurs années, en pleine période de<br />
crise économique, saul alinsky étudie la<br />
mafia, approchant de près le réseau d’al<br />
capone. de cette plongée dans la “face<br />
obscure’’ de la ville, alinsky aboutit à<br />
une conclusion qui le suivra toute sa<br />
vie : les principales causes de la criminalité<br />
sont les mauvaises conditions de vie,<br />
le chômage, la discrimination raciale, et<br />
de manière plus générale l’organisation<br />
capitaliste de la société. pour affaiblir<br />
les gangs, il faut avant tout lutter contre<br />
une système social et économique<br />
injuste, raciste et inégalitaire.<br />
Nommé criminologue dans une prison<br />
d’état de l’illinois, saul alinsky s’engage<br />
de plus en plus dans la lutte politi-<br />
1 Rules for radicals, saul alinksy, éditions random house, 1971. ce livre<br />
a été traduit en français sous le titre Manuel de l’animateur social : une<br />
action directe non violente, éditions seuil, 1976. cette édition française<br />
est épuisée, mais disponible d’occasion ou dans certaines bibliothèques.<br />
que. il organise des collectes pour les<br />
travailleurs saisonniers de californie,<br />
soutient financièrement la brigade<br />
internationale en espagne, rejoint le<br />
cio, le plus grand syndicat ouvrier des<br />
états-unis. toutes ces années, plusieurs<br />
questions l’obsèdent : comment lutter<br />
plus efficacement ? comment surmonter<br />
le climat de passivité, de divisions<br />
fratricides et de fatalisme qui règne<br />
la plupart du temps dans les milieux<br />
sociaux les plus exploités ? comment<br />
réduire l’asymétrie entre, d’un côté, une<br />
population pressurisée, précarisée et<br />
inorganisée, et, de l’autre, des autorités,<br />
une administration et des organisations<br />
patronales solidement structurées ?<br />
au fil de ses expériences, saul alinsky<br />
imagine une stratégie possible : pour<br />
aider les personnes les plus opprimées<br />
à s’organiser, à construire des luttes<br />
autogérées, radicales et efficaces, pourquoi<br />
ne pas implanter des “animateurs<br />
politiques’’ dans les quartiers pauvres,<br />
des organizers, des spécialistes de<br />
l’organisation populaire ?<br />
La Traverse #1 | page 25
en 1939, à 31 ans, saul alinsky décide<br />
de mettre ses idées en pratique. il quitte<br />
son travail et s’installe dans back of the<br />
yards, le quartier le plus misérable de<br />
chicago. au milieu des chômeurs, des<br />
ouvriers sous-payés, des baraquements<br />
sales, du climat de haine entre immigrés<br />
polonais, slaves, noirs, mexicains<br />
et allemands, saul alinsky commence<br />
par écouter et observer. patiemment, il<br />
s’intègre à la vie du quartier, tisse des<br />
liens amicaux, identifie les rapports de<br />
force, cerne les principaux problèmes<br />
et des solutions possibles. peu à peu, il<br />
suggère des rencontres entre habitants,<br />
encourage les uns et les autres à<br />
prendre la parole, à exprimer leur colère<br />
face aux propriétaires, aux autorités ou<br />
aux patrons locaux, puis à définir des<br />
revendications et imaginer des stratégies<br />
de victoire. parmi ces stratégies,<br />
alinsky appuie fortement les propositions<br />
d’actions directes non violentes et<br />
ludiques, et participe activement à leur<br />
organisation. bientôt, les premières actions<br />
s’organisent : sit-in festif devant la<br />
villa d’un propriétaire véreux qui refuse<br />
de rénover un immeuble, boycott d’un<br />
magasin pour exiger des prix plus bas,<br />
page 26 | La Traverse #1<br />
lâcher de rats au conseil municipal pour<br />
obtenir la mise aux normes sanitaires<br />
de logements sociaux, auto-réduction<br />
collective des loyers, occupations<br />
d’usines, manifestations, pétitions... de<br />
luttes en luttes, les succès s’accumulent,<br />
la participation des habitants s’intensifie,<br />
les actions prennent de l’ampleur.<br />
trois ans plus tard, les améliorations<br />
du quartier back of the yards sont<br />
nettement visibles et font la une des<br />
médias locaux : de nombreux loyers ont<br />
été réduits, des bâtiments réhabilités,<br />
les services municipaux améliorés, les<br />
salaires de certaines entreprises locales<br />
augmentées, tandis que plusieurs collectifs<br />
autonomes d’habitants maintiennent<br />
une forte pression populaire.<br />
pour alinsky, le bilan de ces trois an-<br />
nées d’engagement est largement posi-<br />
tif : il a le sentiment d’avoir expérimenté<br />
une stratégie efficace et reproductible.<br />
pendant plus de trente ans, il va<br />
sillonner les états-unis pour diffuser ses<br />
méthodes, former des centaines d’organizers,<br />
proposer ses talents de stratège<br />
et sa notoriété croissante au service des<br />
saisonniers mexicains en californie,<br />
des ouvriers de l’entreprise kodak de<br />
rochester, des populations noires de<br />
New york, et plusieurs dizaines d’autres<br />
luttes dans tout le pays. si saul alinsky<br />
déménage régulièrement, les cibles de<br />
ses actions restent généralement les<br />
mêmes : des propriétaires véreux, des<br />
maires racistes, des patrons cupides, la<br />
police... dans le contexte de répression<br />
politique du maccarthysme, alinsky est<br />
plusieurs fois emprisonné.<br />
À la fin des années 60, alors que les<br />
luttes étudiantes, les mouvements<br />
civiques et les manifestations contre la<br />
guerre du vietnam sont en plein essor,<br />
saul alinsky s’intéresse à l’organisation<br />
politique des classes moyennes. dans<br />
quelle mesure ses méthodes sont-elles<br />
pertinentes et transposables dans des<br />
milieux sociaux plus aisés ? en 1971, un<br />
avant avant sa mort soudaine, il publie<br />
Rules for radicals, un manuel principalement<br />
destiné aux jeunes révolutionnaires.<br />
saul alinsky y décrit sa vision<br />
de l’activité politique, ses réflexions et<br />
ses expériences sur les conditions du<br />
changement social.
La Méthode aLinsKy<br />
Rules for radicals part du constat sui-<br />
vant : les populations les plus opprimées<br />
des états-unis sont piégées dans<br />
un quotidien de survie. elles vivent le<br />
plus souvent au jour le jour, sans grande<br />
perspective, sans assez de temps,<br />
de recul et d’énergie pour s’organiser<br />
politiquement, pour s’engager dans des<br />
stratégies de luttes, encore moins pour<br />
imaginer un bouleversement radical du<br />
système capitaliste. des appuis extérieurs<br />
peuvent contribuer à briser cette<br />
spirale de contraintes et de résignation<br />
: les organizers. leur but n’est pas<br />
de diriger des luttes, mais de stimuler<br />
leur essor, d’accompagner la création<br />
d’organisations populaires, les plus<br />
autogérées, indépendantes et radicales<br />
possibles vis-à-vis des pouvoirs publics,<br />
des propriétaires et des patrons.<br />
pour atteindre cet objectif, saul alinsky propose plusieurs étapes :<br />
1. S’intégrer et observer<br />
une fois choisi un quartier ou un secteur de la ville particulièrement sinistré, les<br />
organizers s’y installent à plein-temps, en se fi nançant par des petits boulots ou<br />
par du mécénat. dans un premier temps, leur tâche est de s’intégrer lentement à la<br />
vie du quartier, de fréquenter les lieux publics, d’engager des discussions, d’écouter,<br />
d’observer, de tisser des liens amicaux. il s’agit de comprendre les principales<br />
oppressions vécues par la population, d’identifi er leurs causes et d’imaginer des<br />
solutions. les organizers doivent également repérer des appuis locaux possibles en<br />
se rapprochant des organisations et des personnes-clés du quartier : églises, clubs,<br />
syndics, responsables de communautés, etc.<br />
par cet effort d’observation active, les organizers doivent en particulier déchiffrer<br />
les intérêts personnels des différents acteurs en présence. cette notion d’intérêt personnel<br />
est récurrente dans la pensée stratégique de saul alinsky, pour qui l’intérêt<br />
constitue le principal moteur de l’action individuelle et collective, bien plus que les<br />
idéaux ou les utopies. pour favoriser l’émergence de luttes sociales, Rules for radicals<br />
conseille aux organizers de concentrer leurs efforts sur les questions de logement,<br />
de salaire, d’hygiène ou de reconnaissance sociale, et voir dans quelle mesure ces<br />
problèmes peuvent faire émerger des communautés d’intérêts à l’échelle du quartier.<br />
dans la vision d’alinsky, les réfl exions globales sur la société de consommation,<br />
sur le capitalisme ou sur le socialisme naissent dans un second temps, lorsque les<br />
personnes ne sont plus piégées dans un quotidien de survie, lorsqu’elles ont atteint<br />
un meilleur niveau d’organisation et de sécurité matérielle.<br />
2. Faire émerger collectivement les problèmes<br />
lorsque les organizers ont suffi samment intégré la vie du quartier et compris ses<br />
enjeux, leur tâche est de susciter, petit à petit, des cadres propices à la discussion<br />
collective. cette démarche peut commencer très lentement : un échange improvisé<br />
entre quelques habitants dans une cage d’escalier, au détour du marché, dans un<br />
bar... les organizers doivent saisir toutes les occasions de créer du lien entre les<br />
habitants, et les amplifi er. il s’agit de permettre aux exaspérations, aux colères et aux<br />
déceptions de s’exprimer collectivement, afi n que les habitants réalisent combien,<br />
au-delà de leurs divergences, ils partagent des préoccupations, des problèmes et des<br />
oppresseurs communs.<br />
La Traverse #1 | page 27
tout au long de ce processus, s’ils sont<br />
interrogés, les organizers ne doivent pas<br />
cacher leurs intentions. ils doivent se<br />
présenter tels qu’ils sont, avec sincérité,<br />
expliquer qu’ils souhaitent soutenir<br />
la population, qu’ils sont révoltés par<br />
les injustices et les oppressions subies<br />
dans le quartier, qu’ils ont des idées<br />
pour contribuer au changement. dans<br />
l’idéal, les organizers ont tissé suffisamment<br />
de liens avec des organisations<br />
locales, des églises, des syndics ou des<br />
communautés,pour être soutenues voire<br />
recommandées par elles.<br />
cette phase d’expression et d’indi-<br />
gnation collective doit rapidement<br />
s’accompagner de perspectives d’action<br />
concrètes. si celles-ci n’émergent pas<br />
directement de la population, les organizers<br />
peuvent faire des propositions. par<br />
contre, ils ne doivent pas prendre des<br />
décisions à la place des habitants.<br />
page 28 | La Traverse #1<br />
3. Commencer par une victoire facile<br />
dans l’idéal, la première action collective suggérée ou soutenue par les organizers<br />
doit être particulièrement facile, un combat gagné d’avance permettant de faire<br />
prendre conscience à la population de son pouvoir potentiel. dans la pensée de saul<br />
alinsky, la recherche du pouvoir populaire est centrale : quand des personnes se<br />
sentent impuissantes, quand elles ne voient pas comment changer le cours des choses,<br />
elles ont tendance à se détourner des problèmes, à se replier sur elles-mêmes,<br />
à s’enfermer dans le fatalisme et l’indifférence. a l’inverse, quand des personnes ont<br />
du pouvoir, quand elles ont le sentiment qu’elles peuvent modifier leurs conditions<br />
de vie, elles commencent à s’intéresser aux changements possibles, à s’ouvrir au<br />
monde, à se projeter dans l’avenir. « le pouvoir d’abord, le programme ensuite ! »<br />
est l’une des devises récurrentes de Rules for radicals. créer une première victoire<br />
collective, même minime comme l’installation d’un nouveau point de collecte des<br />
déchets ou l’amélioration d’une cage d’escalier, permet d’amorcer une passion du<br />
changement, une première bouffée d’oxygène dans des vies asphyxiées de résignation.<br />
les organizers doivent par conséquent consacrer un maximum de soins aux<br />
premières petites victoires, ce sont celles qui conditionnent les suivantes.<br />
4. Organiser et intensifier les luttes<br />
une fois quelques victoires remportées, le but des organizers est d’encourager et<br />
d’accompagner la création de collectifs populaires permanents, afin d’élargir et<br />
d’intensifier les actions de lutte. la préparation des actions doit être particulièrement<br />
soignée et soutenue par les organizers. les recettes d’une mobilisation réussie ?<br />
élaborer des revendications claires et crédibles ; imaginer des stratégies inattendues,<br />
ludiques, capables de mettre les rieurs du côté de la population ; savoir jouer avec<br />
les limites de la légalité, ne pas hésiter à tourner les lois en ridicule, mais toujours<br />
de manière non-violente afin de donner le moins de prise possible à la répression ;<br />
mettre en priorité la pression sur des cibles personnalisées, aisément identifiables<br />
et localisables, un patron plutôt qu’une firme, des responsables municipaux plutôt<br />
que la mairie, un propriétaire plutôt qu’une agence immobilière ; tenir un rythme<br />
soutenu, maintenir une émulation collective ; anticiper les réactions des autorités,<br />
prévoir notamment des compromis possibles ; et, enfin, savoir célébrer les victoires<br />
par des fêtes de quartier mémorables !
dans les premières étapes de ce processus, la radicalité des revendications ne doit<br />
pas être l’obsession première des organizers. par expérience, alinsky constate que la<br />
radicalisation des luttes découle généralement des politiques répressives des autorités,<br />
qui supportent très mal les contestations, aussi minimes et partielles soient-elles.<br />
les réactions de l’état, des patrons et des propriétaires, parce qu’elles dévoilent au<br />
grand jour les rapports de domination et d’injustice, durcissent et éduquent davantage<br />
la population que les grands discours militants. par ailleurs, alinsky constate<br />
que la majorité des personnes a, dans son for intérieur, une grande soif d’aventures<br />
collectives, une envie de bousculer l’ordre existant, de maîtriser ses conditions de<br />
vie et son destin. une fois la première brèche ouverte dans une vie de résignation<br />
et d’impuissance, l’ardeur révolutionnaire peut se propager bien plus vite qu’on ne<br />
l’imaginait.<br />
tout au long de cette présentation stratégique, on voit combien les organizers<br />
doivent faire preuve de qualités assez exceptionnelles : curiosité et empathie, pour<br />
comprendre la dynamique d’un quartier et tisser des liens de sympathie avec de<br />
nombreuses personnes ; ténacité et optimisme, pour ne pas se décourager face aux<br />
multiples obstacles, considérer son action sur la durée et cultiver une assurance<br />
communicative ; humilité et conviction autogestionnaire, pour savoir se mettre en<br />
retrait, ne pas prendre la tête des luttes, accepter de vivre chichement et sans grande<br />
gratification politique ; humour et imagination, pour inventer des actions ludiques et<br />
surprendre l’adversaire ; organisation et rigueur, pour savoir tenir des délais et gérer<br />
des informations multiples ; et, enfin, un talent de communication. Rules for radicals<br />
insiste longuement sur ce dernier point, qui constitue, selon alinsky, l’un des piliers<br />
de l’activité révolutionnaire : savoir communiquer. s’exprimer clairement, utiliser un<br />
vocabulaire approprié, faire appel aux expériences et au vécu de ses interlocuteurs,<br />
être attentif aux réactions, savoir écouter, fonctionner davantage par questions<br />
que par affirmations, éviter tout moralisme, toujours respecter la dignité de l’autre,<br />
ne jamais humilier... a l’inverse, certains défauts sont éliminatoires : l’arrogance,<br />
l’impatience, le mépris des personnes jugées trop peu “radicales’’, le pessimisme,<br />
le manque de rigueur et autres comportements rapidement sanctionnés par la<br />
population. de fait, pour intervenir dans un quartier pauvre, alinsky constate que les<br />
meilleurs organizers sont souvent ceux qui, ayant grandi dans des milieux populaires,<br />
en maîtrisent spontanément les codes de communication.<br />
5. Se rendre inutile et partir<br />
la méthode proposée par saul alinsky,<br />
répétons-le, ne vise pas à prendre la tête<br />
des luttes d’un quartier, mais à les servir,<br />
à créer de l’autonomie et de la souveraineté<br />
populaire. en conséquence,<br />
les organizers doivent savoir s’effacer à<br />
temps, transmettre leurs compétences,<br />
se rendre progressivement inutiles,<br />
puis quitter le quartier afin de rejoindre<br />
d’autres aventures politiques...<br />
cette brève synthèse de la “méthode<br />
alinsky’’ est forcément incomplète. vous<br />
trouverez dans Rules for radicals de<br />
nombreuses précisions et, surtout, des<br />
exemples concrets. insistons sur le fait<br />
qu’il s’agit moins d’une recette prête-àl’emploi<br />
que d’une démarche générale,<br />
une manière de faire qui dépend ensuite<br />
de chaque situation, de chaque quartier,<br />
nécessitant des efforts constants d’improvisation<br />
et d’adaptation.<br />
La Traverse #1 | page 29
un aPPeL aux jeunes révoLutionnaires<br />
des cLasses Moyennes<br />
Rules for radicals s’intéresse également de près aux nombreux mouvements contes-<br />
tataires qui, depuis le milieu des années 60, agitent les états-unis. après la période<br />
difficile des années 50, marquée par la répression maccarthyste et l’agonie de la<br />
gauche américaine, saul alinsky s’enthousiasme de voir autant de monde, et surtout<br />
des jeunes, s’opposer à la guerre du vietnam, exiger la fin des discriminations<br />
raciales, critiquer radicalement le système capitaliste, fustiger l’oligarchie au pouvoir<br />
et affirmer une soif de paix, d’égalité, de liberté et d’entraide. dans le même temps,<br />
se basant sur son expérience politique, alinsky exprime ses inquiétudes face à<br />
certaines tendances des nouveaux mouvements radicaux, en particulier ceux portés<br />
par les jeunes générations :<br />
- le morcellement des luttes : les mouvements radicaux ont de grandes difficultés<br />
à s’unir et s’élargir. en plus de la répression gouvernementale, ils semblent dévorés<br />
de l’intérieur par les querelles idéologiques, les carences organisationnelles, les<br />
ambitions personnelles ou les rivalités narcissiques. trop souvent, ils ont tendance à<br />
se fragmenter en groupuscules en concurrence les uns avec les autres.<br />
- une communication médiocre : les textes radicaux sont souvent illisibles, truffés<br />
de théories complexes, coupées de la réalité et trop éloignées des préoccupations<br />
concrètes de la population. on retrouve ici l’un des leitmotivs de saul alinsky :<br />
page 30 | La Traverse #1<br />
« partir de là où en sont les gens »,<br />
c’est-à-dire s’intéresser au quotidien de<br />
la population avant de diffuser de grandes<br />
analyses sur la société de consommation,<br />
la démocratie représentative ou<br />
l’écologie libertaire.<br />
- une tendance à l’entre-soi : prôner<br />
une rupture radicale avec l’ordre établi<br />
conduit de nombreux militants à fuir les<br />
contacts avec les “gens normaux’’, jugés<br />
toujours trop matérialistes, pollueurs,<br />
sexistes, racistes, soumis et conformistes.<br />
une culture de l’entre-soi se met<br />
progressivement en place, marquée par<br />
des attitudes, des expressions et des<br />
codes vestimentaires communs, doublée<br />
parfois d’attitudes hautaines et méprisantes<br />
vis-à-vis du reste de la société.<br />
alinsky s’insurge contre cette tendance<br />
à consacrer davantage de temps et<br />
d’énergie à célébrer la radicalité et la
“pureté’’ d’un groupe militant plutôt<br />
que de réfléchir aux stratégies pour<br />
réellement transformer la société. Rules<br />
for radicals insiste au contraire sur l’importance,<br />
pour les révolutionnaires, de<br />
s’intégrer au plus près de la population.<br />
cette démarche politique suppose de<br />
respecter la dignité des personnes que<br />
l’on côtoie, de ne pas faire de jugement<br />
moral hâtif sur leurs idées ou sur leurs<br />
modes de vie, ou encore de savoir<br />
remettre en question ses apparences :<br />
« s’il s’aperçoit que ses cheveux longs<br />
sont un handicap, une barrière psychologique<br />
pour communiquer et s’organiser<br />
avec les gens, un authentique<br />
révolutionnaire les fait couper. »<br />
- un manque de réflexion stratégique :<br />
la plupart des radicaux veulent “tout, ici<br />
et maintenant’’. ils ont du mal à inscrire<br />
leurs luttes dans la durée, à prendre<br />
en compte la nécessité de transitions, à<br />
imaginer des étapes sur plusieurs années.<br />
ce désir d’un changement rapide<br />
et spectaculaire s’accompagne généralement<br />
d’une passion pour les grands<br />
leaders charismatiques, le romantisme<br />
révolutionnaire ou les dogmes messianiques<br />
marxistes et maoïstes, autant<br />
d’indices qui, pour alinsky, semblent le<br />
signe d’une « recherche de révélation<br />
plutôt que de révolution ». a l’inverse,<br />
Rules for radicals envisage la révolution<br />
comme un processus lent et progressif,<br />
nécessitant un long effort d’organisation,<br />
en partant du niveau local.<br />
- un nihilisme désespéré : une grande<br />
partie des jeunes générations ne semble<br />
nourrir aucun espoir dans un réel changement<br />
de société par l’action politique,<br />
elle envisage l’avenir du monde sous<br />
l’angle du désastre inévitable. c’est<br />
pourquoi, à la protestation désespérée,<br />
elle a tendance préférer des “stratégies<br />
de fuite’’. certains se replient dans des<br />
communautés coupées de la société,<br />
d’autres dans un nomadisme permanent,<br />
dans la drogue, le développement<br />
personnel ou l’ésotérisme, autant de<br />
voies qui, le plus souvent, aboutissent<br />
à des échecs personnels, à la solitude,<br />
au désespoir, à l’égocentrisme ou à<br />
la dépression. pour alinsky, la lutte<br />
armée s’inscrit dans cette tendance<br />
nihiliste : il s’agit d’un combat perdu<br />
d’avance qui ne peut aboutir qu’à un<br />
suicide politique. Non seulement la<br />
répression gouvernementale, féroce et<br />
disproportionnée, finit inexorablement<br />
par disloquer ou décourager les luttes<br />
clandestines, mais cette répression est<br />
acceptée par la majorité de la population<br />
