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IDÉOLOGIE PRINCIÈRE DU MOYEN AGE SERBE ... - Savanovic.NET

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IdéologIe prIncIère du<br />

Moyen Age serbe<br />

ВлаДарсКа ИДеологИја<br />

У срПсКоМ среДЊеМ ВеКУ


HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

HIstorIogrApHIe dynAstIque et IdéologIe<br />

polItIque en serbIe Au bAs Moyen Age<br />

Essai dE synthEsE dE l’idéologiE<br />

dE l’Etat médiéval sErbE<br />

(IDEOLOGIE, LEGITIMITE, SAINTETE)<br />

S’il est vrai que l’homme, en tant qu’être religieux (homo<br />

religiosus), «à mesure de découvrir le sens religieux de l’histoire,<br />

échappe au nihilisme historique ou historiciste», et que «le sacré<br />

n’est pas seulement une étape dans l’évolution de l’humanité, mais<br />

un élément fondamental, inhérent à la structure de la conscience<br />

humaine» (M. Eliade), la dimension spirituelle de l’idéologie<br />

politique au Moyen Age ne doit être ni minorée à l’excès, ni subordonnée,<br />

ou simplement réduite, à un aspect pratique et fonctionnel.<br />

Le fait est cependant que toute philosophie ou théologie<br />

politique 2 suppose une interférence et une implication profondes<br />

dans la vie politique et les institutions de l’Etat qu’elle interprète<br />

et conditionne à la fois. Le cas de l’idéologie politique serbe illustre<br />

particulièrement bien cette relation ambiguë et complexe<br />

entre théorie et praxis dans un Etat médiéval.<br />

En tant que vecteur de l’idéologie de l’Etat, l’hagio-biographie<br />

dynastique 3 a traversé dans son évolution séculaire des étapes<br />

Cf. D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti<br />

jednog istraùivanja, in Filozofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.<br />

2 Pour l’expression de «théologie politique», voir : G. La Piana, Political<br />

Theology, The Interpretation of History, Princeton 1943.<br />

3 Pour cette expression : F. Kämpfer, O nekim problemima starosrpske<br />

hagiobiografije - osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe, Istorijski<br />

glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51 ; P.S.Protiç, %itija srpskih svetaca kao<br />

157


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

consécutives au devenir politique de la Serbie médiévale. Ces<br />

étapes peuvent être définies suivant les événements majeurs qui<br />

ont déterminé l’évolution des structures de l’Etat et de l’Eglise au<br />

cours des trois siècles qui ont précédé la fin du Moyen Age, au<br />

sein de l’aire géographique de la Serbie de cette période.<br />

Nous distinguerons ainsi : 1. Le culte fondateur de l’idéologie<br />

dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) ; 2. L’apogée de l’idéologie<br />

némanide et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe<br />

et début XIVe s.) ; 3. De la monarchie mystique à l’empire constitutionnel<br />

(milieu du XIVe s.) ; 4. La crise politique et le renouveau<br />

de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.) ; 5. Le despotat — continuité<br />

de la tradition némanide et différenciation des pouvoirs et<br />

des genres littéraires dans les sources dynastiques (fin XIVe — milieu<br />

XVe s.) ; 6. Milieu XVe — début XVIe siècle<br />

le culte fondAteur de l’IdéologIe dynAstIque<br />

(fIn XIIe — fIn XIIIe sIècle)<br />

Le XIIIe siècle, depuis le règne de Stefan le Premier Couronné<br />

(1196-1228), jusqu’au règne du roi Milutin (1282-1321),<br />

vit l’instauration des deux cultes fondateurs, d’abord celui de<br />

Siméon-Nemanja, auteur de la dynastie némanide, puis celui de<br />

Sava Ier, créateur de l’Eglise autocéphale de Serbie. Les chrysobulles<br />

royaux, avec leurs préambules rhétoriques et narratifs, les<br />

acolouthies et autres textes liturgiques, principalement les textes<br />

hagiographiques relatifs aux deux cultes fondateurs, et enfin les<br />

fondations royales avec leurs églises-mausolées et leurs compositions<br />

dynastiques, sont autant de sources plus ou moins contemporaines<br />

de tout ce programme idéologique qui était celui de la<br />

théologie politique de l’Etat serbe.<br />

izvor istorijski, Belgrade 1897 ; Arhiepiskop Danilo, %ivoti kraxeva i<br />

arhiepiskopa srpskih, Belgrade 1935 (introduction de N. Radojéiç, p. XXVI) ;<br />

cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, Aspects<br />

of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag – Paris 1972, p. 243-284.<br />

158<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

Les textes narratifs et liturgiques en question sont l’œuvre de<br />

quatre grands écrivains de cette période : l’archevêque Sava Ier, 4<br />

Stefan le Premier Couronné, le moine Domentijan et un autre<br />

moine athonite, nommé Teodosije. S’échelonnant du début jusqu’au<br />

dernier quart du XIIIe siècle, ils marquent l’instauration en<br />

Serbie du culte 6 de Siméon-Nemanja, puis de Sava Ier, avec le<br />

développement, la jonction, et enfin le jumelage des deux cultes<br />

fondateurs, qui forment la base de l’idéologie dynastique du<br />

royaume némanide.<br />

La souveraineté de l’Etat serbe fut acquise au cours d’une<br />

longue lutte menée par le grand joupan Stefan Nemanja (1166-<br />

1196) contre le pouvoir suprême de l’empereur byzantin. Tant<br />

4 Cf. l’étude de S. Hafner sur cette première hagiographie de Siméon-Nemanja,<br />

écrite par Sava vers 1207 (et qui selon les prescriptions du typikon de<br />

Studenica devait être lue une fois par mois aux moines) : S. Hafner, Studien zur<br />

altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3),<br />

Munich 1964, p. 64-77. Edition des écrits de Saint Sava : V. Çoroviç, Spisi<br />

Svetog Save, Belgrade - S. Karlovci 1928.<br />

Pour les idées de Teodosije sur les institutions sociales et politiques en Serbie<br />

(sur le souverain, l’Etat, la noblesse et les Assemblées d’Etat, la société, la<br />

patrie serbe et les mœurs) : N. Radojéiç, Teodosijevi pogledi na druètveno<br />

ure$eqe u Srbiji, Ljubljana 1931 (résumé français), 17-38.<br />

6 En 1207, suite à la translation de ses reliques depuis le Mont-Athos à Studenica.<br />

Sur le processus liturgique et les conditions de canonisation en Serbie<br />

(écoulement de myron, odeur de sainteté, miracles et état de conservation inaltérée<br />

des reliques) et dans l’Eglise orthodoxe : N. Milaè, Da li su slovenski<br />

apostoli Kiril i Metodije sveci ?, in Istina, Zadar 1888, p. 20-166 ; L.<br />

Mirkoviç, Uvrèteqe despota Stevana Lazareviça u red svetitexa, Bogoslovxe<br />

II/3, Belgrade 1927, p. 161-177 ; Dj. Trifunoviç, in O Srbxaku, Belgrade<br />

1970, p. 11-17.<br />

L’instauration de ces cultes se situe sur la toile de fond de la littérature ecclésiastique<br />

en général. La question des canonisations des souverains en Serbie<br />

est traité en premier lieu dans l’ouvrage de synthèse de L. Pavloviç, Kultovi<br />

lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965 (cf. n. 62). Cf. D. Bogdanoviç,<br />

Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 162-163.<br />

Devenu, le 25 mars 1196, moine sous le nom de Siméon, il se retira dans sa<br />

fondation pieuse, le monastère de Studenica, où il passa près de deux ans avant<br />

de s’établir au Mont-Athos, en novembre 1197, d’abord au monastère de Vatopédi,<br />

puis en fondant le monastère de Chilandar, où il mourut “le 13 février<br />

159


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

que la puissance de Byzance du temps de Manuel Comnène fut<br />

effective, le grand joupan, malgré de nombreuses tentatives diplomatiques<br />

et militaires, ne put s’affranchir de sa condition de<br />

vassal. L’affaiblissement de Byzance après la mort du dernier<br />

grand souverain de la dynastie des Comnènes coïncida avec un<br />

regain de prestige pour le souverain de Serbie. Le mariage du<br />

second fils du grand joupan avec une princesse byzantine, et l’attribution<br />

du titre de sébastokratôr au nouveau gendre impérial,<br />

officialisèrent cette modification importante dans les rapports<br />

entre les deux pays. Le préambule de la charte de fondation du<br />

monastère serbe au Mont Athos fondé par Stefan Nemanja en 1198<br />

révèle l’attitude du souverain serbe à l’égard de l’empereur. («Au<br />

commencement Dieu créa le ciel et la terre et les hommes sur<br />

elle, et Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute cette création.<br />

Il établit les uns en tant que tsars [empereurs], d’autres en tant que<br />

princes et d’autres comme souverains, donnant à chacun de paître<br />

son troupeau en le protégeant de tout le mal susceptible de le<br />

frapper. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très-miséricordieux<br />

institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois en tant que rois ;<br />

chaque peuple eut sa part, et Il donna la Loi et établit les mœurs,<br />

plaçant à leur tête les souverains selon la coutume et la Loi [et]<br />

les départageant par Sa grande sagesse. 10 C’est pour cela qu’[Il]<br />

1199”. Pour la datation : F. Barièiç, Hronoloèki problemi oko godine<br />

Nemaqine smrti, in Hilandarski zbornik 2, Belgrade 1971, p. 31-58 ; Lj.<br />

Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju, in Zbornik<br />

Radova Vizantoloèkog Instituta 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444.<br />

La doctrine du pouvoir séculier détenu par l’empereur, s’étendait en Occident<br />

implicitement aux rois qui étaient «empereurs dans leurs royaumes» et pouvaient<br />

ainsi prétendre à la plénitude du pouvoir à l’égard de leurs sujets : E. Kantorowicz,<br />

La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et<br />

les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles<br />

de E. Kantorowicz), éd. PUF, Paris 1984, p. 45 n. 34.<br />

10 Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document<br />

écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation<br />

et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija<br />

drùava, in Le prince Lazar – O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac<br />

1971), Belgrade 1975, p. 131 ; cf. in S. Hafner, op. cit, le chapitre : Herrs-<br />

160<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

accorda, dans Sa grande et incommensurable miséricorde et Son<br />

amour pour les hommes, à nos ancêtres et à nos aïeux le pouvoir<br />

sur ces pays serbes, et en tout Dieu guidait les hommes pour leur<br />

avantage, ne désirant pas leur dépérissement, Il m’a fait grand<br />

joupan , [moi qui fut] appelé au baptême Stefan Nemanja»). 12<br />

Tout en reconnaissant la hiérarchie des souverains chrétiens, il<br />

polémique en quelque sorte avec cette conception byzantine en<br />

revendiquant une souveraineté qui, selon lui, bien que limitée par<br />

rapport à celle du basileus, n’en est pas moins issue du concept de<br />

Droit divin. 13 Ce texte, repris presque mot à mot, deux années plus<br />

cherurkunden als Ausgangspunkt und ideeller Kern der altserbischen Herrscherbiographien,<br />

p. 54-77.<br />

Cette affirmation dans la charte de Siméon-Nemanja représente la première<br />

mention connue de l’idée charismatique du souverain concernant les Némanides.<br />

C’est un signe précurseur de l’idéologie officielle ultérieure. Elle ouvre la voie<br />

aux écrits hagiographiques puisqu’elle place l’image du souverain dans le<br />

contexte du plan divin et méta-historique. Cette idée est développée par Sava<br />

dans le typikon de Chilandar «de même qu’il se rendit digne là-bas (sur le trône)<br />

de son pouvoir souverain, ainsi le fut-il ici (à Chilandar)»: (éd. V. Çoroviç,<br />

Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928, p. 27).<br />

12 V. Çoroviç, op. cit. p. 1.<br />

13 Cette polémique avec l’idéologie impériale de Byzance sous-entend que<br />

tous les souverains procèdent du Droit divin, autrement dit qu’ils sont tributaires<br />

de la volonté divine. L’entremise et le rôle d’intermédiaire pour l’empereur<br />

byzantin qui aurait été l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les autres souverains<br />

y est mis en cause sans que ce soit le cas pour son rang politique. Pour le<br />

Droit divin à Byzance : R. Guilland, Etudes byzantines , Paris (PUF) 1959, p.<br />

207-232. L’instauration d’une nouvelle légitimité dynastique à partir de la figure<br />

prodigieuse de Siméon-Nemanja, prince, puis moine, est significative de<br />

cette «royauté centrée sur le Christ ; un idéal inséparable du royaume liturgique,<br />

lié à l’autel, qui en définitive ouvrit la voie à une royauté légaliste et de Droit<br />

divin». Cette conception est propre au légalisme qui fit son apparition en Europe<br />

occidentale au XIIe siècle : E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept<br />

absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie,<br />

Paris 1984, p. 85. Sur l’origine du portrait classique à Byzance du Saint empereur<br />

Constantin le Grand : A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou<br />

des origines juives de la morale sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIE-<br />

QNOUS SUMPOSIOU H KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, KENTRO<br />

BYZANTINWN EREUNWN E.I.E., Athènes 1989, p. 29-42.<br />

161


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

tard, dans la deuxième charte fondatrice de Chilandar, émise par<br />

son fils le grand joupan et sébastocrator Stefan, le futur Stefan le<br />

Premier Couronné, préfigure l’évolution de l’idée de souveraineté<br />

nationale qui sera développée en Serbie durant le XIIIe siècle.<br />

L’affirmation de la souveraineté de l’Etat serbe au sein de la<br />

communauté internationale, qui sera confirmée par la papauté en<br />

1217 par l’octroi d’une couronne royale envoyée de Rome, n’apparaît<br />

donc pas simplement comme une conséquence de la crise<br />

politique et idéologique qui a frappé Byzance après 1203-1204 14 .<br />

Ce fut l’aboutissement d’un long processus d’émancipation politique<br />

de l’Etat serbe. La crise byzantine n’a fait que faciliter cette<br />

émancipation qui devait d’ailleurs se heurter aux ambitions politiques<br />

du roi de Hongrie.<br />

L’instauration de l’autocéphalie de l’Eglise de Serbie, qui<br />

sera proclamée par l’empereur et le patriarche œcuménique à<br />

Nicée en 1219, devait parachever ce processus. Ayant à sa tête<br />

deux frères, Stefan le Premier Couronné et Sava le premier archevêque,<br />

tous deux fils de Siméon-Nemanja, la Serbie obtient donc<br />

à partir de 1217 et 1219 la pleine reconnaissance de sa souveraineté<br />

16 de la part des deux parties de la chrétienté. Dans la titulature<br />

officielle du souverain serbe figurera désormais le titre d’autokratôr<br />

issu de la titulature impériale byzantine mais dans une<br />

14 Cf. I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur<br />

la civilisation byzantine, in Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme<br />

byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.<br />

Sur la campagne menée, par le roi de Hongrie André II contre la Serbie, à<br />

propos du couronnement de Stefan le Premier Couronné : St. Stanojeviç, O napadu<br />

ugarskog kraxa Andrije II na Srbiju zbog proglasa kraxevstva, in<br />

Glas Srpske Kraxevske Akademije (83) CLXI, Belgrade 1934, p. 107-130.<br />

16 Plaçant le souverain au-dessus de la Loi, la souveraineté revendiquée par le<br />

pape ainsi que par le roi en Occident tend à s’identifier à un droit, selon lequel<br />

le souverain pouvait juger quiconque sans pouvoir être jugé par aucun : E. Kantorowicz,<br />

La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et<br />

les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles<br />

de E. Kantorowicz), éd. PUF, Pris 1984, p. 55 n. 72.<br />

“Stefan roi et avec Dieu autokratôr serbe”: dans la charte délivrée à Dubrovnik<br />

en 1200 ; “Stefan par la grâce de Dieu roi couronné et autokratôr de tout le pays<br />

162<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

acception spécifiquement serbe qui pourrait être définie comme<br />

une souveraineté nationale et non pas universelle. Acception que<br />

l’on pourrait résumer par la formule occidentale selon laquelle “le<br />

roi était empereur en son royaume”.<br />

Ainsi, l’idéologie royale du XIIIe siècle ne fait que développer<br />

cette conception de la souveraineté insistant sur les deux aspects,<br />

hiérarchique et charismatique, 20 qui assurent conjointement la<br />

serbe et du Littoral”: dans la charte édictée vers 1200 au couvent bénédictin de<br />

l’île de Mljet (A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade<br />

1926, p. 17 ; 26). L’acception du terme samodryjycy (traduction calquée de<br />

autokratôr) dans les formulaires des chartes royales en Serbie est proche de sa<br />

signification littérale, c’est-à-dire souverain indépendant : G. Ostrogorski,<br />

Autokrator i samodrùac, in Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 321 ;<br />

cf. : G. Ostrogorski, Autokrator i samodrùac, Glas Srpske Kraxevske<br />

Akademije (84) CLXIV, Belgrade 1935, p. 95-188.<br />

Selon la formule revendiquée pour le roi de France au consistoire de Poitiers<br />

en 1308, le roi est : «en son royaume le vicaire temporel du-dit roi Jésus-Christ»<br />

(cf. E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957, p. 91-92, 159-<br />

161).<br />

L’hérédité princière, comme dans les autres pays européens, est à l’origine<br />

du pouvoir souverain en Serbie. Les premiers textes relatifs à Stefan (Siméon)<br />

- Nemanja font toujours état de son extraction princière. L’un de ses frères aînés<br />

fut grand joupan avant l’avènement de Nemanja et son genos serait issu du lignage<br />

princier qui aurait gouverné la Serbie depuis l’apparition des Serbes dans<br />

les Balkans. Le principe de succession en ligne directe et en vertu de la primogéniture<br />

semble donc être la cause première de la transmission du pouvoir<br />

souverain. Le fait est que Nemanja reprit le pouvoir de son frère aîné et qu’il<br />

devait abdiquer en faveur de son deuxième fils Stefan. De même Manuel Comnène<br />

fut désigné par son père Jean II à lui succéder, de préférence à son frère<br />

aîné Isaac. Sur le Droit de succession à Byzance : G. Ostrogorsky, Napomene<br />

o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije<br />

istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 195 sq., titre original :<br />

Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, in Südost­<br />

Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Dès le début de la dynastie némanide<br />

le successeur du trône était désigné du vivant du roi : M. Diniç, Odnos kraxa<br />

Milutina i Dragutina, in ZRVI 3, Belgrade 1955, p. 75.<br />

20 Dans la Vita de Siméon­Nemanja écrite par son fils le futur archevêque<br />

Sava Ier, son charisme est indiqué par l’adjonction d’un titre que Nemanja ne<br />

portait pas durant sa vie. Il s’agit du qualificatif de “bienheureux” acquis après<br />

son trépas : «…Dieu qui œuvre pour le bien des hommes, ne souhaitant pas la<br />

163


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

légitimité 21 et la continuité 22 du pouvoir souverain. Le caractère<br />

sacré du charisme royal trouve sa légitimité par la sainteté de son<br />

fondateur, dont le culte ne cessa de se développer tout au long du<br />

XIIIe siècle. Descendants de Siméon-Nemanja, les rois némanides<br />

sont les «détenteurs de son trône» 23 ce qui n’est pas sans rappeler<br />

perdition humaine, a investi notre seigneur et père, ce seigneur autocrator<br />

[samodr¢j’nago gda], véritablement trois fois bienheureux, nommé<br />

Stefan Nemanja, du pouvoir souverain [qrstvovati] sur tout le pays serbe»<br />

(p. 151). L’attribution de titres ignorés par les formulaires officiels (des chartes),<br />

tels que «autokratôr» (pour Nemanja) ou «crstvovati» (= régner en empereur),<br />

est une pratique courante de l’hagio-biographie dynastique. Elle dénote<br />

le caractère littéraire et théorique de ces textes par opposition à la terminologie<br />

juridique et officielle des formulaires diplomatiques (éd. V. Çoroviç,<br />

Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928).<br />

21 Pour les Byzantins : «deux voies menaient au pouvoir suprême : les uns le<br />

recevaient dans la Porphyra en héritage paternel, avant même de prouver qu’ils<br />

étaient dignes de cet honneur ; les autres l’obtenaient du destin comme prix de<br />

leur vertu» (citation de Michel Chôniatès, in J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations<br />

à Byzance (963­1210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 184). Quant<br />

à Siméon-Nemanja, il réunit, d’après les auteurs serbes, les deux conditions :<br />

issu du lignage princier, il accède à la sainteté par la vertu. Ainsi il fut «procréé<br />

par» : «ceux qui régneraient sur le pays serbe… le plus jeune de ses frères par<br />

naissance mais l’aîné par la grâce» […] «notre père [Siméon], saint, bienheureux<br />

et théophore, sanctifié par cette même grâce divine, et il fut élu par Dieu […] ;<br />

Il choisit ses bienheureux auxquels ce saint père devint semblable, ayant acquis<br />

depuis sa jeunesse l’amour du service de Dieu par la vertu et la justice dans tous<br />

les jours de sa vie» (Domentijan, Vita de Siméon­Nemanja, éd. Dj. Daniéiç,<br />

Belgrade 1860 ; réimpression : Belgrade 1973 p. 2-4).<br />

22 “Ainsi le Seigneur sut [le destin] de notre bienheureux père [Siméon-Nemanja],<br />

que Sa grâce reposerait sur lui et qu’il procréerait [un lignage] des très<br />

croyants, que sa descendance apparaîtrait comme le Nouvel Israël et qu’ils seraient<br />

finalement sanctifiés par une grande grâce» (Domentijan, Ibid.).<br />

23 Le trône de Stefan Nemanja se trouvait à Ras (d’où Rassa, Rascia, autre<br />

nom pour la Serbie depuis la deuxième moitié du XIIe s.). La légitimité du<br />

pouvoir souverain y était confortée par l’antiquité du siège épiscopal de Ras dont<br />

l’ancienneté est attestée dans les sources écrites au Xe siècle, et par les fouilles<br />

archéologiques, depuis le VIe siècle. Le siège du grand joupan de Serbie Uroè<br />

II à Ras est attesté dès 1149: J. Kaliç, Presto Stefana Nemaqe, in Prilozi<br />

za Kqiùevnost, Jezik, Istoriju i Folklor LIII-LIV / 1-4, Belgrade 1987-<br />

1988, p. 21-30.<br />

164<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

la délégation 24 du pouvoir suprême en la personne du basileus<br />

byzantin. Diffusé à partir des fondations royales, foyers de la<br />

spiritualité de l’Eglise serbe, le culte jumelé des deux fondateurs<br />

de la dynastie et de l’Eglise, Siméon et Sava, devait avoir une<br />

incidence considérable, non seulement sur les représentants des<br />

couches supérieures de la société qui s’y réunissaient à l’occasion<br />

des Assemblées d’Etat, 25 mais vraisemblablement aussi sur les<br />

couches les plus larges de la population. Les hagio-biographies<br />

de Siméon et Sava parlent en effet de rassemblements populaires<br />

à l’occasion des fêtes des deux saints, comme des vertus thauma-<br />

24 La délégation du pouvoir chez les Grecs procède d’une différenciation de<br />

ce pouvoir par rapport au sacré. Ainsi, le roi indo-européen était un dieu, alors<br />

que le roi homérique est un homme qui tient de Zeus sa qualification (E. Benveniste,<br />

Le vocabulaire des institutions indo­européennes, Paris (Editions de<br />

Minuit) 1989, p. 32-33). De même le basileus byzantin (désigné comme philochristos),<br />

ne détient pas un pouvoir semblable à celui du roi sacré (royauté sacrée<br />

ou corporatiste, cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, 3 Paris 1983 ; E. Kantorowicz,<br />

The King’s two Bodies, Princeton 1957) en Occident, mais une délégation<br />

selon le droit divin en tant que vicaire, lieutenant, délégué, du pouvoir de Dieu<br />

sur terre (sur la fonction impériale : A. Guillou, La civilisation byzantine, Paris<br />

(Arthaud) 1990, p. 95-100 ; cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot)<br />

1958, p. 99-108). Le fait que ce soit la sainteté de Siméon-Nemanja qui légitime<br />

le charisme dynastique, confère au roi némanide une délégation de ce pouvoir<br />

souverain, de sorte que le roi n’est pas sanctifié en sa personne, mais seulement<br />

en tant que bénéficiaire du charisme que la sainteté de son fondateur confère à<br />

sa lignée et aux détenteurs de son trône.<br />

25 Le travail de référence pour les Assemblées d’Etat en Serbie est celui de :<br />

N. Radojéiç, Srpski drùavni sabori u sredqem veku, Belgrade 1940. La notion<br />

même d’Etat (au sens de pouvoir = Dryjava = to krato∫ = imperium, en russe<br />

gosudarstvo), prend une signification formée essentiellement d’un sens géopolitique<br />

: “pays de ton Etat”, ou bien juridique, alors qu’au sens d’etat (dryjava)<br />

elle indique le droit de gestion (de gouvernement) sur un fief attribué aux particuliers<br />

(aux nobles) : T. Taranovski, Istorija srpskog prava u nemaqiçkoj<br />

drùavi I, Belgrade 1931, p. 205-206. Sur la notion de l’Etat (au XVe siècle très<br />

proche du sens actuel de corps politique organisé -lat. status), et sur les quatre<br />

significations de ce mot dans la Serbie du Moyen Age : A. Solovjev, Pojam<br />

drùave u sredqevekovnoj Srbiji, in Godièqica Nikole Çupiça XLII,<br />

Belgrade 1933, p. 89-92. Cf. R. Fédou, Lexique historique du Moyen Age, Paris<br />

1985, p. 57-58.<br />

165


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

turgiques de leurs reliques. Leurs portraits en donateurs 26 dans les<br />

églises où ils figurent comme pères 27 fondateurs de la patrie 28 pouvaient<br />

être contemplés par tout le monde. Les services religieux<br />

célébrés à leur mémoire avaient, selon toute apparence, une fréquence<br />

hebdomadaire, tout au moins dans les principaux centres<br />

de ce culte, les monastères de Chilandar, de Studenica et de Mileèeva,<br />

29 mais vraisemblablement aussi dans les autres centres<br />

monastiques et ecclésiastiques en Serbie. 30 Il n’est donc pas éton-<br />

26 Pour les portraits dynastiques : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u<br />

sredqem veku, Skoplje 1934.<br />

27 A titre de comparaison, voir le chapitre sur le patronage royal, pater patriæ,<br />

des saints rois en Occident, notamment pour Saint Etienne de Hongrie et surtout<br />

pour «Saint Venceslas qui unit en sa personne le patronage spirituel et politique<br />

de la Bohême»: R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles<br />

1984, p. 217 sq.<br />

28 Le mot patrie (otycystv&e = patria) apparaît dans les textes les plus anciens<br />

de l’époque némanide (fin XIIe siècle). Ayant au début une signification locale<br />

du pays (parenté) d’origine de Siméon-Nemanja (Charte de fondation de Chilandar<br />

1198/99, cf. A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926,<br />

p. 13), il acquiert rapidement le sens de territoire national, celui de l’Etat restauré<br />

par l’auteur de la dynastie némanide. Dans la Vita du bienheureux Siméon<br />

par Sava Ier (archevêque de 1219 à 1234), le mot «patrie» figure deux fois<br />

seulement, alors que dans la première acolouthie, composée par le même auteur<br />

au plus tard à l’occasion de l’instauration de son culte à Studenica en 1207, le<br />

même mot apparaît 7 fois. Dans la deuxième Vita, l’hagio-biographie de Siméon-<br />

Nemanja par Stefan le Premier Couronné (écrite vers 1216), le mot patrie<br />

abonde, il n’y figure pas moins de 33 fois. Désignant le «pays serbe», l’»Etat de<br />

ton pays», ce terme est généralement accompagné d’un adjectif possessif : «ta<br />

patrie», «sa patrie», «ma patrie», se rapportant au souverain, détenteur du<br />

«trône du pouvoir qui me fut donné par le Christ», ou du «trône de sa patrie»,<br />

celui de «tout le pays serbe». Cf. pour la notion de otycestvo en Bulgarie : D.<br />

Angelov, Bßlgarinßt v srednovekovieto (Svetogled, ideologia, duèevnost),<br />

Varna 1985, p. 272 sq. n. 4.<br />

29 Même l’hagio-biographie étendue de Siméon-Nemanja écrite par Domentijan<br />

fut utilisée à des fins liturgiques, comme dans le typikon de Mileèeva de<br />

1345-1355 : Dj. Sp. RADOJIÅIÇ, Tvorci i dela stare srpske kqiùevnosti,<br />

Titograd 1963, p. 79-85.<br />

30 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p.<br />

160-163.<br />

166<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

nant que, selon les hagio-biographies dynastiques, les armées<br />

serbes voient les deux saints leur apparaître sur les nuées au cours<br />

de certaines campagnes militaires, alors que la patrie était en péril.<br />

Le deuxième volet fondamental de la réception serbe de<br />

l’héritage byzantin est constitué par l’adoption des codes du Droit<br />

civil et canonique accompagnés des exégèses des textes juridiques,<br />

comme le «Nomocanon de Saint Sava» désigné le plus souvent<br />

comme la «Korméija». 31 Ce Code du Droit canon, qui serait une<br />

compilation d’un protographe byzantin inconnu à ce jour, a joué<br />

un rôle de tout premier ordre dans la vie de l’Eglise et de l’Etat<br />

serbes jusqu’à la fin du Moyen Age. Les travaux de Serge Troicki<br />

ont fait apparaître certains points essentiels de l’aspect idéologique<br />

de ce Code dont la rédaction (datant de 1220, époque de l’instauration<br />

de l’Eglise autocéphale de Serbie), incombe aux soins de<br />

Saint Sava. Régissant les rapports entre les deux pouvoirs, la<br />

Korméija restaure une forme de symphonie archaïsante, caractérisée<br />

par un équilibre dyarchique particulièrement recherché,<br />

propre à l’étroite solidarité des deux pouvoirs dans l’Etat némanide.<br />

La doctrine de ce Recueil juridique fondamental retarde<br />

cependant sensiblement sur les conceptions contemporaines byzantines<br />

relatives à la nature des rapports entre l’imperium et le<br />

sacerdotium. La théorie politique byzantine sur la souveraineté<br />

universelle de l’empereur et la primauté du patriarcat de Constantinople<br />

s’estompe 32 au profit d’une doctrine archaïque de l’Eglise<br />

31 Sur ce Corpus iuris utrisque, source fondamentale du Droit et de l’esprit<br />

juridique des peuples slaves orthodoxes durant de nombreux siècles, ainsi que<br />

sur la traduction (faite par Sava Ier) et l’origine de ce Code et de ses commentaires<br />

: S. Troicki, Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ?, Glas Srpske<br />

Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 119-142.<br />

32 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore<br />

Balsamon et Démétrios Chomatianos), ou les articles (premier chapitre de la<br />

VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la<br />

primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des<br />

Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et<br />

de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres : G.E.Heimbach,<br />

Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209), reproduit, avec sa traduction serboslave<br />

(Velika pace inhxy ije vy celovqhxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago<br />

167


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

conciliaire dont l’instance suprême reste le Concile œcuménique.<br />

C’est une idéologie de souveraineté politique et ecclésiastique,<br />

fondée sur une théorie de «dyarchie symphonique» entre un Etat<br />

et une Eglise nationale, qui ressort de la philosophie politique<br />

définie par le premier archevêque de Serbie.<br />

l’Apogée de l’IdéologIe néMAnIde<br />

et l’élArgIsseMent du culte dynAstIque<br />

(fIn XIIIe et début XIVe sIècle)<br />

La deuxième phase de l’idéologie politique en Serbie est<br />

contemporaine de l’archevêque Danilo II. Elle correspond aux<br />

règnes de Milutin (1282-1321) et de Stefan Deéanski (1321-1331).<br />

Ce fut l’époque de l’apogée du royaume némanide, de la rédaction<br />

des Vies des saints rois et archevêques serbes par Danilo II et par<br />

son premier continuateur, et de la construction de quelques-uns<br />

des plus remarquables édifices de l’architecture sacrée serbe,<br />

Banjska, Graéanica, l’Archevêché de Peç, Deéani. 33 Ce fut aussi<br />

l’époque de l’apparition de la représentation picturale 34 de la<br />

Sainte lignée némanide («Lignée de sainte extraction»), sur les<br />

murs des églises monastiques. Ce fut enfin l’époque de l’essor<br />

généralisé de l’Etat serbe, qui commence à acquérir une place<br />

dominante dans l’Europe de Sud-Est.<br />

La réactualisation de l’idéologie dynastique qui reposait<br />

sur le charisme du lignage royal (la sainte souche de Siméon-Nemanja),<br />

et l’instauration d’un nouveau culte dynastique, trois ans<br />

après la mort du roi Milutin, semblent correspondre à la nécessité<br />

de légitimer la branche de Milutin en raison de la crise de<br />

succession survenue aussitôt après sa mort. Une quinzaine d’années<br />

darovana clvhkol&obi&a, sùqenicystvo i q’rstvo…), cité par : S. Troicki, Crkvenopolitiéka<br />

ideologija Svetosavske krméije, Glas Srpske Akademije Nauka<br />

CCXII, Belgrade 1953, p. 177-178.<br />

33 Cf. S. Radojéiç, Archbishop Danilo II and the Serbian Architecture Dating<br />

from the Early 14 th Century, in Serbian Orthodox Church 2, Belgrade 1966, p. 11-19.<br />

34 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb<br />

1978, p. 53-55.<br />

168<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

plus tard, l’instauration du culte du roi Stefan Deéanski, même si<br />

elle devait s’opérer dans une perspective fort dissemblable, ne fit<br />

que confirmer cette tendence de réactualisation du charisme dynastique.<br />

35 A la différence de la période précédente, le charisme<br />

dynastique n’est donc plus fondé uniquement sur la perpétuation<br />

du culte de Siméon-Nemanja, mais aussi sur la multiplication et<br />

la codification de biographies royales écrites dans une perspective<br />

de sainteté de leurs protagonistes, souverains très chrétiens, protecteurs<br />

de l’Eglise et champions de la vraie foi. Même la longueur<br />

de ces hagio-biographies royales correspond à la conformité de<br />

ces illustres personnages aux critères d’une hagiologie politique.<br />

Elles culminent en étendue et en consistance dans les Vitæ de la<br />

reine Hélène d’Anjou (épouse du roi Uroè Ier et mère des rois<br />

Dragutin et Milutin), ainsi que dans celles des rois Milutin et<br />

Stefan Deéanski. Cette série hagio-biographique ne devait s’interrompre<br />

qu’avec la biographie tronqué du roi Stefan Duèan.<br />

de lA MonArcHIe MystIque à l’eMpIre<br />

constItutIonnel (MIlIeu du XIVe s.)<br />

Il est significatif que l’hagio-biographie dynastique ignore la<br />

période impériale, de 1345 à 1371, qui correspond aux règnes des<br />

tsars Duèan et Uroè, au point d’interrompre la biographie de Stefan<br />

Duèan avant la proclamation de l’empire. 36 L’idée impériale<br />

35 Ceci s’accorde, en définitive, assez bien avec la tendance générale dans<br />

l’Europe de l’époque, qui se traduisait par la sacralisation de l’Etat : E. Kantorowicz,<br />

Christus-Fiscus, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 71-73.<br />

36 La proclamation de l’empire eut lieu le 25 décembre à Serrès, et le couronnement<br />

fut fait par le patriarche de Serbie Joanikije et le patriarche de Bulgarie<br />

Siméon, à Skoplje, à Pâques de 1346: “C’est ainsi que moi, petit-fils et fils, rejeton<br />

de la bonne [blagago] souche des saints et bons-confesseurs, mes parents<br />

et aïeuls, le serviteur du Christ, appelé Stefan, dans le Christ Dieu très-croyant<br />

empereur [tsar] de tous les Serbes et Grecs, ainsi que des terres bulgares, et de<br />

tout l’Ouest [disou], du Littoral, de la Frugie [pays ou possessions franques]<br />

ainsi que de l’Albanie, par la grâce et avec l’aide de Dieu, empereur autocrate…».<br />

Après un rappel autobiographique qui inclut l’exaltation de la victoire serbe à<br />

Velbuùd (1330), il proclame son accession à la dignité impériale : “A cette<br />

169


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

s’accordait mal avec l’idéologie traditionnelle. La dernière partie<br />

des “Vies des saints rois et archevêques serbes” ne parle des deux<br />

tsars que pour exprimer un jugement sévère quand à leur œuvre<br />

politique, en particulier celle de Duèan. Si les sources narratives<br />

offrent un témoignage négatif, 37 soit par leur silence, soit par la<br />

condamnation de l’empire, les sources juridiques révèlent le double<br />

aspect de l’idéologie politique de cette période. 38<br />

Se référant aux saints fondateurs Siméon et Sava, 39 les préambules<br />

des chartes impériales confirment le principe fondamental<br />

image, selon cette charité, Il [Dieu] me fit passer du royaume à l’empire orthodoxe,<br />

en me confiant, de même qu’au grand tsar Constantin, tous les pays et de<br />

nombreuses régions, les côtes et les grandes villes de l’empire grec. Comme je<br />

le disais auparavant, par la couronne impériale je fus couronné empereur en l’an<br />

1346, le mois d’avril, le 16, au jour plein de joie grand et très illuminé de la<br />

fête de Pâques…” (Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd.<br />

et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 3). Sur la proclamation de<br />

l’Empire serbo-grec (acte juridiquement fondé sur le fait que Stefan Duèan régnait<br />

sur une très grande partie des territoires byzantins), et surtout sur la date de<br />

cette proclamation, B. FerjanÅiç et S. Çirkoviç, Jovan Kantakuzin, in Vizantijski<br />

izvori za istoriju naroda Jugoslavije VI, Belgrade 1986, cf. le chapitre<br />

de Jean Cantacuzène sur la prise de Serrès par Duèan et sur son couronnement<br />

impérial (la description de Nicèphore Gregoras est plus fournie, ibid. p. 262 sq.,<br />

n. 125), p. 482 sq. et surtout le commentaire de B. Ferjanéiç n. 407.<br />

37 A l’exception toutefois des Annales dites de Peç : éd. Lj. Stojanoviç, Stari<br />

srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. 82.<br />

38 Pour le rapport de forces (territorial et économique en faveur de Byzance,<br />

et militaire en faveur de la Serbie) entre les deux Etats, et surtout sur les prémices<br />

idéologiques et juridiques (Duèan en tant que «particeps» participant du<br />

pouvoir sur l’Empire) de la proclamation de l’Empire par Stefan Duèan (REX<br />

RASIAE et IMPERATOR ROMANIAE), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi carstva,<br />

in Dečani et l’art byzantin au milieu du XIVe siècle, Belgrade 1989, p. 3-13.<br />

39 Pratiquement toutes les chartes émises par Duèan pour Chilandar reprennent<br />

les formules consacrées pour parler de Saint Siméon et de la Sainte lignée : “De<br />

même que Tu as élu la vigne plantée par Dieu dans la souche de Jessé […], arrière-petit-fils<br />

du seigneur autocrator [samovlastnago], Siméon le saint, Nemanja”,<br />

charte de 1343, Archives de Chilandar (A 4/8) ; “rejeton de la bonne<br />

souche de mes saints aïeux, depuis le juste et le saint Siméon Nemanja, le Nouveau<br />

myroblyte…” (de 1347, 1348), puis en 1354: “…de mes très-lumineux<br />

instructeurs, seigneurs et maîtres, le bienheureux Siméon et le saint Sava” (S.<br />

Novakoviç, Zakonski Spomenici, Belgrade 1912, p. 418, 427), etc.<br />

170<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

de l’idéologie némanide, celui de la continuité charismatique de<br />

la dynastie. Mais un autre genre de source est bien plus caractéristique<br />

pour cette période : c’est le Code de Duèan, qui représente<br />

le monument juridique majeur du Moyen Age serbe. De même<br />

que Frédéric II proclamait, dans son Liber augustaliæ, que le<br />

devoir essentiel de la dignitas imperialis excellentiæ était de faire<br />

des lois nouvelles exigées par le temps et les circonstances 40 , le<br />

tsar Duèan tint à affirmer avant tout la base juridique de son empire.<br />

41 On peut observer ici une évolution similaire à celle qui se<br />

manifestait dans d’autres parties de l’Europe où les influences<br />

réciproques entre l’Eglise et l’Etat font apparaître la tendance du<br />

constitutionnalisme à affirmer «le prototype parfait d’une monarchie<br />

absolue et rationnelle fondée sur une base mystique». 42<br />

Le Droit romain n’était certes pas une nouveauté en Serbie<br />

puisqu’il y avait déjà été introduit par les soins de l’archevêque<br />

Sava Ier et par le biais du Droit canon présenté dans sa compilation<br />

du Nomocanon (Nomokanony) dès le début du XIIIe siècle. Si la<br />

particularité du Nomocanon (Zakonopravilo = m. à m. “la règle de<br />

Loi”) de Sava Ier, par rapport au Droit byzantin contemporain,<br />

était de préconiser un rééquilibrage des deux pouvoirs au détriment<br />

de celui du prince, le Code de Duèan instaure la préséance de la Loi<br />

sur le pouvoir. L’article 167 intitulé «Sur la justice (W pravdh)»,<br />

sous-titré «Ordre impérial», stipule que : «Si l’empereur délivre<br />

40 E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes<br />

juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie,<br />

Paris 1984, p. 49 n. 48.<br />

41 “J’instaure ce Code [juridique] au nom de notre Concile orthodoxe, du trèssanctifié<br />

patriarche kyr Joanikije, de tous les évêques et ecclésiastiques, petits<br />

et grands, et de moi-même, le très-croyant tsar Stefan, et de tous les nobles de<br />

mon empire, petits et grands, [qui tous] furent consentants pour cette Loi”<br />

(Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S.<br />

Novakoviç, Belgrade 1898, p. 6).<br />

42 E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines<br />

médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 79 n. 4 ;<br />

cf. B. Tierney, The Canonist and the Medieval State, Review of Politics XV,<br />

1953, p. 378-388.<br />

171


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

un acte soit dans la colère, soit par charité, soit par largesse envers<br />

quiconque, et que cet acte contredise la Loi et ne soit pas conforme<br />

à la justice et à la Loi, telle qu’elle est définie dans la Loi<br />

(Zakonniky = Code législatif), que les juges ne tiennent pas<br />

compte de cet acte, qu’ils jugent et agissent selon la justice (pravdh)».<br />

Et dans l’article suivant § 168, il est dit que «Tous les juges<br />

doivent juger selon la Loi, équitablement, conformément à ce qui<br />

est écrit dans le Code, et non pas juger selon la crainte de l’empereur».<br />

43 Il s’avère ainsi que le pouvoir de Duèan tend à se définir<br />

moins par rapport au domaine spirituel que par rapport au Droit<br />

constitutionnel. L’absolutisme du tsar est désormais moins limité<br />

par l’autorité ecclésiastique que par la suprématie de la Loi. 44 La<br />

monarchie mystique des XIIIe-XIVe siècles aboutit donc, avec le<br />

milieu du XIVe siècle, à une domination de l’esprit rationnel dans<br />

le domaine juridique, et qui se traduit par un absolutisme constitutionnel<br />

et quasi-mystique.<br />

lA crIse polItIque et le renouVeAu<br />

de l’IdéologIe dynAstIque (fIn du XIVe s.)<br />

L’empire de Duèan ayant éclaté au cours du règne de son<br />

héritier Uroè Ier (1355-1371), dernier souverain de la lignée némanide,<br />

les restes de l’héritage impérial serbe traversent une<br />

grave crise politique et idéologique, ouverte dès avant la mort du<br />

dernier Némanide, et qui devait durer jusqu’au début du XVe<br />

siècle. C’est au milieu des années soixante-dix du XIVe siècle que<br />

43 Codex Imperatoris Stephani Dušan, vol. II. – Codd. mss. studeniciensis,<br />

chilendarensis, hodesensis et bistriciensis (sous la direction de M. Begoviç),<br />

Belgrade 1981, éd. D. Bogdanoviç, p. 214.<br />

44 Les articles cités (§105 et §171, dans l’édition de Novakoviç) du Code de<br />

Duèan placent la Loi au-dessus de toute ordonnance ou décret émis par l’empereur<br />

ultérieurement. Généralisant ce principe par rapport au Code de 1349, la<br />

Constitution de Duèan s’achemine donc vers une séparation conséquente entre<br />

pouvoir juridique et pouvoir exécutif : Zakonik Stefana Duwana cara srpskog<br />

1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 80-81, 134-135,<br />

249-250.<br />

172<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

le prince Lazar 45 , deuxième rénovateur de l’Etat serbe 46 depuis<br />

Siméon-Nemanja, recourut à l’autorité ecclésiastique pour légitimer<br />

la restauration du pouvoir central. 47 Ayant rétabli la légalité<br />

ecclésiastique par sa réconciliation avec le patriarcat œcuménique, 48<br />

Lazar renoue avec la synergie des deux pouvoirs en privilégiant<br />

ses rapports avec l’Eglise et en favorisant le courant hésychaste.<br />

Sa fin épique à la bataille de Kosovo fait de lui un défenseur de<br />

la foi et de la patrie tout à la fois, et il devient le nouveau fondateur<br />

de la légitimité dynastique.<br />

Les textes liturgiques, hagiographiques et rhétoriques qui<br />

apparaissent à peine deux ou trois ans après sa mort (1389), marquent<br />

l’instauration d’un nouveau culte dynastique. Ces textes<br />

révèlent une nouvelle dimension du «Mystère de l’Etat» qui se<br />

manifeste sous la forme d’une certaine démocratisation de la<br />

sainteté. Elle s’étend en effet aux martyrs morts pour la patrie et<br />

pour la foi aux côtés de leur prince à Kosovo. A l’instar du patriarche<br />

Danilo III, 49 un auteur anonyme relate les paroles du<br />

45 Sur le titre du prince Lazar : F. Barièiç, Vladarski éin kneza Lazara, in<br />

O knezu Lazaru, Belgrade 1975, p. 45-62.<br />

46 Pour la situation politique, économique et la continuité ou discontinuité par<br />

rapport à la période némanide de l’Etat de Serbie restauré par le prince Lazar<br />

(au cours des dix années qui précédèrent la bataille du Kosovo), voir : S. Çirkoviç,<br />

Srbija uoéi bitke na Kosovu, Kosovsko­Metohijski zbornik 1, Belgrade<br />

1990, p. 3-20.<br />

47 Le difficile problème de la légalité et du rang du pouvoir (central ou régional)<br />

du prince Lazar et de sa souveraineté est étudié dans le chapitre “L’idéologie<br />

du souverain et la réalité” de l’ouvrage sur le prince Lazar : R. Mihaljéiç,<br />

Lazar Hrebexanoviç, Belgrade 1984, p. 72-100 ; ainsi que dans le Recueil de<br />

travaux pluridisciplinaires : Le prince Lazar (V. Moèin, F. Barièiç, D. Bogdanoviç,<br />

G. Babiç, B. Ferjanéiç), Belgrade 1975.<br />

48 Sur la réconciliation des Patriarcats constantinopolitain et serbe : F. Barièiç,<br />

O izmirequ srpske i vizantiske crkve, Zbornik Radova Vizantološkog<br />

Instituta 21, Belgrade 1982, p. 159-182.<br />

49 Dans “Le Dit de prince Lazar”, daté de 1392/93 par : Dj. Trifunoviç,<br />

Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom boju, Kruèevac 1968,<br />

p. 71-72 ; éd. d’après le manuscrit du XVIe siècle, V. Çoroviç, Siluan i Danilo<br />

III, srpski pisci XIV-XV veka, Glas Srpske Kraxevske Akademije 86,<br />

Belgrade 1929, p. 83-103.<br />

173


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

prince, exhortant ses hommes avant la bataille — et qui : «en se<br />

préparant à la guerre s’était bien dévoué pour Dieu et la patrie».<br />

Avant la bataille de Kosovo où apparaît le thème de la rédemption<br />

par la mort, pour la foi et la patrie : «…en prenant le Christ pour<br />

modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort, et offrons<br />

sans ménagement les membres de notre corps pour être mis<br />

en pièces pour la religion [za blagocyst&e = pour la piété] et pour notre<br />

patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront et ne laissera<br />

pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin». 50<br />

La bataille est racontée brièvement : «Alors que la bataille<br />

avait commencé, il y eut tant de fracas et de cris que la terre tremblait<br />

en ce lieu. Et tant de sang fut versé que les chevaux laissèrent<br />

des traces dans le sang versé ; il y eut un nombre de morts incalculable<br />

et c’est alors que Amir [Murad] le tsar perse [turc] fut tué.<br />

Puis ce magnifique homme, le saint prince Lazar [fut tué] aussi.<br />

Une multitude d’Agarènes l’encerclèrent et le saisirent et il fut<br />

emmené avec beaucoup de ses nobles comme des moutons à<br />

égorger. C’est alors que sa tête honorable fut tranchée avec [celle<br />

de] nombre de ses nobles, au mois de juin, le quinzième jour. Il<br />

avait suivi l’exemple du Christ, en versant son sang pour Lui, et<br />

il fut le nouveau martyr Lazar en ces jours [qui sont les] derniers,<br />

et il amena une grande assemblée de martyrs à son Christ Dieu<br />

50 Ce “pro patria mori” serbe ne fait pas l’opposition entre salut individuel et<br />

salut de la communauté, pas plus qu’entre salut dans le siècle et salut éternel.<br />

Le salut de la patrie est moins une négation de soi patriotique qu’un sacrifice<br />

individuel (celui du prince, personnification de la patrie, ainsi que celui de ses<br />

chevaliers), aux nom et place du peuple tout entier. Cf. pour le corporatisme, la<br />

subordination de l’individu à la communauté et le sacrifice pour la patrie en<br />

Occident : E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la<br />

pensée politique médiévale, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 105-141 ;<br />

De Lagarde, Individualisme et corporatisme au Moyen Age, Recueil de travaux<br />

d’histoire et de philologie, 2e série XLIV (1937), 39. Le martyre du prince<br />

serbe est comparable en revanche à un certain point de vue à celui de Henri de<br />

Gand lorsqu’il compare un sacrifice civique à celui du Christ, ainsi qu’à celui<br />

du futur pape Pie II écrivant que “le prince lui-même, qui est la tête du corps<br />

mystique de l’Etat, est tenu de sacrifier sa vie quand le bien public l’exige”,<br />

cité par : E. Kantorowicz, art. cit., p. 137 n. 57, 61.<br />

174<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

dans la Jérusalem d’en haut, comme jadis Josué fils de Nun [avait<br />

amené] les hommes de Dieu dans la Terre promise».<br />

C’est ainsi qu’à la faveur de profonds bouleversements politiques<br />

et sociaux, à la fin du XIVe siècle en Serbie, «la nation en<br />

vient à chausser les bottes du prince» 52 , après que le souverain eût<br />

endossé une tâche pontificale 53 — en réconciliant les Eglises de<br />

Serbie et de Constantinople.<br />

Cette restructuration de l’idéologie princière s’opérait dans<br />

un environement de grande précarité politique imputable aux<br />

débuts de l’intrusion ottomane en Serbie. Son prince dut admettre<br />

une limitation de sa souveraineté, 54 en reconnaissant désormais la<br />

suzeraineté du sultan. Cela explique l’incidence de la théologie<br />

politique dans l’émergence d’une nouvelle forme d’Etat. Ainsi le<br />

despotat de Serbie réussit-il à s’adapter aux nouvelles conditions<br />

et à se maintenir pendant plus d’un demi-siècle.<br />

le despotAt — contInuIté de lA trAdItIon<br />

néMAnIde et dIfférencIAtIon des pouVoIrs<br />

et des genres lIttérAIres dAns les sources<br />

dynAstIques (fin XIVe — milieu XVe siècle)<br />

L’une des différences essentielles entre la première période<br />

némanide et celle de l’apogée de l’Etat serbe (milieu du XIVe<br />

siècle) se manifeste à travers la modification du rapport entre les<br />

deux pouvoirs. Alors qu’au début du XIIIe siècle l’archevêque<br />

Sava Ier en jette les bases juridiques en introduisant en Serbie le<br />

S. Novakoviç, Newto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio<br />

za wtampu Stojan Novakoviç, Glasnik Srpskog Uéenog Druètva XXI,<br />

Belgrade 1867, p. 162-163 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti,<br />

Belgrade 1960, p. 117-118, 328-329.<br />

52 F.W.Maitland, Moral Personality and Legal Personality, in Selected Essays,<br />

Cambridge 1936, p. 230.<br />

53 Cf. E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines<br />

médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p.<br />

80-81.<br />

54 Stefan Lazareviç (1389-1427), despote de Serbie depuis 1402.<br />

175


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Droit romain par le biais de la compilation du droit canonique et<br />

civil du Nomocanon byzantin, c’est au milieu du XIVe siècle que<br />

le tsar Stefan Duèan se fait le grand législateur du Moyen Age en<br />

Serbie en promulguant son Code en 1349 à Skoplje, et en 1354 à<br />

Serrès. Ce fut l’époque où le territoire de l’Etat serbe dépassait<br />

largement ses frontières ethniques, et où l’idéologie politique<br />

déborda son cadre traditionnel. L’expansion territoriale fulgurante<br />

due aux conquêtes de Duèan, la nécessité d’intégrer les<br />

territoires byzantins au sein d’une administration centralisée, la<br />

restructuration de l’administration (apparition de nombreux titres<br />

byzantins) et l’élargissement de l’échelle sociale eurent pour effet<br />

d’accroître la différenciation des deux pouvoirs. Alors que l’autorité<br />

ecclésiastique avait eu tendance à empiéter sur le domaine du<br />

pouvoir séculier aux périodes précédentes, 56 Duèan impose son<br />

autorité à l’Eglise d’une manière ostentatoire en faisant élire son<br />

logothète à la tête du patriarcat serbe. Il remplace les évêques<br />

des territoires occupés, intervient dans les affaires monastiques jusque<br />

sur le Mont Athos. Cet état de choses se reflète dans les<br />

textes de la littérature dynastique par une différenciation des genres<br />

qui ne cessera de s’accentuer au cours des périodes suivantes.<br />

La crise idéologique et dynastique qui marqua les débuts de<br />

la période post-némanide ainsi que la volonté d’établir une relève<br />

dynastique en Serbie, ou de récupérer la légitimité némanide en<br />

Bosnie, eurent pour effet d’accélérer ce processus. Dès la fin du<br />

troisième quart du XIVe siècle apparaissent des textes à vocation<br />

profane, généalogies et annales (traduction de chroniques byzan-<br />

Cf. A. Soloviev, Le Droit byzantin dans la codification d’Etienne Douchan,<br />

Revue historique de droit 7, (1928), p. 387-412.<br />

56 Réconciliation de Stefan le Premier Couronné avec son frère le prince Vukan<br />

par Sava, ce qui mit fin à la guerre civile en Serbie, et le rôle important que<br />

tiennent dans le domaine politique et diplomatique Sava Ier et Danilo II.<br />

Pratique courante à Byzance (R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in<br />

Etudes byzantines, Paris 1959, p. 220), mais pas en Serbie où le puissant roi<br />

Milutin n’avait pu imposer son candidat, Danilo II, comme archevêque.<br />

G. Soulis, Tsar Stephan Dusan and Mount Athos, Harvard Slavic Studies II<br />

1954, p. 125-139.<br />

176<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

tines) en particulier, alors que les textes ecclésiastiques relatifs aux<br />

cultes dynastiques se définissent bien plus nettement dans le cadre<br />

des divers genres de littérature hagiologique slavo-byzantine.<br />

C’est ainsi que la nouvelle hagio-biographie du roi Stefan<br />

Deéanski, se situe nettement plus dans le cadre d’une hagiographie<br />

«monastique» que dans celui d’un culte dynastique. A en juger<br />

par cette hagiographie royale, le culte de l’ex-roi némanide s’apparente<br />

plus à une vénération locale et monastique, qu’à un culte<br />

dynastique et national.<br />

Les chapitres XIV-XVI de l’ouvrage de Konstantin, rédigé<br />

en 1430/31, apportent une innovation importante, car ils renferment<br />

le texte d’une généalogie dynastique. Dans cette partie de la biographie<br />

du despote Stefan, Konstantin présente une généalogie du<br />

despote dans le but d’affirmer son ascendance némanide. Ayant<br />

fait part de la légitimité charismatique de son souverain assurée<br />

par la sainteté de son père, le prince martyr Lazar, Konstantin<br />

s’efforce de démontrer sa légitimité hiérarchique à partir de l’origine<br />

némanide de sa mère, la princesse Milica. Il est significatif<br />

que le concept de l’hérédité y acquierre une importance sans précédent<br />

non seulement du fait de l’apparition d’une généalogie, 60<br />

mais aussi du fait qu’il fasse remonter pour la première fois (dans<br />

une biographie dynastique), l’origine de Siméon-Nemanja à un<br />

empereur romain, Licinius (empereur d’Orient de 308 à 324 et<br />

gendre de Constantin le Grand 61 ).<br />

Cela contraste avec les assertions de Camblak qui met en<br />

opposition l’origine romaine des empereurs byzantins avec l’ori-<br />

Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,<br />

Aspects of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag - Paris 1972, p. 243-284.<br />

60 L’étude comparative de Ljubomir Stojanoviç a établi que cette généalogie,<br />

ainsi que les 5 versions rédigées par la suite, reposent toutes sur un texte original<br />

plus étendu qui aurait été composé par Konstantin et qui ne nous est pas parvenu<br />

: Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.<br />

Karlovci 1927, p. XII-XXIX, XXXIII.<br />

61 La prétendue origine serbe de Licinius apparaît pour la première fois dans<br />

la traduction slave de Zonaras (fin de la première moitié du XIVe s.) où les<br />

Daces et leur chef Décébal sont par ailleurs également désignés comme Serbes :<br />

Lj. Stojanoviç, op. cit., p. XIII-XIV.<br />

177


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

gine charismatique de la légitimité némanide : «Ils [les Nemanjiç]<br />

ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par<br />

l’odeur hellénique 62 [païenne] des sacrifices et des rites comme<br />

[l’avaient faits] les fils et les neveux [les héritiers] de Constantin<br />

le Grand. 63 Ils gouvernaient en toute piété, avec sagesse selon Dieu<br />

et par amour, par (la volonté de) Dieu, avec (leurs) armées le<br />

reste du troupeau qui leur avait été confié» (Camblak, Vie de Stefan<br />

Dečanski, p. 130).<br />

Faisant suite aux diptyques 64 des rois et archevêques de Serbie<br />

du XIIIe-XIVe siècles, les premières généalogies des souverains<br />

serbes apparaissent dans le dernier quart du XIVe siècle. La première<br />

généalogie fut rédigée entre 1374 et 1377 dans le but d’attester<br />

la légitimité du roi des «Serbes et de Bosnie» Tvrtko Ier,<br />

couronné avec «la couronne de Saint Sava», au monastère de<br />

Mileèeva, en 1377. 65 Les rédactions suivantes de cette généalogie<br />

sont celle de Konstantin de Kostanec, puis une rédaction faite à<br />

l’époque du despote Djuradj Brankoviç (1433-1446), une autre<br />

62 Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de la langue<br />

grecque” se trouve dans le Colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka<br />

1305, de Peç, 1522, de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de<br />

1252, etc.) du Nomocanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, Ko je preveo<br />

Krméiju sa tumaéeqima ? Glas Srpske Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade<br />

1949, p. 120, 125-126.<br />

63 Camblak fait peut-être allusion aux superstitions divinatoires et autres<br />

qu’affectionnaient particulièrement certains empereurs des dynasties Comnène<br />

et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis,<br />

fut un fervent adepte des arts magiques et l’empereur Théophile recourait volontiers<br />

à ses services : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines,<br />

Paris (PUF) 1959, p. 228sq.<br />

64 Il est significatif que les diptyques aient été, à des époques différentes, le<br />

point de départ tant des cultes que des généalogies dynastiques. Cf. pour les<br />

cultes : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965,<br />

p. 7-8 ; pour les dyptiques : S. Novakoviç, Srpski pomenici, Glasnik Srpskog<br />

Uéenog Druètva XLII, Belgrade 1875, p. 1-152.<br />

65 Sur la «double couronne» et la légitimité némanide des rois de Bosnie : S.<br />

ÇIRKOVIÇ, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni), Zbornik<br />

Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça, Belgrade 1964,<br />

p. 343-370.<br />

178<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

écrite du temps des despotes Brankoviç de Srem (1506-1509), et<br />

celle enfin qui fut renouvelée à l’instigation de la maison féodale<br />

des Jakèiç entre 1563 et 1584. 66<br />

La différenciation des genres (reflet de la différenciation des<br />

pouvoirs) 67 dans la littérature dynastique au cours de la période<br />

post-némanide est un fait particulièrement bien mis en évidence<br />

dans le Recueil de Gorica, autographe de Nikon le Hiérosolimytain<br />

rédigé en 1441/2. 68 Ce volumineux recueil, à vocation quasi-encyclopédique,<br />

fut composé par ce moine érudit et cosmopolite à<br />

l’intention de la princesse Hélène Balèiç. Outre de nombreux<br />

textes historicistes, canoniques et patristiques d’inspiration hésychaste,<br />

il renferme deux textes dynastiques. C’est, d’une part, la<br />

Vita abrégée de Siméon­Nemanja, une compilation de Nikon en<br />

grande partie dépouillée de données historiques. Elle relègue en<br />

effet au second plan la biographie politique au profit des traits<br />

hagiographiques de l’auteur de la dynastie némanide. Et c’est,<br />

d’autre part, une généalogie dynastique qui fait partie d’un genre<br />

proche de ces chroniques lapidaires du royaume que sont les Annales<br />

de Serbie apparues vers la fin du XIVe siècle. Ces deux<br />

textes s’inscrivent dans les deux genres principaux dans lesquels<br />

s’exprimeront désormais l’idéologie et l’historisme dynastiques.<br />

66 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980,<br />

p. 208-209.<br />

67 Il est peu probable que l’on puisse établir un parallèle avec la différenciation<br />

qui marque dès le XIIIe siècle en Occident l’institutionnalisation<br />

(début de sécularisation) de l’Eglise d’une part et l’exaltation de<br />

la mystique politique de l’Etat d’autre part. Si un tel ordre d’idées ne<br />

peut s’appliquer à l’Eglise de Serbie, les institutions politiques de Serbie<br />

en revanche demeurent plus proches de celles des pays occidentaux.<br />

L’image sublimée de l’ordre séculier instauré dans l’Etat et dans la cour<br />

du despote Stefan Lazareviç, rapporté par Konstantin de Kostanec, n’est<br />

pas sans rappeler la “mystique politique” (corpus mysticum de l’Etat) en<br />

vogue en Occident : cf. E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro<br />

Patria Mori) dans la pensée politique médiévale, in Mourir pour la<br />

patrie, Paris 1984, p. 131sqq.<br />

68 Istorija Crne Gore 2/1 (D. Bogdanoviç), Titograd 1970, p. 372-378.<br />

179


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

MIlIeu XVe — début XVIe sIècle<br />

La disparition du despotat de Serbie, avec la conquête de sa<br />

capitale Smederevo (1459) par les Ottomans, marque la fin de<br />

l’Etat serbe au Moyen Age. Les principautés serbes qui se maintinrent<br />

jusqu’à la fin du siècle ne connurent qu’un sursis trop précaire<br />

pour tenter une restauration du pouvoir central et durent se contenter<br />

de survivre devant l’imminence de l’occupation ottomane. C’est<br />

en dehors des frontières de la Serbie médiévale, au nord du Danube<br />

et de la Save, sur le territoire méridional de la Hongrie, — le seul<br />

Etat qui put encore opposer une résistance effective au ras de marée<br />

ottoman, — que fut transféré le dernier prolongement de l’Etat<br />

serbe et de sa tradition dynastique. Sous le protectorat du roi de<br />

Hongrie, avec leurs vastes fiefs peuplés d’immigrants serbes qui<br />

avaient fui la conquête ottomane, les derniers despotes essayèrent<br />

d’organiser la défense de la frontière méridionale de la Hongrie<br />

face aux incessantes incursions des Turcs, jusqu’au moment où la<br />

bataille de Mohacs (1526) marqua la fin du grand royaume magyar<br />

de l’Europe centrale.<br />

La continuité de la tradition dynastique s’exprime à travers<br />

le culte des despotes Brankoviç en Hongrie méridionale, dans la<br />

région frontalière du Srem. Les despotes y transfèrent la tradition<br />

monastique, avec leurs fondations pieuses concentrés sur la montagne<br />

de la Fruèka Gora, pic solitaire dans la plaine danubienne. Le<br />

monastère de Kruèedol y devient le mausolée de la famille princière<br />

selon la tradition némanide, et le centre de rayonnement de son<br />

culte dynastique. Les textes hagiographiques et liturgiques voués<br />

au culte du despote Stefan Brankoviç, de son épouse Angelina et<br />

de ses deux fils, Maxime (Georges) et Jean, marquent une différenciation<br />

encore plus nette par rapport à l’hagio-biographie traditionnelle.<br />

Ce sont des textes brefs et inspirés, empreints d’un<br />

douloureux sentiment patriotique, mais parfaitement conformes<br />

aux genres traditionnels de la littérature ecclésiastique. Cela<br />

correspond au fait que les thèmes historiques sont désormais<br />

180<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

véhiculés par les textes profanes, les annales, les généalogies et<br />

autres chroniques lapidaires. 69<br />

Suite à l’apparition en Serbie de traductions de chroniques<br />

(ou chronographies) byzantines, en particulier celles de Georges<br />

Hamartolos (1347/48), et de Jean Zonaras (notamment la rédaction<br />

serbe abrégée de 1407/8, connue sous le nom de «Paralipomènes»)<br />

70 , l’attrait pour ce genre historiographique va croissant. Les<br />

dates les plus importantes de l’histoire de Serbie, en commençant<br />

par Siméon-Nemanja, vont être adjointes aux chronographies qui<br />

font débuter l’histoire avec l’ancêtre universel Adam. A côté des<br />

années du règne (selon la chronologie byzantine) figurent une<br />

série de données comme : la construction des églises et des monastères,<br />

les batailles importantes, les phénomènes naturels inhabituels<br />

se prêtant à une interprétation irrationnelle, les catastrophes<br />

naturelles. Les Annales sont classées en deux catégories d’après<br />

leur ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus<br />

récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un<br />

auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous<br />

forme de médaillons des souverains serbes. Intitulées Vies et œuvres<br />

des saints rois et empereurs serbes, les cinq rédactions des<br />

Annales anciennes ne font pas véritablement partie du genre des<br />

chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent<br />

davantage au genre hagiographique.<br />

Les véritables Annales sont représentées par les quelques<br />

cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui<br />

contiennent la chronologie des événements après la mort de Stefan<br />

69 Sur la fonction idéologique de cet historisme de l’époque des despotes<br />

Brankoviç, cf. S. Çirkoviç, Moravska Srbija u istoriji srpskog naroda, in<br />

L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade 1972, p. 101-109.<br />

70 Dj. Trifunoviç, Azbuénik srpskih sredqovekovnih kqiùevnih pojmova,<br />

Belgrade 1990 2 , p. 364-368; R. Mariç soutient que Zonaras fut traduit une première<br />

fois en slavo-serbe au début du XIVe siècle : R. Mariç, Tragovi grykih<br />

istoriyara u delima Konstantina Filosofa, Glas Srpske Akademije<br />

Nauka 190, Belgrade 1946, p. 23 n. 1.<br />

Selon Djordje Trifunoviç, op. cit., p. 143-146.<br />

181


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Duèan (1355). Dans la plus importante étude consacrée aux Annales<br />

et Généalogies du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç<br />

a classé les Annales plus récentes en quatre groupes : les Annales<br />

rédigées avant 1458, celles écrites vers 1460, et celles après 1460.<br />

Le quatrième représente les textes rédigés au XVIe siècle. Puisant<br />

les informations sur l’histoire de Serbie dans les hagio-biographies<br />

et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices<br />

historiques et les colophons des recueils anciens, les auteurs des<br />

Annales rapportent aussi les événements contemporains. 72 Par<br />

rapport aux Annales russes, celles de Serbie sont moins riches en<br />

données historiques. 73 La comparaison entre les Annales russes et<br />

serbes est d’ailleurs fortuite : les plus anciens textes historiques<br />

en Russie sont les Annales créées dans le sillage de la Chronique<br />

d’Hamartolos traduite en Russie dès le XIe siècle, alors que les<br />

plus anciens textes historiques en Serbie sont les hagio-biographies<br />

dynastiques, les Annales n’apparaissant que beaucoup plus tard,<br />

après l’extinction de la dynastie némanide.<br />

Un condensé de l’histoire des trois royaumes slaves orthodoxes,<br />

Russie, Serbie et Bulgarie, conséquence de la connexion de<br />

leur patrimoine littéraire, fut rédigé à la fin du Moyen Age, en<br />

Serbie, ou plus vraisemblablement en Russie. Au sein de l’Eglise<br />

serbe, les textes hagio-biographiques et liturgiques consacrés aux<br />

cultes dynastiques continuaient à être copiés, compilés, et imprimés.<br />

On créa même de nouvelles hagiographies royales (jusqu’au<br />

début du XVIIe siècle) durant l’occupation ottomane des Balkans.<br />

C’est ainsi que les écrits historiographiques trouvent leur aboutissement<br />

dans la volumineuse Chronique slavo­serbe du comte<br />

Georges Brankoviç, puis dans la monumentale Histoire des peuples<br />

slaves, Croates, Bulgares et Serbes… (1794 et 1795), de Jovan<br />

Rajiç, ouvrage qui marque les premiers débuts de l’historiographie<br />

serbe moderne. Mais cela s’inscrit dans un tout autre contexte<br />

72 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.<br />

Karlovci 1927, p. XL-LVIII ; LXXXIV-LXXXVIII.<br />

73 Dj. Trifunoviç, ibid.<br />

182<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

historique, fait partie d’une époque qui n’est plus celle du Moyen<br />

Age et sort du cadre de l’idéologie de l’Etat serbe.<br />

Il est néanmoins intéressant de citer ici une œuvre particulière,<br />

celle du Patriarche Pajsije Janjevac, qui bien qu’elle s’inscrive<br />

dans le XVIIè siècle et donc hors de nos bornes chronologiques,<br />

est fondamentale en ce qu’elle représente une rupture avec l’historiographie<br />

hagio-biographique. Les caractères particuliers de celle-ci<br />

n’en apparaissent alors que plus nettement, par antinomie.<br />

le pAtrIArcHe pAjsIje jAnjeVAc<br />

(ou Pajsije de Peć)<br />

— XVIIe siècle<br />

La Vie du tsar Uroš<br />

Né à Janjevo (Kosovo), vers le milieu du XVIe siècle, le<br />

patriarche Pajsije (1614-1647) était, selon un chroniqueur, disciple<br />

du patriarche de Serbie Jean (1592-1614). En 1612 il fut ordonné,<br />

par le patriarche de Serbie Jean, métropolite de Novo Brdo et de<br />

Graéanica. Après la mort de Jean en captivité (exécuté sur l’ordre<br />

de la Sublime Porte) à Constantinople, le 14 octobre 1614, Pajsije<br />

fut élu patriarche de Peç au Concile de l’Eglise de Serbie à<br />

Graéanica 74 .Pris en tenailles entre les répressions ottomanes et les<br />

intransigeances du prosélytisme de la curie romaine et de l’empire<br />

d’Autriche, il se tourne vers la Russie orthodoxe et slave pour<br />

ouvrir la porte à son influence culturelle . Des trente-trois années<br />

74 I. Ruvarac, O peçkim patrijarsima od Makarija do Arsenija III (1557­<br />

1690) (Sur les patriarches de Peç de Macarie à Arsène III (1557-1690)), Zadar<br />

1888, p. 59-67, 308-309 ; R. Novakoviç, »O datumu izbora Pajsija za patrijarha«<br />

(Au sujet de la date d’élection de Païssié comme patriarche), Prilozi<br />

za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la<br />

langue, l’histoire et le folklore), XXXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 77-86.<br />

J. Radoniç, Rimska kurija i juùnoslovenske zemxe od XVI do XIX veka,<br />

(La Curie romaine et les pays slaves du Sud du XVI e au XIX e siècle), Srpska<br />

akademija nauka (Académie serbe des sciences), édition spéciale, CLV, odexeqe<br />

druwtvenih nauka (section des sciences sociales), nouvelle série, 3, Belgrade<br />

1950 ; S. Dimitrijeviç, »Prilozi raspravi “Odnowaji peçskih pa-<br />

183


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de son pontificat sur les 44 diocèses de l’Eglise de Serbie on<br />

garde de nombreux témoignages dans les chroniques et dans les<br />

multiples notices (zapisi) manuscrites. A l’image de plusieurs de<br />

ses prédécesseurs, il entreprit un pèlerinage en Terre Sainte vers<br />

la fin de sa vie (1645-1645), pour mourir quelque temps après son<br />

retour, le 2 octobre 1647.<br />

Amateur éclairé des livres et des manuscrits anciens, Pajsije<br />

déploie une activité de restauration et de copie du patrimoine<br />

scripturaire. De même qu’au XVIe siècle Longin le Zographe avait<br />

été l’un des pionniers de la sauvegarde et de la restauration du<br />

patrimoine pictural, le patriarche Pajsije excelle dans la perpétuation<br />

de la tradition littéraire et théologique. Ainsi, c’est vraisemblablement<br />

à son instigation que fut copié en 1619 le fameux<br />

Typikon de Studenica, fait d’après l’autographe de Saint Sava.<br />

Son attachement aux livres anciens le conduisit tout naturellement<br />

à créer lui-même les rares ouvrages littéraires originaux<br />

de son époque. C’est à un âge fort avancé, “en tant que vieillard<br />

centenaire” qu’il rédigea en 1642 la Vie, puis l’Office du tsar Uroè<br />

(1355-1371), dernier souverain avec qui s’éteignit la dynastie<br />

némanide en Serbie 76 . L’office a été composé sur le modèle des<br />

acolouthies des martyres. Il comprend des parties (kondakion, et<br />

tropaire), composées beaucoup plus tôt (peu après 1595). Le tsar<br />

Uroè est désigné dans cet office comme martyr, ayant subi de<br />

multiples sévices et injustices, ainsi que comme «très bienheureux»<br />

(Preblaàeni). Il y est souligné notamment qu’il souhaitait imiter<br />

Saint Siméon-Nemanja et Saint Sava, ce en quoi il n’a pas manqué<br />

de réussir, qu’il est un ornement du pays serbe, etc.<br />

En dehors de ces deux ouvrages principaux, Pajsije est l’auteur<br />

trijarha s Rusijom u XVII veku”« (Contributions à la controverse sur les<br />

“relations des patriarches de Peç avec la Russie au XVIIe siècle”), Spomenik<br />

Srpske kraxevske akademije, XXXVIII, Belgrade 900, p. 59-60.<br />

76 I. Ruvarac, %itie cara Urowa od PaÖsiä, peçskog patriärha (1614­<br />

1646) (La vie du roi Uroè par Païssié, patriarche de Peç (1614-1648), Glasnik<br />

Srpskog uéenog druwtva (Messager de la société scientifique serbe), XII,<br />

Belgrade 1867, p. 209-232.<br />

184<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

d’un office de Stefan le Premier Couronné (moine Simon), ou du<br />

moins d’une partie de celui-ci. Il s’agit de Stefan (grand joupan<br />

de 1196 à 1217 et roi de Serbie de 1217 à 1228), fils du grand<br />

joupan de Serbie Stefan (Siméon) Nemanja (1165/6-1196), ayant<br />

eu le nom monastique de Simon. Le tsar Uroè (qui est honoré<br />

comme martyr). Il a dédié à saint Simon un office et une vie synaxaire<br />

(1628/1629) et au saint tsar Uroè un office, une vie synaxaire<br />

et une biographie (1641). Certains spécialistes lui attribuent<br />

aussi un éloge à la mémoire du despote Stefan £tiljanoviç 77 .<br />

La réactualisation du culte des souverains serbes du Moyen<br />

Age est le trait marquant de l’œuvre littéraire de Pajsije78. En<br />

1582 les reliques du tsar Uroš furent exhumées à Nerodimlje<br />

(Kosovo) dans le diocèse que dirigeait Pajsije avant son élection<br />

de patriarche, c’est-à-dire deux cent dix ans après la mort du<br />

jeune empereur. Une douzaine d’années plus tard, en 1594, les<br />

reliques de Saint Sava, premier archevêque et saint patron de<br />

l’Eglise de Serbie, furent incinérées sur l’ordre de Sinan paša .<br />

Ces événements eurent un impact important sur les chrétiens des<br />

Balkans à une époque marquée par la plus grande insurrection<br />

T. Jovanoviç, »Kratko povesno slovo o svetom Stefanu Wpixanoviçu«<br />

(Court discours historique sur saint Stéphane Äkiljanoviç), Manastir<br />

Wiwatovac. Zbornik radova (Le monastère Äièatovac. Recueil des travaux,<br />

Srpska akademija nauka i umetnosti, Balkanolowki institut, Matica<br />

Srpska, Druwtvo istoriéara umetnosti Srbije, Belgrade 1989, pp.73-77.<br />

T. Vukanoviç, Kult Cara Urowa (Le culte du roi Uroè), Skoplje 1938 ; $.<br />

Sp. Radojiéiç, »Pajsije s pridvornim slavi cara Urowa« (Pajsije avec sa<br />

curie fait louange de la sainte mémoire du tsar Uroè) Letopis Matice Srpske,<br />

389, 5, Novi Sad 1962, pp.460-464 ; L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i<br />

Makedonaca (le culte des saints chez les Serbes et les Macédoniens), Narodni<br />

Muzej Smederevo, (Musée populaire de Smederevo), édition spéciale, livre I,<br />

Smederevo 1965, p. 111-116.<br />

R. Novakoviç, »Podaci o godini spaxivaqa mowtiju sv. Save u<br />

“Brankoviçevom letopisuè” i u Pajsijevom “%itiju cara Urowa”«<br />

((Renseignements sur l’année de l’incinération des reliques de saint Sava dans<br />

la “Chronique de Brankoviç et dans la “Vie du roi Uroè” de Païssié), Prilozi<br />

za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la<br />

langue, l’histoire et le folklore), XXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 255-262.<br />

185


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

populaire des XVIe-XVIIIe siècles avant celle qui allait ébranler<br />

le pouvoir ottoman à l’aube du XIXe siècle.<br />

Même si l’intention de l’auteur était bien de placer cet ouvrage<br />

dans la continuité des hagio-biographies des archevêques et<br />

des souverains serbes du Moyen Age, celle de tsar Uroè diffère<br />

sensiblement de ses antécédents littéraires. La Vie de celui qui<br />

était jusqu’alors le dernier souverain némanide resté sans la moindre<br />

biographie n’est pas un ouvrage exclusivement hagio-biographique<br />

: l’ouvrage est moins étendu que la plupart de ses précédents,<br />

il commence par un bref précis historique destiné à expliquer “d’où<br />

et de qui sont issus les Serbes”, une sorte de généalogie des Nemanjiç,<br />

un rappel sur le tsar Duèan (1331-1355), père du jeune<br />

souverain. Son prétendu meurtre par le soi-disant honni roi Vukaèin,<br />

le principal “apport” historico-littéraire de Pajsije, allait donner<br />

de la matière à l’esprit et à la méthode critique de la jeune historiographie<br />

serbe du milieu du XIXe siècle. Pajsije évoque ensuite<br />

la fin tragique de Vukaèin, mort dans la grande défaite serbe<br />

de la Marica (1371), puis parle du prince Lazar (généalogie), de<br />

l’invention des reliques de tsar Uroè et de l’incinération de celles<br />

de Saint Sava. L’introduction et la conclusion donnent les motivations<br />

habituelles de l’auteur lorsqu’il s’agit d’expliciter la<br />

création de ce genre d’ouvrages. Très bon connaisseur de la littérature<br />

médiévale serbe, Pajsije se réfère aux hagio-biographies,<br />

aux généalogies des rois et archevêques, aux Annales du royaume<br />

80 .<br />

D’une valeur historiographique fort limitée , anachronique<br />

par rapport à la création littéraire de son temps, l’œuvre de Pajsije<br />

se rattache à une époque révolue et, d’une certaine façon, à la<br />

tradition épique vernaculaire. L’imaginaire légendaire supplante<br />

80 Dj. Slijepéeviç, »Pajsije, arhiepiskop peçski i patrijarh srpski kao<br />

jerarh i kqiùevni radnik« (Païssié, archevêque de Peç et patriarche serbe<br />

comme hiérarche et écrivain), Bogoslovxe, VIII, 2, Belgrade 1923, p. 123-144 ;<br />

3, p. 241-283 et comme livre à part.<br />

P. S. Protiç, %itija srpskih svetaca kao izvor istorijski (La vie des<br />

saints serbes comme source historique), Belgrade 1897.<br />

186<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

la théologie politique de l’historicisme médiéval serbe. L’idéologie<br />

de la symphonie des deux pouvoirs complémentaires est<br />

remplacée par une notion naissante du peuple historique dont la<br />

mémoire collective est perpétuée par la continuité non plus d’un<br />

Etat féodal mais par la permanence d’une Eglise nationale.<br />

La Vie du tsar Uroè a été publiée d’après un ms daté de 1642<br />

(année de sa rédaction originelle), désigné sous le nom de «Copie<br />

de Velika Remeta». Une autre copie a été exécutée au monastère<br />

de Jazak en 1748, avec des interpolations plus ou moins importantes.<br />

Une autre copie, avec l’office du tsar Uroè, fait partie de<br />

la collection des ms du monastère de Kruèedol.<br />

L’édition de Ruvarac est faite d’après ces ms, mais sans la<br />

Généalogie, publiée séparément.<br />

L’office à été maintes fois reproduit dans les différentes éditions<br />

de Srbljak 82 , comprenant seulement le canon du tsar Uroè,<br />

avec des variantes selon les éditions (Belgrade, Rimnik, Moscou).<br />

Dans le typikon de l’Eglise de Serbie, l’office du patriarche Pajsije<br />

est marqué par le signe de croix ainsi que d’un demi-cercle<br />

rouge.<br />

La traduction en serbe moderne des ouvrages du patriarche<br />

Pajsije a été publiée à plusieurs reprises, la plus récente étant<br />

celle préparée par Tomislav Jovanović 83 .<br />

* * *<br />

Dès lors qu’on tente de situer l’idéologie politique de la Serbie<br />

sur un plan international par rapport aux deux mondes de la<br />

chrétienté médiévale, on doit noter une double similitude, qui<br />

confirme la double appartenance idéologique de cet Etat situé à<br />

82 Dj. Trifunoviç, »Belewke o delima u Srbxaku«, O Srbxaku, Studije,<br />

Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1970.<br />

83 Patrijarh Pajsije, Sabrani spisi (Les œuvres complètes ?), Biblioteka<br />

Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige (Bibliothèque de la vieille littérature<br />

serbe en 24 livres), livre XVI, Prosveta-Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade<br />

1993, p. 166. Traduction, préface et commentaire par T. Jovanoviç.<br />

187


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

la jointure de ces deux mondes. Le principe d’hérédité 84 comme<br />

critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée même d’un<br />

charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que<br />

la faible influence de l’Assemblée (Sybory) des ordres dans l’intronisation<br />

et dans la cérémonie du couronnement royal, écartent<br />

la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain du type byzantin.<br />

La constance dans la succession héréditaire jusqu’à<br />

l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment infaillible<br />

de toute tentative d’usurpation du trône par quelque<br />

prétendant étranger au lignage royal, 86 le caractère autocratique<br />

84 La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de<br />

masculinité n’était qu’une tradition à Byzance aussi, qui n’a jamais été régie par<br />

une quelconque loi organique. Cette tradition était d’ailleurs loin d’être toujours<br />

respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple représentaient souvent<br />

des facteurs décisifs lors d’un changement sur le trône, et souvent sans tenir<br />

aucun compte de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit<br />

divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe<br />

dynastique s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes,<br />

cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G.<br />

Ostrogorski, Iz vizantijske istorije istoriografije i prosopografije,<br />

Belgrade 1970, p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen<br />

Staatsrecht der Komnenenzeit, Südost­Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270.<br />

Sur ce «droit du sang» dont l’application fut particulièrement rigoureuse dans<br />

le royaume capétien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal,<br />

Paris (Gallimard) 1986.<br />

Cf. le chapitre sur la fonction de l’empereur dans l’Etat byzantin : A. Guillou,<br />

La civilisation byzantine, Paris (Arthaud) 1990, p. 95-100 ; ainsi que celui sur<br />

la doctrine impériale : L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris<br />

(Albin Michel) 1970, p. 49 sq.<br />

86 *Sur l’institution du “jeune roi” en Serbie (Milka Ivkoviç, Ustanova “mladog<br />

kraxa” i sredqovekovnoj Srbiji, Istorijski glasnik 3-4, Belgrade<br />

1957, p. 63-64), et sur la question, encore sujette à caution, de la co-régence du<br />

dauphin Radoslav avec le roi Stefan le Premier Couronné (D. Sindik, O savladarstvu<br />

kraxa Stefana Radoslava, Istorijski éasopis XXXV, Belgrade<br />

1988, p. 23-29). La seule véritable exception à cette règle fut l’association au<br />

trône impérial de Uroè Ier, du roi Vukaèin Mrnjavéeviç (cf. R. MihaljÅiç, Kraj<br />

srpskog carstva, Belgrade 1975, p. 64-99). Il est significatif que le défaut majeur<br />

-»jeunesse dépourvue de raison» – attribué par l’hagio-biographie dynastique<br />

au tsar Uroè est celle qui constitue pour les auteurs byzantins l’une des<br />

188<br />

HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

du pouvoir royal, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil<br />

et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique<br />

avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique<br />

de type occidental.<br />

Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement<br />

centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,<br />

bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école<br />

athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines<br />

de la vie publique et privée (éducation, culture, arts et<br />

lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie…) et surtout<br />

l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs, qui<br />

confèrent le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,<br />

à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique et,<br />

d’un point de vue général, au fait même de la civilisation médiévale<br />

de la Serbie. C’est ce qui explique pourquoi la byzantinisation<br />

de la Serbie, notamment dans le domaine culturel et institutionnel,<br />

soit inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques<br />

de l’empire constantinopolitain sur son déclin. L’instauration<br />

de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opèrent<br />

alors que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure,<br />

l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de<br />

la puissance de Milutin et de Duèan, et le despotat de Serbie du<br />

XVe siècle devient le creuset et l’un des derniers refuges de la<br />

trois principales raisons justifiant l’instauration d’une co-régence impériale :<br />

J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963­1210), Paris 1990 (Publications<br />

de la Sorbonne), p. 186-187.<br />

Cf. A. Schmaus, Zur Frage der Kulturorientierung auf der Serben im Mittelalter,<br />

Sudoststudien 15 (1956) p. 179-201.<br />

L’ introduction des titres et fonctions byzantines à la cour et notamment<br />

l’instauration de la co-régence en la personne du “jeune roi» Uroè fut faite à la<br />

suite de la promulgation de l’empire par Duèan. Sur l’association au trône à<br />

Byzance : L. Bréhier, op. cit. p. 43-44 ; et surtout : G. Ostrogorsky, Sacarovaqe<br />

u sredqevekovnoj Vizantiji, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije<br />

istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 180-191, titre original<br />

: Das Mitkaisertum im mittelalterlichen Byzanz, E. Kornemann, Doppelprinzipat<br />

und Reichsteilung im Imperium Romanum, Leipzig-Berlin 1930, p. 166-178.<br />

189


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

culture ainsi que des élites byzantines et bulgares. Il est significatif<br />

à cet égard que Stefan le Premier Couronné ait reçu une couronne<br />

envoyée par le pape, alors que les despotes du XVe siècle<br />

reçurent leur investiture et leur couronne de Constantinople. Le<br />

fait que l’entreprise impériale de Duèan ait encouru une condamnation<br />

sévère de la part des auteurs ecclésiastiques montre bien<br />

que l’interdépendance des deux pouvoirs avait ses limites et que<br />

l’Eglise de Serbie attachait plus de prix à sa légalité canonique<br />

par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats<br />

du souverain et de l’Etat.<br />

Une présentation aussi sommaire de l’évolution du pouvoir<br />

souverain, de l’Etat et de l’idéologie qui s’en rapporte, ne peut<br />

avoir d’autre but que de fournir quelques éléments d’analyse et<br />

d’indiquer toute la complexité du phénomène politique serbe dans<br />

cette partie de l’Europe. Pareille enquête a ainsi pour but de soulever<br />

ou tout au moins d’indiquer quelques-uns des problèmes<br />

majeurs dans un domaine qui exigerait des études plus fouillés.<br />

Une recherche systématique et comparatiste à la fois devrait permettre<br />

non seulement d’éclairer davantage la nature du pouvoir<br />

et de l’idéologie politique en Serbie médiévale, mais peut-être<br />

aussi d’apporter quelque lumière sur les différences fondamentales<br />

entre deux concepts civilisateurs, ceux de deux mondes si<br />

profondément divergents et pourtant inextricablement liés, que<br />

sont au Moyen Age les deux parties de la chrétienté.<br />

190<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

l’IdéologIe de l’etAt serbe<br />

du XIII e Au XV e sIècle<br />

Idéologie et puissance inscrite dans l’histoire<br />

Située entre l’Adriatique, avec ses cités romanes, et le Danube<br />

et la Save qui formaient sa frontière avec le grand royaume<br />

catholique de l’Europe Centrale d’une part, limitrophe d’autre part<br />

de Byzance et du royaume bulgare à l’Est et de la Bosnie à l’Ouest,<br />

la Serbie médiévale se trouvait au carrefour de courants culturels,<br />

politiques et confessionnels fort divers.<br />

La partie centrale et Nord-Ouest des Balkans, comprenant la<br />

Serbie, la Bosnie et les régions limitrophes a gardé, tout au long<br />

du bas Moyen Age, le caractère d’une plaque tournante entre<br />

Byzance et l’Occident, entre le monde du christianisme romain et<br />

celui du monde slave et oriental. D’où la complexité culturelle et<br />

politique de cette partie de l’Europe et le caractère souvent éclectique<br />

des institutions de ces pays. D’où aussi la difficulté de situer<br />

ces Etats balkaniques dans un contexte civilisateur plus large, par<br />

rapport à l’Orient ou à l’Occident chrétiens.<br />

Le système monarchique serbe, avec sa théologie politique<br />

centrée sur une sanctification de la dynastie et jalonnée par de<br />

nombreux cultes royaux, est sans doute la clef de voûte d’un<br />

phénomène d’anthropologie politique et culturelle propre à ce<br />

monde médiéval exposé à des courants si divers. A travers son<br />

idéologie, l’Etat de Serbie a su se forger une synthèse qui fut<br />

l’expression propre de sa civilisation médiévale.<br />

Système de références, philosophie du monde et de la vie,<br />

l’idéologie est un ensemble d’idées, de doctrines et de croyances<br />

propres à une époque, à une société ou à une classe. L’idéologie<br />

politique de l’Etat médiéval serbe, a non seulement fortement<br />

marqué la civilisation serbe du Moyen Age, mais a laissé une<br />

191


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

empreinte profonde dans la conscience collective des époques<br />

ultérieures.<br />

L’histoire des idées, des structures mentales et de la philosophie<br />

politique des Etats balkaniques n’a pas encore été suffisamment<br />

étudiée. Les études sur la spiritualité, la culture, la philosophie<br />

et l’idéologie politique de l’Empire byzantin, constituent un<br />

domaine d’excroissance de recherche dans les sciences historiques<br />

et sociales.<br />

Dans l’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval<br />

serbe, le chercheur doit faire face à des difficultés considérables<br />

dues non pas tant à la disparité des sources qu’à leur éparpillement<br />

au gré des vents et marées de l’histoire ; à la carence d’études<br />

philologiques récentes ; à la rareté de bonnes éditions critiques et<br />

diplomatiques ; à l’absence de véritables programmes d’envergure,<br />

équipes et institutions de recherches dans ce domaine de<br />

l’histoire des institutions, des idées et de la société médiévale.<br />

L’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe est<br />

délimitée dans une période qui va de la fin du XIIe à la fin du XVe<br />

siècle. Les sources écrites et iconographiques autochtones sur les<br />

premières principautés serbes et sur le royaume de Dioclée sont<br />

fort rares et faibles en informations dans ce domaine . Sans en<br />

Mise à part toutefois la Chronique du prêtre de Dioclée (XIe-XIIe s.), semilégendaire<br />

et encore très insuffisamment étudiée : F. Šišić, Letopis Popa<br />

Dukxanina, Beograd-Zagreb 1928, (édition critique du texte) ; Barski rodoslov<br />

– Xetopis Popa Dukxanina, (trad., introduction et annotation : S. Mijušković),<br />

Belgrade 1988 ; N. Banašević, Letopis popa Dukxanina i narodna predaqa,<br />

Belgrade 1971, p. 219-224 ; Dj. Sp. Radojičić, Legenda o Vladimiru i Kosari,<br />

Bagdala, Kruševac 1967, p. 96-97 ; G. ostrogorski, Sinajska ikona Sv. Jovana<br />

Vladimira, in id. Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 159-169 ;<br />

L’icône du Saint roi Jovan Vladimir le céphalophore (1731) dans le Musée de<br />

Tirana – avec Vita (12 fig.) : L’arte albanese nei secoli, Rome 1985, tb. IX (cat.<br />

432), p. 116.<br />

L’étude de l’art sépulcral dynastique révèle une continuité de style pour les<br />

tombes princières des XI-XIIIe siècles. De l’église sépulcrale (selon la Chronique<br />

du prêtre de Dioclée) des souverains de la Zéta, Michel († 1081), rois Bodin<br />

(† 1104), Vladimir († 1116), Dobrosav (après 1104) et Gradihna († 1143), des<br />

Sts. Serge et Vakh (Bacchus) de Skadar (rénové de font en comble par le roi<br />

192<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

tirer des conclusions hâtives, nous devons constater, devant la<br />

carence des sources et l’état modeste des connaissances, que la<br />

période pré-némanide constitue une zone de pénombre par rapport<br />

à la période qui commence à l’avènement de la dynastie fondée<br />

par le grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196).<br />

Une relative abondance de sources écrites et iconographiques<br />

à partir de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle est consécutive<br />

à l’institutionnalisation plus avancée et à la continuité des<br />

fonctions de l’Etat et de l’Eglise, les deux piliers de l’ordonnancement<br />

de la société médiévale.<br />

Les chartes des souverains de Serbie, avec leurs préambules<br />

rhétoriques, autobiographiques et théologiques expriment avant<br />

tout la position juridique de leurs signataires par rapport aux pays<br />

et souverains voisins, ainsi que leurs prérogatives à l’égard des<br />

institutions et sujets de leur pays.<br />

L’iconographie “historique” 90 des fondations pieuses a pour<br />

Milutin, 1282-1321), il reste si peu de vestiges qu’on n’y peut quasiment rien<br />

apprendre sur l’art sépulcral de ce mausolée royal. Ainsi, l’église de St. Pierre<br />

de Campo (deuxième moitié du XIe s.) près de Trebinje (avec la sépulture du<br />

roi Radosav, frère de Michel, selon la Chronique de Bar), avec la chapelle adjacente<br />

de St. Paul (XIIe s.) représente le seul édifice funéraire dynastique de la<br />

période pré-némanide. La chapelle de St. Paul abrite la sépulture du grand joupan<br />

Desa (1162-1165), fils du joupan Uroš Ier de Raška, lequel était le neveu du<br />

joupan Vukan (1083-1115), auquel le roi Bodin de Zéta avait donné le pouvoir<br />

sur la Raèka. Le fait que la sépulture attribuée à Desa présente une similitude<br />

importante avec celles des princes Miroslav (frère de Nemanja), à St. Pierre de<br />

Bijelo Polje (fin XIIe s.), et Stefan Prvoslav (neveu de Nemanja) à Djurdjevi<br />

Stupovi de Budimlje (vers 1200), révèle la survivance de la tradition dynastique<br />

pré-némanide à l’aube du XIIIe siècle, alors que Nemanja inaugure à Studenica<br />

un style de l’art sépulcral différent, et qui sera désormais celui de la dynastie<br />

némanide : (Danica Popović, Srpski vladarski grob u sredqem veku, Belgrade<br />

1992, p. 21-23, bibliographie).<br />

90 V. Djuriç, Posveta Nemaqinih zaduùbina i vladarska ideologija, in<br />

Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda, (Bogoslovxe XXXI,<br />

Belgrade 1987), p. 13-25 ; idem, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu<br />

sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele. I-III, ZRVI 8/2 (1965),<br />

p. 69-90 ; ZRVI 10 (1967), p. 121-148 ; ZRVI 11 (1968), p. 99-127.<br />

193


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

but d’introduire dans le rigoureux canon iconographique byzantin<br />

la relation privilégiée du souverain de Serbie avec le Seigneur et<br />

Créateur éternel.<br />

La nécessité de se faire une place dans la hiérarchie des valeurs<br />

du monde contemporain trouve cependant son meilleur reflet dans<br />

les textes narratifs et hymnographiques consacrés aux souverains<br />

et aux archevêques de Serbie. Rédigés essentiellement par les<br />

moines et les ecclésiastiques, ces textes situent les princes des<br />

deux pouvoirs dans une perspective hagiographique avec une<br />

tendance à placer le devenir de l’Etat serbe dans le contexte de<br />

l’histoire sacrée. Reflétant ce qu’on pourrait désigner par la Révolution<br />

religieuse et institutionnelle qui s’est opérée dans la<br />

Serbie du XIIIe siècle, ces textes, imbus de la philosophie politique<br />

de l’époque, sont le mieux désignés pour nous informer sur<br />

l’idéologie politique de l’Etat serbe au Moyen Age.<br />

Suivant de plus près l’évolution politique et religieuse d’une<br />

société médiévale, ces textes sont à même de nous aider à définir<br />

une périodisation de l’histoire des idées et des institutions en<br />

Serbie entre la fin du XIIe et la fin du XVe siècle.<br />

1. La royauté et l’Eglise et leurs saints fondateurs<br />

(XIIIe siècle)<br />

Fin XIIe — fin XIIIe siècle : période de l’avènement de la<br />

dynastie némanide, du royaume et de l’Eglise autocéphale de<br />

Serbie ; période d’instauration du droit romain par le biais du droit<br />

canon (Nomokanon ou Zakonopravilo de Sava Ier) . Ce fut aussi<br />

celle des premiers cultes dynastiques, instaurés à partir des grandes<br />

laures monastiques, les fondations pieuses des premiers souverains<br />

némanides, Studenica (vers 1186), Chilandar (1198), §iéa<br />

(vers 1220), Mileèeva (avant 1228) 92 . Les années de la rédaction<br />

“…cette même époque qui a été louée pour avoir soudainement découvert<br />

l’individu sauvegarda aussi des systèmes entiers du droit écrit…” : P. Brown,<br />

La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, Paris 1985, p. 260.<br />

92 S. Çirkoviç, V. Koraç, Gordana Babiç, Le monastère de Studenica, Bel-<br />

194<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

des premières hagio-biographies et acolouthies dynastiques et<br />

ecclésiastiques. Puis de la fusion des cultes fondateurs en celui<br />

des deux pères (Siméon pour l’Etat et Sava pour l’Eglise) de la<br />

Patrie. Période initiale d’une harmonie peu commune entre les<br />

deux pouvoirs, dont le reflet le plus marquant, dans les textes<br />

dynastiques, est le jumelage du culte dynastique et ecclésiastique ;<br />

afin de signifier l’unanimité d’esprit dans la société et le consensus<br />

crée autour du culte des plus illustres personnages de l’Etat et<br />

de l’Eglise.<br />

La formation de la royauté némanide s’inscrit dans un processus<br />

socioculturel et politique d’une longue lutte d’émancipation<br />

menée par les grands joupans de Serbie au cours du XIIe siècle et<br />

de la crise politique et idéologique de l’empire byzantin culminant<br />

par la chute de Constantinople en 1204 93 . Dans sa charte (1198-<br />

1199) de fondation de Chilandar, l’ex-grand joupan Nemanja<br />

définit avec précision la place du souverain serbe par rapport aux<br />

puissances voisines :<br />

«Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, puis les<br />

hommes sur elle. Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute<br />

cette création. Il établit les uns en tant que tsars (empereurs),<br />

d’autres en tant que princes et d’autres comme souverains, donnant<br />

à chacun de paître son troupeau en le protégeant de tout mal qu’il<br />

pourrait rencontrer. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très<br />

miséricordieux institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois<br />

en tant que rois, et chaque peuple eut sa part. Il donna la Loi et<br />

établit les mœurs, plaçant à leur tête les souverains selon la cou-<br />

grade 1986 ; D. Bogdanoviç, V. Djuriç, D. Medakoviç, Chilandar, Belgrade<br />

1978 ; M. Kaèanin, Dj. Boèkoviç, P. Mijoviç, §iéa. Istorija, arhitektura,<br />

slikarstvo, Belgrade 1969 (résumé français et anglais, p. 203-225) ; S. Radojéiç,<br />

Mileševa, Belgrade 1971 2 ; G. Millet, Etude sur les églises de Rascie, L’art<br />

byzantin chez les Slaves I-1, Paris 1930.<br />

93 I. Dujéev, “La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la<br />

civilisation byzantine”, Cahiers de travaux et de conférences I ­Christianisme<br />

byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 5-68.<br />

195


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

tume et la Loi, les départageant par Sa grande sagesse” 94 .<br />

Formulation reprise (entre 1200 et 1202) par son successeur<br />

sur le trône, le futur roi Stefan le Premier Couronné (1196-1228).<br />

La place modeste que s’assigne le grand joupan ne doit pas<br />

nous écarter de la revendication essentielle exprimée dans ce<br />

texte révélateur : la souveraineté du prince serbe au sein d’une<br />

hiérarchie des Etats au sommet de laquelle se trouve l’empire et<br />

le basileus byzantin. Aucun texte n’exprime une telle conformité<br />

avec la hiérarchie politique byzantine (Ostrogorsky) . Il n’en est<br />

pas moins significatif cependant que le prince serbe tient à définir<br />

sa place également par rapport au roi de Hongrie, pays qui fait<br />

partie d’un autre système de hiérarchie politique en ce temps-là.<br />

Cette attitude résume en elle-même toute l’ambiguïté d’une position<br />

quasiment médiane de la Serbie située entre les deux parties<br />

de la Chrétienté médiévale, position qui imposait cette ambiguïté,<br />

mais qui rendait d’autant plus impérieuse la nécessité de se définir<br />

en soi même et par rapport au monde extérieur.<br />

L’Europe du XIIe siècle est un monde de mutations profondes ;<br />

c’est l’époque d’un tournant important dans l’histoire du Moyen<br />

Age marqué par des “changements dans la structure et dans les<br />

attentes de la société (…) entraînant un déplacement spectaculaire<br />

de la frontière entre l’objectif et le subjectif” 96 . Le renforce-<br />

94 La charte de fondation de Chilandar a été publiée à plusieurs reprises depuis<br />

la première moitié du XIXe siècle, parmi les meilleures éditions : F. Miklosich,<br />

Monumenta Serbica, Vienne 1858, p. 4-6 ; A. Solovjev, Odabrani spomenici<br />

srpskog prava, Belgrade 1926, p. 11-14 ; Dj. Trifunoviç, V. Bjelogrliç, I. Brajoviç,<br />

Hilandarska osnivaéka povexa svetoga Simeona i svetoga Save, in<br />

Osam vekova Studenice, Belgrade 1986, p. 49-60. Citation d’après l’édition :<br />

Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sremski Karlovci 1928, p. 1-4.<br />

Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document<br />

écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation<br />

et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija<br />

drùava, Le prince Lazar ­ O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac<br />

1971), Belgrade 1975, p. 131.<br />

96 P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 260.<br />

196<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

ment du pouvoir central en Serbie, dans la deuxième moitié du<br />

XIIe siècle, correspond à ce “passage du consensus à l’autorité<br />

qui est l’un des plus subtils de tout le XIIe siècle”, processus socio-politique<br />

et culturel dont parle Peter Brown .<br />

L’idéologie politique du Moyen Age serbe est fortement<br />

marquée par la figure du fondateur de la dynastie némanide. Grand<br />

joupan de Serbie (1166-1196), Stefan Nemanja agrandit et renforça<br />

son Etat avant d’abdiquer en faveur de son deuxième fils<br />

Stefan, gendre de l’empereur byzantin. Devenu le moine Siméon,<br />

il fonda la laure de Studenica, puis suivit son fils cadet, Sava, au<br />

Mont Athos pour y fonder la laure serbe de Chilandar où il finit<br />

ses jours en 1199. Sava, puis Stefan écrivirent tous deux la biographie<br />

de leur père dont le culte se développa quelques années à<br />

peine après sa mort et notamment suite à la translation de ses reliques<br />

en Serbie, en 1207 . Le moine athonite, Domentijan,<br />

écrivit au milieu du XIIIe siècle une hagiographie de Sava devenu<br />

le premier archevêque orthodoxe de Serbie, puis une troisième<br />

hagiographie de Siméon-Nemanja, à la demande du roi Uroè Ier,<br />

petit-fils de Nemanja . A la fin du XIIIe ou au début du XIVe, un<br />

“L’Etat laïc du XIIe siècle s’éloignait rapidement de cette image consensuelle<br />

de son rôle. Le gouvernement n’était plus un faiseur de paix selon cette<br />

mode dépassée. Il était celui qui impose l’ordre et la loi” : P. Brown, La société<br />

et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 259 n. 68. La lettre du pape<br />

Innocent III (théologien et juriste de formation) à Philippe de Souabe (fin 1199<br />

ou début 1200), en se référant à Melchisédech “développe les conceptions pontificales<br />

sur les rapports entre Empire et Eglise, présentés comme deux sphères<br />

autonomes, mieux, indissolublement liées, comme la lune (l’Empire) l’est au<br />

soleil (l’Eglise romaine), dont elle reçoit sa lumière”, O. Guyotjeannin, Archives<br />

de l’Occident, sous la direction de Jean Favier, tome I, Le Moyen Age. Ve­XVe<br />

siècle, Paris 1992, p. 359-362.<br />

Lj. Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju,<br />

ZRVI 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444. “la règle veut qu’après sa mort, le<br />

dépouille du saint retourne au monastère où il a longtemps vécu et où il a désiré<br />

lui-même être enseveli”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins,<br />

Paris 1993, p. 197.<br />

Les mentions liturgiques de Saint Siméon et Saint Sava se généralisent dans<br />

les ménologes et autres livres d’usage liturgique à partir de la fin du XIIIe siècle.<br />

197


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

autre moine athonite, Teodosije, rédigea une deuxième Vie de Saint<br />

Sava qui inclut aussi l’hagio-biographie de Saint Siméon-Nemanja<br />

le Myroblyte 100 . L’Europe dans son ensemble vit au XIIIe<br />

siècle (surtout dans sa première moitié) une montée en flèche des<br />

cultes des saints rois et princes. Ce fut l’époque culminante des<br />

souverains très-chrétiens canonisés par l’Eglise et vénérés par<br />

leurs successeurs et leurs sujets 101 .<br />

Les hagio-biographies de Siméon-Nemanja et les offices<br />

consacrés à son culte (composés par Sava Ier, puis par Teodosije)<br />

sont des textes révélateurs d’une philosophie politico-religieuse<br />

articulée autour d’un culte princier 102 . Instauré par les soins de ses<br />

deux fils, Stefan le Premier Couronné à la tête de l’Etat et Sava<br />

Ier fondateur de l’Eglise autocéphale (1219) de Serbie, l’émergence<br />

du culte de Siméon-Nemanja marque une étape cruciale<br />

dans l’évolution de la société serbe pour devenir une référence<br />

clef dans le système monarchique de cet Etat médiéval. La dynamique<br />

de l’évolution politique et religieuse en cette fin du XIIe et<br />

Au XIVe siècle la mention de St. Siméon-Nemanja est légèrement moins fréquente<br />

que celle de St. Sava : D.E.Stefanoviç, Prilog prouéavaqu mesecoslova<br />

XIII i XIV veka, Juànoslovenski filolog XLV, Belgrade 1989, p. 147-149.<br />

100 Le pèlerinage auprès des reliques du saint et les guérisons miraculeuses<br />

médiatisées par l’huile sainte exsudée de son tombeau sont assez fréquentes chez<br />

les saints byzantins (Démetrius, Euthyme, Nikôn le Métanoeïte, et d’autres),<br />

Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 195sq.<br />

101 Ce qui s’accorde tout à fait avec ce “processus d’exaltation monarchique<br />

qui commence au XIIIe siècle”, voir : G. Sabatier, Imagerie héroïque et sacralité<br />

monarchique, in La royauté sacrée dans le monde chrétien, sous la direction<br />

de A. Boureau et C.-S. Ingerflom, Paris 1992, p. 115-127 ; J. Le Goff, Aspects<br />

religieux et sacrés de la monarchie française du Xe au XIIIe siècle, ibid, p. 19-<br />

28 ; K. Gorski, Le roi-saint : Un problème d’idéologie féodale, in Annales.<br />

Economies, Sociétés, Civilisations, 24e année - N° 2, Mars-Avril 1969, p. 370-<br />

376 ; R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984 ; cf.<br />

la courbe statistique des saints couronnés en Orient et Occident chrétien :<br />

D. Guillaume, Quand les chefs d’Etat étaient des saints, Parme 1992, p. 243.<br />

102 “Le pouvoir des saints palliait les déficiences des ressources humaines. Ils<br />

étaient de grandes centrales d’énergie dans le combat contre le mal ; ils comblaient<br />

les vides existant dans la structure de la justice humaine” : R.W.Southern, The<br />

Making of the Middle Ages, Londres 1953, p. 137.<br />

198<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

au début du XIIIe siècle est telle en Serbie qu’elle peut être assimilée<br />

à une révolution institutionnelle et culturelle. Le couronnement<br />

(1217) du grand joupan Stefan Nemanjiç par une couronne<br />

royale envoyée de la part du pape Honorius III (1216-1227) marque<br />

le prestige accru, une sorte de reconnaissance internationale<br />

du royaume de Serbie 103 . La consécration de Sava par le patriarche<br />

de Constantinople, en 1219 à Nicée, comme premier archevêque<br />

de l’Eglise de Serbie, définit sa structure ecclésiastique et détermine<br />

l’avenir de sa spiritualité. La compilation du Nomocanon<br />

traduit par les soins de Sava Ier vers 1220, donne une assise juridique,<br />

basée sur le droit romain, à l’Eglise et à l’Etat serbe 104 .<br />

2. La foi et la Loi: le début de dissociation des deux pouvoirs<br />

(première moitié du XIV e s.)<br />

2. La première moitié du XIVe siècle est celle de l’apogée de<br />

la puissance serbe dans les Balkans, de l’essor constant dans le<br />

domaine politique, économique et culturel, des conquêtes des rois<br />

Dragutin et Milutin, du dessein impérial de Duèan, de la “byzantinisation”<br />

de certaines institutions en Serbie ; de la dyarchie mais<br />

aussi du début de la segmentation des deux pouvoirs, du renforcement<br />

du pouvoir central et de l’instauration du constitutionnalisme<br />

basé sur le code juridique de Duèan. L’idéologie politique<br />

de cette époque est marquée par l’institutionnalisation de la conti-<br />

103 “Après le royaume de Chypre et celui de Serbie, aucun nouveau royaume<br />

ne fut introduit au nombre des états européens jusqu’au début du XVIIIe siècle” :<br />

S. Çirkoviç, La Serbie au Moyen Age, Paris 1992, p. 89-90.<br />

104 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore<br />

Balsamon et Démétrios Chomatianos), où les articles (premier chapitre de la<br />

VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la<br />

primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des<br />

Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et<br />

de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres: G.E. Heimbach,<br />

Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209, reproduit, avec sa traduction serbo-slave :<br />

Velika paqe inhxy ije vy qelovchxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago darovana<br />

qlvhkol&obi&a, sùceniqystvo i cyrstvo…, par S. Troicki, “Crkveno-politiéka<br />

ideologija Svetosavske krméije”, Glas SAN CCXII (1953), p. 177-178.<br />

199


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

nuité sacrée de la dynastie désignée comme la “Lignée de sainte<br />

extraction”. Dans le domaine littéraire ce fut le temps de la codification<br />

des “Vies des saints rois et archevêques serbes” et dans<br />

le domaine iconographique, l’apparition de la “Sainte lignée”<br />

némanide 105 , assimilée à l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne<br />

traditionnelle 106 .<br />

La première moitié du XIVe siècle est une époque qui vit<br />

l’apogée de la dynastie némanide. Après la bataille de Velbuàd<br />

(1330) la Serbie devient la première puissance dans les Balkans.<br />

Dans le domaine littéraire et iconographique cette évolution s’exprime<br />

par une idéologie politique qui révèle la conscience qu’avaient<br />

d’eux même les contemporains de cette époque, les auteurs de<br />

l’idéologie articulée autour du charisme de la “lignée de sainte<br />

extraction” : les rois descendants de Saint Siméon-Nemanja 107 ,<br />

ainsi que les archevêques qui “détinrent le trône de Saint Sava”.<br />

L’archevêque Danilo II (1324-1337) est l’un des personnages clef<br />

de cette époque 108 . Il fut à l’origine de la codification des Vies des<br />

105 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, in I Kongres saveza<br />

društava povjesničara umjetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 53-55 ; idem Peristil<br />

21, Zagreb 1978, p. 53-55.<br />

106 L’arbre généalogique des Némanides (Loza Nemaqiça), peint selon le<br />

modèle de l’Arbre de Jessée, est un thème iconographique en Serbie depuis le<br />

début du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe siècle. Sur l’arbre généalogique des<br />

souverains serbes (XVe s.) découvert à Studenica (“volet droit du diptyque dont<br />

la partie gauche est composée de l’Arbre de Jessée”) : V. Djuriç, Loza srpskih<br />

vladara u Studenici, in Zbornik u éast Vojislava &uriça, Filoloèki<br />

fakultet - Filosofski fakultet - Institut za kqiàevnost i umetnost,<br />

Belgrade 1992, p. 67-81.<br />

107 “…Stefan, roi Uroè II (Milutin), arrière-petit-fils de Saint seigneur Siméon,<br />

le serviteur de mon Christ et de Sa Très Pure Mère” (dans la charte de fondation<br />

de Graéanica) : éd. M. Pavloviç, Graéaniéka povexa, Glasnik SND III/1<br />

Skoplje 1928, p. 126 (résumé français, p. 141).<br />

108 Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV ­XVII veka). Rasprave<br />

i élanci, Belgrade 1942, p. 5-12 ; G.L.Mac Daniel, Prilozi za istoriju<br />

“§ivota kraxeva i arhiepiskopa srpskih” od Danila II, Prilozi KJIF<br />

XLVI/1-4 (1980), p. 42-52 ; R. Mircea, Les vies des rois et des archevêques et<br />

leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1657, Revue des études<br />

sud­est européenes IV, Bucarest 1966, p. 393-412.<br />

200<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

saints rois et archevêques serbes ainsi que de la représentation<br />

picturale 109 de la “Lignée de sainte extraction” peinte sur les murs<br />

des fondations pieuses royales et archiépiscopales selon le mode<br />

de l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle. Les<br />

“Vies des rois…” font suite aux hagio-biographies du XIIIe siècle<br />

qui conjuguent les thèmes idéologiques de la sainteté et du pouvoir.<br />

Ayant pour référence charismatique les deux saints nationaux du<br />

XIIIe siècle, Siméon-Nemanja et Sava Ier, les rois némanides sont<br />

placés dans une perspective de sainteté sans pour autant être<br />

considérés comme saints. Les premiers rois, successeurs de Stefan-<br />

Siméon-Nemanja, Stefan le Premier Couronné (moine Simon),<br />

ses fils, Radoslav (1228-1234) — le moine Jean, Vladislav (1234-<br />

1243), et Uroè Ier (1243-1276) — le moine Simon 110 , ne sont pas<br />

canonisés. Dans la génération suivante, Dragutin (1276-1282) est<br />

décrit comme un roi ayant mené une sainte vie faite de mortifications,<br />

d’ascétisme et de zèle religieux. Il se fit moine (Teoktist),<br />

mais ne fut pas canonisé ayant, selon son biographe, formellement<br />

interdit toute vénération de ses reliques. Comme les descendants<br />

de Dragutin perdirent le droit de succession au trône, son culte<br />

perdit tout intérêt dynastique. La reine Hélène (dite d’Anjou),<br />

épouse d’Uroè Ier et mère de Dragutin et de Milutin se fit moniale<br />

avant de mourir en odeur de sainteté. C’est l’archevêque<br />

Danilo II qui semble avoir veillé à l’instauration de son culte, mais<br />

109 V.R. Petkoviç, Loza Nemanjiça u starom àivopisu srpskom ; et V. J. Duriç,<br />

Loza Nemaqiça u starom srpskom slikarstvu, in Zbornik radova I kongresa<br />

Saveza druètava istoriéara umetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 97-100,<br />

et 53-55 ;<br />

110 Sur le changement de prénom lors de l’entrée en religion ou lors de l’adoption<br />

du grand schème (meγa scima) dans la Serbie médiévale, notamment pour<br />

les rois, princes et membres de leurs familles : Rad. M. Grujiç, Promena<br />

imena pri monaèequ kod sredqevekovnih Srba, Glasnik SND XI/5 (1932),<br />

p. 239-240.<br />

“Certains font même profession monastique avant de mourir ; c’est visiblement<br />

mieux d’être enterré dans l’habit d’un moine ; cette coutume va durer<br />

longtemps, surtout dans la noblesse, en Russie, mais aussi en Pologne et en<br />

Lituanie” : Histoire du Christianisme VI (J. Kloczowski), p. 266.<br />

201


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

sans canonisation formelle semble-t-il, car on ne lui connaît pas<br />

d’office religieux qui marque une canonisation en bonne et due<br />

forme. Le culte du roi Milutin est instauré (par les soins de Danilo<br />

II), trois ans après son trépas en odeur de sainteté. En dehors<br />

de la Vie du roi Milutin 112 , Danilo II composa deux offices liturgiques<br />

consacrés aux saints archevêques Arsenije et Evstatije.<br />

Vers 1380, le futur patriarche Danilo III (1390-vers1396)<br />

composera l’acolouthie du saint roi Milutin. Ainsi le charisme<br />

sacré des rois némanides se trouvera perpétué par un nouveau<br />

culte dynastique qui confirme la réputation de la “Lignée de<br />

sainte extraction”. Danilo II est également l’auteur des brèves vies<br />

des archevêques Arsène 113 Ier (1233-1263, †1266), Sava II (1264-<br />

1271), Danilo Ier (1271-1272), Joanikije 114 Ier (1272-1276, †avril<br />

1279) et Jevstatije Ier (1279-1286), qui font en quelque sorte<br />

contrepoids au charisme royal des Nemanjiç. Ainsi la chronique<br />

hagio-biographique du royaume serbe reflète par sa structure et<br />

par son contenu idéologique, l’équilibre et l’interdépendance des<br />

deux pouvoirs, séculier et spirituel, tous deux marqués du sceau<br />

de la sainteté, déléguée, potentielle ou effective . La sainteté<br />

épiscopale se manifeste du vivant de l’archevêque à qui il arrive<br />

de faire des miracles dès son vivant. Le roi, en revanche, n’est<br />

jamais un thaumaturge de son vivant, ce sont ses œuvres pieuses,<br />

112 D. Petroviç, §ivot kraxa Milutina od arhiepiskopa Danila II,<br />

Zbornik Filosofskog fakulteta u Priètini VIII, Priètina 1971, p. 362-<br />

376 ; Sur les similitudes stylistiques (continuité hagiologique) de Domentijan et<br />

de Danilo II : V. Çoroviç, Domentijan i Danilo (Jedna glava iz “Juànoslovenske<br />

hagiografije”), Prilozi KJIF I/1 (1921), p. 21-33.<br />

113 Les reliques de l’archevêque Arsène Ier étaient vénérées dans l’église des<br />

Saints Apôtres à Peç, cf. L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, Smederevo 1965,<br />

p. 74-75.<br />

114 Avant de devenir archevêque, disciple de l’archevêque Sava II et higoumène<br />

de Studenica.<br />

La relation entre le souverain et ses sujets en Serbie médiévale est qualifiée<br />

par N. Radojéiç de “territoriale et non pas de consanguine (droit du sol et non<br />

pas droit du sang) et mystique, basée sur la tradition et la religion” : N. Radojéiç,<br />

Compte-rendu : “M. Mladénovitch, L’Etat serbe au moyen âge — Son caractère,<br />

Paris (Bossuet) 1931, 8°, 210p.”, Glasnik SND XI/5 (1932), p. 254.<br />

202<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

son œuvre et sa vie, prises dans leur ensemble, son trépas 116 et le<br />

surnaturel lié à sa dépouille qui sont le critère d’une canonisation<br />

éventuelle. Celle du roi Milutin marque l’apogée de l’idéologie<br />

némanide, consécutive à une dyarchie étroite entre l’Eglise et<br />

l’Etat depuis le début du XIIIe jusqu’au début du XIVe siècle.<br />

3. Déroute de certitudes et renouveau du consensus<br />

(deuxième moitié du XIVe s.)<br />

La deuxième moitié du XIVe siècle fut celle du rapide déclin<br />

et de l’éclatement de l’empire de Duèan, de la fin de la dynastie<br />

némanide (1371), d’une mise en cause du pouvoir central et du<br />

début de la prédominance et des conquêtes ottomanes dans les<br />

parties centrales des Balkans. Cette période fut marquée par une<br />

profonde crise de conscience, une mise en cause sans précédent<br />

du charisme dynastique et de l’autorité royale. D’une dissociation<br />

inédite du pouvoir spirituel par rapport au pouvoir séculier. De<br />

l’émergence du mouvement et de l’esprit hésychastes, de l’instauration<br />

d’un nouveau culte dynastique (celui du prince Lazar le<br />

grand-martyr), de la restauration du pouvoir central et de son interdépendance<br />

avec le pouvoir spirituel. Dans le domaine littéraire<br />

ce fut le début de dissociation des textes dynastiques et<br />

historiques en genres profanes, d’une part, et plus proprement<br />

ecclésiastiques, d’autre part.<br />

Les continuateurs anonymes ont poursuivi l’œuvre hagiobiographique<br />

de Danilo II en écrivant la vie de Stefan Deéanski,<br />

la biographie tronquée de Duèan, ainsi que les vies des archevêques<br />

et patriarches . L’élévation des reliques du roi Stefan Deéanski<br />

eut lieu une dizaine d’années après sa mort ; son culte clôt la<br />

liste des souverains némanides canonisés au Moyen Age. Alors<br />

que les Continuateurs de Danilo II poursuivaient la codification<br />

des Vies des rois et archevêques… des changements importants<br />

116 Le trépas du saint dans le monde byzantin relève souvent d’un “spectacle<br />

public”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 227-229.<br />

Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV ­XVII veka). Rasprave<br />

i élanci, Belgrade 1942, p. 15-16 ;<br />

203


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

survinrent dans l’esprit de cette chronique dynastique vers le<br />

milieu du XIVe siècle. L’idéologie dynastique véhiculée par les<br />

écrits des auteurs ecclésiastiques marque une rupture avec le<br />

consensus entre les deux pouvoirs qui avait si fortement empreint<br />

les périodes antérieures. L’exclusion décrétée par le patriarcat de<br />

Constantinople , à la suite de la proclamation de l’Empire serbogrec<br />

de Duèan (1345), et l’usurpation des diocèses grecs par des<br />

évêques serbes, a dû toucher les consciences ainsi que les intérêts<br />

de la hiérarchie ecclésiastique serbe. La biographie tronquée de<br />

Duèan, interrompue avant la proclamation de l’Empire, ainsi que<br />

les textes qui lui font suite témoignent que pour la première fois,<br />

une partie au moins de la hiérarchie et les auteurs ecclésiastiques,<br />

se sont désolidarissé de la politique officielle et même de l’idéologie<br />

dynastique. Ces changements devraient cependant être situés<br />

dans un contexte plus large afin de mieux comprendre la crise<br />

dynastique, institutionnelle et politique qui marque la deuxième<br />

moitié du XIVe siècle.<br />

Au faîte de la puissance de Milutin, les premières fissures<br />

apparurent dans l’harmonie des deux pouvoirs, lorsque le Concile<br />

de l’Eglise de Serbie n’accepta pas le candidat du roi, le futur Da nilo<br />

II, pour l’élection du nouvel archevêque. Le renforcement du<br />

pouvoir monarchique, surtout depuis la proclamation de l’empire,<br />

s’accordait mal avec le délicat équilibre entre les deux pouvoirs.<br />

Le “constitutionalisme” de Duèan instauré avec la proclamation<br />

(Zakonik 1349 et 1353) de son Code juridique basé sur le Droit<br />

romain transmis par Byzance avait pour conséquence le renforcement<br />

de structures juridiques et sociales ce qui eut pour effet<br />

l’affaiblissement du rôle d’arbitrage de l’Eglise.<br />

Entre 1352 et 1353 : M. Al. Purkoviç, Srpski patrijarsi sredqeg veka,<br />

Düsseldorf 1976, p. 40.<br />

N. Radojéiç, Snaga zakona po Duèanovom zakoniku, 62 Glas SKA CX<br />

(1923), p. 100-139. Cf. idem Die Gründe einer serbischen Entlehnung aus dem<br />

byzantischen Rechte, Bulletin de la section historique de l’Académie Roumaine<br />

XI, Bucarest 1924 (compte-rendu de B. Graniç, Glasnik SND I/1-2 (1932),<br />

p. 497-505.<br />

204<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

Il faudrait prendre en compte un autre facteur, et non des<br />

moindres, dans la dissociation des deux pouvoirs, jadis si solidaires,<br />

qui est l’institutionnalisation même du charisme sacré qui<br />

commence avec la canonisation de Milutin et qui s’exprime par<br />

la notion de “Lignée de sainte extraction”. Tant que le charisme<br />

sacré dynastique se manifestait par la référence aux saints Siméon-<br />

Nemanja et Sava Ier, il était conforme à la notion de sainteté<br />

personelle (individuelle), compatible avec le sens paradoxal et<br />

extra-social du saint homme dans la chrétienté orientale 120 . L’institutionnalisation<br />

de la sainteté dynastique introduit un sens social 121<br />

et quelque peu impersonnel dans le charisme dynastique dont la<br />

dimension sacrée était tributaire de l’aval de Eglise. En un mot,<br />

l’idée de la “Lignée de sainte extraction” avait pour conséquence,<br />

à terme, la sacralisation de la dynastie, de la monarchie et donc<br />

de l’Etat, ce qui allait à l’encontre du domaine réservé de l’Eglise<br />

en matière de sacré 122 .<br />

120 “la définition du sacré dans l’Empire romain d’Orient : ce qui est extérieur<br />

à la société humaine”, en Occident : “ce sacré en discontinuité est ici profondément<br />

inséré dans la société humaine”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté<br />

occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et<br />

le sacré, p. 135. Sur l’individuation et la notion d’autonomie individuelle dans<br />

la philosophie thomiste : E. Bréhier, La philosophie du Moyen Age, Paris 1971 2 ,<br />

(Le principe d’individuation) p. 284-286 ; cf. sur l’individualisme aristotélicien<br />

et la subjectivité mystique, T. Gregory, Escatologia e aristotelismo nella scolastica<br />

medioevale, in L’attesa dell’eta nuova nella spiritualità delle fine del Medioevo,<br />

Todi 1962, p. 262-282.<br />

121 Sur le “pouvoir des saints” dans la société, dans l’Antiquité tardive et dans<br />

le Haut Moyen Age, “le sacré joue, plus qu’il ne l’a jamais fait dans l’Empire<br />

romain d’Orient, un rôle constant à l’intérieur du droit et de la politique” (…)<br />

“Nous touchons à un monde où nombre de relations fondamentales pour le<br />

fonctionnement de la société sont assujetties à la loi du sacré”, P. Brown, Chrétienté<br />

orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence,<br />

in idem, La société et le sacré, p. 136.<br />

122 “…Europe occidentale où les crevasses béantes dans la structure de la<br />

société laissaient le passage au vent de la religion, les Byzantins se montrèrent<br />

capables de tenir le sacré dans les limites où ils en avaient besoin et, ce faisant,<br />

ils préservèrent une part vitale de sa signification”, P. Brown, Chrétienté orien-<br />

205


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Quoi qu’il en soit, le déclin rapide de la dynastie après la mort<br />

de Duèan au faîte de sa puissance, et la fin irrémédiable de la lignée<br />

némanide avec la mort de son fils et successeur Uroè, dit le faible,<br />

coïncident avec une mise en cause et une condamnation sévère de<br />

Duèan et de son œuvre de la part des auteurs ecclésiastiques de la<br />

deuxième moitié du XIVe siècle.<br />

La crise du pouvoir monarchique et le trouble des consciences<br />

qui accompagnèrent la fin de la lignée némanide, ne pouvaient<br />

être surmontés sans un nouveau consensus politique et social. Le<br />

prince Lazar entreprit avec succès la restauration du pouvoir central<br />

et renforça ses liens avec l’Eglise, patronna la réconciliation<br />

du patriarcat de Serbie avec le patriarcat œcuménique (en 1375),<br />

avant de trouver une mort héroïque en défenseur de la foi et de la<br />

patrie lors de la bataille si mémorable de Kosovo (1389) 123 . Le<br />

prince martyr fut canonisé trois années après sa mort. Une série<br />

de textes 124 contemporains témoignent de l’ampleur et de la rapidité<br />

avec laquelle un nouveau culte dynastique fut instauré.<br />

Le culte du prince Lazar, instauré en 1392 au Concile présidé<br />

par le patriarche Danilo III (1390-1396 ?) 125 , montre toute l’importance<br />

de la sainteté dans l’établissement d’une légalité dynastique.<br />

Le consensus crée à l’occasion de la fête d’un saint et notamment<br />

lors de la translation de ses reliques avait une importance<br />

particulière dans l’aplanissement de tensions au sein d’une<br />

société médiévale 126 .<br />

tale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem,<br />

La société et le sacré, p. 138.<br />

123 Sur les sources byzantines relatives à la bataille de Kosovo, N. Radojéiç,<br />

Gréki izvori za kosovsku bitku, Glasnik SND VII-VIII/3-4 Skoplje 1930,<br />

p. 163-174 (résumé français, p. 174-175).<br />

124 Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom<br />

boju, Kruèevac 1968.<br />

125 Cf. Dj. Sp. Radojiéiç, Izbor patrijarha Danila III i kanonizacija<br />

kneza Lazara, Glasnik SND 21, Skoplje 1940, p. 33-88 ; M. Al. Purkoviç,<br />

Srpski patrijarsi sredqeg veka, Düsseldorf 1976, p. 127-134.<br />

126 “L’arrivée d’une relique ou l’instauration d’une fête était la pierre de touche<br />

206<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

Le nombre relativement important de textes (une dizaine)<br />

relatifs au culte du prince Lazar, à son héroïsme et à celui de ses<br />

chevaliers 127 , écrits dans la foulée de l’extension de son culte, fait<br />

apparaître un esprit nouveau dans l’idéologie monarchique de la<br />

fin du XIVe siècle. Avec la diversification de leur forme d’expression<br />

littéraire, ces textes ont tendance à se conformer aux genres<br />

distinctifs de littérature ecclésiastique ou profane.<br />

4. Pluralité de vues — sécularisation et continuité<br />

de l’idée dynastique<br />

(première moitié du XVe )<br />

La première moitié du XVe siècle fut l’époque d’une lutte<br />

permanente pour repousser l’échéance de la conquête ottomane.<br />

Ce fut paradoxalement une période de renforcement du pouvoir<br />

central et de ses institutions, d’un développement rapide des villes<br />

et de la civilisation urbaine, d’un essor économique considérable<br />

et d’un épanouissement culturel, dû, en partie, à l’afflux des élites<br />

byzantines et bulgares fuyant le raz-de-marée ottoman.<br />

Dans un climat cosmopolite on cultive les acquis d’un passé<br />

glorieux : ce sont désormais les étrangers qui entretiennent la<br />

tradition dynastique dans le domaine littéraire ; ce sont ces réfugiés<br />

d’infortune qui louent la Serbie, terre de refuge et rempart de<br />

l’orthodoxie, et son passé jalonné de saints à la tête de l’Etat et de<br />

l’Eglise. La solidarité orthodoxe devant la calamité turque a un<br />

rôle de ciment dans le domaine culturel et idéologique.<br />

La structuration de la société, la fluidité des élites et des populations,<br />

l’air des temps nouveaux, font qu’une vision uniforme<br />

des relations à l’intérieur d’une communauté”, P. Brown, Reliques et statut social<br />

au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 181.<br />

127 Qu’il aurait encouragé avant la bataille : “…en prenant le Christ pour<br />

modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort et offrons sans ménagement<br />

les membres de notre corps pour être mis en pièces pour la religion<br />

(za blagoqyasti&e) et pour notre patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront<br />

et ne laissera pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin»: S. Novakoviç,<br />

Primeri kqiàevnosti i jezika staroga i srpsko­slovenskoga,<br />

Belgrade 1904, p. 290.<br />

207


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

et unitaire du monde cède la place à une approche polyphonique.<br />

“L’exercice du pouvoir politique se passait de plus en plus d’ornements<br />

religieux”, par un “désengagement du sacré par rapport<br />

au profane” 128 . La littérature officielle s’exprime désormais dans<br />

des formes plus diversifiées faisant partie des genres plus proprement<br />

profanes ou ecclésiastiques.<br />

Après une période trouble sous la domination d’un suzerain<br />

ottoman (Bajazed Ier, 1389-1402), et une brève guerre civile après<br />

la mort de ce dernier, le despote Stefan Lazareviç (le fils aîné de<br />

Lazar), parvint à consolider son pouvoir en Serbie et à se dégager<br />

de l’emprise du sultan en s’assurant la protection et en reconnaissant<br />

la suzeraineté du roi de Hongrie. En 1402, il avait été couronné<br />

avec la couronne de despote à Constantinople, lors de son<br />

retour de la bataille d’Ancyre. La situation géopolitique dans les<br />

Balkans et la position exposée de la Serbie d’alors exigeaient donc<br />

non seulement une consolidation intérieure mais aussi un soutien<br />

politique et institutionnel extérieur afin de pouvoir affronter les<br />

épreuves d’un nouvel équilibre des forces dans cette partie d’Europe.<br />

La réussite dans ce contexte mouvant et plein d’embûches<br />

rendait d’autant plus impérieuse une solide assise idéologique. La<br />

solidarité avec l’Eglise, l’aval des grandes institutions monastiques,<br />

en Serbie et au Mont Athos, avaient pour conséquence la généralisation<br />

du consensus crée autour d’un nouveau culte dynastique.<br />

Ceci devrait expliquer, du moins en partie, le renforcement spectaculaire<br />

du pouvoir monarchique et de l’administration d’Etat<br />

qui depuis le début du XVe siècle assurèrent un répit de plus d’un<br />

demi siècle au despotat de Serbie.<br />

128 Evolution qui s’assimile à ce que fut le cas en Occident du XIe-XIIIe siècles :<br />

“les gouvernants qui ne pouvaient plus prétendre en appeler à une image archétypique<br />

et sans nuances du pouvoir, se mirent à exercer ce qu’ils détenaient effectivement<br />

de pouvoir réel d’une façon plus rationnelle, plus cultivée, et plus<br />

efficace” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré<br />

dans l’Antiquité tardive, Paris 1985, p. 247 ; cf. R.W.Southern, L’Eglise et la<br />

société dans l’Occident médiéval, Paris 1987, p. 104sqq.<br />

208<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

La référence traditionnelle aux fondateurs de la monarchie<br />

némanide demeure partie intégrante de l’idéologie politique de<br />

cette époque. L’hagiographie du roi Stefan Deéanski le grandmartyr,<br />

par Grigorije Camblak, conforte la tradition némanide sur<br />

un plan local sans atteindre le caractère d’une biographie dynastique<br />

129 . Du fait que le despote Stefan avait une ascendance némanide<br />

du coté de sa mère, il pouvait se référer à une double filiation<br />

sacrée, dans les documents officiels et dans les textes des<br />

chroniqueurs dynastiques. La biographie du despote Stefan Lazareviç,<br />

par Constantin de Kostenec, reflète pleinement cet état<br />

d’esprit en faisant suite aux hagio-biographies dynastiques du XVe<br />

siècle dans un contexte socioculturel et idéologique fort diffèrent<br />

130 .<br />

Une nouvelle hagiographie de Siméon-Nemanja fut rédigée<br />

par compilation en 1441/2, pour Hélène Balèiç, sœur du despote<br />

Stefan et fille du prince Lazar. Ces ouvrages hagio-biographiques<br />

de la première moitié du XVe siècle reflètent une dissociation de<br />

genres littéraires issus de la tradition dynastique antérieure. Alors<br />

que les textes narratifs dynastiques du XIIIe et de la première<br />

moitié du XIVe siècle faisaient une sorte de synthèse hagiographique<br />

et biographique, entre sainteté et pouvoir, spirituel et politique,<br />

chronique dynastique et historicisme ecclésiastique, les textes<br />

narratifs de la première moitié du XVe siècle font partie de genres<br />

bien plus distincts par rapport à cette dichotomie existentielle. Les<br />

textes sur les souverains némanides font partie du genre plus<br />

proprement hagiographique, alors que la biographie du despote<br />

Stefan est la chronique biographique d’un souverain éclairé, plus<br />

proche d’une biographie hellénistique que d’une hagiographie<br />

médiévale. Ceci est sans doute une conséquence de la dissociation<br />

129 “apparut maintenant, à la onzième heure/proche de la fin des temps/ et de<br />

l’achèvement des millénaires/ ce grand martyr et tsar/ rempart inébranlable de<br />

sa patrie”, dans l’office de Stafan Deéanski par : Grigorije Camblak, Kqiàevni<br />

rad u Srbiji, introduction et commentaires D. Petroviç, Belgrade 1989, p. 108.<br />

130 Cf. Ninoslava Radoèeviç, Laudes Serbiae. The Life of Despot Stephan<br />

Lazareviç by Constantine the Philosopher, ZRVI 24-25, 1986), p. 445-451.<br />

209


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

des deux pouvoirs, au fait que le surnaturel s’est trouvé mieux<br />

délimité 131 , à la sécularisation de l’Etat et à une structuration plus<br />

avancée de la société à l’aube des temps nouveaux.<br />

5. Fin du pouvoir séculier et résurgence<br />

de la sainteté dynastique<br />

(deuxième moitié du XVe s.)<br />

La deuxième moitié du XVe siècle est marquée par un<br />

déclin irréversible qui s’inscrit dans la fin de l’Etat serbe médiéval<br />

devant l’imminence de la puissance turque dans l’Europe du sudest.<br />

Ainsi la fin d’une époque historique (le Moyen Age) coïncide<br />

avec la disparition d’une réalité géopolitique millénaire : la civilisation<br />

du monde byzantin dans cette partie de l’Europe.<br />

Dans les derniers “restes des restes” de la Serbie médiévale<br />

subsiste l’espoir d’une survie et d’un renouveau lointain. La dernière<br />

dynastie, celle des despotes Brankoviç, renoue avec la tradition<br />

de la “Lignée de sainte extraction”. Le souverain et le<br />

pontife se confondent dans le destin d’un homme, le despote<br />

(Georges), devenu métropolite (de Valachie, puis de Belgrade)<br />

Maxime Brankoviç, l’un des quatre des derniers Brankoviç qui<br />

furent canonisés (fin XVe début XVIe siècle). Désormais la conscience<br />

historique et collective des Serbes devenus sujets turques,<br />

hongrois ou autrichiens sera véhiculée principalement par les<br />

acolouthies (Srbljak imprimé au XVIe s.) et les hagio-biographies<br />

dynastiques diffusées par l’Eglise serbe, ainsi que par les Annales<br />

des rois, avant qu’une première historiographie moderne n’émerge<br />

au XVIIe siècle en langue slavo-serbe de l’époque.<br />

Alors qu’en 1459 la chute de sa capitale, Smederevo, marque<br />

la fin du despotat de Serbie, les derniers despotes de la dynastie<br />

131 A titre de comparaison, voir pour l’évolution socio-politique dans l’Europe<br />

occidentale aux XIe-XIIe siècles : “…voila une société qui en vient à accepter<br />

une hiérarchie définie avec beaucoup plus de clarté, désignée explicitement en<br />

fonction de divers degrés de contact avec le surnaturel”. “…le sacré lui-même<br />

reçut des limites beaucoup plus nettes” : P. Brown, La société et le surnaturel,<br />

in idem, La société et le sacré, p. 261, cf. ibid, p. 265.<br />

210<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

Brankoviç perpètrent la tradition de la monarchie serbe sous la<br />

suzeraineté du roi en Hongrie méridionale. Ces despotes titulaires<br />

tentent d’organiser un dispositif défensif contre les incursions<br />

ottomanes pour le compte du roi de Hongrie, tout en gardant l’espoir<br />

de restaurer le despotat de Serbie comme avait réussi à le<br />

faire le despote Djuradj Brankoviç (1427-1456) après une première<br />

occupation ottomane de 1439 à 1444, grâce à la défaite de Murad<br />

II (1421-1444 et 1446-1451) devant la coalition chrétienne.<br />

Les despotes Brankoviç furent les derniers souverains de<br />

l’époque médiévale canonises par l’Eglise serbe. Alors que les<br />

cultes des plus illustres Nemanjiç et du prince Lazar s’étendaient<br />

sur tout le territoire de l’Eglise orthodoxe de Serbie, ceux des<br />

Brankoviç se réduisaient en général à celui de la région de Srem<br />

en Hongrie méridionale.<br />

Le nom du despote aveuglé Stefan Brankoviç 132 est lié à la<br />

vénération et au culte voué à lui et à sa famille dont tous les membres<br />

(mis à part sa fille Mara), ont été canonisés : son épouse<br />

Angelina et ses deux fils Georges (Maxime) et Jean 133 . Dans l’iconographie<br />

ils sont le plus souvent représentés ensemble. Suite aux<br />

signes surnaturels apparus sur sa tombe 134 , l’élévation des reliques<br />

de Stefan est faite huit ans après sa mort 135 .<br />

132 Les jeunes princes Stefan et Grgur, fils du despote Djuradj Brankoviç, furent<br />

donnés en otages aux Ottomans, avant d’être tous les deux aveuglés sur ordre<br />

du sultan Murad II, le 8 mai 1441.<br />

133 “…approchez, peuple serbe (…) afin de rendre grâce (aux saints Brankoviç) :<br />

Réjouissez vous, très croyants rejetons royaux, nos prompts protecteurs et intercesseurs<br />

ardents», dans l’Office commun des saints despotes : Srbxak 3, Belgrade<br />

1970, p. 136-137.<br />

134 Selon la notice du Pop Peja dans la Vita de Georges Kratovac (entre 1516<br />

et 1539): “la lumière du ciel semblable aux rayons de soleil descendit sur sa<br />

tombe à la stupéfaction de la multitude qui s’y trouvait. Et une deuxième fois<br />

toute l’église fut couverte de la lumière venant des cieux. Suite à ces signes, ils<br />

ouvrirent la tombe. O miracle! Ils le trouvèrent entier et non altéré avec ses<br />

vêtements”: V. Jagiç, Jow newto o ùivotu svetoga &ur$a Kratovca, Glasnik<br />

SUD 40, Belgrade 1874, p. 123.<br />

135 Réputées thaumaturges, ses reliques donnaient aussi la vue aux aveugles :<br />

“Privé de vue et du regard de la prunelle, venant à toi il retrouva la lumière<br />