qui, face à la violence, prend peur<br />
et préfère « un mauvais système qu’une<br />
bande de fous violents ».<br />
ces analyses critiques ont suscité, on<br />
l’imagine, de vives réactions lors de<br />
leur publication. lucidité ou divagation<br />
d’un vieil activiste qui, au soir de sa vie,<br />
observe avec intérêt les luttes de ses<br />
contemporains ? Rules for radicals est<br />
un livre volontairement polémiste, qui,<br />
à tort ou à raison, cherche à bousculer<br />
certaines évidences portées dans les<br />
milieux radicaux.<br />
Notons qu’à l’inverse, de nombreux<br />
militants critiquaient sévèrement les<br />
méthodes de saul alinsky, jugées trop<br />
réformistes, trop peu révolutionnaires,<br />
trop centrées sur l’amélioration des<br />
conditions de vie des classes populaires,<br />
ce qui, sur le fond, aboutit à les intégrer<br />
davantage à la culture capitaliste dominante.<br />
dans Rules for radicals, alinsky répond<br />
à certaines de ces critiques. il reconnaît<br />
que la plupart des valeurs dénoncées<br />
par la jeunesse en colère sont justement<br />
celles auxquelles les pauvres pour<br />
lesquels il a milité toute sa vie aspirent<br />
de plus en plus. il constate que ses méthodes<br />
sont efficaces pour améliorer les<br />
conditions de vie des classes populaires,<br />
mais le sont nettement moins pour<br />
grossir les rangs des révolutionnaires<br />
anticapitalistes : même si des luttes sont<br />
très intenses pendant plusieurs années<br />
dans un quartier, seule une minorité<br />
de la population s’engage durablement,<br />
la majorité cesse de militer dès qu’elle<br />
La Traverse #1 | page 31
atteint de meilleures conditions de vie.<br />
au final, si alinsky ne regrette pas<br />
d’avoir consacré sa vie à lutter du côté<br />
des opprimés, il exprime cependant<br />
son amertume de ne pas avoir vu les<br />
mouvements populaires auxquels il a<br />
contribué s’amplifier et se radicaliser<br />
davantage.<br />
c’est en grande partie ce constat qui<br />
conduit alinsky à nourrir de grands<br />
espoirs dans l’activisme des classes<br />
moyennes. celles-ci, contrairement<br />
aux classes populaires, sont moins<br />
piégées dans une précarité matérielle<br />
quotidienne. leur contestation porte<br />
davantage sur le sens de la vie, sur les<br />
finalités de la société moderne, ce qui,<br />
pour alinsky, semble porteur d’une<br />
grande richesse révolutionnaire. d’où<br />
ses interrogations : dans quelle mesure<br />
ses méthodes sont-elles pertinentes et<br />
transposables pour les révolutionnaires<br />
des années 70 ? Que conseiller aux<br />
radicaux d’aujourd’hui ?<br />
si Rules for radicals ne fournit pas de<br />
recettes politiques précises, il propose<br />
cependant quelques pistes, à travers<br />
un appel aux jeunes révolutionnaires<br />
des classes moyennes. le contenu de<br />
cet appel ? Ne vous découragez jamais,<br />
l’histoire de l’humanité est pleine de<br />
surprises et de rebondissements ; ne<br />
fuyez pas la réalité, regardez là bien<br />
page 32 | La Traverse #1<br />
en face, étudiez-là pour trouver des<br />
brèches subversives ; prenez conscience<br />
de vos atouts : issus des classes moyennes,<br />
vous êtes les mieux placés pour<br />
comprendre leurs préoccupations, leurs<br />
langages, leurs aspirations ; rapprochezvous<br />
des organisations existantes, les<br />
associations de consommateurs, les<br />
mouvements féministes, écologistes,<br />
civiques ; aidez ces organisations à<br />
acquérir davantage de pouvoir, utilisez<br />
aux maximum cette possibilité que nous<br />
avons encore, dans nos démocraties<br />
restreintes, de pouvoir nous organiser,<br />
de repousser les limites de la loi,<br />
d’obliger les autorités à composer avec<br />
vous ; n’oubliez jamais qu’une fois que<br />
les personnes sont organisées pour<br />
lutter sur un problème aussi banal que<br />
la pollution, elles peuvent ensuite s’attaquer<br />
à des questions beaucoup plus<br />
importantes ; augmentez patiemment la<br />
radicalité des actions, appuyez-vous sur<br />
les réactions répressives des autorités<br />
pour remettre en question tous les<br />
systèmes d’oppression qui affectent<br />
l’ensemble de la société ; unifiez les<br />
organisations locales au niveau national<br />
et international ; construisez patiemment<br />
les bases d’une organisation<br />
politique solide, autogérée et durable ;<br />
n’oubliez jamais qu’une vraie révolution<br />
commence quand elle est dans le cœur<br />
et l’esprit de la population ; les classes<br />
moyennes sont engourdies, désempa-<br />
rées, épouvantées, stressées, introduisez<br />
de l’action et de l’aventure dans cet univers<br />
morne et triste ; et, enfin, insistez<br />
inlassablement sur le fait que l’entraide<br />
est raisonnable et subversive, qu’on ne<br />
peut plus vivre sa vie dans son coin,<br />
ne se préoccuper que de son bien-être<br />
personnel sans se soucier de celui des
autres, que si nous ne nous saisissons<br />
pas collectivement des problèmes mondiaux,<br />
nous allons vers la barbarie.<br />
Quarante ans après, cet appel nous parle-t-il<br />
encore ? Nous le pensons, et c’est<br />
pourquoi nous recommandons Rules for<br />
radicals, un ouvrage stimulant, souvent<br />
agaçant et discutable, mais toujours<br />
espiègle, à l’image de son auteur qui,<br />
quelques mois avant sa mort, déclarait<br />
dans le magazine playboy : « un jour j’ai<br />
réalisé que je mourrai, que c’était simple<br />
et que je pouvais donc vivre chaque<br />
nouvelle journée, boire chaque nouvelle<br />
expérience aussi ingénument qu’un en-<br />
fant. s’il y a une survie, de toute façon<br />
j’irai en enfer. mais une fois que j’y serai,<br />
je commencerai à organiser là-bas les<br />
have-nots que j’y trouverai. ce sont mes<br />
frères. »<br />
La Traverse #1 | page 33
alain accardo est l’auteur de plusieurs ouvrages de<br />
sociologie et d’analyse politique aux éditions agone dont<br />
Le petit-bourgeois gentilhomme, De notre servitude<br />
involontaire et Introduction à une sociologie critique.<br />
les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> lui ont posé plusieurs<br />
questions sur la contestation sociale et les stratégies<br />
de transformation de la société.<br />
page 34 | La Traverse #1<br />
enTre<br />
Tien<br />
l ’ o r g a n i s a t i o n e t l<br />
Rencontre avec le sociologue Alain Accardo<br />
e n o m b r e
Depuis 2007, les raisons de<br />
contester ne manquent pas :<br />
privatisation des services<br />
publics, baisse des impôts pour<br />
les hauts revenus, franchise<br />
médicale, taxation des accidents<br />
du travail, extension du secretdéfense,<br />
soutien public aux<br />
banques sans contrepartie,<br />
démantèlement du code du<br />
travail, guerre en Afghanistan,<br />
relance de la Françafrique et<br />
du nucléaire, limitation du droit<br />
de grève, expulsions, nouveaux<br />
fichiers policiers... <strong>Les</strong> mesures<br />
liberticides et inégalitaires<br />
se succèdent à un rythme<br />
effréné, sur tous les fronts de<br />
la vie sociale. Qui plus est, ces<br />
mesures interviennent dans<br />
un climat de crise économique<br />
croissante, avec environ 1000<br />
licenciements chaque jour en<br />
France, et une dégradation<br />
des conditions de travail<br />
dont la série de suicides dans<br />
plusieurs grandes entreprises,<br />
très médiatisée, n’est que la<br />
phase émergée de l’iceberg.<br />
Et pourtant, depuis 2007, le<br />
niveau de contestation sociale<br />
semble faible : quelques<br />
journées de grande mobilisation<br />
syndicale sans lendemain ;<br />
des résistances localisées,<br />
parfois vigoureuses mais<br />
souvent désespérées ; des<br />
partis de gauche qui peinent<br />
à rassembler ; bref nous<br />
n’assistons pas à l’émergence<br />
d’un grand front de lutte sociale<br />
en France. Il nous semble<br />
qu’il y a là un paradoxe. La<br />
sociologie critique peut-elle<br />
nous fournir des clés pour<br />
comprendre cette situation ?<br />
Et proposer des solutions ?<br />
Alain Accardo : pour répondre à votre<br />
question, permettez-moi de commencer<br />
par une image, pour mieux me faire<br />
entendre.<br />
si on posait en vrac sur votre table de<br />
travail toutes les pièces sans exception<br />
d’une montre-bracelet, ses rouages, ses<br />
vis, ses circuits, sa pile, et que vous ne<br />
connaissiez pas le métier d’horloger,<br />
seriez-vous capable d’assembler la<br />
montre et d’y lire l’heure exacte ? très<br />
probablement, non. pourquoi ? parce<br />
que de toute évidence il vous man-<br />
querait quelque chose d’essentiel pour<br />
transformer le tas de pièces en vrac en<br />
une véritable montre : il manquerait un<br />
plan d’assemblage, une stratégie, c’està-dire<br />
un schéma directeur permettant<br />
de reconnaître les pièces et de les<br />
mettre rationnellement en rapport les<br />
unes avec les autres en fonction de la<br />
fin souhaitée.<br />
faire la révolution aujourd’hui, c’est un<br />
peu comme assembler une horloge.<br />
toutes les pièces nécessaires sont là,<br />
sur la table, mais il n’y a plus d’horloger,<br />
plus personne, ou presque, capable de<br />
faire le travail d’organisation politique et<br />
idéologique indispensable pour donner<br />
à l’ensemble la cohérence, le sens et<br />
la direction sans lesquels la situation<br />
pré-révolutionnaire, ou potentiellement<br />
révolutionnaire, ne peut que dégénérer<br />
en une immense dépression nerveuse<br />
faire la révolution aujourd’hui, c’est un peu<br />
comme assembler une horloge.<br />
collective entrecoupée de conflits secto-<br />
riels intermittents, de poussées de fièvre<br />
erratiques et d’explosions sans lendemain.<br />
la révolution sociale n’est pas un<br />
La Traverse #1 | page 35
épisode barricadier ou une série de ma-<br />
nifestations de rue avec bris de vitrines<br />
et incendie de voitures, ce n’est pas une<br />
suite d’émeutes et d’affrontements avec<br />
les compagnies de sécurité, ce n’est pas<br />
l’occupation d’une fac, d’une usine ou<br />
d’un studio de télévision, etc. tout cela,<br />
ce sont des épiphénomènes passagers<br />
qui, à eux seuls, ne font guère que de<br />
l’agitation, des « émotions » comme on<br />
disait autrefois. la révolution est une<br />
construction politique complexe et de<br />
longue haleine, rendue possible par<br />
l’état objectif des structures du système<br />
concerné et qui, même si elle exclut la<br />
planification dans les moindres détails,<br />
exige qu’on ait les idées claires sur les<br />
grands principes et les orientations<br />
fondamentales et sur leur traduction<br />
dans des programmes d’action et des<br />
politiques. en soi, une révolution est un<br />
long processus qui ne demanderait qu’à<br />
se développer pacifiquement s’il n’avait<br />
malheureusement à se défendre contre<br />
les offensives innombrables, y compris<br />
les violences policières et militaires, des<br />
forces conservatrices hostiles.<br />
page 36 | La Traverse #1<br />
une « démocratie » ?<br />
or, cela fait maintenant près de trois décennies<br />
que ce chantier de construction<br />
a été abandonné par la gauche institutionnelle,<br />
c’est-à-dire par une gauche de<br />
gouvernement qui accepte de gouverner<br />
en alternance avec la droite dans le cadre<br />
d’un consensus global sur le mode<br />
de production capitaliste. donc officiellement,<br />
il n’y a plus (ou presque plus) de<br />
force collective ayant à la fois le nombre<br />
et l’intelligence, l’autorité, la conviction<br />
et l’expérience nécessaires pour orienter<br />
en permanence les luttes plus ou moins<br />
spontanées dans la perspective d’une<br />
rupture radicale avec la dictature du<br />
capital. en règle générale, les luttes qui<br />
peuvent se produire actuellement sont<br />
étroitement circonscrites à une « cause »<br />
bien déterminée, une revendication bien<br />
particulière, et orientées dans le sens de<br />
la composition et de la « négociation »<br />
avec la puissance capitaliste patronale<br />
ou étatique dispensatrice de mannes et<br />
d’aumônes. trente ans de soumission<br />
(ou de démission) sociale-démocrate et<br />
de connivence syndicale réformiste ont<br />
abêti le corps électoral, au point que le<br />
citoyen d’aujourd’hui, dépourvu d’outils<br />
conceptuels adéquats, n’est plus capable<br />
de comprendre véritablement la réalité<br />
du système. la nouvelle génération des<br />
actifs n’utilise pratiquement jamais le<br />
concept de révolution en dehors de son<br />
usage publicitaire qui l’a vidé de son<br />
sens historique et social. le simple fait<br />
que la plupart des citoyens continuent à<br />
croire qu’ils vivent dans une « démocratie<br />
», malgré les preuves quotidiennes,<br />
dans tous les domaines sans exception,<br />
que nous vivons sous une dictature<br />
déguisée, en dit long sur le niveau de<br />
l’analphabétisme politique régnant, et<br />
l’incapacité à appréhender de façon<br />
non mystifiée les événements et les<br />
situations. si d’aventure une banlieue<br />
s’embrase sous le coup de l’injustice et<br />
du désespoir, la majorité de « l’opinion<br />
publique », formatée et dévoyée par<br />
les grands médias, préfère y voir un<br />
phénomène de « délinquance », ou de<br />
« violence de rue », ou pis encore une<br />
manifestation du « terrorisme islamiste<br />
», au lieu d’y voir l’expression d’une<br />
mobilisation « proto-politique » (comme<br />
dirait le sociologue gérard mauger), une<br />
forme de combat qui cherche confusément<br />
sa voie et son registre.<br />
la responsabilité de cet état d’hébéte-<br />
ment de la conscience civique est bien<br />
sûr imputable pour une large part à<br />
la démission des « élites », à la « trahi
son des clercs », à la défaillance, à la<br />
corruption et au nanisme politique de<br />
tous ceux à qui il incombait d’éclairer<br />
et de diriger les luttes. mais la responsabilité<br />
au sommet ne saurait masquer<br />
la responsabilité de la base. elles se<br />
nourrissent d’ailleurs mutuellement.<br />
la grande masse de la force potentiellement<br />
révolutionnaire est constituée<br />
essentiellement de petits et moyens<br />
salariés, c’est-à-dire la plus grande<br />
partie du monde du travail (et du chômage)<br />
appartenant sociologiquement<br />
aux classes populaires et aux différentes<br />
fractions de la classe moyenne. ces<br />
dernières, au stade actuel de développement<br />
du capitalisme, sont massivement,<br />
même pour les moins avantagées d’entre<br />
elles, même pour celles qui n’en ont<br />
pas vraiment les moyens, profondément<br />
acquises matériellement et mentalement<br />
au mode de vie petit-bourgeois, qui est<br />
à la fois une imitation caricaturale du<br />
style de vie bourgeois et une création<br />
culturelle relativement spécifique. mais<br />
ce qui est dramatique, c’est que, du<br />
fait même de l’importance prise par<br />
les classes moyennes et de l’espèce<br />
d’hégémonie idéologique que celles-ci<br />
ont exercé sur le plan des mœurs, par<br />
leur colonisation culturelle des médias,<br />
les classes populaires ont été à peu près<br />
complètement mises hors jeu, éclipsées<br />
symboliquement et politiquement, réduites<br />
à leur seule dimension ethnique,<br />
et elles ont à leur tour adopté l’idéal<br />
consumériste qui est aujourd’hui l’unique<br />
modèle d’existence que le système<br />
capitaliste soit capable d’offrir au genre<br />
humain, renforçant ainsi l’aliénation<br />
économique d’une aliénation idéologique<br />
à laquelle certains croient pouvoir<br />
remédier par des bricolages « identitaires<br />
» et « communautaristes » tout aussi<br />
aliénants en définitive.<br />
on se trouve donc dans cette situation<br />
où l’essentiel de la force sociale qui<br />
aurait intérêt à un changement révolutionnaire<br />
de système, n’est même plus<br />
en mesure de comprendre exactement<br />
en quoi ça consisterait, et que ceux qui<br />
pourraient jeter quelque clarté dans<br />
cette pénombre, soit ont trahi leur<br />
mission en passant à l’ennemi, soit sont<br />
privés des moyens de se faire entendre.<br />
le résultat c’est ce spectacle pathétique<br />
d’une société entière plongée dans une<br />
immense névrose collective, et d’une<br />
masse de gens stressés, déboussolés,<br />
tâtonnant et heurtant de droite et de<br />
gauche, comme des aveugles cherchant<br />
désespérément une issue. une masse de<br />
travailleurs dans un état aussi grave de<br />
déréliction peut à la rigueur se tourner<br />
vers un parti soi-disant socialiste, voire<br />
national-socialiste. il est exclu qu’elle<br />
s’intéresse au socialisme qui n’est plus<br />
pour elle qu’un mot vide.<br />
pourtant le concept a conservé une<br />
substance bien suffisante pour éclairer<br />
et diriger une démarche révolutionnaire<br />
et l’instauration d’un nouveau mode<br />
de production. en fait, le schéma de<br />
montage que j’évoquais en commençant<br />
existe bel et bien. et nos amis<br />
d’amérique latine font à leur façon la<br />
démonstration qu’il est encore opératoire.<br />
mais chez eux, la lutte politique a<br />
réussi à instaurer un rapport de forces<br />
en faveur des classes populaires et au<br />
détriment non seulement de la grande<br />
bourgeoisie capitaliste terrienne et<br />
compradore, mais aussi des fractions de<br />
la classe moyenne qu’elle a satellisées,<br />
toute cette petite-bourgeoisie toujours<br />
pleine d’exquis scrupules démocratiques<br />
quand il s’agit d’aider le petit peuple à<br />
se libérer mais infiniment plus tolérante<br />
quand il s’agit de travailler pour les<br />
puissants. Nous avons bien le schéma,<br />
mais chez nous la classe moyenne, dans<br />
sa grande majorité, fait la dégoûtée ou<br />
feint de l’avoir oublié, probablement<br />
parce qu’elle n’est pas tellement pressée<br />
d’abandonner son morceau de fromage.<br />
Qu’est-ce qui, au niveau<br />
des agents sociaux, favorise<br />
l’envie d’agir pour changer<br />
radicalement la société ?<br />
Pour le dire en des termes<br />
plus crus : comment devienton<br />
révolutionnaire ? Y a-t-il<br />
La Traverse #1 | page 37
et quelles sont les logiques<br />
sociales derrière ce processus ?<br />
aujourd’hui comme hier, le moteur par<br />
excellence du mouvement social, qu’on<br />
considère celui-ci dans sa dynamique<br />
(la transformation des structures) ou<br />
dans sa statique (la conservation des<br />
structures), c’est l’ensemble des intérêts<br />
de toute nature qui définissent à un<br />
moment donné les agents (au sens<br />
individuel et/ou collectif) concernés, et<br />
le rapport de force établi entre intérêts<br />
opposés.<br />
vers la fin des années 1780, une grande<br />
majorité de la population du royaume<br />
de france avait pris conscience de la nécessité<br />
d’un changement en profondeur<br />
de l’état de choses existant. plus ou<br />
moins clairement les gens comprenaient<br />
qu’un tel changement allait dans le sens<br />
de leurs intérêts bien entendus. cette<br />
large prise de conscience reposait, objectivement,<br />
sur les dégâts et les méfaits<br />
des structures de l’ancien régime qui<br />
avaient atteint les limites de leur capacité<br />
d’adaptation aux besoins nouveaux<br />
de développement matériel et humain.<br />
mais l’exploitation et l’oppression grandissantes<br />
ne suffisent pas à faire mûrir<br />
un projet proprement révolutionnaire.<br />
les gens peuvent, comme aujourd’hui,<br />
gémir, se lamenter, se mettre en colère,<br />
descendre dans la rue, exploser... et recommencer<br />
indéfiniment sans que rien<br />
page 38 | La Traverse #1<br />
ne change fondamentalement et sans<br />
que cela inquiète les petits malins qui<br />
tirent les ficelles. mais à la fin du Xviiie siècle existait ce facteur subjectif indispensable<br />
qui nous manque aujourd’hui :<br />
un modèle, une vision claire et opératoire,<br />
philosophiquement, politiquement<br />
et juridiquement, de ce que pouvait<br />
être un ordre social plus juste, plus<br />
fraternel, plus universellement émancipateur.<br />
l’idéal proposé aux populations<br />
était fait d’aspirations à un mieux-être<br />
certes, mais avec l’objectif de fonder une<br />
république de citoyens égaux en droits,<br />
responsables et libres, d’humains un<br />
peu plus humains, et non de façonner<br />
un troupeau de consommateurs à<br />
l’engrais, de salariés se concurrençant<br />
frénétiquement dans tous les domaines,<br />
sauf celui de la vertu républicaine.<br />
ainsi donc, en 1789, toutes les pièces de<br />
l’horloge à monter étaient sur la table, y<br />
compris le schéma de montage, aboutissement<br />
de la philosophie des lumières,<br />
sous forme d’une déclaration s’inspirant<br />
à la fois de l’œuvre de montesquieu et<br />
de celle de rousseau et préparant la<br />
constitution adoptée deux ans après, en<br />
septembre 91. ce document avait certes<br />
des lacunes, des points aveugles, voire<br />
des contradictions, mais il a joué son<br />
rôle directeur et sans la déshonorante<br />
trahison de la bourgeoisie révolution-<br />
réveiller la conscience occidentale ?<br />
naire devenue férocement conservatrice<br />
et réactionnaire une fois au pouvoir<br />
et débarrassée de la monarchie et de<br />
l’ancienne noblesse, la révolution de<br />
1789 aurait pu accoucher d’un monde<br />
bien meilleur pour l’ensemble des<br />
populations.<br />
en fait de modèle, nous ne disposons<br />
plus, en ce qui nous concerne, que<br />
de celui, médiocre à tous égards, que<br />
désigne l’expression american way of<br />
life, auquel depuis plus d’un demi-siècle<br />
se sont ralliées les élites occidentales<br />
et derrière elles le reste des peuples. et<br />
en guise de grands penseurs de la vie<br />
politique et sociale, nous avons bhl,<br />
alain duhamel et Jacques attali…. a la<br />
différence du modèle produit et diffusé<br />
par la pensée des lumières au Xviiie ,
notre modèle d’importation américain<br />
n’a aucune dimension critique par<br />
rapport à l’état de choses existant. il<br />
ne nous dit pas « nous vivons dans un<br />
système scandaleux qui bafoue toutes<br />
les valeurs humaines au nom de l’efficacité<br />
et de la rentabilité économiques,<br />