211


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Invitée par Matthieu Corvin, roi de Hongrie, Angelina vint à<br />

Bude avec ses fils, portant les reliques de Stefan 136 , pour se voir<br />

accorder la propriété des villes de Kupinovo et de Slankamen ;<br />

Georges reçut, en 1486, le titre de despote et un vaste domaine<br />

dans le Srem 137 . Au début de 1496, à l’insu de sa mère et de son<br />

frère, il se fit moine dans l’église de St. Luc à Kupinovo, recevant<br />

le nom de Maxime.<br />

Le despote Jean, dernier despote titulaire à Srem (1496-1502),<br />

se distingua par ses incursions en territoire ottoman 138 , avant de<br />

mourir, le 10 décembre 1502. L’élévation des reliques du despote<br />

Jean fut faite trois ans après sa mort, dans l’église 139 de Saint Luc<br />

charnelle”. “Illuminé par la lumière des cieux et enrichi des dons guérisseurs,<br />

les pèlerins du tombeau de tes reliques acquièrent la santé”. Povesno slovo o<br />

knezu Lazaru, despotu Stefanu Brankoviçu i knezu Stefanu £tixanoviçu<br />

(éd. I. Ruvarac), Letopis Matice srpske 117, Novi Sad 1874-1875,<br />

p117-118. Dans l’acolouthie de Stefan Brankoviç composée de 1489 à 1491, sont<br />

decrits plusieurs miracles : «Tel le rayon de Soleil, la lumière descendit sur ton<br />

tombeau…» et «les hommes enragés et saisis de démons, amenés à toi devinrent<br />

aussitôt domptés comme des brebis, libérés des esprits malins» (Srbxak 2,<br />

Belgrade 1970, p. 150-153). Sur le rôle des possédés dans le culte des saints en<br />

Occident : “ils formaient un groupe reconnu, attaché en permanence au sanctuaire”<br />

: P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in<br />

idem, La société et le sacré, p. 180 n. 57, 58. Rôle important, car : “De cette<br />

façon, ils amènent à nos esprits humains les saints de Dieu, de sorte qu’il n’y ait<br />

aucun doute sur leur présence dans leurs sanctuaires”, De virtutibus Juliani, 30,<br />

127, cité dans ibid, p. 194.<br />

136 “L’arrivée de la relique était une occasion de mettre en lumière les mérites<br />

personnels de celui qui la recevait”, P. Brown, Reliques et statut social au temps<br />

de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 182-183 n. 69.<br />

137 Peuplé, en grande partie par les Serbes : “et selon la foi de ton cœur pur,<br />

Dieu te fit venir avec ta famille dans le pays de tes hommes”; “…réjouis toi<br />

sainte Eglise (serbe), de la Mère de Dieu, qui as au commencement Siméon et<br />

Sava pour piliers, et à la fin, Stefan le despote et la bienheureuse Angeline”<br />

(Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 72-73).<br />

138 «Bienheureux Jean, tu a reçu la fonction du despote, et toi, (o) saint,<br />

comme un militaire fort des armes doublement tranchantes (tu) te jettes sur les<br />

Agaréens» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 114).<br />

139 On invoquait l’aide et protection du despote Jean dans la lutte contre les<br />

Turcs (Agaréens) : “Nous te prions, très bienheureux Jean, protège nous, tes<br />

212<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

à Kupinovo140 .<br />

Fin 1505 ou début 1506, Maxime et Angelina partirent avec<br />

les reliques de Stefan et de Jean (†1502), à la cour du voïévode141 de Valachie Jean Radul le Grand (1495-1508) 142 . Ils y furent accueillis<br />

avec les plus grands égards car ils vinrent avec les reliques<br />

de deux membres de leur famille ce qui est en soi déjà un fait<br />

exceptionnel. En 1509, Maxime revint avec sa mère à Srem, pour<br />

y bâtir avec l’aide du voïévode de Valachie Jean Neagoe Basarabe<br />

(1512-1521), le monastère de Kruèedol (entre 1509 et 1512).<br />

L’église de ce monastère devint le mausolée dynastique où reposeront<br />

les corps de tous les quatre Brankoviç.<br />

* * *<br />

L’idéologie politique en Serbie médiévale pourrait être définie<br />

comme un système de références destiné à mettre en valeur le<br />

pouvoir monarchique et la patrie dans une continuité historique.<br />

D’où l’importance de la continuité du charisme dynastique consécutif<br />

à la sainteté de certains de ses plus illustres représentants.<br />

serviteurs, devant l’invasion des fils Agaréens” (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 108).<br />

Le culte du despote Jean fut transféré en Russie.<br />

140 L’acolouthie parle de miracles sur la tombe du despote Jean et de la vertu<br />

thaumaturge de ses reliques : «…un Agaréen possédé, car un démon vivant se<br />

vautrait dans ses entrailles, lui infligeant beaucoup de misères et de souffrances… ;<br />

emmené, il fut rapidement guéri». «Une femme possédée, jetée aux fers, qui fut<br />

emmenée par ses parents.» «…emmenant les malades, et embrassant tes reliques,<br />

les malades furent tous guéris : les aveugles trouvèrent la vue, les muets - la<br />

parole, les estropiés sautaient en dansant» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 92-95,<br />

98-101, 104-105).<br />

141 Voévode (duc) ou gospodar (seigneur) est le titre des princes souverains<br />

dans les pays roumains.<br />

142 Radul confia à Maxime l’organisation de la métropole de Valachie qu’il<br />

dirigea de 1506 à 1509. Maxime réconcilia le voïévode Radul avec le voïévode<br />

de Moldavie Bogdan le Borgne, dit aussi le Terrible (1504-1517) : “Alors que<br />

les voïévodes Radul et Bogdan furent sur le point de s’affronter sur un champ<br />

de bataille, comme ailé, tu survins bienheureux Maxime devant les deux armées<br />

et leur donnas la paix” (A. Vukomanoviç, %ivot arhiepiskopa Maksima,<br />

Glasnik DSS 11, Belgrade 1859, p. 125-130.) Pendant quelques temps Maxime<br />

(†18 janvier 1516) fut le métropolite de Belgrade.<br />

213


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Cette conjonction du pouvoir et de la sainteté est tributaire d’une<br />

caution de l’Eglise et d’une solidarité durable des deux pouvoirs.<br />

La caution de l’Eglise est nécessaire non seulement pour l’établissement<br />

d’un culte royal, mais aussi dans sa perpétuation et sa<br />

diffusion au moyen des textes liturgiques et hagiographiques<br />

ainsi que par les compositions iconographiques. La réticence de<br />

l’Eglise pour la sanctification de tout pouvoir profane se confirme<br />

cependant du fait que le roi n’est jamais un saint vivant, un thaumaturge,<br />

alors que ces qualités peuvent être reconnues aux ecclésiastiques<br />

et aux évêques. La sainteté ne s’applique pas au roi de<br />

son vivant, c’est la grâce qui touche la dépouille d’un souverain<br />

mort en odeur de sainteté. Ainsi ce n’est pas le pouvoir profane<br />

qui est sanctifié dans son exercice mais dans sa durée historique<br />

et sa continuité dynastique. L’altérité de la sainteté personelle et<br />

empirique, à l’opposé de l’institutionnalisation du surnaturel, fut<br />

l’un des facteurs de dissociation des deux pouvoirs suite à la<br />

crise dynastique de la deuxième moitié du XIVe siècle.<br />

Les trois dynasties serbes du XIIe-XVe siècles eurent chacune<br />

leurs saints souverains canonisés au Moyen Age. Siméon-Nemanja,<br />

Milutin et Stefan Deéanski pour les Némanides. Prince Lazar,<br />

père du despote Stefan Lazareviç, et enfin les quatre saints despotes<br />

Brankoviç. Tous furent canonisés peu de temps après leur mort.<br />

Les hagio-biographies des rois et archevêques de Serbie ont<br />

longtemps tenu lieu de chronique du royaume. A partir de la fin du<br />

XIVe siècle une histoire profane commence à se détacher du tronc<br />

commun d’histoire dynastique et ecclésiastique à partir des Généalogies<br />

royales. Au XVe siècle ce sont les Annales avec les portraitsbiographies<br />

des souverains qui étayent l’histoire de la monarchie<br />

serbe. Les formulaires diplomatiques et les portraits dynastiques<br />

ont moins évolué durant ces siècles. Les textes narratifs que nous<br />

désignons généralement comme hagio-biographies dynastiques<br />

sont le meilleur révélateur de l’évolution de l’idéologie du pouvoir<br />

séculier en Serbie, et notamment en rapport avec le pouvoir ecclésiastique.<br />

L’interdépendance et la solidarité de ces deux pouvoirs<br />

est un trait marquant de la Serbie du XIIIe et de la première moi-<br />

214<br />

L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />

tié du XIVe siècles, au point de donner lieu à une idéologie où le<br />

pouvoir et le sacré fusionnent dans la notion de “Lignée de sainte<br />

extraction” des rois très chrétiens héritiers légitimes des saints<br />

fondateurs de la dynastie et de l’Eglise de la patrie serbe.<br />

Cette idéologie se perpétuera malgré des modifications notables,<br />

dues à l’évolution des institutions, des structures et des<br />

mentalités suite aux crises politiques, et malgré des remises en<br />

cause de l’échelle de valeurs de cette société médiévale. La dernière<br />

période est celle du retour au culte dynastique, la sainteté de<br />

ses princes apparaissant comme le dernier recours d’un monde<br />

condamné. La fin de l’Etat médiéval serbe marque un repli sur les<br />

valeurs traditionnelles de l’idéologie dynastique, à l’aube d’une<br />

époque où l’Eglise devra être le seul médiateur de la mémoire<br />

collective et de l’identité historique d’une communauté exposée<br />

durant plusieurs siècles à un environnement socio-culturel et<br />

politique particulièrement défavorable.<br />

215


’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

’l’HAgIo-bIogrApHIe dynAstIque et l’IdéologIe<br />

de l’etAt serbe Au Moyen-Age<br />

(XIII e -XV e siècles)<br />

L’étude de l’idéologie d’Etat dans les hagio-biographies<br />

dynastiques des XIII e , XIV e et XV e siècles a pour objet de présenter<br />

le système de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe.<br />

Dans la continuité des textes qui suivent les grandes étapes du<br />

Moyen Age en Serbie, se dessine l’histoire d’une pensée politique<br />

élaborée pour exprimer le bien-fondé et justifier la souveraineté<br />

de l’Etat némanide au sein d’une hiérarchie de valeurs propres à<br />

la chrétienté byzantine. Ainsi, l’idéologie des hagio-biographies<br />

royales devient-elle non seulement le miroir des structures mentales,<br />

mais également un critère de légitimité sacrée 143 et un facteur<br />

actif d’orientation politique. Fondateur de la dynastie némanide<br />

(qui régna de 1166 à 1371), le grand joupan Stefan Nemanja,<br />

canonisé sous le nom de Saint Siméon le Myroblyte, devient la<br />

référence fondamentale du charisme souverain des rois de la «Lignée<br />

de sainte extraction», et se révèle un critère de légitimité<br />

dynastique pour tout souverain de Serbie.<br />

143 Sur la connotation sacrée de la royauté indo-européenne, la vocation religieuse<br />

du rex et l’essence mystique du pouvoir royal : E. Benveniste, Le vocabulaire<br />

des institutions indo­européennes, Paris (Editions de Minuit) 1989, p.<br />

9-15. Sur la théorie et la pratique des deux pouvoirs en Russie de Kiev : Ä.<br />

N.Éapov, “SväÓenstvo” i “carstvo” v DrevneÖ Rusi v teorii i na praktike,<br />

VizantiÖskiÖ Vremenik 50, Moscou 1989, p. 131-139. Sur l’origine du<br />

portrait classique à Byzance du Saint empereur Constantin le Grand : A. Guillou,<br />

Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou des origines juives de la morale<br />

sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H<br />

KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, ΚΕΝΤΡΟ ΒΥΖAΝΤΙΝΩΝ<br />

ΕΡΕΥΝΩΝ Ε.Ι.Ε., Athènes 1989, p. 29-42.<br />

217


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Une lecture attentive des textes hagiographiques se rapportant<br />

aux souverains des XIII-XV e siècles permet de mieux comprendre<br />

la nature particulière de l’Etat et de sa relation avec l’Eglise,<br />

ainsi que les choix politiques et les implications de cette culture<br />

politique au carrefour de deux mondes chrétiens.<br />

Instauré au XI e siècle, le culte du “roi martyr Jean Vladimir” 144<br />

de la Zéta appartient à une aire géographique, politique et ecclésiastique<br />

slavo-latine et occidentale 145 . Il présente néanmoins des<br />

similitudes intéressantes avec certains cultes princiers russes de<br />

la même époque 146 . Ce fut cependant le culte du fondateur de la<br />

dynastie némanide, Siméon-Nemanja, instauré au début du XIII e<br />

siècle, qui marqua le plus l’idéologie dynastique des Etats serbes<br />

jusqu’à la fin du Moyen Age. Le voisinage de la Hongrie et les<br />

liens étroits entre les deux maisons régnantes, dus en particulier<br />

aux liens de parenté plusieurs fois renouvelés entre les deux dynasties,<br />

sont sans doute à l’origine de l’incidence de l’idéologie<br />

royale hongroise sur celle de la Serbie némanide 147 . Le rôle pré-<br />

144 La filiation de Stefan Nemanja avec la lignée héritée de Jean Vladimir<br />

(†1016), souverain de Dioclée, (Zéta) pays d’origine de Siméon Nemanja, tend<br />

à faire croire à une incidence de cette tradition sur l’instauration d’un nouveau<br />

culte dynastique en Serbie ; cf. S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen<br />

Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964, p. 44sq.<br />

145 Le culte du prince Jovan Vladimir de Dioclée est comparable à ceux des<br />

saints rois et princes martyrs, qui ont proliféré en Europe du VI e jusqu’au milieu<br />

du XII e siècle, phénomène corollaire à celui de la royauté sacrée dans le Haut<br />

Moyen Age (cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles<br />

1984, p. 55-67).<br />

146 Avec le martyre de Boris et Gleb, (le thème du prince “souffre-passion”<br />

strastotyrpqi, de l’hagiographie russe), cf. R. Marichal, Premiers chrétiens de<br />

Russie, Paris 1966, p. 153sq.<br />

147 Instauré semble-t-il en 1083, à l’initiative du roi Ladislas (qui aurait été<br />

lui-même canonisé en 1192), le culte d’Etienne Ier, roi de Hongrie (997-1038),<br />

offre apparemment davantage d’éléments similaires que celui du prince martyr<br />

serbe. Ce christianissimus rex décrit dans les trois traités hagiographiques<br />

comme «l’un des rois choisis par Dieu qui échangea la couronne temporaire avec<br />

la couronne éternelle», comme étant à l’origine de la poursuite de l’évangélisation,<br />

de l’organisation de l’Eglise et de la genèse de l’Etat ; bénéficiant de<br />

l’appui des forces surnaturelles dans sa victoire sur les derniers païens ; «le chef<br />

218<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

pondérant de l’Eglise orthodoxe de Serbie, depuis son accession<br />

à l’autocéphalie en 1219, dans l’élaboration de l’idéologie dynastique<br />

est à l’origine de la byzantinisation progressive de l’Etat et<br />

de ses institutions, notamment au XIV e et XV e siècles.<br />

L’instauration de nouveaux cultes royaux au XIVe siècle (ceux<br />

de la reine Hélène d’Anjou, du roi Milutin et du roi Stefan Deéanski),<br />

et surtout celui du prince martyr Lazar (canonisé en 1391),<br />

marque le rôle de l’Eglise orthodoxe dans sa synergie avec le<br />

pouvoir séculier. Le culte des despotes Brankoviç 148 instauré à la<br />

fin du XVe et au début du XVIe siècle ne fait que confirmer cette<br />

continuité d’une sanctification dynastique si peu conforme à l’aire<br />

byzantine à laquelle la Serbie appartient confessionnellement et<br />

donc culturellement depuis le début du XIIIe siècle.<br />

Les textes narratifs du culte fondateur<br />

de l’idéologie dynastique<br />

(fin XII e — fin XIII e siècle)<br />

Faisant suite à l’œuvre et aux desseins politiques et spirituels<br />

du grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196), cette<br />

idéologie de l’Etat et de l’Eglise a pour origine l’œuvre politique,<br />

diplomatique, culturelle et surtout littéraire de deux de ses fils,<br />

Stefan le Premier Couronné et Sava, le premier archevêque de<br />

et le maître des missionnaires», fondateur d’églises et de monastères, dont surtout<br />

celle dédiée à la Vierge à Székesfehévar (et qui apparaît comme une sorte d’imitation<br />

de la Chapelle d’Aix), fut aussi un «prince chef de l’Eglise, comme il<br />

l’était de la société civile» (R. Folz, op. cit, p. 76-83, 104-106). Le voisinage<br />

avec la Hongrie, les liens de parenté établis au XIIe siècle entre le lignage des<br />

Arpad et celui des grands joupans de Serbie (en 1129/30 : Jovanka Kaliç,<br />

Raèki veliki ùupan Uroè II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta<br />

12, Belgrade 1970, p. 22-23), la canonisation récente du Roi Ladislas en<br />

Hongrie, enfin et surtout le nom commun de Stefan pour tous les souverains<br />

serbes depuis Stefan Nemanja, plaident en faveur d’une incidence de l’idéologie<br />

ainsi que du culte dynastique hongrois sur celui des Némanides.<br />

148 Pour les cultes des despotes Stefan (1458-59), Jovan (1493-1502), Georges,<br />

1486-1495 (Maxime) et de la despine Angelina († 1516/20), Brankoviç : voir :<br />

L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 133-<br />

139, 146-155.<br />

219


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

l’Eglise nationale. L’idée de la souveraineté politique au sein de<br />

la hiérarchie des Etats du monde byzantin et celle de la large<br />

autonomie de l’Eglise serbe par rapport au patriarcat œcuménique<br />

est étayée par ce qui apparaît comme la sanctification d’un charisme<br />

souverain, à savoir le culte du fondateur de la dynastie, un<br />

culte de saint issu de la communauté athonite, où il fonda la laure<br />

serbe de Chilandar avant d’y achever sa vie dans la réclusion<br />

monastique.<br />

L’hagiographie de Saint Siméon — Nemanja écrite par Saint<br />

Sava 149 , et faisant partie du typikon du Monastère de Studenica,<br />

est la première œuvre de cette longue série littéraire que l’on<br />

pourrait aussi qualifier d’«historiographie dynastique». C’est cet<br />

ouvrage du premier archevêque de l’Eglise autocéphale serbe qui<br />

marque l’instauration du premier culte dynastique némanide 150 .<br />

Ce culte fournit la base de l’idéologie de la Sainte lignée sur laquelle<br />

repose l’idée de la légitimité du chef de l’Etat étroitement<br />

surveillé et presque régulièrement favorisé par l’Eglise de Serbie.<br />

Le culte de Saint Siméon, le plus important des cultes dynastiques,<br />

acquiert une signification idéologique. L’éclosion de ce culte de<br />

saint national permet d’assimiler le fait historique serbe au concept<br />

de «peuple élu» et, par conséquent, de l’intégrer dans une vision<br />

eschatologique de l’histoire sacrée 151 .<br />

L’hagio-biographie 152 de Siméon-Nemanja par Stefan le<br />

Premier Couronné 153 représente une valorisation politique du culte<br />

du fondateur de la dynastie. Conformément aux normes 154 d’une<br />

149 Spisi Svetog Save, (éd. V. Çoroviç), Belgrade - S. Karlovci 1928, p. 151-175.<br />

150 Et cela à l’issue d’une époque (le XII e siècle) qu’on a pu appeler «le siècle<br />

des saints rois», et qui fut effectivement marquée par neuf canonisation royales<br />

en Occident : R. Folz, op. cit, p. 113sq.<br />

Cf. D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p. 139-140.<br />

152 Pour le terme “hagio-biographie”, cf. F. Kämpfer, O nekim problemima<br />

starosrpske hagiobiografije – osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe,<br />

Istorijski glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51.<br />

153 §itije Simeona Nemaqe od Stefana Prvovenéanog (éd. V. Çoroviç),<br />

in Svetosavski Zbornik II, Belgrade 1938, p. 3-74.<br />

154 Sur la conformité au canon littéraire byzantin et l’apport créatif, l’«entelecheia»,<br />

220<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

hagiographie développée, le culte de Nemanja y acquiert une<br />

dimension dépassant le cadre local du fondateur de Chilandar et<br />

de Studenica ; il y est loué en tant que «père saint, diligent protecteur<br />

de la patrie». Ecrite dans une perspective politique, cette<br />

deuxième Vita de Saint Siméon représente la particularité d’être<br />

la seule hagiographie royale écrite par un laïc durant tout le XIII e<br />

et le XIV e siècles. C’est celle qui, de toutes les hagio-biographies<br />

du XIII e siècle, se rapproche le plus d’un genre plus proprement<br />

dit historiographique, sans perdre pour autant son caractère hagiographique.<br />

C’est ainsi qu’au début du XIII e siècle, une quinzaine<br />

d’années à peine après la mort de Saint Siméon, l’hagiographie<br />

dynastique apparaît comme un genre fondamental de la littérature<br />

et de l’historiographie officielles 155 .<br />

L’idée de la souveraineté de l’Etat y est incarnée par l’image<br />

de Saint Siméon Nemanja, qui apparaît dans ces textes fondateurs<br />

comme le «père rénovateur de la patrie», «protecteur de l’Eglise»,<br />

«champion de la vraie foi», «extirpateur de l’impiété et de l’hérésie».<br />

En tant que saint patron de la dynastie et de l’Etat, il est<br />

désigné comme le «maître du troupeau raisonnable qui lui fut<br />

confié par Dieu» 156 et son «diligent intercesseur devant le Christ».<br />

L’œuvre de Siméon Nemanja est perçue comme un tournant civilisateur,<br />

sa sainteté comme un gage de la Grâce divine et toute<br />

sa vie comme un modèle immuable pour ses successeurs. L’avènement<br />

de l’Eglise autocéphale trouvera sa consécration dans la<br />

sainteté de son premier archevêque, Sava Nemanjiç, qui devient<br />

le modèle des archevêques de l’Eglise de Serbie.<br />

dans la littérature médiévale serbe, notamment à partir des ouvrages de Sava Ier<br />

et Stefan le Premier Couronné : cf. S. Hafner, Kanon kao kategorija estetike<br />

zasnivaqa starosrpske literature, in Studenica et l’art byzantin autour<br />

de l’année 1200, Belgrade 1988, p. 89-95.<br />

Cf. I. Dujéev, La littérature des Slaves méridionaux au XIII e siècle et ses<br />

rapports avec la littérature byzantine, in L’art byzantin du XIII e siècle (Symposium<br />

de Sopoçani 1965), Belgrade 1967, p. 109-115.<br />

156 Pour les auteurs byzantins “En temps de guerre, Dieu donne la victoire à<br />

l’empereur et lui fait dresser des trophées sur ses ennemis» (cit. de Théophylacte<br />

d’Ohrid : J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963­1210),<br />

Paris 1990, p. 185).<br />

221


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Domentijan, moine athonite du milieu du XIII e siècle est<br />

l’auteur des deux œuvres hagiographiques 157 se rapportant à la vie<br />

de Saint Siméon et de l’archevêque Sava 158 , qu’il écrivit à la demande<br />

du roi Uroè I er (1243-1276). L’œuvre de Domentijan<br />

marque une nouvelle étape importante, celle de l’instauration des<br />

deux cultes parallèles des fondateurs de l’Etat némanide et de<br />

l’Eglise nationale, le père et son fils. L’image du «Nouvel Israël»<br />

y apparaît dans toute sa signification providentielle ; elle est désormais<br />

celle de la «patrie serbe.» L’idée de la «Sainte lignée» s’y<br />

manifeste dans son acception générique de légitimité charismatique.<br />

Anachorète, dont la vie austère et la sagesse ont fait un starec<br />

(γerwn) athonite de renom, Domentijan ne se contente pas de<br />

raconter la vie de ses héros. Mystique, plongé dans la contemplation<br />

et dans la prière du cœur, il voit l’histoire récente de la Serbie<br />

en visionnaire. L’œuvre et la vie des deux saints dont il a écrit les<br />

hagiographies revêtent pour lui une signification toute providentielle.<br />

C’est l’entrée de l’histoire nationale dans la catégorie de<br />

l’histoire sacrée, mais aussi l’émergence du parallélisme de deux<br />

cultes fondateurs, ceux des saints Siméon et Sava.<br />

L’hagiographie de Sava I er , écrite vers la fin du XIII e siècle<br />

par le moine Teodosije 159 , en plein essor de l’Etat serbe, est celle<br />

du culte jumelé des deux saints nationaux Sava et Siméon. Le jumelage<br />

des deux cultes forme une étape importante dans la formation<br />

de l’idée dynastique de la Sainte lignée. Il marque aussi<br />

un degré supérieur dans l’acceptation de la symphonie des deux<br />

pouvoirs représentés symboliquement par les deux saints fondateurs.<br />

Dans sa volumineuse hagiographie de Sava I er , qui comprend<br />

Domentijan, %ivot sv. Simeuna i sv. Save (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade<br />

1865.<br />

Cf. A. Schmaus, Die literarhistorische Problematik von Domentians Sava-<br />

Vita, in M. Braun et E. Koschmieder, Slawistische Studien zum V Internationalen<br />

Slawistenkongerss in Sofia 1963, Opera Slavica IV, Goetingen 1963,<br />

p. 121-142.<br />

§ivot svetoga Save – napisao Domentijan (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade<br />

1860 ; réimpression : Teodosije, §ivot svetog Save, Belgrade 1973 (préfacé<br />

par Dj. Trifunoviç).<br />

222<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

l’histoire de la vie de Siméon-Nemanja, alliant au procédé hagiographique<br />

un remarquable talent romanesque, Teodosije rompt avec<br />

le style rhétorique de Domentijan pour adopter un style de narration<br />

descriptive empreint d’un psychologisme expressif 160 . Considéré<br />

comme la meilleure œuvre littéraire de tout le Moyen Age serbe,<br />

cette Vita a son prolongement liturgique sous la forme des offices<br />

religieux du même auteur, consacrés au culte des deux saints 161 .<br />

Il est significatif que la majeure partie de l’œuvre de celui qui fut<br />

l’auteur le plus prolixe de la Serbie au XIII e siècle, soit consacrée<br />

à ces deux saints nationaux. Près d’un siècle après Siméon-Nemanja,<br />

son culte est ainsi en plein épanouissement. La conséquence<br />

en est l’élaboration de l’idéologie de la Sainte lignée 162 .<br />

L’expression liturgique des deux cultes fondateurs de la Serbie<br />

médiévale apparaît dans les textes hymnographiques 163 appropriés,<br />

diffusés et mis en pratique à partir du monastère de Chilandar<br />

au Mont Athos, du mausolée dynastique dans le monastère de<br />

Studenica, ainsi qu’à partir du mausolée royal et lieu du culte de<br />

Saint Sava au monastère de Mileèeva, trois parmi les plus importants<br />

centres spirituels et culturels de l’Eglise serbe. L’importance<br />

de l’œuvre temporelle et spirituelle du père et du fils, leur<br />

remarquable solidarité dans l’action et leur communauté dans la<br />

contemplation, ainsi que la continuité dans la réussite de leurs<br />

entreprises avaient réellement de quoi frapper les esprits. L’idée<br />

160 Cf. Cornelia Müller-Landau, Studien zum Stil der Sava­Vita Teodosijes. Ein<br />

Beitrag zum Erforschung der altserbishen Hagiographie, Slavistische Beiträge<br />

57, Munich, Verlag Otto Sagner, 1972.<br />

161 Deux acolouthies, trois canons et une louange aux saints Siméon et Sava, cf.<br />

Teodosije, Sluùbe, kanoni i Pohvala (Traduction et introduction, D. Bogdanoviç),<br />

Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988, 381p. 4 tbs. hors texte.<br />

162 A la même époque, celle de Philippe le Bel (1268-1314) en France, alors<br />

qu’on “peut reconnaître que de plus en plus le royaume et la dynastie s’entourent<br />

d’une atmosphère sacrale” (Philippe IV ayant pris “une part active au culte de<br />

ses ancêtres”), le roi est le descendant de “saints ancêtres «sancti progenitores»:<br />

A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris (Gallimard) 1986, p. 178 n. 140 ; 179 n. 146, 191.<br />

163 Srbxak – Sluùbe, kanoni, akatisti I-III (D. Bogdanoviç, S. Petkoviç,<br />

Dj. Trifunoviç), Belgrade 1970.<br />

223


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de la solidarité des deux pouvoirs avait trouvé là une image fondatrice<br />

conforme aux aspirations d’un Etat médiéval.<br />

La “Lignée de sainte extraction” et l’élargissement du<br />

culte dynastique (fin XIII e — deuxieme moitié du XIV e siècle)<br />

Dans la première moitié du XIV e siècle, l’apogée du Moyen<br />

Age serbe se définit dans le domaine littéraire par la systématisation<br />

des hagiographies des rois et archevêques dans l’œuvre de<br />

l’archevêque Danilo II (1324-1337) et de ses continuateurs 164 .<br />

C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de<br />

l’Eglise de Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale<br />

de la Sainte lignée 165 . Les Vies des rois, dans le Recueil de<br />

Danilo II, ne peuvent cependant pas être toutes classées strictement<br />

dans la catégorie des hagiographies, surtout en ce qui concerne<br />

les premiers rois dont il écrit la biographie (Radoslav (1228-1234),<br />

Vladislav (1234-1243), Uroè I er (1243-1276). Celles de la reine<br />

Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre<br />

bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit<br />

le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le<br />

premier roi dûment canonisé 166 , après le fondateur de la dynastie.<br />

Mais les autres biographies royales sont également conçues dans<br />

une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition hagio-<br />

164 Danilo II, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh.<br />

Danilo (éd. Dj. Daniéiç) Belgrade-Zagreb 1866 ; réimpression : Londres 1972.<br />

165 Dont des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç,<br />

Portreti srpskih vladara u sredqem veku, Skoplje 1934, p. 38-43. Cf.<br />

V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb<br />

1978, p. 53-55.<br />

166 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans<br />

après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,<br />

dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques<br />

(vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans<br />

l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),<br />

et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à<br />

Bari, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo<br />

1965, p. 91-97.<br />

224<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

graphique 167 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique<br />

de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir, dans un<br />

cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique<br />

de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque Danilo II, la<br />

sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du<br />

charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique,<br />

et parfois un critère pour départager les rivalités d’une lutte<br />

pour le trône.<br />

Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vita de<br />

Stefan Deéanski 168 , la biographie tronquée du roi (et, depuis 1345,<br />

empereur) Duèan, ainsi que les hagiographies de cinq archevêques,<br />

dont celle de Danilo II lui-même. Quelle qu’ait pu être l’intention<br />

initiale de son premier auteur et l’histoire de la formation du Recueil<br />

qui porte le nom de son seul auteur connu, ce volumineux<br />

codex dynastique est l’ouvrage hagio-biographique et historiographique<br />

le plus complet du Moyen Age serbe. Au-delà des différences<br />

notables que l’on observe dans le style de ses auteurs<br />

respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et<br />

d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie des deux pouvoirs,<br />

sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois et archevêques,<br />

sarments de la Sainte Souche, celle des saints Siméon et Sava,<br />

dont la continuité providentielle est incarnée par le charisme de<br />

la Sainte lignée.<br />

167 Cf. D. Bogdanoviç, L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle, Byzance et les Slaves, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves.<br />

Etudes de civilisation, Paris [1979], p. 49-58.<br />

168 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en<br />

1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques<br />

inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son<br />

culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.<br />

Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées<br />

à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et<br />

les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome<br />

de Stefan Deéanski, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca,<br />

Smederevo 1965, p. 99-107, bibliographie.<br />

225


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

L’institution de la royauté sacralisée n’est pas un phénomène<br />

exceptionnel dans l’Europe du Moyen Age. Celle de la dynastie<br />

némanide entretenue par les ecclésiastiques formés à l’école hagiorite<br />

est respectueuse des critères de la spiritualité byzantine.<br />

Point de miracula in vita 169 ni de sainteté héréditaire. Le charisme<br />

dynastique vient avant tout de la sainteté du saint fondateur ainsi<br />

que de la caution de l’Eglise à la légitimité du pouvoir central.<br />

Protecteur de l’Eglise et champion de la vraie foi, le roi n’est pas<br />

pour autant un saint. Même s’il multiplie les hauts faits spirituels,<br />

comme le roi Dragutin (1276-1282) il ne sera pas forcément canonisé,<br />

comme ce fut le cas du roi Milutin. Le fait de se faire moine<br />

170 à la fin de sa vie n’est qu’un des facteurs particulièrement<br />

bien vus pour une canonisation. De même que chez les caloyers<br />

athonites ou ceux des autres foyers de la spiritualité orthodoxe, ce<br />

n’est que la glorification surnaturelle puis liturgique du défunt, et<br />

la foi de l’Eglise en sa Grâce, qui représentent un véritable critère<br />

de sainteté et par conséquent la raison légitime de la canonisation.<br />

La notion du charisme héréditaire de la Sainte lignée est<br />

donc apparentée à un concept plutôt théorique et abstrait qu’à une<br />

véritable institution de la royauté sacrée. Elle se réfère avant tout<br />

au double charisme de Siméon Nemanja, celui de la souveraineté<br />

consacrée et confirmée par la sainteté. Son culte au monastère de<br />

169 Pour cette notion hagiologique, cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age<br />

en Occident, Bruxelles 1984, p. 117sq.<br />

170 Trois empereurs byzantins, Michel IV (1034-1041), Isaac I Comnène (1057-<br />

1059) et Jean Cantacuzène embrassèrent la vie monastique de leur plein gré,<br />

alors que neuf autres ne le firent que contraints et forcés. Nombreux furent<br />

aussi les membres de la famille impériale qui choisirent cette voie (R. Guilland,<br />

Les empereurs et l’attrait du monastère, in Etudes byzantines (recueil d’articles),<br />

Paris (PUF) 1959, p. 33-51). Après Stefan Nemanja, les rois Stefan le Premier<br />

Couronné, Dragutin et peut-être aussi Milutin, reçurent la tonsure sur leur lit de<br />

mort ; seul Uroè Ier eut à le faire à la suite d’une abdication forcée, et enfin le<br />

dernier Némanide en ligne directe Jovan Uroè de Thessalie qui prit cette décision<br />

de son plein gré, ainsi que quatre princes de sang.<br />

Sur la notion de la sainte lignée des sancti reges, en Hongrie, en France<br />

(notamment la «sainteté engendrée»), et dans l’Empire occidental, cf. R. Folz,<br />

Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 142sq.<br />

226<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

Studenica et le fait qu’il était jumelé au culte encore plus prestigieux<br />

de l’archevêque Sava I er y jouèrent un rôle déterminant 172 .<br />

Accompagnant le développement de l’hagio-biographie dynastique,<br />

les notions issues de l’héritage biblique et chrétien,<br />

souvent similaires aux formules rhétoriques byzantines, telles que :<br />

«apôtre de la patrie», «couronné par Dieu» 173 , «accomplissant<br />

l’Ancienne et la Nouvelle Loi», ceint de la «double couronne»,<br />

«gardien de la Loi», «guide de la patrie», «docteur de la vraie foi»,<br />

«pasteur de la patrie du troupeau du Christ», «protecteur diligent<br />

de sa patrie», «rempart de la patrie» comptent parmi les épithètes<br />

attribuées à saint Siméon Nemanja en premier lieu. Les notions<br />

de «sainte naissance» 174 , de «race lumineuse de la lignée royale»,<br />

de «sainte race» 175 , de «sarment de la sainte extraction», de «souche<br />

bénie»,… pour les rois de la Sainte lignée, sont autant d’images<br />

illustrant les concepts de l’idéologie némanide. De même la<br />

formule de «trône de l’Etat qui leur est confié par le Christ», de<br />

l’Orient et de l’Occident dans une acception de géographie spirituelle,<br />

et surtout la notion de «peuple de Dieu», du «Nouveau<br />

peuple élu» 176 , du «Nouvel Israël» pour la patrie serbe, apparais-<br />

172 Sur le sentiment patriotique du temps de Second royaume bulgare, et notamment<br />

en rapport au culte des saints nationaux : D. Angelov, Bßlgarinßt v<br />

srednovekovieto. Svetogled, ideologia, duèevnost, Varna 1985, p. 288sq.<br />

173 Epithètes décernées habituellement aux empereurs byzantins : R. Guilland,<br />

Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 218.<br />

174 Une expression similaire “saint rejeton de la sainte souche” est employée<br />

par l’archevêque d’Ohrid Jacob pour l’empereur Jean III Vatatzès : Ninoslava<br />

Rado£eviç, Nikejski carevi u savremenoj im retorici, Zbornik radova<br />

Vizantoloèkog instituta 26, Belgrade 1988, p. 74.<br />

Ces formules rappellent celles attribuées (dans un sermon anonyme prêché<br />

à Paris en 1303) aux nobiles et sancti reges Francorum, dont «le sang est resté<br />

parfaitement pur», et qui engendrent la sainteté car «ils ont engendré des rois<br />

saints, sanctos reges»: Clovis, Childéric III (saint du fait d’avoir renoncé au<br />

royaume, et embrassé la vie monastique), Charlemagne et Saint Louis (cité dans<br />

A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris 1986, p. 182, n. 162).<br />

176 Cf. pour la notion de “peuple élu” appliquée aux Bulgares, attribuée à<br />

Théophylacte d’Ohrid : D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p.<br />

76-77 n. 199, cf. ibid. p. 70-71 n. 184.<br />

227


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

saient avec une insistance croissante surtout à travers l’œuvre de<br />

Domentijan, pour trouver leur pleine expression dans La vie des<br />

saints rois et archevêques serbes de l’archevêque Daniel II (et de<br />

ses continuateurs). Elles constituent désormais des lieux communs<br />

dans toute la littérature dynastique des XIV e et XV e siècles.<br />

Crise et renouveau de l’idéologie dynastique<br />

(fin du XIV e siècle)<br />

La symphonie des deux pouvoirs au sein de l’Etat némanide,<br />

l’adhésion de l’Eglise à la consécration du charisme royal, l’œuvre<br />

des auteurs ecclésiastiques dans l’élaboration de l’idéologie dynastique<br />

assurant un prestige infaillible au pouvoir central, ont été<br />

un facteur non négligeable de sa stabilité et de la continuité de<br />

l’essor de la Serbie au cours du XIII e et de la première moitié du<br />

XIV e siècle. Alors que la modification progressive du rapport des<br />

forces dans les Balkans 177 , due en grande partie à l’affaiblissement<br />

de Byzance, propulsait le royaume némanide sur le devant de la<br />

scène internationale dans cette partie de l’Europe, l’idéologie<br />

dynastique traditionnelle se trouva dépassée par ces événements<br />

au moment de l’entreprise de Duèan qui annonça publiquement<br />

ses prétentions à l’hégémonie balkanique en se proclamant empereur<br />

des Serbes et des Grecs (1345). La crise idéologique apparaît<br />

clairement dans les derniers chapitres des Vies des saints rois<br />

et archevêques serbes. Il est significatif que la biographie tronquée<br />

de Duèan s’interrompe peu de temps avant la proclamation de<br />

l’empire pour faire place à une condamnation sévère de son œuvre.<br />

Confrontée au choix entre le schisme avec l’Eglise œcuménique<br />

et la solidarité avec le pouvoir séculier, l’Eglise de Serbie fait<br />

preuve de sa force et de son indépendance d’esprit dans une période<br />

de troubles et de confusion après la mort de Duèan suivie<br />

du morcellement de son Empire.<br />

I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la<br />

civilisation byzantine, Cahiers de travaux et de conférences I — Christianisme<br />

byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.<br />

228<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

La symphonie était rompue, et l’aveu d’un doute à l’égard de<br />

la Grâce de la dynastie apparaît pour la première fois. L’extinction<br />

de la lignée avec le tsar Uroè, les catastrophes militaires de Marica<br />

(1371) et de Kosovo (1389), sont perçues comme une conséquence<br />

méritée de la transgression des préceptes traditionnels des<br />

saints Siméon et Sava. La crise dynastique et idéologique n’est<br />

résorbée qu’après la réconciliation avec le patriarcat de Constantinople<br />

178 en 1375. Le haut fait d’armes et le martyre du prince<br />

Lazar et de son armée à la bataille de Kosovo furent aussitôt interprétés<br />

comme un événement rédempteur.<br />

Le cycle littéraire contemporain de l’instauration du culte<br />

de martyr du prince Lazar 180 , deux ans à peine après sa mort au<br />

cours de la bataille de Kosovo, reflète particulièrement bien cet<br />

état d’esprit . Apparus à une époque marquée par des profonds<br />

bouleversements politiques, ces textes marquent un tournant crucial<br />

dans l’esprit et dans la forme de la littérature dynastique. Y<br />

apparaît pour la première fois une différenciation de genres par<br />

rapport à l’hagio-biographie de l’époque némanide. Alors que<br />

l’hagio-biographie némanide reflète si bien en règle générale<br />

l’unité de vue et la symphonie des deux pouvoirs, les textes du<br />

cycle kossovien appartiennent soit aux genres profanes, soit aux<br />

genres franchement ecclésiastiques.<br />

Le sécularisation de la littérature dynastique est confirmée<br />

par le fait qu’à la même époque apparaissent les textes appartenant<br />

aux genres d’une historiographie dynastique profane 182 . Ce fut<br />

D. Bogdanoviç, Izmireqe srpske i vizantiske Crkve, in Le prince<br />

Lazar, Belgrade 1975, p. 81-91.<br />

Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom<br />

boju, Kruèevac 1968.<br />

180 S. Hafner, Der Kult des heiligen Serbistenfürsten Lazar, Südostforschungen<br />

XXXI, Munich 1972, p. 81-139.<br />

Cf. B. Bojoviç, Die genese der Kosovo-Idee in den ersten postkosovoer<br />

hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des<br />

Serbischen Mittelalters, in Die schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre folgen,<br />

Belgrade 1991, p. 215-230.<br />

182 Les Généalogies et les Annales royales : Lj. Stojanoviç, Stari srpski<br />

229


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

tout d’abord le cas en Bosnie 183 où le logothète du premier roi de<br />

Bosnie Tvrtko I er , un moine venu de Serbie, élabore une idée de<br />

la légitimité royale, pour le compte de ce lointain descendant<br />

némanide ; et ceci au moyen d’une généalogie royale suivie de la<br />

notion de la «double couronne» du «roi des Serbes et de Bosnie».<br />

Les Généalogies et les Annales royales serviront désormais en<br />

Serbie à légitimer le pouvoir de ses souverains ou à asseoir les<br />

aspirations des dynastes prétendants.<br />

Continuité de la tradition némanide et différenciation<br />

des genres littéraires dans les textes narratifs dynastiques<br />

(fin XIV e — milieu XV e siècle).<br />

Aussi la littérature qui fut celle des hagio-biographies royales<br />

de l’époque némanide trouva désormais des moyens d’expression<br />

au sein des genres bien distincts de littérature profane ou ecclésiastique.<br />

La différenciation s’accentue avec les œuvres dynastiques<br />

du XV e siècle. La Vita de Stefan Deéanski par Camblak 184 prolonge<br />

la tradition hagiographique de l’époque némanide au sens<br />

strictement littéraire, mais elle ne fait plus vraiment partie de<br />

l’historiographie dynastique officielle. Cette deuxième hagiographie<br />

du roi Stefan Deéanski, écrite vers 1403 par l’higoumène de<br />

Deéani Grégoire Camblak, acquiert un caractère d’hagiographie<br />

classique tout en perdant en grande partie le caractère d’hagiobiographie<br />

dynastique.<br />

D’autre part, la remarquable biographie dynastique du despote<br />

Stefan Lazareviç ne peut plus être classée dans le genre hagiographique.<br />

C’est avant tout une œuvre de mémorialiste profane,<br />

la première grande biographie dynastique serbe écrite par<br />

rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927.<br />

183 S. Çirkoviç, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni),<br />

Zbornik Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça,<br />

Belgrade 1964, p. 343-370.<br />

184 §itije Stefana Uroèa III od Grigorija Mniha (éd. J.£afarik), Glasnik<br />

Druètva Srpske Slovesnosti XI, Belgrade 1859, p. 35-94.<br />

230<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

un écrivain professionnel et laïc. Composée par Constantin de<br />

Kostanec 185 vers 1430, cette biographie princière, tout en s’efforçant<br />

de faire une synthèse, en renouant avec les traditions dynastiques<br />

antérieures (la tradition némanide et celle du culte du<br />

prince Lazar), rompt encore plus nettement avec l’esprit et le<br />

style de l’hagio-biographie némanide en se rapprochant considérablement<br />

du procédé des chroniqueurs byzantins.<br />

Daté de 1441/2 et signé par son auteur, le Recueil de Gorica<br />

contient le texte inédit de la Vita de Saint Siméon Nemanja par<br />

Nikon le Hiérosolimytain. Compilation habilement composée pour<br />

l’essentiel d’après les œuvres de Stefan le Premier Couronné et<br />

de Teodosije, cette Vita rédigée par un moine érudit et cosmopolite<br />

peut être considérée, selon Dimitrije Bogdanoviç, comme un<br />

ouvrage authentique dans l’esprit de la littérature médiévale. Avec<br />

un historicisme présent quasiment du début jusqu’à la fin de son<br />

Recueil de Gorica, la Vita de Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolimytain<br />

s’inscrit dans une double continuité : celle qui consiste<br />

à vouloir perpétuer l’idée de la souveraineté de l’Etat serbe par<br />

la référence immuable à Siméon Nemanja ; et celle qui correspond<br />

à la formule post-némanide, qui est d’inclure les thèmes dynastiques<br />

dans des modes d’expression plus conformes aux genres<br />

classiques de la littérature slavo-byzantine.<br />

Désormais l’historiographie dynastique et l’hagiographie<br />

royale évolueront donc au sein de genres littéraires bien distincts.<br />

Ce furent, d’une part, les Généalogies et Annales royales, genre<br />

historiographique qui reprenait aux hagiographies royales la<br />

forme biographique des portraits royaux (sous une forme donnée<br />

en miniature), ainsi qu’une idée globale de l’histoire nationale<br />

avec l’image de Siméon-Nemanja, figure fondamentale de l’idéologie<br />

dynastique. Et, d’autre part, les textes cultuels : hagiographies,<br />

offices religieux (acolouthies) et autres, témoignage de la conti-<br />

K. Kuev et G. Petkov, Sßbrani sßéineniæ na Konstantin Kosteneéki,<br />

Izsledvane i tekst, Sofia 1986.<br />

231


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

nuité du culte des rois et archevêques au cours des dernières décennies,<br />

qui précédèrent l’instauration d’un nouvel ordre séculier,<br />

culte perpétué durant l’occupation ottomane.<br />

Ces changements majeurs survenus au sein de la littérature<br />

dynastique dans un laps de temps d’un peu plus de cinquante ans,<br />

entre la disparition des Némanides et l’avènement des despotes<br />

Brankoviç, ne sont pourtant pas de nature à mettre en cause la<br />

référence immuable à l’image fondatrice du saint auteur du lignage<br />

royal Siméon Nemanja. Moins dans les textes du cycle<br />

kossovien que dans les préambules des chartes du despote Stefan<br />

Lazareviç, et surtout dans les œuvres de Camblak et de Constantin,<br />

la référence à Siméon Nemanja et à Saint Sava est d’autant<br />

plus présente dès lors qu’il s’agit d’accréditer la légitimité du<br />

pouvoir souverain.<br />

* * *<br />

Les sources narratives, que nous avons désignées dans une<br />

acception large comme littérature dynastique 186 , pour nous réferer<br />

tout particulièrement aux hagio-biographies royales, représentent<br />

une expression littéraire contemporaine du fait de civilisation<br />

médiévale serbe . Cette littérature constitue aussi et surtout la<br />

source essentielle pour la connaissance d’une idéologie qui fut la<br />

philosophie politique de l’Etat serbe depuis Siméon-Nemanja<br />

jusqu’à la fin du Moyen Age. Ainsi, à côté des sources diplomatiques<br />

qui définissent le plus fidèlement la réalité politique du pouvoir<br />

souverain, des portraits monumentaux des donateurs royaux peints<br />

sur les murs des fondations pieuses , et des textes juridiques, qui<br />

186 Traductions, allemande : S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen<br />

Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964 ; S. Hafner,<br />

Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien, Bd. 2 : Danilo II.<br />

und sein Schüler, Die Königsbiographien, Graz-Vienne-Cologne 1976 ; et serbe,<br />

dans la collection : Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988 et<br />

1989, 18 volumes parus.<br />

Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,<br />

in H. Birnbaum et S. Vryonis, Aspects of the Balkans : Continuity and Change,<br />

La Haye - Paris 1972, p. 243-284.<br />

Cf. Gordana Babiç, La peinture médiévale serbe, in L’aventure Humaine,<br />

232<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

avec leurs commentaires, exégèses et préambules développent une<br />

théorie des deux pouvoirs, les hagio-biographies dynastiques<br />

représentent une synthèse de reférence pour idéologie politique<br />

de la Serbie médiévale. C’est à la fois une théorie du pouvoir<br />

souverain d’un Etat national, sa réalité politique à travers une<br />

restitution mémorialiste, présentée dans une perspective historique<br />

et historiciste extrapolée de ces concepts théoriques, et une interprétation<br />

sublimée du passé et du présent avec leur prolongement<br />

eschatologique. C’est aussi une somme cohérente de données et<br />

d’idées politiques qui, partant de l’hagiographie dynastique,<br />

aboutira, après plus de deux siècles de continuité, à une historiographie<br />

officielle de l’Etat de Serbie, incarné par le souverain national<br />

avec son charisme dynastique. Si l’on peut, du point de vue de l’histoire<br />

événementielle, reprocher à ces œuvres un manque de méthode<br />

historique et une absence de chronologie précise, on ne peut<br />

nier en revanche leur richesse en idées politiques et historiques.<br />

Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des moines,<br />

souvent plus ou moins proches de la cour royale, cette philosophie<br />

politique , tout en ayant un caractère essentiellement théorique,<br />

eut une incidence importante sur la vie politique, la culture et<br />

même la spiritualité en Serbie, en Bosnie et dans la Zéta. Sans<br />

acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes ont<br />

fortement marqué la consciences des élites et contribué au développement<br />

de concepts abstraits, éthiques et historiques. Rapportant<br />

la vie des souverains sous une forme plus ou moins hagiographique<br />

ou biographique, sur le fond des événements majeurs du<br />

royaume, ces textes sont ciblés sur les portraits historiques plus<br />

ou moins sublimés des souverains et des prélats placés à la tête<br />

Paris-Milan-New York-Stuttgart, hiver 1989, p. 41-42 ; A. Grabar, Les cycles<br />

d’images byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier,<br />

Starinar 20, Belgrade 1969, p. 133-137 ; V. DjURIÇ, Istoriske kompozicije<br />

u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele,<br />

Mélanges G. Ostrogorsky II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta 8/2,<br />

Belgrade 1964, p. 53-68<br />

D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti<br />

jednog istraùivanja, Filosofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.<br />

233


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de l’Etat et de l’Eglise. Partant de concepts relatifs au pouvoir<br />

royal, à la souveraineté de l’Etat, à la symphonie des deux pouvoirs,<br />

à la vocation de la patrie dans l’économie de l’histoire sacrée, à<br />

l’incidence de la sainteté et de la Grâce divine dans le charisme<br />

dynastique, à la nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie<br />

foi avec son système de valeurs dans le maintien de l’ordre social ;<br />

ces textes reflètent aussi bien les structures mentales que celles de<br />

la société dont ils sont issus.<br />

* * *<br />

Dès lors qu’on essaie de situer l’idéologie politique de la<br />

Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de<br />

la chrétienté médiévale, on peut observer une double similitude,<br />

qui confirme la double appartenance idéologique de l’Etat serbe<br />

situé à la jonction de ces deux mondes. Le principe de l’hérédité 190<br />

comme critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée<br />

même d’un charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple<br />

ainsi que la faible influence de l’Assemblée des hiérarchies<br />

(Sybory) dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement<br />

royal, écartent la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain<br />

du type byzantin. La constance dans la succession héréditaire,<br />

jusqu’à l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment<br />

infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque<br />

prétendant étranger au lignage royal, le caractère autocratique du<br />

190 La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de<br />

masculinité fut un usage à Byzance aussi, sans pour autant être régie par une<br />

quelconque loi organique. Cette tradition était cependant loin d’être toujours<br />

respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple étaient souvent des<br />

facteurs décisif pour un changement sur le trône, et souvent sans tenir compte<br />

de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance,<br />

in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique<br />

s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky,<br />

Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz<br />

vizantijske istorije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970,<br />

p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der<br />

Komnenenzeit, Südost­Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Sur ce «droit du<br />

sang» dont l’application fut particulièrement conséquente dans le royaume capétien,<br />

voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal, Paris (Gallimard) 1986.<br />

234<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

pouvoir du roi, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil<br />

et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique<br />

avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique<br />

de type occidental.<br />

Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement<br />

centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,<br />

bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école<br />

athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines<br />

de la vie publique et privée : éducation, culture, arts et<br />

lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie… et surtout<br />

l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs 191 , qui<br />

Le rapport entre les deux pouvoirs, séculier et ecclésiastique, serait peut-être<br />

défini au mieux, comme à Byzance, par le terme “interdépendance”. Ainsi, de<br />

même qu’à Byzance et en Bulgarie, le souverain est le garant de l’application<br />

des lois et des canons, il a le pouvoir de convoquer et de présider les Conciles<br />

généraux de l’Eglise nationale, comme l’attestent, outre les sources écrites, les<br />

peintures murales des églises et autres représentations iconographiques. L’Eglise,<br />

quant à elle, est non seulement responsable des questions doctrinales et juridiques<br />

du domaine spirituel, mais exerce son autorité aussi sur le Droit matrimonial.<br />

Dans le domaine politique, son autorité cautionne la légalité du pouvoir<br />

souverain (cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot) 1958, p. 104-<br />

107). Cette interdépendance des deux pouvoirs, bien qu’inégale au profit du<br />

souverain, fait que la plénitude du pouvoir autocratique du roi n’est possible<br />

qu’avec l’assentiment de l’Eglise. Même le pouvoir législatif est tributaire dans<br />

une certaine mesure de l’autorité ecclésiastique : l’introduction du Droit canonique<br />

et romain s’opère par les soins du premier archevêque (1219) de l’Eglise<br />

de Serbie et le Code constitutionnel de Duèan est promulgué dans des Conciles<br />

généraux (1349 et 1354) réunissant les hiérarchies de l’Etat et de l’Eglise. A la<br />

différence de Byzance, où l’interdépendance des deux pouvoirs allait croissant<br />

(notamment dans le domaine juridique : J.M.Hussey, op. cit. p. 110), un processus<br />

inverse semble s’opérer en Serbie. La connivence des deux pouvoirs est à la<br />

base de la continuité némanide : archevêques issus de la famille royale, le cas<br />

de l’archevêque Joanikije (1272-1276) qui suit son roi Uroè Ier (1243-1276)<br />

dans l’abdication, le rôle éminent de Danilo II dans les affaires d’Etat, l’élection<br />

même de Danilo II que le puissant roi Milutin ne réussit pas à imposer comme<br />

archevêque de son vivant, tout cela montre la force de l’Eglise et le début de la<br />

différenciation des deux pouvoirs. Aussi, les promesses d’Union de Milutin, puis<br />

de Duèan, qui ne furent autre chose que d’habilles manœuvres politiques, auraient<br />

très bien pu être également un moyen commode pour les souverains serbes de<br />

s’assurer, au moyen de cette menace, un regain de solidarité de la puissante<br />

235


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

confère le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,<br />

à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique.<br />

Cela explique pourquoi la byzantinisation de la Serbie, notamment<br />

dans les domaines culturel et institutionnel, est inversement proportionnelle<br />

à la force et à l’influence politiques de l’empire<br />

constantinopolitain sur son déclin. Ainsi, l’instauration de l’Archevêché<br />

autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opère alors<br />

que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure,<br />

l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de la<br />

puissance du roi Milutin (1282-1321) et du tsar Duèan (1331-1355),<br />

et le despotat de Serbie du XV e siècle devient le creuset et l’un<br />

des derniers refuges de la culture et des élites byzantines et bulgares.<br />

Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné<br />

(1196-1228) ait reçu une couronne envoyée par le pape,<br />

alors que les despotes du XV e siècle reçurent leur investiture et<br />

leur couronne de Constantinople. Le fait que l’entreprise impériale<br />

de Duèan ait rencontré une condamnation sévère de la part<br />

des auteurs ecclésiastiques montre bien que l’interdépendance des<br />

deux pouvoirs avait ses limites et que l’Eglise de Serbie attachait<br />

plus de prix à sa légalité canonique par rapport au Patriarcat œcuménique<br />

qu’aux intérêts immédiats du souverain et de l’Etat.<br />

* * *<br />

Une étude de l’évolution de la théorie du pouvoir souverain,<br />

de l’Etat et de l’idéologie qui s’y rapporte, pourrait fournir un<br />

Eglise de Serbie. L’attitude autocratique de Duèan vis à vis de l’Eglise, la<br />

condamnation de son œuvre par celle-ci, et les changements fréquents de patriarches<br />

à la fin du XIV e siècle, marquèrent l’accentuation de ce processus<br />

différenciateur. Le renforcement du pouvoir central et l’accentuation de l’autocratie<br />

au temps du despotat ne font que le confirmer, de sorte que le despote<br />

Djuradj Brankoviç put décider souverainement de la non-participation du patriarche<br />

de Serbie au Concile de Florence (cf. M. Spremiç, Srbi i Florentiska<br />

unija crkava 439 godine, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta<br />

24/25, Belgrade 1986, p. 413-422 ; et surtout : M. SPREMIÇ, Despot<br />

&ura$ Brankoviç i papaska kurija, Zbornik Filosofskog Fakulteta,<br />

Série A, tome XVI, Belgrade 1989, p. 163-177), sans que l’on sache même<br />

quelle fut l’attitude de l’Eglise concernée par cette décision.<br />

236<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

nombre important d’éléments d’analyse relatifs au phénomène<br />

politique dans cette partie de l’Europe. Seule une recherche à la<br />

fois systématique et dans un esprit comparatiste permettrait, non<br />

seulement d’éclairer la nature du pouvoir et de l’idéologie politique<br />

en Serbie médiévale et dans les Etats balkaniques voisins,<br />

mais aussi de mettre en lumière les différences majeures entre<br />

deux concepts civilisateurs, ceux de ces deux mondes à la fois si<br />

profondément divergents et si inextricablement liés que sont au<br />

Moyen Age les deux parties de la chrétienté.<br />

Au seuil du troisième millénaire, nous assistons à une faillite<br />

généralisée de systèmes philosophiques et idéologiques issus du<br />

siècle des Lumières. Ce phénomène pourrait annoncer le crépuscule<br />

d’un ordre d’idées qui se définissait en grande partie par<br />

l’opposition à la vision du monde héritée du Moyen Age chrétien.<br />

Il est intéressant de constater que le vide idéologique actuel coïncide<br />

en peu partout en Europe avec un regain d’intérêt pour le<br />

passé et le patrimoine médiéval. Le paradoxe du monde moderne<br />

est que l’homme transformé en nomade planétaire subit le contrecoup<br />

du déracinement en cherchant instinctivement à retrouver<br />

son identité dans ce patrimoine qui pour le plus grand nombre de<br />

nations européennes ne remonte guère au delà du Moyen Age.<br />

Ainsi le contrecoup du choc de la modernité débouche sur une<br />

résurgence de l’humeur et des ardeurs nationales, avec toutes les<br />

dérives et les enrichissements que cela implique. C’est le fait<br />

d’affiner la connaissance et de reconnaître les valeurs du patrimoine<br />

culturel en y découvrant les origines des nations de ce<br />

Continent qui peut aider, tant à y révéler des valeurs communes<br />

au-delà de bien des frontières, qu’à exorciser l’exclusive du mythe<br />

des origines.<br />

237


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

238<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

une MonArcHIe HAgIogrApHIque<br />

La théologie du pouvoir dans la Serbie médiévale<br />

(XIIe-XVe siècles)<br />

Alors que l’Empire byzantin, refoulé en Asie Mineure, subissait<br />

la plus grande crise de son histoire, l’émergence d’une nouvelle<br />

identité politique devait marquer les deux derniers siècles<br />

du Moyen Age dans le Sud-Est européen. La partie centrale et<br />

occidentale des Balkans qui était gouvernée par les dynastes serbes<br />

faisait théoriquement partie des principautés qui avaient reconnu<br />

la suzeraineté byzantine. Ces princes et roitelets, de Raèka<br />

et de Zéta (Dioclée), pour ne mentionner que les plus importants,<br />

avaient pour habitude de fomenter des complots contre l’Empire<br />

en s’appuyant sur les puissances occidentales toujours jalouses<br />

des richesses, des splendeurs et du prestige inégalable de Byzance.<br />

A la différence de la Bulgarie, qui avait tenté d’imposer sa<br />

succession à l’Empire constantinopolitain auquel elle devait une<br />

grande partie de ses institutions et une partie plus grande encore<br />

de son bagage culturel, la Serbie de cette époque charnière (fin<br />

XIIe-début XIIIe s.) avait un héritage plus composite, notamment<br />

sur un plan culturel et juridique. Elle tirait ainsi partie de la plus<br />

grande marge de manœuvre que lui assuraient d’une part son<br />

éloignement relatif des plus grands centres administratifs et culturels,<br />

et d’autre part le fait que la ligne de partage entre les deux<br />

parties de la chrétienté traversait l’espace qu’occupaient les principautés<br />

serbes.<br />

La période de rupture qui s’ouvrit dans l’histoire byzantine<br />

dès le début de l’occupation latine de Constantinople coïncida<br />

avec une période décisive pour la Serbie du bas Moyen Age. La<br />

239


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

carence des témoignages, la pauvreté des sources locales, la faiblesse<br />

de l’héritage de la période antérieure, font contraste à une<br />

relative profusion de témoignages et de documentation dont<br />

l’émergence se situe dès la fin du XIIe siècle.<br />

La crise irréversible de l’Empire byzantin dans la partie septentrionale<br />

et centrale des Balkans coïncide avec l’émergence de<br />

structures capables d’assurer une relève politique stable et cohérente.<br />

Ce phénomène géopolitique se traduisit par la création du<br />

Deuxième Empire bulgare, pour la partie orientale, et du royaume<br />

némanide pour la partie occidentale de la région.<br />

La stabilité et la cohérence politique et idéologique devaient<br />

s’articuler autour d’une synergie étroite entre les hiérarchies séculières<br />

et ecclésiastiques 192 , les deux piliers fondamentaux de<br />

toute société médiévale. Dans les domaines structurel et conceptuel,<br />

la hiérarchie de l’Eglise avait fourni un apport intellectuellement<br />

déterminant. Ce fait est particulièrement valable pour la<br />

Serbie où la formation d’une idéologie de la royauté et de l’Eglise<br />

est axée autour du cercle restreint du souverain et de ses deux<br />

fils, dont l’un est le roi premier couronné, Stefan, et l’autre, Sava,<br />

le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />

En ce qui concerne l’appareil conceptuel et structurel de l’Etat<br />

et de l’Eglise, les deux figures fondatrices se chargent de sa gestation,<br />

avec une initiative soutenue du côté ecclésiastique. Cette<br />

prépondérance marquée de l’initiative ecclésiastique doit être<br />

située sur le plan de la dynamique de la hiérarchie d’obédience<br />

orthodoxe, phénomène d’autant plus remarquable que l’autorité<br />

192 sumfwnia (syglasi&e, lat. consonantia), “la célèbre “ symphonie byzantine ”<br />

dont parle la VI e Novelle de Justinien”, T. £pidlik, La spiritualité de l’Orient<br />

chrétien, Rome 1978, p. 161sq. ; cf. Corpus Iuris Civilis vol. III, Novellae (éd.<br />

R. Schoell, G. Kroll) Berlin MCMXII, p. 36sq ; M. M. Petroviç, “Saglasje ili<br />

“simfonija” izme$u crkve i dràave u Srbiji za vreme kneza Lazara”, in<br />

Id., O Zakonopravilu ili Nomokanonu Svetoga Save, Belgrade 1990, p. 73-98 ;<br />

Photius reformula cette notion dans l’Epanagogè, cf. Taranovski, Istorija<br />

srpskog prava I, p. 235-236 ; D. Nicol, “La pensée politique byzantine”, in<br />

Histoire de la pensée politique médiévale, Paris 1993, p. 64, 65 n. 3.<br />

240<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

de l’Eglise de Constantinople se trouvait alors refoulée à Nicée<br />

pour un bon demi-siècle. L’explication de ce paradoxe réside en<br />

bonne partie dans les retombées culturelles et linguistiques de l’<br />

œuvre cyrillométhodienne que les dirigeants séculiers et spirituels<br />

ainsi que leurs ouailles slaves n’avaient pas fini de récolter.<br />

Le patrimoine textuel et artistique de la fin du XIIe et du<br />

début du XIIIe siècles apporte un témoignage explicite sur le<br />

tournant culturel et confessionnel que connaît la Serbie de cette<br />

époque. Les premiers textes vraiment originaux et de facture<br />

autochtone apparaissent à cette époque-là. Les premières inscriptions<br />

slaves sur les peintures murales des églises, ainsi que l’éclosion<br />

d’un style architectural pour les églises monastiques, fondations<br />

pieuses des souverains de Serbie, témoignent de l’étendue<br />

du chantier politique et artistique de l’époque.<br />

Dans un milieu où la transmission écrite s’appliquait essentiellement<br />

à la réception des écrits byzantins, ainsi qu’à la reproduction<br />

des textes slavo-byzantins, l’apparition de textes originaux<br />

représente une nouveauté qui tranche avec le vide quasi-total que<br />

l’on enregistre en ce domaine dans la période antérieure.<br />

Dans leur forme d’expression ces textes s’inscrivent dans la<br />

tradition slavo-byzantine. Ils peuvent être classés en trois catégories<br />

: 1 textes normatifs, 2 textes liturgiques, 3 textes narratifs 193 .<br />

La fonction première des ces écrits est d’agencer la vie de l’Eglise<br />

locale, institution qui devait servir de ciment et d’aiguillon à<br />

une société médiévale.<br />

La création de grandes institutions monastiques 194 , en premiers<br />

lieux celles de Studenica en Serbie et de Chilandar au Mont Athos ,<br />

193 Radmila Marinkoviç, Svetorodna gospoda srpska. Istraàivaqa srpske<br />

kqiàevnosti sredqeg veka (La seigneurie serbe de sainte extraction. Recherches<br />

sur la littérature serbe médiévale), Belgrade 1998.<br />

194 L. Mavromatis, “Le monastère reflet du royaume”, in Huit siècles du monastère<br />

de Chilandar, Belgrade 2000, p. 5-8.<br />

Lj. Maksimović, «Hilandar i srpska vladarska ideologija» (Chilandar<br />

et l’idéologie des souverains serbes), in Huit siècles du monastère de Chilandar,<br />

Belgrade 2000, p. 9-16 (rés. angl.).<br />

241


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

avec l’élaboration de leurs Constitutions (sous forme de Typika 196 ,<br />

adaptés des grands modèles byzantins) devait préfigurer l’accession<br />

de l’Eglise locale à l’autonomie que lui avait accordée le Patriarcat<br />

œcuménique alors réfugié à Nicée. L’Eglise de Serbie est à<br />

son tour dotée d’une Législation adéquate sous forme d’une adaptation<br />

serbe du Nomokanon byzantin . Ce qui est remarquable<br />

dans la Krmčija (Zakonopravilo) de Sava I er , c’est qu’elle<br />

s’écarte sensiblement, dans l’esprit et dans la lettre, du Droit canon<br />

byzantin contemporain et cela dans le sens du Droit divin, plus<br />

marqué que dans les versions connues du Nomokanon. Cela pourrait<br />

indiquer que la réalisation de la Krmčija aurait été faite à<br />

partir d’une rédaction du Nomokanon antérieure, inconnue à ce<br />

jour dans sa version originale. En tant que code juridique fonda-<br />

196 Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,<br />

Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.<br />

française).<br />

Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon,<br />

traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski Nomokanon<br />

i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies nouvellement<br />

découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. V. Moèin, «Krméija iloviéka. Raèka<br />

redakcija 1262. god.», in Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio, opis<br />

rukopisa, Zagreb 1955 ; Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki<br />

prepis, 1262. godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.<br />

Edition :<br />

Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki prepis, 1262.<br />

godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.Commentaires :<br />

D. Bogdanoviç, Krméija Svetoga Save, in Sava Nemaqiç ­ Sveti Sava,<br />

Belgrade 1979, p. 91-99.N.Milaè, Fotijev Nomokanon u Srpskoj Crkvi, Arhiv<br />

za pravne i društvene nauke I, Belgrade 1906.V.Moèin, “Krméija iloviéka.<br />

Raèka redakcija 1262. god.”, Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio,<br />

opis rukopisa, Zagreb 1955.M.M.Petroviç, O Zakonopravilu ili Nomokanonu<br />

Svetoga Save, Belgrade 1990, 170 p.S.Troicki, “Crkveno politiéka ideologija<br />

Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme”, Glas Srpske Akademije<br />

Nauka i Umetnosti 212, Belgrade 1953, p. 155-206.S.Troicki, “Kako<br />

treba izdati Svetosavsku Krmyiju (Nomokanon sa tumaéeqima)”, Spomenik<br />

Srpske Akademije Nauka S´ ´, Belgrade 1952, p. 1-114.S.Troicki, “Ko je<br />

preveo Krméiju sa tumayeqima”, 96 Glas CXCIII, Belgrade 1949, p. 119-142.<br />

I.§uùek, Kormčaja kniga. Studies on the Chief Code of Russian Canon Law,<br />

Orientalia Christiana Analecta 163. Pontificio Instituto Orientale, Roma 1964.<br />

242<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

mental de la Serbie du XIIIe siècle, la Krmčija, dans son esprit du<br />

“Droit divin”, est un témoignage majeur de l’ampleur de la christianisation<br />

de la Serbie à partir du début du XIIIe siècle .<br />

A la suite des fondations pieuses monastiques, la vie spirituelle<br />

de l’Eglise est ponctuée de pratiques cultuelles à la mémoire<br />

de leur fondateur. Les textes liturgiques sont adaptés et élaborés<br />

à cet effet 200 . Rien de particulièrement original en ce sens par rapport<br />

aux pratiques liturgiques byzantines. Même chose pour les<br />

premiers textes narratifs destinés à étayer l’exemplarité de la vie<br />

du saint fondateur, d’autant que ces textes sont intégrés initialement<br />

aux Constitutions monastiques de ses fondations pieuses.<br />

Là où la pratique commence à s’écarter des modèles byzantins,<br />

c’est que le saint fondateur des institutions monastiques se trouve<br />

aussi à l’origine de la dynastie régnante, «restaurateur de la patrie»,<br />

prince séculier durant près de 40 ans avant de devenir humble<br />

moine athonite. La dimension politique du culte du saint fondateur<br />

apparaît bien plus explicitement dans la deuxième biographie de<br />

“L’orientation du droit serbe de la Krmčija est exemplaire pour la politique<br />

ecclésiastique des Nemanjiç. Se différenciant des normes de réglementation des<br />

rapports Eglise-Etat qui étaient en vigueur à Byzance, il renoue avec des concepts<br />

archaïques en insistant sur la souveraineté de la Loi divine”, cf. D. Bogdanoviç,<br />

in Sveti Sava, Sabrani spisi (Textes réunis), Belgrade 1986, p. 19 ; sur l’idéologie<br />

dans la Krmčija, voir : S. Troicki, “Crkveno politiéka ideologija<br />

Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme” (L’idéologie ecclésiastique et<br />

politique du Korméija de St. Sava et du Syntagma de Blastares), Glas SANU 212<br />