et il faut y mettre un terme le plus vite<br />
possible ». par le canal d’une propagande<br />
médiatique obsédante, inlassable<br />
et ubiquitaire, il ne cesse de nous persuader<br />
que nous vivons dans le meilleur<br />
des mondes, et que quiconque s’avise<br />
de douter de cette vérité indiscutable<br />
est un salaud de communiste mâtiné<br />
de terroriste, à éliminer d’urgence. la<br />
logique sociale dominante, officiellement<br />
soutenue par toutes les puissances publiques<br />
et privées, c’est la conservation,<br />
le verrouillage du système capitaliste. il<br />
ne faut surtout pas y toucher. la seule<br />
forme de changement tolérable dans<br />
cette perspective, c’est le changement<br />
contre-révolutionnaire, celui qui consiste<br />
à annihiler tous les acquis sans exception<br />
des luttes sociales antérieures. ce<br />
changement-là va bon train. ceux qui le<br />
mènent (hier le ps, aujourd’hui l’ump)<br />
ont même le front de parler de « réformes<br />
» et de les imposer au nom de l’intérêt<br />
général. et la masse des soi-disant<br />
citoyens dont les suffrages donnent sa<br />
légitimité à ce législateur réactionnaire,<br />
s’accommode, tous comptes faits, de<br />
cette situation indigne. Que demande<br />
en effet le peuple aujourd’hui : la liberté,<br />
la dignité, l’égalité, la fraternité ? Non, il<br />
demande des euros, encore des euros,<br />
toujours des euros, pour vivre à l’imitation<br />
(oh, certes infiniment lointaine !)<br />
des émirs du pétrole, des rois du béton<br />
et des princes de la finance, qui vivent<br />
eux, en bons maffieux pas vraiment<br />
regardants sur les moyens de s’enrichir.<br />
l’immoralité a toujours fait école plus<br />
sûrement que la vertu.<br />
l’affaissement idéologique et politique<br />
de la masse de la petite-bourgeoisie et<br />
des classes populaires est tel qu’on est<br />
en droit de se demander s’il existe encore<br />
une probabilité de redressement pour<br />
les générations actuellement en activité.<br />
même si leur avenir s’assombrit de<br />
plus en plus, même si elles ressentent<br />
de plus en plus douloureusement les<br />
effets destructeurs des contradictions<br />
insolubles dans lesquelles le système<br />
capitaliste ne cesse de s’enfoncer, elles<br />
restent incapables de penser vraiment<br />
leur situation objective et donc la nature<br />
d’une possible issue. bien qu’il soit<br />
extrêmement déplaisant de se placer<br />
dans une hypothèse catastrophiste,<br />
on ne peut s’empêcher de penser que<br />
seule une exacerbation cataclysmique<br />
de la crise pourrait, peut-être – ça n’est<br />
même pas sûr – réveiller la conscience<br />
occidentale. mais alors, il risque d’être<br />
beaucoup trop tard.<br />
vous avez parlé de « situation paradoxale<br />
». il y a effectivement un paradoxe.<br />
mais pour le définir exactement il faut<br />
dire qu’il provient d’une contradiction,<br />
que le système a transformée en<br />
blocage, entre l’état objectif de ses structures<br />
matérielles et les structures de<br />
subjectivité (ou types de personnalité,<br />
mentalités, entendement et affectivité)<br />
qu’il façonne. sur le plan des structures<br />
objectives, économiques en particulier,<br />
le système capitaliste est mûr pour céder<br />
dès maintenant la place à un autre<br />
mode de production, socialiste en l’occurrence.<br />
mais sur le plan des structures<br />
subjectives, le système déploie toute sa<br />
puissance pour entretenir l’illusion qu’il<br />
est irremplaçable et indéfiniment perfectible.<br />
Jusqu’ici il a réussi à maintenir<br />
les générations successives sur les rails<br />
d’un consumérisme sans âme, sans<br />
autre horizon que celui d’un progrès<br />
technologique supposé illimité. la prise<br />
de conscience récente du coût écologique<br />
effroyable de ce progrès et de la<br />
course à l’abîme qu’il entraîne, a conduit<br />
nos princes à mettre en circulation<br />
une version capitalistico-compatible de<br />
l’idéologie écologique sous l’appellation<br />
de « développement durable », ou plus<br />
bouffonne encore de « capitalisme vert »,<br />
avec l’aide de comparses médiatiques<br />
comme cohn-bendit, hulot et cie. et<br />
une fois de plus, par analphabétisme<br />
politique, la majorité de la population<br />
La Traverse #1 | page 39
a gobé l’hameçon et s’est mise à croire<br />
que le capitalisme non seulement va<br />
enrichir indéfiniment des milliards<br />
d’êtres humains mais encore qu’il va<br />
sauver la planète, c’est-à-dire réussir à<br />
faire très exactement le contraire de ce<br />
qu’il fait depuis toujours. en réalité, les<br />
gens de chez nous comme d’ailleurs,<br />
d’aujourd’hui comme d’hier, croient<br />
ce qu’ils ont envie de croire, ce qui les<br />
arrange le plus ou qui les dérange le<br />
moins.<br />
Quels conseils donneriezvous<br />
aux révolutionnaires<br />
aujourd’hui, c’est-à-dire aux<br />
personnes qui souhaitent<br />
un changement radical de<br />
l’organisation sociale et<br />
économique, dans une direction<br />
anticapitaliste, écologique,<br />
féministe, démocratique ?<br />
Je n’ai pas qualité pour conseiller qui<br />
que ce soit en quoi que ce soit. d’autant<br />
que, comme on le sait depuis longtemps,<br />
« les conseilleurs ne sont pas les<br />
payeurs ». mais en tant qu’intellectuel,<br />
je me dois d’engager publiquement ma<br />
responsabilité en disant clairement et<br />
de façon argumentée ce que je pense<br />
de l’état de notre société. c’est ce que<br />
je fais dans mes ouvrages et en toute<br />
occasion. il se trouvera de bons esprits<br />
page 40 | La Traverse #1<br />
pour me reprocher d’avoir une vision<br />
trop « pessimiste » de la réalité, une<br />
vision déprimante qui risque de « désespérer<br />
billancourt ». allons donc ! ce<br />
qui a désespéré billancourt et qui, plus<br />
largement, a démoralisé les masses, ce<br />
sont les faux espoirs toujours déçus, les<br />
promesses jamais tenues, les objectifs<br />
jamais atteints, les assurances de victoire<br />
prochaine toujours démenties par<br />
la défaite et maintenant la régression<br />
organisée et la destruction programmée<br />
de tous les acquis. ce qui a fait le plus<br />
de mal à la gauche, c’est justement<br />
le prétendu « réalisme », le « pragmatisme<br />
» préconisé par ses « élites » et qui<br />
nous a conduits au marasme actuel, à<br />
l’enlisement dans le bourbier capita-<br />
liste et ses contradictions meurtrières.<br />
il serait temps, en ce début de XXie siècle mondialisé, que le genre humain<br />
entreprenne d’effectuer son aggiornamento<br />
intellectuel et moral, singulièrement<br />
dans les pays les plus développés<br />
et les plus scolarisés, et que chacun<br />
s’efforce de voir les choses en face, sans<br />
euphémiser inutilement la réalité. il faut<br />
apprendre, et on en a désormais les<br />
moyens, à porter sur le monde social un<br />
regard sociologique de nature à décaper<br />
les illusions. comme les stupéfiants<br />
pour le drogué, les eaux-de-vie pour<br />
l’alcoolique ou les loteries pour le<br />
joueur, ce qui, à la longue, fait le plus de<br />
mal aux êtres sociaux, c’est ce qui, dans<br />
l’instant, leur fait du bien, c’est-à-dire les<br />
illusions dont on les berce et dont ils se<br />
bercent eux-mêmes, illusions de toutes<br />
sortes, de toutes origines, à toutes<br />
fins, qui leur servent à enchanter un<br />
peu leur univers, à estomper ses tares,<br />
voiler ses laideurs, oublier leur propre<br />
insignifiance et minimiser leurs respon-<br />
faire une révolution dans la révolution.<br />
sabilités ; les illusions qui leur permettent<br />
de se croire supérieurs, distingués,<br />
méritants, dignes de considération, irréprochables,<br />
élus et justifiés, à la façon<br />
des petits-bourgeois qui ne cessent de<br />
se raconter des histoires et de se rejouer<br />
le film de « la grande illusion », celle de<br />
leur importance, de leurs dons, de leur<br />
vocation, de leur originalité, de leur
équité, de leur liberté et autres vertus<br />
imaginaires servant à faire fonctionner,<br />
sans états d’âme insupportables, un<br />
ordre social mensonger, inique et cruel,<br />
dont il sera toujours possible, plus tard,<br />
après la catastrophe, de se persuader<br />
que « hélas, on ne savait pas »...<br />
s’il devait y avoir une révolution, il<br />
faudrait en vérité, pour qu’elle soit totale<br />
et accomplie, faire une révolution dans<br />
la révolution, car ce n’est pas tout de remettre<br />
sur ses pieds un ordre social qui<br />
marche sur la tête, encore faut-il opérer<br />
le même renversement sur le plan des<br />
subjectivités. et même parmi ceux qui<br />
appellent aujourd’hui de leurs vœux une<br />
révolution, il n’est pas sûr qu’il y en ait<br />
beaucoup qui mesurent clairement tout<br />
ce que cela implique de dépouillement<br />
du vieil hominien pré-historique dont<br />
l’homo œconomicus capitalisticus, avide,<br />
narcissique, jouisseur et insondablement<br />
bête est le dernier avatar.<br />
Quels sont vos espoirs<br />
politiques pour les années à<br />
venir ?<br />
Je ne vous surprendrai pas si je dis que<br />
mon espoir, c’est de voir la conception<br />
du monde que je défends, avec d’autres,<br />
progresser dans les esprits et aboutir à<br />
la constitution d’une véritable force sociale.<br />
et quand je pense à l’état objectif<br />
de décomposition du système actuel, je<br />
me dis que les choses pourraient bien<br />
aller plus vite qu’on n’imagine. le système<br />
est mûr pour un bouleversement<br />
radical. ce qui fait sa principale force,<br />
c’est la faiblesse de son opposition, ou si<br />
l’on préfère, la force inertielle de l’adhésion,<br />
le soutien passif dont il fait encore<br />
l’objet de la part des masses. a la limite,<br />
le système pourrait s’écrouler tout d’une<br />
pièce, comme une barre d’immeuble qui<br />
implose, sans qu’on ait à tirer un seul<br />
coup de canon. l’effondrement récent<br />
du système financier en témoigne. un<br />
des meilleurs indices de la fragilité<br />
extrême de la mécanique capitaliste,<br />
c’est sa paranoïa sécuritaire qui lui<br />
fait voir des menaces terroristes dans<br />
toute contestation. paradoxalement<br />
les promoteurs du capitalisme mondialisé<br />
qui veulent régenter le monde,<br />
s’enferment au propre et au figuré dans<br />
des camps retranchés dont ils truffent<br />
les abords de flics et de caméras. mais<br />
leur meilleur rempart demeure encore<br />
la soumission extorquée aux populations.<br />
il suffirait que la grande masse<br />
des salariés de tous secteurs se croisent<br />
les bras en même temps. ce système<br />
en voie de putréfaction, qu’une simple<br />
tempête désorganise profondément, ne<br />
résisterait pas à la puissance formidable<br />
d’une grève générale conduite avec lucidité<br />
et détermination. encore faudrait-il<br />
avoir sérieusement réfléchi à la suite et<br />
savoir comment s’y prendre pour ne pas<br />
La Traverse #1 | page 41
permettre à la logique délétère qu’on<br />
aura chassée par la porte des structures<br />
objectives (économiques et politiques),<br />
de rentrer par la fenêtre de structures<br />
subjectives (intellectuelles et morales)<br />
persistantes. c’est malheureusement<br />
par là que pèche toujours le combat. il<br />
n’y a pratiquement plus de nos jours<br />
une seule mobilisation qui s’effectue sur<br />
des bases non mystifiées. la diffraction<br />
et l’émiettement de l’énergie contestataire<br />
en des combats au service de<br />
« causes » diverses, si légitimes soientelles,<br />
que leurs défenseurs ne savent,<br />
ou ne veulent, articuler avec la lutte des<br />
classes, est dans l’état actuel des choses<br />
l’un des plus sûrs adjuvants permettant<br />
au système de préserver le statu quo<br />
sur l’essentiel. on ne risque guère de<br />
faire une révolution si les forces potentiellement<br />
révolutionnaires se dispersent<br />
et s’épuisent dans des luttes tribales, catégorielles,<br />
sectorielles, etc. a défaut de<br />
pouvoir supprimer les luttes, le système<br />
atomise toutes les contestations.<br />
page 42 | La Traverse #1<br />
victime consentante ?<br />
là encore, grande est la responsabilité<br />
de la petite-bourgeoisie, qui trouve dans<br />
la multiplicité de ces combats sporadiques<br />
l’espace adéquat pour déployer<br />
ses stratégies de distinction personnelle<br />
et rentabiliser symboliquement des investissements<br />
ciblés. s’ils ont l’avantage<br />
inestimable de donner du sens à l’existence<br />
quotidienne, de tels engagements<br />
ont trop souvent l’inconvénient de faire<br />
décerner des brevets de combativité, et<br />
la bonne conscience qui va avec, à des<br />
militants qui peuvent fort bien n’avoir<br />
aucune motivation politique précise,<br />
se cantonner dans le registre compassionnel<br />
et humanitaire et finalement se<br />
révéler, le moment venu, plus soucieux<br />
de sauver le système que de le combattre.<br />
on a vu cela dix fois déjà. l’expérience<br />
témoigne qu’il est moins difficile<br />
à un révolutionnaire qui se situe sur le<br />
terrain de la lutte des classes d’intégrer<br />
à sa problématique générale la question<br />
posée par telle ou telle aliénation<br />
spécifique, que pour un militant d’une<br />
cause spécifique d’élargir sa vision à<br />
l’ensemble des rapports de classes. on a<br />
complètement perdu de vue que lorsque<br />
dans une société de classes, les classes<br />
populaires, et singulièrement la classe<br />
ouvrière, ne jouissent que de libertés illusoires,<br />
aucune autre classe ou fraction<br />
ou catégorie sociale ne peut se flatter<br />
de gagner sa liberté. comme quelques<br />
excellents esprits, du genre de hegel,<br />
marx ou elias, nous l’ont expliqué, la<br />
dialectique des rapports sociaux et de<br />
l’interdépendance entraîne que même<br />
ceux qui se croient les maîtres sont à<br />
bien des égards les esclaves de leurs esclaves.<br />
hélas les esclaves ne se rendent<br />
pas compte de leur force et on ne peut<br />
compter ni sur les députés, ni sur les<br />
leaders syndicaux, ni sur les journalistes<br />
pour la leur rappeler.<br />
alors il faut que tous ceux qui ont la<br />
possibilité de se faire entendre cessent<br />
de papoter et ratiociner pour aller à l’essentiel,<br />
appeler chat un chat et dictature<br />
ploutocratique un régime où la loi est<br />
faite par les riches et pour les riches. il<br />
faut en finir avec les prudences, les atermoiements<br />
et les timidités petites-bourgeoises,<br />
toutes ces formes socialement<br />
avouables de la tiédeur des convictions,<br />
de la peur de s’exposer et de perdre ses<br />
misérables privilèges. Nous sommes véritablement<br />
à la croisée des chemins. en<br />
fait nous y sommes depuis longtemps,<br />
et qui n’est pas avec spartacus soutient
forcément crassus, ne serait-ce que par<br />
défaut. toutes les contorsions intellectuelles<br />
n’y changeront rien.<br />
Dans vos ouvrages, vous<br />
soulignez l’importance de<br />
la socioanalyse, l’effort de<br />
porter sur soi-même un regard<br />
sociologique critique, afin de<br />
mieux comprendre ce qui nous<br />
rattache subjectivement au<br />
système capitaliste, cet «Homo<br />
Economicus» qui est au plus<br />
profond de nous. Comment s’y<br />
prend-t-on ? Comment faitesvous,<br />
personnellement ? Existet-il<br />
une méthodologie de la<br />
socioanalyse ?<br />
se socioanalyser consiste à se demander,<br />
en toutes circonstances, en quoi<br />
ce que l’on est et ce que l’on fait ou<br />
projette de faire, est déterminé, dans<br />
sa matérialité et/ou ses modalités, par<br />
ses conditions sociales d’existence,<br />
c’est-à-dire par la socialisation subie, par<br />
la position sociale qu’on occupe, par la<br />
trajectoire que l’on a suivie, par son appartenance<br />
à tel(s) ou tel(s) groupe(s), à<br />
telle classe ou fraction de classe, par les<br />
capitaux matériels et symboliques que<br />
l’on détient ou que l’on convoite, etc., et<br />
en même temps à se demander en quoi<br />
les « choix » de toute nature que l’on<br />
opère à tout instant, parfois après en<br />
avoir délibéré mais le plus souvent sans<br />
même y réfléchir vraiment, contribuent<br />
au maintien et à la reproduction de<br />
l’ordre social établi. la socioanalyse est<br />
donc un travail d’élucidation, de mise<br />
en lumière de ce qui habituellement<br />
fonctionne dans le clair-obscur, voire<br />
dans l’inconscience totale, à savoir les<br />
rapports d’homologie ou, pour parler<br />
plus simplement, les correspondances<br />
et les déterminations réciproques plus<br />
ou moins étroites, plus ou moins immédiates,<br />
entre les deux formes conjointes<br />
sous lesquelles existe toujours le<br />
monde social : les structures objectives<br />
en dehors de nous et les structures<br />
subjectives au dedans de nous. c’est un<br />
exercice difficile sans doute, mais ni plus<br />
ni moins que toute autre tâche intellectuelle,<br />
pour peu qu’on ait le temps et les<br />
moyens de s’informer et de réfléchir. la<br />
qualité du résultat dépend évidemment<br />
des ressources théoriques dont on dis-<br />
pose, mais je ne crois pas qu’il existe de<br />
méthode de la socioanalyse sans peine<br />
ni de recette magique pour acquérir<br />
la volonté de savoir, de comprendre et<br />
d’en tirer les conséquences. la véritable<br />
difficulté est ailleurs.<br />
elle tient au fait que, généralement,<br />
ceux qui entreprennent ce retour sociologique<br />
sur eux-mêmes y sont conduits<br />
parce qu’ils s’interrogent sur la façon<br />
dont le monde social fonctionne. et s’ils<br />
s’interrogent, c’est d’abord parce qu’ils<br />
ne s’y sentent pas bien. ceux qui s’y<br />
sentent confortables sont plutôt enclins<br />
à considérer que tout va pour le mieux<br />
dans le meilleur des mondes. mais<br />
ceux qui éprouvent un malaise, une<br />
des nombreuses formes de la « misère<br />
de position », finissent par s’interroger<br />
sur la racine de leur mal avec peut-être<br />
l’espoir d’y remédier. l’ennui, c’est qu’en<br />
même temps que certaines des raisons<br />
La Traverse #1 | page 43
pour lesquelles on souffre, l’analyse<br />
critique découvre les conditions et donc<br />
les limites dans lesquelles on peut y<br />
remédier. on commence à comprendre<br />
que tous ces problèmes sont structurels,<br />
inhérents à une logique objective<br />
de fonctionnement, à un agencement<br />
systémique qui se moque des humeurs<br />
individuelles tant qu’elles ne se<br />
transforment pas en une force sociale<br />
organisée. on découvre qu’on n’est pas<br />
aussi étranger qu’on pouvait le croire au<br />
fonctionnement des structures et que,<br />
alors même qu’on aurait des raisons de<br />
se plaindre, on se comporte en victime<br />
consentante quand ce n’est pas en<br />
collaborateur zélé du système qui vous<br />
opprime. pis encore, on découvre aussi<br />
– et ça, c’est très déstabilisant – qu’on<br />
n’a pas uniquement des raisons de se<br />
plaindre du monde dans lequel on vit,<br />
mais qu’il a aussi, en compensation,<br />
quelques côtés plus supportables, quelques<br />
avantages dont on imagine mal<br />
qu’on puisse se passer. mais ce progrès<br />
dans la connaissance de soi-même n’a<br />
malheureusement pas d’effet automatique.<br />
page 44 | La Traverse #1<br />
tout se passe comme si le for intérieur<br />
de chaque individu devenait le théâtre<br />
d’un combat incertain entre le besoin de<br />
comprendre, né de sa frustration et de<br />
sa colère, et la volonté de ne pas savoir<br />
entretenue par tout ce qui l’attache et le<br />
fait adhérer au système.<br />
c’est là sans doute la racine de la forme<br />
existentielle que tend à prendre le plus<br />
souvent le problème du changement<br />
social dans notre société : comment<br />
conserver le « bon » du système en<br />
se débarrassant du « mauvais » ? on<br />
ne réalise pas que ce genre de problématique,<br />
qui est à la base même de<br />
la démarche réformiste, est la version<br />
sociologique de la quadrature du cercle.<br />
car ce qui fait les dominants, c’est<br />
aussi ce qui fait, inséparablement, les<br />
dominés. c’est le problème actuel de<br />
la majorité des classes moyennes « de<br />
gauche », dont la capacité de se faire<br />
des illusions sur elles-mêmes et sur le<br />
système semble inépuisable.<br />
en fait, il faut regarder les choses en<br />
face, il n’y a pas de solution à ce problème,<br />
pas de remède à cette contradiction<br />
indépassable de l’intérieur, sauf à se<br />
persuader qu’on vit dans le meilleur des<br />
mondes. la seule démarche de nature<br />
à résoudre cette contradiction, c’est la<br />
lutte collective pour un changement<br />
révolutionnaire, c’est-à-dire la substitu-<br />
tion au système existant d’un nouveau<br />
système social, obéissant à une logique<br />
radicalement différente qui n’est plus<br />
celle de la domination sociale.<br />
bien sûr, on peut toujours dans l’im-<br />
médiat mettre en œuvre des palliatifs<br />
à l’échelle individuelle. Je connais des<br />
gens qui ont carrément bouleversé leur<br />
microcosme personnel parce qu’il leur<br />
était devenu intolérable de continuer à<br />
faire ce qu’ils faisaient jusque-là, avec<br />
le sentiment crucifiant de contribuer à<br />
entretenir ce qu’ils condamnaient. Je<br />
connais un journaliste (et même plus<br />
d’un) qui a abandonné le métier pour<br />
devenir enseignant ; un ingénieur,<br />
cadre supérieur de grande entreprise<br />
industrielle, qui s’est reconverti dans<br />
une activité modeste de restauration ;<br />
un travailleur social qui a préféré se<br />
consacrer à la fabrication du fromage<br />
de chèvre, etc. et il y en a bien d’autres.<br />
d’un point de vue moral, on ne peut<br />
que saluer la force de caractère de ces<br />
héros de la vie sociale. et on ne peut<br />
que leur souhaiter de trouver dans leur<br />
nouvelle existence un apaisement à leur<br />
mauvaise conscience. mais on ne peut<br />
tirer aucun précepte général de ces cas<br />
singuliers qui s’apparentent beaucoup<br />
à la démarche classique de recherche<br />
du salut personnel. dans ce domaine,<br />
il appartient à chacun de faire ce qu’il<br />
croit devoir faire en conscience.