(1953), p. 155-206.<br />

200 La date de composition de ce texte liturgique reste inconnue. Selon Domentijan,<br />

le premier hagiographe de Sava, cet office fut rédigé à l’occasion du<br />

premier anniversaire du trépas de Siméon, en 1201. Cette affirmation est confirmée<br />

par Teodosije, l’auteur de la deuxième Vie de Saint Sava. Si tel était le cas,<br />

il s’agirait là très vraisemblablement d’une version réduite des canons et des<br />

stichères, accompagnée peut-être seulement de quelques éléments des vêpres.<br />

La version intégrale aurait pu être composée à l’occasion de la translation à<br />

Studenica en 1207. L’allusion à Studenica dans l’office semble conforter cette<br />

hypothèse. La copie la plus ancienne de l’acolouthie de Saint Siméon par Sava<br />

est datée du milieu du XIIIe siècle. Une nouvelle édition intégrale, avec traduction<br />

serbe, a été faite récemment par Tomislav Jovanoviç.<br />

243


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

ce dernier, écrite une dizaine d’années après la première vita par<br />

le fils qui avait hérité le trône de Serbie.<br />

Stefan Nemanja — le moine Siméon — et son fils Sava, qui<br />

furent le premier à l’origine de la dynastie némanide, le second le<br />

premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie, sont aussi<br />

en tête de file des saints de l’Eglise locale 201 . Ils représentent les<br />

maillons initiaux d’une sorte d’institution simultanément liturgique,<br />

cultuelle et politique qui constitue l’originalité de la Serbie du bas<br />

Moyen Age. Il s’agit d’une propension marquée, plutôt que d’une<br />

règle générale, au culte des saints rois et archevêques. Cette pratique<br />

devait s’étendre à la suite des deux saints fondateurs à plusieurs<br />

autres rois, ainsi qu’à un plus grand nombre encore d’archevêques.<br />

La médiation littéraire et artistique de ces cultes était<br />

assurée par les textes liturgiques et hagiographiques particulièrement<br />

soignées, ainsi que par une iconographie de plus en plus<br />

élaborée 202 .<br />

La série des hagio-biographies des souverains et des archevêques,<br />

ainsi que les compositions de donateurs dynastiques et<br />

ecclésiastiques dans les fondations pieuses, révèlent une idéologie<br />

des deux pouvoirs alliés dans un dessein consensuel : la sanctification<br />

des deux corps sociaux dans une perspective eschatologique.<br />

Cette sanctification est aussi un paramètre d’orientation éthique<br />

et mystique de l’ensemble de la communauté des fidèles-sujets de<br />

201 Dorota Gil, “Izme$u sakralizacije i poilitizacije istorije i tradicije<br />

- sveti vladar Stefan Nemaqa» (Entre la sacralisation et la politisation<br />

de l’histoire et de la tradition — le saint souverain Stefan Nemanja), in<br />

Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade<br />

2000, p. 89-93 (résumé français, p. 94).<br />

202 Zaga Gavrilović, «Premudrost i éovekoxubxe vladara u liénosti Stefana<br />

Nemaqe. Primeri u srpskoj umetnosti sredqeg vekka» (La sagesse<br />

et l’humanité du souverain dans la personne de Stefan Nemanja. Le exemples<br />

dans l’art serbe du Moyen Age), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite.<br />

Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 281-292 (résumé angl., p. 292).<br />

244<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

l’Eglise locale et du royaume. Les textes liturgiques ont une importance<br />

toute particulière au sein du système de médiation de la<br />

sacralisation des hiérarchies. Les offices religieux représentent,<br />

en effet, le critère crucial pour une canonisation en bonne et due<br />

forme selon les normes de l’Eglise orthodoxe. Alors que les rois<br />

et archevêques peuvent avoir des biographies ou être représentés<br />

avec des nimbes, tout en étant qualifiés de saints ou de bienheureux,<br />

seuls les personnages gratifiés de textes liturgiques à proprement<br />

parler, sont réellement vénérés comme saints ou bienheureux.<br />

La présence dans l’espace et dans la durée liturgique est donc<br />

le seul critère de valeur eschatologique. C’est aussi, et surtout dans<br />

une perspective de longue durée, le média le plus porteur d’un<br />

point de vue quantitatif. Il est bien évident que le plus grand nombre<br />

de fidèles et d’auditeurs est plus susceptible d’entendre les<br />

hymnes liturgiques que de lire, d’entendre la lecture des vies des<br />

saints, ou même de contempler les peintures murales ou les icônes,<br />

dont seules les églises les plus représentatives étaient décorées.<br />

L’usage d’une langue liturgique compréhensible par une large<br />

majorité du public, sinon de son ensemble, prend ici tout son sens<br />

et toute son importance.<br />

La théologie politique de la royauté serbe du Moyen Age<br />

implique un aspect hiératique propre aux institutions politiques et<br />

religieuses de l’époque, mais aussi une évolution significative,<br />

reflet des mutations que devait traverser la société serbe à l’approche<br />

d’une époque nouvelle. Les représentations écrites et<br />

peintes de l’idéologie monarchique et ecclésiastique constituent<br />

autant de reflets des polarisations au sein d’une société de plus en<br />

plus contrastée, aux contradictions et nuances croissantes.<br />

Les textes narratifs dont les plus importants sont de loin les<br />

hagio-biographies, représentent un type de source de tout premier<br />

ordre pour l’étude de cette mutation lente mais irréversible.<br />

Le XIIIe siècle est tout entier marqué par les hagio-biographies<br />

des deux saints fondateurs, Stefan Nemanja devenu Saint Siméon<br />

245


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

le Myroblyte, le fondateur de la dynastie némanide 203 , ainsi que<br />

par son fils cadet Sava, premier archevêque de l’Eglise autocéphale<br />

de Serbie.<br />

La systématisation de la succession des hagio-biographies<br />

dynastiques, avec le développement de la notion de la «Sainte lignée»<br />

némanide, caractérisent la première moitié du XIVe siècle.<br />

Après une longue période de confusion et de crise de conscience<br />

liée à la rupture avec le Patriarcat œcuménique au milieu du<br />

siècle et à la fin de la dynastie némanide en 1371, un renouveau<br />

de légitimation du pouvoir central est en pleine gestation à la fin<br />

du XIVe siècle avec le culte martyrologe du prince Lazare mort à<br />

la bataille de Kosovo en 1389 204 .<br />

Les références aux saints fondateurs et autres figures glorifiées<br />

de la lignée némanide, allaient désormais se relayer avec le martyre<br />

de Kosovo, ainsi qu’avec les saints despotes Brankoviç 205 ,<br />

durant tout le XVe siècle, ainsi que lors des siècles obscurs de la<br />

domination ottomane.<br />

Si une différentiation des genres, entre littérature hagio-biographique,<br />

d’une part, et historiographie dynastique, d’autre part,<br />

s’instaure à partir de la fin du XIVe siècle, elle marque des chan-<br />

203 Sur Stefan Nemanja et le saint roi Stefan de Hongrie, voir P. Rokai, “Sveti<br />

vladar, osnivaé dinastije i dràave Stefan Nemaqa i Sveti Stefan»<br />

(Le saint souverain, fondateur de la dynastie et de l’Etat Stefan Nemanja et le<br />

saint Stefan), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition,<br />

Belgrade 2000, p. 95-98 (résumé angl., p. 99).<br />

204 B. Bojoviç, “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen<br />

Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen<br />

Mittelalters”, Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre Folgen,<br />

Belgrade - Düsseldorf 1991, p. 215-230 ; Id., “L’inscription du despote Stefan<br />

sur la stèle de Kosovo 1403-4”, Messager orthodoxe 106 - Numéro spécial,<br />

Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102.<br />

205 Continuateurs de la tradition némanide, les Brankoviç ont été durant plus<br />

d’un siècle et demi les généreux donateurs de plusieurs monastères athonites,<br />

en premier lieu ceux de Chilandar et de Saint Paul, cf. M. SpremiÇ, «Brankoviçi<br />

i Sveta Gora» (Les Brankoviç et le Mont Athos), in Druga kazivaqa o<br />

Svetoj Gori, Belgrade 1997, p. 81-100.<br />

246<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

gements de forme et non de fond de la pensée politique quant à la<br />

légitimation du pouvoir souverain en Serbie 206 .<br />

Les vertus traditionnelles de prince chrétien, défenseur de la<br />

foi et de la tradition, de l’Eglise et de la patrie, sur une toile de<br />

fond de références vétérotestamentairs, ornent la figure de législateur<br />

et d’évangélisateur, de militaire et de moine, de père protecteur<br />

de la patrie et de fils fidèle de l’Eglise, qui consacre sa vie<br />

au profit de la patrie et soumet sa volonté aux desseins divins ;<br />

l’idéal du souverain l’accompagne jusqu’après sa mort où il devient<br />

l’intercesseur auprès du Christ pour l’ensemble de son peuple 207 ,<br />

désigné parfois comme le «Nouvel Israël» 208 .<br />

On assiste ainsi à une extension progressive, même si généralement<br />

symbolique, de la sanctification, qui commence par le<br />

souverain et l’archevêque, s’étend à la dynastie et à la hiérarchie,<br />

puis au troupeau, désigné par une citation liturgique comme «Peuple<br />

élu» ou « peuple saint » dans le « sacerdoce royal du Christ » 209 .<br />

206 B. Bojović, “ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie<br />

au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />

serbe”, Südost­Forschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.<br />

207 Smilja Marjanoviç-Duèaniç, Vladarska ideologija Nemaqiça (L’idéologie<br />

monarchique des Nemanjiç), Belgrade 1998, p. 187-287.<br />

208 Teodosije Hilandarac (éd. Dj. Daniéiç), %ivot Svetoga Save (La vie de<br />

Saint Sava), Belgrade 1860 (réimpression, Belgrade 1973), p. 74, 88.<br />

209 Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak<br />

(Vie de Stefan Deéanski de Grégoire Camblak), éd. A. Davidov, G. Danéev,<br />

N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva, Sofia 1983, p. 124. La formule<br />

“sacerdoce royal et peuple saint” est employée dès la fin du XIII e siècle<br />

dans l’Eloge de Saint Siméon et de Saint Sava, voir Teodosije, Sluùbe, kanoni<br />

i Pohvala (Offices, canons et éloge), Belgrade 1988, p. 251.<br />

D’après Jean Chrysostome : “Le gouvernement et le sacerdoce ont chacun<br />

leurs limites, bien que le sacerdoce soit le plus grand des deux” ; Léon Diacre<br />

explique la notion de l’équilibre du sacerdoce et de la royauté, “l’un confié par<br />

le Créateur pour le soin des âmes, l’autre pour le gouvernement des corps”, par<br />

cette formule qu’il attribue à Jean Tzimiskès (969-976) ; de même encore le<br />

patriarche Athanase I er , au XIV e siècle énonce que “le sacerdoce n’a pas été<br />

donné au peuple chrétien pour le bien de l’empire, mais l’empire pour le bien<br />

du sacerdoce”, cf. Nicol, “La pensée politique…”, p. 66 n. 1, 67, ainsi s’exprime<br />

la continuité d’une conception d’équilibre ou de préséance de l’Eglise.<br />

247


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Les recherches iconographiques sur l’idéologie dynastique<br />

corroborent les résultats obtenus par l’étude des textes narratifs,<br />

des documents et des textes juridiques. Les portraits dynastiques<br />

dans les fondations royales 210 , destinées souvent à servir de lieu<br />

de sépulture des souverains, confirment les idées exprimées dans<br />

les textes tout en coïncidant souvent dans le temps avec leur création.<br />

Ceci est particulièrement vrai pour le cycle de “Joseph le<br />

Magnifique” dans l’église de Sopoçani (milieu du XIIIe siècle),<br />

qui illustrent les parallélismes bibliques avec leur symbolique<br />

princière exprimée dans l’œuvre de Domentijan à la même époque.<br />

L’expression picturale de la “Lignée de sainte extraction”, dans<br />

les grandes fondations royales et archiépiscopales du début du<br />

XIVe siècle, exécutée sur le modèle iconographique biblique de<br />

la “Lignée de Jessé”, coïncide avec l’œuvre littéraire majeure de<br />

l’archevêque Danilo II, Vie des rois et archevêques serbes 211 .<br />

Le caractère christocentrique de ces conceptions est donc<br />

transposé par la peinture murale des fondations royales et autres<br />

institutions monastiques et ecclésiastiques à partir du début du<br />

XIII e siècle. Le caractère aulique de la royauté est exprimé par la<br />

sublimation artistique des compositions dynastiques souvent re-<br />

210 Ch. Walter, “The iconographical sources for the Coronation of Milutin and<br />

Simonida at Graéanica», in Vizantijska umetnost poéetkom XIV veka (L’art<br />

byzantin au début du XIVe siècle), Belgrade 1978 ; V. DjuriÇ, «Ikonografska<br />

pohvala Svetom Simeonu Nemaqi u Studenici» (Eloge iconographique de<br />

Saint Siméon Nemanja à Studenica), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le<br />

Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 267-277 (résumé français, p.<br />

277-280) ; B. Todiç, «Predstave sv. Simeona Nemaqa, nastavnika prave vere<br />

i dobre vlade, u sredqevekovnom slikarstvu» (Représentations de Saint<br />

Siméon Nemanja, enseignant de la vraie foi et du bon gouvernement dans la<br />

peinture médiévale), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire<br />

et tradition, Belgrade 2000, p. 295-304 (résumé français, p. 305).<br />

211 On pourrait dire aussi pour les auteurs des textes narratifs ou poétiques<br />

relatifs aux cultes dynastiques, qu’ils “ont fait preuve d’initiative et de compréhension<br />

: ils ont suivi une méthode byzantine, mais l’ont adaptée au cas particulier<br />

que leur offrait leur histoire nationale” A. Grabar, “Les cycles d’images<br />

byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier”, Starinar 20<br />

(1969), p. 137.<br />

248<br />

’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />

présentées selon le schéma de l’iconographie biblique et ecclésiastique<br />

classique. Ainsi les obsèques de la reine Anne à Sopoçani<br />

sont assimilées à la Dormition de la Théotokos, les grands Conciles<br />

d’Etat aux Conciles œcuméniques, la translation des reliques<br />

de Siméon-Nemanja à celle de Jacob, les portraits des rois Stefan<br />

Deéanski et Stefan Duèan aux pieds du Christ à Deéani à la traditio<br />

legis, les illustrations des Hymnes de la Nativité et autres<br />

textes liturgiques font figurer les souverains selon le modèle des<br />

fêtes de Noël et de la Pâque à la cour de Constantinople 212 .<br />

La plus importante particularité de la Serbie réside néanmoins<br />

dans l’équilibre particulièrement recherché entre les deux autorités<br />

— la dyarchie des pouvoirs séculier et spirituel. Même si<br />

cette symphonie des deux corps sociaux était surtout entretenue<br />

au XIIIe siècle, avec une tendance à s’estomper progressivement<br />

au profit du domaine séculier, elle demeure la marque distinctive<br />

de la philosophie politique serbe 213 .<br />

C’est de cette interdépendance que procède la profusion relative<br />

de textes narratifs ou rhétoriques, liturgiques et laudatifs,<br />

des œuvres d’art architectural et iconographique, qui constituent<br />

le riche et explicite patrimoine de la monarchie légitimée par la<br />

sainteté. Le fait d’attribuer une finalité eschatologique à la royauté<br />

némanide promeut le pouvoir de fait en pouvoir de droit. Si le<br />

prince détient le pouvoir séculier, le saint et l’Eglise détiennent<br />

l’autorité morale et spirituelle, la concertation des deux autorités<br />

étant la condition d’un consensus politique et social, éthique et<br />

doctrinal.<br />

212 V. Djuriç, “Slika i istorija u sredqovekovnoj Srbiji” (Image et Histoire<br />

dans la Serbie du Moyen Age), Glas SANU CCCXXXVIII (1983), p. 117-<br />

133, résumé français, p. 133-144 ; Id., “Istoriske kompozicije u srpskom<br />

slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele” [I-III] (Les scènes<br />

historiques dans la peinture médiévale serbe et leurs parallèles historiques),<br />

Zbornik RVI 8 (1964), p. 69-90 ; 10 (1965), p. 121-148 ; et 11 (1968), p. 99-119<br />

(résumé français, p. 119-127).<br />

213 B. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio­biographies dynastiques<br />

du Moyen­Age serbe, Orientalia Christiana Analecta N° 248, Pontificium Institutum<br />

Orientalium Studiorum, Roma 1995 (727 + LII pp.).<br />

249


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Issue d’une nécessité de légitimation de pouvoir à une époque<br />

charnière pour le devenir de la civilisation byzantine 214 , la royauté<br />

de Serbie médiévale s’est taillé un espace plus ou moins spécifique<br />

aussi bien dans le domaine séculier que spirituel, politique<br />

que culturel. Le cas serbe présente naturellement plus d’intérêt dans<br />

la forme que dans le fond. Le fait de pouvoir suivre, depuis sa<br />

gestation jusqu’à sa maturité à l’aube de l’époque moderne, l’évolution<br />

d’une culture politique est d’un intérêt considérable 215 .<br />

C’est aussi l’intérêt de pouvoir étudier une philosophie monarchique<br />

et essentiellement ecclésiastique par une référence<br />

systématique aux textes, aux créations de l’art, en tant que faits<br />

authentiques dans la continuité des phénomènes culturels.<br />

214 P. Guran, “La légitimation du pouvoir princier dans les hagiographies<br />

slavo-byzantines (XIe-XIVe siècles)”, Archæus. Etudes d’histoire des religions,<br />

IV, Bucarest 2000, p. 247-324.<br />

215 “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of edification<br />

and the historiographer’s of information. It not merely ignores the literary<br />

merit of the collection, which must be judged against its mediaeval background,<br />

but is also incorrect from the historian’s point of view since without the collection<br />

less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepiscoporum<br />

Serbiae form a virtually unique collection combining elements of hagiography,<br />

biography and historiography which deserves both study and admiration” :<br />

F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch, Hagiographer, Saint.<br />

With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum Serbiae and the<br />

Cults of Medieval Serbian Saints”, Annalecta Bolandiane 111 (1993), p. 128.<br />

250


252 Bo{ko I. Bojovi}<br />

Bo{ko I. Bojovi} 253<br />

HAgIogrApHIe et lIttérAture<br />

хагИограФИја И КЊИЖеВНост


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

254<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

trAnsMIssIon du pAtrIMoIne byzAntIn<br />

et<br />

forMAtIon des MédIAteurs d’IdentItés AutocHtones<br />

Délimitée au Nord par les cours de la Save et du Danube, à<br />

l’Est par la mer Noire, au Sud par la mer Egée et à l’Ouest par les<br />

mers Adriatique et Ionienne, la grande péninsule du Sud-est européen<br />

ne porte le nom de Balkans que depuis une époque assez<br />

récente.<br />

Désignée avant le XIXe siècle par des noms issus des conceptions<br />

néo-classiques, la péninsule avait pour adjectif les noms :<br />

Hellénique, Grecque, Byzantine, parfois aussi Péninsule Romaine<br />

ou encore Illyrienne. En même temps que ces noms tirés de l’Antiquité,<br />

certains cartographes et géographes occidentaux se servaient<br />

de celui d’Empire Ottoman d’Europe, ou de Turquie d’Europe,<br />

nom qui prévalut jusqu’au Congrès de Berlin en 1878. C’est au<br />

commencement du XIXe siècle que, sous l’influence des idées<br />

géographiques de Humboldt et de Ritter, se manifesta la tendance<br />

à remplacer, dans l’étude des contrées de la Terre, les divisions<br />

politiques ou historiques par les divisions basées sur les faits<br />

naturels. S’inspirant de la conception erronée d’une chaîne de<br />

montagnes centrale, le géographe A. Zeune donna, en 1808, à la<br />

Péninsule Sud-Est européenne le nom de “Péninsule des Balkans”.<br />

Ce nom est à la fois un héritage de l’époque ottomane et de la<br />

géographie antique. Le mot turc de Balkan (= montagne) désigne<br />

la chaîne montagneuse (l’antique Orbelus ou Hæmus, aujourd’hui<br />

Rhodope, en Bulgarie) qui coupe en deux selon une direction Est-<br />

Ouest la partie orientale de la péninsule. Selon la conception de<br />

la géographie antique (Strabon, Ptolémée), une chaîne montagneuse<br />

traverserait sans discontinuité la péninsule d’Est en Ouest.<br />

255


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Cette conception est rejetée par la géographie moderne car elle ne<br />

tenait pas compte de la grande dépression que forment les vallées<br />

de la Morava et du Vardar (Axios), coupant la péninsule en deux<br />

dans le sens Nord-Sud. Appelée à l’époque de la Renaissance<br />

Catena mundi ou Catena del Mondo, cette “Chaîne centrale”<br />

(Centralkette), bien que géographiquement arbitraire, séparait<br />

néanmoins les pays balkaniques méridionaux, Grèce, Macédoine,<br />

Thrace, des pays septentrionaux, contrées inhospitalières, au climat<br />

continental rude, aux neiges abondantes et aux gelées excessives,<br />

habitées selon les Hellènes par les Barbares. La notion de frontière<br />

culturelle et géographique est donc symboliquement inscrite<br />

dans le nom même de la Péninsule Balkanique.<br />

Cette notion d’altérité et de clivages entre le Nord barbare<br />

et le Sud civilisé, entre l’Orient orthodoxe et l’Occident latin,<br />

entre les mondes grec et slave, musulman et chrétien, plus récemment<br />

entre le monde communiste et le monde libre, fait partie de<br />

l’identité de la péninsule. Une unité culturelle faite de nombreux<br />

dénominateurs communs n’en transcende pas moins ces clivages.<br />

Reconnaissable notamment dans la vie quotidienne et dans la<br />

culture populaire, cette unité fait que les Balkans ne sont assimilables<br />

au Levant ou à l’Asie Mineure, ni à l’Europe Centrale ou<br />

Orientale, mais qu’ils sont surtout marqués par les particularités<br />

géographiques et historiques qui leur sont propres. La spécificité<br />

balkanique réside non seulement dans cette ambivalence entre<br />

l’Orient et l’Occident, mais également dans une alternance de<br />

modèles de société qui se sont relayés dans la longue durée des époques<br />

de son histoire. C’est une alternance entre des autarcies locales,<br />

en partie conditionnées par la nature du terrain, et de longues<br />

périodes où la péninsule faisait partie de vastes empires polyethniques,<br />

qui a façonné ce paradoxe entre divergences et unité.<br />

La péninsule balkanique a été durant une très longue partie<br />

de son histoire ancienne (Antiquité, Moyen Âge, et même dès la<br />

période préhistorique) l’une des matrices majeures des civilisations<br />

du bassin méditerranéen et dans une continuité remarquablement<br />

persistante, l’une des principales zones de transmission des cultu-<br />

256<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

res méditerranéennes vers le Continent européen. Cette alternance<br />

entre inventivité autochtone et synthèse avec les valeurs<br />

d’apport extérieur (issues principalement de la Méditerranée<br />

orientale) est l’une des caractéristiques du génie grec, classique<br />

et médiéval, avec un apport non négligeable de l’arrière-pays du<br />

sous-continent balkanique. Ceci en tenant compte de la cohésion<br />

entre la partie maritime et continentale des Balkans qui a souvent<br />

été négligée et qui reste encore assez peu connue. Après avoir été<br />

le point de départ de la grande synthèse hellénistique macédonienne,<br />

le reste de l’espace continental devint celui de la rencontre<br />

entre les deux grandes civilisations de l’Antiquité, grecque et<br />

romaine. La période classique des grands empires prit fin avec les<br />

débuts du Moyen Âge et la gestation des royautés issues des grands<br />

déplacements de populations inaugurées par les invasions des<br />

peuples eurasiatiques venus des plaines nord-orientales.<br />

Les peuples slaves du Sud-est européen furent intégrés à la<br />

sphère culturelle de ce qui fut la grande synthèse byzantine. Le<br />

rayonnement éblouissant du millénaire byzantin était un facteur<br />

civilisateur de cohésion culturelle qui transcendait profondément<br />

les différences ethniques et linguistiques de ce carrefour des mondes<br />

que sont les Balkans. C’est néanmoins le Moyen Âge qui vit<br />

l’éclosion et l’expansion de pays slaves issus du Commonwealth<br />

byzantin. La crise de l’universalisme romano-byzantin fut corollaire<br />

de l’affirmation des églises et des états nationaux qui sont<br />

à l’origine des pays et états modernes. Comprimé entre les deux<br />

Universalismes concurrents et en pleine expansion, entre l’islam<br />

ottoman et l’Occident catholique, l’Empire byzantin et les royaumes<br />

balkano-slaves furent engloutis au XIVe-XVe siècle par le<br />

raz-de-marée ottoman.<br />

Après que le flux asiatique fut épuisé dans les plaines pannoniennes<br />

et aux confins des Alpes devant Vienne, la frontière entre<br />

les Empires est-germanique et turc se stabilisa pour un temps sur<br />

les rivières Save et Danube : frontière naturelle des Balkans qui<br />

fut jadis la frontière de l’Empire romain, puis byzantin. Intégrés<br />

dans le système administratif ottoman les pays balkaniques per-<br />

257


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

dirent leurs structures médiévales et leurs institutions politiques<br />

et culturelles. Dans le nivellement uniformisateur d’un Empire<br />

militariste, théocratique et féodal, ils furent inclus grâce au critère<br />

centralisateur des communautés confessionnelles. Seule<br />

institution dûment reconnue par la Porte comme représentant légitime<br />

du “ milet ” chrétien, le Patriarcat de Constantinople devint<br />

l’agent intégrateur des peuples chrétiens, sujets de deuxième zone<br />

du sultan.<br />

Telle était à peu près la situation des Balkans lorsque les<br />

grands bouleversements géopolitiques issus du Siècle des Lumières<br />

inaugurèrent au début du XIXe siècle la restructuration idéologique<br />

et géopolitique qui fut à l’origine de l’Europe moderne.<br />

L’approfondissement des connaissances sur la relation entre<br />

ces deux composantes majeures du monde balkanique est un<br />

facteur essentiel pour comprendre les rapports complexes au sein<br />

des civilisations balkaniques et pour saisir la part de leurs particularités<br />

respectives ainsi que de leur homogénéité culturelle.<br />

Espace de transfert et de médiation entre les grands ensembles<br />

politiques et culturels qui se sont succédés sur ses flancs méridionaux<br />

et septentrionaux, puis orientaux et occidentaux, la péninsule<br />

balkanique a été depuis la plus haute antiquité une zone de<br />

transition, de rencontre et de confrontation entre des courants<br />

d’expansion aussi antagonistes que complémentaires. Véritable<br />

pont lancé entre des mondes mal accordés et souvent hostiles,<br />

l’aire balkanique avait alterné dans la longue durée des périodes<br />

de turbulences et de drames douloureux, avec ses migrations, ses<br />

exodes, ses déportations de populations entières, auxquels se<br />

succédaient de longues périodes de stabilité et de prospérité, de<br />

stratification de ses diversités et de cohésion de ses dénominateurs<br />

communs. Byzance fut une expression des plus éclatantes de la<br />

synthèse de différences longtemps peu compatibles, qui a fait de<br />

la Méditerranée orientale un accomplissement des grandes civilisations<br />

qui s’étaient relayées sur ses pourtours. L’Empire ottoman<br />

prit sa relève d’une manière plus efficace à ses débuts mais moins<br />

heureuse quant à ses acquis civilisateurs au cours des derniers<br />

258<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

siècles de son hégémonie. Il ne faut cependant pas sous-estimer<br />

l’apport civilisateur du conquérant ottoman qui assura une ultime<br />

cohérence politique, administrative, mais aussi culturelle aux<br />

sociétés cloisonnées à l’issue de la crise du monde médiéval. Ne<br />

pas oublier non plus le rôle de barrière que la puissance ottomane<br />

joua devant les accès de fanatisme religieux qui se manifestèrent<br />

périodiquement au Moyen Orient.<br />

Si le courant cyrillo-méthodien avait marqué au IXe siècle<br />

l’apparition d’un particularisme culturel au sein du cercle civilisateur<br />

byzantin, cette expression du rayonnement de la civilisation<br />

romano-byzantine n’avait cependant pas produit une assise institutionnelle<br />

stable et durable avant le démantèlement du vieil<br />

empire au début du XIIIe siècle. L’Empire byzantin parvint à rétablir<br />

son hégémonie sur les populations slaves sans jamais pouvoir<br />

cependant éradiquer les ferments de révolte aboutissant à des<br />

tentatives d’émancipation périodiques. La crise profonde de l’Empire<br />

à la fin du XIIe siècle aboutit au désastre de 1204, époque qui<br />

devait marquer l’apparition d’institutions monarchiques slaves<br />

relativement durables dans le cadre culturel et idéologique byzantin.<br />

Vers la fin du XIVe siècle ces royaumes vivent à leur tour une<br />

crise irrémédiable ponctuée par la montée de la puissance ottomane<br />

qui allait supplanter au XVe siècle l’Empire byzantin. La<br />

fin du Moyen Age conventionnel est donc marquée dans le Sud-<br />

Est européen par un bouleversement politique, institutionnel,<br />

structurel et idéologique qui devait imprégner les consciences et<br />

signifier la transition d’une époque révolue vers les temps modernes.<br />

Cette transition coïncide en grande partie dans le temps avec<br />

celle qui s’opère dans le reste de l’Europe, mais avec des différences<br />

importantes dues en partie aux particularités de l’aire<br />

culturelle concernée et encore plus aux conditions créées par<br />

l’établissement de l’hégémonie ottomane.<br />

Les premiers signes de changement se manifestent dans un<br />

glissement progressif dans l’ordre de valeurs modèles. Si le Moyen<br />

Age avait consacré la sainteté en tant que modèle de référence et<br />

point suprême sur l’échelle des valeurs morales, dès la fin du<br />

259


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

XIVe siècle émerge un autre modèle de référence qui marque la<br />

sécularisation des critères éthiques. C’est désormais le héros épique<br />

qui incarnera le modèle conforme à une éthique plus proche<br />

de l’humanité que de la divinité. Cette évolution apparaît nettement<br />

dans la littérature dès la fin du XIVe siècle, mais aussi à travers<br />

les différents cycles de la poésie épique.<br />

En tant que point culminant des valeurs incarnées dans une<br />

vie humaine, le saint homme est progressivement supplanté par<br />

un héros dont le modèle ne se situe plus sur une échelle temporelle<br />

établie entre l’humanité et la divinité, entre le monde et son<br />

accomplissement eschatologique. Au saint roi, intercesseur auprès<br />

de Dieu, succède un Marko kraljeviç, intrépide et justicier, rebelle<br />

et indomptable, mais au bout du compte et par la force des choses<br />

vassal loyal du sultan ; au saint anachorète dans la réclusion du<br />

désert succède le haïdouck, ou le kleft, un hors-la-loi dans la<br />

montagne et dans les bois. Si l’homme du Moyen Age se définit par<br />

rapport à l’altérité eschatologique, celui de l’époque moderne se<br />

définit plutôt par rapport à une altérité sociale — celle du seigneur<br />

ottoman, le sultan et les fonctionnaires de son administration.<br />

* * *<br />

Les dénominateurs communs de l’espace balkanique ne sont<br />

pas seulement du domaine de la vie quotidienne — culinaire,<br />

folklorique, mais aussi culturelle dans le sens plus restreint du<br />

terme. Toute la culture médiévale longtemps pétrifiée par les<br />

conditions particulières à l’époque de la domination ottomane, en<br />

constitue un patrimoine sinon complètement commun, du moins<br />

d’une nature très fortement convergente. La littérature ecclésiastique<br />

et dans une moindre mesure profane avait très tôt transcendé<br />

les barrières linguistiques. La réception de la littérature<br />

byzantine, du droit romano-byzantin, constitue l’un des plus grands<br />

apports favorisant la convergence entre la partie méridionale et<br />

septentrionale des Balkans au Moyen Age. L’apparition et un<br />

début d’épanouissement des littératures autochtones dans les pays<br />

balkano-slaves ne se fait que vers la fin du Moyen Age. L’élabo-<br />

260<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

ration d’un système juridique autonome issu de la réception du<br />

droit romano-byzantin mais adapté aux besoins locaux commence<br />

seulement au XIIIe siècle pour arriver à un début de maturation<br />

vers le milieu du XIVe siècle. Ayant supprimé les clivages<br />

administratifs et juridiques entre les monarchies féodales du Moyen<br />

Age, l’Empire ottoman instaure un ordre uniforme basé sur une<br />

administration très centralisée et sur une loi religieuse islamique.<br />

Les clivages de cette aire culturelle ne seront plus désormais ni<br />

ethniques, ni linguistiques, ni féodaux, mais presque exclusivement<br />

confessionnels. La suppression des Eglises autocéphales, c’est-àdire<br />

à bien des égards “nationales”, et leur soumission à l’autorité<br />

du patriarcat de Constantinople, restaure une forme d’unité culturelle<br />

que Byzance avait perdue depuis plus d’un demi-millénaire.<br />

Les déboires du “milet” non musulman et la position défavorisée<br />

de la raya chrétienne avaient suscité des solidarités et surmonté<br />

les clivages que l’orthodoxie byzantine avait parfois favorisés.<br />

Cette situation a sans doute facilité ce surprenant attachement au<br />

patrimoine commun hérité d’une époque révolue. Un héritage qui<br />

sert de prétexte et qui offre des éléments pour construire des récits<br />

comprenant tout un code de valeurs et de règles de comportement,<br />

formant ainsi aussi bien une éthique des rapports humains qu’une<br />

idéologie de conceptions communément partagées.<br />

En l’absence d’institutions culturelles laïques qui eussent pu<br />

être patronnées par un Etat civil ou chrétien, la société du “milet”<br />

chrétien a dû inventer des modes de régulation des rapports humains<br />

et sociaux. Même s’il se réfèrent quelquefois aux Codes législatifs<br />

médiévaux “Knjige Starostavne” chez les Slaves ou “Code de<br />

Leka Dukadjin” chez les Albanais, ces codes éthiques, formes<br />

rustiques de règlement de la vie sociale au sein d’un monde essentiellement<br />

rural, sont essentiellement transmis par une tradition<br />

vernaculaire. Véhiculés par la littérature populaire, les éléments<br />

de ces normes éthiques sont recueillis dès le XVIe, mais surtout<br />

au début du XIXe siècle par les chercheurs et les voyageurs qui<br />

les ont consignés par écrit sous les formes diverses de la tradition<br />

populaire orale : les contes, les dictons, les lamentations, les fables,<br />

261


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

les chants, surtout les chants épiques. L’éthique héroïque de cette<br />

tradition populaire, avec des personnages supra-nationaux tels que<br />

Marko Kraljeviç, Starina Novak, Nasradin Hodàa, donne accès<br />

aux codes de bon sens et de réalités communes à toutes les sociétés<br />

balkaniques. Les chants épiques constituent une tradition de<br />

toute première importance pour la connaissance des échelles de<br />

valeur d’une société que l’absence de législation écrite et d’institutions<br />

officielles hormis celle de l’Eglise, laisse dans l’opacité<br />

d’un état de suspens entre les deux époques dans le temps et entre<br />

les deux civilisations dans l’espace.<br />

* * *<br />

La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave<br />

a joué le rôle d’un ciment culturel. La médiation de la<br />

culture romano-byzantine, dont les zones d’extension s’étendaient<br />

bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par<br />

l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait que l’Eglise<br />

de Constantinople recourût au IXe siècle à la langue slave en<br />

tant qu’agent médiateur de l’évangélisation des peuples barbares<br />

constitua un puissant facteur d’intégration culturelle dans cette<br />

partie de l’Europe. Les textes fondateurs de la civilisation chrétienne<br />

(bibliques, liturgiques, patristiques, hagiographiques, juridiques)<br />

furent traduits en une langue accessible à une majeure<br />

partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture,<br />

iconographie), au service de l’Eglise et du pouvoir séculier,<br />

témoignent de la réintégration de l’espace balkanique dans<br />

l’ordre de valeurs du monde policé.<br />

La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se<br />

conformer à une structure monarchique issue des conceptions<br />

judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du<br />

monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions<br />

idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace<br />

demeuré partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de<br />

la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de<br />

la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers<br />

la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures so-<br />

262<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

ciales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein<br />

des sociétés cristallisées autour des structures monarchiques.<br />

L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels<br />

et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique<br />

de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin<br />

commun dans le temps imparti au genre humain confère aux institutions<br />

du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit dans<br />

une continuité de longue durée.<br />

La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation<br />

relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine<br />

témoignent sans doute de la prépondérance du rôle de l’Eglise en<br />

tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des systèmes<br />

étatiques. De même l’apparition tardive des recueils législatifs,<br />

des genres historiographiques et autres écrits profanes, témoigne<br />

de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés où l’Eglise<br />

a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que celui<br />

de l’Etat monarchique.<br />

L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au<br />

moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche<br />

critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un<br />

domaine d’investigations beaucoup trop délaissé jusqu’à maintenant.<br />

Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution<br />

des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer<br />

avec plus au moins . Les éléments d’analyse supplémentaires,<br />

comme par exemple l’iconographie et d’autres objets de la<br />

culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête,<br />

mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un<br />

intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils<br />

représentent une mine d’informations particulièrement abondante<br />

pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de<br />

ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés formées<br />

autour des institutions monarchiques est certes une entreprise<br />

considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance<br />

et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture byzantino-slave,<br />

mais seule une approche systématique permet d’en<br />

263


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

tirer profit de façon significative. C’est pourquoi une présentation,<br />

aussi sommaire soit-elle, de quelques-uns de ces corpus de textes<br />

représente un prélude indispensable aux recherches futures.<br />

Lorsque la littérature et plus généralement la culture officielles<br />

perdirent leurs assises institutionnelles après la disparition des<br />

Etats chrétiens des Balkans, un ordre nouveau fut instauré par une<br />

autorité obéissant à des préceptes idéologiques et structurels différents<br />

et peu compatibles avec l’ancien ordre de valeurs. Les<br />

communautés chrétiennes qui se trouvèrent dans cette situation<br />

inédite étaient encadrées par l’autorité ecclésiastique de l’Eglise<br />

orthodoxe qui avait retrouvé une nouvelle unité sous les auspices<br />

d’une tutelle impériale restaurée par un pouvoir islamique. Repliées<br />

sur elles-mêmes, avec l’Eglise désormais seule autorité assurant<br />

la perpétuation de son identité et de ses valeurs héritées du Moyen<br />

Age, les communautés chrétiennes eurent à engendrer des normes<br />

éthiques adaptées aux nouvelles conditions. Ceci d’autant plus<br />

qu’une certaine sécularisation de la société que l’on peut percevoir<br />

dès la fin du XIVe et au XVe siècle avait néanmoins laissé présager<br />

une époque nouvelle. C’est ainsi que les communautés chrétiennes,<br />

en très grande partie reléguées dans une condition de<br />

dépendance terrienne, engendrèrent une culture populaire avec<br />

des dénominateurs communs issus de l’héritage transmis par les<br />

institutions ecclésiastiques auxquelles devaient s’ajouter ceux<br />

créés par l’unité administrative, économique et politique retrouvée<br />

au sein du vaste empire ottoman. La connaissance de cette tradition<br />

populaire, surtout vernaculaire, mais qui commence a être recueillie<br />

par les hommes de lettres dès les débuts de l’époque moderne,<br />

offre des éléments indispensables pour la compréhension de cette<br />

longue transition entre le Moyen Age et l’époque moderne au<br />

cours des siècles de la domination ottomane. Une approche critique<br />

dans l’étude comparative de ces traditions populaires est<br />

d’autant plus indispensable que le grand éveil des nationalités du<br />

XIXe et même au début du XXe siècle fournit prétexte à des interprétations<br />

aussi erronées qu’exclusives au service des idéologies<br />

nationales.<br />

264<br />

T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />

Cette réinterprétation, aussi impartiale que critique et analytique,<br />

aussi comparatiste que synthétique, est d’autant plus indispensable<br />

que les sciences humaines au sein des institutions nationales<br />

ont beaucoup trop tardé à démystifier les aspects émotionnels<br />

de ces traditions identitaires. Faut-il admettre que le droit à un<br />

Etat représentatif — conséquence des périodes de crise des formations<br />

multiethniques, confessionnelles ou linguistiques — aboutisse<br />

à ces extrapolations abusives des replis identitaires, générateurs<br />

de mythes des origines et autres artifices des exclusives<br />

nationales aussi réductrices que dangereuses et irrationnelles ?<br />

L’avenir de ces communautés, aussi imbriquées qu’interdépendantes,<br />

peut-il s’inscrire dans cesinterprétations des valeurs traditionnelles<br />

aussi erronées que réductrices ? Ne vaudrait-il pas mieux<br />

orienter les projets de ces sociétés vers des prémices convergentes<br />

sans pour autant aucunement renier leurs couleurs locales et leurs<br />

expressions particulières ? D’autant plus que des signes avant<br />

coureurs d’une telle réorientation dans l’évolution des consciences<br />

sont perceptibles depuis quelque temps.<br />

Les médiateurs de ces identités nationales, autochtones et<br />

même locales, qui se multiplient jusqu’à l’époque contemporaine,<br />

seront relayés par des moyens modernes de communication et de<br />

diffusion écrite, avec une tendance marquée à la singularisation,<br />

et une insistance croissante sur les particularités, confessionnelles,<br />

linguistiques ou ethniques et même dialectales ou locales. C’est<br />

ainsi que s’achève un nouveau cycle d’évolution structurelle et<br />

identitaire au sein d’un espace où des causes plus ou moins comparables<br />

ont déjà pu produire des conséquences relativement similaires.<br />

A partir d’un fonds commun romano-byzantin hérité de<br />

l’Antiquité, l’histoire de l’époque médiévale traverse une période<br />

de fragmentation en des monarchies plus institutionnellement<br />

homogènes que culturellement cohérentes, pour aboutir à un<br />

émiettement féodal qui avait précédé la conquête ottomane. L’agonie<br />

de l’Empire ottoman ayant engendré la fameuse «Question<br />

d’Orient», les jeunes Etats-nations créés dans la mouvance des<br />

restructurations européennes, exemplifiant la palingénésie mo-<br />

265


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

derne et contemporaine dans l’espace Sud-Est européen, portent<br />

toujours l’empreinte d’un décalage dans le temps par rapport aux<br />

processus en cours dans les parties plus développées du continent.<br />

Alors que l’histoire contemporaine a beaucoup trop montré la<br />

faiblesse de la marge qui peut exister entre la reconnaissance de<br />

la différence et l’intolérance, voire les conséquences dramatiques<br />

des incompatibilités redécouvertes et exacerbées, ne faudrait-t-il<br />

pas ne voir là qu’une étape inutilement douloureuse vers un nouveau<br />

reflux des processus d’intégration dans la mouvance de ceux<br />

qui ont assuré stabilité et prospérité de la partie occidentale et<br />

septentrionale de l’Europe ? Perspective qui peut sembler illusoire<br />

en une période marquée par la crise profonde que traverse<br />

une grande partie du Sud-Est européen, mais dont on doit tenir<br />

compte, du moins en tant qu’une relation de cause à effet analogue<br />

à une rétrospective historique sur la longue durée. Au cours des<br />

deux millénaires de son histoire l’espace balkanique a, en effet,<br />

traversé des périodes nettement plus longues d’homogénéité politique,<br />

culturelle et économique que celles marquées par les rivalités<br />

exacerbées entre ces particularismes locaux et nationaux.<br />

Ces particularismes, en tant que partie intégrante de son héritage<br />

historique, ne sont pourtant pas incompatibles ni contraires aux<br />

dénominateurs communs tout aussi légitimes même s’ils ont été<br />

si abusivement occultés et si souvent ignorés par les replis identitaires<br />

qui marquent les périodes de crises. Si cette partie de notre<br />

continent doit avoir un avenir meilleur c’est que la reconnaissance<br />

des différences ne doit pas faire obstacle à la redécouverte<br />

des convergences. C’est également pour cette raison que l’étude<br />

et la connaissance des sociétés du Sud-Est européen ne doit pas<br />

s’inscrire uniquement dans une perspective historique et théorique<br />

— c’est aussi bien une question d’actualité et d’immédiateté qu’un<br />

gage d’avenir et de projet de société dans cette aire culturelle que<br />

ne peut rester trop longtemps en dehors des processus en cours<br />

dans la majeure partie du notre continent.<br />

266<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E D E S PAY S B A L K A N O - S L AV E S<br />

lA lIttérAture AutocHtone<br />

des pAys bAlkAno-slAVes<br />

L’histoire des textes et textes de l’histoire<br />

Les pays de l’Europe du Sud-Est dont la langue littéraire est<br />

le slave (dont font partie les pays slaves et roumains) représentent<br />

au Haut Moyen Age un espace intermédiaire échappant à l’influence<br />

directe, littéraire et linguistique, du latin et du grec. La<br />

langue de la littérature écrite apparaît dans certains de ces pays au<br />

neuvième siècle, principalement par l’intermédiaire de la culture<br />

chrétienne du courant cyrillo-méthodien. Outre des textes traduits<br />

du grec (textes bibliques, patristiques et juridiques) et d’autres<br />

textes ecclésiastiques, on peut remarquer parmi les premières<br />

œuvres originales de la littérature de langue slave les Vies et autres<br />

textes dus aux fondateurs de la littérature vieux-slave et à leurs<br />

premiers successeurs, créée et diffusée sur le territoire de la Bulgarie,<br />

celui du Premier empire bulgare.<br />

Ces Vies représentent les textes narratifs hagiographiques,<br />

genre littéraire le plus populaire au Moyen Age, tant en ce qui<br />

concerne le monde oriental que la chrétienté occidentale. En raison<br />

de l’origine ecclésiastique de la littérature slave (qui se prolonge<br />

dans les terres moldaves et valaques jusqu’au XVIIe siècle), ce<br />

genre littéraire prédomine dans les pays de l’Europe du Sud-Est<br />

jusqu’à la fin d’un Moyen Age, qui dure en ces pays, en raison de<br />

l’hégémonie turque, jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles.<br />

Un autre corpus littéraire très important est représenté par les<br />

Annales ou Chroniques qui procèdent principalement des besoins<br />

dynastiques (comme généalogies dynastiques ou bien comme<br />

compléments locaux aux chroniques universelles), et c’est pourquoi<br />

elles présentent un caractère plus séculier et historiographique. Il<br />

faut rappeler que ces deux genres de textes se mêlent parfois. Le<br />

267


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

meilleur exemple en est fourni par les Vies des rois et des archevêques<br />

serbes de Danilo II et de ses successeurs, au point que les<br />

spécialistes parlent d’“hagio-biographies” (Kämpgen) ou bien<br />

d’“historiographie dynastique” (Hafner). Il faut garder présent à<br />

l’esprit que l’hagiographie sud-slave présente principalement un<br />

caractère plus biographique ou même strictement historiographique,<br />

ce qui n’est pas le cas avec les vies des saints écrites en général<br />

dans le monde chrétien et c’est d’ailleurs pour cette raison<br />

que le nom de “légendes des saints” ou un nom semblable est<br />

beaucoup moins caractéristique de ces écrits dans cette partie de<br />

l’Europe qu’ailleurs. Il faut en chercher la raison dans le fait que<br />

ces Vies sud-slaves ont le plus souvent un contemporain pour<br />

auteur ; ce qui signifie qu’elles présentent plus le caractère d’un<br />

témoignage direct, surtout par rapport à une moindre présence des<br />

Annales et de la littérature profane (à la différence non seulement<br />

de la littérature occidentale ou byzantine, mais même de la littérature<br />

russe), ce qui implique que les Vies ne présentent pas seulement<br />

des caractéristiques de biographies, mais aussi celles de<br />

chroniques, surtout lorsqu’il s’agit des principales personnalités<br />

de la vie sociale (politique) et spirituelle<br />

Pour une présentation sommaire de la littérature autochtone,<br />

nous donnons ci-dessous un tableau du rapport entre la culture et<br />

la monarchie correspondante dans cette partie de l’Europe, au moment<br />

de l’émergence de l’Etat et de la mémoire collective, puis de<br />

la continuité historiographique jusqu’à l’aube de l’époque moderne.<br />

L’étude, avec édition critique, et traduction dans des langues<br />

de grande communication internationale (anglais, allemand, français)<br />

de ces textes représente une entreprise d’envergure considérable.<br />

Un Programme de recherche de cet ordre ne peut être organisé<br />

sans la concertation d’une importante équipe de chercheurs<br />

spécialisés dans l’histoire des textes, historiens et philologues des<br />

pays concernés et d’autres. C’est dans le but de susciter l’élaboration<br />

d’un Programme de recherche international d’études balkaniques<br />

dans ce domaine que nous avons esquissé ce recensement<br />

provisoire des sources narratives appartenant au patrimoine littéraire<br />

du Moyen Age sud-slave.<br />

268<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

lA lIttérAture AutocHtone<br />

(HAgIogrApHIque et HIstorIogrApHIque)<br />

en bulgArIe MédIéVAle<br />

La plus ancienne, et globalement sans doute la plus riche des<br />

littératures sud-slaves, est la littérature de la zone d’extension de<br />

la monarchie bulgare, non seulement à cause de l’ancienneté de<br />

l’Etat bulgare, qui s’était forgé depuis la fin du VIIe siècle à travers<br />

une lutte quasi continuelle contre Byzance 216 , mais avant tout en<br />

raison du fait que l’initiative ecclésiale et littéraire de Cyrille et<br />

Méthode a trouvé son véritable point d’extension dans le cadre du<br />

royaume bulgare du IXe siècle et aussi du fait que le voisinage<br />

immédiat de Byzance ainsi que la proximité de Constantinople<br />

ont donné lieu en Bulgarie à une synergie des civilisations byzantine<br />

et slave 217 .<br />

La littérature qui est apparue dans l’aire géographique de la<br />

monarchie bulgare au cours du Moyen Age appartient pour une<br />

grande part au genre des Vies de caractère presque exclusivement<br />

216 “C’est sans doute un des grands paradoxes de l’histoire du Moyen Age dans<br />

le Sud-Est européen : l’ennemi le plus acharné, au point de vue politique et<br />

militaire, de l’Empire de Byzance était en réalité profondément imbu de la civilisation<br />

byzantine”, cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et<br />

Byzance”, Medievo bizantino­slavo (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e<br />

Testi 113), vol. III, p. 210.<br />

217 I. Dujéev, “Slavjansko-bolgarskie drevnosti IX-go veka” (Les antiquités<br />

slavo-bulgares du IXe siècle), Byzantinoslavica 11 (1950), p. 6-31 ; Id., “L’héritage<br />

byzantin chez les Slaves”, in Etudes historiques à l’occasion du XIIe<br />

Congrès international des sciences historiques. Vienne, août­septembre 1965,<br />

vol. II, Sofia, 1965, p. 131-147 ; Id., “Les rapports hagiographiques entre Byzance<br />

et les Slaves”, Medievo bizantino­slavo, cit., vol. III, p. 279 ; Vasilka<br />

Tapkova-Zaimova, «Byzance et les structures étatiques dans les Balkans aux<br />

IXe-Xe ss.», Byzantinische forschungen. Internationale Zeitschrift für Byzantinistik,<br />

18 (1992), p. 93-99.<br />

269


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

ecclésiastique 218 ; le genre historiographique des Annales et des<br />

Chroniques est bien moins représenté. La première grande période<br />

des lettres slavo-byzantines est celle du Premier royaume<br />

bulgare (IXe-Xe siècle), avec notamment la littérature hagiographique<br />

se rapportant aux saints Constantin-Cyrille et Méthode,<br />

ainsi qu’à leurs premiers disciples. Une période intermédiaire<br />

(XIe-XIIe siècle), est marquée notamment par les Vies anachorétiques<br />

d’un genre dit “populaire”. La dernière période est celle du<br />

deuxième royaume bulgare (fin XIIe-fin XIVe siècle), qui est<br />

celle d’un véritable épanouissement de la littérature bulgare. La<br />

littérature des Vies de saints atteint, en effet, son apogée à la fin<br />

du XIVe siècle, avec l’œuvre du patriarche Euthyme de Tuµrnovo<br />

et de son école littéraire. La richesse et la valeur historico-littéraire<br />

de ces lettres slaves ne sont pas en opposition avec leur caractère<br />

d’épigone, en particulier si l’on prend en considération<br />

l’ordre de valeurs esthétiques qui au Moyen Age donne toute leur<br />

importance aux modèles consacrés au détriment de l’originalité<br />

dans la créativité artistique et littéraire 219 . Cette particularité par<br />

rapport à la littérature russe (Chroniques et autres écrits d’ordre<br />

historico-littéraire) et, dans une moindre mesure, serbe (hagio-<br />

218 Sur les premières traductions (supposées ou réelles) des passio des martyrs<br />

et autres textes hagiographiques en vieux-slave d’après les mentions des passages<br />

hagiographiques dans la Vie de Constantin-Cyrille (cf. Dujéev, “Les rapports<br />

hagiographiques”, p. 268-270 ;Id., “Relations”, cit., p. 219-220). Ajoutons à ce<br />

propos que la simple allusion aux épisodes hagiographiques dont parle Dujéev<br />

dans cet article ne constitue pas, à notre avis, un indice suffisant quant aux premières<br />

traductions vieux-slaves dans ce domaine, et ceci pour la simple raison<br />

que l’auteur de la Vie de Cyrille aurait pu les tirer de ses lectures grecques. Quant<br />

à l’effet manqué “si cette passio n’était pas également connue, au moins partiellement,<br />

à ses auditeurs et lecteurs” (Dujéev, art. cit., p. 269), ceci nous semble<br />

être une extrapolation insuffisamment convaincante et dont on ne peut que tirer<br />

des hypothèses hasardeuses.<br />

219 D. Angelov, Buµlgarinuµt v srednovekovieto. Svetogled, ideologija, duševnost<br />

(Les Bulgares au Moyen Age. Mentalités, idéologie, sentiments), Varna, 1885 ;<br />

I. Dujéev, “Les rapports littéraires Byzantino-slaves”, Id. Medievo bizantinoslavo,<br />

(Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e Testi 113, vol. III), Rome, 1968,<br />

p. 3-8sqq., 20.<br />

270<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

biographies ou historiographies des souverains) du Moyen Age,<br />

doit s’interpréter non seulement comme l’une des conséquences<br />

de la similitude culturelle, mais comme le corollaire de la proximité<br />

géographique et institutionnelle immédiate de la Bulgarie<br />

par rapport à la civilisation et à l’Empire byzantins.<br />

La littérature bulgare se caractérise donc par une grande<br />

abondance de textes ecclésiastiques et, parmi ceux-ci, ceux qui<br />

ont le plus d’intérêt pour notre enquête sont les Vies des saints en<br />

fonction de leurs cultes dans l’Eglise de Bulgarie. Ces hagiographies<br />

comportent des éléments biographiques importants pour<br />

l’étude des mentalités, de l’idéologie officielle et de la culture<br />

ecclésiastique et politique en général 220 .<br />

L’historiographie bulgare médiévale (en dehors de traductions<br />

des chroniques byzantines) se limite à un nombre de textes assez<br />

restreint (généalogie royale, chronographie). Nous en donnons<br />

une liste non exhaustive, énumérant néanmoins les plus importants<br />

de ces textes ecclésiastiques et historiographiques.<br />

Début de l’hagiographie vieux-slave (fin IXe-Xe siècle)<br />

L’un des tout premiers ouvrages de la littérature vieux-slave<br />

est la Vie de Constantin­Cyrille, texte d’une valeur stylistique et<br />

littéraire considérable. Mais c’est sa qualité documentaire qui<br />

donne la mesure de la valeur historique de ce récit hagiographique,<br />

220 Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, p. 267-279; Id., Iz starata buµlgarskata<br />

knižnina I. Knižovni i istoričeski pametnici ot Puµrvoto Buµlgarsko carstvo<br />

(L’ancienne littérature bulgare I. Les sources littéraires et historiques du Premier<br />

empire bulgare), Sofia,1940 (deuxième édition 1943) ; St. Stanojeviç, “Akribija<br />

kod naèih starih pisaca” (La méthode de nos écrivains médiévaux), JIČ 3<br />

(1937), p. 107-118 ; F. Halkin, “L’hagiographie byzantine au service de l’histoire”,<br />

in Thirteenth Internatiional Congress of Byzantine Studies, Oxford 1966,<br />

publié en 1967 dans les Proceedings du Congrès, p. 345-354 (repris dans Id.,<br />

Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1971, p. 260-269 ;<br />

Vasilka tapkova-Zaimova, “Le double-think dans la communication littéraire<br />

byzantino-bulgare”, MNHMH D. A. ZAKUQHNOU, MEROS B (SUMMEIKTA<br />

9), Athènes, 1994, p. 347-355.<br />

271


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

constat tout aussi valable pour la Vie de Méthode 221 . Composée en<br />

vieux-slave, probablement en Pannonie, par un contemporain<br />

(vraisemblablement peu après sa mort, le 14 février 869, et au plus<br />

tard en 882 222 , peut-être par Clément d’Ohrid) 223 , presque complètement<br />

dépourvue d’éléments miraculeux, cette première Vie<br />

vieux-slave 224 est une source précieuse pour l’histoire de la christianisation<br />

des Slaves et d’autres peuples païens 225 . Comme sources<br />

principales dans l’élaboration de son ouvrage destiné à raconter<br />

sa vie et expliquer ses conceptions, l’auteur de cette Vie s’est<br />

servi de la plupart des œuvres de Constantin que ce dernier avait<br />

écrites en grec mais qui nous sont parvenues uniquement en traductions<br />

slaves 226 . Au vu du pays supposé de sa création, la Vie de<br />

Constantin­Cyrille ne ferait pas partie de la littérature vieux-bulgare.<br />

Les Vies des deux apôtres des Slaves appartiennent certai-<br />

221 F. dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance,<br />

Prague, 1933, p. 348 ; F. grivEc - F. Tomèiç, Constantinus et Methodius Thessalonicenses.<br />

Fontes, Zagreb, 1960, p. 13.<br />

222 P. mEyvaErt – P. dEvos, “Trois énigmes cyrillo-méthodiennes de la “Légende<br />

Italique” résolues grâce à un document inédit”, Analecta Bollandiana 73<br />

(1955), p. 433-440.<br />

223 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, Medioevo bizantino­slavo, cit.,<br />

vol. III, p. 94-95 ; A.-E. tachiaos, “Some controversial points relating to the<br />

The Life and Activity of Cyril and Methodius”, Cyrillomethodianum 17-18<br />

(1993-1994), p. 44.<br />

224 P. A. lavrov, Materiali po istorii vozniknovenija drevneišei slavjanskoi<br />

pismenosti (Les sources de l’histoire des anciennes lettres slaves), Leningrad,<br />

1930 (réimpression phototypique, La Haye-Paris, 1966), p. 1-36 et 39-66 ;<br />

T. Lehr­Splawinski, Zyvoty Konstantyna i Metodego (Les Vies de Constantin et<br />

de Méthode), Poznan, 1959 ; grivEc – Tomèiç, Constantinus et Methodius<br />

Thessalonicenses. Fontes [texte slave et trad. latine], p. 97-172 ; trad. française :<br />

dvornik, Les légendes, cit., p. 349-380.<br />

225 “Toute l’activité de Constantin-Cyrille, de Méthode et de leurs disciples<br />

était dirigée, d’une certaine manière, contre la doctrine dite des trois langues<br />

sacrées, largement répandue au Moyen Age”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”,<br />

cit., p. 121 ; Id. “Il problema delle lingue nazionali nel Medio evo<br />

e gli Slavi”, Ricerche slavistiche 8 (1960), p. 39-60.<br />

226 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 101-117 (avecd’importantes<br />

indications bibliographiques) ; Tachiaos, cit., p. 41.<br />

272<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

nement au patrimoine commun des pays et peuples slaves, y<br />

compris des Slaves non orthodoxes. C’est le rôle de la Bulgarie<br />

dans la perpétuation de l’œuvre des deux frères thessaloniciens<br />

qui fait que cette œuvre de valeur exceptionnelle appartient à bien<br />

des égards en premier lieu à l’héritage culturel de la Bulgarie<br />

médiévale 227 .<br />

Constantin-Cyrille est né à Thessalonique en 827 ; il fit ses<br />

études à Constantinople et reçut le surnom de Philosophe. Bibliothécaire<br />

de l’église de Sainte-Sophie, il fut aussi le secrétaire du<br />

patriarche constantinopolitain. En 860/1, il est envoyé par l’empereur<br />

Michel III (843-867) comme missionnaire dans l’Empire<br />

khazar. Avec son frère Méthode il crée en 862 l’alphabet slave<br />

avant de partir évangéliser les Slaves de Moravie, en 863, à l’invitation<br />

de leur prince Rastislav. A l’issue de cette mission il est<br />

convoqué avec Méthode par le pape Nicolas Ier à Rome (en 867)<br />

où il porte les reliques de saint Clément (mort en martyr v. 101)<br />

qu’il avait rapportées de sa mission à Cherson. Son récit sur la<br />

recherche, l’invention et la translation de ces reliques comprend<br />

des donnés historiques et surtout autobiographiques tout à fait<br />

significatives 228 . Il plaide en faveur de la langue liturgique slave,<br />

à l’aide de citations bibliques, comme par exemple I Cor. XIV,<br />

5-40, puis, arguant de l’existence d’une dizaine de langues liturgiques<br />

autres que le grec, l’hébreu et le latin 229 . La liturgie slave<br />

227 Une Vie brève (Vita brevis) de Constantin-Cyrille fut composée au Xe<br />

siècle en Bulgarie, J. Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija (Les textes anciens<br />

bulgares de Macédoine), Sofia 1931, p. 284-288 ; B. angElov, Iz starata buµlgarskata,<br />

ruska i sruµbska literatura vol. I (Littérature ancienne bulgare, russe et<br />

serbe), Sofia, 1958, p. 36-44.<br />

228 T. butlEr, “Saint Constantine-Cyrils’s “Sermon on the Translation of the<br />

Relics of St Clement of Rome”, Cyrillomethodianum 17-18 (1993-1994), p. 15-<br />

39 (avec l’édition du texte slave et sa traduction en anglais, p. 22-27, 28-39).<br />

229 Ce qui prouve, entre autre, une excellente information historique de l’auteur<br />

de la Vie de Constantin, car “l’analyse des indications fournies par Constantin<br />

démontre que [pratiquement] tous les peuples dont il citait le nom possédaient,<br />

en effet, une littérature liturgique propre” ; à Constantinople “les milieux les plus<br />

éclairés entourant le patriarche Photius étaient favorables aux langues nationales<br />

273


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

fut finalement approuvée par le nouveau pape Hadrien II. Ce fut<br />

le dernier grand succès de Constantin-Cyrille, avant sa mort à<br />

Rome le 14 février 869.<br />

Composée par un auteur anonyme (vraisemblablement Clément<br />

d’Ohrid), la Vie de Méthode 230 est le deuxième ouvrage hagiographique<br />

important de la littérature originale en vieux-slave.<br />

Créée en Bulgarie ou en Macédoine à la fin du IXe siècle ou<br />

au plus tard en 916, cette deuxième Vie concerne plus particulièrement<br />

l’évangélisation des Slaves et fournit des indications importantes<br />

sur les premières traductions en vieux-slave. Elle semble avoir<br />

eu au Moyen Age une diffusion moins importante que la Vie de Constantin­Cyrille<br />

231 . Les deux premières Vies paléoslaves reflètent des<br />

particularités de l’hagiographie byzantine des VIIIe-IXe siècles,<br />

avec des influences de la littérature patristique cappadocienne (IVe<br />

siècle), notamment celle de Grégoire le Théologien 232 .<br />

Né à Thessalonique, Méthode avait entamé une carrière militaire<br />

avant de devenir moine. Ayant créé avec son frère Constantin<br />

l’alphabet slave, il traduisit et organisa la traduction des livres<br />

bibliques, liturgiques et canoniques indispensables à l’évangélisation<br />

des Slaves. Ayant rencontré de nombreux obstacles dans<br />

cette entreprise, persécuté par le clergé allemand, il devient néanmoins<br />

l’archevêque de Pannonie et poursuit son œuvre jusqu’à sa<br />

mort à Vélégrade le 6 avril 885.<br />

Les Vies des deux apôtres 233 des Slaves ont eu une diffusion<br />

comme langues liturgiques et littéraires”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillo-méthodiens”,<br />

cit., p. 121, 122.<br />

230 Lavrov, Materiali, cit., p. 67-78 ; Grivec - Tomèiç, Constantinus et Methodius,<br />

cit., p. 173-238 ; V. Vavrinek, Staroslovenské životy Konstantina a Metodeje<br />

(Les Vies vieux-slaves de Constantin et de Méthode), Prague, 1963 ; trad.<br />

française : Dvornik, Les légendes, cit., p. 381-393.<br />

231 On dénombre, en effet, 59 manuscrits contenant le texte intégral ou partiel<br />

de la Vie de Constantin et seulement 16 manuscrits de la Vie de Méthode, cf.<br />

Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 92-93 n. 3, 4.<br />

232 Dujéev, ibidem, p. 98-99 n. 1.<br />

233 I. Dujéev, “Kuµm tuµlkuvaneto na prostrannite àitija na Kirila i Metodija”<br />

(Le récit des Vies étendues de Cyrille et Méthode), in Hiljada i sto godini sla­<br />

274<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

importante dans les pays de langue liturgique slave 234 , ce dont témoigne<br />

le nombre considérable de leurs copies, notamment en Russie.<br />

Quant à l’impact des Vies de ces deux saints sur l’hagiographie<br />

balkano-slave, il est encore difficile d’évaluer son importance<br />

par rapport à celle de l’hagiographie chrétienne en général, car un<br />

grand nombre d’autres Vies de saints furent traduites du grec depuis<br />

la christianisation de la Bulgarie, puis des autres pays slaves<br />

évangélisés par l’intermédiaire du courant cyrillo-méthodien 235 .<br />

La Vie de saint Clément d’Ohrid, fut composée en grec par<br />

l’archevêque Théophylacte d’Ohrid (fin XIIe- début XIIIe siècle) 236 .<br />

La Vita brevis de saint Clément fut écrite par un autre archevêque<br />

d’Ohrid, le grec Démétrios Chomatianos 237 . Le disciple le plus<br />

illustre de Cyrille et de Méthode, Clément d’Ohrid, fut l’évangélisateur<br />

des Slaves balkaniques et l’organisateur de l’Eglise bulgare.<br />

Après la mort de Méthode (885), il rentra avec son collaborateur<br />

Naum en Bulgarie où il fut bien accueilli par le roi Boris-<br />

Michel (852-889) avec les autres disciples de Cyrille et Méthode.<br />

vjanska pismenost, Sofia, 1963, p. 93-117.<br />

234 V. Vavrinek, “The Introduction of the Slavonic Liturgy and the Byzantine-<br />

Missionary Policy”, in Beiträge zur byzantinischen Geschichte, 9.­11. Jahrhundert,<br />

Prague, 1978, p. 263sq.<br />

235 H. Birnbaum, “The Lives of SS Constantine-Cyril and Methodius. A Brief<br />

Reassessment”, Cyrillomethodianum 17-18, (1993-1994), p. 7-14.<br />

236 Une Vie de Clément d’Ohrid est composée en grec par Théophylacte d’Ohrid,<br />

de même que Démétrios Chomatianos composa en grec une Vie brève de Clément<br />

(I. Dujéev, “Slawische Heilige in der byzantinischen Hagiographie”, Südost­<br />

Forschungen 19 (1960), p. 76-78). Cette Vie “étendue” est rédigée en grec d’après<br />

une vie en vieux-slave, perdue (N. L. Tunickij, Materialy dlja istorii žizni i<br />

dêjateljnosti učenikov svv. Kirilla i Mefodija I. Grečeskoe prostrannoe žitie sv.<br />

Klimenta Slovenskago (Les sources pour l’histoire de la vie et de l’œuvre des disciples<br />

des sts. Cyrille et Méthode I. La vie étendue grecque de st. Clément le Slave),<br />

Sergiev Posad, 1918 ; P. Gautier, “L’épiscopat de Théophylacte Héphaistos archevêque<br />

de Bulgarie”, Revue des études byzantines 21 [1963], p. 159-178).<br />

237 Le successeur de Théophylacte, l’archevêque Démétrios Chomatianos (v.<br />

1216-1234), est l’auteur d’une Vie brève de saint Clément, traduite, semble-t-il<br />

en slave à la même époque (ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit., p.<br />

314-321), indication infaillible, s’il en est, que la hiérarchie grecque de l’archevêché<br />

d’Ohrid perpétuait les cultes des Apôtres slaves, mais en favorisant le grec<br />

en tant que langue liturgique et littéraire.<br />

275


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Son séjour dans la région de Preslav se situe entre 886 et 893. Au<br />

moment où il fut élevé à la dignité épiscopale par le tsar Siméon<br />

en 893 238 , il exerçait son enseignement à Kutmiéevica. A la suite<br />

de cette nomination il s’établit en Macédoine, à Ohrid, pour y<br />

déployer une large activité pastorale, littéraire et ecclésiastique.<br />

Son activité suscita de nombreuses adhésions qui s’étendirent à<br />

des milliers de disciples, à en croire son biographe. Auteur des<br />

Vies de Cyrille et Méthode, il érigea deux églises et le monastère<br />

de Saint-Pantéléimon dans la région d’Ohrid. L’église de ce monastère<br />

devint le lieu de sa sépulture. Un Eloge de Clément d’Ohrid 239<br />

fut composé par un auteur anonyme.<br />

Disciple de Cyrille et Méthode, proche collaborateur et peutêtre<br />

frère de Clément d’Ohrid, Naum d’Ohrid fait partie de cette<br />

deuxième génération des évangélisateurs des Slaves. D’après sa<br />

deuxième Vie, il fut ordonné prêtre par le pape Hadrien, lors de<br />

son séjour à Rome avec Constantin et Méthode en 867-868. Lorsque<br />

le tsar Siméon décrète à la Diète de 893 l’instauration de la<br />

liturgie slave et le remplacement des livres grecs par leurs traductions<br />

slaves, Naum prend pour sept ans la relève de l’enseignement<br />

à Kutmiéevica, après l’ordination de Clément et son départ dans<br />

les régions de Prespa et d’Ohrid nouvellement rattachées à la<br />

Bulgarie. Ayant rejoint Clément en Macédoine (v. l’an 1000), il y<br />

déploie une importante activité d’enseignement et d’évangélisation<br />

; c’est sur les bords du lac d’Ohrid qu’il construit le monastère<br />

qui porte son nom 240 . Une copie du récit de sa vie est conservée<br />

à Zographou, le monastère bulgare du Mont-Athos 241 .<br />

238 Il aurait été l’inventeur (893/94) du nouvel alphabet slave, dit cyrillique,<br />

qui imitait l’onciale grecque et qui vint remplacer l’alphabet glagolitique créé<br />

par Constantin-Cyrille, cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 219 n. 2.<br />

239 I. Dujéev, “Kliment Ochridski v nauénoto direne. Postiàenija i zadaéi”<br />

(Clément d’Ohrid dans la recherche scientifique. Les résultats et les devoirs), in<br />

Kliment Ochridski. Materiali za negovoto čestvuvane po slučaj 1050 godini ot<br />

smurtta mu, Sofia, 1968, p. 21-31.<br />

240 D. glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog” (Sur la Vie de Naum<br />

d’Ohrid), Zbornik FF X/1 (1968), p. 129-139.<br />

241 La plus ancienne Vie de st. Naum, composée par l’un de ses disciples anonyme,<br />

est conservée dans un manuscrit du XVe siècle trouvé en 1906 au monastère<br />

276<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

Parmi les textes hagiographiques consacrés à saint Naum, il<br />

faut compter en premier lieu la Vie de saint Naum d’Ohrid (†910),<br />

Vie brève (première moitié du Xe s.) et une Vie du XIVe-XVe<br />

(copie du XVIe s.) 242 .<br />

Le Traité contre les bogomiles, de Cosmas le Prêtre, fut composé<br />

vers 969-972 243 . Cosmas était semble-t-il représentant d’un<br />

esprit réformateur dans le monachisme bulgare dans la deuxième<br />

moitié du Xe siècle. Il ne se contentait pas de dénoncer l’hétérodoxie<br />

bogomile, mais s’insurgeait également contre la corruption<br />

de la vie monastique, ainsi que contre les excès de l’esprit ascétique<br />

et du zèle monacal. C’est ainsi qu’il prit la défense du mariage<br />

légitime contre tous ceux qui y voyaient une souillure. Pour<br />

lui le salut était possible, dans le monde tout autant que dans le<br />

monastère : “car beaucoup se sont perdus dans le désert et dans<br />

les montagnes, qui y pensaient aux choses du monde, et beaucoup<br />

se sont sauvés dans les villes et en vivant avec leurs femmes” 244 .<br />

Son engagement d’ordre moral va dans le sens d’une importante<br />

réforme de la vie monastique, pour laquelle il préconise une discipline<br />

beaucoup plus sévère.<br />

de Zographou (Mont-Athos) par Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit.,<br />

p. 305-311.<br />

242 Ivanov, cit., p. 306sqq. ; N. Zlatarski, “Slovenskoto àitie na sv. Naum ot<br />

XVI v.” (La Vie slave de st. Naum — du XVIe siècle), Spisanie na Buµlgarskata<br />

Akademija na naukite 30, Sofia, 1925.<br />

243 Edition du texte vieux-slave : M. G. Popruàenko, Kozma presviter, bolgarskij<br />

pisatelj X veka (Cosmas le prêtre, écrivain bulgare du Xe siècle), Sofia, 1936 ;<br />

traduction française et commentaires : H.-Ch. Puech - A. Vaillant, Le traité contre<br />

les bogomiles de Cosmas le prêtre, Paris, 1945 ; voir aussi V. Kiselkov, Prezviter<br />

Kozma i negovite tvorenija (Le prêtre Cosmas et ses écrits), Sofia, 1943 ;<br />

J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah (Cosmas le prêtre dans<br />

les littératures slaves), Sofia 1973, p. 19sqq. ; Id., “Serbskaja kompilacija XIII<br />

v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation serbe du XIIIe siècle du<br />

“ Discours ” de Cosmas le prêtre), Slovo 18-19 (1969), p. 91-107 ; cf. étude et<br />

édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede u Zborniku popa<br />

Dragolja” (Le remaniement serbe du “ Discours ” de Cosmas dans le Recueil du<br />

prêtre Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90).<br />

244 H.-Ch. Puech - A. Vaillant, op. cit., p. 95-96.<br />

277


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Hagiographie anachorétique, Vies “populaires”<br />

(XIe — Tuµrnovo)<br />

Au XIIe siècle apparaissent les Vies dites populaires. Créées<br />

généralement par quelque auteur anonyme, sans érudition, ces<br />

Vies ont toujours pour sujet un anachorète. Le auteurs ne suivent<br />

ni le schéma métaphrastique ni celui des Vies du type prologue.<br />

Ces récits sont composés sans introduction, prières et conclusion<br />

détaillée, écrits d’une manière claire, sans la rhétorique hagiographique<br />

habituelle, sans longues digressions théologiques, dans<br />

une langue simple et intelligible pour tous. Les Vies populaires<br />

sont écrites en grande partie sur la base de la tradition orale, des<br />

légendes et des éléments apocryphes 245 .<br />

La Vie de saint Prohor de Pčinja († deuxième moitié du XIe<br />

siècle) 246 , est l’un des plus anciens textes faisant partie des Vies<br />

populaires.<br />

La Vie de saint Joachim d’Osogovo († fin XIe-début XIIe<br />

siècle) 247 , est un autre récit anachorétique. Moine-ermite du XIe<br />

siècle, saint Joakim d’Osogovo se retira du monde pour vivre en<br />

solitaire, dans une grotte de la montagne d’Osogovo, en un lieu-dit<br />

appelé Babin Dol. Suivi par de nombreux disciples, il fut à l’origine<br />

de la communauté monastique qui s’établit en ces lieux. L’un<br />

de ses disciples, le moine Théodose, y construisit une église à<br />

partir de laquelle se répandit le culte de ce saint dont la mémoire<br />

est célébrée le 16 août.<br />

La Vie de saint Gabriel de Lesnovo (XI e -XII e siècle), est un<br />

texte connu d’après une copie datée de 1330 248 . Saint Gavril de<br />

Lesnovo était un maître bâtisseur du XIe-XIIe siècles. Dans son<br />

245 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”,<br />

in Hagiographie, cultures et sociétés IVe­XIIe siècles, Paris, 1981, p. 539.<br />

246 Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIIIe s.) : S. Novakoviç, “Péinjski<br />

pomenik” (Le Mémento de Péinja), Spomenik SKA 29 (1895), p. 4-8 ;<br />

247 Le plus ancien manuscrit (incomplet) de sa vie est daté du XVe siècle.<br />

Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIe-XVIIe s.) : S. Novakoviç, “Prilozi k<br />

istoriji srpske knjiàevnosti” (Contributions à l’histoire de la littérature serbe),<br />

Glasnik SUD 22 (1867), p. 242-264 ; Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 405-418.<br />

248 J. Ivanov, op. cit., p. 394-400.<br />

278<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

village natal d’Ossiée (près de Gradetz, Palaneschko) il bâtit une<br />

église dédiée à la Sainte-Mère de Dieu, avant de se faire moine<br />

dans le monastère de Lesnovo dédié au saint Archange Michel.<br />

S’étant consacré à la vie monacale et à la prière, il a également<br />

reconstruit et enrichi les bâtiments de ce monastère.<br />

Le premier récit de la vie de saint Jean de Ryla a été écrit<br />

avant 1183, c’est une Vie dite “populaire”, composée dans une<br />

forme simple et un style naïf et rudimentaire ; sans tenir compte<br />

des règles métaphrastiques, elle comporte de nombreuses allusions<br />

locales ainsi que des éléments apocryphes.<br />

La deuxième Vie de ce saint a été composée en grec par<br />

Georges Skylitzès, gouverneur byzantin de Sofia 249 . La rédaction<br />

de cette version est faite entre 1166 et 1183 ; l’original grec ayant<br />

été perdu, elle n’existe plus qu’en traduction bulgare. Deux Vies<br />

brèves, du type prologue, de ce saint anachorète, ont été composées<br />

fin XIIe-début XIIIe siècle 250 . C’est la Vie composée par le patriarche<br />

Euthyme qui représente la version la plus développée<br />

(comme nous allons le voir plus loin) de la biographie de celui<br />

qui fut le saint le plus vénéré du Moyen Age bulgare.<br />

Né vers 875/80 (†18 août 946) au village de Scrino, près de<br />

Doupnica (aux environs de Sofia), saint Jean de Ryla était d’une<br />

origine modeste. Plongé dans la prière solitaire, il vécut vingt ans<br />

en réclusion, dont douze dans une grotte de la montagne de Ryla,<br />

avec pour seule compagnie les animaux sauvages. Découvert par<br />

des bergers, il se fit connaître de visiteurs toujours plus nombreux.<br />

Ayant fait de nombreux émules, il créa son monastère où il fut<br />

visité par le roi bulgare Pierre (927-968), mais il refusa de le re-<br />

249 La Vie de saint Jean de Ryla de type “prologue”(fin XII - début XIIIe siècle),<br />

écrite par Georges Skylitzès (conservée uniquement en traduction vieux-bulgare,<br />

cf. éd. : J. Ivanov, “§itija na sv. Ivan Rilski” (Vie de st. Jean de Ryla),<br />

Godišnik de l’Univ. de Sofia 32/13 [1936], p. 38-51), n’entre pas dans notre<br />

champ d’investigation.<br />

250 Ces premières Vies de Jean de Ryla ont été éditées et étudiées par J. Ivanov,<br />

“§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les<br />

notes d’introduction), Godišnik 32 (Université de Sofia) (1936), p. 1-108.<br />

279


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

cevoir 251 . Après avoir laissé un testament à l’intention de ses<br />

disciples il décéda en 946 252 . L’un de ses disciples aurait été l’auteur<br />

de sa Vie originelle. Ses reliques furent transférées d’abord à Sofia,<br />

puis en 1183 par les Hongrois à Esztergom, ramenées de<br />

nouveau à Sofia en 1187, d’où elles furent transférées à Tuµrnovo<br />

après 1195. En 1469 ses reliques furent finalement transférées de<br />

nouveau à Ryla ou elle reposent encore de nos jours. C’est à l’occasion<br />

de cette dernière translation que Vladislav le Grammairien<br />

fit la première rédaction amplifiée de la Vie composée par le patriarche<br />

Euthyme 253 , ainsi qu’un épilogue ajouté dans une rédaction<br />

d’une dizaine d’années plus tardive (1479) et présentant le caractère<br />

d’un récit autonome 254 .<br />

Le “testament spirituel” de saint Jean de Ryla aurait été composé<br />

vers 941, mais ce texte n’est connu que par des copies bien<br />

plus récentes, ce qui fait que les doutes subsistent quant à son<br />

attribution 255 .<br />

251 Cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 215.<br />

252 J. Ivanov, Sv. Ivan Rilski i negoviat monastir (st. Jean de Ryla et son monastère),<br />

Sofia, 1917 ; I. Dujéev, Rilskijat svetec i negovata obitel (Le saint de<br />

Ryla et son couvent), Sofia, 1947.<br />

253 Sur la tradition manuscrite de cette Vie, cf. E. Turdeanu, La littérature bulgare<br />

du XIV e siècle et sa diffusion dans les pays roumains, Paris 1947, p. 75-79.<br />

254 J. Ivanov, “Sofijskata redakcija na Vladislavuµ-Gramatikovija raskazuµ za<br />

vruµècaneto moètije na sv. Ivana Rilski otuµ Tuµrnovo vuµ manastira” (Le rédaction<br />

de Sofia de Vladislav Gramatik du récit sur la translation des reliques de st. Jean<br />

de Ryla), Spisanie (Sofia) 60 (1940), p. 67-94 ; Turdeanu, La littérature bulgare,<br />

cit., p. 80-81 ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav Gramatik<br />

(Description des manuscrits de Vladislav Gramatik), Veliko Turnovo, 1996,<br />

p. 89, 165-177.<br />

255 Ivanov, Sv. Ivan Rilski , p. 141sqq. ; Dujéev, Rilskijat svetac, p. 147sqq. ;<br />

Id., “Ivan Rilski”, Nella raccolta Beleàiti Buµlgari, vol. I, Sofia, 1967, p. 467-485.<br />

280<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

XIVe siècle : l’âge d’or de l’hagiographie bulgare<br />

(Vies détaillées 256 )<br />

La Vie de Théodose de Tuµrnovo a été composée par Calliste,<br />

patriarche de Constantinople (1350-1354 et 1355-1363) 257 . Cette<br />

Vie constitue aussi une source concernant les débuts de la conquête<br />

ottomane dans les Balkans, dont elle donne des éléments assez<br />

intéressants.<br />

Théodose de Tuµrnovo (†1363, à Constantinople) est un moine<br />

bulgare du XIVe siècle. Mécontent de la vie monastique qu’il<br />

avait connue jusqu’alors, il devient le disciple de Grégoire le Sinaïte.<br />

Ayant séjourné au monastère de la Parorée (1337/38-1346),<br />

puis au Mont-Athos, il visite Thessalonique, Mésembria et Constantinople,<br />

puis s’installe au monastère de Kelifarevo, près de Tuµrnovo,<br />

où il crée un mouvement spirituel et un nouveau centre d’activité<br />

littéraire, suivi par de nombreux disciples dont le futur patriarche<br />

Euthyme (1375-1393) 258 .<br />

256 “Le type de Vie composée en style élevé et de longue durée s’est établi en<br />

Bulgarie aux dernières décennies du XIVe siècle grâce à l’activité de l’Ecole de<br />

Tuµrnovo. Jusqu’à cette époque, dans l’hagiographie bulgare le type dominant<br />

de Vie c’est la Vie brève et la Vie de prologue” : I. Boàilov, “L’hagiographie<br />

bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, in Hagiographie,<br />

cultures et sociétés IVe­XIIe siècles, Paris, 1981, p. 549 ; “Les écrits hagiographiques<br />

slaves (et en particulier bulgares) se distinguent, dans une certaine<br />

mesure, des schémas byzantins uniquement dans les cas où il s’agissait non pas<br />

des Vies de saints, dans le sens strict du terme, mais plutôt de biographies de<br />

laïcs” (cf. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 277).<br />

257 Ecrit en grec, cet ouvrage n’est connu que dans sa traduction vieux-bulgare<br />

faite vraisemblablement vers la fin du XIVe siècle, cf. V. Kiselkov, Žitieto<br />

na Teodosij Tuµrnovski kato istoričeski pametnik (La Vie de Théodose de Tuµrnovo<br />

comme source historique), Sofia, 1926 ; I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina<br />

II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo (La littérature<br />

bulgare ancienne II. Les monuments littéraires et historiographiques de deuxième<br />

empire bulgare), Sofia, 1944, p. XXIX, 212-228, 399-401. Le patriarche de<br />

Constantinople, Calliste Ier (1350-1353 et 1355-1364), composa cette Vie de<br />

l’hésychaste Théodose de Tuµrnovo (1300-1363), Id. “Slawische Heilige in der<br />

byzantinischen Hagiographie”, Südost­Forschungen 19 (1960), p. 83-84. De<br />

même pour une Vie de Grégoire le Sinaïte.<br />

258 Une Vie, assez étendue, de Grégoire, composée par Calliste, patriarche de<br />

281


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

La Vie de saint Romyle de Ravanica († peu après 1381) fut<br />

écrite par Grigorije de Kalifarevo 259 . Originaire de Vidin, de mère<br />

grecque et de père bulgare, disciple de Grégoire le Sinaïte, Romyle<br />

faisait partie de la confrérie du monastère de la Parorée. Né<br />

à Vidin (Bulgarie), il meurt à Ravanica (Serbie), il partage son<br />

existence entre le Mont Athos, Valona (Albanie), la Bulgarie et la<br />

Serbie. La biographie de ce moine hésychaste ne manque pas<br />

d’intérêt pour l’histoire balkanique vers la fin du Moyen Age. Il<br />

se déplace fréquemment d’un pays à l’autre ; pour lui le monde<br />

orthodoxe tout entier forme une seule patrie. Le récit de sa vie<br />

n’offre aucune trace de frictions entre nationalités chrétiennes dans<br />

les Balkans ; Grecs, Bulgares, Serbes et Albanais y cohabitent<br />

harmonieusement. La Vie de cet ermite est aussi un témoignage<br />

de la progression de la conquête ottomane dans le sud des Balkans<br />

à cette époque. Les incursions ottomanes y menacent la vie monastique.<br />

Une intervention du tsar Ivan Alexandre leur redonne la<br />

sécurité, mais la défaite de la Marica en 1371 plonge les moines<br />

du Mont Athos dans la consternation et l’angoisse. Cette Vie<br />

gréco-slave offre un tableau assez significatif des élites monacales<br />

à l’approche de la domination ottomane 260 .<br />

Constantinople, fut traduite en vieux-slave. On en possède une copie serbe du<br />

XVe siècle ; sur Grégoire le Sinaïte († 1346), cf. Turdeanu, La littérature bulgare,<br />

cit., p. 5-7, 9, 11, 15, 34-38.<br />

259 P. A. Syrku, “Monaha Grigorija àitie prepodobnago Romila, po rukopisu<br />

XVI v.” (La Vie du bienheureux Romil par le moine Grégoire, d’après le manuscrit<br />

du XVIe siècle), dans Pamjatniki drevnei pismenosti i iskustva 136, St.<br />

Petersbourg, 1900. La vie de cet hésychaste du XIVe siècle existe en version<br />

slave (v. 1390/91) et grecque, à la même époque, sans qu’il soit possible de<br />

définir avec certitude la langue de la version originale (éd. F. halkin, “Un ermite<br />

des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque inédite de saint Romylos”,<br />

Byzantion 31, 1961 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie<br />

byzantine, Bruxelles 1971, p. 166-202) ; I. Dujéev, “Un fragment grec de la Vie<br />

de st. Romyle”, Byzantinoslavica 7 (1938), p. 124-127 ; Id., “Un manuscrit grec<br />

de la Vie de st. Romyle”, Studia historico­philologica Serdicencia 2 (1993), p.<br />

88-92).<br />

260 Dj. Sp. Radojiéiç, Grigorije iz Gornjaka, cit., p. 94 ; turdEanu, La littérature<br />

bulgare, cit., p. 47-49 ; I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p.<br />

282<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

Le patriarche Euthyme, grand maître des lettres bulgares<br />

Issu d’une famille appartenant à la noblesse bulgare, le patriarche<br />

Euthyme fut le disciple de Théodose de Tuµrnovo. Ecrivain<br />

et patriarche de Bulgarie, il fut à l’origine de la célèbre école littéraire<br />

de Tuµrnovo. Témoin de la chute de Tuµrnovo et de la Bulgarie<br />

en 1493, il fut exilé par les Ottomans dans le monastère de<br />

Baékovo dans le sud de la Bulgarie, où il mourut en 1404. L’ayant<br />

écarté de sa charge apostolique, les Ottomans placèrent à la tête<br />

de l’Eglise en Bulgarie, désormais intégrée dans le patriarcat de<br />

Constantinople, un métropolite grec, Jérémie, en 1394 261 .<br />

L’œuvre du patriarche Euthyme comprend des textes appartenant<br />

aux genres hagiographiques, épistolaires et liturgiques. Ce<br />

sont : a) des Vies et panégyriques de saints ; b) quatre lettres dogmatiques<br />

; c) des traductions de textes liturgiques du grec 262 . Ce<br />

sont les textes hagiographiques qui ont le plus d’intérêt pour nous ;<br />

les lettres doctrinales ne manquent cependant pas de présenter un<br />

intérêt d’ordre historique. L’œuvre hagiographique d’Euthyme est<br />

essentiellement constituée par les Vies des saints bulgares. Elles<br />

sont rédigées selon les règles de l’hagiographie byzantine établies<br />

au Xe siècle par Siméon Métaphraste 263 . Le modèle contemporain<br />

de l’auteur a été fourni par les Vies composées par les patriarches<br />

constantinopolitains, Calliste et Philothée. Euthyme composa ses<br />

278-279 n. 6 ; F. halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque<br />

de saint Romylos, mort à Rabenitza (Ravanica) peu après 1381”, in Actes du<br />

XIIe Congrès international d’études byzantines, Ohrid 1961, t. 2, publié en 1964<br />

(repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles,<br />

1971, p. 226-228).<br />

261<br />

turdEanu, La littérature bulgare, p. 67-70.<br />

262 Dont l’Acolouthie de l’impératrice byzantine Théophano (éd. E. Kaluàniacki,<br />

Werke des Patriarchen von Bulgarien Euthymius (1375­1393) nach den<br />

besten Handschriften, Vienne, 1901, p. 225-277), épouse de Léon VI (866-912)<br />

et restauratrice du culte des icônes à l’issue de l’époque iconoclaste, est attribué<br />

à Euthyme, de même qu’il est l’auteur de l’office des saints Constantin et Hélène<br />

(éd. Kaluàniacki, op. cit., p. 103-146 ; cf. I. Dujéev, “Chilandar et Zographou<br />

au Moyen Age”, in Id., Medievo bizantino­slavo vol. III, p. 503-504).<br />

263 H. dElEhayE, “Simon Metaphrastes”, American Ecclesiastical Review 23<br />

(1900), p. 113-120.<br />

283


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

ouvrages en vue d’une prédication prononcée dans les églises de<br />

la capitale devant le tsar et les notables du royaume, à l’occasion<br />

de la fête du saint ou de la sainte concernés. Les éléments narratifs<br />

de ces Vies sont repris des récits plus anciens. Hormis le schéma<br />

habituel qui suit les règles de l’art, ces sept hagiographies comportent<br />

chacune un récit de la translation des reliques à Tuµrnovo.<br />

Le huitième ouvrage, fait à la demande du tsar £ièman, le Panégyrique<br />

de saint Constantin et de sainte Hélène est le seul qui<br />

déroge à cette règle 264 . Imprégnés d’idées hésychastes, ces récits<br />

sont faits d’alternances entre le style rhétorique et une écriture<br />

narrative.<br />

L’Eloge du saint. militaire Michel de Potuka, est un de ces<br />

textes à la fois hagiographiques et laudatifs que le patriarche<br />

Euthyme composa pour une lecture solennelle. Le récit concernant<br />

Michel est celui d’un jeune guerrier bulgare qui combattait les<br />

Turcs en Asie Mineure du temps des Croisades au XIIe siècle. Le<br />

roi Kalojan transféra ses reliques dans l’église de l’Ascension de<br />

Tuµrnovo 265 . L’ayant repris d’un prologue plus ancien, Euthyme lui<br />

donna une forme nouvelle sans y apporter de changements importants<br />

quant à l’histoire du saint. Malgré l’existence et l’extension<br />

considérable du culte des saints guerriers au Moyen Age (st.<br />

Georges, st. Démétrios), et malgré quelques copies serbes et<br />

moldo-valaques, ce culte ne semble pas avoir eu une diffusion<br />

importante hors de la Bulgarie.<br />

La Vie de saint Hilarion de Muµglen († 1164), s’enrichit du<br />

récit de sa lutte contre le bogomilisme (par le patriarche Euthyme) 266<br />

264 Puisque c’est “le seul ouvrage hagiographique d’Euthyme qui ne soit pas<br />

en rapport direct avec la martyrologie bulgare”, cf. turdEanu, La littérature<br />

bulgare, cit., p. 101.<br />

265 Sur la translation des reliques de saint Michel le guerrier de Potuka, cf.<br />

Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 442sqq.<br />

266 Ed. : Dj. Daniéiç, “Rukopis Vladislava Gramatika pisan godine 1469” (Le<br />

manuscrit de Vladislav Gramatik de 1469), Starine JAZU 1 (1869), p. 65-85 ;<br />

284<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

et de la translation de ses reliques à Tuµrnovo organisée par le tsar<br />

Kalojan (1196-1207). Hilarion de Muµglen s’était fait moine dès<br />

son jeune âge. Devenu higoumène, il se distingua dans l’édification<br />

morale et spirituelle de ses ouailles. C’est en 1134 qu’il fut nommé<br />

évêque de Muµglen par l’archevêque d’Ohrid. Il se fit connaître<br />

par son enseignement contre les hérétiques et par ses polémiques<br />

contre les bogomiles, au point de conseiller en matière théologique<br />

l’empereur Manuel Ier Comnène (1143-1180) qui avait, semblet-il,<br />

failli embrasser l’enseignement hétérodoxe. Il mourut vers<br />

1164 et fut enseveli dans l’église des Saints-Archanges qu’il avait<br />

fait construire. Le patriarche Euthyme aurait composé sa Vie avant<br />

1382 267 .<br />

L’Eloge de l’évêque Jean de Polyboton (Bulavadin) fait partie<br />

du même genre de textes hagiographiques qu’Euthyme composa<br />

en vue d’un usage liturgique 268 , c’est-à-dire afin d’être prononcés<br />

à l’occasion de la fête du saint. évêque de Polyboton en<br />

Phrygie (fin VIIe-début VIIIe siècle), Jean était, selon l’écrit<br />

d’Euthyme, un modèle d’abnégation et de zèle religieux ; il fut<br />

notamment un fervent adversaire des hérésies (en quoi il se rapproche<br />

d’Hilarion de Muµglen), et plus particulièrement de l’iconoclasme.<br />

Ses reliques avaient été transférées à Messine où elles<br />

reposaient au moment où le tsar Kalojan organisa, au début du<br />

XIIIe siècle, leur translation à Tuµrnovo 269 . C’est le tsar Jean Asen<br />

II qui déposa les reliques du saint dans l’église des Saints-Apôtres<br />

Pierre et Paul, où elles reposaient au moment où le patriarche<br />

Euthyme lut son Eloge à l’occasion de la fête du saint, le 4 décembre<br />

dans l’Eglise bulgare.<br />

Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 419sqq.<br />

267 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 82-84.<br />

268 Ed. Kaluàniacki, Werke, cit., p. 181-202. L’unique copie de ce texte se<br />

trouve dans le codex copié par le moine Gabriel de Neam®u, daté de 1438, cf.<br />

Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 113sq.<br />

269 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in<br />

Id., Medievo bizantino­slavo vol. III, cit., p. 230-231.<br />

285


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

La Vie de sainte Philothée (par le patriarche Euthyme) 270 est<br />

un autre ouvrage hagiographique produit par l’Ecole de Tuµrnovo.<br />

Issue d’une bonne famille, Philothée naquit dans la ville de Molybot<br />

en Pamphylie. Mariée par ses parents à l’âge de quatorze<br />

ans, elle convainquit son jeune mari de vivre dans la chasteté.<br />

Après la mort de son mari elle se retira dans une île, affrontant les<br />

tentations des démons et guérissant les malades. A l’approche de<br />

sa mort, elle fit venir les clercs des alentours et leur conseilla de<br />

ne pas se laisser abuser par les discours hérétiques. Transférées à<br />

la basilique de Notre-Dame, ses reliques accomplirent de nombreux<br />

miracles. Le tsar Kalojan organisa plus tard la translation de ses<br />

reliques à Tuµrnovo, où elles furent déposées dans l’église de Notre<br />

Dame, dite Tumnièka. Cette Vie fait partie des ouvrages qu’Euthyme<br />

écrivit avant la chute de Tuµrnovo en 1393. C’est entre 1393<br />

et 1396 que ses reliques furent transférées à Vidin, où le métropolite<br />

Joasaph composa un panégyrique de la sainte, dans lequel<br />

il emprunta une grande partie des éléments hagiographiques à<br />

l’ouvrage d’Euthyme 271 .<br />

L’Eloge de sainte Nedelja est un autre texte hagio-laudatif de<br />

la facture d’Euthyme. Il est consacré à sainte Cyriaque (=Nedelja)<br />

de Nicomydie, martyre de l’époque de Dioclétien (303-311) 272 .<br />

Ce culte de la martyre paléochrétienne fut largement répandu en<br />

Bulgarie, comme en témoignent les peintures de l’église de Bojana<br />

(1259) près de Sofia.<br />

La Vie de sainte Parascève la Jeune 273 est encore un de ces<br />

écrits hagiographiques dont le prototype grec nous est resté in-<br />

270 Le texte de cette Vie rédigés par le patriarche Euthyme est édité par : Kaluàniacki,<br />

Werke, cit., p. 78-99. Un texte grec de la Vie de cette sainte n’est pas connu.<br />

271 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 87 (pour l’histoire du texte, p. 88-89).<br />

272 F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles, 1957 3 , p. 141.<br />

273 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “§ivot sv. Petke od patrijarha<br />

Bugarskoga Jeftimija” (La Vie de Ste. Parascève par le patriarche de Bulgarie<br />

Euthyme), Starine JAZU 9 (1877), p. 53-59 ; E. Kaluàniacki, Zur älteren Paraskevalitteratur<br />

der Griechen, Slaven und Rumänen, Vienne, 1899, p. 55-60 ; voir<br />

également, Chr. Kodov, “Starite àitija ne sv. Petka Epivatska” (Les Vies anciennes<br />

de Ste. Parascève), Duhovna kultura 40/1 (1960), p. 21-23.<br />

286<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

connu et qui existe seulement en version vieux-slave 274 . Sainte<br />

Parascève (Petka) d’Epivate est originaire du village d’Epivate<br />

situé entre Selembrie et Constantinople. Ayant quitté son pays<br />

d’origine, elle s’établit dans la petite ville de Kallikratéia, près<br />

d’Epivate, pour y passer sa vie dans la prière et l’ascèse avant d’y<br />

mourir (13, 14 Oct. Xe s.) 275 . La translation de ses reliques dans<br />

le monastère de Tuµrnovo fut organisée deux ans après son décès par<br />

le roi bulgare Jean Asen II (1218-1241). Après la conquête ottomane<br />

de Tuµrnovo en 1393, les reliques furent transférées à Vidin. A<br />

l’époque de l’occupation ottomane, elles furent transférées à Belgrade<br />

(où elles restèrent probablement jusqu’en 1521), avant d’être<br />

transférées à Constantinople. A la demande du prince de Moldavie,<br />

Basile Lupu, les reliques furent transférées une fois de plus (en<br />

1641), cette fois à Jassy en Moldavie 276 . Le périple des reliques de<br />

la sainte à travers les siècles a donné l’occasion à de nombreux<br />

remaniements de sa Vie, depuis la rédaction primitive du patriarche<br />

Euthyme, en passant par la première (un anonyme ou le patriarche<br />

lui-même) et la deuxième (Grégoire Camblak, v. 1400) rédaction<br />

amplifiée, comprenant les translations successives, jusqu’au<br />

remaniement grec et aux traductions moldaves de la Vie 277 .<br />

La Vie, accompagnée d’un éloge (v. 1340), de saint Jean de<br />

Ryla († 946), est l’un des plus importants écrits hagiographiques<br />

composés par le patriarche Euthyme 278 . Faisant suite aux versions<br />

et remaniements plus anciens, le thème hagiographique de st. Jean<br />

274 Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 274-275.<br />

275 F. halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, cit., p. 172.<br />

276 Voir le témoignage d’un auteur ecclésiastique contemporain, P. odorico,<br />

avec la collaboration de S. asdracha – T. karanastasi – K. kostas – S. pEtmE-<br />

Zas, AΝAMΝΗΣΕΙΣ ΚAΙ ΣΥMΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝA∆ΙΝΟΥ, ΙΕΡΕA ΣΕΡΡΩΝ<br />

ΣΤΗ MAΚΕ∆ΟΝΙA (17o® AΙΩΝAΣ), Publié par l’Association “Pierre Belon”,<br />

sous la direction d’André guillou, Paris-Athènes 1997, p. 162-164.<br />

277 turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 90sqq., 95-101.<br />

278 ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 370-383 ; Id., “§itija na sv. Ivana Rilski,<br />

s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les notes d’introduction), extrait<br />

de Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), 108 pages ; I. Dujéev, “Euthyme<br />

de Tirnovo”, DHGE 16/90, (1964), p. 75-77.<br />

287


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de Ryla connaîtra d’autres additions et compilations, comme<br />

l’Eloge (v. 1469, de saint Jean de Ryla par Démétrios Cantacuzène<br />

279 , puis la Vie de sait Jean de Ryla, version remaniée avec<br />

le récit de la translation des reliques (en 1469), par Vladislav le<br />

Grammairien (l’autographe de 1479) 280 .<br />

La Vie de saint Jean de Ryla (v. 875/80-945), le saint protecteur<br />

de la Bulgarie, a connu de nombreuses versions et remaniements.<br />

La plus accomplie est sans doute celle composée par le<br />

patriarche Euthyme 281 . Après avoir raconté la vie du saint, Euthyme<br />

s’emploie à décrire les miracles de ses reliques qui ont été<br />

transférées de Ryla à Sofia à l’époque du tsar Pierre (927-968),<br />

puis de Sofia à Esztergom en 1183, pour être ramenées à Sofia en<br />

1187 et finalement à Tuµrnovo après 1195. La Vie se termine par<br />

une prière au saint invoquant son intercession pour obtenir la<br />

miséricorde divine.<br />

La rédaction amplifiée par Vladislav le Grammairien 282 a été<br />

279 J. ivanov, “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki”, Godišnik (Université<br />

de Sofia), t. 32/13 (1936), p. 86-102 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Un Byzantin,<br />

écrivain serbe : Démétrios Cantacuzène”, Byzantion 29/30 (1960), p. 77-87 ;<br />

Dj. Trifunoviç, Dimitrije Kantakuzin, Belgrade, 1963 ; I. Dujéev, “Démétrios<br />

Cantacuzène, écrivain byzantino-slave du XVe siècle”, in Medievo bizantinoslavo<br />

cit., vol. III, p. 311-321.<br />

280 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “Prilozi”, p. 265-303 ; Kaluàniacki,<br />

Werke, cit., p. 405-431 ; voir aussi P. nikov, “Vladislav Gramatik. Prenasjane<br />

moètite na sv. Ivana Rilski ot Tuµrnovo v Rilskija monastir” (Vladislav<br />

Gramatik. Translation des reliques de st. Jean de Ryla de Tuµrnovo au monastère<br />

de Ryla), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 1/2 (1928), p. 156-187 ; et surtout<br />

Borjana hristova, Opis na Rukopisite, p. 64-109, 165-177.<br />

281 Cette version de la Vie de st. Jean de Ryla a été identifiée dans sept manuscrits,<br />

cf. turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 75 ; éd. Kaluàniacki, Werke,<br />

cit., p. 5-26.<br />

282 L’essentiel de l’œuvre de traducteur, de compilateur et d’auteur de Vladislav<br />

est regroupé dans ses 4 volumineux recueils (rédigés en 1456, 1469, 1473 et<br />

1479), comprenant plus de 4300 pages manuscrites avec quelques 250 textes en<br />

tout (Jasmina Grkoviç-major, dans Spisi Dimitrija Kantakuzina i Vladislava<br />

Gramatika (Les textes de Démetrios Cantacuzène et de Vladislav Gramatik),<br />

Belgrade, 1993, p. 23sqq. ; Borjana hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav<br />

Gramatik, Veliko Tuµrnovo, 1996). De tous les écrits de cet érudit du XVe siècle,<br />

288<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

faite à l’occasion du dernier transfert des reliques, de Tuµrnovo à<br />

Ryla en 1469. L’Epilogue que ce lettré, le diacre Vladislav le<br />

Grammairien, composa en l’honneur de cette ultime translation<br />

des reliques fait également partie d’une autre rédaction de la Vie<br />

du saint, incluse dans un volumineux Sbornik, connu dans la<br />

version de 1479, ainsi que dans celle du Panégyrique de Mardarije<br />

de 1483 283 . L’Epilogue de Vladislav est une relation de la<br />

translation rapportée par un contemporain, qui avait pu être un<br />

témoin oculaire de ces solennités. Ce texte présente un caractère<br />

autonome de notes ou de récit d’un voyage 284 . Parlant de la restauration<br />

du monastère de Ryla par le césar Hrelja, l’auteur recourt<br />

à quelques références historiques, y compris sur les batailles de<br />

la Marica et de Kosovo, puis de la chute de Tuµrnovo 285 . L’écrit de<br />

Vladislav existe donc dans les rédactions différentes de la Vie du<br />

saint, mais également sous forme de texte autonome, et dont des<br />

copies sont connues en Moldavie et en Russie 286 .<br />

la seule œuvre originale est justement celle consacrée à st. Jean de Ryla, connue<br />

aussi sous le nom de “Récit de Ryla”. Par la thématique de cet écrit Vladislav le<br />

Grammairien appartient à la littérature bulgare, ce qui n’est aucunement en<br />

contradiction avec son origine serbe (né à Novo Brdo au Kosovo, vers 1425, il<br />

passa la plus grande partie de sa vie dans le monastère de Matejéa dans les monts<br />

de Crna Gora de Skoplje). Dans le Sbornik de 1473, Vladislav le Grammairien<br />

dit avoir fait sa “traduction depuis le manuscrit grec en langue serbe” (koito<br />

prevede ot grßcki rßkopis na srßbski ezik), cf. I. Boàilov, Stara Buµlgarska<br />

literatura 3. Istoričeski s’činenija, Sofia, 1983, p. 113.<br />

283 Edition : Kaluàniacki, Werke, p. 405-431 ; B. St. angElov, “Stari slavjanski<br />

tekstove. Nova redakcija na povesta za Ivan Rilski” (Les textes slaves<br />

anciens. Une nouvelle rédaction de la Vie de Jean de Ryla), dans Izvestija na<br />

Instituta za Buµlgarska literatura 9 (1960), p. 247-255. Sur les deux versions de<br />

cet écrit et la question de leur attribution, voir Jasmina Grkoviç-major, art. cit.,<br />

p. 23-27 (avec bibliographie).<br />

284 Cf. J. ivanov, StaroBuµlgarski raskazi, Sofia, 1935, p. 72 ; sur la “Rilska<br />

povest na Vladislav Gramatik za prenesneto na moètite na sv. Ivan Rilski ot<br />

Turnovo v Rila”,autographe de 1479 ; copie de Mardarie Rilski (1483) ; copie<br />

du XVIIe s., du monastère de Zograf, cf. Borjana hristova, Opis na Rukopisite,<br />

p. 89, 165-177.<br />

285 I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura cit., vol. III, p. 92-93.<br />

286 Borjana hristova, op. cit., p. 11sqq., 110-119.<br />

289


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Né probablement à Tuµrnovo, vers 1325-1330, Euthyme est<br />

issu d’une famille riche, apparentée à la famille Camblak dont<br />

faisaient partie Cyprien, futur métropolite de Kiev, et Grégoire,<br />

cet autre grand homme de lettres bulgare dont l’œuvre appartient<br />

aussi bien à la littérature bulgare que serbe, russe et peut-être<br />

moldave aussi. Disciple préféré de Théodose, il entre à l’école<br />

hésychaste de Kalifarevo dès son ouverture vers 1350. Après avoir<br />

accompagné son maître à Constantinople où celui-ci mourut en<br />

1363, Euthyme passe quelques années au Mont-Athos, à Zographou<br />

et dans la skite de Selina. A l’issue de ce séjour il fut exilé, en<br />

1371, par l’empereur Jean V Paléologue dans l’île de Lemnos,<br />

pour regagner la Bulgarie quelques mois après afin de s’installer<br />

dans le monastère de la Sainte-Trinité, près de Tuµrnovo (construit<br />

par Jean £ièman en 1371-1372). C’est en ces lieux qu’il organise<br />

son école de littérature religieuse avant d’accéder au trône patriarcal<br />

en 1375.<br />

L’Eloge du patriarche Euthyme est un texte composé par<br />

Grégoire Camblak 287 (auteur par ailleurs, entre autres œuvres, de<br />

vingt-quatre homélies), vraisemblablement au début du XVe siècle.<br />

Cet ouvrage, rédigé une vingtaine d’années après la prise de<br />

Tuµrnovo par les Ottomans (1393), décrit en particulier les derniers<br />

jours du patriarche Euthyme, avant que le conquérant turc ne<br />

l’envoyât en exil à la suite de la chute de la capitale bulgare. La<br />

première partie comprend un développement hagiographique de<br />

la vie du patriarche dans les règles de l’art : le périple spirituel du<br />

saint homme, ses activités littéraires, mais avec trop peu d’éléments<br />

factuels pour faire ressortir d’une façon authentique la personnalité<br />

du patriarche. Cette manière de désincarner l’image de son<br />

287 Ed. Archimandrite lEonid, “Nova gradja za bugarsku istoriju” (Sources<br />

inédites pour l’histoire bulgare), Glasnik SUD 31 (1871), p. 258-291 ; cf.<br />

E. Kaluàniacki, Aus der panegyrischen Litteratur der Südslaven, Vienne, 1901,<br />

p. 28-60 ; Gregoire camblak, Pohvalno slovo za Evtimij Tuµrnovski ot Grigorij<br />

Camblak (L’Eloge d’Euthyme de Tuµrnovo par Grégoire Camblak), éd. P. rusEv<br />

– I. Gulubov – A. Davidov – G. S. Danéev, Sofia, 1971.<br />

290<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

héros au profit de sa projection eschatologique fait partie des règles<br />

de l’art telles qu’on peut les retrouver dans un bon nombre d’écrits<br />

hagiographiques de cette époque, y compris un autre ouvrage<br />

important du même auteur, la Vie de Stefan Deéanski, roi de Serbie<br />

(1321-1331), comme on le verra plus loin. La période était<br />

pourtant riche en événements cruciaux de même que la personne<br />

du patriarche, en tant que contemporain et responsable de l’Eglise,<br />

devait offrir plus d’un élément documentaire.<br />

L’Epilogue à la Vie de sainte Parascève est un texte que Camblak<br />

rédigea lors de son séjour en Serbie (fin du XIV-premières<br />

années du XVe siècle). Cet ouvrage raconte la translation des reliques<br />

de la sainte de Vidin (Bulgarie) à Belgrade (Serbie). On y<br />

trouve plus d’informations contemporaines que dans le Panégyrique<br />

du patriarche Euthyme. Il y est fait mention de la prise de<br />

Vidin par le roi de Hongrie, Sigismund, allant affronter les Ottomans<br />

à Nicopolis (1396), puis de la prise de Vidin par les Turcs et<br />

enfin il raconte le transfert des reliques que la veuve du prince Lazar<br />

“saint et d’éternelle mémoire”, avec ses deux fils Stefan et Vuk,<br />

et la veuve du despote Ugljeèa, avait réussi à obtenir du sultan.<br />

L’Eloge de sainte Philothée 288 (avec la translation de ses reliques<br />

de Tuµrnovo à Vidin), est écrit par Joasaph, métropolite de<br />

Vidin. Composé entre 1393 et 1396 selon un schéma byzantin, ce<br />

texte est pour l’essentiel une refonte de l’ouvrage du patriarche<br />

Euthyme 289 . Pour le reste, cet écrit ne manque pas d’intérêt documentaire,<br />

puisque l’auteur raconte des événements contemporains,<br />

dont le sac de la capitale bulgare en 1393 (chapitre IX et X) ; il<br />

288 Edition complète avec une introduction : Kaluàniacki, Aus der panegyrischen<br />

Litteratur, cit., p. 89, 97-128 ; V. kisElkov, “Mitropolit Joasaf Bdinski i slovoto<br />

mu za sv. Filoteja” (Le métropolite Joasaph de Vidin et son écrit consacré à Ste.<br />

Philotée), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 4/1 (1931), p. 169-206 ; P. Dinekov<br />

– K. Kuev – D. Petkanova, Hristomatija po starobulgarska literatura<br />

(Chréstomatie de la littérature vieux-bulgare), Sofia, 19784, p. 453-457.<br />

289 Ayant reçu son titre du patriarche de Constantinople (dont la métropole de<br />

Vidin relevait depuis 1381), Joasaph est vraisemblablement un disciple du patriarche<br />

de Bulgarie, Euthyme, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 147, 148.<br />

291


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

fait notamment partie des témoignages sur la conquête ottomane<br />

marqués par un état d’esprit fait de componction propre à ce<br />

genre d’écrit 290 .<br />

Lorsque le métropolite de Valachie, Néophyte le Crétois,<br />

effectua sa visite pastorale à Curtéa de Arges où les reliques de<br />

sainte Philotée reposaient, il ne trouva point de texte hagiographique<br />

consacré à la sainte. C’est pourquoi, ayant recours à la tradition<br />

rapportée par la population locale, Néophyte composa un<br />

synaxaire de la sainte écrit en langue grecque. N’ayant plus grandchose<br />

à voir avec la Vie composée par Euthyme, cette tradition<br />

consignée par Néophyte s’est largement répandue dans les pays<br />

roumains depuis le XVIIIe siècle 291 .<br />

Textes historiographiques<br />

Le Synodik du tsar Boril (traduit en 1211) est le plus important<br />

texte historiographique bulgare de cette période intéressant notamment<br />

l’histoire du bogomilisme. Il a été identifié dans deux<br />

copies datées du XIVe et de la fin du XVIe siècle 292 . A l’origine,<br />

le Synodik est un répertoire de patriarches, mais aussi d’empereurs<br />

byzantins, énumérés selon le critère de conformité confessionnelle<br />

et doctrinale, destinée à être lu dans les églises des sièges<br />

diocésains le premier dimanche de Carême. Les patriarches, les<br />

archevêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, ainsi que les<br />

empereurs et impératrices y sont énumérés selon leur mérites au<br />

profit de l’orthodoxie, ou bien, au contraire en faveur de l’hétéro-<br />

290 I. Dujéev, “La conquête turque et la prise de Constantinople dans la littérature<br />

slave de l’époque”, in Medioevo bizantino­slavo, cit., vol. III, p. 347-<br />

349.<br />

291 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 89-90.<br />

292 Edition, M. G. Popruàenko, Sinodik carja Borila, Odessa, 1899, p. 3-96 ;<br />

de même que : Id., Sinodik carja Borila (La Synodique du tsar Boryl), dans la<br />

collection Buµlgarski starini VIII, Sofia, 1928, p. 2-96 ; Trad. bulgare (extraits) :<br />

I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot<br />

vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia 1944, p. 28-29, 44-46, 156-169 ; I. Boàilov,<br />

Stara Buµlgarska literatura, cit., p. 77-80, 365-366.<br />

292<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

doxie 293 . Traduit en Bulgarie du temps du tsar Boril, en 1211, il<br />

contient des additions des XIe-XIIe siècles, puis surtout un complément<br />

le compte-rendu du concile de Tuµrnovo contre le bogomilisme<br />

et son extirpation de Bulgarie en ce début du XIIIe siècle 294 .<br />

Une chronique de l’Eglise bulgare avec la succession des tsars,<br />

des patriarches du XIIIe-XIVe siècle,jusqu’à Jean £ièman (1371-<br />

1393) et au patriarche Euthyme (1375-1393) 295 , adjointe à la fin<br />

du XIVe siècle. Cette chronique succincte du royaume et de<br />

l’Eglise bulgares répertorie les tsars depuis Asen II et les patriarches<br />

depuis son contemporain Joachim, y compris un grand nombre<br />

de métropolites bulgares. Les martyrs de la foi font suite dans<br />

ces évocations pieuses, y compris celle du roi serbe Vukaèin Mrnjaéeviç<br />

et de son frère Ugljeèa, le despote de Serrès, tombés dans<br />

la bataille de la Marica contre les Ottomans en 1371. L’identité<br />

de l’auteur anonyme du Synodik, dans sa forme actuelle, un lettré<br />

bulgare de la seconde moitié du XIVe siècle, n’a pu être établie<br />

avec certitude. L’éditeur du texte propose l’attribution au patriarche<br />

Euthyme, hypothèse plausible mais qui n’a pu être attestée<br />

d’une manière indubitable.<br />

Le Répertoire (Imenik) 296 des khan bulgares contient une<br />

liste de treize des plus anciens souverains de Bulgarie dont les<br />

deux premiers, au moins, sont légendaires, trois hypothétiques et<br />

293 Voir les indications chez V. Moèin, “Serbskaja redakcija Sinodika v nedeli<br />

pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodikon du dimanche de l’orthodoxie),<br />

Vizantijskij vremennik 16 (1959), 17 (1960), 18 (1961), p. 317-394, 278-353,<br />

359-360.<br />

294 D. obolEnsky, The Bogomils. A Study in Balkan Neo­Manichaeism, Cambridge,<br />

1948, p. 234-249 ; F. dvornik, Les Slaves. Histoire et civilisation de<br />

l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 497.<br />

295 E. turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 141-147 ; J. gouillard, “Une<br />

source grecque du Sinodik de Boril. La lettre inédite du patriarche Cosmas”,<br />

Travaux & Mémoires 4 (1970), p. 361-372.<br />

296 Connu par les trois manuscrits du XVIe siècle, édition : A. popov, Obzor<br />

hronografov russkoj redakcii, t. I, Moscou, 1866, p. 25-27 ; M. N. tihomirov,<br />

“Imenik bolgarskih knjazej” (L’Annuaire des princes bulgares), Vestnik drevnej<br />

istorii 3 (1946), p. 81-90.<br />

293


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

huit autres identifiés : Asparuh (v. 680-701), Tervel (701-718),<br />

l’Anonyme (718-724), Sevar (724-739), Kormisoè (739-756),<br />

Vineh (756-761), Telec 761-764), Umar (766). Le texte original<br />

de ce répertoire fut probablement rédigé en grec. On ne connaît<br />

pas la date de sa traduction slave. Les années du règne de ces<br />

princes sont indiquées d’après le calendrier vieux-bulgare.<br />

Vie du patriarche Joachim Ier (1235-† 1246) 297<br />

C’est le seul vestige important de l’ancienne historiographie<br />

bulgare contenant un catalogue des khagans bulgares (deux versions,<br />

963 et 1204) 298 .<br />

Le Synopsis des peuples et des langues (avec des précisions<br />

sur les différentes langues et alphabets), est un texte du début du<br />

XIIIe siècle 299 .<br />

Le Discours sur le roi Ivan­Alexandre dans le Psautier commenté,<br />

copie sur parchemin en 1337 300 , est un assez long texte<br />

rhétorique, fort élogieux pour la personne du “grand Jean Alexandre,<br />

orgueil et gloire des Bulgares”.<br />

C’est sur l’ordre du tsar Jean Alexandre (1331-1371) et pour<br />

son propre usage qu’un recueil de textes (Sbornik) fut composé<br />

en 1348 par le hiéromoine Lavrentij. Cette chrestomathie de textes<br />

de caractère hagiographique, dogmatique, édifiant, comprend<br />

aussi des extraits des chronographes, ainsi que des écrits apocryphes<br />

y compris ceux de provenance bogomile. Les archaïsmes au<br />

niveau de la langue et de l’orthographe indiquent l’origine ancienne<br />

de ce Sbornik..<br />

297 I. snEgarov, “Neizdadeni starobuµlgarski àitija” (Les Vies vieux-bulgares<br />

inédites), Godišnik na Duhovnata akademija Sv. Kliment Ohridski 3 (1953-1954),<br />

p. 168sqq.<br />

298 dvornik, Les Slaves, cit., p. 498.<br />

299 dvornik, Les Slaves, p. 498.<br />

300 turdEanu, La littérature bulgare, p. 16-17 (avec des indications bibliogra-<br />

phiques, n. 1).<br />

294<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

L’Explication de la vraie foi de Constantin le Philosophe,<br />

ainsi que la Défense des Lettres slavonnes, écrit polémique de<br />

Åernorizec Chrabuµr (début du Xe siècle) 301 (ayant marqué époque<br />

qui fut celle des débuts de la langue littéraire slave), sont des<br />

ouvrages caractéristiques de ce recueil de textes.<br />

Ecrits de Jean l’Exarque (l’éloge de St. Jean le Théologien,<br />

sermons, Hexameron) 302<br />

traduction de la Source de la foi de St. Jean Damascène :<br />

F. Dvornik, Les Slaves, p. 162<br />

La vie du Saint roi Boris 303 .<br />

Saint Boris-Michel, khan et roi de Bulgarie (852-889), est à<br />

l’origine de l’évangélisation de son pays en 865 304 . Il laisse le<br />

trône à son fils Vladimir pour prendre l’habit monacal. Devant<br />

l’apostasie de Vladimir, il quitte le monastère pour destituer Vladimir<br />

au profit de son deuxième fils, Siméon (**). Après cette<br />

excursion involontaire dans l’activité politique, Boris-Michel<br />

revient à la vie monastique et meurt dans son monastère le 2 mai<br />

907. Il fut canonisé par l’Eglise bulgare 305 .<br />

301 K. Kalajdoviç, Ioanu ekzarhu bolgarskij, Moscou, 1824, p. 189-192 ;<br />

turdEanu, La littérature bulgare, p. 18 n. 5 ; K. kuEv, Černorizec HraBuµr,<br />

Sofia 1967. Sur l’identité de Hrabar, que certains spécialistes identifient comme<br />

êtant Naum d’Ohrid, cf. D. glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog”, Zbornik<br />

FF X/1 (1968), p. 135-138 (avec des indications bibliographiques, résumé<br />

en allemand p. 139).<br />

302 I. Dujéev, “Ioan Ekzarch”, Istorija na Buµlgarskata literatura I,<br />

Starobuµlgarskata literatura, Sofia 1962, p. 127-140 ; R. aitZEtmüllEr,<br />

Das Hexaemeron des Exarchen Johannes I, Graz 1958 ; ioan EkZarch,<br />

£estodnev (trad. bulgare et commentaires, N. Koéev), Sofia 1981.<br />

303 V. dragova, “Fragmenti ot starobulgarskoto Zitie na sveti knjaz<br />

Boris v balkanski srednovekovni tvorbi”, Literaturoznanie i folkloristika.<br />

V éest na 70-godièninata na akd. Petur Dinekov, Sofia 1983, p. 100<br />

304 I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”,<br />

in Medioevo bizantino­slavo III, Rome 1971, p. 63-75<br />

305 Cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et Byzance”, in<br />

Medievo bizantino­slavo 3, p. 213<br />

295


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Le Chronographe (“Lietopis”) est un recueil de chroniques<br />

contenant, outre des textes byzantins (Constantin Manassès, Georges<br />

le Moine ou Hamartolos) 306 , la traduction d’une compilation<br />

grecque aujourd’hui perdue ; elle a été amplifiée ensuite pour la<br />

partie consacrée à l’histoire bulgare 307 . On connaît deux copies<br />

contemporaines de l’archétype aujourd’hui perdu, celle de 1345<br />

faite sur l’ordre du tsar Jean Alexandre, puis celle (v. 1344-1355)<br />

de la Bibliothèque du Vatican. Cette deuxième copie comporte 69<br />

miniatures avec 109 scènes au total, exécutées pour la plupart<br />

selon des modèles byzantins, à l’exception de 19 scènes destinées<br />

à illustrer les parties concernant l’histoire bulgare.<br />

Une Chronique dite «bulgare», écrite par un anonyme, retrace<br />

les événements du début du XIVe au début du XVe siècle 308 .<br />

Se rapprochant par sa forme des chroniques brèves byzantines, la<br />

seule copie de cet écrit, dont l’origine demeure inconnue, est<br />

conservée dans un recueil manuscrit copié en Moldavie entre 1554<br />

et 1561 309 .<br />

306 Edition : I. bogdan, Cronica lui Constantin Manases. Traducere mediobulgaraµ<br />

faµcutaµ pe la 1350, Bucarest 1922 ; turdEanu, La littérature bulgare, p.<br />

17-18, 160-161.<br />

307 L. havlikova, “Les suppléments annalistes accompagnant la traduction<br />

moyen-bulgare de la Chronique de Constantin Manassès et leur importance pour<br />

la formation et la stabilisation de la conscience de nationalité et d’Etat aux XIIIe-<br />

XIVe siècles”, in Rapports, co­rapports, communications tchécoslovaques pour<br />

le Ve Congrès de l’AIESEE, Prague 1984, p. 145-161 (bibliographie).<br />

308 I. bogdan (étude et édition), «Ein Beitrag zur bulgarischen und serbischen<br />

Geschichtschreibung», Archiv für slavische Philologie 13 (1891), p. 481-543 ;<br />

traduction bulgare : I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i<br />

istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia, 1944, p. 265-275.<br />

309 L’attribution “bulgare” de cette chronique est contestée (Kaluàniacki,<br />

Werke, cit., p. CIX n. 1 ; Id., Aus der panegyrischen Litteratur, cit., p. 18 n. 1),<br />

y compris plus récemment par D. Nastase, qui fait la démonstration de l’origine<br />

byzantine de ce texte historique, cf. D. nastasE, «Une chronique byzantine<br />

perdue et sa version slavo-roumaine (La Chronique de Tismana, 1411-1413),<br />

Cyrillomethodianum 4 (1977), p. 100-171. Les historiens bulgares attribuent<br />

néanmoins cet ouvrage à un auteur anonyme bulgare (I. Dujéev, “La conquête<br />

296<br />

L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />

* * *<br />

La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare<br />

est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient<br />

de précieuses sources d’informations sur la civilisation<br />

bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre<br />

restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.<br />

L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles byzantins<br />

: forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres<br />

principaux. La quasi-totalité des Vies des saints appartenant à la<br />

littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente<br />

un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques<br />

métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature<br />

vieux-bulgare est le patriarche Euthyme avec son école littéraire<br />

qui domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième<br />

moitié du XIVe siècle 310 .<br />

Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent des<br />

schémas byzantins uniquement dans le cas des Vies dites “populaires”,<br />

œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus ou moins<br />

étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.<br />

L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente<br />

de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du<br />

XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins<br />

et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant<br />

cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave.<br />

Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître<br />

l’origine linguistique de ces écrits. C’est ainsi que certaines<br />

Vies des saints slaves ont été rédigées en grec (Vie de st. Clément<br />

d’Ohrid par Théophylacte d’Ohrid), que certaines sont connues<br />

dans les deux versions (Vie brève du même saint par Démétrios<br />

Chomatianos, Vie de st. Romyle), alors qu’on connaît des Vies<br />

dont l’original grec s’est perdu, ce qui fait qu’elles nous sont<br />

turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in<br />

Medioevo bizantino­slavo, cit., vol. III, p. 360-363).<br />

310 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et<br />

divergence”, cit., p. 534-556.<br />

297


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

parvenues uniquement dans leur traduction ou dans leur version<br />

slave (Vie de Constantin-Cyrille), et enfin celles cumulant les deux<br />

caractéristiques (Vie de st. Jean de Ryla par Georges Skylitzès).<br />

Cette imbrication des hagiographies slaves et grecques (les auteurs<br />

grecs ont utilisé les prototypes slaves lors de la composition de<br />

ces Vies), est un phénomène dont la portée socio-culturelle n’a<br />

sans doute pas encore été évaluée à sa juste mesure. Un phénomène<br />

transcendant les frontières linguistiques, culturelles et institutionnelles<br />

dans un domaine où l’exclusivisme idéologico-religieux<br />

byzantin allait souvent au détriment de l’universalisme<br />

romano-chrétien. Il suffit, en effet, de rappeler que la hiérarchie<br />

byzantine s’était montrée bien peu empressée d’inclure les saints<br />

slaves dans le calendrier de l’Eglise œcuménique 311 .<br />

Il est impossible d’exposer en quelques pages toute la richesse<br />

de la littérature vieux-bulgare et la complexité de son interdépendance<br />

avec la littérature byzantine. C’est dans la volonté<br />

d’attirer l’attention sur l’intérêt d’entreprendre une étude d’envergure<br />

dans ce domaine, aussi bien pour les études slaves que pour<br />

les études byzantines, que nous avons esquissé ce bref tour d’horizon<br />

d’un patrimoine littéraire encore trop peu connu dans les<br />

langues modernes de grande communication internationale.<br />

311 Le commentaire d’un auteur, ecclésiastique grec du XVIIe siècle, sur le<br />

manque de vénération pour une sainte slave dans le Patriarcat de Constantinople<br />

(fait à propos de la translation de ses reliques en Moldavie), est assez significatif<br />

à cet égard, cf. P. odorico, AΝAMΝΗΣΕΙΣ ΚAΙ ΣΥMΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝA­<br />

∆ΙΝΟΥ, cit., p. 164, 388.<br />

298<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

lA lIttérAture AutocHtone<br />

(HAgIogrApHIque et HIstorIogrApHIque)<br />

des pAys yougoslAVes Au Moyen Age<br />

L’analyse des textes narratifs appartenant au genre désigné<br />

comme “hagio-biographie dynastique” révèle leur teneur en idées<br />

politiques. Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des<br />

moines, souvent par des personnages plus ou moins proches de la<br />

cour royale, cette philosophie politique 312 , tout en ayant un caractère<br />

essentiellement théorique, eut une incidence importante sur<br />

la vie politique, la culture et même la spiritualité en Serbie. Sans<br />

acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes<br />

hagio-biographiques ont fortement marqué les consciences des<br />

élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques<br />

et historiques. Rapportant les vies des souverains sous une forme<br />

plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des<br />

événements majeurs du royaume, ces textes représentent des<br />

portraits historiques plus ou moins sublimés des souverains et des<br />

prélats placés à la tête de l’Etat et de l’Eglise de Serbie. Partant<br />

des concepts relatifs au pouvoir royal, à la souveraineté de l’Etat,<br />

à la “symphonie” des deux pouvoirs, à la vocation de la patrie<br />

serbe dans l’économie de l’histoire sacrée, à l’incidence de la<br />

sainteté et de la Grâce divine dans le charisme dynastique, à la<br />

nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie foi avec son<br />

système de valeurs dans le maintien de l’ordre social — ces textes<br />

reflètent aussi bien les structures mentales que l’organisation de<br />

la société dont ils sont issus.<br />

312 D. Bogdanoviç, “Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije. Moguçnosti<br />

jednog istraùivanja” (La philosophie politique de la Serbie médiévale. Lignes<br />

directrices d’une recherche), Filosofske studije, 16 (1988), p. 7-28.<br />

299


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

La littérature autochtone serbe débute au XIIe et surtout au<br />

début du XIIIe siècle, lorsqu’apparaît la première Vie de type<br />

développé : la Vie de saint Siméon Nemanja par Stefan le Premier<br />

couronné. Ce type de littérature consacrée aux Vies se caractérise<br />

par des hagio-biographies qui portent sur presque tous les souverains,<br />

depuis Stefan Nemanja jusqu’à Stefan Lazareviç. La sacralisation<br />

littéraire et cultuelle des souverains qui s’ouvrit avec saint<br />

Jean Vladimir († 1016) et Siméon Nemanja († 1199) jusqu’à<br />

Stefan Deéanski († 1331) et au prince Lazar († 1389), et en particulier<br />

la dynastie “de la sainte extraction” des Nemanjiç et des<br />

Brankoviç de Srem, est une institution dynastique et ecclésiale<br />

qui ne se trouve que dans la partie occidentale de la Chrétienté<br />

(France, Hongrie, Angleterre). La continuité presque ininterrompue<br />

de ce mémorial ecclésial et dynastique accompagne le cheminement<br />

de la royauté serbe et reste liée étroitement au développement<br />

de l’idée politico-ecclésiale de la souveraineté de l’Etat<br />

et de l’autocéphalie de l’Eglise. L’historiographie des Annales<br />

brèves apparaît assez tard (à la fin du XIVe siècle) et tire son<br />

origine des généalogies de souverains sous l’influence sensible<br />

des hagio-biographies dynastiques.<br />

Annales du prêtre de Dioclée<br />

Créé dans la principauté de Dioclée qui devint le premier<br />

royaume (1089) serbe du Moyen Age, cet ouvrage d’un anonyme<br />

dit le “prêtre de Dioclée” fait partie d’une tradition littéraire autre<br />

que celle des hagio-biographies royales de l’époque némanide.<br />

L’auteur de cette chronique retrace dans sa première partie l’histoire<br />

d’un royaume mythique des Slaves méridionaux depuis leur<br />

installation dans l’Illyricum byzantin. La deuxième partie est<br />

composée d’une Chronique du royaume de Dioclée (XIe — XIIe<br />

siècle) avec une valeur historique nettement plus importante, mais<br />

encore très insuffisamment étudiée. Cette partie contient la Vie du<br />

prince Jean Vladimir. La dernière partie (chapitre XXVII) est une<br />

adjonction du XIVe siècle contenant le récit de la mort du roi<br />

croate Zvonimir.<br />

300<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

Bien que la Vie du Saint prince martyr Jean Vladimir puisse<br />

être considérée comme un texte précurseur de ce genre littéraire<br />

balkano-slave, il convient de remarquer que cette œuvre, créée au<br />

XI e siècle dans la principauté de Dioclée 313 , ne fait pas partie de<br />

la même tradition littéraire que les biographies hagiographiques,<br />

qui font leur première apparition au début du XIII e siècle, avec<br />

lesquelles aucun lien direct n’a pu être établi. La Vita du prince<br />

Jean Vladimir (997-1016) ne nous est pas parvenue dans sa forme<br />

originelle ni même dans la langue où elle fut sans doute écrite<br />

initialement 314 . Cette toute première hagiographie royale balkanoslave<br />

aurait été composée dans les années vingt du XI e siècle par<br />

un auteur anonyme habitant la principauté de Dioclée. L’œuvre<br />

décrivant la vie du prince Jean Vladimir et sa mise à mort, en 1016<br />

à Prespa, par le souverain bulgare Vladislav est incluse après 1167,<br />

en abrégé, dans l’importante œuvre historiographique d’un autre<br />

Diocléen anonyme de Bar 315 , connue sous les noms de Barski<br />

313 Cet écrit représentera le point de départ dans la formation de la rédaction<br />

serbe du vieux-slave, Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjevekovnih književnih<br />

pojmova (Lexique des notions littéraires serbes au Moyen Age), Belgrade, 1990 2 ,<br />

p. 60-61 ; Id., Stara srpska književnost (Ancienne littérature serbe), p. 11 ;<br />

D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske knjiùevnosti (L’histoire de la littérature<br />

serbe ancienne), Belgrade, 1980, p. 133-135.<br />

314 “…ex sclavorumnica littera verterem in latinam…” (anonyme appelé prêtre<br />

de Dioclée “Presbyteri Diocleatis Regnum Sclavorum”) : F. £ièiç, Letopis<br />

Popa Dukljanina (Annales du Prêtre de Dioclée), (étude et édition critique du<br />

texte), Belgrade-Zagreb, 1928, p. 292 ; S. Mijuèkoviç, Ljetopis Popa Dukljanina<br />

(introduction, commentaires et traduction serbe), Belgrade, 1988, p. 107.<br />

On pourra lire des extraits de la Vita de Jean Vladimir dans T. butlEr, chap.<br />

intitulé : “The Story of Vladimir and Kosara from the Chronicle of the Priest of<br />

Duklja”, Monumenta serbocroatica. A bilingual Anthology of Serbian and<br />

Croatian texts from the 12 th to the 19 th century, Michigan Slavic Publications<br />

1980, p. 129-140.<br />

315 Cette œuvre rédigée (entre les années vingt du XIe et la fin du XIIe siècle)<br />

se compose d’une généalogie des souverains “Libellum Gothorum quod latine<br />

Sclavorum dicitur regnum” (jusqu’au Xe s.), de la Vita abrégée du prince Jean<br />

Vladimir (997-1016) et de la Chronique de Dioclée (XIe-XIIe siècles), cf. Bogdanoviç,<br />

Istorija, cit., p. 134, n. 30 ; N. Banaèeviç, Letopis popa Dukljanina i<br />

narodna predanja (Les Annales du Prêtre de Dioclée et la tradition populaire),<br />

301


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

rodoslov (Généalogie de Bar), Letopis popa Dukljanina (Annales<br />

du prêtre de Dioclée) et de Il regno degli Slavi 316 , dans ses rédactions<br />

latines 317 ou italiennes 318 . La biographie 319 de saint Jean<br />

Vladimir est en fait un récit de martyre à consonance chevaleresque<br />

; avec son côté romantique, elle fait penser à une inspiration<br />

d’origine occidentale 320 . Une ascendance plus ancienne slavoserbe<br />

de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée est d’autant plus intéressante<br />

qu’elle est probablement un des très rares témoignages sur<br />

ces chroniques 321 épiques archaïques (Liber gestorum) en vers 322<br />

Belgrade, 1971, p. 13sqq. ; M. mEdini, “Kako je postao ljetopis popa Dukljanina”<br />

(La genèse des Annales du Prêtre de Dioclée), Rad JAZU, 273 (1942) p.<br />

113-156.<br />

316 M. orbini, Il Regno degli Slavi, hoggi corrottamente detti Schiavoni, Pesaro,<br />

1601, p. 204-241 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Tvorci i dela (“ Politiéke teùnje u srpskoj<br />

srednjevekovnoj istoriografiji ”) (Auteurs et œuvres [“ Les aspirations politiques<br />

dans l’historiographie médiévale serbe ”]), Titograd, 1962, p. 318-319, 323 ;<br />

Trifunoviç, Stara srpska književnost, cit., p. 12.<br />

317 Praesbiteri Diocleatis Regnum Slavorum, dans le cod. Vaticanus latinus 6958.<br />

318 La traduction italienne publiée par M. orbini, Il Regno degli Slavi, fut<br />

mise à l’“index librorum prohibitorum” dès 1604, cf. £ièiç, Letopis Popa Dukljanina,<br />

cit., p. 28.<br />

319 C’est une des parties les plus fiables, du point de vue historique, de l’ouvrage<br />

du Prêtre de Dioclée : ISN, t. I (Histoire du peuple serbe), (S. Çirkoviç),<br />

Belgrade, 1981, p. 166-167 n. 20.<br />

320 Sur la mention de Vladimir dans la chanson de Roland, voir H. grégoirE<br />

– R. de kEysEn, “La chanson de Roland et Byzance”, Byzantion, 14 (1939), p.<br />

297 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Istoéna i zapadna komponenta starih juànoslovenskih<br />

knjiàevnosti” (Les composantes orientales et occidentales des anciennes littératures<br />

sud-slaves), Glas SANU, 256 (1963), p. 7-8.<br />

321 “…ce que j’ai lu et entendu dire de la part de nos pères et des anciens…” :<br />

£ièiç, Letopis Popa Dukljanina, cit., p. 126 ; V. Jagiç, Historija književnosti<br />

naroda hrvatskoga i srpskoga (Histoire de la littérature du peuple croate et<br />

serbe), Zagreb, 1867, p. 113-117 ; N. Radojéiç, “Oblik prvih modernih srpskih<br />

istorija” (La forme des premières histoires modernes des Serbes), Zbornik MS,<br />

2 (1952), p. 2, 3, 47 ; ISN, t. II (M. Pantiç), p. 507.<br />

322 Dj. Sp. Radojiéiç, “Un poème épique yougoslave du XI e siècle — les<br />

«gesta» ou exploits de Vladimir, prince de Dioclée”, Byzantion 35 (1965), p. 528-<br />

555 (=Mélanges Henri Grégoire).<br />

302<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

qui se maintinrent encore longtemps 323 chez les peuples barbares<br />

christianisés et qui ont dû représenter une source d’informations<br />

sur l’histoire primitive des Serbes et des Croates pour l’œuvre de<br />

Constantin Porphyrogénète 324 .<br />

Hagio-biographies de Siméon-Nemanja et de Sava I er<br />

Les hagiographies princières et royales serbes, qui n’ont pas<br />

leur véritable équivalent dans le monde chrétien de l’époque 325 ,<br />

ont eu initialement une fonction liturgique. C’est néanmoins dans<br />

le cadre poétique de la littérature byzantine qu’il faut situer l’apparition<br />

d’une sorte particulière d’historicisme biblico-chrétien<br />

propre à la littérature dynastique médiévale serbe 326 . Avec les autres<br />

genres, liturgique et hymnographique, elle est fonction de la canonisation<br />

des souverains de la sainte lignée Némanide, à commencer<br />

par le fondateur de la dynastie, Stefan Nemanja, devenu<br />

le moine Siméon, et nommé dans le calendrier de l’Eglise Orthodoxe<br />

serbe, Siméon le Nouveau Myroblyte.<br />

Les premières de ces hagio-biographies sont créées (du début<br />

à la fin du XIIIe siècle) en fonction du culte des deux fondateurs<br />

de la dynastie némanide et de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />

323 Sur les origines de la poésie orale serbe, cf. ISN, t. II (M. Pantiç), p. 506-518.<br />

324 Lj. Maksimoviç, “Struktura 32 glave spisa De administrando imperio” (La<br />

structure du chapitre 32 du De administrando imperio), ZRVI (Recueil de travaux<br />

de l’Institut byzantin de Belgrade), 21 (1982), p. 26-27 ; Dj. Sp. Radojiéiç,<br />

“Legenda o Vladimiru i Kosari - njeni vidovi od XI do XIX veka” (La légende de<br />