en définitive, je dirai que que l’effort de<br />
se socioanalyser, s’il est suffisamment<br />
poussé, en toute rigueur, a une grande<br />
probabilité de déboucher sur l’adoption<br />
d’un point de vue révolutionnaire, une<br />
volonté de transformation radicale des<br />
rapports sociaux. la difficulté c’est de<br />
constituer la force sociale indispensable<br />
à la réalisation de ce projet. en tout<br />
état de cause, cela implique le rassemblement<br />
de la masse des intéressés<br />
potentiels (l’immense majorité des salariés<br />
aujourd’hui) autour d’un nouveau<br />
projet de société. encore faudrait-il que<br />
tous les intéressés arrivent à faire le lien<br />
entre leur mal-être existentiel et la logique<br />
du système qu’ils ont intériorisée,<br />
et donc qu’ils entament, d’une façon ou<br />
d’une autre, leur socioanalyse.<br />
Quoi qu’il en soit, la mise en évidence<br />
des liens étroits et incorporés que<br />
chacun entretient avec l’ordre établi,<br />
est la seule voie, non pas pour échapper<br />
miraculeusement aux pesanteurs<br />
sociales – ce qui est impossible – mais<br />
pour commencer à remédier à la cécité<br />
volontaire et plus encore involontaire<br />
qui assujettit tout agent au système et<br />
fait de lui un esclave qui s’ignore.<br />
Quel regard portez-vous sur<br />
«la gauche de la gauche», le<br />
NPA, le Front de Gauche, les<br />
mouvements de Décroissance ?<br />
Êtes-vous personnellement<br />
engagé ou avez-vous été engagé<br />
dans des démarches politiques<br />
de ce type ?<br />
Je mets de côté le mouvement de la<br />
décroissance tel qu’il s’exprime dans le<br />
journal du même nom, qui a ma sympathie<br />
et mon soutien parce qu’il milite<br />
pour des changements de mentalité et<br />
de comportement qui peuvent et même<br />
doivent s’inscrire parmi les principales<br />
dimensions d’un changement révolutionnaire.<br />
l’idéologie de la décroissance<br />
est de toute évidence en affinité<br />
avec la volonté de mettre un terme<br />
aux aberrations du système capitaliste,<br />
et je lui trouve des résonances essentielles<br />
avec ma vision personnelle des<br />
choses, dans la mesure où son objectif<br />
majeur c’est de travailler à faire prendre<br />
conscience de la nécessité de changer<br />
radicalement notre rapport à notre<br />
environnement naturel et humain. pour<br />
autant ce mouvement n’a pas à proprement<br />
parler de projet politique explicite.<br />
du moins ne se présente-t-il pas comme<br />
un parti politique ayant des prétentions<br />
au pouvoir.<br />
c’est le cas des autres organisations<br />
que vous mentionnez, que je m’efforce<br />
La Traverse #1 | page 45
de considérer sans préjugé hostile ni<br />
favorable mais seulement en fonction de<br />
leurs prises de positions et de leurs analyses.<br />
si celles-ci me paraissent avoir,<br />
avec des nuances d’une organisation à<br />
l’autre, une tonalité incontestablement<br />
critique envers le système, elles me<br />
paraissent encore bien loin d’avoir défini<br />
clairement les objectifs et les voies d’une<br />
rupture véritablement révolutionnaire<br />
avec le système qu’elles récusent en<br />
principe mais qu’elles semblent prêtes<br />
à aller gouverner, au nom sans doute<br />
du sacro-saint esprit de compromis et<br />
du principe de réalisme auquel trop<br />
souvent on identifie la politique. en fait<br />
elles n’ont pas vraiment rompu avec la<br />
conception électoraliste, boutiquière et<br />
paroissiale, de l’opposition parlementaire<br />
traditionnelle et se comportent<br />
comme les roues avant et arrière d’un<br />
véhicule qui revendiqueraient toutes<br />
la fonction motrice sans voir qu’elles<br />
tournent forcément dans le même sens<br />
parce qu’elles dépendent toutes du<br />
même moteur. comme si, en démocratie<br />
bourgeoise, s’emparer de la majorité<br />
parlementaire avait jamais servi, depuis<br />
des décennies, à autre chose qu’à déposséder<br />
le peuple de sa souveraineté,<br />
à enrôler les masses sous la bannière<br />
du capitalisme et à les fidéliser à un<br />
modèle présenté comme indéfiniment<br />
perfectible, dont nous mesurons bien<br />
aujourd’hui à quel point, en effet, il a<br />
page 46 | La Traverse #1<br />
perfectionné les moyens d’exploitation<br />
du travail par le capital.<br />
En 2009, l’un des livres<br />
politiques «radicaux» qui s’est le<br />
mieux vendu était L’insurrection<br />
qui vient (20 000 exemplaires<br />
environ) : l’avez-vous lu ? Si<br />
oui, qu’en avez-vous pensé ?<br />
vaste question. il y a toujours eu dans<br />
l’histoire des luttes de classes en france<br />
(et aussi ailleurs) un courant potentiellement<br />
insurrectionnel. une des plus<br />
récentes expressions de ce courant<br />
consiste en un manifeste publié sous le<br />
titre L’insurrection qui vient (la fabrique<br />
éditions, paris, 2007), ouvrage présenté<br />
comme collectif, dont les auteurs<br />
se donnent l’appellation de « comité<br />
invisible ». ce texte, remarquablement<br />
rédigé, dans une langue et un style qui<br />
sont ceux d’intellectuels de formation<br />
supérieure, a le mérite de dresser, dans<br />
les termes les plus nets, contrastant<br />
avec la bouillie idéologico-politique qui<br />
est servie aujourd’hui par les « partenaires<br />
sociaux », le bavardage médiatique<br />
et la langue de bois du « débat<br />
démocratique », un constat informé et<br />
argumenté de la situation actuelle dans<br />
les sociétés capitalistes. d’un point de<br />
vue symptomatologique, il est difficile de<br />
récuser le diagnostic sans complaisance<br />
formulé par les auteurs : ceux-ci ont<br />
manifestement la capacité, malheureu-
sement rare, de comprendre et exprimer<br />
trois choses que l’immense majorité de<br />
leurs concitoyens ne peuvent et/ou ne<br />
veulent voir et dont la perception donne<br />
sa radicalité à une vision révolutionnaire<br />
de la lutte :<br />
a/ le caractère irrémédiablement morti-<br />
fère du système capitaliste.<br />
b/ donc la nécessité pour y mettre fin<br />
de s’attaquer à ses causes profondes,<br />
à son principe même (la domination<br />
de classe, l’appropriation privée au<br />
bénéfice d’une minorité de possédants<br />
accapareurs, etc.) et pas seulement à<br />
des aspects périphériques ou subalternes<br />
(comme organiser une meilleure<br />
participation des travailleurs à la gestion<br />
des affaires, ou une redistribution un<br />
peu moins inégalitaire de miettes de<br />
capital, ou une plus grande mobilité<br />
sociale, etc.).<br />
c/ l’imposture d’une démocratie<br />
parlementaire bourgeoise conçue,<br />
aujourd’hui plus que jamais, comme<br />
un dispositif à entretenir l’espérance<br />
illusoire en un progrès vraiment démocratique<br />
et à stériliser et dévoyer toute<br />
volonté de changement structurel. de<br />
cette caricature de démocratie, il n’y<br />
a vraiment plus rien à attendre (ou<br />
plus rien qu’un néo-fascisme fondé<br />
sur l’exacerbation du désir de sécurité<br />
débouchant – le processus est d’ores et<br />
déjà en cours – sur la substitution de<br />
l’etat-policier à l’etat-providence).<br />
ce système doit être mis définitivement<br />
hors d’état de nuire. mais dire cela, revient<br />
au fond à rappeler ce qui constitue<br />
le dénominateur commun de tous les<br />
partisans du socialisme (le vrai, pas sa<br />
caricature sociale-démocrate) depuis<br />
maintenant plus d’un siècle.<br />
les divergences commencent avec la<br />
question, toujours d’actualité :<br />
Que faire, concrètement<br />
et tout de suite ?<br />
on retrouve là la problématique clas-<br />
sique réformisme-vs-révolution. mais<br />
comme aujourd’hui le réformisme a<br />
cessé d’avoir des objectifs socialistes<br />
pour se réduire à une collaboration pure<br />
et simple avec la classe possédante et<br />
dirigeante, on assiste périodiquement à<br />
la réactivation des clivages qui divisent<br />
les révolutionnaires en partisans de<br />
l’action de masse (nécessitant un travail<br />
de longue haleine, des structures d’organisation<br />
de type parti ouvrier, etc.)<br />
et en partisans de « l’action directe »,<br />
immédiate, groupusculaire et donc souvent<br />
violente par nature. l’exténuation<br />
et le discrédit actuels des organisations<br />
comme le pcf, qui travaillaient naguère<br />
à l’action de masse, entraînent que les<br />
La Traverse #1 | page 47
groupuscules tenant le langage de l’ac-<br />
tion radicale immédiate prennent plus<br />
de relief dans la platitude du marécage<br />
politique ambiant. eux au moins ils ne<br />
proposent pas pour seule stratégie de<br />
s’enliser dans le jeu électoraliste de la<br />
démocratie bourgeoise. mais que proposent-ils<br />
d’autre ? de prendre le maquis ?<br />
au chiapas, en bolivie, etc., ça peut<br />
encore se concevoir. mais en france,<br />
en allemagne, en italie, en belgique, le<br />
mot d’ordre devient « descendre dans<br />
la rue et tout niquer », comme écrivent<br />
les auteurs de l’insurrection qui vient.<br />
cette méthode de justice sommaire et<br />
expéditive peut procurer d’intenses satisfactions<br />
ponctuelles et momentanées,<br />
mais elle est sans lendemain, ou alors<br />
avec des lendemains pires que la veille.<br />
un de ses effets les plus pervers, c’est<br />
d’apporter au pouvoir réactionnaire des<br />
arguments pour légitimer sa politique<br />
de répression contre-révolutionnaire,<br />
désormais baptisée « contre-terroriste »<br />
pour s’assurer le soutien des masses.<br />
ce n’est pas là une crainte illusoire<br />
mais une des leçons les plus constantes<br />
de l’histoire ancienne ou récente des<br />
luttes de classes. c’est la raison pour<br />
laquelle les forces de police ne cessent<br />
d’infiltrer les groupes extrémistes avec<br />
des « casseurs » chargés d’attiser les<br />
inclinations à la violence de rue. l’arsenal<br />
légal permettant de criminaliser<br />
toute contestation qui prendrait un tour<br />
violent, est allé se renforçant au cours<br />
de ces dernières années et le pouvoir<br />
est heureux qu’on lui fournisse des<br />
occasions de s’en servir.<br />
page 48 | La Traverse #1<br />
par conséquent, autant on peut<br />
souscrire au diagnostic lucide de ceux<br />
qui ont compris et ne se font plus<br />
aucune illusion sur la nature profonde<br />
du système capitaliste, autant on doit<br />
éviter de se fourvoyer dans la démarche<br />
suicidaire préconisée par certains et<br />
qui fait finalement le jeu de l’ennemi<br />
de classe. en l’occurrence, le problème<br />
qui se pose sur le plan de l’action<br />
révolutionnaire est beaucoup plus un<br />
problème politique que moral. seuls les<br />
imbéciles ou les suppôts de l’ordre établi<br />
peuvent condamner a priori le recours<br />
à la violence comme si c’était le mal<br />
absolu, sans considération des causes,<br />
des raisons et des circonstances, tout en<br />
refusant par ailleurs de voir les effets de<br />
la terrible violence sociale qu’exercent<br />
la domination de classe et ses institutions<br />
sur la personne et l’existence<br />
de millions d’individus. sous la seule<br />
réserve de ne pas frapper aveuglément<br />
et délibérément des victimes innocentes,<br />
le recours à l’insurrection violente est<br />
une démarche moralement légitime<br />
(dont le droit est d’ailleurs inscrit dans<br />
certaines constitutions, comme la nôtre<br />
par exemple) lorsqu’elle est le seul<br />
moyen de mettre fin à l’oppression des<br />
faibles par les forts. aucune argutie<br />
rhétorique ne saurait conduire à récuser<br />
ce principe. mais celui-ci n’autorise pas<br />
un petit groupe militant, un comité<br />
invisible ou non, à décréter, du haut<br />
de sa compétence révolutionnaire<br />
autoproclamée, qu’il a pour mission de<br />
sauver l’humanité en tout ou en partie,<br />
et que la grandeur d’une telle fin justifie<br />
l’emploi de tous les moyens. la révo-<br />
lution sociale doit être l’affaire du plus<br />
grand nombre, pas celle d’une minorité<br />
agissante substituant sa propre volonté,<br />
si éclairée soit-elle, à celle d’une classe<br />
sociale. et pour qu’une classe sociale,<br />
ou pour le moins la majorité de sa population,<br />
acquière une volonté politique<br />
de changement (avec ou sans affrontement<br />
violent aux forces de répression) il<br />
n’y a pas de miracle : il y faut seulement<br />
un travail politique soutenu, rationnellement<br />
et collectivement organisé. ce<br />
travail ne se fait plus ou presque plus.<br />
il faut le reprendre. l’organisation et le<br />
nombre, ce sont là les deux piliers de<br />
la force révolutionnaire sans lesquels<br />
le militantisme progressiste ne peut<br />
que dégénérer en activisme fébrile et<br />
aventuriste ou en recherche sectaire<br />
du salut personnel ou, pire encore, en<br />
quête individualiste d’émotions fortes et<br />
de poussées d’adrénaline.