Vladimir et de Kosara et ses formes du XIe au XIXe siècle), Bagdala, 96-97 (1967).<br />

325 “Les autres littératures slaves n’ont rien produit de semblable”, cf. P. Popoviç,<br />

“Sv. Sava”, Godišnjica NÅ, 47 (1938), p. 285. Sur les Vitæ des princes<br />

russes, voir N. sErEbrjanskij, Drevnerusskija knjažeskija žitija. Obzor redakcii<br />

i tekstu, Moscou, 1915 ; Dj. Trifunoviç, “Znaéajnije pojave i pisci u srpskoj<br />

srednjovekovnoj knjiàevnosti” (Créations et auteurs importants de la littérature<br />

médiévale serbe), Književnost i jezik, 17/1 (1970), p. 5-17 (avec bibliographie<br />

des éditions des hagiographies serbes).<br />

326 Cf. S. hafnEr, Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien,<br />

Graz-Vienne-Cologne, 1976, p. 16-18 ; F. kämpfEr, “Prilog interpretaciji Peçkog<br />

letopisa” (Contribution à l’interprétation des Annales de Peç), Prilozi KJIF 35,<br />

1-2 (1970), p. 67sq. ; ISN, t. I (D. Bogdanoviç), p. 330.<br />

303


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

La Vie de Saint Siméon Nemanja par l’archevêque Sava Ier<br />

(Saint Sava), fut incluse dans le Typikon de Studenica. C’est donc<br />

une biographie du fondateur de ce monastère (1186) écrite (entre<br />

1200 et 1209) 327 par son fils, Sava, le premier archevêque de l’Eglise<br />

autocéphale de Serbie. Cette première Vie du fondateur de la<br />

dynastie némanide offre des informations importantes sur la carrière<br />

politique du grand joupan de Serbie (1166-1196), mais sa majeure<br />

partie est consacrée à sa vie de moine (1196-1199), à la fondation<br />

de Studenica (1186), de Chilandar au Mont-Athos (1198),<br />

puis au récit de sa mort en odeur de sainteté en 1199 328 . Sava est à<br />

l’origine de plusieurs traductions de textes byzantins indispensables<br />

pour l’organisation de l’Eglise et pour son activité pastorale 329 .<br />

Le développement du culte de ce saint à la suite du transfert de<br />

son corps depuis le Mont-Athos en 1207, devait, selon les règles<br />

du genre, jouer un rôle important dans l’affirmation de l’orthodoxie<br />

serbe. Le fait que ce culte avait, semble-t-il, reçu une certaine<br />

caution de la communauté athonite conférait une sorte de légitimité<br />

de nature œcuménique à l’introduction de ce culte en Serbie,<br />

327 svEti sava, “Spisi sv. Save” (Ecrits de St. Sava), édition des textes avec<br />

introduction de V. Çoroviç, Zbornik IJKSN 17 (1928), I-LXIII + 254 p. ; svEti<br />

sava, Sabrani spisi (Ecrits réunis), trad. serbe revue, annotation et introd.,<br />

D. Bogdanoviç, Belgrade, 1986.<br />

328 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in<br />

Id., Medievo bizantino­slavo, vol. III, Rome, 1971, p. 232-234, 240-241.<br />

329 svEti sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,<br />

Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.<br />

française). Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon,<br />

traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski<br />

Nomokanon i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies<br />

nouvellement découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. Le Synodicon de<br />

l’Eglise de Constantinople, fut traduit, soit au début du XIIIe siècle, soit, plus<br />

probablement pour le Concile serbe de 1221, cf. V. Moèin, “Serbskaja redakcija<br />

Sinodika v nedeli pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodique du Dimancehe<br />

de l’orthodoxie), Vizantijskij vremennik, 16 (1959), p. 369, 392-393 ;<br />

A. solovjEv, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu”<br />

(Témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),<br />

Godišnjak IDBH, V (1953), p. 55-56.<br />

304<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

alors que l’instauration et la reconnaissance liturgique de ce culte<br />

attribuaient une caution eschatologique à la création d’une Eglise locale<br />

qui sera bientôt dotée d’une pleine autonomie hiérarchique.<br />

Une dizaine d’annése après, le successeur de Stefan Nemanja<br />

sur le trône de Serbie, son fils puîné Stefan, écrit (vers 1216)<br />

une deuxième Vie du fondateur de la dynastie némanide 330 . Nettement<br />

plus étendu que la Vie précédente 331 , cet ouvrage inaugure<br />

le genre des Vies développées dans l’hagio-biographie médiévale<br />

en Serbie. Conforme aux règles de l’hagiographie byzantine,<br />

cette Vie fait cependant une plus large part à l’œuvre politique de<br />

Nemanja. C’est par une série de miracles accomplis post mortem,<br />

que l’auteur achève son ouvrage selon les règles de l’art, la translation<br />

des reliques de son père du Mont-Athos en Serbie ayant eu<br />

lieu une dizaine d’années auparavant.<br />

En écrivant son hagio-biographie de Saint Siméon, sans<br />

doute pour les besoins de son culte 332 , Stefan a créé la première<br />

vita conforme au type des ménées (et synaxaires) 333 , et susceptible,<br />

par conséquent, d’être incluse dans n’importe quel recueil de vies<br />

330 stEfan Prvovenéani, “§itije Simeona Nemanje od Stefana Prvovenéanog”<br />

(Vita de Siméon Nemanja par Stefan Prvovenéani), édition et introduction par<br />

V. Çoroviç, in Svetosavski Zbornik, t. II, Belgrade, 1938, p. 3-76 + 2 fcs. ; stEfan<br />

Prvovenéani, Sabrani spisi (Textes réunis), trad. serbe (L. Mirkoviç), annotation<br />

et introduction (Ljiljana Juhas Georgievska), p. 9-50, Belgrade, 1988 ; St. Stanojeviç,<br />

“O sklopu Nemanjine biografije od Stevana Prvovenéanog” (Sur la<br />

structure de la biographie de Nemanja par Stefan Prvovenéani), Glas SND, 49<br />

(1895), p. 1-18.<br />

331 “Ces récits sont très séduisants dans leur sincérité simple et fraîche. Ils<br />

montrent combien les conceptions chrétiennes avaient pénétré profondément<br />

dans les esprits des Serbes du XIIIe siècle”, cf. F. dvornik, Les Slaves. Histoire et<br />

civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 500.<br />

332 L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des personnes<br />

chez les Serbes et les Macédoniens), Smederevo, 1965, p. 296-301 ; Ljiljana<br />

juhas-gEorgijEvski, in stEfan Prvovenéani, Sabrani Spisi, cit., p. 13sq.<br />

333 Pour les termes, ménées, mhnaion (mhsecyniky) et synaxaire, sunaξirion<br />

(prology), voir Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 151-155, 317-321, avec bibliographie.<br />

305


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de saints ou de textes patristiques byzantins 334 , comme c’est le cas<br />

du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris (Parisinus<br />

slav. 10) 335 , renfermant le seul texte intégral de l’écrit de Stefan<br />

le Premier Couronné 336 .<br />

Au milieu du XIIIe siècle, le moine athonite Domentijan écrit<br />

la première Vie de l’archevêque Sava (achevée en 1243 ou, plus<br />

vraisemblablement, en 1254) 337 qu’il considère comme son maître<br />

334 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIII e siècle et ses<br />

rapports avec la littérature byzantine”, in L’art byzantin du XIII e siècle (Symposium<br />

de Sopoçani 1965), Belgrade, 1967, p. 109sqq. Concernant les recueils<br />

patristiques contenant les hagiographies de Siméon-Nemanja, voir Ljiljana juhas,<br />

“Zbornici sa §ivotom Stefana Nemanje od Stefana Prvovenéanog” (Les recueils<br />

contenant la Vie de Siméon Nemanja par Stefan le Premier couronné), Cyrillomethodianum,<br />

5 (1981), p. 187-196.<br />

335 T. Jovanoviç, “Inventar srpskih çirilskih rukopisa Narodne biblioteke u<br />

Parizu” (Inventaire des manuscrits cyrilliques serbes de la Bibliothèque Nationale<br />

de Paris), Arheografski prilozi, 3 (1981), p. 304-305.<br />

336 La Vie de Saint Siméon-Nemanja est conservée en une seule copie<br />

intégrale. Ce ms fait partie d’un recueil de la Bibliothèque Nationale de<br />

Paris (Cod. Slave 10), daté de la deuxième décade du XIVe siècle. Avec<br />

la Vie de Saint Siméon-Nemanja, ce recueil contient une version du<br />

Paterikon, la vie synaxaire de Siméon-Nemanja (version originelle),<br />

ainsi que l’écrit sur les douze vendredis.<br />

Une version incomplète fait partie du Recueil de Gorica (Goriéki zbornik),<br />

rédigé par Nikon le Hiérosolomytain en 1441/2 (Archives de l’Académie Serbe<br />

des Sciences et des Arts, code : 446). Cette version comprend seulement treize<br />

premiers chapitres, incluant un certain nombre de modifications et d’interpolations.<br />

Elle c’est avérée utile pour la critique du ms du XIVe siècle dont notamment la<br />

compréhension de certains passages difficiles du seul ms en texte intégral.<br />

Publié par Vatroslav Jagiç, un feuillet datant du XVe ou du XVIe siècle<br />

(actuellement perdu), contient un extrait de l’œuvre de Stefan le Premier Couronné.<br />

Il s’agit d’une partie de la liste des conquêtes de Siméon-Nemanja.<br />

En dehors de plusieurs éditions du texte, la Vie de Siméon-Nemanja par Stefan<br />

le Premier Couronné a été publiée en traduction serbe moderne, allemande et<br />

française, avec ou sans commentaires et études.<br />

337 domEntijan, Život sv. Simeuna i sv. Save (Vie de St. Sava et de St. Siméon),<br />

éd. Dj. Daniéiç, Belgrade, 1865 ; domEntijan, Životi Svetoga Save i Svetoga<br />

Simeona (Vies de Saint Sava et de Saint Siméon), traduction par L. Mirkoviç,<br />

introduction et annotation par V. Çoroviç, Belgrade, 1938 ; M. P. pEtrovskij,<br />

“Ilarion mitropolit kievskii i Domentian ieromonah hilandarskii”, Izvestija<br />

306<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

spirituel. Contemporain des faits de la vie de son héros, il décrit,<br />

selon les règles du genre, sa jeunesse, sa vocation monacale, sa<br />

vie au Mont-Athos, et surtout son œuvre d’évangélisation en<br />

Serbie, ses voyages en Terre Sainte et son trépas en odeur de<br />

sainteté.<br />

A la demande du petit-fils de Nemanja, le roi Uroè le Grand<br />

(1243-1276), Domentijan écrit une dizaine d’années plus tard (en<br />

1264) une troisième Vie du fondateur de la dynastie 338 . Tirée pour<br />

sa plus grande partie de sa Vie de Saint Sava, celle de Nemanja<br />

offre néanmoins quelques éléments supplémentaires issus de la<br />

tradition de l’instauration de son culte au Mont-Athos. Les deux<br />

hagio-biographies inaugurent le parallélisme des cultes royaux et<br />

ecclésiastiques en Serbie némanide 339 .<br />

ORJAS, 13/4 (1908), p. 81-133 ; Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade, 1963 ;<br />

A. schmaus, “Die literarhistorische Problematik von Domentijans Sava-Vita”,<br />

in Slawistische Studien zum 5. internationalen Slawistenkongress in Sofija 1963,<br />

Götingen, 1963, p. 121-142.<br />

338 Les deux plus anciens manuscrits de cette œuvre de Domentijan sont du<br />

XIVe siècle : manuscrit du dijak (di&aky = oi diako∫) Miha (années soixante du<br />

XIVe s.) et celui du moine Marko, vers 1470/75 ; ils ne comportent que l’hagiographie<br />

de Saint Siméon, cf. Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùenje Domentijanom u XIV<br />

veku” (L’utilisation des textes de Domentijan au XIVe siècle), Južnoslovenski<br />

Filolog, 21 (1955-1956), p. 151-155, bibliographie : p. 411-413 ; sur les manuscrits<br />

des deux hagiographies (de Sava et de Siméon) par Domentijan, voir<br />

Radmila Marinkoviç, in domEntijan, Život Svetoga Save i Život Svetoga Simeona<br />

(La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon), Belgrade, 1988, p.<br />

409-410.<br />

339 Les Vies de Saint Sava et de Saint Siméon-Nemanja sont conservées dans<br />

les manuscrits suivants :<br />

La Vie de Saint Siméon-Nemanja<br />

1) Le ms d’Odessa (Bibliothèque universitaire d’Odessa «Maxime Gorki»,<br />

code : 1/97 [536]), copie faite par le diak (= scribe ou secrétaire) Miha dans les<br />

années soixante du XIVe siècle, comprend la Vie de Saint Siméon seule.<br />

2) Conservé dans la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : R F 17), le<br />

ms dit de «Taha Marko» est une copie exécutée en 1370-1375 par le moine (taha<br />

= moine) Marko.<br />

3) Le ms dit de Jacimirski (Bibliothèque de l’Académie Roumaine des Sciences,<br />

code : 134), appartenant à l’origine au monastère de Neamts, daté de la fin XIVedebut<br />

XVe siècle.<br />

307


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

L’œuvre littéraire de Domentijan appartient exclusivement<br />

au genre hagiographique. On ne connaît pas de compositions<br />

hymnographiques qui puissent lui être attribuées, mais ses écrits,<br />

surtout celui sur Saint Sava, sont composés, en partie, dans un<br />

style qui se rapproche des formes hymnographiques 340 . L’hagiographie<br />

de Saint Siméon par Domentijan a été, du moins au XIV e<br />

siècle, utilisée à une fin liturgique, c’est-à-dire lue au cours de<br />

l’office de la fête du saint 341 . La poétique de Domentijan est plus<br />

élaborée que celle de ses prédécesseurs, Sava et Stefan le Premier<br />

Couronné ; elle est plus complexe dans l’application des formes<br />

rhétoriques ainsi que dans la composition même de l’œuvre, plus<br />

nuancée dans la caractérisation spirituelle des personnages de<br />

premier plan 342 . Les paraphrases et les réminiscences bibliques<br />

La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja<br />

4) le ms de Peç (désigné aussi comme ms de Petrograd ou de Leningrad),<br />

bibliothèque «Saltikov-£éedrin» (Petrograd), code Gilyf. et daté du XVe-XVIe<br />

siècle ; sa première description est due à Vatroslav Jagiç, «Opisi i izvodi iz<br />

nekoliko juànoslavenskih rukopisa», Starine V (1873), p. 8-21.<br />

5) Le ms de Vienne (Bibliothèque Nationale, Cod Slav. 57) daté du XVIe<br />

siècle, contient la Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Il fut<br />

l’objet de l’édition de Djura Daniéiç (Zagreb 1865). Une description récente de<br />

ce ms est publiée par G. Birkfellner, Glagolitische und kyrillische handschriften<br />

in Österreich, Vienne 1957, p. 244-246.<br />

6) Le ms dit de Schaffarik, faisant partie du legs de P. J. Schaffarik (Musée<br />

National de Prague, code : IX F 7 [£ 25]), daté également du XVIe siècle, conservé<br />

dans un état sensiblement corrompu, contient également la Vie de Saint Sava et<br />

la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Les premières descriptions sont dues à Schaffarik<br />

(1831, 1833 et 1865); une description relativement récente est faite par J. Vaèica<br />

et J. Vajs, Soupis staroslovanskych rukopisu Narodniho Musea v Praze, Prague<br />

1957, p. 210-211.<br />

Daniéiç a publié l’œuvre de Domentijan (ses deux “vie” en 1865) et Lazar<br />

Mirkoviç l’a traduit serbe moderne en 1938, avec les rééditions (Belgrade, Novi-<br />

Sad, 1970 et Belgrade, 1988). L’œuvre de Domentijan n’a pas encore d’édition<br />

critique.<br />

340 Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade 1963, p. 9-10 ; Kaèanin, Srpska<br />

kqiùevnost, p. 152-177.<br />

341 Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùeqe Domentijanom u XIV veku”, JF XXI (1955-<br />

1956), p. 151-155.<br />

342 ISN I (D. Bogdanoviç), p. 337-338.<br />

308<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

longues et fréquentes ainsi qu’une syntaxe complexe et l’accumulation<br />

de synonymes, sont des caractéristiques du style dit “broderie<br />

de mots” ou “guirlandes de mots” (pleteni&a slwvesy),<br />

propre à la littérature panégyrique byzantine et à la littérature<br />

russe des XIV e et XV e siècles 343 . La lourdeur du style, recherché<br />

et savant, avec de fréquentes et longues digressions, méditatives<br />

et mystiques, explique peut-être pourquoi la seconde grande hagiographie<br />

de Saint Sava, qui sera écrite vers la fin du siècle par<br />

Teodosije (encore un Serbe athonite, peut-être disciple ou, en tout<br />

cas, épigone de Domentijan) 344 , connut une bien plus large diffusion<br />

345 et une plus grande popularité.<br />

L’œuvre de Domentijan est avant tout celle d’un moine Athonite<br />

de son époque, imprégnée de la théorie et de la praxis spirituelle<br />

et anachorétique. L’expérience vécue, aussi bien de l’individu<br />

que de la collectivité, est celle de la mise en pratique des<br />

enseignements des Pères et des écrits évangéliques et bibliques.<br />

La perpétuation de la mission évangélique dans le Monde s’effectue<br />

par la manifestation de la lumière incréée, témoignage de la<br />

présence de Dieu dans l’Histoire, ainsi que ce fut le cas à l’occasion<br />

de sa manifestation par le Christ lors de sa Transfiguration et<br />

343 Le style “pletenie sloves” (ple$kein lo$gon) = sypleteni&emy vhtinskyfimi<br />

slovesyf (cf. Danilo II, éd. Dj. Daniéiç, Arhiepiskop Danilo i drugi,<br />

%ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo, Belgrade-<br />

Zagreb 1866, p. 163). Sur ce style, “broderie de mots”, issu des normes stylistiques<br />

introduites dans l’hagiographie byzantine et orthodoxe par Siméon Métaphraste,<br />

voir D. Petroviç, Kqiàevni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, Priètina 1991,<br />

p. 238-253 ; M. I. Muliç, “Serbskie agiografi XIII-XIV vv. i osobennosti<br />

ih stilä”, TrudÙ ODRL XXIII (1968), p. 127-142 ; D. S. Lihaéev, IzabrannÙe<br />

rabotÙ v treh tomah 1, Leningrad 1987, p. 111-121. Dj. Trifunoviç, Azbuénik,<br />

p. 252-255. M. Muliç, Srpski izvori ”pletenija sloves“, Sarajevo 1975 ; D. S.<br />

Lihaéev, Razvitie ruskoÖ literaturÙ X­XVII vekov, Leningrad 1973, p. 83-<br />

90 ; Id., Poétique historique de la littérature russe, p. 269.<br />

344 M. Diniç, “Domentijan i Teodosije”, Prilozi KJIF XXV (1959), p. 5-12.<br />

345 Sept manuscrits des deux œuvres de Domentijan, contre une trentaine rien<br />

que pour La vie de Saint Sava par Teodosije. Sur les éditions des hagio-biographies<br />

serbes, voir P. Popoviç, “Stare srpske biografije i qihova izdaqa”,<br />

Prilozi KJIF V (1925), p. 226-233.<br />

309


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

de sa Résurrection. La sainteté est une expérience indissociable<br />

de cette émanation divine, un vecteur de son implication dans le<br />

temporel et dans l’Histoire. C’est pourquoi la sainteté des membres<br />

les plus représentatifs d’une communauté, le prince et le moine,<br />

un souverain et un archevêque, permettent de transcender le cadre<br />

temporel pour accéder à la condition sacerdotale et intemporelle<br />

de l’Histoire. Les abondantes citations bibliques, surtout vétérotestamentaires<br />

et extraits de psaumes, les nombreuses métaphores<br />

sur la lumière de l’Orient (étymologiquement et symboliquement<br />

provenant “de source originelle”), les parallèles avec l’Histoire<br />

sacrée, ainsi que des emprunts à Hilarion de Kiev et à son “Discours<br />

sur la Loi et la Grâce”, sont autant les manifestations d’une<br />

érudition exemplaire, que d’une manière particulièrement recherchée<br />

d’étayer son propos. Avec son style difficile, alourdi par de<br />

longues digressions scripturaires et théologiques, avec son abstraction<br />

des traits individuels et autres caractéristiques psychologiques,<br />

au profit des notions généralisatrices et impersonnelles,<br />

Domentijan est d’une lecture difficile et quelque peu hermétique.<br />

C’est pourquoi il fut beaucoup trop sévèrement jugé par les philologues<br />

et historiens, du XIXe siècle notamment, qui ne trouvaient<br />

pas chez lui des réponses aux questions qu’ils lui posaient. L’œuvre<br />

de Domentijan est cependant un maillon majeur, et pas seulement<br />

pour le XIIIe siècle, dans l’élaboration de la théologie de<br />

l’Eglise, ainsi que de la philosophie politique du royaume de<br />

Serbie au Moyen Age.<br />

Le saint anachorète est le modèle de l’homme dont l’idéal est<br />

de s’élever «à l’image et à la ressemblance du Christ» (Bogoupodobljenije),<br />

de même que le Monde créé est destiné à accomplir<br />

sa vocation de Royaume de Dieu. La mise en application de cet<br />

idéal hagiographique est particulièrement élaborée chez Domentijan<br />

dans sa Vie de Saint Sava, et dans une moindre mesure dans<br />

celle de Saint Siméon. La sainteté de Sava se révèle dans le Christ<br />

de même que le Christ se reflète dans l’image de Sava. Le mo-<br />

310<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

dèle de ces deux saints représente le témoignage de la Grâce de<br />

Dieu qui s’applique au royaume et à l’Eglise de Serbie 346 .<br />

Avec près d’un demi-siècle d’écart, l’œuvre de Teodosije est<br />

à bien des égards aux antipodes de celles de son prédécesseur<br />

Domentijan. Avec son style expressif, imagé et vif, il brosse des<br />

portraits psychologiques nuancés et parfaitement personnalisés<br />

de ses protagonistes. Ces éléments réalistes et descriptifs, ainsi<br />

que le sens poussé de l’individualisation, donnent lieu à des tableaux<br />

psychologiques exceptionnels des principaux personnages.<br />

Par son style nettement plus abordable et captivant, son étendue<br />

considérable, sa narration élaborée et riche en rebondissements,<br />

ainsi que par l’émergence des éléments de style profane en alternance<br />

avec des thèmes religieux, l’ouvrage principal de Teodosije<br />

tient lieu d’un véritable roman médiéval.<br />

Ecrite un demi-siècle plus tard (fin XIIIe-début XIVe s.), la<br />

Vie de Saint Sava, par Teodosije 347 , est une Vie encore plus développée<br />

selon les règles métaphrastiques 348 . Le récit de la vie du<br />

346 Lidija K. Gavrjuèina, «Predstavlenie ob upodoblenii Bogu kak jedro<br />

ideal’noga obraza podviànika v àitijah Domentiana» (La représentation de la<br />

ressemblance avec Dieu au centre de l’image idéale de l’anachorète dans les<br />

Vitæ de Domentijan), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen<br />

profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 139-158.<br />

347 tEodosijE hilandarac, Život Svetoga Save ­ napisao Domentijan (Vie de<br />

Saint Sava par Domentijan) éd. Dj. Daniéiç (attribution erronée de l’éditeur),<br />

Belgrade, 1860 ; réimpression, Belgrade, 1973 (préfacée par Dj. Trifunoviç) ;<br />

Dj. Sp. Radojiéiç, “O starom srpskom knjiùevniku Teodosiju” (Sur l’ancien<br />

écrivain serbe Teodosije), Istoriski časopis, 4 (1954), p. 13-42 ; Cornelia müllErlandau,<br />

Studien zum Stil der Sava­Vita Teodosijes. Ein Beitrag zum Erforschung<br />

der altserbischen Hagiographie, Munich, 1972 ; étude et trad serbe moderne :<br />

tEodosijE, Žitije svetog Save (Vie de saint Sava) annotation et introd., D. Bogdanoviç,<br />

Belgrade, 1984.<br />

348 Les manuscrits conservés de la Vie de saint Sava, d’après l’Inventaire de<br />

Bogdanoviç, sont les suivants :Ms (daté de 1370-1375) dans un recueil de vie de<br />

saints, comprenant entre autre la Vie de Saint Siméon-Nemanja par Domentijan,<br />

l’Eloge de Saints Siméon et Sava par Teodosije, le Typikon de Chilandar de<br />

Sava Ier, ainsi qu’une note du scribe, le moine (taha) Marko, 367 (NBS 17)<br />

311


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

premier archevêque de Serbie comprend également la vie de son<br />

père, Stefan Nemanja. Avec ses textes hymnographiques, l’œuvre<br />

de Teodosije marque le jumelage des deux cultes fondateurs de la<br />

Serbie némanide. En dehors des éléments structurels, stylistiques<br />

et typologiques propres à l’hagiographie byzantine, une des caractéristiques<br />

importantes de cette Vie est également son “historicisme”,<br />

ce qui est en général un élément essentiel des hagiobiographies<br />

serbes médiévales, à cause duquel certains chercheurs<br />

ont contesté leur appartenance au genre hagiographique 349 .<br />

Ms faisant partie d’un ménée de fête (253 f°), comprenant une partie liturgique<br />

(daté de 1525) avec les offices de Jefrem, Sava, Siméon, Arsenije, Jevstatije,<br />

Nikodim ; et une partie hagiographique (deuxième quart du XVe siècle) avec les<br />

vies des archevêques de Serbie Jefrem, Arsenije et Sava, ainsi que celle de<br />

Siméon, 852 (NBS 18)<br />

Ms dans un recueil de vie de saints daté du XVIe siècle 234 (PB 128)<br />

Ms de 1508 (245 [SC 18/Moèin 24])<br />

Ms (XVIe s.), 247 (Pljevlja 34)<br />

Ms (premier quart du XVIe s.), 248 (NBS 32)<br />

Ms (vers 1650), 315 (Pljevlja 104)<br />

Ms Srbljak (recueil de textes liturgiques consacrés aux saints de l’Eglise de<br />

Serbie), daté du milieu du XVIe siècle, avec les vies de Sava, Milutin, Stefan<br />

Deéanski, vie synaxaire du prince Lazar, un Discours sur le prince Lazar, etc.,<br />

1520 (MSPC Grujiç 91)<br />

La seule édition de la Vie de Saint Sava par Teodosije a été publiée par Djura<br />

Daniéiç d’après un ms daté du XVe siècle. Ce ms a été détruit lors du bombardement<br />

de Belgrade par la Wehrmacht (le 6 avril 1941) qui avait occasionné la destruction<br />

totale de la Bibliothèque nationale de Belgrade. En 1896-1898 une édition critique<br />

était en préparation, par les soins de Djordje Djordjeviç et Dragutin Kostiç,<br />

d’après la copie de Teodul (datée de 1336), ainsi que de celle de Marko (années<br />

soixante du XIVe siècle. La mort de Djordjeviç (1898) a interrompu ce travail,<br />

alors que le ms de Teodul, ainsi que la transcription du ms faite par Kostiç ont<br />

depuis été perdus. Le meilleur spécialiste de l’œuvre de Teodosije, Dimitrije<br />

Bogdanoviç, était très avancé dans l’entreprise considérable comprenant une<br />

édition critique de l’ensemble de son œuvre, lorsqu’une mort prématurée interrompit<br />

ce travail.<br />

349 La Vie de Saint Sava est conservée dans plusieurs manuscrits dont le plus<br />

ancien, le ms. de Teodul, daté de 1336 est perdu depuis la mort de son propriétaire<br />

en 1898. Sur ce ms. dont la partie qui a été photographiée est conservée<br />

dans la Collection de Sevastijanov (Moscou, GBL), cf. Dj. Trifunoviç, “Teodu-<br />

312<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

L’un des meilleurs écrivains du Moyen Age serbe, Teodosije<br />

est également l’auteur d’une autre Vie de saint. C’est la Vie de<br />

Saint Pierre de Koriša 350 , un anachorète serbe du début du XIIIe<br />

siècle dans la montagne de Korièa, aux environs de la ville de<br />

Prizren dans la région du Kosovo. Offrant assez peu d’informations<br />

sur la vie politique et sociale de l’époque, cet ouvrage hagiographique<br />

est un modèle du genre. Il retrace le cheminement spirituel<br />

d’un ermite dont le culte s’est répandu à partir de son lieu de réclusion<br />

et de sépulture. Teodosije composa cette Vie vers 1320, à<br />

l’instigation d’un certain starec Grégoire, en vue de l’instauration<br />

de la canonisation de l’anachorète, dont le culte s’était développé<br />

depuis près d’un siècle à partir de ses reliques 351 .<br />

Le sens du drame psychologique individuel et des rapports<br />

humains émotionnels, n’apparaît pas moins dans la vie de saint<br />

lov prepis Teodosijevog “§itija Svetog Save”” (La Vie de Saint Sava dans la<br />

copie de Teodul), Hilandarski zbornik, 4 (1978), p. 99-108. L’édition de Daniéiç<br />

est établie d’après un manuscrit daté du XVe siècle (datation discutable). Une<br />

partie des autre ms. (ceux de Yougoslavie) sont répertoriés dans : D. Bogdanoviç,<br />

Inventar ćirilskih rukopisa u Jugoslaviji /XI­XVII veka/ (Inventaire des manuscrits<br />

cyrilliques en Yougoslavie — XIe-XVIIe siècle), Belgrade, 1982, p. 39 n°<br />

367 (1370/75, copie du scribe Marko, avec l’Eloge des Sts. Siméon et Sava),<br />

p. 67 n° 852 (deuxième quart du XVe s.), p. 31 n° 234 (XVIe s.), n° 245 (1508),<br />

n° 246 (extrait, XVIe s.), n° 247 (XVIe s.), n° 248 (XVIe s. incomplet), n° 249<br />

(v. 1650), p. 105 n° 1520 (milieu du XVIe s.), p. 36 n° 315 avec l’Eloge des Sts.<br />

Siméon et Sava (deuxième moitié du XVIe s.)<br />

350 Edition du texte : S. Novakoviç, “§ivot srpskog isposnika Petra Korièkog”<br />

(La Vie de l’anachorète serbe Pierre de Korièa), Glasnik SUD, 29 (1871), 320-<br />

346 ; nouvelle édition : T. Jovanoviç, “Teodosije Hilandarac, §itije Petra Korièkog”,<br />

Književna istorija, 12/48 (1980), p. 635-681 ; étude et trad. serbe moderne<br />

: D. Bogdanoviç, dans Letopis MS 406 (1970), p. 69-87 ; V. Jerotiç,<br />

“§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de Pierre de Korièa<br />

à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice srpske, 407,<br />

Novi Sad, 1971, p. 383-422.<br />

351 Théodose composa également pour cette occasion un office particulier<br />

composé de petites et grandes vêpres et matines où est chantée à Pierre seulement<br />

un canon (4 e ton). A la 6 e ode du canon se lit le prologue de la vie du saint,<br />

vraisemblablement aussi une œuvre de Théodose. La Vie et l’Office du St.<br />

Pierre de Korièa sont conservées dans le Recueil manuscrit daté de 1570/80,<br />

intitulé Pomenik koriški, cf. D. Bogdanoviç, Inventar, cit., p. 82 n° 1120.<br />

313


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Pierre de Korièa, que Teodosije visita afin de préparer la rédaction<br />

de son ouvrage. Sa faculté d’observation de l’environnement<br />

naturel, ainsi l’intérêt dont il fait preuve pour les tourments de<br />

l’âme humaine 352 , donne une empreinte encore plus particulière à<br />

cet ouvrage. Ce qui a donné lieu à une étude de psychologie profonde<br />

par un spécialiste de psychanalyse 353 .<br />

Si l’on tient compte du nombre de ms qui sont parvenus jusqu’à<br />

notre époque, la diffusion de la Vie de Saint Sava depuis le<br />

Moyen Age, notamment par rapport aux autres ouvrages idoines<br />

du XIIIe siècle, dénote une appréciation assez considérable de la<br />

lecture de Teodosije.<br />

Le nombre, l’étendue et surtout la diffusion des textes liturgiques<br />

et rhétoriques de cet auteur prolixe et talentueux sont cependant<br />

bien plus importants encore. Parmi ces textes hymnographiques,<br />

les plus remarquables sont les deux offices, respectivement<br />

celui de Saint Sava (fête le 14 janvier) et celui de Saint Siméon-<br />

Nemanja (fête le 13 février), composés sans doute au début du<br />

XIVe siècle. Le nombre important des ms dès le troisième quart<br />

du XIVe siècle, dénote une diffusion considérable de ces offices,<br />

qui ont relativement rapidement dû éclipser leurs précurseurs liturgiques<br />

du XIIIe siècle.<br />

Plusieurs canons «libres» furent également composés par le<br />

même auteur. Ce sont, un Canon commun au Christ, à Sava et à<br />

Siméon (6e ton), un Canon à Sava (4e ton), ainsi que le Canon<br />

dans les huit tons à Sava et à Siméon (avec un canon pour chaque<br />

ton, excepté le premier). La structure de ce dernier canon, dont le<br />

schéma suit celui de l’Acathiste à la Mère de Dieu, révèle la fré-<br />

352 Zorica Vitiç-Nedexkoviç, „Demonska iskuèeqa u Teodosijevom<br />

«§itiju svetog Petra Korièkog»” (Les tentations démoniaques dans la<br />

“Vie de St. Pierre de Korièa” par Teodosije), in Hilandar u osam vekova srpske<br />

kqiàevnosti (Chilandar et huit siècles de littérature serbe), Belgrade 1999, p.<br />

143-154.<br />

353 V. Jerotiç, “§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de<br />

Pierre de Korièa à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice<br />

srpske, 407, Novi Sad, 1971, p. 383-422.<br />

314<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

quence hebdomadaire de sa célébration, ce qui est un cas inhabituel<br />

dans le cadre de la célébration d’un culte de saint. Ceci suggère<br />

qu’il a été utilisé dans le cadre d’une pratique particulièrement<br />

intensive du culte des deux saints, autrement dit à Chilandar. Le<br />

fait marquant que toutes les copies à ce jour conservées de ces<br />

deux canons se trouvent actuellement dans le même monastère de<br />

Chilandar, ne signifie pas qu’une pratique intensive du culte des<br />

deux saints ne pouvait avoir lieu ailleurs, à Studenica, à Mileèeva<br />

et en d’autres centres monastiques en Serbie.<br />

Il est important de souligner le fait particulièrement notable<br />

que l’écrivain le plus prolixe et talentueux du Moyen Age serbe<br />

ait consacré la plus grande partie de son œuvre à la propagation<br />

du culte des deux saints fondateurs, celui de la dynastie et de l’Etat<br />

némanide et celui de l’Eglise autocéphale de Serbie. La conformité<br />

parfaite aux normes littéraires et liturgiques byzantines et<br />

slavo-byzantines ne fait que mettre en relief cette singularité de<br />

l’hymnographie liturgique, ainsi que de l’hagiographie de Teodosije<br />

354 . Même s’il s’agit d’un auteur dont le style souligne une<br />

forte personnalité d’expression, la particularité de l’œuvre de<br />

Teodosije réside plus encore dans le contenu que dans la forme.<br />

C’est celui d’un ordonnancement de la mémoire liturgique et<br />

du temps historique autour des deux personnages qui se trouvent<br />

à l’origine des pouvoirs séculier et sacerdotal. La hiérarchisation<br />

de ces deux pôles de référence est de nature à favoriser la mise en<br />

pratique d’un ordre de valeurs propre à confirmer une perpétuation<br />

dans la durée, ce qui est une forme du devoir d’accès à l’éternité.<br />

Cette didactique éthique et eschatologique se résume dans le long<br />

titre original : “La vie et les exploits ascétiques avec son père, et<br />

particulièrement les voyages ainsi que partiellement les récits de<br />

miracles de notre saint­père Sava, premier archevêque et théologien<br />

serbe […]”, de même que Théodose justifie dans l’introduc-<br />

354 Ainsi qu’une prédilection pour les textes classiques de l’hagiographie byzantine,<br />

comme celui de Cyrille de Skytopolis, dont la “Vie de saint Sava de<br />

Jérusalem” rédigée au VI e siècle, a fourni des extraits repris dans l’introduction<br />

de la Vie de Saint Sava.<br />

315


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

tion la nécessité de composition de cette Vie par le fait qu’il faut<br />

qu’il y ait des exemples de sainteté réalisée qui soient pour le une<br />

incitation à la réflexion sur son propre état spirituel.<br />

Elaboré à une époque où l’ordonnancement des pratiques<br />

liturgiques s’exprime par une première traduction intégrale du<br />

Typikon de Jérusalem, la théologie de Teodosije exerce aussi une<br />

fonction d’institutionnalisation et de jumelage des deux cultes<br />

fondateurs sur fond de symphonie entre les deux pouvoirs légitimités<br />

et sacralisés par la sainteté, comme il en ressort notamment<br />

de son ouvrage rhétorique : “L’apologie de saint Siméon et de<br />

saint Sava” 355 . La démarche intellectuelle et politique de Teodosije<br />

se situe donc à une époque charnière, où la pratique liturgique<br />

renouvelée avait rendu archaïsante celle des deux cultes vieux<br />

déjà d’un siècle 356 , à une époque où la «byzantinisation» des institutions<br />

et des arts en Serbie par le roi Milutin, a donné lieu à une<br />

réactualisation de l’apologie dynastique et ecclésiastique. L’œuvre<br />

de Teodosije est le jalon le plus significatif de l’évolution dans la<br />

continuité de la théologie du XIIIe siècle vers celle de l’archevêque<br />

Danilo II au XIVe siècle.<br />

Hagio-biographie dynastique de Danilo II et<br />

de ses Continuateurs<br />

L’hagio-biographie dynastique du Moyen Age serbe trouve<br />

sa pleine expression dans l’œuvre de codification entreprise par<br />

l’archevêque de Serbie Danilo II (1324-1337), contenue dans le<br />

recueil intitulé Vies des rois et archevêques serbes 357 . Ce codex<br />

355 L’Apologie de Sava et Siméon est archivé, toujours d’après l’Inventaire,<br />

dans les manuscrits suivants : 157 (UB Çoroviç 19), 315 (Pljevlja 104), 367<br />

(NBS 17).<br />

356 M. Matejiç, “Himnografski lik svetoga Save” (L’image hymnographique<br />

de St. Sava), in Prouéavaqe sredqovekovnih juànoslovenskih<br />

rukopisa (Etudes des manuscrits médiévaux sud-slaves), Belgrade<br />

1995, p. 261-285 (rés. angl. p. 286).<br />

357 danilo II, Arhiepiskop Danilo i drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih.<br />

Napisao arh. Danilo (Archevêque Danilo et les autres. Vies des rois et archevêques<br />

serbes) éd. Dj. Daniéiç, Belgrade-Zagreb, 1866 ; (= réimpression Londres,<br />

316<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

hagio-biographique d’historiographie dynastique regroupe les Vies<br />

(d’une étendue très inégale) des rois et des archevêques depuis la<br />

première moitié du XIIIe siècle jusqu’à la deuxième moitié du<br />

XIVe siècle 358 .<br />

1972, Introduction Dj. Trifunoviç) ; arhiEpiskop danilo II, Arhiepiskop Danilo,<br />

Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih (Vies des rois et archevêques serbes),<br />

introd. N. Radojéiç (p. V-XXIX), trad. L. Mirkoviç, Belgrade, 1935 ; danilovi<br />

nastavljaéi, Danilov učenik, drugi nastavljači Danilovog zbornika (Les continuateurs<br />

de Danilo II. Le disciple de Danilo, les autres continuateurs du recueil<br />

de Danilo II), (trad. serbe avec une introduction de G. mc daniEl), Belgrade,<br />

1989, p. 9-24.<br />

358 Les copies le plus anciennes de cet ouvrage majeur de Danilo II appartiennent<br />

à la deuxième partie du XVe et du début du XVIe siècle. Un petit nombre<br />

de copies contient le texte intégral de l’ouvrage, alors qu’un assez grand nombre<br />

de ms contient les différentes vies issues du recueil original.<br />

La plus ancienne copie connue à ce jour de l’ouvrage intégral est celle qui<br />

avait été faite en 1553 au monastère de Mileèeva, pour être très peu de temps<br />

après acheminée à Chilandar. Ce ms a fait l’objet de plusieurs copies antérieures,<br />

dont une faite en 1763 pour le compte de l’historien Jovan Rajiç (BPB, N° 45) ;<br />

une autre copie intégrale est faite en 1780 (BPB, 51).<br />

Deux copies faites en Moldavie contiennent le texte intégral hormis la Vie de<br />

Danilo II, lui même. L’un de ces ms est daté du milieu du XVIe siècle (Bibliothèque<br />

Nationale de Varsovie, aks. 10780). Une copie (IX A6, cod. C [£]), Bibliothèque<br />

Nationale de Prague, avait été faite pour le compte de Schaffarik. Le deuxième<br />

ms, daté de 1567, est conservé dans le monastère de Suéevica en Roumanie.<br />

Les autres ms contiennent une ou plusieurs biographies issues du recueil de<br />

Danilo II. Le plus ancien, contenant les vies du roi Dragutin et la vie de la reine<br />

Hélène, est daté de la fin du XVe siècle. Conservé jusqu’alors à la BN de Belgrade<br />

(cod. 378 [21]) il fut perdu lors du bombardement allemand de 1941. Stojanoviç<br />

a démontré qu’il s’agissait d’une version plus ancienne que celle qui avait servi<br />

à l’édition de Daniéiç. Accompagnée de celles de Milutin et d’Hélène, cette<br />

version ancienne de la Vie de Dragutin fait aussi partie d’un recueil copié au<br />

milieu du XVIIe siècle, conservé dans la Bibliothèque Nationale de Sofia (cod.<br />

267 [544]). Une version plus tardive de la Vie de Dragutin, avec la vie de la reine<br />

Hélène, ainsi qu’avec une version abrégée de l’introduction de l’auteur, datée<br />

de 1526, est conservée dans la Bibliothèque Saltikov-£éedrin (cod. Gilf. 55) à<br />

Petrograd. La Vie de la reine Hélène est inclue également dans le Recueil du<br />

hiéromoine Oreste, daté du 1536 (Hil. 482). Les Vies des archevêques sont inclues<br />

dans un recueil de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Zagreb (cod.<br />

R4186). Il s’agit là du ms dit «de Milojeviç», comprenant en outre des parties<br />

du Typikon de Studenica, et qui avait longtemps été considéré comme égaré.<br />

317


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

L’édition (due à Daniéiç) de l’œuvre de Danilo et de ses<br />

continuateurs anonymes, faite à partir de trois manuscrits seulement,<br />

alors que d’autres manuscrits plus complets et plus anciens<br />

ont été trouvés depuis 359 , ne permet pas de régler avec certitude la<br />

L’office de l’archevêque Arsène Ier, est conservé en 17 copies, et ce nombre<br />

n’est sans doute pas définitif. La version longue est connue grâce à l’édition de<br />

Sinesije §ivanoviç (Rimnik, 1761), faite d’après une copie (perdue depuis)<br />

réalisée dans le monastère de Rakovac en 1714, alors que la version brève est<br />

conservée dans les ménées. Les deux versions sont attribuées à Danilo II ; la<br />

version brève a été rédigée afin d’être inclue dans l’office aux saints fêtés le 28<br />

octobre. C’est du moins ce qui ressort de la forme particulière de l’office telle<br />

qu’elle se présente dans le ms (N° 27) de la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade,<br />

daté de 1623. Les stichères de l’office d’Arsenije y sont mélangés avec ceux des<br />

autres saints fêtés le même jour.<br />

Une copie (XVIe s.) de la version brève a été publiée par Ljubica £tavljanin-<br />

Djordjeviç, dans Arheografski prilozi I (1979), p. 109-115, une Vita synaxaire<br />

du saint correspondant y fait partie.<br />

L’office de l’archevêque Eusthate, est aujourd’hui conservé en seulement deux<br />

copies, dont celle de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : Rs 18),<br />

orthographe slavo-serbe. Absent de l’édition de §ivanoviç (de 1761), rédigé avec<br />

une orthographe slavo-russe, cet office est inclu dans l’édition complétée de<br />

Srbljak de 1861, faite par Mihailo le métropolite de Belgrade. Les différences<br />

entre les deux variantes sont peu importantes, ce qui est en principe l’indice<br />

d’une faible diffusion de ce texte.<br />

Une dernière édition de Sbrljak a été faite en 1986, par le patriarche Paul de<br />

Serbie.<br />

Les continuateurs anonymes de Danilo II (1337-1340 & après 1475)<br />

Les plus anciens ms des Continuateurs anonymes datent de la fin du XVe et<br />

de la première partie du XVIe siècle. Les trois plus anciens de ces ms sont ceux<br />

mêmes qui contiennent l’ensemble du recueil des Vies des rois et archevêques<br />

dont l’histoire de texte est rappelée plus haut.<br />

359 Sur les manuscrits des “Vies des rois et archevêques serbes” : danilo<br />

drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih – službe (Les Vies des rois et archevêques<br />

serbes - les offices), Belgrade, 1988, p. 268-269. Sur les Vies des<br />

rois… (rédigées de 1313-14 à 1345, 1376 pour les patriarches), intitulées “La<br />

vie, l’existence et l’histoire des actions agréables à Dieu des très pieux rois des<br />

pays de Serbie et de la Côte (Jit&e i jizny povhesti bogoougwdni dhani<br />

Xristol&obivyfxy kraly srybskyfi i pomorskyfi zemli)”, voir I.-R. mircEa,<br />

““Les vies des rois et archevêques serbes” et leur circulation en Moldavie. Une<br />

copie inconnue de 1567”, Revue des Etudes Sud­Est Européennes, 4 (1966),<br />

p. 393-412.<br />

318<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

question de la genèse de cette série de biographies. Il est communément<br />

admis actuellement que ce sont deux auteurs principaux,<br />

Danilo II et son continuateur anonyme 360 , qui sont à l’origine 361<br />

de cette œuvre littéraire majeure du XIV e siècle serbe, conçue dès<br />

le départ par son auteur initial comme une série de biographies<br />

dynastiques et ecclésiastiques 362 .<br />

Les Vies des rois, dans le Recueil de Danilo II (vers 1324-<br />

1337) 363 , ne peuvent cependant pas être toutes classées dans la<br />

catégorie des écrits hagiographiques, surtout en ce qui concerne<br />

les premiers rois dont il raconte la vie (Radoslav (1228-1234),<br />

Vladislav (1234-1243), Uroè I er (1243-1276). Celles de la reine<br />

Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre<br />

bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit<br />

le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le<br />

premier roi dûment canonisé 364 , après le fondateur de la dynastie.<br />

Mais les autres biographies royales sont également conçues dans<br />

une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition ha-<br />

360 Le troisième auteur est un anonyme qui n’aurait écrit que les trois Vitae<br />

très brèves, placées à la fin du recueil, celles des trois premiers patriarches de<br />

Serbie.<br />

361 Cf. arhiEpiskop danilo, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa<br />

Danila II, cit., p. XXI-XXII.<br />

362 Cf. Lj. Stojanoviç, “§itija kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa<br />

Danila i drugih”, Glas SKA, 106 (1928), p. 97-112.<br />

363 C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de l’Eglise de<br />

Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale de la Sainte lignée, dont<br />

des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Portreti<br />

srpskih vladara u srednjem veku (Les portraits des souverains serbes au<br />

Moyen Age), Skoplje, 1934, p. 38-43. V. Djuriç, “Loza Nemanjiça u starom<br />

srpskom slikarstvu” (La Lignée des Nemanjiç dans l’ancienne peinture serbe),<br />

Peristil 21 (1978), p. 53-55.<br />

364 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans<br />

après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,<br />

dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques<br />

(vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans<br />

l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),<br />

et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à<br />

Bari, voir : Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 91-97.<br />

319


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

giographique 365 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique<br />

de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir,<br />

dans un cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique<br />

de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque<br />

Danilo II, la sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation<br />

du charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité<br />

dynastique.<br />

Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vie de<br />

Stefan Deéanski (1321-1331) 366 , la biographie tronquée du roi (et,<br />

depuis 1345, empereur) Duèan (1331-1355), ainsi que les hagiographies<br />

de cinq archevêques, dont celle de Danilo II lui-même.<br />

Quelle qu’ait pu être l’intention initiale de son premier auteur et<br />

l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul<br />

auteur connu, ce volumineux codex dynastique est l’ouvrage<br />

hagio-biographique et historiographique le plus complet du Moyen<br />

Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans<br />

le style de ses auteurs respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité<br />

de méthode et d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie<br />

des deux pouvoirs, sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois<br />

et archevêques, sarments de la Sainte Souche, celle des saints<br />

Siméon et Sava, dont la continuité providentielle est incarnée par<br />

le charisme de la Sainte lignée némanide.<br />

365 D. Bogdanoviç, “L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle”, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves. Etudes de civilisation,<br />

Paris [1979], p. 49-58.<br />

366 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en<br />

1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques<br />

inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son<br />

culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.<br />

Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées<br />

à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et<br />

les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome<br />

de Stefan Deéanski, voir Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 99-107, bibliographie.<br />

320<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

kyr sIluAn, les épîtres<br />

Siluan, un auteur de la deuxième moitié du XIVe siècle dont<br />

on connaît très peu d’éléments, était ecclésiastique et moine athonite,<br />

proche du starec Isaija, ainsi que de l’hésychaste Romil,<br />

personnalités bien connues par ailleurs. Ayant concentré son attention<br />

sur cet auteur, Dimitrije Bogdanoviç, situe l’époque de la<br />

rédaction de ses épîtres entre 1363 et 1371. Il avance l’hypothèse<br />

qu’elles auraient pu être rédigées dans la Zéta, cette principauté<br />

maritime qui servait de refuge aux nombreux Athonites fuyants à<br />

cette époque devant la conquête ottomane. Sa correspondance<br />

s’adresse à quelqu’un qui était vraisemblablement resté au Mont<br />

Athos, hypothèse confortée par le fait que les deux seuls personnages<br />

qui ont pu être identifiés, Isaija et Romil, étaient à cette<br />

époque dans la sainte montagne. Quant à l’identité du correspondant<br />

de Siluan, sur la base d’un passage où Siluan l’invite à observer<br />

l’enseignement de Romil, Bogdanoviç tire l’hypothèse qu’il<br />

s’agirait de Grégoire le Sinaïte le Jeune 367 , dont on sait qu’il fut<br />

le disciple de Romil depuis leur séjour à Parorie. Ce Grégoire est<br />

l’auteur d’une vie de Romil, écrite vers 1376-77, incluant l’enseignement<br />

de son maître spirituel.<br />

Peu connus et insuffisamment étudiés, les écrits de Siluan,<br />

bien qu’ils soient peu nombreux et de faible étendue, offrent<br />

néanmoins un intérêt particulier. Cet intérêt réside aussi bien dans<br />

leur forme que dans leur contenu. Les textes épistolaires qui nous<br />

sont parvenus sont à ce point rares, qu’ils méritent une attention<br />

particulière. Surtout lorsque leur contenu est essentiellement<br />

théologique. Les épîtres de Siluan présentent en ce sens un cas<br />

pratiquement unique. Ces écrits épistolaires sont attribués à Siluan,<br />

sans que l’on pût affirmer avec certitude qu’il s’agit du même<br />

auteur que celui des versets de synaxaires de Siméon et de Sava.<br />

Les écrits épistolaires de valeur littéraire, pour ce que nous<br />

en connaissons, ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Il s’agit<br />

367 D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle),<br />

Belgrade 1986, p. 31-32.<br />

321


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

notamment de la “Lettre d’amour” (Slovo xubve), du despote<br />

Stefan Lazareviç, ainsi que des lettres de Nikon et d’Hélène Balèiç<br />

du Recueil de Gorica. Dans les deux cas il s’agit de textes d’une<br />

grande valeur littéraire, surtout pour le texte du despote Stefan,<br />

ainsi que d’une teneur plus théologique que personnelle, avec un<br />

important niveau d’abstraction. Les écrits hagiographiques du<br />

XIIIe siècle, notamment ceux de Domentijan et de Teodosije,<br />

ainsi que de Danilo II (XIVe s.), incluent des passages et des extraits<br />

d’une intense teneur de rhétorique émotionnelle, mais ne<br />

présentant pas une forme d’épître à proprement parler.<br />

Les épîtres de Siluan situent au milieu du XIVe siècle notre<br />

connaissance de lettres littéraires, théologiques et psychologiques<br />

à la fois. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, mais qui comporte<br />

une omniprésente charge émotionnelle. Les lettres expriment<br />

le souhait d’une contemplation directe et permanente du prochain,<br />

placé sur un niveau spirituel, puisqu’il est question de contemplation<br />

de l’âme.<br />

Récemment découvertes 368 , ces 9 lettres sont néanmoins<br />

écrites par un directeur ou plutôt un père spirituel, adressées à son<br />

disciple, sans que son nom soit cité, alors qu’une fois il le désigne<br />

comme “parrain”, dans la quatrième épître. Pas d’autres noms<br />

dans le texte, à l’exception toutefois d’un certain Marko, un des<br />

disciples proches de l’auteur qui se dit particulièrement attristé<br />

par sa mort. Ainsi que la mention d’un certain kyr Isaija, père<br />

spirituel de Siluan. Il pourrait s’agir du contemporain bien connu<br />

starec Isaija, dont la vie a fourni un sujet hagiographique.<br />

L’auteur ne cache nullement son attente impatiente d’une<br />

réponse écrite de son correspondant. Il le sermonne même en<br />

traitant la paresse épistolaire de manque d’amour du prochain. Le<br />

but de l’épître est de maintenir un contact spirituel afin de connaî-<br />

368 Le Recueil de Savina, dont elles font partie, est du genre de ces nombreux<br />

mélanges de textes hésychastes qui servaient de vecteur de transmission de<br />

textes anachorétiques en Serbie, généralement depuis le Mont Athos, cf. D. Bogdanoviç,<br />

£est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle), Belgrade 1986,<br />

p. 18-19.<br />

322<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

tre l’attitude et la disposition de son correspondant envers Dieu,<br />

ainsi qu’envers le Monde d’ici-bas. Imprégné d’un raisonnement<br />

d’orientation eschatologique et éthique, la première lettre est une<br />

sorte d’introduction aux suivantes.<br />

La septième lettre exprime la tristesse de l’auteur qui déplore<br />

le manque de foi de son correspondant qui lui avait fait part<br />

de son scepticisme à l’égard des espoirs eschatologiques à propos<br />

de la mort de Marko. L’interlocuteur sceptique est sermonné et<br />

invité à plus de courage et, en attendant une rencontre proche, une<br />

recommandation de suivre les préceptes édifiants d’un certain<br />

Romyle.<br />

La huitième lettre est empreinte de la crainte que les propos,<br />

s’ils ne sont pas suivis d’actes, puissent avoir plus de mauvais que<br />

de bons effets. La mort est délivrance, alors que le réconfort réside<br />

dans la connaissance de la vérité. Son intelligence n’est pas<br />

apte à guider les autres vers le salut, car il est lui-même entaché<br />

de passions.<br />

Ces lettres sont composées selon les normes de l’art épistolaire<br />

byzantin, moins dans leur forme que dans leur esprit. Ceci<br />

s’exprime par la présence des notions de base de “lettre amicale”<br />

(fiλikh epistoλh), se basant sur l’idée d’union spirituelle (intellectuelle<br />

et émotionnelle) des correspondants à travers le média<br />

épistolaire. Les lettres sont comparables à la bouche, l’homme<br />

s’exprime par la parole, laquelle porte l’empreinte de sa personnalité,<br />

d’où l’idée de l’épître comme un miroir de l’âme, alors<br />

qu’une lettre prend l’effet d’une présence virtuelle. Expression<br />

d’une affection spirituelle, en signe de volontés et désirs convergents,<br />

l’épître assure une présence et un dialogue durables avec<br />

les êtres bien-aimés (Epître, IV). Un haut niveau d’abstraction, de<br />

dé-concrétisation et de généralisation est l’un des éléments stylistiques<br />

majeurs qui rapprochent ces lettres du genre épistolaire<br />

byzantin, mais sans que l’on y trouve de longues formules de<br />

politesse et autres métaphores rhétoriques, sans même les très<br />

nombreuses citations scripturaires qui étaient alors de règle. Les<br />

généralisations s’expriment par l’édification théologique, des<br />

323


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

considérations communes à tout le monachisme orthodoxe. L’événement<br />

qui est à l’origine du raisonnement n’est jamais explicitement<br />

indiqué, on ne peut que le deviner. La dé-concrétisation<br />

est telle qu’on est en droit de s’interroger sur la réalité d’une correspondance<br />

écrite en pensant à un exercice de style de type sophistique<br />

si prisé à l’époque de l’antiquité tardive. Il s’agit sans doute<br />

plutôt d’une correspondance qui tout en étant réellement échangée,<br />

comme cela se faisait chez les Byzantins, devait servir aussi ultérieurement<br />

à une diffusion plus large. Cela expliquerait l’absence<br />

de nom du correspondant, remplacé par une formule impersonnelle<br />

: “à ceux qui nous affectionnent (emplacement vide pour le<br />

nom), nous envoyons salutations et respects” (épître V).<br />

Quoi qu’il en soit, les neuf lettres de Siluan représentent un<br />

cas limite et très accompli de l’art épistolaire théologique en vogue<br />

à Byzance et très rarement représenté dans le patrimoine manuscrit<br />

en Serbie 369 .<br />

La Vie du starec Isaija (Isaïe)<br />

Œuvre d’un anonyme de la fin du XIVe siècle 370 , ce récit<br />

hagiographique est un ouvrage important, non tant par son étendue<br />

ni même par sa valeur littéraire et documentaire, que par l’intérêt<br />

369 Connues dans un seul ms (recueil ms du monastère Savina, N° 22), composé<br />

de 292 ff° (21 x 13 cm), daté selon l’étude paléographique et l’examen des<br />

filigranes de 1418.<br />

Les versets du synaxaire de Saint Sava<br />

La copie la plus complète est celle du Recueil de Pljevlja (N° 73 de monastère<br />

de Sainte Trinité de Pljevlja), daté du dernier quart du XIVe siècle<br />

Les versets du synaxaire de Saint Siméon<br />

Dans le ménée de février, daté du début du XVIe siècle (SANU, N° 282), dans<br />

un Srbljak de 1525 (NBS, 18), dans un synaxaire en vers du dernier quart du XVIe<br />

siècle (Peç, 30), une copie plus ancienne (fin XIVe-début XVe s.), Musée des<br />

arts plastiques (N° 610), comprend ces vers, mais dans une forme corrompue.<br />

370 Le texte hagiographique de cet anonyme athonite existe en un seul<br />

ms (Chilandar, N° 463). Il fait partie d’un recueil de 97 ff° (20 x 14,5 cm),<br />

dont la Vie du starec Isaija commence au f° 90, la fin étant perdue. Les<br />

filigranes de ce recueil ont pu être datés environ de 1434.<br />

324<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

qu’offre le personnage même dont il raconte la vie 371 . Le starec<br />

(= gérôn) Isaïe, désigné aussi comme Isaïe de Serrès, est né vers<br />

1300 dans la région du Kosovo. Vers 1330 il part pour le Mont-<br />

Athos, devient moine à Chilandar, puis higoumène du monastère<br />

athonite russe ; Saint-Pantéléimon, en 1349. Entre 1353 et 1363,<br />

il effectue plusieurs voyages en Serbie, en 1366, il se rend à la<br />

cour du despote Ugljeèa à Serrès, puis séjourne quelque temps à<br />

Chilandar. Il joua un rôle éminent dans la réconciliation entre<br />

l’Eglise de Serbie et celle de Constantinople en 1375 372 . Mais sa<br />

notoriété vient principalement du fait de sa traduction de Pseudo-<br />

Denys l’Aréopagite 373 . C’est au Mont-Athos qu’il traduisit en 1371<br />

les écrits de Pseudo-Denys, “La hiérarchie céleste”, “La hiérarchie<br />

ecclésiastique”, “La théologie mystique”, et “Les noms de Dieu”,<br />

œuvres sur lesquelles repose une grande partie de la théologie<br />

orthodoxe après le VIe siècle. La Vie de l’abbé Isaija, conservée<br />

dans une seule copie manuscrite 374 , est l’œuvre d’un contemporain<br />

anonyme, vraisemblablement l’un des disciples de cet ecclésiastique.<br />

Cette copie représente une version incomplète de la Vie du<br />

371 Dj. Trifunoviç, Pisac i prevodilac Inok Isaija (Auteur et traducteur, le<br />

moine Isaï), Kruèevac, 1980 ; V. Moèin - M. Purkoviç, Hilandarski igumani<br />

srednjeg veka (Les higoumènes de Chilandar au Moyen Age), Skoplje, 1940 ;<br />

Dj. Sp. Radojiéiç, “Stihovi o inoku Isaiji” (Les vers sur le moine Isaïe), Letopis<br />

MS 387/4 (1961), p. 361-365.<br />

372 D. Bogdanoviç, “Izmirenje srpske i vizantijske Crkve” (Réconciliation des<br />

Eglises serbe et byzantine), in Le prince Lazar ­ O knezu Lazaru, Belgrade, 1975,<br />

p. 81-91 ; V. Moèin, “Sv. patrijarh Kalist i srpska Crkva” (Le Saint patriarche<br />

Calixte et l’Eglise de Serbie), Glasnik SPC 27/9 (1946), p. 192-206.<br />

373 v. Moèin, “O periodizaciji rusko-juànoslovenskih veza” (Sur la périodisation<br />

des relations littéraires russo-sudslaves), Slovo, n°11-12 (1962), p. 461-462 ;<br />

G. M. prohorov, “Avtograf starca Isaije” (L’autographe de starec Isaïe), Ruskaja<br />

literatura, 4 (1980), p. 183-185 ; Dj. Trifunoviç, “Zbornici sa delima<br />

Pseudo-Dionisija Areopagita u prevodu inoka Isaije”, Cyrilomethodianum, 5<br />

(1981), p. 166-171.<br />

374 Celle du monastère de Chilandar (première moitié du XVe siècle), cf. éd.<br />

V. Moèin, “§itie starca Isaii, igumena Russkago monastira na Afone” (La Vie de<br />

starec Isaïe, l’higoumène du monastère russe au Mont-Athos), Sbornik RAOKJ<br />

3 (1940), p. 125-167.<br />

325


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

saint supposé, d’après la composition du recueil et la place que la<br />

Vie d’Isaija y occupe, car on ne sait pas si la canonisation d’Isaija<br />

a été menée à son terme. Cette vie aurait pu être composée précisément<br />

en vue de la canonisation de ce moine bien connu des autres<br />

sources et mort au Mont-Athos, sans doute peu après 1375.<br />

Le cycle du martyrologe du prince Lazar<br />

La profusion de textes littéraires de genres divers, ainsi que<br />

celle de notices que l’on découvre encore dans des codices médiévaux<br />

375 , témoigne avec éloquence de l’ampleur et de la rapidité<br />

376 avec laquelle le culte du Saint prince Lazar, canonisé en<br />

1390/91, au même concile sans doute où fut élu le patriarche<br />

Danilo III, s’est répandu en Serbie. Ce culte 377 avait son centre<br />

principal au monastère de Ravanica, fondation pieuse du prince,<br />

où ses reliques étaient conservées, mais également à Ljubostinja,<br />

fondation de sa veuve, la princesse Milica, où elle prononça ses<br />

vœux pour y finir sa vie (1405) comme moniale (Jevgenija, ou<br />

dans le grand habit, Jefrosinija).<br />

La Vie du prince Lazar de type prologue, est probablement<br />

le plus ancien de ces textes dédiés au culte du prince martyr 378 .<br />

D’autres textes hagiographiques vont contribuer à la diffusion de<br />

ce nouveau culte dynastique : ce sont le «Dit (Slovo) du prince<br />

375 Dj. Trifunoviç, Najstariji srpski zapisi o Kosovskom boju (Les plus anciennes<br />

notices serbes sur la bataille du Kosovo), Gornji Milanovac, 1985<br />

376 Attestée également dans de nombreux documents diplomatiques contemporains,<br />

cf. Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović – istorija, kult, predanje (Lazar<br />

Hrebeljanoviç. Histoire, culte, tradition), Belgrade, 1984, p. 160-163.<br />

377 Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 116-126.<br />

378 Dj. Sp. Radojiéiç (éd.), “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” (Eloge du<br />

prince Lazar), Istoriski časopis 5 (1955), p. 249, avec 4 fac-similés. Le texte y<br />

est daté entre 1390 et 1393. La classification (synaxaire des mois de mars-août)<br />

est de Trifunoviç, qui propose une datation, entre 1390 et 1398 ; ce texte est<br />

fréquemment adjoint à l’office du prince Lazar, cf. Trifunoviç, Spisi o knezu<br />

Lazaru, cit., p. 16-20, 34-36 ; Bogdanoviç, Istorija kljiževnosti, cit., p. 194-195 ;<br />

Id., “Poetika prologa stihovne redakcije” (La poétique du prologue en vers), in<br />

VII Miedzynarodwy Kongres slawistow, Streszezenia referatów i komunikatów,<br />

Varsovie, 1973, p. 834-835.<br />

326<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

Lazar» 379 ; le «Dit à la mémoire (Povesno slovo) du prince Lazar»<br />

intitulé : “Le récit à la mémoire (Poslhdovanï&o by pamety) du saint<br />

et bienheureux prince Lazar qui fut le souverain de tout le pays<br />

serbe”, est l’œuvre d’un auteur anonyme, écrite entre 1392 et 1398,<br />

au monastère de Ravanica 380 . Plusieurs autres textes composés<br />

généralement par les anonymes (fort probablement issus des milieux<br />

ecclésiastiques), dont nous ne mentionnons que les écrits<br />

narratifs, vont compléter ce cycle hagio-biographique. C’est un<br />

autre “Dit (Slovo) du prince Lazar” 381 ; un «Eloge du prince Lazar»<br />

382 ; une autre «Vie et le règne du prince Lazar» 383 ; puis un<br />

autre texte laudatif, le «Discours d’éloge au saint et nouveau<br />

martyr du Christ, Lazar» 384 . Il s’agit là encore d’un texte ano-<br />

379 Daté de 1392/93 par Radojiéiç et Trifunoviç, cf. Radojiéiç, “Izbor patrijarha…”,<br />

cit. ; Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 71-72, L’édition se fonde sur un<br />

manuscrit du XVI e siècle (cf. V. Çoroviç, “Siluan i Danilo III, srpski pisci XIV-<br />

XV veka” (Siluan et Danilo III, ecrivains serbes du XIVe siècle), Glas SKA, 86<br />

(1929), p. 13-103), ce texte est considéré comme “l’œuvre cultuelle la plus historiciste<br />

sur le martyr de Kosovo” : Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović, cit., p. 91.<br />

380 Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti (Anthologie de la<br />

littérature serbe ancienne), Belgrade, 1960, p. 117-118, 328-329 ; Trifunoviç,<br />

Spisi o knezu Lazaru, cit., p. 78-112 ; S. Novakoviç (éd.), “Neèto o knezu Lazaru.<br />

Po rukopisu XVII vijeka spremio za ètampu Stojan Novakoviç” (Sur le<br />

prince Lazar. D’après le manuscrit de XVIIe s. édité par Stojan Novakoviç),<br />

Glasnik SUD, 21 (1867), p. 157-164 ; Id., Primeri književnosti i jezika, cit., p.<br />

287-291.<br />

381 A. Vukomanoviç (éd.), “O knezu Lazaru. Iz rukopisa XVII veka koji je u<br />

podpisanoga” (Sur le prince Lazar, d’après le manuscrit détenu par l’auteur),<br />

Glasnik DSS, 10 (1859), p. 108-118 ; Manuscrit à Chilandar n° 482.<br />

382 Ecrit (1402) par Jefimija (veuve du despote Ugljeèa) le texte est brodé avec<br />

du fil d’or sur un linceul de soie (66 sur 49 cm) qui avait servi à recouvrir les<br />

reliques du prince L. Mirkoviç, Monahinja Jefimija (La moniale Euphémie),<br />

Sremski Karlovci, 1922.<br />

383 Ce texte (écrit vers 1402) s’apparente à un genre littéraire proche des Annales<br />

et Généalogies. Faisant partie des “Annales de Peç”, cf. “Peçki Letopis”,<br />

dans Stojanoviç (éd.), Rodoslovi i letopisi, cit., p. 85-99.<br />

384 L’unique manuscrit de ce texte, auquel manquait la fin, a brûlé dans l’incendie<br />

de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (lors du bombardement nazi<br />

du 6 Avril 1941).<br />

327


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

nyme de la fin XIV e — début XV e siècle 385 . L’Epitaphe de la<br />

stèle de Kosovo 386 est l’un des rares écrits de genre et de provenance<br />

profane. Enfin, c’est encore un texte du genre laudatif,<br />

l’Eloge au prince Lazar par Andonije Rafail Epaktit 387 , plus tardif<br />

d’une trentaine d’années par rapport aux écrits précédents, qui<br />

clôt cet ensemble thématique intitulé le Cycle littéraire de la bataille<br />

de Kosovo.<br />

Le cycle littéraire consacré au prince Lazar Hrebeljanoviç,<br />

mort à la bataille de Kosovo en 1389, constitue un chapitre à part 388<br />

dans l’hagio-biographie médiévale serbe. La relève dynastique de<br />

cette deuxième moitié du XIVe siècle, les débuts de la conquête<br />

ottomane et la crise de conscience suscitée par le schisme avec<br />

l’Eglise de Constantinople ont marqué cette époque de transition<br />

et de bouleversements majeurs en Serbie et dans les Balkans. Les<br />

textes hagio-biographiques, laudatifs et liturgiques de cette époque<br />

sont consécutifs à l’instauration du culte du prince Lazar quelques<br />

années à peine après sa mort sur le champ de bataille.<br />

La Vie de Saint Stefan Dečanski, le Mégalomartyr par<br />

Grégoire Camblak<br />

La portée idéologique de l’hagiographie de Stefan Deéans-<br />

385 Sur l’attribution incertaine de ce texte (Danilo III), cf. D. Bogdanoviç,<br />

“Slovo pohvalno knezu Lazaru” (Le Discours d’éloge au prince Lazar), Savremenik<br />

37 (1973), p. 265-274 ; Id., Istorija književnosti, cit., p. 193 n. 4.<br />

386 Attribuée au despote Stefan Lazareviç (1389-1427), l’analyse stylistique a<br />

confirmé cette attribution : Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ;B. Bojoviç,<br />

“L’épitaphe du despote Stefan sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe<br />

(numéro spécial), 3 (1987), p. 99-102.<br />

387 Edition d’après un manuscrit, fin XVe-début du XVIe siècle (collection<br />

Hiljferding de la bibliothèque Impériale de Petrograd), cf. Lj. Stojanoviç, “Pohvala<br />

knezu Lazaru”, Spomenik SKA, 3 (1890), p. 81-90 ; nouvelle édition<br />

(critique) avec l’étude fouillée de Dj. Trifunoviç, “Slovo o svetom knezu Lazaru<br />

Andonija Rafaila” (Le Discours sur le prince Lazar d’Andonije Rafail),<br />

Zbornik IK, 10 (1976), p. 147-179.<br />

388 Dj. Trifunoviç, Srpski srednjovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom<br />

boju (Les écrits médiévaux serbes sur le prince Lazar et la bataille du Kosovo),<br />