Pour Pour aLLer aLLer + + Loin Loin<br />
LES OUVRAGES D’ALAIN ACCARDO<br />
AUX éDITIONS AGONE<br />
• Le petit-bourgeois gentilhomme,<br />
Sur les prétentions hégémoniques des<br />
classes moyennes, 2009<br />
• De notre servitude involontaire, Lettre<br />
à mes camarades de gauche, 2001<br />
• Introduction à une sociologie critique,<br />
lire Pierre Bourdieu, 2006<br />
• Journalistes précaires, journalistes<br />
au quotidien, avec Georges Abou, Gilles<br />
Balbastre et Christophe Dabitch, 2007<br />
La Traverse #1 | page 49
le cul- buto<br />
page 50 | La Traverse #1<br />
KaraTe menTaL<br />
l’effet bof,<br />
et autres ni-ni<br />
P A R RI C H A R D MO N V O I S I N<br />
ni-ni ni-ni ni-ni<br />
,<br />
ni-ni ni-ni<br />
ni-ni<br />
ni-ni<br />
ni-ni<br />
ni-nini-ni<br />
richard monvoisin anime depuis plusieurs années des cours de didactique des sciences, de zététique 1<br />
et d’analyse critique à l’université de grenoble. intrigués, les <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> lui ont commandé<br />
une série de textes ludiques et pédagogiques sur les “outils d’autodéfense intellectuelle’’. dans<br />
ce premier chapitre, richard nous présente une famille de pièges de raisonnement : le culbuto, l’effet<br />
bof, le ni-ni, les faux dilemmes, les faux extrêmes et le biais du monde Juste.<br />
ni-ni<br />
ni-ni<br />
ni-ni<br />
1 la zététique, du grec zetein signifi ant « chercher », désigne l’étude scientifi que des<br />
théories étranges et des phénomènes dits « paranormaux », et l’utilisation de ces études<br />
afi n de construire l’esprit critique. pour en savoir plus, http://www.zetetique.fr/
O U T I L S D’AU T O D É F E N S E I N T E L L E C T U E L L E<br />
C H A P I T R E 1<br />
aujourd’hui, nous allons nous méfi er du culbuto,<br />
célebrissime et ancestral jouet au cul lesté qui,<br />
quelle que soit la force qui lui est imprimée,<br />
bascule nonchalamment d’un côté puis de l’autre,<br />
mais fi nit toujours par se remettre à la verticale.<br />
appelé aussi poussah, ou ramponneau du<br />
nom d’un cabaretier du même nom vers<br />
1700, cet objet existait déjà sous forme<br />
de petites poupées dans la chine du<br />
quatrième siècle – ce qui a fait dire<br />
à des petits plaisantins que lorsque<br />
le culbuto oscille, la dynastie tang.<br />
personne ne sait si les chinois s’énervaient<br />
eux-aussi contre cet objet malfaisant, mais<br />
force est de constater qu’à toujours revenir<br />
à la même position, le culbuto attise une<br />
sévère envie d’y mettre des baffes.<br />
toutefois, avant d’attiser notre envie de<br />
calotter le poussah, faisons un petit détour<br />
par ce qu’on appelle l’effet bof.<br />
La Traverse #1 | page 51
1. L , effeT bof<br />
imaginons que j’ai deux amis – ce qui est je vous l’accorde très agréable. l’un d’eux<br />
me dit : « moi je crois aux fantômes, je sais que c’est vrai, j’en suis certain » ; le<br />
second rétorque « bien sûr que non ! les fantômes, ça n’existe pas, j’en suis persuadé<br />
». Que puis-je en déduire ? vraisemblablement, je vais me dire dans mon for<br />
intérieur : « lui, il y croit dur comme fer, l’autre, n’y croit pas, mais dur comme fer<br />
aussi... donc, raisonnablement, je vais me positionner entre les deux. fifty-fifty. ».<br />
cela a l’air tout à fait raisonnable, et pourtant... pensons à une échelle de vraisem-<br />
blance, allant de 0% quand c’est invraisemblable, et 100% quand c’est archi-sûr.<br />
soit j’ai déjà rencontré un fantôme (cas-<br />
per, ou bien le fantôme Noir, l’ennemi<br />
de mickey), et dans ce cas, sous réserve<br />
que je fusse à jeûn, je dois conclure que<br />
je me situe au 100%.<br />
soit je n’ai jamais vu de mon existence<br />
un fantôme, et je n’ai pas le moindre<br />
soupçon de preuve de leur réalité. par<br />
conséquent, mon curseur redescendra<br />
dramatiquement vers zéro. très proche<br />
de zéro... mais pas zéro ! en vertu de<br />
cette injustice flagrante des sciences<br />
qui est qu’il est impossible de prouver<br />
l’inexistence de quelque chose, il me<br />
sera rationnellement impossible de<br />
conclure à l’inexistence des fantômes :<br />
il faudrait pour cela que j’ai été partout,<br />
de tout temps, dans tous les vieux<br />
châteaux et les vieilles caves, sous tous<br />
les lits et dans tous les placards pour<br />
en être certain. proche de zéro mon<br />
curseur, donc. disons 0,001%.<br />
page 52 | La Traverse #1<br />
si je rencontre un jour le fantôme noir,<br />
mon curseur vraisemblance passera à 100%<br />
mon 50/50 n’est donc pas du tout<br />
rationnel. d’une part, je n’ai aucun élément<br />
de preuve me permettant de situer<br />
pile à 50% ma vraisemblance ; d’autre<br />
part, rien ne me permet de poser qu’il y<br />
a autant de vraisemblance qu’un fantôme<br />
existe qu’un fantôme n’existe pas. Je<br />
suis tombé dans l’effet bof, c’est-à-dire<br />
que j’ai donné la même probabilité aux<br />
deux pôles, l’existence et l’inexistence<br />
de quelque-chose. cette position est appréciée<br />
pour son confort car elle donne<br />
la fausse impression d’un juste milieu,<br />
d’une bienveillante neutralité, avec une<br />
douillette satisfaction d’avoir fait la part<br />
des choses tel un salomon moderne 2 .<br />
pourtant, la position la plus rationnelle<br />
aurait été d’humblement suspendre<br />
mon jugement et, en l’absence de plus<br />
d’informations, de ne pas me situer sur<br />
l’échelle. en clair, fermer ma grande<br />
goule.<br />
Chauve n’est pas<br />
une couleur de cheveux<br />
on pourrait vous rétorquer que le fantôme<br />
n’est pas un gros enjeu politique<br />
au XXie siècle, ce qui est, il faut le dire,<br />
finement observé. alors remplaçons<br />
le fantôme, tout d’abord par dieu,<br />
allah, Jah, ganesh, le flying spaghetti<br />
monster, bref, une entité sur-naturelle<br />
bien balèse.<br />
entre une personne qui croit dur<br />
comme fer en son existence, et une<br />
2 salomon, roi, est connu pour son jugement légendaire lors d’une querelle entre deux prostituées revan-<br />
diquant la maternité d’un nouveau-né . il réclama une épée et dit : « partagez l’enfant vivant en deux et<br />
donnez une des moitiés à la première et l’autre moitié à la seconde ». l’une des femmes déclara alors<br />
qu’elle préférait renoncer à l’enfant plutôt que de le voir sacrifié, et salomon reconnaissant en elle la vraie<br />
mère, lui fit remettre le nourrisson. Le Premier livre des Rois (3, 16-28)
autre qui postule son inexistence, il<br />
est fréquent de retrouver une position<br />
intermédiaire posant que le sujet est<br />
bien trop élevé pour que l’esprit humain<br />
puisse trancher, et qu’au fond, chez le<br />
croyant comme chez l’athée, il y a peut<br />
être un peu de vrai chez tout le monde.<br />
on appelle cette position l’agnosticisme.<br />
elle est en quelque sorte l’effet bof<br />
en matière de dieu. c’est une position<br />
tranquille, aussi molletonnée qu’un<br />
centrisme politique, et qui permet de<br />
donner une illusion de saine mesure<br />
entre deux dangereux extrêmes.<br />
or, non seulement il ne s’agit pas de<br />
deux « extrêmes » ; mais en outre ils ne<br />
sont pas équivalents sur le plan de la<br />
probabilité. expliquons-nous.<br />
2. <strong>Les</strong> faux exTremes<br />
dans les écrits de Nicolas sarkozy (la république, les religions, l’espérance, 2006)<br />
ou du pape benoït Xvi (spes salvi, 2007), pour prendre des pensées conservatrices<br />
assez suivies en france, l’athéisme est présenté au mieux comme un fanatisme de<br />
type religieux, au pire comme un extrémisme idéologique. et, ô sainte horreur !,<br />
sans morale, l’athéisme mène forcément à toutes les désespérances et aux caves<br />
humides de vos immeubles pour y fumer des joints pendant de répugnantes tournantes.<br />
pour bien comprendre pourquoi l’idée de religion athée fond comme neige au soleil,<br />
empruntons sa théière au philosophe libertaire bertrand russell : imaginons une<br />
minuscule théière chinoise en porcelaine qui suivrait une orbite elliptique entre la<br />
terre et mars, et qui serait tellement petite qu’elle ne pourrait être observée : même<br />
nos meilleurs télescopes n’y parviendraient pas. en toute rigueur, il serait logique de<br />
douter de cette affi rmation, — qui ne peut être réfutée — et de considérer que cette<br />
théière n’existe vraisemblablement pas. pourtant, personne ne se dirait à ce propos<br />
« agnosticothéiériste », au risque de passer pour un fou : l’« athéiérisme » serait la<br />
position qui remporterait certainement le suffrage commun. y a-t-il un agnosticothéièriste<br />
dans la salle ?<br />
y a-t-il un agnosticothéièriste<br />
dans la salle ?<br />
La Traverse #1 | page 53
comme dit le magicien sceptique James<br />
randi, l’athéisme n’est une croyance<br />
que dans la mesure où la non-collection<br />
de timbres est un hobby. et le rationaliste<br />
mark schnitzius de renchérir : dire<br />
que l’athéisme est une religion revient<br />
à dire que chauve est une couleur de<br />
cheveux.<br />
oui, on rigole bien chez les athées.<br />
Coût des hypothèses<br />
venons-en au second point. Quand bien<br />
même les deux extrêmes existeraient,<br />
— par exemple deux hypothèses entre<br />
lesquelles notre cœur ferait le culbuto —<br />
il faudrait les soupeser comme les deux<br />
plateaux d’une balance avant de savoir<br />
vers laquelle pencher. si l’un des plateaux<br />
est rempli de faits réels, et l’autre<br />
d’entités nouvelles et sans poids précis,<br />
comme fantôme, esprit, âme ou dieu, il<br />
va être difficile de soupeser 3 .<br />
or poser, et « peser » l’existence de<br />
quelque-chose de nouveau ne peut se<br />
faire comme on pose son cul sur une<br />
chaise : lorsqu’un biologiste systématicien<br />
recense les espèces, il ne va<br />
pas créer une nouvelle case à chaque<br />
oiseau rencontré. il ne va en créer une<br />
qu’après avoir bien vérifié que le cui-cui<br />
en question ne s’incorpore dans aucune<br />
des catégories connues comme merle,<br />
pinson, mésange, ou boeing.<br />
page 54 | La Traverse #1<br />
prenons un autre exemple sur le coût<br />
des hypothèses : je mets un chat et<br />
une souris dans une boîte, je ferme, je<br />
secoue, je rouvre, et hop, il ne reste plus<br />
que le chat.<br />
Hypothèse 1 : la souris s’est téléportée,<br />
le chat non, car un chat, ça ne peut pas<br />
se téléporter.<br />
Hypothèse 2 : des extraterrestres de<br />
la planète mû ont voulu désintégrer la<br />
souris, mais elle s’est transformée en<br />
chat. le chat, de frayeur, est passé dans<br />
une autre dimension par effet tunnel.<br />
Hypothèse 3 : le chat a mangé la souris<br />
(sans dire bon appétit, ce qui est mal).<br />
Nous serons certainement d’accord<br />
pour dire que l’hypothèse 3 est beaucoup<br />
moins « coûteuse » pour le champ<br />
des connaissances que les deux autres :<br />
elle ne postule rien d’autre que la<br />
prédation de la souris par le chat, tandis<br />
que l’hypothèse 2 postule par exemple<br />
une planète mû + des extraterrestres<br />
qui viennent + qui savent désintégrer<br />
un chat (ce qui n’est pas donné à tout<br />
le monde) + une souris à superpouvoir<br />
qui se transforme en chat + une autre<br />
dimension + un chat qui sait y aller +<br />
un effet tunnel possible pour des objets<br />
macroscopiques et poilus. Ça fait beaucoup,<br />
et comme disait mon grand-père,<br />
il ne faudrait tout de même pas pousser<br />
mémé dans les orties, ça pourrait gâter<br />
la soupe.<br />
Rasoir d’Ockham<br />
ainsi, allah, ou Jéhovah comme entités<br />
supérieures ne s’imposeraient que si<br />
les effets qu’on leur prête ne pouvaient<br />
être interprétés autrement, par rien<br />
d’autre de déjà connu. certes, dieu est<br />
une hypothèse simple, satisfaisante, qui<br />
explique tout, mais elle est intellectuellement<br />
très coûteuse à créer de toute<br />
pièce. Notons pour notre culture que<br />
ce qu’on appelle parfois le « principe<br />
d’économie des hypothèses » n’est pas<br />
tout neuf, et date d’au moins aristote ;<br />
mais il est couramment attribué à un<br />
moine franciscain anglais du Xive siècle<br />
excommunié par le pape de l’époque.<br />
ce prénommé William, que nous autres<br />
francophiles chauvins nous sommes<br />
empressés de renommer guillaume<br />
venait d’ockham, dans le surrey, en<br />
angleterre, et aurait déclaré un lendemain<br />
de cuite entia non sunt multiplicanda<br />
praeter necessitatem, ce qui<br />
en moderne veut dire que les entités<br />
(comprendre : les explications et les<br />
causes) ne doivent pas être multipliées<br />
par delà ce qui est nécessaire. comme<br />
ce principe, appelé aussi principe de<br />
parcimonie, taillait de près les entités<br />
comme autant de poils rétifs d’une<br />
barbe ou d’un mollet, on l’a appelé le<br />
3 sauf pour l’âme qui, selon le médecin macdougall, a longtemps pesé 21 grammes.<br />
cette hypothèse est désormais réfutée en particulier par géraldine fabre dans<br />
21 grammes, le poids d’une âme..., un dossier téléchargeable sur http://www.zetetique.fr
asoir d’ockham. méfiance, ce principe<br />
ne nous dit rien sur la validité des hypothèses<br />
: il dit qu’entre deux hypothèses<br />
aussi explicatives l’une que l’autre, on<br />
ne sait pas laquelle sera juste, mais il<br />
vaut mieux choisir la moins coûteuse.<br />
il est extrêmement utile en médecine :<br />
face à un patient se présentant fatigué,<br />
avec le cou rigide, un mal de tête et un<br />
peu de fièvre, il sera plus logique de<br />
miser sur une méningite que simultanément<br />
sur une mononucléose, des<br />
vertèbres endommagées, une tumeur<br />
au cerveau et une malaria.<br />
ce coupe-chou peut s’avérer aussi<br />
utile pour l’analyse des théories dites<br />
du complot. il n’est pas impossible par<br />
exemple que le 11 septembre soit le<br />
fruit d’une orchestration planifiée par<br />
rasoir d’occase<br />
des services secrets, moyennant une<br />
grande discrétion des complices, tout<br />
un tas de précautions et l’effacement de<br />
toutes les preuves, ceci afin de déclarer<br />
le combat contre l’axe du mal et<br />
déclencher la deuxième guerre du golfe.<br />
c’est un scénario séduisant, surtout<br />
quand on est anti-bush et progressiste.<br />
mais un peu de culture historique<br />
rend assez coûteuse cette hypothèse.<br />
pour ne prendre qu’une comparaison,<br />
il a suffi pour la première guerre du<br />
golfe en 1990 de payer dix millions de<br />
dollars l’une des plus grosses firmes de<br />
relations publiques, hill & knowlton,<br />
pour qu’elle orchestre le changement<br />
d’opinion souhaité par g. bush père,<br />
en inventant de toute pièces l’histoire<br />
horrifiante de bébés koweitiens retirés<br />
des couveuses par les soldats irakiens et<br />
4 l’affaire fut dévoilée par le journaliste John r. macarthur, dans l’article Remember Nayira,<br />
Witness for Kuwait?, du New york times du 6 janvier 1992.<br />
en mettant en scène la fausse infirmière<br />
Nayirah, quinze ans, en larmes devant<br />
une commission sénatoriale émue<br />
jusqu’à la fibre. la jeune femme, qui<br />
s’avéra ensuite être Nayirah al-saba,<br />
la fille de l’ambassadeur du koweït,<br />
n’avait comble du cynisme jamais mis<br />
les pieds de sa vie au koweït 4 , mais<br />
elle représenta pourtant le happening<br />
majeur qui fit basculer l’opinion. une<br />
bonne campagne d’opinion et dix petits<br />
millions de dollars d’un côté, quatre<br />
mille morts nécessaires dix ans plus<br />
tard... il est rationnel de penser que l’hypothèse<br />
d’un attentat orchestré de toute<br />
pièce est bien trop coûteux, aussi bien<br />
intellectuellement et économiquement<br />
qu’en nombre de vies humaines.<br />
La Traverse #1 | page 55
Qui c’est qui est très gentil ? les gentils !<br />
Qui c’est qui est très méchant ? les méchants !<br />
3. <strong>Les</strong> faux diLemmes<br />
il m’est déjà arrivé que, disant ce que je viens d’affirmer, on me catalogue comme<br />
pro-bush. c’est vexant. Ça marque ce qu’on appelle une « stratégie de faux<br />
dilemme », à laquelle george bush fils, encore lui, a fourni ses lettres de noblesse<br />
dans son célèbre : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». si tu<br />
n’es pas ceci, alors tu es comme ça. si tu n’es pas contre, tu es pour. si tu n’es<br />
pas pour le complot du 11/9, tu es pro-bush... Nous avons là un mode de pensée<br />
assez primaire où il n’y a pas de troisième, de quatrième ou de cinquième voie, non,<br />
c’est le yin yang, le noir et le blanc, le lumière-ténèbres du manichéisme perse du<br />
iiie siècle... en fermant les yeux, on entendrait presque résonner la voix de michel<br />
fugain : Qui c’est qui est très gentil ? les gentils ! Qui c’est qui est très méchant ?<br />
les méchants !<br />
Petit à petit, l’oiseau fait son ni-ni<br />
ceci dit, il devient très facile de repérer<br />
la fabrication de faux « pôles », de faux<br />
« extrêmes », et donc de faux dilemmes<br />
entre lesquels il vous faudrait<br />
absolument vous situer. il y en a des<br />
super-fastoches : gauche et droite, par<br />
exemple, dont l’effet bof répond au<br />
doux nom de françois bayrou.<br />
françois bayrou : effet bof entre deux pôles<br />
factices gauche-droite<br />
page 56 | La Traverse #1<br />
cet effet bof ne marche qu’à cause<br />
d’une représentation héritée d’août<br />
1789, où à droite siégaient les partisans<br />
du véto royal, clergé, noblesse et<br />
aristocrates, et à gauche ce qu’on a<br />
appelé le tiers etat, c’est-à-dire tous les<br />
autres, sauf les femmes et les immigrés,<br />
faudrait quand même pas exagérer.<br />
et si, plutôt que de prendre cette<br />
symbolique, le paramètre de classement<br />
était la lutte contre les privilèges, par<br />
exemple ? dans ce cas, la droite serait<br />
en bas, et la gauche actuelle un poil<br />
plus haut, oh, à peine.<br />
autre exemple un peu plus dur :<br />
Michel Fugain<br />
extrême-gauche et extrême-droite. la<br />
république tchèque vient de dissoudre<br />
en février 2010 le parti nazi Dělnické<br />
strany de Tomáš Vandas, et ses<br />
membres rouspètent sur le fait que<br />
« bon sang, on nous fait des misères à<br />
nous, mais on laisse tranquille les partis<br />
d’extrême-gauche ». cette illusion de<br />
rationalité vient du mot extrême qui<br />
donne l’impression d’une boucle politique<br />
aux deux purulentes extrêmités,<br />
qui se rejoignent telles des tentacules et<br />
s’amalgament autour du principe qu’être<br />
extrémiste est forcément affreux, avec<br />
de la crasse aux oreilles et un couteau<br />
entre les dents. pourtant, à y bien réflechir,<br />
quand je vois la misère du monde<br />
et deux milliards d’humains qui crèvent<br />
la gueule dans la poussière, je suis<br />
« radicalement » contre. Je ne suis pas<br />
modéré. si vouloir un changement radical<br />
et extrême revient à être extrémiste,<br />
alors je le suis, et c’est ne pas l’être qui<br />
serait étrange. Je suis extrémiste sur les<br />
violences sexistes, les discriminations<br />
racistes, sur l’injustice des centres de<br />
rétention, sur l’utilisation de nos impôts<br />
pour financer les roquettes de nos militaires<br />
en afghanistan. impossible d’être<br />
modéré (modéré sous-entend souvent<br />
non-violent) devant un viol dans une<br />
ruelle. Être extrémiste n’est pas mal en<br />
soi, tout dépend de quel extrême on<br />
parle. et entre un extrêmisme de gauche<br />
réclamant la fin du système mafieux<br />
de la françafrique par exemple, et un<br />
extrémisme nationaliste demandant de<br />
virer tous les gens de l’est qui viennent<br />
illégalement chez bouygues prendre le<br />
boulot de nos arabes, il n’y a qu’un mot<br />
pas clair en commun.
4. <strong>Les</strong> faux ni-ni<br />
le faux dilemme peut prendre aussi la forme d’un ni-ni. prenons un cas classique<br />
de débat dans le milieu libertaire : le Ni dieu, ni darwin.<br />
d’un côté dieu, hypothèse surnaturelle simple, non-matérielle (on ne palpe pas<br />
dieu), coûteuse, dispensant de toute recherche et qui ne prédit rien.<br />
de l’autre darwin, sous-entendu le darwinisme, une théorie scientifique matérialiste<br />
– c’est-à-dire postulant que le monde est matière ou produit de la matière, et non<br />
peuplé d’âmes, de fluides cosmiques et de dieux grecs – qui se prète complaisamment<br />
à la réfutation.<br />
sauf qu’une stratégie médiatique toute<br />
simple portée par des penseurs conservateurs<br />
et surtout par le christianisme<br />
papal a consisté à faire de darwin et<br />
sa théorie de l’évolution la source du<br />
« darwinisme social » à quoi on prête<br />
l’idée que seuls les plus forts survivent.<br />
seulement darwin n’a jamais dit cela :<br />
il avance que les espèces les moins<br />
adaptées à leur milieu survivent plus<br />
Ni dieu, ni darwin<br />
difficilement, ce qui n’est pas du tout<br />
la même chose et ne fait pas l’éloge<br />
de la survie en soi ; d’ailleurs, survivre<br />
et « gagner » dans un monde injuste<br />
et glauque comme le notre devrait en<br />
dire long sur les survivants. Quant au<br />
transfert de ce pseudo-darwinisme dans<br />
le monde social, qui a un certain succès<br />
chez les Nazis allemands, ce n’est pas<br />
à charles darwin qu’on le doit, mais<br />
au philosophe herbert spencer. ainsi,<br />
comme le dit le proverbe météorologique,<br />
qui veut tuer son chien l’accuse<br />
de l’orage. en faisant glisser darwin =<br />
darwinisme social = eugénisme nazi, le<br />
conservatisme religieux, pape en tête,<br />
pouvait non seulement décrédibiliser<br />
l’évolutionnisme<br />
au profit du<br />
créationnisme,<br />
remettant dieu<br />
en selle comme<br />
explication du<br />
monde, mais<br />
surtout diaboliser<br />
les penseurs<br />
matérialistes, rationalistes et anarchistes<br />
qui risquaient de repousser dieu hors<br />
de la sphère politique jusque dans ses<br />
appartements privés et défraîchis. alors<br />
le comique de la situation est délicieux :<br />
quand des libertaires de gauche clament<br />
« Ni dieu ni darwin », non seulement ils<br />
montrent ne pas avoir compris le darwinisme,<br />
mais ils font en outre le jeu d’une<br />
stratégie de faux dilemme orchestrée<br />
par des ultraconservateurs religieux.<br />
Compétitif, contradictoire ?<br />
des ni-ni faux-dilemmiques, il y en a<br />
plein d’autres !<br />
on penserait tout de suite à Ni pute<br />
ni soumise, mais ce n’est pas un faux<br />
dilemme ; non-ingérence, non-indifférence<br />
par contre est un bon exemple :<br />
en usage depuis trente ans, c’est le<br />
principe du gouvernement français<br />
vis-à-vis de la politique du Québec. il y a<br />
aussi ce que la presse espagnole appelle<br />
la génération ni-ni : « Ni ils travaillent,<br />
ni ils étudient. ils ont moins de 30 ans,<br />
ils ont arrêté leurs études en cours de<br />
route, et ne cherchent pas activement<br />
du travail »... mon dieu, quelle horreur,<br />
des jeunes qui refusent de travailler !<br />
c’est la désespérance de la « génération<br />
ni-ni », dont nous causait Jean-Jacques<br />
bozonnet dans le journal Le Monde<br />
le 25 janvier dernier. merci à lui pour<br />
cette contribution majeure à la pensée.<br />
mais le ni-ni sent parfois le brun. il se<br />
cache par exemple dans le « la france,<br />
aimez-la ou quittez-la ! » du front<br />
National, transformé en « la france, tu<br />
l’aimes ou tu la quittes » par philippe<br />
de villiers, tout en bas lui aussi sur<br />
La Traverse #1 | page 57
Ni-ni larvé chez de villiers<br />
une échelle de lutte contre privilèges et<br />
dominations.<br />
broch le zététicien rétorquerait bien<br />
ceci : compétitif ne veut pas forcément<br />
dire contradictoire. Je m’explique. vous<br />
vous rappelez la théière de russell ? le<br />
philosophe prétendait qu’elle tournait<br />
autour de mars. mais j’ai tendance<br />
à penser quant à moi qu’elle tourne<br />
autour de Neptune. Neptune et mars<br />
sont deux hypothèses compétitives :<br />
elles s’excluent si j’en prouve une, car<br />
si je prouve qu’elle tourne près de mars,<br />
elle ne peut pas tourner près de Neptune<br />
(sauf bien sûr s’il y a deux théières,<br />
ce qui serait sacrément fourbe). elles<br />
ne sont par contre pas contradictoires,<br />
c’est-à-dire que ce n’est pas parce que<br />
j’aurais prouvé qu’il n’y a pas de théière<br />
autour de mars que ça prouvera qu’elle<br />
est automatiquement sur Neptune.<br />
page 58 | La Traverse #1<br />
dans Ni dieu ni darwin, on nous<br />
crée une compétitivité qui n’est<br />
pas contradictoire. vous suivez<br />
toujours ? pareil pour « soit vous<br />
êtes avec nous, soit vous êtes<br />
contre nous ». d’ailleurs les deux<br />
hypothèses compétitives peuvent<br />
être toutes les deux fausses, vous<br />
voyez ? la théière peut n’être ni<br />
en orbite sur mars, ni sur Neptune,<br />
mais sur Jupiter. de même que<br />
l’on peut être tristes pour les défunts du<br />
11 septembre 2001 sans pour autant<br />
cautionner la politique impérialiste<br />
états-unienne.<br />
et le Ni dieu, ni maître d’auguste<br />
blanqui ? ouf, il n’est ni contradictoire,<br />
ni compétitif. mais il n’est pas suffisant.<br />
pour être complet sur les oppressions<br />
courantes, j’y ajouterais en plus de la<br />
domination cléricale et de celle de classe<br />
la domination patriarcale, ainsi qu’une<br />
quatrième grande domination dont on<br />
parle peu, celle de ceux qui détournent<br />
la science, l’histoire, et toutes les<br />
connaissances à des fins d’écrasement<br />
et d’oppression. cela donnerait « ni<br />
dieu, ni maître, ni patriarcat ni pseudo-science<br />
», ce qui ferait... ? oui, un<br />
spécimen rare de ni-ni-ni-ni-non-fauxquadrilemmique-non-compétitif-noncontradictoire<br />
! ah on rigole bien chez<br />
les anarcho-rationalistes 5 .<br />
5. Le biais<br />
du monde jusTe<br />
si vous n’avez pas encore mal à la tête,<br />
je vous mets un dernier piège pour la<br />
route, avatar de l’effet bof : le « biais<br />
du monde juste » (just world bias). Je<br />
prends un exemple vécu. un couple<br />
hétérosexuel se sépare, un ami en parle<br />
et dit : « faut dire qu’il était chiant, qu’il<br />
était violent, qu’il la frappait ». automatiquement,<br />
quelqu’un a renchéri : « oui,<br />
mais tout n’est pas tout noir ou tout<br />
blanc, elle devait bien avoir ses torts elle<br />
aussi ». ah ? bien sûr, une relation se<br />
fait à deux, et les deux parties s’entremêlent<br />
certainement. mais au nom<br />
de quel principe les torts seraient-ils<br />
partagés équitablement ? s’ils existent,<br />
quels peuvent être les torts d’un partenaire<br />
qui justifie que son compagnon<br />
le frappe ? en plaçant ex-aequo les<br />
deux parties, on partage les torts, en<br />
un superbe effet bof de principe, alors<br />
que rien n’excluait qu’un maximum de<br />
torts ne vienne que de l’un des deux.<br />
dans les cas de violences conjugales,<br />
puisqu’on en parle, les violences sont<br />
comme les tâches ménagères : elles<br />
sont rarement réparties équitablement.<br />
c’est d’ailleurs fréquent d’entendre des<br />
choses du genre « tu sais, au fond on n’a<br />
que ce qu’on mérite », argument invoqué<br />
à chaque fois qu’on veut justifier, naturaliser<br />
en quelque sorte un état des choses.<br />
5 Jeu : entraîne-toi à l’autodéfense intellectuelle ! un ni-ni justifié a été caché dans ce<br />
paragraphe. sauras-tu le retrouver ? est-il compétitif ? contradictoire ?
- si elle s’est faite violer, c’est qu’avec<br />
ses froufrous, elle a bien dû le chercher<br />
;<br />
- si les Juifs ont été persécutés, c’est<br />
qu’ils ont bien dû le chercher ;<br />
s’il n’a pas de travail, c’est que là,<br />
en l’occurrence, il n’a pas bien dû le<br />
chercher ;<br />
- s’il est pauvre, c’est que franchement,<br />
il aurait pu se fouler un peu plus ;<br />
- et si les africains croupissent, c’est<br />
parce qu’ils sont de grands enfants pas<br />
encore sortis du rythme des saisons.<br />
c’est le « biais du monde juste » : une<br />
sorte de justice céleste, un monde fait<br />
de karmas rieurs, où l’on n’a que ce<br />
qu’on mérite. le plus distrayant est que<br />
ceux qui rationalisent les injustices de<br />
cette manière se posent rarement la<br />
question de savoir en quoi ils ont mérité<br />
eux, leurs papiers d’identité, l’héritage<br />
de leurs parents, la couverture sociale<br />
de leur pays ou l’éducation genrée<br />
qu’ils ont reçue. le monde, comme la<br />
chasse, paraît toujours juste aux yeux<br />
du vainqueur.<br />
ainsi, dans un monde peuplé de ni-ni,<br />
de faux dilemmes, de faux extrêmes,<br />
de contradictions factices, d’effets bof,<br />
d’agnosticothéièrisme et de centrisme<br />
politique, on se croirait dans la terre<br />
du milieu de tolkien. ces pièges sont<br />
autant de formes bien cachées de culbutos<br />
mentaux. ils sont les dandinements<br />
Pour aLLer + Loin<br />
SUR LA QUESTION DES ERREURS DE RAISONNEMENTS,<br />
ON TROUVERA DU GRAIN À MOUDRE ENTRE AUTRES DANS :<br />
TROIS OUVRAGES :<br />
• <strong>Les</strong> aléas de la raison, Làszlo Méro,<br />
Collection Science ouverte, Seuil, 2000<br />
• Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Normand baillargeon,<br />
éditions Lux (2005)<br />
• Pour une didactique de l’esprit critique, Richard Monvoisin, 2007<br />
en ligne. en particulier le chapitre 4.3<br />
là : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00207746/en/<br />
ou là : http://www.unice.fr/zetetique/articles/RM_Doctorat_Zetetique_et_medias.pdf<br />
UNE FICHE :<br />
Richard Monvoisin, Stanislas Antczak et Nicolas Vivant,<br />
Recueil de moisissures argumentatives pour organiser un concours<br />
de mauvaise foi, disponible sur http://neamar.fr/Res/Rhetorique/<br />
UNE PAGE WEb :<br />
http://www.unice.fr/zetetique/enseignement.html<br />
de notre cerveau, et nous piègent facilement.<br />
alors débusquons-les, traquonsles,<br />
et réservons-leur sans hésitation<br />
notre meilleure machine à gifl es.<br />
contact :<br />
richard.monvoisin@zetetique.info<br />
okiagari koboshi, le culbuto japonais ;<br />
ici dans sa version autodéfense intellectuelle ninja.<br />
La Traverse #1 | page 59
page 60 | La Traverse #1<br />
acTion !<br />
Sortir<br />
des ghettos<br />
militants<br />
1 toutes ces actions sont décrites sur www.desobeir.net<br />
le 7 avril 2010, le collectif « débaptisons les<br />
rues de négriers » renomme symboliquement<br />
les 25 rues de bordeaux portant le nom<br />
d’esclavagistes. le 13 avril, des dizaines de<br />
parents d’élèves occupent l’école gilbert dru de<br />
lyon pour contrecarrer l’expulsion d’une famille<br />
sans-papiers. le 15 avril, un immense drapeau<br />
est déployé au sommet de l’arc de triomphe<br />
pour dénoncer l’inauguration de l’esplanade ben<br />
gourion par le maire de paris.<br />
le 28 avril, quinze personnes exigeant l’arrêt des<br />
essais du nouveau missile nucléaire français m51<br />
bloquent l’entrée du palais de l’elysée avec des<br />
chaînes et des cadenas 1 .<br />
le point commun de toutes ces actions ? elles<br />
sont reliées de près ou de loin avec le collectif<br />
les désobéissants, qui, depuis 2006, organise<br />
des stages de formation à l’action directe<br />
non violente un peu partout en france. les<br />
<strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> ont rencontré l’ancien<br />
porte-parole de ce collectif, Xavier renou.
Peux-tu te présenter<br />
en quelques mots ?<br />
bonjour, je m’appelle Xavier renou,<br />
j’ai 36 ans. Je vis dans l’oise, près de<br />
paris. Je suis assez engagé politiquement,<br />
d’une façon à la fois radicale et<br />
non électorale, à travers un collectif qui<br />
s’appelle les désobéissants.<br />
Que sont <strong>Les</strong> Désobéissants ?<br />
le réseau des désobéissants a été créé<br />
il y a quatre ans. c’est un outil de formation<br />
destiné à tous les militants qui<br />
s’opposent aux logiques de domination<br />
et de profit, qui veulent défendre le<br />
bien commun. c’est un outil d’accompagnement<br />
des luttes : nous mettons<br />
au service de ceux qui font appel à<br />
nous un soutien humain, matériel,<br />
de compétences, de savoir-faire, tout<br />
cela dans une logique d’action directe<br />
non-violente. Nous sommes disponibles<br />
pour les syndicats, les travailleurs non<br />
organisés, les écologistes, les féministes,<br />
les militants des droits de l’homme, les<br />
antispécistes...<br />
Depuis quand t’intéresses-tu<br />
à la politique ?<br />
Je suis tombé dedans quand j’avais 12<br />
ans et demi... Je m’intéressais énormément<br />
à l’histoire. Quand j’ai découvert<br />
l’histoire du nazisme, j’ai été extrêmement<br />
choqué. J’ai compris qu’une autre<br />
société était possible, en pire, et donc<br />
que probablement, une autre société<br />
était aussi possible, en mieux.<br />
Tes parents sont-ils<br />
des militants ?<br />
mes parents n’ont jamais été membres<br />
d’une organisation politique. mais ils<br />
font partie de la petite-bourgeoisie de<br />
gauche, celle qui a voté mitterrand en<br />
1981. ils m’ont transmis des valeurs<br />
de justice sociale, d’égalité, de bien<br />
commun. ils m’ont aussi plongé dans<br />
l’éducation populaire, à travers les centres<br />
de loisirs, les colonies de vacances.<br />
Ça m’a permis de côtoyer des enfants<br />
nettement moins privilégiés que moi.<br />
J’ai eu une enfance très heureuse, je<br />
n’ai jamais manqué de rien. mes parents<br />
s’aimaient, il y avait de l’affection et de<br />
l’argent à la maison. en revanche, dans<br />
les colos, j’ai rencontré des enfants<br />
placés à la ddass, dont les parents<br />
étaient en prison, ou très pauvres.<br />
Je trouvais ces différences injustes et<br />
inacceptables. Ça gâchait mon bonheur,<br />
je me sentais triste. Je me souviens<br />
d’ailleurs avoir écrit à l’époque une sorte<br />
de charte-constitution pour régler tous<br />
les malheurs du monde...<br />
Tu avais diffusé ce texte autour<br />
de toi ?<br />
J’avais commencé par le faire lire à mon<br />
père. il s’était exclamé : « ah, c’est du<br />
communisme ! ». du coup, je me suis<br />
plongé dans l’histoire du communisme,<br />
ce qui m’a fait découvrir l’anarchisme,<br />
l’histoire de la gauche et du mouvement<br />
ouvrier. et c’est comme ça que je me<br />
suis politisé. pour exprimer tout ce que<br />
j’avais sur le cœur, à 13 ans, en 1986,<br />
j’ai lancé un petit journal dans mon<br />
collège.<br />
Comment s’appelait ce journal ?<br />
Réactions... c’étaient les réactions d’un<br />
enfant face au cours des choses. le premier<br />
numéro parlait du charter des 101<br />
La Traverse #1 | page 61
maliens expulsés par charles pasqua.<br />
au début, j’étais tout seul à écrire, puis<br />
d’autres “extra-terrestres’’ du collège<br />
m’ont rejoint. Quelques temps après, je<br />
me suis fait convoquer par la proviseur<br />
du collège...<br />
Ah, la répression...<br />
Je m’attendais à être félicité, et je me<br />
fais vertement sermonner : « pas<br />
question qu’il y ait de la politique dans<br />
mon collège. si tu continues ce journal,<br />
je te vire. » Ça m’a beaucoup choqué,<br />
j’ai pleuré... passée l’émotion, avec les<br />
copains, nous avons décidé de continuer<br />
en clandestin. c’était ma première<br />
action de désobéissance !<br />
Combien de temps a duré<br />
Réactions ?<br />
au lycée, jusqu’à 18 ans, j’ai continué<br />
de le publier. c’était un mensuel diffusé<br />
à 500 exemplaires environ. on avait<br />
des problèmes avec l’extrême droite,<br />
que nous critiquions beaucoup. on<br />
s’était aussi heurté à l’eglise catholique.<br />
J’avais fait un reportage clandestin sur<br />
les journées du diocèse de haute-Normandie,<br />
un rassemblement autour de la<br />
foi chrétienne, qui dans les faits était un<br />
grand “baisodrome’’ entre adolescents.<br />
le journal a circulé dans les écoles privées,<br />
le clergé du coin a très mal réagi.<br />
Je me suis fait convoquer, enfin bref,<br />
plein d’histoires ! toutes ces aventures<br />
m’ont aidé à me politiser, à travers<br />
l’effort d’écriture régulier, à travers<br />
l’information, les débats, les réactions<br />
des lecteurs.<br />
page 62 | La Traverse #1<br />
Et après le Lycée ?<br />
Je suis rentré à sciences-po paris.<br />
J’avais la chance d’être un bon élève. Je<br />
voulais être au cœur des questions politiques.<br />
Je suis tombé de haut, en découvrant<br />
petit à petit combien sciences-po<br />
est avant tout une école pour apprendre<br />
à gérer l’état, pour être un très bon<br />
gestionnaire d’un système inégalitaire et<br />
oppressant. J’y suis resté trois ans. puis<br />
je suis allé en fac, à assas, la fac de droit<br />
très conservatrice de paris, pour faire<br />
obstacle au gud, un pseudo syndicat<br />
étudiant d’extrême droite très violent.<br />
Nous étions au début des années 90, le<br />
front National ne cessait de progresser,<br />
les alliances entre la droite et l’extrême<br />
droite se multipliaient, ça me faisait très<br />
peur. Je suis un mélange de la génération<br />
le pen et de la génération mitterrand,<br />
c’est-à-dire que je suis marqué,<br />
au plus profond de moi, à la fois par la<br />
peur du fascisme et par la colère face à<br />
la trahison de la gauche institutionnelle.<br />
Je me sentais investi du devoir de lutter<br />
contre la fascisme.<br />
Faisais-tu alors partie d’une<br />
organisation ?<br />
oui, je militais à No pasaran. et j’avais<br />
décidé de rejoindre assas, qui servait de<br />
repère aux fachos, pour être au cœur<br />
de la lutte. J’y ai fait une maîtrise, puis<br />
un dea, puis une thèse de sciencespolitiques.<br />
Sur quel sujet ?<br />
sur le gud, systématiquement... ce qui<br />
m’a valu beaucoup de problèmes avec la<br />
direction de la fac, puisque mes recher-<br />
ches montraient comment un groupe<br />
fasciste de quelques dizaines d’individus<br />
perdurait sur la fac, en particulier grâce<br />
aux protections de l’administration et<br />
de la police. Je montrais comment ces<br />
militants néonazis, issus de milieux<br />
favorisés, recyclaient leurs compétences<br />
dans les basses-œuvres de la république<br />
française. on les retrouve mercenaires<br />
dans la françafrique, faussaires<br />
dans l’affaire elf, proches des services<br />
secrets, proches du financement occulte<br />
des partis politiques, bref à des fonctions<br />
essentielles mais peu visibles du<br />
capitalisme français.<br />
J’imagine que ces recherches<br />
t’ont apporté quelques ennuis...<br />
oui, beaucoup. par exemple, le<br />
président d’assas, philippe ardant à<br />
l’époque, a d’abord refusé de valider<br />
mon sujet de thèse. un bras de fer<br />
s’est engagé, je menaçai de médiatiser<br />
l’affaire. le compromis a été finalement<br />
de m’inscrire avec un faux sujet de<br />
thèse, en attendant que philippe ardant<br />
prenne sa retraite, prochaine... mais<br />
avant cela, pendant le dea, je me suis<br />
engagé pour essayer de faire annuler<br />
le salon du livre français, organisé par<br />
l’extrême droite tous les ans dans assas,<br />
dans le hall d’honneur. J’ai d’abord essayé<br />
de rassembler les quelques forces<br />
antifascistes d’assas, sans grand succès,<br />
puisque par exemple l’uNef-id refusait<br />
de nous suivre dans ce combat. on s’y<br />
est lancé à deux, avec un ami d’enfance,<br />
en organisant un contre-salon du livre,<br />
en manifestant lors du salon officiel.<br />
le gud nous a attaqué, nous a gazé.