Kruèevac, 1968.<br />

328<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

ki par Grigorije Camblak 389 (rédigée vers 1402) est importante.<br />

C’était l’analogie cultuelle entre Stefan Deéanski et le prince<br />

Lazar, tous les deux canonisés comme martyrs, qui devait aider à<br />

rétablir la continuité de la légitimité dynastique fortement liée à<br />

la Sainte lignée Némanide. L’œuvre de Camblak 390 , créée au début<br />

du siècle, appartient à une nouvelle époque historique qui sera<br />

celle de la fin de la civilisation médiévale orthodoxe dans les<br />

Balkans. Elle marque en même temps la fin d’une époque littéraire<br />

391 , celle des hagiographies royales classiques en Serbie.<br />

La Vie de Stefan Dečanski (1321-1331) par Grégoire Camblak<br />

392 , moine érudit d’origine bulgare 393 , est une hagio-biographie<br />

tardive de ce roi canonisé près de soixante-dix ans plus tôt. Très<br />

différente et parfois en contradiction avec la première Vie de ce<br />

roi saint, elle offre cependant assez peu d’informations historiques<br />

par rapport à celle qui avait été composée par le Continuateur<br />

anonyme de Danilo II. Composée plus en fonction d’un culte<br />

local que d’un culte dynastique et officiel, l’intérêt de cette Vie<br />

vient de ce qu’elle permet de suivre l’évolution d’un important<br />

389 Trad. serbe : Stare srpske biografije XV i XVII veka (Les biographies serbes<br />

anciennes des XVe-XVIIe siècles), III, Camblak, Konstantin, Pajsije (traduction<br />

L. Mirkoviç, introduction P. Popoviç), Belgrade, 1936, p. 3-40.<br />

390 Sur la bibliographie des travaux relatifs à Camblak, voir Petroviç, Književni<br />

rad Gligorija Camblaka u Srbiji (Les travaux de Grégoire Camblak en Serbie),<br />

Priètina, 1991, p. 13-32<br />

391 Sur la littérature hagiographique à Byzance, en Serbie et en Bulgarie, cf.<br />

Ibid., p. 98-133.<br />

392 J. £afarik (éd.), “§itije Stefana Uroèa III - od Grigorija Mniha” (Vie de<br />

Stefan Uroè III de Grégoire le Moine), Glasnik DSS, 11 (1859), p. 35-94. Cet<br />

ouvrage se singularise des autres écrits du genre. La Vie de Stefan par Camblak<br />

a été l’hagiographie dynastique la plus lue après la Vie de Saint Sava par Teodosije,<br />

ce dont témoigne le grand nombre de copies conservées en Serbie et dans<br />

d’autres pays. Sur la tradition manuscrite et les éditions de la Vie de Stefan, voir<br />

D. Petroviç, Književni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, cit., p. 93-97, 179-180.<br />

393 Dans la plus ancienne copie de la Vie de Stefan par Camblak (datée vers<br />

1433, Recueil N° 99 des Archives de Deéani), l’auteur est désigné comme ayant<br />

été higoumène du monastère de Deéani, cf. Petroviç, Književni rad, cit., p. 71-89<br />

n. 21.<br />

329


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

culte royal dans des conditions nouvelles d’une époque bien différente<br />

de celle qui fut marquée par le règne de la dynastie némanide.<br />

La Vie du patriarche Jefrem<br />

La Vie du patriarche Jefrem 394 , anachorète d’origine bulgare<br />

à la tête de l’Eglise serbe (1375-1379 et 1389-1392), fait partie<br />

de ces hagio-biographies des archevêques et patriarches qui font<br />

pendant aux hagio-biographies des rois et autres souverains de<br />

Serbie. Marko (né en 1359/60 dans les environs de Peç), évêque<br />

de Peç (1390/92-après 1411), fut le disciple de Jefrem pendant<br />

vingt-trois ans, depuis son entrée dans la vie monacale jusqu’à la<br />

mort du patriarche, le 15 juin 1400. Composée par cet auteur dont<br />

on connaît plusieurs autres textes de moindre importance (dont<br />

l’acolouthie de Jefrem) 395 , cette Vie s’assimile au genre hagiographique<br />

du synaxaire plutôt qu’à une Vie de type développé. C’est<br />

en fait une Vie-synaxaire élargie et en partie versifiée qui a une<br />

fonction liturgique et qui s’insère dans l’office des matines après<br />

la sixième ode du canon. On suppose cependant que cette Vie fut<br />

composée initialement en prose avant d’avoir été versifiée pour<br />

être inclus dans l’acolouthie du saint patriarche 396 . Dépouillé de<br />

citations savantes, relativement riche en informations biographiques<br />

et historiques, c’est un texte fort abondant au sujet de l’expérience<br />

spirituelle du saint, composé avec une grande maîtrise et<br />

un sens poussé de l’équilibre entre la forme et le contenu. La<br />

narration est concise, claire, sans digressions alourdissantes et fort<br />

394 Ed. Dj. Trifunoviç, “§itije svetog patrijarha Jefrema od episkopa Marka”<br />

(La Vie du patriarche Jefrem par l’évêque Marko), Anali Filološkog Fakulteta,<br />

7 (1967), p. 67-74.<br />

395 L’acolouthie de l’archevêque Nikodim, le Synaxaire de Gerasim et de Jefimija<br />

(ses parents qui ont avec plusieurs de leurs enfants embrassé la vocation<br />

monacale), puis l’inscription de ktètor pour l’église de Saint Georges, cf. D. Bogdanoviç,<br />

Šest pisaca XIV veka (Six auteurs du XIVe siècle), Belgrade, 1986,<br />

p. 163-210.<br />

396 Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka, cit., p. 45-46.<br />

330<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

cohérente 397 . Jefrem y est décrit comme un grand prélat, non pas<br />

en tant que gestionnaire des affaires de l’Eglise, mais avant tout<br />

comme un saint homme, un hésychaste, un ascète et un guide<br />

spirituel accompli. A la différence du Continuateur anonyme de<br />

Danilo II et d’autres auteurs de la fin du XIVe et de la première<br />

moitié du XVe siècle, qui s’accordent dans la condamnation inconditionnelle<br />

de l’œuvre de Duèan, Marko parle du schisme<br />

entre l’Eglise de Constantinople et celle de Serbie (1354-1375)<br />

en termes neutres et posés. Ecrivant onze ans après la bataille de<br />

Kosovo, l’évêque Marko parle de la bataille mémorable en termes<br />

moins exaltés que la plupart des autres textes de l’époque, sans<br />

s’écarter cependant de l’interprétation communément admise pour<br />

comprendre cet événement lourd de conséquences avec une causalité<br />

fort caractéristique de l’époque. Le mauvais tournant historique<br />

du Kosovo est la conséquence de “nos péchés”, alors que<br />

l’issue se trouve dans le repentir et l’expiation, dont le martyre du<br />

prince Lazar est un exemple édifiant.<br />

Biographie du despote Stefan Lazarević<br />

par Constantin de Kostenec<br />

C’est sous le règne du despote Djuradj Brankoviç, que Constantin<br />

écrivit, entre 1433 et 1439, à l’instigation du patriarche Nikon<br />

et des magnats de la cour, son œuvre principale : l’hagio-biographie<br />

du despote Stefan Lazareviç 398 . Au premier abord, cette œuvre<br />

biographique se rapproche, plus qu’aucune autre dans la littéra-<br />

397 M. Kaèanin, Srpska književnost u srednjem veku (La littérature serbe au<br />

Moyen Age), Belgrade, 1975, p. 324, 326.<br />

398 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />

srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote<br />

serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 223-328 ; G. svannE, Konstantin Kosteneykii<br />

i ego biografija serbskogo despota Stefana Lazareviéa (Constantin de Kostenec<br />

et sa biographie du despote serbe Stefan Lazareviç), Starobulgarska literatura,<br />

4 (1978), p. 21-38 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec :<br />

K. kuEv - G. pEtkov, Subrani sučineniæ na Konstantin Kosteneéki (Les œuvres<br />

réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, 574 pp.<br />

331


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

ture médiévale serbe, de la méthode historiographique classique.<br />

La culture hellénique et l’œuvre de Plutarque ont exercé une influence<br />

certaine sur Constantin 399 , auteur de la dernière grande<br />

biographie princière serbe.<br />

La Vie du despote Stefan Lazarević (1389-1427) par Constantin<br />

de Kostenec 400 , un homme de lettres bulgare qui avait fui en<br />

Serbie devant la conquête ottomane, est sans doute l’une des<br />

créations les plus remarquables dans la longue succession des<br />

hagio-biographies des souverains serbes. Par sa narration descriptive,<br />

ses références classiques, par sa reconstitution historique<br />

assez précise et compétente, c’est davantage une chronique du<br />

règne de son héros qu’une hagio-biographie traditionnelle. La<br />

volonté expresse de placer le despote Stefan dans une perspective<br />

de continuité de la sainteté dynastique, ainsi que la volonté à<br />

peine moins clairement affichée de servir d’argument pour une<br />

canonisation éventuelle de son prince, ont un côté qui peut paraître<br />

paradoxal par rapport à ses modifications d’approche littéraire.<br />

Ecrite moins de quarante années après celle du roi Stefan Deéanski,<br />

la Vie du despote Stefan se trouve à bien des égards aux antipodes<br />

de l’ouvrage de Camblak. Les schémas hagiographiques<br />

cèdent la place à un portrait assez fidèle et singulièrement réaliste<br />

par rapport aux images plus au moins hiératiques de rois<br />

saints. C’est le portrait d’un prince éclairé, pragmatique, et vertueux<br />

d’une manière plus chevaleresque que monacale.<br />

399 “Cette biographie représente […] la meilleure réalisation littéraire des<br />

Slaves méridionaux, au Moyen Age, tant par son contenu que par sa forme”, et<br />

“une source historique de toute première importance, non seulement pour l’histoire<br />

serbe, mais aussi pour l’étude des événements […] dans la péninsule des<br />

Balkans pendant l’époque en question”, selon I. Dujéev, “Rapports littéraires<br />

entre les Byzantins, les Bulgares et les Serbes aux XIVe et XVe siècles”, in<br />

L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade, 1972, p. 97 ; voir aussi, Id., “Les<br />

rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medievo bizantinoslavo,<br />

cit., vol. 3, p. 267-279.<br />

400 V. Jagiç (éd.), “Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />

srpskog”, cit., p. 223-328 ; G. svannE, Konstantin Kostenečki, cit., p. 21-38 ;<br />

nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. kuEv – G. pEtkov,<br />

Subrani sučinenija na Konstantin Kostenečki, Sofia, 1985.<br />

332<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

Ces transformations considérables dans la narration d’une<br />

biographie officielle portent l’empreinte de l’esprit du temps et<br />

des bouleversements profonds qui se font jour dans la société<br />

serbe de la première moitié du XVe siècle. La période des troubles<br />

à la fin du XIVe siècle, celle qui a précédé le règne du despote et<br />

marqué ses débuts était en effet une période de transition. Les<br />

troubles de succession dynastique, la déliquescence du pouvoir<br />

central, un climat d’insécurité croissante et le début de la conquête<br />

ottomane ; une urbanisation rapide et le pouvoir de l’argent<br />

relayant progressivement le pouvoir foncier, auront finalement<br />

raison de l’époque némanide, empreinte de la symphonie des deux<br />

pouvoirs au détriment du rôle privilégié de l’Eglise 401 .<br />

Incluant des changements fort significatifs, cette évolution ne<br />

devait cependant pas se confirmer par la suite, et la biographie du<br />

despote Stefan Lazareviç reste une exception dans la littérature<br />

dynastique et officielle. L’Etat serbe n’avait plus que quelques<br />

dizaines d’années de plus en plus difficiles à traverser avant d’être<br />

submergé par la conquête ottomane en 1459. Le dernier souverain<br />

important du XVe siècle, le despote Djuradj Brankoviç (1427-<br />

1456), n’a jamais eu la moindre biographie, officielle ou non. Les<br />

faits essentiels de l’histoire serbe étaient depuis la fin du XIVe<br />

siècle relatés par les Annales et les Généalogies des souverains.<br />

C’est ainsi que la dernière Vie de Siméon­Nemanja fut composée<br />

en 1441/2, par un moine érudit, Nikon le Hiérsolomytain 402 ,<br />

qui écrivait pour le compte de la princesse Hélène Balèiç, fille du<br />

prince Lazar. C’est une compilation de Stefan le Premier Couronné<br />

et de Teodosije pour l’essentiel, mais composée dans un<br />

esprit nouveau par rapport à ces prototypes — la séparation de<br />

l’hagiographique et de l’historique. C’est ainsi que cette Vie de<br />

401 Il est intéressant de rappeler à ce propos que la crise de l’Eglise serbe<br />

coïncide dans le temps avec ce qui fut la plus grande crise de la papauté au Moyen<br />

Age, à la fin du XIV e et au début du XV e siècle.<br />

402 Etude, édition critique du texte et traduction française : B. Bojoviç, L’idéologie<br />

monarchique dans les hagio­biographies dynastiques du Moyen Age serbe,<br />

Rome, 1995, p. 209-300.<br />

333


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Nemanja est presque entièrement dépouillée de ses parties historiques<br />

au profit d’une synthèse hagiographique, faite d’un portrait<br />

hiératique, complètement sublimé, du fondateur de la dynastie<br />

némanide.<br />

Vies brèves et offices des saints despotes Branković<br />

On ne connaît pas d’hagiographies «développées» des Brankoviç,<br />

despotes de Srem. Ce sont des textes hymnographiques,<br />

des acolouthies et des Vies brèves, jiti&e de type synaxaire qui<br />

furent créées en fonction de leurs cultes. L’acolouthie 403 de Stefan<br />

Brankoviç a été écrite, dans le plus pur style rhétorique des XIII-<br />

XIV e siècles, dit «guirlande de mots», entre 1486 et 1502. La Vie<br />

de type synaxaire est, par contre, d’un historicisme qui rompt avec<br />

le style rhétorique, traditionnel dans ce genre littéraire 404 . Inspirée<br />

de sentiments patriotiques, renfermant un grand nombre de données<br />

biographiques et historiques, l’acolouthie 405 de l’archevêque<br />

Maxime est écrite en 1523, sept ans après sa mort. Sa Vita synaxaire<br />

est plus historique que celle de Stefan, se rapprochant<br />

davantage encore du genre narratif des Annales ; elle fait partie<br />

des vitae synaxaires les plus longues. Ces textes représentent, en<br />

fait, une brève histoire des Brankoviç de la Hongrie méridionale,<br />

derniers descendants, selon l’auteur, de la sainte lignée des Nemanjiç.<br />

Les généalogies royales et les Annales<br />

du royaume de Serbie<br />

Les généalogies royales font leur apparition en Serbie seulement<br />

dans les dernières décennies du XIV e siècle ; elles ont été<br />

403 Edition du texte slavo-serbe avec traduction serbo-croate, dans Srbljak 2,<br />

Belgrade, 1970, p. 409-463 ; Dj. Trifunoviç, dans O Srbljaku, Belgrade, 1970,<br />

p. 324-327.<br />

404 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 496-497.<br />

405 Ed. Srbljak 2, cit., p. 465-499 ; Trifunoviç, dans O Srbljaku, cit., p. 328-<br />

330.<br />

334<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

précédées par les pomenyiky (diptyques) 406 , listes des noms dynastiques<br />

à usage liturgique 407 . Plusieurs rédactions ultérieures ont complété<br />

cette généalogie primitive par des données dynastiques sur<br />

les Lazareviç, les Brankoviç et enfin les Jakèiç au XVI e siècle 408 .<br />

Les Annales sont classées en deux catégories d’après leur<br />

ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus<br />

récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un<br />

auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous<br />

forme de portraits succincts “en médaillon” des souverains serbes 409 .<br />

Intitulées Vies et œuvres des saints rois et empereurs serbes, les<br />

cinq rédactions des Annales anciennes ne font pas véritablement<br />

partie du genre des chronographies mais, comme leur titre l’indique,<br />

s’apparentent davantage au genre hagiographique.<br />

Les véritables Annales 410 sont représentées par les quelques<br />

cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui<br />

contiennent la chronologie suivant la mort de Stefan Duèan (1355).<br />

Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies<br />

411 du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç a classé les Anna­<br />

406 S. Novakoviç, “Srpski pomenici XV-XVIII veka”, Glasnik SUD, 42 (1875),<br />

p. 1-152.<br />

407 Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 241-243.<br />

408 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 142 ; S. Novakoviç, Hronograf, carostavnik,<br />

trojadnik, rodoslov, Glasnik SUD, 45 (1877), p. 333-343 ; A. Iviç, Rodoslovne<br />

tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables généalogiques des dynasties et des<br />

seigneurs serbes), Belgrade, 19252 .<br />

409 L’une des plus anciennes rédactions est celle du recueil copié en Moldavie<br />

entre 1554-1561, rédigé vers 1490 et couvrant la période entre 1355 et 1490,<br />

cf. E. turdEanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les<br />

pays roumains, Paris, 1947, p. 160-161.<br />

410 Selon Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 129-130. Sur les “Annales (Letopis) de<br />

Brankoviç”, voir R. Novakoviç, Brankovićev Letopis, Posebna izdanja SANU,<br />

339, Odeljenje druètvenih nauka, t. 35, Belgrade, 1960 (résumé en allemand,<br />

p. 177-180).<br />

411 Sur les Généalogies, voir Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi<br />

(Les Généalogies et les Annales serbes anciennes), Belgrade-Sr. Karlovci, 1927 ;<br />

Dj. Sp. Radojiéiç, Književna zbivanja i stvaranja kod Srba u srednjem veku i u<br />

tursko doba (Les faits littéraires chez les Serbes au Moyen Age et à l’époque<br />

335


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

les plus récentes en quatre groupes : les Annales écrites avant 1458 ;<br />

celles écrites vers 1460 ; celles écrites après 1460 ; le quatrième<br />

groupe représente les Annales écrites au XVIe siècle. Puisant leurs<br />

informations sur l’histoire de la Serbie dans les hagio-biographies<br />

et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices<br />

historiques et les colophons de recueils anciens, les auteurs des<br />

Annales rapportent aussi les événements contemporains 412 .<br />

C’est ainsi que la mémoire écrite devait trouver pour une<br />

longue période son expression dans des genres historico-littéraires<br />

bien distincts. Les derniers ouvrages du Moyen Age serbe dans<br />

ce domaine témoignent particulièrement bien de cette séparation<br />

entre le sacré et le profane dans la littérature officielle. Séparation,<br />

amorcée dès la fin de la dynastie némanide (1371), pour s’inscrire<br />

progressivement au sein du cycle littéraire consacré au<br />

prince Lazar, et trouver sa pleine expression au XV e siècle.<br />

* * *<br />

Sous l’influence des institutions dynastiques de l’Europe<br />

occidentale et de la spiritualité de la civilisation chrétienne de<br />

l’Orient, l’Etat serbe se trouvait en situation de parvenir à un<br />

certain degré de synthèse à partir d’un éclectisme d’influences<br />

diverses, dépassant toute tentative de syncrétisme de la bi-polarisation<br />

du monde chrétien et tendant à se rapprocher plutôt du<br />

modèle byzantin. Cette synthèse ne concernait pas seulement une<br />

appropriation créative de modèles universels, mais aussi une<br />

résolution autochtone des questions principales qui se posaient au<br />

monde du Moyen Age, telle que la question du rapport des deux<br />

pouvoirs — le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, — question<br />

qui a été résolue principalement, tant en Orient qu’en Occident,<br />

sur la base du principe d’un rapport de forces créant plus ou moins<br />

une inégalité entre les deux parties principales des structures sociales.<br />

C’est de cette inégalité que sont nés ces monopoles autocratiques<br />

du pouvoir qui s’appellent dans l’historiographie mo-<br />

ottomane), Novi Sad, 1967, p. 157-189.<br />

412 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, cit., p. XL-LVIII ;<br />

LXXXIV-LXXXVIII ; voir aussi ICG t. II/2 (D. Bogdanoviç), 386-392.<br />

336<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

derne le césaro-papisme et le papo-césarisme. La synthèse serbe<br />

entre l’Eglise et l’Etat dans la culture politique et spirituelle est<br />

définie avec le plus de concision par le terme de “symphonie” des<br />

deux pouvoirs, concept qui reçoit un contenu juridique et politique<br />

à partir du Recueil de lois (Kormčija) de saint Sava en 1220.<br />

Cette union symphonique entre les deux pouvoirs — le pouvoir<br />

temporel et le pouvoir spirituel — présentait pour le Moyen Age<br />

un côté positif, car elle rapprochait, et jusqu’à un certain point<br />

neutralisait la puissance de deux autocraties semi-despotiques. La<br />

symphonie entre l’Eglise et l’Etat se présente comme l’une des<br />

caractéristiques de la civilisation serbe du Moyen Age, au point<br />

qu’on a pu la qualifier — non sans une certaine exagération<br />

d’ailleurs, car la théorie ne s’identifie pas à la réalité, — de “monarchie<br />

ecclésiastique” 413 . L’accord entre les deux structures sociales<br />

dominantes reste l’idée conductrice de l’idéologie politicoecclésiale,<br />

prenant une part considérable dans l’équilibre des<br />

rapports sociaux, en vertu du principe selon lequel “les structures<br />

mentales sont le reflet des structures sociales” (G. Dumézil) et<br />

inversement. Et l’équilibre interne de l’expression monumentale<br />

serbe — architecturale et iconographique — (qui lui donne une<br />

valeur universelle) est bien lui aussi le reflet de cette “symphonie”.<br />

En ce qui concerne le point dont nous nous occupons ici, ce sont<br />

les hagio-biographies des souverains et des archevêques serbes<br />

qui possèdent la plus grande signification comme moyen de rétablissement<br />

et de maintien de la conscience propre, culturelle,<br />

politique et historique au Moyen Age serbe. En tant que reflet le<br />

plus exemplaire de la synthèse et de la symphonie de la civilisation<br />

serbe du Moyen Age, elles représentent par leur continuité littéraire<br />

et historiosophique autochtone un phénomène significatif<br />

dans l’Europe du Moyen Age.<br />

413 J. klocZowski, dans Histoire du Christianisme 6, Paris, 1990, p. 252.<br />

337


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

lA lIttérAture croAte en lAngue slAVe<br />

L’attitude du clergé latin, de l’archevêché de Split et de la<br />

papauté, à l’égard de la liturgie slave (surtout entre le XIe et le<br />

XIIIe siècle) a eu des conséquences néfastes pour le développement<br />

d’une littérature slave qui demeurera limitée aux textes liturgiques<br />

plus ou moins tolérés pour le bas clergé et touchant surtout les<br />

couches populaires. Le soutien des rois croates à cette attitude de<br />

l’Eglise romaine (surtout après les Conciles de Split en 925, en<br />

928, puis en 1060, supprimant l’archevêché slave de Nin et interdisant<br />

toute langue liturgique autre que le latin et le grec), empêcha<br />

la constitution d’une Eglise croate qui aurait pu engendrer une<br />

littérature hagiographique et biographique croate sur des thèmes<br />

historiques. L’annexion du royaume croate par la Hongrie (entérinée<br />

en 1102), d’une part, et la mainmise de Venise sur les villes<br />

importantes et la plus grande partie du littoral adriatique croate,<br />

d’autre part, furent sans doute l’une des conséquences de cet état<br />

des choses. Ce qui explique la faible étendue du patrimoine littéraire<br />

croate autochtone issu du Moyen Age qui nous est parvenu 414 .<br />

La tradition d’un Etat croate se maintint dans quelques textes<br />

tardifs dont il faut chercher l’origine dans une résurgence de la<br />

tradition glagolitique du clergé slave (dans l’ordre bénédictin<br />

notamment) reconnue par le pape Innocent IV au XIIIe siècle (en<br />

1248), sans doute pour contrecarrer l’expansion de l’hérésie bogomile<br />

et surtout dans l’esprit des temps nouveaux qui se répand<br />

dans les régions maritimes avec l’influence venant de l’Italie.<br />

La littérature croate du Moyen Age est composée dans sa plus<br />

grande partie de textes ecclésiastiques dont le genre hagiographique<br />

tient une part importante. Ces textes hagiographiques, les<br />

apocryphes, bréviaires liturgiques, sont généralement des traductions<br />

slaves de textes latins et, dans une moindre mesure, de<br />

texte de provenance byzantine ou plutôt slavo-byzantine. Les deux<br />

extraits du proto-évangile de Jacques (dans quatre bréviaires gla-<br />

414 dvornik, Les Slaves, cit., p. 158-160.<br />

338<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

golitiques), des extraits de la Vie de Constantin­Cyrille, la Vie de<br />

St. Wenceslas, la Vie de St. Clément, la Passion apocryphe de<br />

l’Apôtre André, font partie de ces écrits de provenance slave ou<br />

slavo-byzantine 415 ; de même que des textes hagiographiques<br />

d’origine latine, comme ceux sur les saints Nicolas, François<br />

d’Assise, et bien d’autres, ne font pas partie de ce qu’on pourrait<br />

considérer comme un littérature autochtone créée sur le territoire<br />

de la Croatie à l’époque médiévale.<br />

Les plus importants textes narratifs croates témoignent de<br />

la difficulté d’affirmer une identité historique à une époque difficile<br />

pour tous les pays balkaniques. Ces textes sont souvent partagés<br />

entre la culture latine des villes et l’aspect plus autochtone<br />

des autres textes traitant de l’histoire croate :<br />

Historia Salonitana par l’archidiacre Tomas (XIIIe siècle, en<br />

latin)<br />

Note du prêtre Martince de Grobnik sur la bataille de Krbava<br />

(1493)<br />

Mémoires de Miha Medijev de Barbezanis (pour Split) et de<br />

Paulus de Paulo (pour Zadar) — XIV e s. (en latin)<br />

Récit de la mise à mort du roi Zvonimir — adjonction tardive<br />

(début du XIVe siècle) dans le “libellus Gothorum quod latine<br />

Sclavorum dicitur regnum” (chapitre XXVII) 416<br />

Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Klementoviç<br />

(début XVIe siècle)<br />

Annales brèves dans le Zbornik de Frère Petar Milutiniç (XVIe<br />

siècle)<br />

Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Glaviç £ibenéanin<br />

(XVIe siècle) 417<br />

415 E. hErcigonja, Povijest hrvatske književnosti, t. 2 (Histoire de la littérature<br />

croate), Zagreb, 1975, p. 265sqq., 272.<br />

416 Traduite en latin par Marko Maruliç, et adjointe à la Chronique du prêtre<br />

de Dioclée, sous le titre de “Regnum Dalmatiae et Croatiae gesta”, Istorija naroda<br />

Jugoslavije (Histoire des peuples yougoslaves), t. I, Belgrade, 1953, p.<br />

716-717.<br />

417 V. Jagiç, Historija književnosti naroda hrvatskoga i srpskoga, cit., p. 115-<br />

339


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Alors que les Ottomans occupent les Balkans, les esprits<br />

éclairés en Dalmatie se font l’écho des traditions populaires et<br />

ecclésiastiques du patrimoine slave. Au XVIe siècle, le dominicain<br />

de Dubrovnik, Mavro Orbini écrit “Il regno degli Slavi”, une<br />

histoire des royaumes sud-slaves. Au XVIe siècle, les pêcheurs<br />

des îles dalmates chantent les poèmes épiques sur les anciens rois<br />

serbes. Dans les villes dalmates (aux XVIe, XVIIe et XVIIIe s.),<br />

les poètes de la Renaissance et de la Contre-Réforme, comme<br />

Hektoroviç (XVIe), Gunduliç (XVIIe), Kaéiç-Mioèiç (XVIIIe),<br />

chantent les légendes populaires des royaumes croate et serbe. Un<br />

évêque de Dalmatie (Ivan Tomko Mrnaviç), écrit au XVIIe siècle<br />

(en 1631) une Vita de Sava Nemanjiç 418 , premier archevêque orthodoxe<br />

de Serbie.<br />

L’élimination de la liturgie slave par l’Eglise catholique et<br />

son interdiction aux conciles de Split de 925, 928 et 1060, ont<br />

abouti à l’étouffement de la littérature originale sur le territoire de<br />

la Croatie du Moyen Age. Les quelques œuvres qui se sont conservées<br />

appartiennent à la fin du Moyen Age et au début des Temps<br />

modernes, et elles ont une valeur qui concerne moins la littérature<br />

et l’histoire que l’édification de l’Eglise et le patrimoine de<br />

la Croatie du Moyen Age. Lorsqu’il fallut choisir entre l’autorité<br />

de Rome et celle de la hiérarchie des villes romaines du littoral<br />

dalmate, d’une part, et, de l’autre, le clergé slave croate, les souverains<br />

croates furent influencés par des facteurs externes, ce qui<br />

120 ; Fr. poljanEc, Historija stare i srednje jugoslovenske književnosti (Histoire<br />

de la littérature ancienne et moyenne yougoslave), Zagreb, 1939, p. 144-147.<br />

418 Sous le titre : Regia Sanctitatis illyricana foecunditas, A Ioanne Tomco<br />

Marnavitio, Bosnensi edita, Roma 1930 ; puis : De Vita & Scriptis Joannis<br />

Tomci Marnavitii : Paulovich Lucich. J. J., Vita S. Sabbae abbatis Stephani<br />

Nemaniae Rasciae Regis Filij auctore Joanne Tomco Marnavitio. Opera & Studio…,<br />

Venise, 1789, p. 9-21 ; sur cet ouvrage et son auteur, voir I. Kukuljeviç-<br />

Sakcinski, “Knjiàevnici u Hrvatah s ove strane Velebita àivevèi u prvoj polovini<br />

XVII vieka : Ivan Tomko Mrnaviç” (Les écrivains croates de ce coté de<br />

Velebit au XVIIe siècle), Arkiv, 9 (1868), p. 242-265 ; N. Radojéiç, “O àivotu<br />

Svetoga Save od Ivana Tomka Marnaviça” (Sur la Vie de saint Sava par Ivan<br />

Tomko Marnaviç), in Svetosavski Zbornik, t. I, Belgrade 1936, p. 3-66 + VI pl.<br />

340<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

a vraisemblablement contribué à la faible durée de leur monarchie<br />

(submergée par le royaume hongrois dès 1102) et pas simplement<br />

à l’étendue du patrimoine littéraire croate au Moyen Age.<br />

VestIges de lA lIttérAture MédIéVAle en bosnIe<br />

C’est la Bosnie qui, après la Bulgarie, devient à partir du XIIe<br />

siècle le creuset privilégié d’une hétérodoxie d’inspiration dualiste<br />

419 , surtout après que les adeptes de ce mouvement hétérodoxe<br />

furent définitivement chassés de Serbie par le grand joupan<br />

Stefan Nemanja à la fin du XIIe siècle. La controverse sur le caractère<br />

confessionnel et doctrinaire de «l’Eglise des chrétiens de<br />

Bosnie» demeure ouverte, faute de sources bogomiles locales<br />

(autres que les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç) qui puissent<br />

attester explicitement son caractère hétérodoxe 420 . A défaut de<br />

419 Désignée habituellement et peut être abusivement comme “bogomile”, par<br />

analogie avec les dualistes bulgares, alors que les adeptes de cette Eglise locale<br />

se désignaient eux-mêmes exclusivement par le vocable de “krstjani” (=chrétiens).<br />

De la part de leurs voisins orthodoxes et catholiques il étaient désignés par contre<br />

par les noms péjoratifs de “babuni” et de “patarins”. Sur les débuts du bogomilisme<br />

dans les Balkans, voir M. loos, “La question de l’origine du bogomilisme.<br />

Bulgarie ou Byzance, Actes, t. III, Sofia, 1969, p. 265-271 ; A. schmaus, “Der<br />

Neumanichäismus auf dem Balkan”, Saeculum 2 (1951), p. 271-299 ; D. Dragojloviç,<br />

“Poéeci bogomilstva na Balkanu” (Les débuts du bogomilisme dans<br />

les Balkans), in Bogomilstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja,<br />

Skoplje, 1982, p. 19-28 (résumé français, p. 29), avec bibliographie récente.<br />

420 Ce qui ne laisse d’autre choix que de s’en remettre aux traités anti-bogomiles<br />

en essayant de deviner ce qui derrière leur propos partisans représente le<br />

véritable particularisme hétérodoxe de l’enseignement, des pratiques religieuses<br />

et liturgiques des Eglises dualistes. Le “Sermon du prêtre Cosmas” est sans<br />

doute l’un des meilleurs ouvrages dans ce domaine. On en relèvera notamment<br />

l’aspect social dans l’interprétation qu’il propose de ce mouvement hétérodoxe.<br />

La copie manuscrite russe de ce texte est de 1491/92, alors que la version serbe<br />

est datée du XIIIe siècle, voir J. bEgunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah<br />

(Cosmas le Prêtre dans les littératures slaves), Sofia, 1973, p. 19sqq. ; Id.,<br />

“Serbskaja kompilacija XIII v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation<br />

serbe du XIIIe siècle des «Discours» du Prêtre Cosmas), Slovo 18-19 (1969), p.<br />

341


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

pouvoir se prononcer sur ce problème et sans entrer dans des spéculations<br />

infiniment controversées, 421 limitons-nous à un bref aperçu<br />

sur le caractère de la littérature ecclésiastique de cette principauté<br />

insérée entre les deux mondes de la chrétienté divisée.<br />

Trouvant son point de départ dans l’influence exercée par le<br />

courant cyrillo-méthodien (de même que dans les autres pays<br />

sud-slaves), la littérature en Bosnie présente certaines particularités<br />

paléographiques et des nuances dialectales d’un caractère<br />

archaïsant par rapport au reste de la littérature vieux-slave. C’est<br />

en premier lieu la persistance de l’alphabet glagolitique, qui cède<br />

cependant progressivement la place à l’alphabet cyrillique. C’est<br />

91-107 ; cf. étude et édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede<br />

u Zborniku popa Dragolja” (Le remaniement serbe du Discours de Kosmas dans<br />

le Recueil du pope Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90) ;<br />

A. solovjEv, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu” (Le<br />

témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),<br />

Godišnjak IDBH 5 (1953), p. 11, 24-29 ; D. tashkovski, Bogomilism in Macedonia,<br />

Skopje, 1975, p. 45 ; G. G. litavrin, “O socialnih vozrenijah Bogomilov. Nektorie<br />

itogi izuéenija naéalnogo perioda istorii eresi” (Sur les conceptions sociales des<br />

bogomiles. Contribution à l’histoire de la période initiale de l’hérésie), in Bogomilstvoto<br />

na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja, cit., p. 31-38.<br />

421 Cf. pour la bibliographie ancienne sur l’Eglise de Bosnie : J. £idak, “Problem<br />

bosanske Crkve u naèoj historiografiji od Petranoviça do Gluèca” (Le problème<br />

de l’Eglise de Bosnie dans notre historiographie de Petranoviç à Gluèac), Rad<br />

JAZU, 259 (1940), p. 37-182 ; Id., “Pitanje «Crkve bosanske» u novijoj literaturi”<br />

(La question de «l’Eglise de Bosnie» dans la littérature recente), Godišnjak<br />

Istoriskog društva Bosne i Hercegovine, 5 (1953), p. 139-160. Pour la bibliographie<br />

récente, cf. D. Dragojloviç, Krstjani i jeretička Crkva bosanska (Les «krstjani»<br />

et l’Eglise hérétique de Bosnie), Belgrade, 1987, p. 17-26. Les travaux récents<br />

semblent s’orienter vers une interprétation moins polémique et controversée<br />

quant au caractère doctrinaire de l’Eglise de Bosnie. Certains, comme ceux de<br />

Dragojloviç et de Fine ont même tendance à minimiser (un peu trop à notre avis)<br />

le caractère dualiste de l’hétérodoxie bosniaque, ainsi que le rôle historique de<br />

l’Eglise de Bosnie, J. V. A. finE, The Bosnian Church : A New Interpretation,<br />

New York - Londres, 1975 ; Id., “Uloga Bosanske crkve u javnom àivotu srednjovekovne<br />

Bosne” (Le rôle de l’Eglise de Bosnie dans la vie publique de la<br />

Bosnie médiévale), Godišnjak DIBH, 19 (1967). Bien que discutable en bien des<br />

points, l’interprétation de Fine mérite l’attention car elle permet de concilier les<br />

thèses traditionnellement opposées : selon son étude il faut faire une distinction<br />

nette entre l’Eglise autonome et le mouvement dualiste en Bosnie.<br />

342<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

ainsi que même les évangéliaires des XIVe-XVe siècle font apparaître<br />

des traces de protographes glagolitiques avec des caractéristiques<br />

propres aux plus anciennes traductions slaves. Une autre<br />

caractéristique des textes hérités de cette région balkanique est la<br />

présence de locutions proches de la langue vernaculaire et ceci<br />

dans une mesure sensiblement plus importante que dans les textes<br />

ecclésiastiques créés dans les zones restées sous la juridiction de<br />

l’Eglise de Serbie 422 .<br />

L’isolement géographique de cette région des Balkans, en<br />

dehors des grandes voies de communication, l’autarcie de ses<br />

structures politiques et surtout ecclésiastiques, puis l’hostilité plus<br />

au moins ouverte de ses voisins catholiques et, dans une moindre<br />

mesure, orthodoxes, constituent autant de facteurs majeurs qui<br />

expliquent la faible transmission du patrimoine culturel et surtout<br />

littéraire de cette formation sociale. La conquête ottomane de la<br />

Bosnie en 1463 et la disparition de la hiérarchie de l’Eglise autonome<br />

de Bosnie au XVe siècle 423 au profit des structures religieuses<br />

des trois grandes confessions universelles ont certainement<br />

été à l’origine de cette rupture. C’est ainsi qu’il est impossible de<br />

savoir si une continuité en matière de littérature autochtone avait<br />

existé dans le cadre de la principauté de Bosnie.<br />

Le patrimoine médiéval littéraire de la Bosnie contient essentiellement<br />

des recueils 424 liturgiques avec des livres du Nouveau<br />

422 Istorija naroda Jugoslavije, cit., t. I (D. Pavloviç), p. 564-565 (bibliographie,<br />

p. 570-576).<br />

423 Sur l’histoire de l’Eglise des “krstjani” de Bosnie, cf. S. Çirkoviç, Istorija<br />

srednjevekovne bosanske države (Histoire de l’Etat médiéval en Bosnie), Belgrade,<br />

1964, p. 101-112; Id., “Die bosnische Kirche”, Accademia nazionale dei<br />

Lincei 361 - Quad. 62, Rome, 1964, p. 547-575 ; S. H. Aliç, “Bosanski krstjani<br />

i pitanje njihovog porijekla i odnosa prema manihejstvu” (Les krstjani de Bosnie<br />

et la question de leur origine et de leur rapport au manichéisme), in Bogomilstvoto<br />

na Balkanot, cit., p. 187-189.<br />

424 La structure liturgique de ces recueils atteste leur origine exclusivement<br />

orthodoxe. La langue, l’écriture et l’orthographe sont celles de la rédaction serbe<br />

du slavon de l’Eglise avec à peine quelques nuances locales, graphiques et dialectales,<br />

P. Djordjiç, Istorija srpske ćirilice (Histoire de la cyrillique serbe),<br />

Belgrade, 1971, p. 130-131, 133-143 ; D. Dragojloviç, «Istorija stare bosanske<br />

343


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Testament. L’Apocalypse en fait systématiquement partie. L’absence<br />

quasiment générale des livres vétérotestamentaires, mis à<br />

part un psautier dans le Recueil de Hval 425 et quelques brefs extraits,<br />

pourrait être un indice majeur, par défaut, du caractère hétérodoxe<br />

éventuel de cette Eglise locale. Très peu d’apocryphes, sans<br />

grand intérêt ni originalité par rapport à ceux répandus dans<br />

l’Eglise orthodoxe. Avec les gloses 426 de l’Evangéliaire de Sreçkoviç<br />

(perdu) et peut-être le contenu à peine connu du feuillet de<br />

Monteprandona, qui seuls semblent pouvoir offrir quelques éléments<br />

explicites de doctrine hétérodoxe, 427 ce sont en définitive<br />

des supports trop fragiles pour permettre d’en tirer une conclusion<br />

cohérente 428 .<br />

L’analyse philologique des gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç<br />

corroborent l’origine géographique de ces commentaires<br />

knjiùevnosti I» (Histoire de la littérature ancienne en Bosnie, I), Književna istorija,<br />

XVI - 61 (1983), p. 124.<br />

425 Dj. Daniéiç, “Hvalov rukopis” (Le manuscrit de Hval), Starine JAZU, 3<br />

(1871), p. 1-146 ; V. Djuriç, “Minijature Hvalovog rukopisa” (Les miniatures<br />

du manuscrit de Hval), Istoriski glasnik, 1-2 (1957), p. 39-51.<br />

426 Ed. M. spEranski, “Ein bosnisches Evangelium in der Handschriftensammlung<br />

Sreçkoviç’s”, Arhiv für slavische Philologie 24 (1902), p. 172-182 ;<br />

S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”<br />

(Les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç et la doctrine de l’Eglise de Bosnie),<br />

in Bogomilstvoto na Balkanot, p. 207-221 (rés. allem. p. 221-222).<br />

427 Çoroviç, Historija Bosne, cit., p. 175-189 ; cf. A. solovjEv, Vjersko učenje bosanske<br />

Crkve (La doctrine de l’Eglise de Bosnie), Zagreb, 1948 ; dvornik, Les<br />

Slaves, cit., p. 166-158 ; D. kniEwald, “Vjerodostojnost latinskih izvora o bosanskim<br />

krstjanima” (La crédibilité des sources latines sur les krstjani de Bosnie), Rad<br />

JAZU, 270 (1949), p. 115-276 ; J. £idak, Studije o “Crkvi bosanskoj” i bogumilstvu<br />

(Les études sur l’»Eglise de Bosnie» et sur le bogomilisme), Zagreb, 1975 ;<br />

Dragojloviç, «Istorija stare bosanske knjiùevnosti I», cit., p. 96-113, 120-125.<br />

428 Sur les recueils de textes bibliques originaires de Bosnie médiévale, voir<br />

Lj. Stojanoviç, “Jedan prilog k poznavanju bosanskijeh bogumila” (Contribution<br />

à l’étude des bogomiles de Bosnie), Starine JAZU, 18 (1886), p. 230-232 ;<br />

R. M. Grujiç, “Jedno evandjelje bosanskog tipa XIV-XV u Juànoj Srbiji” (Un<br />

Evangéliaire du XIVe-XVe s. de type bosniaque en Serbie méridionale), in Belićev<br />

zbornik t. II, Belgrade, 1937 ; V. vrana, “Knjiàevna tentatives u sredovjeénoj<br />

Bosni” (Les efforts littéraires en Bosnie médiévale), in Napretkova Povijest<br />

Bosne i Hercegovine t. I (1942).<br />

344<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

rédigés dans une région d’implantation traditionnelle de l’Eglise<br />

bosniaque (“dialecte iékavien” de Bosnie centrale). Les mêmes<br />

particularités dialectales et locales apparaissent dans le texte de<br />

l’Evangéliaire daté par Speranski du XIVe siècle, alors que les<br />

gloses sont datées encore plus approximativement des XVe-XVIe<br />

siècles 429 . Si l’origine géographique de ce manuscrit semble être<br />

hors de doute (malgré certaines réserves émises par Jaroslav<br />

£idak) 430 , il conviendrait de modérer les conclusions de Soloviev<br />

sur le caractère dualiste de certaines ses gloses, même si l’empreinte<br />

bogomile n’est pas contestable dans la majeure partie de<br />

points relevés dans la conclusion, dont notamment : 1) l’attitude<br />

intransigeante envers l’Eglise catholique (qualifiée de sataniste) 431 ,<br />

son “chef” et ses “juristes” ; 3) les âmes humaines sont des anges<br />

dévoyés par Satan ; 4) les âmes sont prisonnières du monde ; 5)<br />

c’est la miséricorde divine seule qui peut les en délivrer et non<br />

pas l’eucharistie ; 6) les pêcheurs ne doivent pas être facilement<br />

pardonnés ; 7) Jean Baptiste est désigné comme “Jean le Porteur<br />

d’eau” et son baptême est considéré comme sans valeur. Parmi<br />

les douze points relevés par Soloviev certains sont d’un caractère<br />

hétérodoxe plus discutables, notamment le n° 2) selon lequel le<br />

Satan est le “prince de ce monde”, puisqu’on rencontre cette notion<br />

du “Cosmokrator” (par opposition au Pantokrator) dans les textes<br />

patristiques; 8) la “religion de Judas” est une autre notion discutable<br />

telle qu’elle se présente dans l’interprétation de Soloviev ;<br />

et le n° 9) le commentaire sur le miracle des cinq pains est plus<br />

429 Herta kuna, “Jeziéke karakteristike glosa u bosanskom jevandjelju iz<br />

Sreçkoviçeve zaostavètine” (Les caractéristique linguistiques des gloses de<br />

l’Evangéliaire du legs de Sreçkoviç), Slovo, 25-26 (1976), p. 213-230.<br />

430 J. £idak, “Problem bogumilstva u Bosni” (Le problème du bogomilisme<br />

en Bosnie), Zgodovinski časopis, 9 (1955), p. 159 (= Id., Studije o Crkvi bosanskoj<br />

i bogumilstvu (Etudes sur l’Eglise de Bosnie et sur le bogomilisme), Zagreb,<br />

1975, p. 87-108).<br />

431 Çirkoviç suppose que l’attitude critique bogomile envers l’Eglise catholique<br />

dans la glose sur la parabole (Luc 16 : 1-11) pourrait s’étendre à tous les adversaires<br />

des bogomiles, cf. Id., “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske<br />

Crkve”, cit., p. 216.<br />

345


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

proche des métaphores qu’on trouve dans les apocryphes. Le<br />

caractère hétérodoxe de ces gloses se recoupe avec le compterendu<br />

d’un ecclésiastique catholique de 1623, où il est question<br />

de livres d’origine bosniaque qu’on pouvait semble-t-il trouver<br />

chez les pauliciens bulgares et dont “le texte est conforme aux<br />

préceptes de l’Eglise catholique, alors que les commentaires et les<br />

gloses sont hérétiques” 432 . Il est important de souligner que malgré<br />

les quelques réserves qu’on a pu formuler, l’essentiel de l’analyse<br />

de Soloviev ne peut être mis en cause.<br />

Tenant compte de tous les arguments des travaux publiés<br />

depuis et reprenant l’analyse de ces gloses, Sima Çirkoviç conclut<br />

encore récemment au caractère hétérodoxe dualiste de ces textes.<br />

L’analyse de Çirkoviç est essentiellement fondée sur une comparaison<br />

entre les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec la<br />

critique de l’enseignement de l’hétérodoxie dualiste que l’on peut<br />

trouver exposé chez les auteurs orthodoxes, en premier lieu Démétrius<br />

Zigabène et Cosmas le Prêtre. Il résulte de cette comparaison<br />

que l’enseignement de ces gloses diffère sensiblement de<br />

la doctrine critiquée par les auteurs orthodoxes. Le dualisme radical<br />

et la problématique cosmogonique mythologique du bogomilisme<br />

ancien cèdent ici la place à un dualisme nettement plus<br />

modéré empreint d’une orientation théologico-moralisatrice 433 .<br />

C’est pourquoi l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec ses gloses revêt<br />

une importance considérable, puisqu’il représente dans un texte<br />

autochtone et théologique le dernier stade d’évolution de l’hétérodoxie<br />

dualiste en Bosnie médiévale. Du point de vue du thème<br />

qui nous occupe ici, cet ouvrage présente une signification presque<br />

aussi importante, puisqu’il s’agit d’un texte unique en son genre<br />

parmi ces si rares vestiges de la littérature autochtone dans cette<br />

partie des Balkans.<br />

Le traité historiosophique intitulé : «Sur les trois royaumes<br />

de la terre» est aussi un texte à consonance dualiste, conservé dans<br />

432 Cité par : solovjEv, Vjersko učenje bosanske Crkve, cit., p. 44.<br />

433 S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”,<br />

cit., p. 219-221.<br />

346<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

plusieurs copies bulgares et serbes, issues vraisemblablement d’un<br />

protographe écrit en Macédoine au XIe siècle 434 . Bien qu’il ne soit<br />

pas attesté en Bosnie, ce texte s’apparente bien à un esprit proche<br />

de l’hétérodoxie slavo-balkanique. Appartenant au genre des légendes<br />

médiévales, cet écrit contient un certain nombre d’idées<br />

politiques inspirées de concepts dualistes mais aussi millénaristes 435 .<br />

L’histoire de l’humanité y est divisée en trois parties 436 : l’empire<br />

grec, qui est celui de la révélation de Dieu le Père, l’empire germanique,<br />

comprenant la révélation du Fils de Dieu, et enfin, le<br />

royaume slave (bulgare ou serbe, selon les versions), coïncidant<br />

avec la révélation du Saint Esprit. Une liste de 72 nations, classées<br />

en trois catégories : vrais-croyants (les orthodoxes), semi-croyants<br />

(les catholiques) 437 et infidèles (les Ismaélites) est donnée après le<br />

préambule 438 .<br />

434 Dj. Sp. Radojiéiç, “Ost und West in der Geschichte des Dankens und der kulturellen<br />

Beziehungen”, in Festschrift für Eduard Winter zum 70. Geburtstag, Berlin<br />

1966, p. 41-44 ; Id., “Juànoslovenski stari tekst o tri carstva na svetu” (Un texte<br />

sud-slave ancien sur les trois empires universels), Bagdala, 8/93 (1966), p. 2.<br />

435 Dans un ordre d’idées similaires, l’histoire divisée en sept millénaires, la<br />

version serbo-slave “O buduwteh premudroga Lava» : cf. Dj. Sp. Radojiéiç,<br />

Razvojni luk stare srpske književnosti (L’évolution de la littérature serbe ancienne),<br />

Novi Sad, 1962, p. 259.<br />

436 C’est une variante du schéma historiciste qui représente l’un des lieux<br />

communs de la mythologie sociale et millénariste. En Europe occidentale ce fut<br />

notamment le cas des enseignements joachimistes ainsi que de celui des prophetae<br />

Amauriciens, Cf. V. Moèin, Joahizam i istočna teologija (Le joachimisme et<br />

la théologie orientale), Belgrade, 1936 ; N. cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse,<br />

Paris, 1983, p. 113-116, 164-165.<br />

437 Allemands, Francs, Hongrois, Indiens, Jacobites, Arméniens, Saxons,<br />

Polonais, etc. Une interprétation d’un déterminisme naïf et simpliste, propre aux<br />

notions dualistes, est donnée en guise d’ethnogénèse des nations. Le terme de<br />

“semi-croyants” est attribué en Serbie aux catholiques. C’est ainsi que les textes<br />

juridiques du Moyen Age serbe diffèrent de leurs modèles byzantins puisqu’ils<br />

n’attribuent pas aux catholiques le qualificatif d’“hérétiques” (comme dans le<br />

Syntagma de Blastarès par exemple), mais de “semi-croyants”, pour le Code de<br />

Duèan, voir A. solovjEv, Zakonodavstvo Stefana Dušana cara Srba i Grka (La<br />

législation de Stefan Duèan empereur des Serbes et des Grecs), Skoplje, 1928,<br />

p. 165-167 n. 2.<br />

438 R. Grujiç, “Legenda iz vremena cara Samuila o poreklu naroda” (Une lé-<br />

347


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

L’absence de textes narratifs (historiques et hagiographiques),<br />

justifie d’autant plus de porter brièvement l’attention sur un acte<br />

juridique, le testament de gost Radin 439 , un haut dignitaire de<br />

l’Eglise de Bosnie au XVe siècle. Ce document offre peu d’intérêt<br />

d’un point de vue littéraire et historiographique, mais renferme<br />

quelques informations précieuses sur le caractère doctrinal de<br />

l’Eglise de Bosnie. Le fait le plus notable à cet égard est que cet<br />

ecclésiastique lègue une somme pour l’édification d’une église,<br />

chose inconcevable pour un hérésiarque dualiste. La seule déduction<br />

qu’on peut en faire est que soit le dualisme bosniaque était à<br />

cette époque plus au moins complètement édulcoré, soit il faut<br />

d’adhérer à l’hypothèse de Fine selon laquelle l’Eglise de Bosnie<br />

n’avait jamais été véritablement dualiste et que le bogomilisme<br />

en Bosnie doit être attribué à un nombre restreint d’adeptes extérieurs<br />

à l’Eglise locale et n’ayant pas eu un rôle significatif dans<br />

la société bosniaque 440 de cette fin du Moyen Age.<br />

Quant à l’idéologie dynastique en Bosnie, elle est tributaire<br />

de la tradition némanide, comme il ressort de la généalogie royale<br />

qui fut rédigée au moment de l’instauration du royaume par<br />

Stefan Tvrtko I er , couronné par le métropolite orthodoxe David<br />

(en 1377) 441 , au monastère de Mileèeva, fondation pieuse du roi<br />

gende de l’époque du tsar Samuel sur l’origine des peuples), Glasnik SND XIII<br />

(1934), p. 198-200.<br />

439 Ç. truhElka, “Testament gosta Radina. Prinos patarenskom pitanju” (Le<br />

Testament de gost Radin. Contribution à la question des patarins), Glasnik ZMBH,<br />

23 (1911), p. 355-376 ; A. soloviEv, “Le testament du gost Radin”, in Mandićev<br />

zbornik, Rome, 1965, p. 141-156.<br />

440 J. V. A. finE, The Bosnian Church : A New Interpretation, p. 1-6sq. ; id.,<br />

“Zakljuéci mojih poslednjih istraàivanja o pitanju Bosanske crkve” (Les conclusions<br />

de mes dernières recherches sur la question de l’Eglise de Bosnie), in<br />

Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 127-133.<br />

441 Sur le couronnement royal de Tvrtko I er et la notion de la «double couronne»<br />

alliant la légitimité sacrée némanide à la souveraineté du roi de Bosnie,<br />

voir S. Çirkoviç, “Sugubi venac (Prilog istoriji kraljevstva u Bosni)” (La «Double<br />

couronne» — Contribution à l’histoire de la royauté en Bosnie), Zbornik FF,<br />

8/1 (=Spomenica Mihaila Dinića), (1964), p. 343-370.<br />

348<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

némanide Stefan Vladislav (1234-1243) et lieu de culte de Saint<br />

Sava Ier 442 .<br />

C’est entre 1374 et 1377 que fut écrite, pour les besoins politiques<br />

du souverain de Bosnie Tvrtko I er (1353-1391), la première<br />

généalogie dynastique, le premier rodoslovïe 443 , intitulé :<br />

Histoire abrégée des souverains serbes 444 . Créée pour asseoir la<br />

légitimité dynastique du premier roi de Bosnie Tvrtko I er , qui<br />

aurait été couronné avec la “couronne de saint Sava”, cette généalogie<br />

a été écrite dans un milieu monastique ; elle cherche à<br />

prouver l’ascendance antique, ainsi que les attaches illustres de la<br />

lignée némanide.<br />

Dans la Bosnie du Moyen Age les choses se déroulèrent<br />

sensiblement à l’inverse de ce qui se passait en Croatie. Sans égard<br />

aux déclarations périodiques de loyauté que faisaient sans résultat<br />

quelques Nemanjic, les souverains penchèrent pour une Eglise<br />

particulière, se singularisant par une autarcie locale, avec des<br />

apports hétérodoxes plus au moins prononcés. Ce couplage entre<br />

une Eglise locale et l’autorité du prince a agi en faveur du renfor-<br />

442 Les sources orthodoxes rédigées dans l’aire juridictionnelle de l’Eglise de<br />

Serbie sont d’une importance considérable pour l’étude du bogomilisme dans la<br />

partie occidentale des Balkans, d’autant plus que l’extension territoriale de la<br />

Bosnie au XIVe siècle s’est faite en partie au dépens du royaume némanide<br />

(annexion de Hum) ; ce qui eut pour conséquence l’inclusion de diocèses de<br />

l’Eglise orthodoxe serbe dans la principauté de Bosnie. Sur ces sources (notamment<br />

le “Synodikon de l’orthodoxie”, la rédaction serbe de Cosmas le Prêtre, le<br />

“Nomokanon” de Sava Ier, etc.), voir E. P. naumov, “Serbskie srednevekovie<br />

istoéniki o bogomilstve. K ocenke ih svidetelstv v istoriografii” (Les sources<br />

médiévales serbes sur le bogomilisme. Vers une enquête de leurs place dans<br />

l’historiographie), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 89-95 ; D. Dragojloviç,<br />

“Marginalne glose srpskih rukopisnih Krméija o neomanihejima” (Les gloses<br />

sur les néo-manichéens dans les Nomokanon manuscrits serbes), Jugoslovenski<br />

istorijski časopis, 1-2 (1972).<br />

443 Ibid., Trifunoviç, Abučnik, cit., p. 286-287.<br />

444 Ed. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci<br />

1927 ; Dj. Sp. Radojiéiç, «Doba postanka i razvoj starih srpskih rodoslova» (La<br />

genèse et l’évolution des Généalogies serbes anciennes), Istorijski glasnik, 2<br />

(1948), p. 21-36.<br />

349


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

cement du pouvoir central, et la principauté de Bosnie commença<br />

alors une ascension qui devait permettre à Tvrtko Ier de prendre<br />

en 1377 le titre de “roi des Serbes et de Bosnie”. La divergence<br />

est peut-être encore plus accusée dans le caractère propre de<br />

“l’Eglise bosniaque” dont l’autarcie a constitué un terrain favorable<br />

pour l’apparition de l’hérésie dualiste de ce que l’on a appelé<br />

les Bogomiles. Sans vouloir entrer dans la controverse sur le caractère<br />

hétérodoxe ou autarcique de l’Eglise bosniaque, ainsi que<br />

de l’hérésie qui est apparue en Bosnie et que les orthodoxes appelaient<br />

les “babounes” (babunyf) et les catholiques-romains les<br />

“patarins”, reste le fait de l’isolement dans lequel s’est maintenue<br />

cette Eglise locale à l’égard de la chrétienté tant occidentale<br />

qu’orientale. Les tentatives des Croisés ne réussirent pas à imposer<br />

le modèle occidental en Bosnie, mais lorsque devant le danger<br />

turc, les souverains bosniaques commencèrent à embrasser la<br />

confession catholique au XIVe et surtout au XVe siècle, la décadence<br />

de l’Eglise bosniaque devait constituer un facteur de rapide<br />

islamisation d’une partie importante de la population aussitôt après<br />

la conquête turque. L’autarcie de l’Eglise, et auparavant de la<br />

culture, en Bosnie, a eu des conséquences semblables, voire plus<br />

importantes encore, à celles qu’a eues l’“internationalisation” de<br />

l’Eglise et de la monarchie en Croatie, sur le patrimoine culturel<br />

et notamment littéraire.<br />

*<br />

* *<br />

Si l’on peut parler avant tout, dans les pays slaves des Balkans<br />

et pour en rester aux genres littéraires classiques du Moyen<br />

Age, d’une réception de la théologie et de l’historiographie byzantine<br />

ou latine ainsi que du reste de la littérature chrétienne, on<br />

peut parler au début du XIVème siècle d’une réception de la littérature<br />

byzantino-slave dans les pays roumains. En ce sens, le<br />

phénomène culturel roumain devait jouer un rôle important, à la<br />

fin du Moyen Age et plus tard, dans la conservation puis dans la<br />

transmission (surtout vers la Russie) des littératures bulgare et<br />

serbe mais aussi du reste de l’héritage culturel slavo-byzantin. La<br />

350<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

littérature des principautés roumaines de Moldavie et de Valachie<br />

a donné à cette époque aussi des œuvres de nature originale, appartenant<br />

au genre des biographies et surtout des Annales. Il faut<br />

rappeler que l’Etat des pays roumains n’a jamais été totalement<br />

détruit par l’hégémonie turque et il faut garder à l’esprit que l’héritage<br />

culturel byzantino-slave et la mémore historique qui s’y<br />

rattache ont été entretenus par les écrits historico-littéraires et<br />

ecclésiastiques, de même que des souvenirs authentiques de signification<br />

locale ou bien pan-orthodoxe ont joué un grand rôle<br />

dans la formation de l’identité nationale roumaine à l’époque<br />

moderne, tant dans le domaine de l’Eglise que dans celui de<br />

l’Etat.<br />

trAnsMIssIon de lA MéMoIre collectIVe<br />

et forMAtIon de lA pensée HIstorIque<br />

Cet examen succinct de la littérature slave autochtone au cours<br />

du Moyen Age balkanique suscite par ailleurs quelques considérations<br />

d’ordre général. Afin de mieux cerner le cadre thématique<br />

de ce que nous avons désigné par “littérature autochtone” il convient<br />

de situer ce patrimoine littéraire dans son environnement historique,<br />

politique et culturel. La littérature byzantino-slave apparaît<br />

dans un contexte socio-culturel du IXe siècle indissociable de la<br />

christianisation des Etats ayant opté pour une liturgie et pour la<br />

langue littéraire slave telle qu’elle était diffusée par le mouvement<br />

cyrillométhodien. Ce choix devait impliquer, en principe, en<br />

même temps l’adoption du christianisme propagé par l’Eglise de<br />

Constantinople. Il s’est avéré par la suite, et surtout dans une<br />

perspective de longue durée historique, que cette adhésion aux<br />

conceptions byzantines de l’Eglise, de son organisation et de son<br />

rapport à l’Etat, devait se confirmer et même s’accentuer. La corrélation<br />

entre littérature slave et Eglise orthodoxe d’obédience<br />

constantinopolitaine est d’une évidence notoire, mais l’interdé-<br />

351


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

pendance que l’on peut constater entre cette culture d’origine et<br />

de facture essentiellement ecclésiastiques et les structures politiques<br />

et profanes demeure encore fort insuffisamment connue. C’est<br />

pourquoi l’étude de ce que nous appelons la littérature autochtone<br />

balkano-slave nous apparaît comme une filière de recherche hautement<br />

incitative et de perspective fort prometteuse. Ceci précisément<br />

pour l’intérêt que présentent, au-delà de tous les dénominateurs<br />

communs, les différenciations historiques et littéraires que<br />

l’on peut également déceler entre les pays balkano-slaves.<br />

Si l’espace Sud-Est européen constitue la première, la plus<br />

proche zone d’extension de la civilisation byzantine sur le sol<br />

européen, le rayonnement de la Deuxième Rome s’y est effectué<br />

de manière sensiblement variable. C’est précisément l’étude des<br />

textes hagiographiques de facture ou d’adaptation locales qui<br />

pourra permettre d’identifier et d’explorer ces disparités susceptibles<br />

de nous faire avancer dans la connaissance des corrélations<br />

entre structures mentales et agencement de la société encore si<br />

incomplètement connue pour le Moyen Age slavo-balkanique.<br />

Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments<br />

convergents on peut relever une série de points significatifs. La<br />

littérature cyrillométhodienne est donc de facture ecclésiastique<br />

et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux critères universels<br />

de l’Eglise, l’introduction du christianisme, sa position institutionnelle<br />

en tant que religion officielle et sa force en tant que<br />

pilier de la société médiévale, sont tributaires du bras séculier du<br />

pouvoir monarchique. Elle se présente donc autant comme la religion<br />

du prince, facteur majeur de continuité étatique et de stabilité<br />

du pouvoir central, que comme un médiateur de valeurs universelles,<br />

spirituelles, civilisatrices, culturelles et supra-nationales<br />

transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités<br />

monarchiques. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son<br />

obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service<br />

de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire<br />

des Romées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur<br />

byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est<br />

352<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique<br />

du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément<br />

cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et<br />

l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature<br />

balkano-slave. Cette connivence se manifeste dans la faveur princière<br />

accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les<br />

phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des<br />

saints, translations de leurs reliques, édification et donation de<br />

fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives<br />

et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc<br />

été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment<br />

littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie, en Serbie et dans<br />

les Pays roumains. Là où la concertation au sein de la dyarchie<br />

des deux pouvoirs était moins évidente, plus ambiguë ou même<br />

dissonante, en Croatie avant son intégration dans le royaume de<br />

Hongrie en 1102, ou en Bosnie (plus au moins autonome ou indépendante<br />

du XIIIe-XVe siècle), le patrimoine littéraire de facture<br />

autochtone est incomparablement moins étendu, ou en tout<br />

cas de caractère étroitement local au sens plus restreint et régional<br />

du terme.<br />

La souveraineté reconnue du prince, la continuité du pouvoir<br />

central, l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur<br />

les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des<br />

deux pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques,<br />

sont des conditions essentielles de l’existence d’une littérature<br />

autochtone. En tant que médiatrice d’identité collective, cette<br />

mémoire, à l’origine écrite et entretenue sur une base religieuse,<br />

est la condition préalable de l’apparition et de la continuité d’une<br />

mémoire historique.<br />

Parmi les thèmes identifiés dans ce domaine de recherche<br />

citons les questions les plus importantes : la question de l’Etat et<br />

de sa nature ; celle du pouvoir et de son origine, de son caractère<br />

et de ses limites ; celle de la structure du “peuple” ou, selon la<br />

terminologie moderne, de la société, du souverain, de son pouvoir<br />

et de sa fonction dans la royauté, de sa légitimité ; la question du<br />

353


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

sens de l’Etat et du pouvoir dans une perspective méta-historique<br />

autant qu’historique ; celle de l’homme en tant qu’être politique<br />

(au sens aristotélicien du terme) ; celle des rapports entre les<br />

hommes et dans la société ; l’idée de la communauté ; la question<br />

de la liberté et de sa stratification, ainsi qu’à ce propos, le problème<br />

de l’assujettissement et des limitations de la liberté ; celle<br />

de la communauté internationale et de l’Etat dans l’oikouménède<br />

son ordre hiérarchique, etc., ainsi que le problème de la guerre et<br />

de son apologie ou de sa condamnation ; puis l’ensemble des<br />

questions sur l’Eglise en tant que corps social, sur sa relation avec<br />

l’Etat, le souverain et le pouvoir, et sur son attitude envers la<br />

communauté et envers l’homme avec ses droits et ses responsabilités,<br />

et cela sur un plan profane autant que spirituel.<br />

En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves<br />

présentent des disparités non moins significatives dont il convient<br />

de relever quelques points parmi les plus marquants. C’est l’hagiographie<br />

bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de<br />

meilleur exemple de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare<br />

est, en effet, nettement plus liée aux cultes des saints qu’à leurs<br />

portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs<br />

cyrillométhodiens dont l’hagiographie vieux-slave a produit quelques<br />

portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant de<br />

témoignages plus au moins authentiques, l’hagiographie vieuxbulgare<br />

présente un caractère plus didactique que documentaire.<br />

Les Vies des saints anachorètes, confesseurs, martyrs, évêques et<br />

autres responsables de l’Eglise, présentent bien entendu des éléments<br />

d’une valeur historique importante aussi, mais ce sont des<br />

écrits bien plus proches de leur modèle hagiographique byzantin,<br />

notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont, d’autre<br />

part, plus proches des cultes des saints, de la translation de leurs<br />

reliques, témoignant du rôle important que le culte de la sainteté<br />

jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie<br />

de cette époque et de son individuation collective. C’est à cet<br />

égard que l’étude de ces textes présente le plus grand intérêt.<br />

L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un<br />

354<br />

LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />

caractère plus séculier, à la fois plus narrativement factuel et plus<br />

politiquement idéologique. La nature plus historique qu’eschatologique<br />

de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure de véritables<br />

romans médiévaux, provient d’une relative immédiateté de témoignage<br />

à l’origine de leur création. Les Vies des souverains et<br />

pontifes de la Serbie médiévale sont autant de reflets fidèles des<br />

structures mentales au sein de cette société fondée sur une hiérarchie<br />

de valeurs sacralisées personnifiées par les vertus spirituelles des<br />

ses plus illustres représentants. Ce type de sacralisation dynastique<br />

est quasiment inconnu dans le reste du monde orthodoxe. Il est un<br />

fait hautement révélateur quant à la nature même de la société<br />

serbe issue d’une synthèse entre les structures sociales d’un type<br />

plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une<br />

superstructure culturelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les<br />

carences toujours considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait<br />

historique sud-slave à la charnière des deux mondes chrétiens,<br />

peuvent être sensiblement compensées par l’étude et la publication<br />

des ces textes narratifs autochtones.<br />

355


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

356<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

escHAtologIe et HIstoIre<br />

caractérologiE dE l’hagiographiE<br />

sud-slavE du moyEn-agE<br />

357<br />

« La caractérologie<br />

rompt l’égocentrisme naturel<br />

et contribue à la tolérance »,<br />

P. Ricœur, Philosophie de la volonté<br />

Avec pour origine le mouvement cyrillo-méthodien, la littérature<br />

slave commence à se répandre dans le Sud-Est européen<br />

dès la fin du IXe siècle. Le genre hagiographique y acquiert une<br />

place de choix, à commencer par les Vies des fondateurs mêmes<br />

des lettres slaves, sans compter les Vies des autres saints du calendrier<br />

liturgique. Alors que les textes liturgiques sont essentiellement<br />

liés aux institutions ecclésiastiques, la littérature narrative,<br />

et notamment hagiographique, était souvent davantage tributaire<br />

du mécénat issu du pouvoir séculier.<br />

De même que le saint homme remplit une fonction sociale<br />

souvent liée aux rapports avec le pouvoir séculier, l’hagiographie<br />

reflète une dichotomie entre l’histoire sacrée et l’histoire profane.<br />

Même si cette dernière n’est souvent qu’une toile de fond peu<br />

perceptible dans la vie du saint, elle se situe néanmoins dans un<br />

contexte historique concret et reconnaissable. Dans les sociétés<br />

balkano-slaves du Moyen Age la différenciation entre la littérature<br />

monacale et celle des élites cultivées est moins marquée que<br />

dans la littérature byzantine, de même que la diglossie entre la<br />

langue liturgique et littéraire, d’une part, et la langue vulgaire,<br />

d’autre part, est bien moins tranchée que dans les cultures de<br />

langue grecque et latine.