c’était chaud ! un copain a fini trois<br />
mois à l’hôpital. et finalement tout le<br />
monde a rejoint notre combat. mais le<br />
local de l’uNef-id a brûlé à plusieurs<br />
reprises. J’ai été menacé de mort.<br />
Tu étais toi-même violent ?<br />
J’étais à l’époque partisan de la violence<br />
contre l’extrême droite. J’étais militant<br />
de No pasaran, du scalp. Je pensais,<br />
naïvement, que lorsqu’on était radical<br />
et qu’on s’opposait à des gens violents,<br />
il fallait nécessairement être violent. Je<br />
croyais qu’être révolutionnaire, c’était<br />
s’opposer violemment à un système<br />
capitaliste lui-même très violent.<br />
Vous aviez la tenue<br />
appropriée ?<br />
oui, enfin surtout mes copains, je<br />
n’aimais pas me déguiser. on portait<br />
des bombers pour donner l’impression<br />
d’être musclé, des chaussures coquées...<br />
on se la jouait un peu viril. mais à<br />
assas, nous n’avions évidemment pas<br />
le rapport de force à notre avantage,<br />
donc j’étais contraint de trouver d’autres<br />
moyens. J’ai ainsi découvert la force de<br />
la non-violence active, le jeu médiatique<br />
pour chercher l’appui de l’opinion<br />
publique, et l’acceptation tactique des<br />
règles institutionnelles pour bloquer<br />
l’adversaire qui, lui, ne respecte pas son<br />
propre jeu. en demandant le pluralisme,<br />
la démocratie, le respect des lois, en<br />
montrant que la violence était du côté<br />
des fascistes, on piégeait l’adversaire,<br />
on obligeait l’université à faire respecter<br />
la loi, et donc à exclure le gud.<br />
c’est comme cela qu’on a gagné, avec<br />
beaucoup de stratégie et de ténacité. le<br />
gud a perdu son local, perdu les élections,<br />
le président ardant est parti, il a<br />
été remplacé par un président qui a été<br />
obligé d’autoriser notre salon du livre.<br />
Et le salon du livre français ?<br />
suite à tout le bazar que nous mettions,<br />
tous les salons du livre ont finalement<br />
été interdits à l’université d’assas par<br />
philippe massoni, le spécialiste des<br />
barbouzeries de la droite, à l’époque<br />
préfet de police de paris. motif ? le hall<br />
d’assas devenait soudain « dangereux<br />
pour la sécurité des personnes ». une<br />
décision politique, évidemment... mais<br />
enfin, nous avions atteint notre objectif !<br />
Tout au long de ces années,<br />
le Scalp a-t-il été un soutien<br />
pour toi ?<br />
marginalement. Quand je suis arrivé<br />
au scalp, j’étais assez différent des<br />
autres. Je n’avais pas le look anarchiste,<br />
je n’étais pas habillé en noir avec une<br />
crête, je me méfiais beaucoup des<br />
uniformes et du sectarisme qui souvent<br />
les accompagne. Je voulais tisser des<br />
alliances avec d’autres groupes moins<br />
radicaux, pour mieux lutter contre le<br />
fN. ce n’était pas dans la ligne du<br />
scalp, on ne m’a pas fait confiance, on<br />
me reprochait de travailler avec des<br />
non-anarchistes... il y avait une volonté<br />
de rester « purs », et seuls, du coup,<br />
que je bousculais. J’ai cependant pu<br />
animer une émission à radio libertaire,<br />
au nom du scalp, avec beaucoup de<br />
liberté. et puis à la fac, plusieurs militants<br />
du scalp m’aidaient, sur le terrain,<br />
notamment pour le service d’ordre. et<br />
enfin, j’appréciais la plupart des analyses<br />
portées par le scalp, sur le capitalisme,<br />
les alternatives. au total, je suis resté 5<br />
ans au scalp.<br />
De quelle idéologie te<br />
revendiques-tu actuellement ?<br />
Je me sens proche de ce courant<br />
qu’on appelle l’ultra-gauche historique,<br />
le communisme des conseils, ou<br />
communisme libertaire. ma fondation<br />
idéologique, c’est le marxisme, mais<br />
avec une dimension anti-autoritaire et<br />
autogestionnaire très forte. Je suis donc<br />
plutôt hostile au léninisme, à la logique<br />
des avant-gardes, et bien sûr au choix<br />
stratégique de la violence. de marx, je<br />
partage la plupart des analyses, même<br />
si je n’aime pas tout du personnage. et<br />
dans le projet de société que j’aimerais<br />
voir advenir, je me sens proche du projet<br />
libertaire : l’autogestion, la logique<br />
d’assemblée populaire, les mandats<br />
impératifs, le pouvoir au plus proche<br />
des gens, la décentralisation, l’abolition<br />
de l’état, mais aussi le refus du<br />
productivisme... Je me sens enfin proche<br />
de l’altermondialisme quand il affirme<br />
ne pas vouloir prendre le pouvoir, mais<br />
tenter de l’usurper, en le dissolvant,<br />
en le partageant. prendre le pouvoir,<br />
prendre l’état, c’est rentrer dans des<br />
logiques d’avant-garde, de bureaucratie,<br />
d’autoritarisme, bref tout ce que je<br />
déteste.<br />
Comment s’est terminée ton<br />
expérience à Assas ?<br />
après 8 ans à bosser sur ma thèse, je<br />
La Traverse #1 | page 63
n’ai pas pu la soutenir. mon directeur<br />
de thèse ne me soutenait pas suffisamment,<br />
la perspective d’une carrière<br />
universitaire devenait donc impossible.<br />
J’ai finalement abandonné, dans la<br />
douleur. entre-temps, je suis parti en<br />
coopération en afrique du sud. J’avais<br />
découvert la françafrique à sciencespo,<br />
à travers une section de l’association<br />
survie. Je voulais à la fois découvrir<br />
l’afrique et les logiques post-apartheid.<br />
embauché dans une université, j’y ai<br />
apporté les questionnements sur la<br />
françafrique, dans un univers anglosaxon<br />
qui les connaissait mal. et puis<br />
un jour, j’ai assisté à une conférence<br />
sur les sociétés militaires privées, où un<br />
orateur brillant expliquait les bienfaits<br />
de la privatisation de la guerre. atterré,<br />
j’ai décidé d’enquêter là-dessus, pour<br />
démonter ces arguments.<br />
D’où le dossier noir que tu as<br />
écris aux éditions Agone, avec<br />
l’association Survie...<br />
effectivement, quand je suis rentré de<br />
coopération, je suis allé voir françois-Xavier<br />
verschave, le président de<br />
survie 2 et l’auteur de La Françafrique,<br />
pour lui proposer d’écrire un dossier<br />
noir sur le mercenariat en afrique 3 . il a<br />
accepté. Je me suis rapproché de survie,<br />
d’attac, de l’altermondialisme, de l’écologie.<br />
c’était le début des années 2000.<br />
J’avais 27 ans, je cherchais où m’engager<br />
pour être utile. J’ai tenté plein de<br />
choses. J’ai notamment créé une maison<br />
d’édition de jeux politiques, les éditions<br />
contrevents 4 , avec par exemple le<br />
jeu « des thunes et des urnes », pour<br />
page 64 | La Traverse #1<br />
essayer de faire passer des messages<br />
subversifs de manière ludique. Je fus<br />
encore animateur puis directeur de colo,<br />
mais aussi guide touristique, formateur<br />
dans le secteur sanitaire et social, etc. Je<br />
donnais aussi des cours à la fac.<br />
Un parcours très éclectique !<br />
oui... mais à chaque fois, je choisissais<br />
des champs d’action porteurs de sens.<br />
mes études et ma formation politique<br />
m’ont ouvert pas mal de portes, aussi.<br />
en 2005, je suis rentré à greenpeace,<br />
en tant que chargé de campagne sur<br />
le désarmement nucléaire. J’ai appris<br />
après-coup que l’on m’avait choisi parce<br />
que j’avais l’air un peu naïf, docile... on<br />
m’avait embauché pour une campagne<br />
greenpeace qu’il était prévu d’enterrer<br />
à l’issue des 18 mois de mon contrat,<br />
parce que cette campagne n’était pas<br />
rentable, n’apportait pas de nouveaux<br />
adhérents et de dons. c’était aussi une<br />
campagne très subversive, qui s’en<br />
prenait au cœur du complexe militaroindustriel<br />
français, et qui dérangeait au<br />
plus haut niveau. donc gênante, même<br />
pour greenpeace.<br />
As-tu apprécié cette expérience<br />
à Greenpeace ?<br />
J’ai apprécié la rigueur et le professionnalisme<br />
dans l’organisation d’actions<br />
directes non-violentes. greenpeace est<br />
une machine de guerre formidable,<br />
capable d’efficacité, de radicalité, avec<br />
un grand capital sympathie, l’accès<br />
aux médias, beaucoup d’argent, des<br />
soutiens internationaux, des militants<br />
sincères partout en france. mais, revers<br />
de la médaille, beaucoup de personnes<br />
viennent à greenpeace pour leur<br />
carrière, pour apporter un supplément<br />
d’âme à leur cv, avec l’idée de mieux<br />
intégrer ensuite une multinationale,<br />
le profil greenpeace étant recherché.<br />
c’est un accélérateur de carrière. Qui<br />
plus est, greenpeace fonctionne comme<br />
une entreprise, avec une organisation<br />
pyramidale, des logiques de rentabilité.<br />
ce système favorise, en interne,<br />
les arrivistes, les carriéristes. les<br />
militants sincères, quand ils rentrent à<br />
greenpeace, se concentrent à fond sur<br />
les luttes, passent beaucoup de temps<br />
sur le terrain. les calculateurs, eux,<br />
savent se placer, se faire apprécier de la<br />
hiérarchie, concentrer leurs efforts pour<br />
monter en hiérarchie. et ça marche.<br />
au final, on retrouve généralement aux<br />
postes d’encadrement de greenpeace<br />
des personnes assez peu radicales,<br />
préoccupées surtout par leur évolution.<br />
Tu y es resté combien de<br />
temps ?<br />
Je me suis fait gentiment virer à la fin<br />
de mon contrat. J’étais jugé trop incontrôlable.<br />
Je me suis retrouvé orphelin<br />
d’une campagne qui m’avait passionné,<br />
grâce à laquelle j’avais rencontré<br />
des centaines de militants sincères.<br />
greenpeace avait décidé d’abandonner<br />
cette campagne à la fin de mon contrat.<br />
J’ai décidé de la continuer, avec d’autres<br />
camarades militants. J’avais réussi à<br />
obtenir une info secret-défense sur le<br />
premier tir du nouveau missile nucléaire<br />
m51. greenpeace refusait de me suivre<br />
sur une action là-dessus. avec une<br />
2 survie est une association de lutte contre la françafrique. plus d’infos sur http://survie.org<br />
3 la privatisation de la violence. mercenaires et sociétés militaires privées au service du marché,<br />
Xavier renou, agone, 2006<br />
4 http://www.contrevents.com
trentaine d’autres militants, nous avons<br />
décidé d’organiser une action à la<br />
greenpeace mais sans greenpeace,<br />
c’est-à-dire sans filet, sans avocat<br />
payé. grâce à notre action, nous avons<br />
retardé de 20 minutes le tir du missile.<br />
ce n’était pas un grand succès. lors<br />
de notre debriefing, nous avons fait le<br />
constat de notre manque de savoir-faire,<br />
et nous avons décidé de nous former.<br />
J’ai contacté des camarades belges de<br />
bombspotting, un groupe libertaire engagé<br />
dans l’action directe non-violente<br />
contre le militarisme. ils ont accepté de<br />
nous former. lors du premier stage,<br />
nous avons réalisé combien ce savoirfaire<br />
était important, combien il manquait<br />
dans les milieux militants.<br />
C’est la naissance des<br />
Désobéissants ?<br />
tout-à-fait. Nous avons écrit un manifeste,<br />
ouvert un site internet, et décidé<br />
de lancer un réseau de formation à<br />
l’action directe non-violente. Nous étions<br />
alors fin 2006. aujourd’hui, fin 2009,<br />
nous avons organisé une centaine de<br />
stages, et notre liste de sympathisante-s<br />
rassemble près de 6000 personnes.<br />
Nous sommes désormais une quarantaine<br />
de formateurs dans ce réseau.<br />
Juridiquement, quelle est la<br />
structure des Désobéissants ?<br />
il n’y a aucune structure juridique. on<br />
ne veut donner prise ni aux poursuites<br />
judiciaires, ni à la recherche d’argent.<br />
Nous voulons être un réseau informel,<br />
sans enjeu financier ou de pouvoir.<br />
Nous voulons contribuer à créer un<br />
vivier de militants compétents dans<br />
la non-violence. Nous voulons être<br />
non dogmatiques, en rassemblant des<br />
personnes autour des valeurs progressistes<br />
les plus larges possibles. on veut<br />
encourager et soutenir les personnes<br />
qui luttent, en créant des foyers de<br />
compétence partout en france.<br />
Ce réseau est assez médiatisé.<br />
Pourquoi ?<br />
on n’a pas cherché cette médiatisation,<br />
elle est venue toute seule, et nous avons<br />
décidé de l’accueillir. au premier stage<br />
de formation, nous étions 24 personnes,<br />
et deux médias de gauche sont venus :<br />
tracks d’arte, et daniel mermet de làbas<br />
si j’y suis. tous les participants du<br />
stage étaient d’accord. au second stage,<br />
en janvier 2007, c’est la presse locale<br />
qui est venue, alertée par la police.<br />
La police vous pistait ?<br />
Nous avions essayé de ne pas faciliter<br />
le travail de la police en diffusant au<br />
dernier moment le lieu du stage, en<br />
particulier pour ne pas causer de problèmes,<br />
en amont, aux personnes qui<br />
accueillaient la formation. du coup, les<br />
<strong>renseignements</strong> généraux faisaient le<br />
tour des milieux militants de Normandie<br />
pour savoir où nous allions nous réunir.<br />
c’est comme ça que paris-Normandie,<br />
le journal local, s’est intéressé au sujet.<br />
puis france 3. Quand le stage a commencé,<br />
avec 47 participants, nous avons<br />
fait une grande réunion de 4 heures,<br />
pour débattre sur la présence des médias<br />
ou non lors du stage. la décision<br />
a été prise d’accepter les journalistes, à<br />
condition qu’ils soient présents tout au<br />
long du stage, de a à Z. si les journalistes<br />
n’acceptaient pas cette condition,<br />
nous acceptions de discuter avec eux,<br />
mais en dehors du lieu de stage, avec<br />
un porte-parole. c’est toujours la position<br />
qui prédomine aujourd’hui.<br />
Et le porte-parole, c’est souvent<br />
toi.<br />
lors de ce second stage, nous avons<br />
décidé qu’il y aurait plusieurs porteparoles,<br />
afin d’éviter les problèmes de<br />
personnification. mais quand on a demandé<br />
: « Qui veut être porte-parole ? »,<br />
je suis le seul à avoir levé la main. ce<br />
que nous n’avions pas prévu, c’est à<br />
quel point nous étions vendeurs pour<br />
les médias. Nous avons été très sollicités<br />
par les médias depuis 2007. avec nous,<br />
les médias font de belles images, le sujet<br />
est croustillant, et ça nous permet de<br />
faire entendre à un large public qu’il est<br />
non seulement possible, mais également<br />
nécessaire de désobéir, et qu’on<br />
peut les aider à le faire.<br />
Si votre réseau est informel,<br />
comment faites-vous, en dehors<br />
des stages, pour prendre des<br />
décisions concernant l’ensemble<br />
du réseau ?<br />
une fois le réseau mis en place, il n’y<br />
avait plus de grande décision à prendre,<br />
le fonctionnement général était simple.<br />
assez vite, nous avons découpé le<br />
réseau en plusieurs grands secteurs<br />
décentralisés, en encourageant chaque<br />
zone à s’autonomiser. c’est le cas pour<br />
le Nord-ouest de la france, qui depuis<br />
La Traverse #1 | page 65
2007 a suffisamment de compétences<br />
et de ressources pour gérer lui-mêmes<br />
les stages, les actions, le rapport aux<br />
médias. depuis quelques temps, le<br />
sud-est et la région parisienne sont<br />
également autonomes. concrètement,<br />
être autonome signifie avoir désormais<br />
peu besoin de moi, parce que depuis<br />
2006, étant disponible et très motivé<br />
par les désobéissants, j’y ai consacré<br />
beaucoup de temps et d’énergie, j’ai<br />
animé et organisé la plupart des stages.<br />
chaque zone s’organise désormais<br />
comme elle le souhaite, avec de temps<br />
en temps des réunions nationales pour<br />
harmoniser un peu l’ensemble. Nous<br />
n’avons maintenant plus de porte-parole<br />
national. désormais, quand j’interviens<br />
dans les médias, je le fais en tant que<br />
membre des désobéissants, mais sans<br />
titre particulier. Nous avons maintenant<br />
plusieurs porte-parole au niveau des<br />
régions, ce qui me permet de ne plus<br />
être le seul mis en en avant.<br />
Quels sont tes plus grands<br />
enthousiasmes autour de cette<br />
aventure ?<br />
J’ai le sentiment d’avoir découvert les<br />
outils qui manquaient à l’efficacité de<br />
nos luttes. Je ne dis pas qu’il faut seulement<br />
de l’action directe non-violente<br />
dans les luttes, et qu’il faut renoncer<br />
aux pétitions et manifestations, aux<br />
colloques et aux conférences, aux<br />
projections de films, etc. mais l’action<br />
directe non-violente, et en particulier<br />
la désobéissance civile, me paraissent<br />
désormais incontournables et efficaces,<br />
comme l’ont montré les faucheurs<br />
page 66 | La Traverse #1<br />
volontaires, les militants du dal ou<br />
d’act up, les personnes sans-papiers.<br />
Je pense qu’on touche là un des points<br />
faibles de nos adversaires. J’en veux<br />
pour preuve l’intérêt qu’ils nous portent,<br />
notamment l’armée.<br />
L’Armée s’intéresse à vous ?<br />
pendant un stage, ils ont installé une<br />
caméra cachée que nous avons fini par<br />
découvrir. régulièrement, sur les stages,<br />
des gendarmes ou des policiers nous<br />
observent avec des jumelles, viennent<br />
nous voir, guettent nos aller et venues,<br />
etc. Nous avons subi l’infiltration d’un<br />
agent de la sûreté militaire pendant 4<br />
mois. on le sait parce qu’il a été dénoncé<br />
par une lettre anonyme. c’était un mec<br />
charmant, très actif, on n’imaginait pas<br />
ça de lui. après enquête, nous avons eu<br />
confirmation de son rôle dans l’armée,<br />
nous l’avons confronté aux preuves,<br />
et il est parti aussitôt. Nous avons été<br />
cambriolés par les services secrets, qui<br />
nous ont volé des carnets d’adresses,<br />
des clés usb, des documents. Nous<br />
avons eu la visite d’un des responsables<br />
de la gendarmerie nationale, pendant<br />
un stage. c’est moi qui l’ai reçu. il m’a<br />
sorti des détails précis sur ma vie, pour<br />
m’intimider, me montrer que j’étais suivi.<br />
il voulait nos documents de formation,<br />
mais quand j’ai voulu les échanger<br />
avec les contenus de formation de la<br />
gendarmerie (qui nous intéressent aussi<br />
!), il a réfusé... il y a quelques mois enfin,<br />
nous avons appris qu’un séminaire était<br />
organisé par le dpsd, l’un des services<br />
secrets français, où le réseau des désobéissants<br />
était analysé. bref, l’adversaire<br />
s’intéresse à nous. ce n’est pas notre<br />
force actuelle qui leur fait peur, mais notre<br />
potentiel. après avoir milité pendant<br />
plusieurs années dans des groupuscules<br />
anticapitalistes, très identitaires, militant<br />
contre l’extrême droite sans parvenir à<br />
convaincre tellement nous faisions peur<br />
à la population avec nos habits, militer<br />
avec les désobéissants me réjouit. J’ai le<br />
sentiment d’être utile, de répondre à une<br />
demande.<br />
Il y a beaucoup de demandes de<br />
stage ?<br />
oui, plusieurs dizaines par an. et les<br />
trois quarts des participants ne sont pas<br />
des militants, ce sont des personnes qui<br />
s’ouvrent à l’action, qui jusqu’ici avaient<br />
une sensibilité de gauche, manifestaient<br />
de temps à autres, mais ne faisaient pas<br />
partie d’une organisation. ils viennent<br />
de tous horizons, nous avons des cadres<br />
supérieurs, des ouvriers, des décroissants,<br />
des retraités, des syndicalistes,<br />
des étudiants, des chômeurs, parfois des<br />
jeunes de quartiers populaires.<br />
Combien d’actions avez-vous<br />
soutenu ?<br />
une centaine environ, impulsées,<br />
accompagnées ou renforcées par les<br />
désobéissants.<br />
Qu’est-ce qu’une action<br />
réussie ?<br />
une action directe non-violente est<br />
généralement le stade ultime d’une<br />
campagne politique. pour s’opposer<br />
à un projet, à la construction d’une<br />
autoroute, d’un aéroport, ou encore
au passage d’un train radioactif, il faut<br />
généralement commencer par alerter la<br />
population et exprimer nos revendications<br />
aux autorités locales. c’est lorsque<br />
tous les recours officiels sont épuisés,<br />
lorsque la démonstration est faite du<br />
mépris et du mensonge des autorités,<br />
que l’action directe est appropriée et<br />
compréhensible par la population, dont<br />
le soutien est primordial. le but, c’est<br />
de créer un rapport de force, parce<br />
que c’est généralement le seul langage<br />
que le capitalisme comprend. créer un<br />
rapport de force, c’est nuire à la réputation<br />
d’une entreprise ou d’un homme<br />
politique, pour les rendre infréquentables.<br />
c’est rendre un projet capitaliste<br />
beaucoup plus coûteux que prévu. c’est<br />
créer du dégât chez l’adversaire, pour le<br />
dissuader de continuer à nuire.<br />
Quels sont les moments<br />
difficiles dans <strong>Les</strong><br />
Désobéissants ?<br />
les déceptions humaines. Nous<br />
sommes les produits d’une société qui<br />
marche sur la tête, nous avons hérité de<br />
tous les défauts de cette société, comme<br />
tout le monde : l’égoïsme, la méchanceté,<br />
le double-langage, le cynisme,<br />
l’individualisme, etc. Quand tu fais des<br />
choses, quand tu mets plein d’énergie<br />
dans une cause, avec un certain succès,<br />
alors tu sors du bois, tu t’exposes aux<br />
critiques, à la jalousie, aux attaques<br />
mesquines. le fait que je passe dans<br />
les médias déclenche des réactions très<br />
vives, dans les deux sens. Je me fais<br />
parfois traiter de salaud parce que je<br />
passe à tf1...<br />
Avez-vous des procès en<br />
cours ?<br />
les désobéissants ne revendiquant<br />
aucune action, et n’étant pas structurés<br />
juridiquement, nous n’avons pas de<br />
procès en tant que tels. par contre, des<br />
personnes ou des collectifs d’action<br />
soutenus par nous sont en procès. il y<br />
a deux procès concernant des actions<br />
anti-nucléaires, des affaires lourdes. il y<br />
a un procès intenté par hubert védrine,<br />
contre moi, suite à une action pour<br />
dénoncer son rôle pendant le génocide<br />
des tutsi au rwanda. il y a un procès<br />
d’entartage contre un projet d’aéroport.<br />
et un autre concernant un refus de<br />
prélèvement adN. il est clair que nous<br />
avons besoin de soutien pour tous ces<br />
procès.<br />
Comment vois-tu l’avenir des<br />
Désobéissants ?<br />
Je pense que l’histoire est déterminée<br />
davantage par le contexte économique<br />
général que par les individus. les<br />
désobéissants ne seront que le produit<br />
des circonstances. c’est-à-dire que si<br />
les années 2000 sont la copie conforme<br />
des années 70, avec plein de luttes<br />
écologistes, anticapitalistes, féministes,<br />
alors nous sommes à l’aube d’une<br />
période similaire aux années 80, avec<br />
un mouvement de balancier réactionnaire.<br />
si tel est le cas, je donne peu cher<br />
de notre réseau. il va se déliter, et une<br />
partie de ses membres très engagés<br />
vont se ranger. si en revanche, et j’y<br />
crois davantage, l’urgence écologique et<br />
sociale fait que le capitalisme est obligé<br />
de disparaître ou de se réformer for-<br />
tement, alors nous avons devant nous<br />
une grande période de contestation<br />
politique et de radicalisation. Je pense<br />
que les temps à venir vont être de plus<br />
en plus durs, en terme de pauvreté, de<br />
répression, de guerres, de dominations.<br />
les travailleurs sans-papiers et leurs<br />
familles servent de test à des formes de<br />
répression qui vont toucher une part de<br />
plus en plus large de la population. face<br />
à la menace de renversement social, les<br />
autorités, les riches, les puissances de<br />
ce monde vont protéger leurs privilèges<br />
coûte que coûte, par tous les moyens<br />
possibles, y compris la violence la plus<br />
extrême.<br />
Tu as peur de la répression ?<br />
Je m’y attends. l’idée des désobéissants,<br />
c’est de multiplier partout en france<br />
des foyers de révolte intelligente, contre<br />
l’ordre capitaliste et les injustices. pour<br />
l’instant, ce réseau est composé de<br />
militants au degré de révolte conforme à<br />
l’air du temps. plus l’air du temps va se<br />
dégrader, plus le réseau va se radicaliser.<br />
pour l’instant, c’est un réseau<br />
assez dormant, parce que sur les 6000<br />
sympathisants, seuls quelques centaines<br />
sont vraiment actifs. Quand ce réseau<br />
va se réveiller, ce sera sans doute le<br />
signe d’une période révolutionnaire. et<br />
nous serons exposés, et nous sommes<br />
déjà exposés, à une violence de plus en<br />
plus forte de la part de nos adversaires...<br />
Par exemple ?<br />
Nous avons soutenu la lutte des<br />
travailleurs précaires de Numéricable.<br />
Quand cette multinationale a vu que<br />
La Traverse #1 | page 67
nous étions organisés, elle a embauché<br />
des mercenaires privés, de vrais tueurs,<br />
qui nous menaçaient de mort et étaient<br />
toujours prêts à nous frapper. le patron<br />
de Numéricable n’a pas hésité à rouler<br />
sur la jambe d’un gréviste pour forcer<br />
un piquet de grève.<br />
Comment fais-tu pour vivre<br />
actuellement ?<br />
Je suis soutenu par mes proches, et je<br />
fais des petits boulots. mais le but est de<br />
consacrer un maximum de temps aux<br />
désobéissants.<br />
Risques-tu d’être récupéré ?<br />
on pourrait m’offrir un maroquin électoral<br />
ou financier, ce sont des choses<br />
qui arrivent. on m’a déjà proposé de<br />
rentrer sur des listes électorales. Je veux<br />
croire que j’y résisterai. mais quand<br />
je vois José bové qui a cédé, après<br />
trente ans de militantisme radical, je<br />
me garderai bien de rien promettre. et<br />
puis, je me dis que José bové l’a mérité,<br />
il s’assure une retraite, une immunité<br />
judiciaire, je le comprends. Je m’espère<br />
donc, comme José bové, encore trente<br />
ans de militantisme sincère, loin des<br />
maroquins. mais cela dépendra aussi du<br />
contexte social. plus le contexte social<br />
sera contestataire, plus je serai contrôlé<br />
et porté par les mouvements sociaux,<br />
moins j’aurais des chances de me laisser<br />
récupérer.<br />
Le journal Le Monde a fait<br />
un portrait de toi 5 , qui n’est<br />
pas toujours à ton avantage.<br />
T’ont-ils contacté pour faire ce<br />
page 68 | La Traverse #1<br />
portrait ?<br />
oui, je me suis prêté au jeu.<br />
As-tu pu relire l’article avant<br />
publication ?<br />
Je n’ai pas cherché à le faire, je suis<br />
pour la liberté de la presse. Je laisse les<br />
journalistes écrire ce qu’ils souhaitent.<br />
dans cet article du journal le monde,<br />
je ne suis pas surpris des critiques de<br />
bruno rebelle à mon égard, ni de yannick<br />
Jadot, qui sont dans des logiques<br />
de carrière et de compromissions, et<br />
que j’ai bien connus à greenpeace.<br />
encore moins de stéphane lhomme,<br />
très parano. Quant à José bové, il ne<br />
comprend pas notre engagement multi<br />
causes, lui qui vient de la lutte contre les<br />
ogm. il prend ça pour de la dispersion.<br />
mais nous n’allons pas laisser le monopole<br />
de la cohérence globale aux partis<br />
politiques, qui seraient seuls à avoir le<br />
droit de s’intéresser à tous les aspects<br />
de la vie de la cité. tous les combats<br />
se valent, à nos yeux, dès lors qu’ils<br />
servent une logique de bien commun.<br />
Qu’est-ce que tu espérais<br />
à travers ce portrait dans<br />
Le Monde ?<br />
pourquoi le nier : ça m’a fait plaisir de<br />
me voir dans ce journal, et que l’on<br />
s’intéresse à ce que je fais. mais au-delà<br />
de mon petit ego, il y a aussi une stratégie<br />
politique précise : au début, quand<br />
tu parais dans les médias, c’est pour<br />
des sujets très courts. puis, au fur et à<br />
mesure de la médiatisation, on te donne<br />
plus de place. mon objectif est d’avoir<br />
autant de place que nos adversaires lors<br />
d’un débat, et de pouvoir tenir le discours<br />
le plus radical possible. d’occuper<br />
l’espace, quoi ! bien sûr, nos adversaires<br />
seront toujours avantagés dans les<br />
médias par rapport à nous, vu que les<br />
médias dominants sont structurellement<br />
du côté des puissances d’argent et du<br />
pouvoir. mais si on peut élargir l’espace<br />
réservé à la dissidence dans les médias,<br />
faisons-le ! J’essaye de le faire 6 .<br />
Quelles sont les retombées<br />
directes de ta médiatisation sur<br />
<strong>Les</strong> Désobéissants ?<br />
Naïvement, au début, je pensais qu’un<br />
passage au journal télévisé allait nous<br />
apporter des centaines d’appel. Ça ne<br />
marche pas comme ça. il n’y a pas de<br />
répercussions directes massives. par<br />
contre, plein de personnes qui sont<br />
en début de réflexion, qui se sentent<br />
insatisfaites du système actuel, à force<br />
de nous voir, finissent par franchir le<br />
pas. ce sont des personnes hors des<br />
réseaux militants classiques, elles ne<br />
lisent pas cQfd 6 , n’écoutent pas radio<br />
libertaire. mais elles sont en colère et<br />
ont envie d’agir ! pour leur parler, il faut<br />
choisir des canaux qu’elles écoutent,<br />
c’est-à-dire les médias officiels. toute<br />
une partie de ma vie, je n’ai fait que<br />
m’adresser à des militants, dans le petit<br />
ghetto radical. aujourd’hui, à travers les<br />
médias, j’essaye de m’adresser aux gens<br />
“normaux’’. et c’est l’une des raisons<br />
pour lesquelles nos stages accueillent<br />
autant de personnes hors de tout<br />
réseau militant classique.<br />
5 Le Monde, 26 février 2009<br />
6 pour un point de vue différent sur la pertinence de participer aux mass-médias,<br />
lire Le comportement des militant-e-s face aux médias, une conférence de serge halimi<br />
disponible sur le site des <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong> ou visionner José Bové, le cirque<br />
médiatique, un film-documentaire de damien doignot (2007, 54mn).
<strong>Les</strong> gens sont informés des<br />
stages par les médias ?<br />
en partie, oui. dans nos stages, un<br />
quart des gens viennent parce qu’ils<br />
nous ont vu dans les médias dominants,<br />
et les trois quarts par le bouche-à-oreille.<br />
cette ouverture à des<br />
réseaux non militants est formidable.<br />
par exemple, depuis plusieurs mois<br />
nous formons un réseau de personnes<br />
handicapées, en région parisienne.<br />
grâce à leurs luttes non-violentes pour<br />
de meilleurs systèmes de transport, ils<br />
ont réussi à obtenir satisfaction, là où<br />
toutes les réunions de concertation et<br />
les voies officielles avaient échoué. la<br />
télévision nous donne, auprès des gens<br />
“normaux’’, une crédibilité qui accélère<br />
nos contacts dans des milieux différents,<br />
des milieux qui ont besoin d’aide. on<br />
formait il y a quelques semaines des<br />
travailleurs de quartiers populaires.<br />
pour nous remercier, ils nous ont invité<br />
à manger des hamburgers et du coca<br />
cola, c’est dire si nous venons d’horizons<br />
différents. et tant mieux ! Ça ne<br />
m’intéresse pas de n’être qu’avec des<br />
gens qui pensent comme moi. on n’arrivera<br />
pas à changer les choses si on<br />
reste enfermés dans nos petits ghettos<br />
militants...<br />
Pour aLLer + Loin<br />
• Petit manuel de désobéissance civile,<br />
Xavier Renou, Syllepse, 2009<br />
• Désobéir au nucléaire, Désobéir à la<br />
pub, Désobéir avec les sans-papiers,<br />
Désobéir par le rire, quatre ouvrages<br />
publiés par <strong>Les</strong> Désobéissants aux<br />
éditions Le passager clandestin, en<br />
2009 et 2010.<br />
COLLECTIF LES DéSObéISSANTS<br />
Stages, actions, agendas<br />
sur www.desobeir.net<br />
La Traverse #1 | page 69
page 70 | La Traverse #1<br />
le bonheur est dans le pré<br />
l’urgence<br />
par Jacques ady<br />
paysanne<br />
l’agriculture bio-locale, de la mode à la réalité<br />
marchés de producteurs, amap, biocoop... l’agriculture bio-locale suscite<br />
un engouement croissant. pourtant, sous la pression de l’urbanisation, des politiques<br />
publiques et de la spéculation foncière, la disparition des fermes et du métier<br />
de paysan se poursuit. comment expliquer cette situation ? Quelles en sont les<br />
conséquences humaines, économiques et politiques ? Quelles sont les solutions possibles ?<br />
Jacques ady, paysan bio en rhône-alpes, nous présente son point de vue.
depuis quelques années, l’écologie est à la mode. on ne compte plus les émissions<br />
sur le changement climatique, la chute de la biodiversité ou la crise agricole. tous<br />
les ans sort un nouveau documentaire implacable sur les ravages des pesticides, de<br />
la malbouffe ou de l’industrie agro-alimentaire : We feed the world, Notre pain quotidien,<br />
Alerte à Babylone, Le Monde selon Monsanto, Mondovino, Nos enfants nous<br />
accuseront, Solutions locales pour un désordre global... dans tous ces films, en opposition<br />
à l’agriculture industrielle, on vante les bienfaits d’une agriculture paysanne,<br />
à échelle humaine, solidaire, respectueuse de l’environnement, biologique, en faveur<br />
des circuits locaux de distribution, produisant une nourriture saine et de qualité.<br />
cet appel pour une agriculture durable semble entendu. principalement inquiètes<br />
pour leur santé, de plus en plus de personnes découvrent et s’intéressent à ce type<br />
d’alimentation. en témoigne le succès des biocoop, des marchés de producteurs ou<br />
encore des amap 1 . de nombreuses communes lancent ou aimeraient voir la création<br />
d’un marché bio ou de producteurs dans leur localité, tandis qu’un peu partout<br />
en france se créent des magasins de producteurs associés, avec bien souvent le soutien<br />
des collectivités locales. Quant aux grandes surfaces, elles consacrent désormais<br />
de vastes rayons aux produits bio. et ce n’est qu’un début. d’après les sondages,<br />
plus de 40% des français et françaises déclarent consommer du bio régulièrement,<br />
et plus de 80% sont favorables à ce type d’alimentation. le bio et l’image d’une<br />
agriculture paysanne ont le vent en poupe !<br />
Quand la demande ne crée pas l’offre<br />
Qu’en est-il alors, en france, de l’évolution de ce secteur agricole ? l’agriculture<br />
biologique stagne autour des 2% des surfaces agricoles cultivées, sans progression<br />
significative depuis 7 ans 2 . si le nombre de fermes cultivant en bio reste relativement<br />
stable (environ 14 000), la disparition globale du métier de paysan continue.<br />
de 1950 à nos jours, la population agricole a été divisée par 20, passant de 7 millions<br />
à moins de 350 000 paysannes et paysans. chaque année, on recense environ<br />
trois départs pour une seule installation.<br />
1 association pour le maintien d’une agriculture paysanne. les amap ont pour but de<br />
maintenir des petits paysans locaux en leur achetant prioritairement et directement leur<br />
production plutôt que de passer par les supermarchés.<br />
2 tous les chiffres de cet article sont extraits de l’agence bio (www.agencebio.org) et de la<br />
fao (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, www.fao.org).<br />
La Traverse #1 | page 71
conséquence logique, l’offre agricole bio-locale peine à satisfaire la demande. de<br />
nombreuses amap ne trouvent plus de producteurs disponibles près de chez<br />
elles. Quand une commune veut installer un marché de producteurs et bio, elle est<br />
souvent surprise de constater qu’il n’y a aucun producteur local pouvant répondre<br />
à cette demande. au final, la croissance de la consommation bio en france repose<br />
avant tout sur les importations de pays étrangers. il suffit de regarder les étiquettes<br />
dans les magasins : actuellement, plus de la moitié des fruits, des légumes et de<br />
l’épicerie sèche bio proviennent de nos voisins européens, du maroc, de la turquie,<br />
voire de beaucoup plus loin.<br />
comment expliquer ce paradoxe ? la majorité de la population souhaite un territoire<br />
avec des fermes produisant de la nourriture de qualité, non polluantes, pourtant rien<br />
ne semble stopper le mouvement de disparition de la paysannerie. contrairement au<br />
dogme libéral, la demande d’agriculture bio-locale ne crée pas l’offre correspondante.<br />
50 ans d’éradication paysanne<br />
les causes de l’éradication paysanne ne tombent pas du ciel. depuis la fin de la seconde<br />
guerre mondiale, les gouvernements favorisent systématiquement le productivisme,<br />
l’agro-alimentaire, la concentration des exploitations, les biotechnologies et<br />
l’industrialisme. 50 ans plus tard, nous connaissons le résultat de ces choix économiques<br />
et politiques : la dégradation des sols, la pollution des eaux, une nourriture<br />
insipide, l’exode rural, une situation économique catastrophique pour la plupart<br />
des fermes, la dépendance au pétrole, des produits qui voyagent sur des milliers de<br />
kilomètres, une chaîne agroalimentaire qui dépense 10 kilo-calories pour fournir<br />
1 kilo-calorie alimentaire dans nos assiettes 3 , nos corps qui accumulent entre 300<br />
et 500 produits chimiques industriels différents stockés dans le sang, les urines, le<br />
lait maternel, les tissus adipeux et d’autres organes 4 .<br />
et ce n’est pas fini. aujourd’hui encore, et malgré certains discours de façade en<br />
faveur du bio et des petits producteurs, les chambres d’agriculture, les safer 5 , les<br />
syndicats dominants -fNsea en tête- favorisent avant tout les grosses exploitations<br />
conventionnelles, considérant généralement avec mépris les petites installations<br />
bio-locales. au niveau européen, la dynamique est similaire : les aides continuent<br />
d’encourager la concentration et l’agrandissement des fermes, environ 80% des<br />
subventions profitant à seulement 20% des fermes les plus productives.<br />
page 72 | La Traverse #1<br />
3 Pétrole apocalypse, yves cochet, fayard, 2005<br />
4 Pesticides, révélations sur un scandale français, fabrice Nicolino, françois veillerette, fayard, 2007<br />
5 les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (safer) sont des sociétés anonymes sans<br />
but lucratif, contrôlées par l’état, officiellement chargées de lutter contre la spéculation foncière rurale et<br />
d’aider au maintien des exploitations agricoles.
À la campagne, ces politiques créent un gigantesque monopoly rural, une guerre<br />
foncière qui, dans le contexte de crise économique, atteint son paroxysme. les grosses<br />
exploitations agricoles guettent et raflent les terres à louer ou à vendre. la spéculation<br />
foncière est terrible. de nombreux propriétaires se crispent sur leurs terres<br />
agricoles dans l’attente de les voir passer en terrains constructibles 6 . dans de telles<br />
conditions, il est extrêmement difficile de louer ou d’acheter des terres cultivables,<br />
ou alors à des prix exorbitants. de nombreux jeunes souhaitant devenir paysan-ne-s<br />
en font la cruelle expérience, obligés d’abandonner leur projet faute de terres, ou de<br />
se surendetter pour démarrer leur métier.<br />
Nous pouvons inverser cette tendance<br />
cette situation n’est pas une fatalité. d’autres organisations économiques et politiques<br />
de la société sont possibles. si nous ne voulons pas voir l’agriculture paysanne<br />
disparaître, si nous voulons une alimentation saine, nous pouvons agir de multiples<br />
façons. Nous pouvons consommer bio-local, bien sûr. mais on l’a vu, cela n’est pas<br />
suffisant : nous devons également agir à d’autres niveaux. Nous pouvons soutenir<br />
des organisations syndicales et politiques, à commencer par la confédération<br />
paysanne qui, au-delà de ses limites et de certaines contradictions, mène une action<br />
tenace et souvent exemplaire en faveur de l’agriculture paysanne. Nous pouvons<br />
rejoindre ou imaginer de nouvelles formes d’initiatives politiques, à l’image de la<br />
chambre d’agriculture indépendante du pays basque français 7 , qui depuis 2005<br />
organise la résistance des consommateurs et des producteurs de la région en marge<br />
de la chambre d’agriculture officielle, ou encore l’association terre de liens 8 , dont<br />
l’une des actions consiste à acquérir du foncier agricole pour la création de fermes<br />
agro-écologiques.<br />
Nous pouvons également aider directement des paysans et des paysannes à s’ins-<br />
taller près de chez nous, en leur louant des terres si nous en avons, en cherchant<br />
des terres disponibles auprès de notre entourage, en les mettant en contact avec<br />
des paysans que nous connaissons, en les soutenant financièrement, en faisant<br />
pression auprès de nos mairies, de la safer ou de la chambre d’agriculture. il suffit<br />
de contacter la confédération paysanne pour connaître la liste des paysan-ne-s qui<br />
6 un terrain agricole se vend entre 500 à 5000 euros l’hectare.<br />
un terrain constructible se vend entre 50 000 et 300 000 euros l’hectare...<br />
7 voir sur http://euskalherria.indymedia.org<br />
8 www.terredeliens.org<br />
La Traverse #1 | page 73
cherchent à s’installer mais ne trouvent pas de terres. dans un contexte médiatique<br />
favorable à l’agriculture bio-locale, ne négligeons pas la force du bouche-à-oreille ou<br />
des démarches collectives ! surtout au niveau local, où nous avons davantage de<br />
pouvoir et de prises sur la réalité.<br />
enfin, nous pouvons nous-mêmes reprendre ou créer des fermes bio de proximité.<br />
cette proposition peut paraître étonnante, tant l’image du paysan est généralement<br />
associée aux difficultés économiques et sociales, à l’isolement, à un mode de vie<br />
harassant. bien au contraire, face aux crises économiques, écologiques et politiques<br />
que nous connaissons actuellement, la multiplication des petites exploitations<br />
agricoles est une solution de premier plan. pourquoi ? comment ? la suite dans le<br />
prochain numéro...<br />
page 74 | La Traverse #1
Quoi de neuf ?<br />
voici quelques nouvelles des <strong>renseignements</strong> <strong>généreux</strong>...<br />
un sysTeme cooPeraTif<br />
de diffusion de videos<br />
depuis quelques temps, nous diffusons en libre-téléchargement une<br />
trentaine de fi lms, de documentaires, de vidéos de spectacles ou de<br />
conférences qui nous ont marqué, dont :<br />
• Elf la pompe Afrique de Nicolas lambert, un spectacle basé<br />
sur les vraies paroles du procès de l’affaire elf<br />
• Le silence des nanos de Julien colin, un documentaire<br />
sur l’origine et les nuisances des nanotechnologies<br />
• Incultures I et Incultures II de franck lepage,<br />
deux spectacles sur l’éducation populaire et l’école<br />
• Tuez-les tous de raphaël glucksmannn et david hazan,<br />
un documentaire sur le rôle de l’état français lors du génocide<br />
des tutsi au rwanda<br />
• Regarde elle a les yeux grand ouverts de yann le masson,<br />
un fi lm sur les luttes pour le droit à l’avortement dans les années 70<br />
Nous effectuons régulièrement des démarches pour diffuser d’autres<br />
vidéos. la plus grande diffi culté est d’obtenir l’accord des auteurs<br />
et des producteurs. si vous connaissez des vidéos de qualité libres<br />
de droit ou dont les réalisateurs/producteurs seraient favorables<br />
à une libre-diffusion, n’hésitez pas à nous faire signe.<br />
le système de diffusion mis en place est un système pair-à-pair<br />
(bittorrent). il n’y a donc pas de point central duquel toutes les données<br />
proviendraient, et la performance du tout repose sur chacun.<br />
si vous souhaitez participer, mais que vous ne savez pas comment<br />
faire, contactez-nous, nous vous indiquerons la marche à suivre.<br />
chez chez les les rg rg<br />
PubLicaTions d'arTic<strong>Les</strong><br />
de La revue siLence<br />
Nous diffusons depuis quelques semaines une quarantaine<br />
d’articles issus du mensuel silence, avec<br />
leur accord. Nous avons sélectionné la présentation<br />
de nombreux lieux alternatifs dont les ateliers<br />
de la bergerette (beauvais), la tartine (savoie),<br />
le monde allant vers (limousin), pignon sur rue<br />
(lyon), la maison des femmes (paris), le béal<br />
(drôme), urupia (italie), totnes (angleterre)... ainsi<br />
qu’une vingtaine d’articles d’analyses sur l’écologie,<br />
la non-violence et le féminisme.<br />
brochures graTuiTes<br />
Pour L'afriQue<br />
francoPhone<br />
si vous connaissez des personnes, des associations<br />
ou des oNg intéressées, transmettez-nous<br />
leurs coordonnées, nous leur ferons parvenir nos<br />
brochures.<br />
www.les-<strong>renseignements</strong>-genereux.org<br />
La Traverse #1 | page 75
evue DeS renSeignementS g é n é r e u x<br />
la<br />
Tra<br />
La<br />
graphisme inspiré de l’excellent et néanmoins disparu œil électrique, par clara c.<br />
verse