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Par rapport à la littérature, à la pensée théorique, et d’une<br />

façon plus générale à la culture gréco-byzantine, le contexte<br />

culturel des Slaves présente une autre particularité dont il est important<br />

de tenir compte : on n’y trouve point de débat entre pensée<br />

et culture antique, néoplatonicienne et profane d’une part, et enseignement<br />

de l’Eglise d’autre part, dichotomie qui a favorisé à Byzance<br />

le dialogue et la polémique avec les conceptions issues de<br />

la spiritualité chrétienne. C’est pourquoi aussi, la littérature slavobyzantine<br />

est bien moins créatrice dans le domaine de la pensée<br />

théorique et de l’abstraction spéculative. La compréhension du monde<br />

et de l’histoire humaine y est plus empirique et pragmatique.<br />

C’est aussi la raison pour laquelle la Vie du saint y est l’expression<br />

majeure et quasiment exclusive de l’expérience spirituelle.<br />

La réclusion anachorétique, le pathos du merveilleux et l’exaltation<br />

spirituelle cèdent ici le pas à une éthique biblique de tendance<br />

vétérotestamentaire, souvent teintée d’historicisme. Sur une<br />

toile de fond d’universalisme byzantin se profile la vie de l’Eglise<br />

locale avec ses particularités culturelles, ses autoreprésentations<br />

collectives, ses aspirations partisanes et ses prétentions historiques,<br />

sa légitimation éthique et eschatologique, y compris une certaine<br />

fierté qui touche à l’exclusivité du Nouveau Peuple élu.<br />

A l’issue de sa longue période néophyte, la pensée slavo-byzantine<br />

s’exprime parfois en terme de purisme évangélique et<br />

monacal, dédaignant les « brumes stériles du paganisme grec »,<br />

des « superstitions pernicieuses des empereurs byzantins », sans compter<br />

leurs infidélités envers l’Eglise et sa tradition apostolique.<br />

C’est ainsi que dans sa Vie de Stefan Deéanski, écrite vers<br />

1402, Grégoire Camblak 445 met en opposition l’origine romaine<br />

445 Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak<br />

(éd. A. Davidov, G. Danéev, N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva)<br />

Sofia 1983 ; cité dans B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio­biographies<br />

dynastiques du Moyen­Age serbe, N° 248 “Orientalia Christiana Analecta”,<br />

Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Rome 1995, p. 522 n. 10, 610.<br />

358<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

des empereurs byzantins avec l’origine charismatique de la lignée<br />

némanide :<br />

“Ils [les Nemanjiç] ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences<br />

hérétiques et par l’odeur hellénique 446 [païenne] des sacrifices<br />

et des rites, comme [l’avaient fait] les fils et les neveux [les<br />

héritiers] de Constantin le Grand” 447 . Ils gouvernaient en toute<br />

piété, avec sagesse selon Dieu et par amour, par [la volonté de]<br />

Dieu, avec [leurs] armées le reste du troupeau qui leur avait été<br />

confié” (Camblak, Vie de Stefan Dečanski, p. 64).<br />

Cette réception de la littérature byzantine constitue le tronc<br />

commun de la littérature byzantino-slave, ainsi que sa partie la<br />

plus importante et la plus répandue par le fait de l’étendue de sa<br />

circulation. A ce patrimoine commun à toute la chrétienté orientale<br />

s’ajoute une production littéraire locale très inégalement répartie<br />

selon les genres de la littérature ecclésiastique, très largement<br />

dominante par rapport aux écrits profanes. A l’examen des recueils<br />

de textes slavo-byzantins, on relève un large éventail d’écrits<br />

446 Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de langue<br />

grecque” se trouve dans le colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka,<br />

1305 ; de Peç, 1522 ; de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de<br />

1252, etc.) du Nomokanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, “Ko je preveo<br />

Krméiju sa tumaéeqima ?”, Glas SAN CXCIII (96), (1949), p. 120, 125-126.<br />

447 Dont Julien « l’Apostat » qui fut le seul neveu de Constantin à avoir survécu<br />

aux purges sanguinaires de son fils Constance II (337-361) et qui rétablit<br />

le paganisme (361-363), cf. J. Meyendorff, Unité de l’Empire et divisions des<br />

Chrétiens. Paris 1993, p. 21. Camblak fait peut-être aussi allusion aux superstitions<br />

divinatoires (Ch. Diehl, “La civilisation byzantine”, in Id., Etudes byzantines,<br />

Paris 1905, p. 139) et autres qu’affectionnaient particulièrement certains<br />

empereurs des dynasties Comnène et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche<br />

iconoclaste Jean, dit Giannis, fut un fervent adepte des arts magiques, et<br />

l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services, cf. R. Guilland, “Le<br />

Droit divin à Byzance”, in Id., Etudes byzantines, 228sq. ; G. Dagron, “Le saint,<br />

le savant, l’astrologue : Etude de thèmes hagiographiques à travers quelques<br />

recueils de « Questions et réponses » des Ve-VIIe siècles”, in Hagiographie, p.<br />

146 sq. ; Id., “Rêver de Dieu et parler de soi. Le rêve et son interprétation d’après<br />

les sources byzantines”, in I sogni nel Medioevo, Rome 1985, p. 40-52.<br />

359


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

patristiques, édifiants, rhétoriques, des cosmogonies et autres<br />

physiologues. Faisant partie de ces vastes recueils d’érudition<br />

pieuse, ou bien regroupée dans ceux dédiés aux vies des saints,<br />

l’hagiographie détient une place de choix 448 .<br />

Par rapport au vaste patrimoine hagiographique commun au<br />

calendrier chrétien, la production des Eglises locales n’est certes<br />

pas très impressionnante ; néanmoins elle est loin d’être négligeable.<br />

Il serait fort instructif de dresser une typologie de cette production<br />

littéraire. Encore faudrait-il pouvoir la différencier par<br />

rapport au tronc commun de l’hagiographie byzantine. Ce qui<br />

n’est pas chose aisée, du fait que la production originale est le plus<br />

souvent parfaitement bien intégrée dans la forme d’expression<br />

gréco-byzantine traditionnelle. C’est en ce sens que l’hagiographie<br />

balkano-slave est peut-être la plus sous-exploitée, car elle présente<br />

un intérêt historique qui va bien au-delà de toute son importance<br />

d’ordre philologique, esthétique et littéraire.<br />

A défaut d’une production historiographique, bien moins<br />

importante et surtout beaucoup plus tardive, l’hagiographie balkano-slave<br />

présente un intérêt d’autant plus important qu’elle est<br />

l’expression la plus aboutie et la plus représentative de la création<br />

littéraire des Slaves méridionaux. On peut s’interroger sur la carence<br />

de chroniques locales, des textes narratifs de nature historique<br />

et profane, ce qui a sans doute incité Likhatchov à récuser<br />

toute originalité, ou «valeur locale», à la littérature balkano-slave 449 ,<br />

ce qui est somme toute injustifié ou du moins d’une appréciation<br />

très excessive. La raison de cette lacune en matière d’historiographie<br />

réside sans doute dans la discontinuité institutionnelle dans<br />

l’histoire bulgare 450 , ainsi que dans l’apparition tardive – début du<br />

448 G. Podskalsky, Theologichte Literatur des Mittelalters in Bulgarien<br />

und Serbien 865­1459, C. H. Beck’sche Verlagsbushhandlung, Munich<br />

2000, 578 pp.<br />

449 D.S. Likhatchov, Poétique historique de la littérature russe, Paris<br />

1988, p. 12, 13.<br />

450 G. Prinzing, Die Bedeutung Bulgariens und Serbiens in den Jahren<br />

1204­1219 im Zusammenhang mit der Entstehung und Entwicklung der<br />

360<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

XIIIe siècle – d’une littérature spécifiquement serbe. Une discontinuité<br />

qui se rapporte de manière bien plus tranchée aux institutions<br />

profanes qu’à la vie liturgique, avec ses institutions monastiques<br />

et une continuité de transmission littéraire au sein du vaste monde<br />

slavo-byzantin.<br />

De là tout intérêt de différencier non seulement l’hagiographie<br />

balkano-slave par rapport à la matrice byzantine, ainsi que par<br />

rapport à la communauté littéraire slave, mais aussi de caractériser<br />

les deux littératures balkano-slaves, à savoir l’hagiographie bulgare<br />

et l’hagiographie serbe. Par-delà tout leur aspect commun dû<br />

non seulement aux origines cyrillo-méthodiennes, mais aussi à<br />

une circulation sans entrave de barrière linguistique, ce sont leurs<br />

différences marquantes qui relèvent d’un intérêt particulièrement<br />

significatif.<br />

La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave<br />

a joué le rôle d’un ciment culturel et institutionnel. La médiation<br />

de la culture romano-byzantine, dont les zones d’extension<br />

s’étendaient bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée<br />

par l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait<br />

que l’Eglise de Constantinople recourût dans la deuxième moitié<br />

du IXe siècle à la langue slave en tant qu’agent médiateur de<br />

l’évangélisation des peuples barbares constitua un puissant facteur<br />

d’intégration culturelle dans cette partie de l’Europe. Les textes<br />

fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques,<br />

patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une<br />

langue accessible à une majeure partie des populations christianisées.<br />

Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de<br />

l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de<br />

l’espace balkanique dans l’ordre de valeurs du monde civilisé.<br />

La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se<br />

conformer à une structure monarchique issue des conceptions<br />

byzantinischen Teilstaaten nach der Einnahme Konstantinopels infolge<br />

des 4. Kreuzzuges, Munich 1972 ; Istorija na Bälgarija (Histoire de la<br />

Bulgarie) t. 3, Sofia 1982, p.115sqq.<br />

361


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du<br />

monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions<br />

idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace<br />

demeurée partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de<br />

la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de<br />

la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers<br />

la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures sociales.<br />

Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein<br />

des sociétés cristallisées autour des hiérarchies monarchiques.<br />

L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels<br />

et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique<br />

de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin<br />

commun dans le temps imparti au genre humain, confère aux<br />

institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit<br />

dans une continuité de longue durée.<br />

La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation<br />

relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine<br />

témoignent, sans doute, de la prépondérance du rôle de l’Eglise<br />

en tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des<br />

systèmes étatiques. De même l’apparition assez tardive des recueils<br />

législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes,<br />

témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés, où l’Eglise<br />

a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que<br />

celui de l’Etat monarchique.<br />

L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au<br />

moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche<br />

critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un<br />

domaine d’investigations quelque peu délaissé jusqu’à maintenant.<br />

Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution<br />

des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer<br />

avec plus au moins d’opportunité. Les éléments d’analyse supplémentaires,<br />

comme par exemple l’iconographie et autres objets de<br />

la culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête,<br />

mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un<br />

intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils<br />

362<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

représentent une mine d’informations particulièrement abondante<br />

pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de<br />

ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés<br />

formées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise<br />

considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance<br />

et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture<br />

byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet<br />

d’en tirer profit de façon significative.<br />

Issue de l’héritage littéraire slavo-byzantin, la littérature<br />

médiévale serbe dans sa plus grande partie fait donc partie intégrante<br />

de l’aire de civilisation byzantine. La pensée religieuse,<br />

omniprésente au Moyen Age, tient en Serbie par conséquent essentiellement<br />

de la réception de la littérature byzantine, héritière<br />

de la théologie de l’Orient chrétien. Les textes bibliques, liturgiques,<br />

canoniques, hagiographiques et patristiques qui avaient été<br />

transmis par le courant cyrillo-méthodien, ont été très tôt diffusés<br />

sur les territoires où apparut au XIIe siècle la variante serbe de la<br />

langue littéraire slave. L’hégémonie politique byzantine, puis<br />

pendant une courte période bulgare, la constitution d’un premier<br />

royaume assorti d’un archevêché d’obédience romaine dans la<br />

partie occidentale (fin du XIe siècle), et surtout, l’absence jusqu’au<br />

début du XIIIe siècle de toute autonomie diocésaine dans la partie<br />

placée sous obédience de l’Eglise orthodoxe, expliquent cette<br />

apparition tardive de l’expression linguistique et littéraire propre<br />

au Moyen Age serbe. Ce creux institutionnel peut donc expliquer<br />

le peu de témoignages textuels pouvant attester le début de manifestation<br />

des particularités dialectales et phonétiques qui caractérisent<br />

la rédaction serbe du vieux-slave. Le fait que les premiers<br />

manuscrits dont nous disposions, L’Evangéliaire de Marie (Xe-XIe<br />

s.) 451 , Evangéliaire de Vukan (fin XIIe s.) 452 , et surtout l’Evangéliaire<br />

de Miroslav (v. 1185) 453 qui se caractérisent par une ortho-<br />

451 Ed. V. Jagiç, Quattuor evangeliorum versionis palaeo slovenicae codex<br />

Marianus glagoliticus, Berlin-St. Peterburg 1883 (repr. Graz 1960).<br />

452 Ed. phototypique avec étude, J. Vrana, Vukanovo jevan$exe, Belgrade 1967.<br />

453 Ed. phototypique Lj. Stojanoviç, Miroslavljevo jevandjelje, Vienne 1897,<br />

363


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

graphe et des particularités dialectales bien établies issues de la<br />

prononciation et de la morphologie serbo-slave, témoignent néanmoins<br />

d’une longue tradition locale dans la transmission manuscrite<br />

des textes ecclésiastiques.<br />

La fin du XIIe et surtout le début du XIIIe siècle voient apparaître<br />

les premiers textes autochtones (originaux) issus à cette<br />

époque du cercle restreint de la famille régnante, représenté par<br />

le grand joupan de Serbie, Stefan Nemanja (1166-1196), avec ses<br />

deux fils, Stefan le Premier Couronné (1196-1228) et Sava (1220-<br />

†1235) le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />

Les chartes princières, avec leurs préambules de théologie<br />

politique, les Règles monastiques, les textes hagiographiques,<br />

liturgiques et surtout le grand recueil du droit canon, le Nomokanon<br />

(Zakonopravilo) de Sava Ier, plus quelques textes épistolaires<br />

constituent l’héritage littéraire de cette première période.<br />

La littérature serbe du Moyen Age exprime sa pensée théologique<br />

en premier lieu dans les textes liturgiques (les acolouthies)<br />

et hagiographiques attachés aux cultes des saints de l’Eglise de<br />

Serbie, ainsi que dans les adaptations des recueils du droit canon<br />

aux exigences de l’Eglise locale. Les autres genres de textes tels<br />

que ceux qui sont développés notamment par les docteurs de<br />

l’Eglise, sont transmis sous formes de traductions avec leurs compilations<br />

dans les recueils des pères de l’Eglise. Dans un premier<br />

temps, ces recueils furent repris directement à partir des traductions<br />

antérieurement effectuées dans la foulée du grand courant cyrillométhodien,<br />

c’est-à-dire qu’ils furent recopiés à partir de l’éventail<br />

déjà considérable de la littérature slavo-byzantine.<br />

La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare<br />

est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient<br />

de précieuses sources d’informations sur la civilisation<br />

bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre<br />

restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.<br />

L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles by-<br />

nouvelle édition, Belgrade 1998 ; voir l’étude : J. Vrana, L’Evangéliaire de<br />

Miroslav, Gravenhage 1961.<br />

364<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

zantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres<br />

principaux. La quasi totalité des Vies des saints appartenant à la<br />

littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente<br />

un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques<br />

métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature<br />

vieux-bulgare est le patriarche Euthyme et son école littéraire qui<br />

domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième moitié<br />

du XIVe siècle 454 .<br />

Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent<br />

sensiblement des schémas byzantins dans le cas des Vies dites<br />

“populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus au moins<br />

étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.<br />

L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente<br />

de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du<br />

XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins<br />

et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant<br />

cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave.<br />

Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître<br />

l’origine linguistique de ces écrits.<br />

L’apparition du synaxaire («prolog») sud-slave 455 , sans dou-<br />

454 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et<br />

divergence”, cit., p. 534-556.<br />

455 Le synaxaire (sunaξairion) slave (“prolog”, du grec proλoγo∫) apparaît<br />

en Russie, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, avec la traduction du synaxaire<br />

grec, avec l’adjonction de quelques vies de saints russes. Dans les pays<br />

sud-slaves, le synaxaire intègre les vies des saints anachorètes, Jean de Ryla,<br />

Prohor de Péinja, Joachim d’Osogovo, Gabriel de Lesnovo, Starec Isaïe (fin<br />

XIVe s.), de Sainte Parascève, mais aussi de saints princes et archevêques,<br />

comme le tsar Pierre, Siméon-Nemanja, des rois Stefan Milutin et Stefan<br />

Deéanski, du prince Lazar, des archevêques Sava Ier, Arsène Ier, du patriarche<br />

Jefrem. La rédaction de vies brèves de type synaxaire ou prologue, s’épuise à la<br />

fin du XVe et au début du XVIe siècle avec celles des saints despotes Brankoviç<br />

et finalement au milieu du XVIIe siècle par les vies de Siméon-Nemanja et du<br />

tsar Uroè (V. Moèin, «Slovenska redakcija prologa Konstantina Mokisijskog u<br />

svjetlosti vizantijsko-slavenskih odnosa XII-XIII vijeka» (La rédaction slave du<br />

prologue de Constantin de Mosikion à la lumière des relations byzantino-slaves<br />

des XIIe-XIIIe siècles), Zbornik Historijskog instituta JAZU 2 (1959), p. 17-68 ;<br />

L. P. §ukovskaja, «Tekstologiéeskoe i lingvitiéeskoe issledovanie Prologa»<br />

365


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

te à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, pose des questions<br />

de datation et d’origine encore insuffisamment élucidées. Composé<br />

pour l’essentiel de Vies brèves traduites d’après le synaxaire<br />

grec 456 , mais aussi d’un certain nombre de Vies de saints slaves,<br />

ce ménologe hagiographique joua un rôle important dans l’hagiographie<br />

balkano-slave 457 , mais également russe et roumaine. Le<br />

fait que les tsars de l’empire bulgare restauré aient accumulé depuis<br />

la fin du XIIe siècle dans leur capitale, Tarnovo, un nombre important<br />

de reliques, avait sensiblement favorisé le culte des saints<br />

au profit des écrits hagiographiques. C’est ainsi que la translation<br />

des reliques de Saint Jean de Ryla en 1195 fut accomplie par le<br />

tsar Asen Ier (1185-1196). Celles des évêques Hilarion de Muglen<br />

et Jean de Polyvote, de Sainte Philotée et de Saint Michel de<br />

Potuka furent rapportées à l’issue des campagnes de Thrace et de<br />

(Recherches textologiques et linguistiques du Prologue), in Slavjanskoe jazikoznanie.<br />

IX Meždunarodni s’ezd slavistov. Dokladi sovetskoi delegacii, Moscou<br />

1983, p. 110-120 ; D. Bogdanoviç, «Dve redakcije stihovnog prologa u rukopisnoj<br />

zbirci manastira Deéana» (Deux rédactions du prologue avec des versets<br />

dans la collection des manuscrits du monastère de Deéani), in Uporedna istraživanja<br />

I, Belgrade 1975, p. 37-72 ; P. Simiç, «Redakcije prologa i mesecoslovi tipika»<br />

(Les rédactions du prologue et les ménologes du typikon), Bogoslovlje 20 (1976),<br />

p. 93-110 ; G. Mihaila, «Pervoe peéatnoe proizvedenie Grigorija Camblaka i<br />

slavjano-ruminskija tradicija i ego rasprostranenii» (La première production<br />

littéraire de Grégoire Camblak dans la tradition slavo-roumaine et sa diffusion),<br />

Starob’lgaristika VI/4, Sofia 1982, p. 16-20 ; E. A. Fet, «Prolog», in Slovar’<br />

knižnikov i knižnosti Drevnei Rusi I, Leningrad 1987, p. 376-381 ; Dj. Trifunoviç,<br />

Azbučnik srpskih srednjovekovnih književnih pojmova (Lexique des notions<br />

littéraires du Moyen-Age serbe), Belgrade 1990 (2e éd.), p. 317-321 ; Tatjana<br />

Subotin-Goluboviç, «Sinaksar» (Synaxaire), dans Leksikon srpskog srednjeg<br />

veka, Belgrade 1999, p. 667-668).<br />

456 J. Noret, “Ménologes, synaxaires, ménées. Essai de clarification d’une<br />

terminologie”, Annalecta Bollandiana 86 (1968), p. 21-24 ; H. Delehaye, Synaxaires<br />

byzantins, ménologes, typica, Variorum Reprints, Londres 1977, 322 pp.<br />

457 G. Petkov, Stiènijat prolog v starata b’lgarskata, sr’bska i ruska literatura<br />

(XIV­XV vek). Arheografija, tekstologija i izdanije na proloànite stihove (Le<br />

Prologue en vers dans l’ancienne littérature bulgare, serbe et russe. Archéographie,<br />

textologie et édition des vers des prologues. XIVe-XVe siècles), Plovdiv 2000,<br />

560 pp. ; « Prolog », in Repertorium Fontium Historiae Medii Aevi, vol IX/3<br />

(— Po-Q —), Rome 2002, p. 359-361.<br />

366<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

Macédoine du tsar Kalojan (1197-1207). De même que l’acquisition<br />

des reliques de la Sainte Parascève d’Epivat par Asen II<br />

(1218-1241), donna lieu à la rédaction de récits relatant ces événements<br />

mémorables. Le culte du Patriarche Joachim Ier († 1246),<br />

de Théodose de Tarnovo, ainsi que, parmi d’autres, celui de Romil<br />

de Vidin, détenaient une part importante dans le culte des saints<br />

dans la capitale bulgare. L’insertion de vies brèves relatives à ces<br />

cultes dans les synaxaires eut une incidence majeure dans l’intégration<br />

des synaxaires byzantins dans la littérature slave. Le caractère<br />

officiel de ces cultes, ainsi que la probabilité de leur inclusion<br />

simultanée dans le ménologe byzantin impliquent le rôle<br />

qu’ils furent appelés à jouer pour la légitimation des pouvoirs<br />

temporel et spirituel du royaume bulgare restauré.<br />

L’insertion dans le synaxaire, ainsi que la fréquence de ces<br />

vies issues des cultes pratiqués depuis Tarnovo, dont notamment<br />

ceux de Sainte Parascève (fêtée le 14 octobre), devenue alors la<br />

protectrice de la capitale bulgare, de Saint Jean de Ryla (19 oct.),<br />

ainsi que celle de Saint Michel de Potuka (le 22 nov.), dit aussi<br />

«le militaire bulgare», et le récit de la translation des reliques de<br />

l’évêque Hilarion de Muglen (le 21 oct.), sont l’un des critères de<br />

l’apparition du synaxaire bulgare 458 .<br />

Le parallèle entre deux modèles de saints anachorètes, tel<br />

qu’il apparaît dans les Vies de Saint Jean de Ryla par le Patriarche<br />

Euthyme (fin XVe s.) et de Saint Sava par Teodosije (fin XIIIe s.),<br />

est révélateur quant à la particularité, ainsi qu’à la différenciation<br />

au sein de l’hagiographie balkano-slave. Ces deux Vies ont pour<br />

auteurs les hagiographes les plus représentatifs de leurs époques<br />

respectives. Ayant pour fondement le schéma narratif traditionnel<br />

pour une grande partie des vies anachorétiques depuis la Vita de<br />

Saint Antoine par Athanase d’Alexandrie (réclusion, puis éloignement<br />

progressif et tentations diaboliques dans la voie de la connaissance<br />

de Dieu — «bogopoznanje» — comme consécration d’une<br />

458 G. Petkov, “Bugarska proloèka àitija u srpskim pukopisima stihovnog prologa»<br />

(Les vies synaxaires bulgares dans les recueils manuscrits des synaxaires<br />

serbes), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen profesoru<br />

Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 393-399.<br />

367


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

vie d’anachorète, et enfin, le retour à la vie cénobitique afin de<br />

faire profiter les autres de leur expérience spirituelle), les deux<br />

Vies développent un certain nombre de topoi parallèles. Tous deux<br />

issus de familles pieuses, dès le début de leurs parcours de renoncement<br />

au monde, ils sont confrontés à des situations similaires.<br />

L’environnement de Jean le prend pour un hypocrite incapable<br />

d’assumer les tâches de tout un chacun, alors que les parents de<br />

Pierre blâment son incapacité à prendre part aux joies de ses jeunes<br />

congénères. Le détachement affectif se manifeste de manière<br />

particulièrement saisissante dans les deux cas, lorsque le premier<br />

renie son neveu et surtout lorsque Pierre s’abstient de prendre en<br />

charge sa sœur orpheline, malgré les adjurations de leur mère 459 .<br />

Cependant, les différences entre les deux Vies dénotent bien les<br />

particularités des hagiographies sud-slaves. Plus proche de son<br />

modèle égyptien, ainsi que la plupart des Vies serbes la Vie de<br />

Pierre accuse en même temps un caractère littéraire autonome.<br />

Chronologiquement proche de son héros, Teodosije semble avoir<br />

rédigé son récit essentiellement à partir d’une tradition orale qui<br />

aurait pu lui être transmise par un ou plusieurs des contemporains<br />

de l’anachorète. Ainsi que la plupart des Vies bulgares, à l’exception<br />

de celles de l’époque cyrillométhodienne, la Vie de Saint Jean<br />

de Ryla est par contre issue d’une tradition scripturaire longue de<br />

plusieurs siècles. La démarche littéraire du Patriarche Euthyme<br />

se situe plutôt dans un cadre anthologique, alors que celle de<br />

Teodosije est de perpétuer par écrit un témoignage encore vivant,<br />

bien que largement influencé par les lectures édifiantes auxquelles<br />

il faut ajouter la vocation didactique de l’auteur.<br />

Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments<br />

convergents, on peut relever une série de points significatifs. La<br />

littérature cyrillo-méthodienne est essentiellement de facture ec-<br />

459 Nina Gagova, Irena £padijer, «Dve varijante anahoretskog tipa u juànoslovenskoj<br />

hagiografiji» (Deux variantes du type anachorétique dans<br />

l’hagiographie sud-slave), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik<br />

posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 159-171.<br />

368<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

clésiastique et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux<br />

critères universels, l’introduction du christianisme, sa position en<br />

tant que religion officielle et sa force dans la société médiévale,<br />

sont tributaires du pouvoir monarchique. Elle se présente donc<br />

autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité<br />

étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur<br />

de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices et culturelles,<br />

transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités<br />

princières. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son<br />

obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service<br />

de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire<br />

des Rhomées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur<br />

byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est<br />

autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique<br />

du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément<br />

cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et<br />

l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature<br />

balkano-slave. Cette collusion se manifeste dans la faveur princière<br />

accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les<br />

phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des<br />

saints, translations de leurs reliques, édification et donation de<br />

fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives<br />

et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc<br />

été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment<br />

littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie et en Serbie, ainsi<br />

que plus tard dans les Pays roumains.<br />

La souveraineté du prince, la continuité du pouvoir central,<br />

l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur les institutions<br />

ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des deux<br />

pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques, sont des<br />

conditions essentielles de l’existence d’une littérature autochtone.<br />

En tant que médiatrice d’identité collective, cette mémoire écrite<br />

et entretenue sur une base religieuse, de consonance eschatologique,<br />

est la condition préalable de l’apparition et de la continuité<br />

d’une mémoire historique.<br />

369


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves<br />

présentent des disparités non moins significatives. C’est l’hagiographie<br />

bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de<br />

paradigme de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare est, en<br />

effet, davantage liée à l’aspect eschatologique des saints qu’à leurs<br />

portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs<br />

cyrillo-méthodiens, dont l’hagiographie vieux-slave a produit<br />

quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant<br />

de témoignages sensiblement authentiques et contemporains,<br />

l’hagiographie vieux-bulgare présente un caractère plus didactique<br />

qu’événementiel. Les Vies des saints anachorètes, confesseurs,<br />

martyrs, évêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, présentent<br />

néanmoins des éléments d’une valeur historique significative. Ce<br />

sont des écrits plus proches de leur modèle hagiographique byzantin,<br />

notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont,<br />

d’autre part, plus proches des cultes des saints, ils témoignent du<br />

rôle important que le culte de la sainteté jouait dans la collectivité<br />

au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et<br />

de son individuation collective.<br />

L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un<br />

caractère plus historique, à la fois plus narrativement factuel et<br />

surtout politiquement idéologique 460 . La facture plus historique<br />

qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure<br />

de véritables romans médiévaux, provient d’une relative immé-<br />

460 Sur les Vies des rois et archevêques serbes, de Danilo II et de ses Continuateurs,<br />

voir l’excellente étude dont nous reprenons la dernière partie de la<br />

conclusion : “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of<br />

edification and the historiographer’s of information. It not merely ignores the<br />

literary merit of the collection, which must be judged against its mediaeval<br />

background, but is also incorrect from the historian’s point of view since without<br />

the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepiscoporum<br />

Serbiae form a virtually unique collection combining elements<br />

of hagiography, biography and historiography which deserves both study and<br />

admiration”, cf. F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch,<br />

Hagiographer, Saint. With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum<br />

Serbiae and the Cults of Medieval Serbian Saints”, Analecta Bolandianna<br />

111 (1993), p. 128.<br />

370<br />

E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />

diateté de témoignage se situant à l’origine de leur création. Les<br />

Vies des souverains et pontifes de la Serbie médiévale sont autant<br />

de reflets des structures mentales au sein de cette société fondée<br />

sur une hiérarchie de valeurs sacralisées, personnifiée par les<br />

vertus spirituelles de ses modèles de légitimité sacrée 461 . Ce type<br />

de sacralisation dynastique est quasiment inconnu dans le reste<br />

du monde orthodoxe. Il est un fait hautement révélateur quant à<br />

la nature même de la société serbe issue d’une synthèse entre les<br />

structures sociales d’un type plus proche de la féodalité occidentale,<br />

en conjonction avec une superstructure ecclésiastique et culturelle<br />

reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les carences toujours<br />

considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait historique sud-slave,<br />

et notamment serbe, à la charnière des deux mondes chrétiens,<br />

peuvent être sensiblement compensées par la connaissance de ces<br />

textes de caractère la fois historique et hagiographique, ou biographique,<br />

avec parfois des éléments autobiographiques, mais<br />

toujours de consonance et surtout d’inspiration eschatologique.<br />

461 B. Bojoviç, “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-<br />

XVe siècles)”, in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie, liturgie<br />

et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de Bernard Flusin et<br />

Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.<br />

371


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

372<br />

L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T è L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4<br />

L’INSCRIPTION <strong>DU</strong> DESPOTE STEFAN SUR<br />

LA STÈLE DE KOSOVO 1403-1404 462<br />

Ces mots furent écrits sur la stèle de marbre de Kosovo :<br />

Attribuée au despote Stefan Lazareviç 463 , cette épitaphe est<br />

un texte que son caractère laïque distingue de la plupart des autres<br />

écrits consacrés à la gloire du prince martyr. L’idée fondamentale<br />

de ces vers ne diffère pas de celle qu’expriment les autres textes<br />

sur le prince Lazar, mais l’accent est nettement déplacé vers le fait<br />

militaire et patriotique plutôt que vers un sacrement religieux.<br />

Homme qui foules de tes pas la terre serbe,<br />

que tu sois d’ailleurs ou de ce pays,<br />

qui que tu sois et d’où que tu sois ;<br />

abordant ce champ<br />

appelé Kosovo,<br />

quantité d’ossements sans vie<br />

désolation pétrifiée, tu verras<br />

et, au milieu, en signe de croix<br />

et comme un étendard érigé debout,<br />

tu m’apercevras.<br />

Ne passe pas outre en m’ignorant,<br />

telle une chose vaine et vaniteuse,<br />

mais, je t’en prie, viens et approche-toi,<br />

ô bien-aimé,<br />

462 Traduction d’après l’édition du manuscrit (XVIe siècle, Recueil n° 167 de<br />

la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade) : Dj. Trifunoviç, Despot Stefan<br />

Lazareviç ­ Kqiàevni radovi , Belgrade 1979, p. 145-146, 158-160.<br />

463 L’analyse stylistique de Trifunoviç a confirmé cette attribution : Trifunoviç,<br />

Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ; B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan<br />

sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe (numéro spécial) III Paris (1987),<br />

p. 99-102.<br />

373


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

considère les mots que je t’offre,<br />

afin de comprendre<br />

la cause, la raison et le sens de ma présence ici,<br />

car en vérité je te le dis,<br />

de même que l’inspiré,<br />

en substance, je vous apprendrai ce qu’il en fut.<br />

Il fut ici, jadis, un grand souverain,<br />

merveille de ce monde et monarque serbe,<br />

appelé Lazar, le grand prince,<br />

rempart vertueux de piété inébranlable,<br />

étendue de connaissance divine et profondeur de sagesse,<br />

esprit ardent et protecteur des étrangers,<br />

nourricier des démunis et compassion des humbles,<br />

miséricorde des offensés et consolateur,<br />

aimant tout ce qui est la volonté du Christ.<br />

Il se range à Ses côtés, lui-même de son propre choix,<br />

avec tous les siens, innombrable multitude,<br />

guidés par son bras.<br />

Hommes braves, hommes téméraires,<br />

hommes véritables par leurs faits et gestes,<br />

resplendissant comme les étoiles brillantes,<br />

semblables à la terre couverte des fleurs colorées,<br />

parés d’or et ornés de pierres précieuses ;<br />

multitude de chevaux de choix sellés d’or,<br />

splendides et magnifiques chevaliers.<br />

Tel un bon pasteur et guide,<br />

des très nobles et glorieux,<br />

il conduit avec sagesse les agneaux du Logos,<br />

pour que, trouvant leur bonne fin dans le Christ,<br />

de la couronne des martyrs s’étant rendus dignes,<br />

ils communient à la gloire céleste.<br />

C’est ainsi que cette immense multitude,<br />

avec leur bon et grand seigneur,<br />

l’âme hardie et la foi inébranlable,<br />

374<br />

L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T è L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4<br />

ainsi qu’à un festin somptueux ou vers une salle d’apparat,<br />

d’un même mouvement fondit sur l’ennemi,<br />

écrasant le dragon véritable,<br />

mettant à mort la bête féroce,<br />

le puissant adversaire,<br />

l’hadès insatiable,<br />

le vorace Amurad et son fils,<br />

rejeton venimeux de la vipère,<br />

le chiot du lion et de Chimère,<br />

et beaucoup d’autres avec eux.<br />

O, prodige des desseins de Dieu !<br />

L’intrépide martyr fut capturé<br />

par les mains iniques des Agaréens,<br />

et subit dignement lui-même l’épreuve finale,<br />

devenant le martyr du Christ,<br />

le grand prince Lazar.<br />

Il fut décapité par la main de cet assassin,<br />

le fils d’Amurad.<br />

Ceci s’accomplit :<br />

en l’an 6897 [1389], indiction 12,<br />

au mois de juin le 15e jour, mardi,<br />

à la 6ème ou à la septième heure [12-13h],<br />

je ne le sais,<br />

Dieu le sait.<br />

375


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

376<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

le « dIt d’AMour » du prInce et despote<br />

stefan Lazarević<br />

Prince et despote Stefan Lazarević (1389-1427)<br />

Stefan Lazareviç fut sans conteste l’un des plus intéressants<br />

personnages sur le trône de Serbie au Moyen Age. Fils du prince<br />

Lazare (†1389), le martyr de Kosovo, et de la princesse Milica<br />

(†1405, moniale Eugénie depuis 1395), tous deux canonisés plus<br />

tard par l’Eglise de Serbie, Stefan monta sur le trône de Serbie à<br />

un âge très jeune — il n’avait pas plus de 12 ans 464 .<br />

Après le désastre de Kosovo, qui vit la mort de son père, mais<br />

aussi du sultan Murad Ier, sa mère dut assurer la régence jusqu’en<br />

1395 au nom de son jeune fils, alors que sa sœur Olivera dut être<br />

donnée en mariage au nouveau sultan Bayezid Ier. L’avance ottomane<br />

avait franchi une étape importante, avec la conquête de<br />

l’important fort serbe de Golubac sur le Danube : elle menaçait<br />

désormais non seulement les Balkans, mais également l’Europe<br />

Centrale 465 . Bientôt (en 1398), le jeune prince dut déjouer les intrigues<br />

fomentées contre lui à la cour du sultan, devenu son suzerain,<br />

s’y rendre avec sa mère et regagner les faveurs de son beaufrère.<br />

Avec son détachement de cuirassiers serbes, Stefan devait<br />

se distinguer à la bataille d’Angora (juin 1402) en tentant à plusieurs<br />

reprises d’empêcher la capture de Bayezid qui s’obstinait<br />

464 Jovanka Kaliç, Srbi u poznom srednjem veku (Les Serbes au Bas Moyen<br />

Age), Belgrade 1994, p. 57-59.<br />

465 C’est en 1393 que la capitale Bulgare Tărnovo fut prise par les Ottomans,<br />

le tsar £ièman exécuté, l’un de ses fils se convertit à l’islam, l’autre se réfugia<br />

en Hongrie, alors que le patriarche bulgare Euthyme fut déposé de ses fonctions<br />

et emprisonné. En 1398 Bayezid entreprend une campagne de guerre en Bosnie.<br />

Le désastre de la Croisade à Nicopolis en 1396 avait parachevé cette avancée<br />

ottomane, commencée à Marica en 1371 et à Kosovo en 1389.<br />

377


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

à ne pas quitter le champ de la bataille perdue. Lors de son retour<br />

en Serbie via Constantinople il y fut couronné despote par l’empereur<br />

Jean VII Paléologue 466 . C’est lors de ce séjour dans la cité<br />

impériale qu’il épousa Hélène, fille du seigneur de Méthylène<br />

(Lesbos), Franchesco II Gatiluzzi.<br />

Alors que la vie du despote fut décrite en détail par son biographe<br />

Constantin de Konstenec 467 , on connaît fort peu de détails<br />

de sa vie privée et encore moins sur ce mariage et son issue. On<br />

sait que la vie du couple ne fut pas couronnée d’une descendance,<br />

mais on ignore quelle fut la fin du mariage, décès ou divorce. Le<br />

silence du biographe du despote en cette matière, si prolixe par<br />

ailleurs, semble bien indiquer un échec, sous forme de séparation<br />

ou autre, probablement relativement peu de temps après le mariage.<br />

Ce qui expliquerait le silence complet des autres sources<br />

sur les conséquences de ce mariage princier.<br />

Le fait est que le despote ne se remaria point, alors que nombre<br />

de rois et princes étaient connus par leurs mariages multiples,<br />

le droit canon orthodoxe tolérant jusqu’à trois mariages.<br />

Chevalier hors pair, polyglotte et homme de lettres, amateur<br />

des arts et commanditaire d’œuvres littéraires et artistiques, prince<br />

et législateur énergique et persévérant, diplomate et cosmopolite,<br />

c’est lui qui fit de Belgrade la capitale de la Serbie, et c’est<br />

lui aussi qui fut l’instigateur de la plus importante expansion de<br />

l’exploitation minière et des échanges commerciaux entre la Ser-<br />

466 Confirmé en 1410 par Manuel II Paléologue, ce titre (le plus haut à Byzance<br />

après celui de basileus), offrait au despote Stefan l’occasion d’utiliser dans<br />

ses actes le titre de samodràac (autocrator), à partir de 1405 (Jovanka Kaliç, op.<br />

cit., p. 74).<br />

467 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />

srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote<br />

serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 244-328 ; nouvelle édition de l’œuvre de<br />

Constantin de Kostenec : K. Kuev — G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstantin<br />

Kostenečki (Les œuvres réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, p.<br />

361-429 ; M. Braun, Lebensbeschreibung des Despoten Stefan Lazarević von<br />

Konstantin dem Philosophen im Auszug herausgegeben und übersetzt, Wiesbaden<br />

1956.<br />

378<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

bie et les cités marchandes italiennes notamment ; enfin son règne<br />

assura à la Serbie l’ultime répit avant la conquête ottomane au<br />

milieu du XVe siècle. Premier chevalier de l’ordre du Dragon<br />

fondé en 1408 par le roi de Hongrie 468 , il fut aussi l’un des tout<br />

premiers pairs du royaume 469 . Avec ses chevaliers aguerris dans<br />

les guerres en Asie et en Europe, il remportait les concours de<br />

somptueux tournois organisés par la cour de Hongrie, comme<br />

celui du printemps 1412. Il fut à la fois le dernier prince du Moyen<br />

Age et, d’une certaine manière, le premier prince de la Renaissance<br />

dont l’émergence devait être stoppée dans les Balkans par<br />

la conquête ottomane.<br />

Son biographe le décrit comme un prince autoritaire mais<br />

juste, particulièrement pointilleux sur le cérémonial et l’ordre de<br />

préséance, entouré d’une aura à la fois aulique et chevaleresque,<br />

mais aussi mystique, car il fait la comparaison de sa gestion administrative<br />

avec la hiérarchie du royaume de Dieu. Un silence<br />

révérencieux y était de mise, musique et éclats de voix proscrits,<br />

alors qu’aucun de ses grands seigneurs n’était autorisé à le regarder<br />

dans les yeux. Avec une exportation de métaux précieux en<br />

constante progression, corollaire d’une expansion des importations<br />

de marchandises de luxe, le despote disposait de grandes richesses<br />

et l’opulence de sa cour n’avait pas grand-chose à envier à d’autres<br />

cours princières et royales de cette époque de l’éveil des sens et<br />

des esprits.<br />

468 Fin 1403-début 1404, c’est-à-dire dès après la mort de son beau-frère et<br />

suzerain Bayezid (mort en captivité en 1403), le despote Stefan devient l’allié<br />

et le vassal du roi de Hongrie Sigismund (en 1411 empereur du Saint Empire<br />

germanique), en contrepartie il obtint Belgrade et la région de la Maéva. En 1406<br />

Stefan fait savoir à Venise qu’il n’est plus vassal ottoman et qu’il est prêt à<br />

prendre les armes contre le sultan (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 65-67).<br />

469 Une lettre, datée du début 1404, du roi Sigismund (depuis 1411 empereur du<br />

Saint Empire Romano-Germanique), adressée au duc de Bourgogne Philippe, fait<br />

état d’une vassalité établie avec le despote de Serbie, lequel aurait d’ores et déjà<br />

entrepris des actions de guerre contre les Ottomans, (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 67).<br />

379


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Homme de lettres et commanditaire avisé de traductions savantes<br />

et autres copies de manuscrits 470 , sa biographie représente<br />

le premier ouvrage sécularisé faisant suite à la longue série des<br />

hagio-biographies princières et royales de l’époque antérieure.<br />

Ayant été l’objet d’un culte de saint local depuis le XVIe siècle,<br />

Stefan Lazareviç fut canonisé par l’Eglise orthodoxe serbe en<br />

1927 471 .<br />

Auteur de textes législatifs et littéraires<br />

En prince législateur et auteur de textes littéraires, il est à<br />

l’origine des actes normatifs dont on lui attribue la rédaction. La<br />

plupart de ses chartes (six sur neuf) comprennent des préambules<br />

particulièrement élaborés, qui selon la tradition diplomatique<br />

serbe 472 , contiennent des éléments autobiographiques, théologiques<br />

et historiques.<br />

Le plus important de ses actes normatifs reste néanmoins la<br />

Loi des mines, recueil de lois régulant la condition sociale et le<br />

travail des mineurs en Serbie de cette époque 473 .<br />

470 Nonobstant toutes les destructions qui ont notamment touché les Archives<br />

et les bibliothèques avec leurs collections de manuscrits, on connaît aujourd’hui<br />

18 recueils de manuscrits faits à l’instigation du despote, cf. Dj. Trifunoviç,<br />

Despot Stefan Lazarević ­ Književni radovi (Despote Stefan Lazareviç - œuvres<br />

littéraires), Belgrade 1979, p. 80-87, 177-191, 222-237.<br />

471 L. Mirkoviç, « Uvrètenje despota Stevana u red svetitelja » (La canonisation<br />

du despote Stefan Lazareviç), Bogoslovlje II (1927), p. 161-177 ; L. Pavloviç,<br />

Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des saints chez les Serbes et les<br />

Macédoniens), Smederevo I965, 131-133 ; B. Bojovic, op. cit., p. 659sq.<br />

472 A. Solovjev, « Manastirske povelje starih srpskih vladara » (Les chartes<br />

monastiques s anciens souverains serbes), Hrišćansko delo IV/3 (1938), p. 178 ;<br />

Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 103-108.<br />

473 Découverte dans les années 1950 avec une partie du Statut de Novo Brdo<br />

­ 1412), avec son préambule et son prologue autobiographiques, la “Loi des<br />

mines” est un code minier qui a eu un rôle important au XVe siècle et plus tard<br />

dans l’expansion de l’exploitation minière dans les Balkans, y compris à l’époque<br />

ottomane, Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça [Jus Metallicum<br />

despotae Stephani Lazareviç], éd. N. Radojčić, Belgrade 1962, pp. 35-57 ;<br />

B. Djurdjev, « Kada i kako su nastali despota Stefana Zakoni za Novo Brdo »<br />

380<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

En termes de textes plus proprement littéraires que les spécialistes<br />

lui attribuent avec plus ou moins de pertinence, il s’agit<br />

tout d’abord de l’épitaphe de la stèle de Kosovo 474 , qui aurait été<br />

érigée vraisemblablement en 1404 sur les lieux mêmes de la bataille.<br />

Ayant pour sujet la bravoure et la mort héroïque du prince<br />

Lazar son père à la tête de ses chevaliers tombés dans la bataille<br />

mémorable contre le conquérant ottoman lors de la bataille de<br />

Kosovo (15 juin 1389), c’est l’un des plus anciens textes littéraires<br />

à la fois en vers et d’une facture laïque, héritage de la Serbie<br />

médiévale. C’est en effet pour la première fois que dans un texte<br />

littéraire en Serbie, le ton laudatif cède place au pathos héroïque<br />

d’une facture chevaleresque.<br />

Ceci est certainement bien moins le cas pour les Pleurs sur<br />

le prince Lazar, dont seuls les quatre premiers vers sont conser-<br />

(Quand et comment ont été crées les Lois du despote Stefan pour Novo Brdo),<br />

Godišnjak Društva istoričara Bosne i Hercegovine 20 (1974), p. 41-63 ; Id.,<br />

« Turski prevod rudarskog Zakona za Novo Brdo despota Stefana Lazareviça »<br />

(Traduction turque de la Loi minière pour Novo Brdo du despote Stefan Lazareviç),<br />

Prilozi za orijentalnu filologiju 25 (1976), p. 113-131 ; Biljana Markoviç,<br />

« Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça. Prevod i pravnoistorijska<br />

studija » (La Loi des mines du despote Stefan Lazareviç. Traduction, étude<br />

historique et juridique), Spomenik SANU CXXVI (1985), p. 1-56, résumé français,<br />

p. 57-58.<br />

474 Commémorant la grande bataille de 15 juin 1389, l’épitaphe de la stèle de Kosovo<br />

est conservé dans un manuscrit daté entre 1573 et 1588. Ecrit manifestement<br />

au début du XVe siècle, la plupart des spécialistes attribuent ce texte au despote<br />

Stefan. Lj. Stojanoviç, Stari srpski zapisi i natpisi (Les anciennes inscriptions et<br />

notes serbes), t. III, Belgrade 1905, n° 494 p. 44-45 ; V. Jerkoviç, « Natpis na mramornom<br />

stubu na Kosovu » (Inscription sur la stèle de Kosovo), Zbornik istorije<br />

književnosti 10 (1976), 139-146 ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 195-198. Dj. Sp.<br />

Radojičić, « Svetovna pohvala knezu Lazaru i kosovskim junacima », Južnoslovenski<br />

filolog XX (1953-1954), p. 124-142, (= in Id. Tvorci i dela stare srpske književnosti,<br />

Titograd 1963, p. 159-169) ; Id., « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça<br />

», in Id., cit., p. 202-204 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ;<br />

Pour les travaux littéraires du despote Stefan Lazareviç, voir Despot Stefan Lazareviç,<br />

Slova i natpisi, Belgrade 1979 (textes, commentaires et étude, p. 121-<br />

137, D. Bogdanoviç) ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 145-146, 158-160 ; B. I. Bojoviç,<br />

L’idéologie monarchique dans les hagio­biographies dynastiques du Moyen­<br />

Age serbe, Rome 1995, pp. 190-191, 603, 643.<br />

381


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

vés 475 . C’est un texte plus laudatif qu’héroïque, mais dont l’attribution<br />

à Stefan Lazareviç est moins pertinente que pour l’épitaphe<br />

de Kosovo.<br />

Le Dit d’amour 476 est sensiblement le texte poétique le plus<br />

intéressant, mais aussi le plus intriguant parmi tous ceux qu’on<br />

attribue au prince-poète. Adressé à un proche dont le nom n’est<br />

pas conservé, empreint d’une exaltation à la fois amoureuse et<br />

mystique, d’une esthétique lyrique, ce poème est d’une sémantique<br />

se prétant aux interprétations non dépourvues d’équivoques.<br />

475 Dans un recueil liturgique manuscrit grec du monastère de la Transfiguration<br />

aux Météores (datation entre troisième quart du XVe siècle et 1521), voir<br />

Dj. Trifunoviç, (éd., trad. et commentaire), op. cit., p. 47, 61, 198-202. Le premier<br />

à avoir fait une brève description de ce ms (N. Veis, Τά χιρόγραφα των Μετεώρων,<br />

t. I, Athènes 1967, p. 196), l’avait cependant daté du XVIIIe siècle.<br />

476 S. Novakoviç, “Srpsko-slovenski zbornik iz vremena despota Stefana<br />

Lazareviça” (Un recueil slavo-serbe de l’époque de Stefan Lazareviç), Starine<br />

JAZU (1877), p. 7-14 ; Dj. Sp. RadojiÅiç, « Knjiùevna stremljenja despota Stefana<br />

Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963,<br />

p. 198-200 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ; Id., « Postanak<br />

’Slova ljubve’ despota Stefana Lazareviça » (La création du « Discours d’amour »<br />

de despote Stefan Lazareviç), Književne novine, 8 février 1963 ; D. Bogdanoviç,<br />

“O Slovu xubve despota Stefana Lazareviça”, Pravoslavna misao 12<br />

(1969), p. 93-102 ; Id., Istorija stare srpske književnosti (Histoire de l’ancienne<br />

littérature serbe), Belgrade 1980, p. 200-201.<br />

382<br />

1.<br />

2.<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

Le Dit D’amour (Slovo ljubve)<br />

Stefan le despote ;<br />

Au plus doux et au plus aimé ;<br />

De mon cœur indissociable ;<br />

Amplement — et doublement désiré ;<br />

De Mon empire sincèrement ;<br />

(dire le nom) ;<br />

Salutation aimable dans le Seigneur ;<br />

Avec abondance de gratifications ;<br />

De la part de notre mansuétude.<br />

été et printemps furent créés par le Seigneur ;<br />

Ainsi que le poète le dit ;<br />

Avec moult de leurs merveilles –<br />

Aux oiseaux leur vol rapide et plein de gaîté ;<br />

Et cime des monts ;<br />

étendue des forêts ;<br />

Largesse des champs ;<br />

Et légèreté des airs ;<br />

Son de ces voix enchanteresses ;<br />

De grâce terrestre embellie ;<br />

Des fleurs bien-odorantes et luxuriantes ;<br />

Ainsi que la nature humaine elle-même ;<br />

Renouvellement et épanouissement ;<br />

Qui pourrait l’exprimer de manière adéquate.<br />

3.<br />

Mais tout cela ;<br />

Ainsi que d’autres prodiges divins ;<br />

Dont la raison clairvoyante elle-même ;<br />

383


4.<br />

5.<br />

6.<br />

7.<br />

B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Ne peut saisir l’étendue ;<br />

L’Amour surpasse ;<br />

Ce qui n’est que justesse ;<br />

Car Amour est le nom de Dieu ;<br />

Ainsi que Jean fils du Tonnerre l’a dit.<br />

Aucune place au mensonge dans l’Amour ;<br />

Car Caïn, étranger à l’amour, dit à Abel :<br />

« Allons aux champs ».<br />

Coulant d’eau claire et quelque peu tranchant ;<br />

L’Amour à l’œuvre ;<br />

Toute vertu surpasse ;<br />

Joliment David l’exprima :<br />

« Pareil au chrême sur la tête, dit-il ;<br />

Qui descend sur la barbe d’Aron ;<br />

Semblable à la rosée de l’Hermon ;<br />

Qui s’épanche sur les Monts du Sion ».<br />

Jeunes hommes et vierges ;<br />

Aptes à l’amour ;<br />

Aimez d’amour ;<br />

Mais franchement et sans appréhension ;<br />

Afin de ne pas entacher votre jeunesse ;<br />

De par laquelle notre nature (humaine) ;<br />

S’associe à la Divinité ;<br />

Afin que le Divin ne s’insurge :<br />

« N’attristez point — dit l’Apôtre ;<br />

l’Esprit Saint Divin ;<br />

Par lequel vous êtes scellés dans le baptême ».<br />

384<br />

8.<br />

9.<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

Nous fûmes ensemble ;<br />

Proches l’un de l’autre ;<br />

De corps ou d’esprit ;<br />

Fussent montagnes ou rivières ;<br />

Qui nous éloignèrent.<br />

David ne dit-il pas :<br />

« Monts de Gelvulon ;<br />

Que la pluie ni la rosée vous exècrent ;<br />

Car Saül et Jonathan vous ne préservâtes ».<br />

Oh l’innocence de David ;<br />

Entendez rois, entendez ;<br />

Pleures-tu Saoul, le sauvé ?<br />

Car je trouvais David — dit Dieu ;<br />

Homme cher à mon cœur.<br />

Que les vents se confrontent aux rivières ;<br />

Pour les assécher ;<br />

Ainsi qu’il en fut de la mer pour Moïse ;<br />

Ainsi qu’il en fut des juges pour Jésus ;<br />

Jourdain en fit pour l’Arche de l’Alliance.<br />

10.<br />

Afin que de nouveau nous nous réunîmes ;<br />

Nous rencontrant ;<br />

Une fois de plus nous unissant d’amour ;<br />

En Christ même notre Seigneur ;<br />

Auquel toute gloire avec le Père ;<br />

Et Esprit Saint ;<br />

Aux siècles des siècles,<br />

Amen.<br />

385


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Rédigé vraisemblablement en 1409, à Belgrade, le Dit sur<br />

l’amour, fut découvert dans un manuscrit que la datation situait<br />

dans la première moitié du XVe siècle. Djura Daniéiç, premier<br />

éditeur de ce texte, était convaincu qu’il s’agissait d’un autographe<br />

du despote Stefan, qui aurait été écrit à Belgrade au début du<br />

siècle. Le manuscrit a été victime de l’incendie de la Bibliothèque<br />

Nationale de Belgrade, entièrement détruite par des bombes incendiaires,<br />

lors du bombardement nazi du 7 avril 1941. L’étude<br />

paléographique a néanmoins permis de situer la datation du manuscrit<br />

dans le deuxième quart du XVe siècle 477 .<br />

En 1978 Djordje Trifunoviç a découvert une deuxième copie<br />

du texte de despote Stefan, inclus dans un recueil de textes conservé<br />

dans le Musée du Patriarcat de Belgrade et qui avait appartenu<br />

jadis au monastère de Kruèedol (fondation pieuse et mausolée des<br />

derniers despotes de Serbie, érigé entre 1513 et 1516) 478 .<br />

Le Dit d’amour de Stefan Lazareviç est le premier texte<br />

dédié à l’amour dans la littérature serbe du Moyen Age. Même si<br />

bien d’autres textes issus du patrimoine scripturaire slavo-byzantin<br />

présentent des passages plus ou moins élaborés sur l’Amour 479 ,<br />

celui du despote Stefan est le seul à lui être entièrement dédié.<br />

477 Dj. Daničić, “£ta e pisao visokij Stefan” (L’écrit de Stefan l’altier), Glasnik<br />

Društva srbske slovesnosti XI (1859), p. 166 ; Id., “Pohvala knezu Lazaru”<br />

(L’éloge du prince Lazar), Glasnik DSS 13 (1861), p. 358-368, 166 ; S. Novakoviç,<br />

Primeri književnosti i jezika staroga i srpsko­slovenskoga (Les exemples<br />

de littérature et de langue ancienne et serbo-slave), Beograd 1904 3 , pp.<br />

576-578 ; Voir aussi Biljana Jovanoviç-StipÅeviç, Lucija Cerniç, in Izložba<br />

srpske pisane reči (Exposition des écrits serbes), Belgrade 1973, n° 191, 192 p.<br />

58-59.<br />

478 Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 155-156, 173-174.<br />

479 C’est ainsi que Saint Sava dans le Chapitre premier du Typikon de Chilandar<br />

(fin XIIe s.), cite abondamment l’Apôtre Jean à ce sujet ; l’Amour est la motivation<br />

première de Saint Siméon Nemanja dans l’acolouthie (stychère 8) qui lui<br />

est dédiée par le même auteur ; Domentijan dans sa Vita de Saints Siméon et<br />

Sava se sert de métaphores comparables ; de même que la reine Hélène (d’Anjou),<br />

Constantin de Kostenec, et bien d’autres encore. (Dj. Trifunoviç, op. cit., p.<br />

118-119).<br />

386<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

C’est la notion d’amour hérité de la transmission vivante de<br />

la spiritualité orthodoxe, et non pas seulement sa transmission<br />

littéraire, qui est à l’origine de ce texte. La concision et la simplicité<br />

d’expression ont permis au despote d’accorder sa sensibilité<br />

esthétique avec les lois du genre épistolaire. C’est donc une esthétique<br />

ayant pour aboutissement une expression spiritualisée de<br />

l’expérience du monde et des rapports humains qui ressort des<br />

vers de ce prince.<br />

Le contenu structurel de l’ouvrage peut être distingué comme<br />

suit : après une partie introductive, les sections 2-3 s’expriment<br />

sur ce qu’est l’Amour, les sections 4 à 6 sur les faits d’amour, alors<br />

que les 7-10 véhiculent une sorte de message d’amour. Cette<br />

structure tripartite est réalisée dans l’esprit de la rhétorique médiévale<br />

480 .<br />

Le contenu sémantique est plus discutable, la notion de l’union<br />

(συμφύω) ou réunion des deux êtres est néanmoins un topoi de la<br />

littérature slavo-byzantine médiévale. C’est ainsi que dans une<br />

lettre type serbe de cette époque, il est question de « l’âme aimée »,<br />

qui ne doit en aucun cas « te séparer de mon amour tant que nous<br />

serons parmi les vivants, mais ayons toujours l’unité de pensée et<br />

d’âme... », etc.<br />

L’union des âmes (ou des esprits) dans le Royaume de Dieu est<br />

une autre grille de lecture de ce texte. Dans ce cas il rejoindrait l’instigation<br />

exprimée dans l’Épitaphe du Kosovo, ou les chevaliers pro<br />

patria mori — par l’amour — « communient à la Gloire d’en haut ».<br />

Le nom de celui à qui le texte avait été adressé n’ayant pas<br />

été conservé, il s’agirait donc d’une sorte de modèle auquel il<br />

suffisait d’ajouter un destinataire. On a spéculé sur celui à qui<br />

l’épître du despote pouvait se rapporter. C’est le propre frère cadet<br />

du despote qui serait le destinataire de ce texte épistolaire 481 .<br />

480 G. Karlsson, Idéologie et cérémonial dans l’épistolographie byzantine,<br />

Uppsala 1962, p. 69.<br />

481 L’hypothèse est de Dj. Sp. Radojičiç, « Knjiùevna stremljenja despota<br />

Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd<br />

1963, p. 200sq. ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 121.<br />

387


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Les rapports difficiles et conflictuels entre les deux jeunes<br />

princes ont alimenté ces spéculations, car rien n’a pu confirmer<br />

ces allégations. Le despote ayant rallié le prince Moussa dès 1409,<br />

alors que son frère Vuk s’allia au sultan Soliman lors de la bataille<br />

de Kosmodion (le 15 juin 1410), c’est la guerre civile entre les<br />

héritiers de Bayezid Ier qui fournit l’arrière-plan et le contexte<br />

politique du conflit dynastique en Serbie.<br />

Cette guerre pour le trône de Serbie opposait non seulement<br />

Stefan à son frère Vuk, mais aussi la dynastie Lazareviç aux descendants<br />

de Vuk Brankoviç, le grand magnat de la Macédoine et<br />

du Kosovo, mis à mort par les Ottomans en 1397. Neveu du despote,<br />

l’aîné de la lignée Brankoviç Djuradj disputait le pouvoir à<br />

Stefan depuis son accession à la dignité de despote en 1402. Le<br />

frère cadet de Djuradj, Lazare, avait par contre rallié son oncle en<br />

guerre contre son propre frère. Le conflit se solda par la mort des<br />

deux cadets faits prisoniers et exécutés (fin juin 1410), sur l’ordre<br />

du prince Moussa (sultan de 1411 à 1413), et la réconciliation de<br />

Stefan avec Djuradj (qui rentra de son exil de Thessalonique en<br />

1412), ce dernier ayant obtenu la succession du trône de la part<br />

de Stefan qui n’avait pas de descendance et ne pensait apparemment<br />

pas en avoir.<br />

Même si l’on ne sait que peu de chose sur sa vie privée, il y<br />

a tout lieu de croire que le despote vivait en solitaire. On ne lui<br />

connaît aucune liaison ou projet de mariage, celui avec Hélène<br />

Gatilusi 482 ayant été selon toute probabilité d’assez courte durée.<br />

482 Fille de Franchesco II Gatiluzzi (1384-1404), seigneur de Lesbos (Mytilini),<br />

appartenant à la lignée génoise qui régna sur cette île de 1355 jusqu’en<br />

1462, date à laquelle elle fut occupée par les Ottomans. Sa petite-nièce, Catherine<br />

Gatiluzzi, fille de seigneur de Lesbos Dorino Gatiluzzi, fut l’épouse (1441-<br />

1442) de Constantin XI Dragasès (1448-1453). « À son avènement en 1384,<br />

Francesco II était particulièrement bien affilié à bien de grandes familles européennes.<br />

Il était neveu de l’empereur byzantin Jean V. Par sa grand-mère maternelle,<br />

Anne de Savoie, il était deuxième cousin d’Enguerrand de Coucy, le<br />

comte de Bedford, et deuxième cousin d’Amadeo VII, comte de Savoie. Par sa<br />

grand-grand-mère maternelle, Marie de Brabant, il était le troisième cousin de<br />

Wenzel, empereur d’Allemagne (Saint Empire germanique), et d’Anne, reine<br />

d’Angleterre. Charles VI, roi de France, était son troisième cousin. Francesco II<br />

388<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

Si le contenu même du texte cité exclut une adresse du sexe<br />

opposé, il permet en revanche d’élargir le cercle d’intéressés<br />

potentiels aux deux neveux en plus du frère du despote, Djuradj<br />

Brankoviç, l’héritier du trône, nous apparaissant comme une possibilité<br />

assez pertinente. A moins qu’une autre copie du Dit sur<br />

l’Amour, avec le nom de celui à qui il s’adresse, ne soit trouvée<br />

un jour, nous resterons réduits aux supputations.<br />

La bonne interrogation serait néanmoins de savoir quelle est<br />

la nature de relations entre l’auteur et le destinataire de ce texte.<br />

Si l’identité de ce dernier aurait pu nous aider a y voir plus clair,<br />

le contenu sémantique et la charge aussi bien émotionnelle que<br />

mystique de l’écrit ne permet pas de trancher la question.<br />

avait également eu un certain nombre d’ancêtres illustres, y compris les empereurs<br />

Paléologues de Byzance, les rois Arpad de Hongrie, les empereurs Lascaris de<br />

Nicée, les rois Rupenid et Hethumid d’Arménie, les rois Angevins de Jérusalem,<br />

le roi Stephan d’Angleterre, Frédéric Barberousse, ainsi que les comtes Dampierre<br />

de Flandre et les comtes de Champagne. II était également descendant<br />

d’un frère du pape Innocent IV et d’une sœur du pape Adrien V. Francesco II<br />

(+26 oct. 1404) (avec son épouse inconnue), avait six enfants. Les filles étaient<br />

Eugénie (+1440), mariée à l’empereur Jean VII Paléologue, qui n’a pas eu de<br />

descendence, ainsi qu’Hélène, mariée à Stefan Lazareviç, despote de Serbie, et<br />

Catherine, mariée à Pierre Grimaldi, baron de Bueil. Les fils, Jacopo (+1428),<br />

successeur de son père comme seigneur de Lesbos, marié à Valentina Doria, est<br />

mort sans descendence ; Dorino I, qui fut le successeur de Jacopo comme seigneur<br />

de Lesbos, et Palamede, qui a succédé à son grand oncle célibataire, Nicolas I,<br />

comme seigneur d’Ainos en 1409 ». Pour cette généalogie, voir : William Addams<br />

Reitwiesner, The Lesbian ancestors of Prince Rainier of Monaco, Dr Otto<br />

von Habsburg, Brooke Shields and the Marquis de Sade, http://members.aol.<br />

com/eurostamm/lesbian.html.<br />

Voir aussi, A. Iviç, Rodoslovne Tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables<br />

généalogiques des dynasties et de la noblesse serbe), Novi Sad, 1928 ; D. Schwennicke,<br />

Europäische Stammtafeln, vol. III, t. 1, Marburg, 1984, tb. 188 ; D. Spasiç,<br />

Pретходна генеалошка­просопографска скица ђеновљанске породице<br />

Гатилузи (Esquisse préliminaire de la famille génoise Gatilusi) : Serbian Society<br />

for Heraldry, Genealogy, Vexillology and Phaleristics, Belgrade 1997, 27 pp.<br />

Djenovljanska porodica Gatiluzi, Vizantija i Srbija u drugoj polovini 14. i prvoj<br />

polovini 15. veka — porodiéne veze (Genoan family of Gatiluzzi, Byzant and<br />

Serbia in the second half of 14 th and firrst half of 15 th century – family ties).<br />

389


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

390<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

Напис ано на српском<br />

или објављено у српском преводу:<br />

1. „§itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca“,<br />

in Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda – Studenica<br />

dans la vie de l’Eglise et dans l’histoire serbe, Beograd 1987, str. 37-46.<br />

2. „Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim hagiografsko-istorijskim<br />

spisima. Ogled iz istorije ideja srpskog sredqeg<br />

veka“ – “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer<br />

hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte<br />

des Serbischen Mittelalters”, (na srpskom i na nemaékom : Kosovska bitka<br />

1389 i qene posledice – Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und<br />

ihre Folgen, Beograd – Düsseldorf 1991, str. 15-28 & 215-230).<br />

3. „Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije.Ogled o<br />

heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka“, Sveti knez<br />

Lazar, 14-15, Prizren 1996, str. 119-133 .<br />

4. „Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope na slovenskom<br />

jeziku“, Srpski kqiàevni glasnik 1994 (IV), Beograd, str.<br />

31-37 2 .<br />

5. „Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji“,<br />

Ekonomika 371-372, Beograd 1995 (11-12), str. 60-62.<br />

6. „Sindrom trougla na raskrèçu svetova“, in Srbi i Evropa,<br />

iStorijSKi inStitut SANU, Beograd 1996, str. 413-425 (résumé<br />

anglais, p. 426-429).<br />

7. „Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike seobe“,<br />

Sveti knez Lazar 17, Prizren 1997, str. 123-152 3 .<br />

Prvobitno objavxeno : “L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai<br />

sur les idéologies hétérodoxes du Moyen Age sud-slave”, Zeitschrift für Balkanologie<br />

32/2, Wiesbaden 1996, p. 117-130.<br />

2 “La littérature autochtone sud-slave au Moyen-Age : transmission de la mémoire<br />

collective et formation de la pensée historique. Histoire des textes et textes de l’histoire”,<br />

in Conference of Heads of Balkan Studies Institutes and Projects and Balkan experts<br />

of Southeast Europe, Belgrade May 8-11 1996, p. 12-15..<br />

3 Prvobitno objavxeno : “Kosovo-Metohija du XIe au XVIIe siècle”, Balkan<br />

Studies 38/I, Thessalonique 1997, p. 31-61.<br />

391


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

Na stranim jezicima:<br />

8. “Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au<br />

Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />

serbe” (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod<br />

u prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave), Südost-<br />

Forschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.<br />

9. “L’idéologie de l’Etat serbe du XIII e au XV e siècle” (Ideologija<br />

srpske Dràave XIII-XV veka), Septième Congres international<br />

d’études du sud­est européen (Thessalonique, 29 août — 4 septembre<br />

1994). Rapports, Athènes 1994, p. 249-271.<br />

10. “L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe<br />

au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles)” (Dinastiéka hagiobiografija<br />

i dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV<br />

vek), Cyrillomethodianum XVII-XVIII, Thessalonique 1994, p. 73-92.<br />

11. “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe<br />

siècles)” (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-<br />

XV vek), in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie,<br />

liturgie et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de<br />

Bernard Flusin et Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.<br />

12. “Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs d’identités<br />

autochtones (Introduction)” (Recepcija vizantijske baètine i mediatori<br />

autohtonog identiteta), Etudes balkaniques. Cahiers Pierre<br />

Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et<br />

balkanique 4 (Directeur scientifique André Guillou, éd. “De Boccard”),<br />

Paris 1997, p. 5-15.<br />

13. “La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-<br />

Age. Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée<br />

historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire”(Autohtona<br />

kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija<br />

kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti. Uvod),<br />

Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires<br />

sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 17-18.<br />

14. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />

en Bulgarie médiévale” (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i<br />

istoriografska- u sredqevekovnoj Bugarskoj), Etudes balkaniques.<br />

Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes<br />

hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 19-44.<br />

15. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />

des pays yougoslaves au Moyen-Age” (Autohtona kqiàevnost – ha-<br />

392<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

giografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru), Etudes<br />

balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les<br />

mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 47-82.<br />

16. « Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie<br />

sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) » (Eshatologija i istorija.<br />

Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije),<br />

in Les Vies des saints à Byzance. Genre littéraire ou biographie historique.<br />

Actes du IIe colloque international philologique. Paris 6­8 juin<br />

2002, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes,<br />

E.H.E.S.S, Paris 2004, p. 243-280.<br />

17. « L’inscription du despote Stefan sur la stèle de Kosovo 1403-<br />

-1404 », Messager orthodoxe 106 — Numéro spécial, Paris, IIIe trimestre<br />

1987, p. 99-102.<br />

18. « “Le discours d’amour du despote Stefan Lazarevic” (début<br />

du XVe siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ?», in Corrispondenza<br />

d’amorosi sensi. L’erotismo nella letteratura medievale, Gênes<br />

2006, 11 pp.<br />

393


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

394<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

саДрЖај<br />

tAble de MAtIères<br />

Уместо предговора/Avant-Propos .....................................................<br />

HAGIOGRAFIJA I ISTORIJA<br />

(HagiograpHie et Histoire)<br />

1. §itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca<br />

(L’hagiographie de Saint Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolymitain) . 13<br />

2. Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim<br />

hagiografsko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije<br />

ideja srpskog sredqeg veka (Genèse de l’idée de Kosovo et<br />

es premiers textes sur le martyre du prince Lazar) ................................... 27<br />

3. Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije. Ogled<br />

o heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka<br />

(L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai sur les idéologies<br />

hétérodoxes du Moyen Age sud-slave) ................................................... 47<br />

4. Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope<br />

na slovenskom jeziku (La littérature autochtone des pays<br />

balkano-slaves au Moyen-Age) ............................................................. 67<br />

5. Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji<br />

(L’idéologie monarchique dans la Serbie du Moyen Age) ........................ 77<br />

6 Sindrom trougla na raskrèçu svetova (Le syndrome de<br />

triangle à la croisée des civilisations) ..................................................... 91<br />

7 Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike<br />

seobe (Le passé des territoires: Kosovo-Metohija du Moyen Age<br />

aux grandes migrations) ...................................................................... 119<br />

395


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

idéologie princière dans le Moyen age serbe<br />

VLADARSKA IDEOLOGIJA U SRPSKOM SREDqEM VEKU<br />

8. Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas<br />

Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />

serbe (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod u<br />

prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave) ................. 157<br />

9. L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle<br />

(Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka) ...................................... 191<br />

10 L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe<br />

au Moyen-Age (XIII e -XV e siècles) (Dinastiéka hagiobiografija i<br />

dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV vek) . 217<br />

11 Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe<br />

siècles) (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-XV<br />

vek) .................................................................................................. 239<br />

HagiograpHie et littérature<br />

HAGIOGRAFIJA I KqI§EVNOST<br />

12. Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs<br />

d’identités autochtones (Recepcija vizantijske baètine<br />

i mediatori autohtonog identiteta) .............................................. 255<br />

13. La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-Age.<br />

Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée<br />

historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire (Autohtona<br />

kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija<br />

kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti) ................... 267<br />

14. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />

en Bulgarie médiévale (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i<br />

istoriografska – u sredqevekovnoj Bugarskoj) .............................. 269<br />

15. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />

des pays yougoslaves au Moyen-Age (Autohtona kqiàevnost –<br />

hagiografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru) .... 299<br />

16. Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie<br />

sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) (Eshatologija i istorija.<br />

Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije) ... 357<br />

396<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

17. L’INSCRIPTION <strong>DU</strong> DESPOTE STEFAN LAZAREVIÇ SUR<br />

LA STELE DE KOSOVO 1403-1404 (Zapis na kosovskom stubu<br />

despota Stefana Lazareviça) ......................................................... 373<br />

18. Le « Dit d’amour » de despote Stefan Lazarevic (début du XVe<br />

siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ? (Slovo Xubve<br />

despota Stefana Lazareviça – duhovna poezija ili platonska<br />

xubav ?) ........................................................................................... 377<br />

397


B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />

398<br />

L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />

CIP<br />

399

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