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IdéologIe prIncIère du<br />
Moyen Age serbe<br />
ВлаДарсКа ИДеологИја<br />
У срПсКоМ среДЊеМ ВеКУ
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
HIstorIogrApHIe dynAstIque et IdéologIe<br />
polItIque en serbIe Au bAs Moyen Age<br />
Essai dE synthEsE dE l’idéologiE<br />
dE l’Etat médiéval sErbE<br />
(IDEOLOGIE, LEGITIMITE, SAINTETE)<br />
S’il est vrai que l’homme, en tant qu’être religieux (homo<br />
religiosus), «à mesure de découvrir le sens religieux de l’histoire,<br />
échappe au nihilisme historique ou historiciste», et que «le sacré<br />
n’est pas seulement une étape dans l’évolution de l’humanité, mais<br />
un élément fondamental, inhérent à la structure de la conscience<br />
humaine» (M. Eliade), la dimension spirituelle de l’idéologie<br />
politique au Moyen Age ne doit être ni minorée à l’excès, ni subordonnée,<br />
ou simplement réduite, à un aspect pratique et fonctionnel.<br />
Le fait est cependant que toute philosophie ou théologie<br />
politique 2 suppose une interférence et une implication profondes<br />
dans la vie politique et les institutions de l’Etat qu’elle interprète<br />
et conditionne à la fois. Le cas de l’idéologie politique serbe illustre<br />
particulièrement bien cette relation ambiguë et complexe<br />
entre théorie et praxis dans un Etat médiéval.<br />
En tant que vecteur de l’idéologie de l’Etat, l’hagio-biographie<br />
dynastique 3 a traversé dans son évolution séculaire des étapes<br />
Cf. D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti<br />
jednog istraùivanja, in Filozofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.<br />
2 Pour l’expression de «théologie politique», voir : G. La Piana, Political<br />
Theology, The Interpretation of History, Princeton 1943.<br />
3 Pour cette expression : F. Kämpfer, O nekim problemima starosrpske<br />
hagiobiografije - osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe, Istorijski<br />
glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51 ; P.S.Protiç, %itija srpskih svetaca kao<br />
157
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
consécutives au devenir politique de la Serbie médiévale. Ces<br />
étapes peuvent être définies suivant les événements majeurs qui<br />
ont déterminé l’évolution des structures de l’Etat et de l’Eglise au<br />
cours des trois siècles qui ont précédé la fin du Moyen Age, au<br />
sein de l’aire géographique de la Serbie de cette période.<br />
Nous distinguerons ainsi : 1. Le culte fondateur de l’idéologie<br />
dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) ; 2. L’apogée de l’idéologie<br />
némanide et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe<br />
et début XIVe s.) ; 3. De la monarchie mystique à l’empire constitutionnel<br />
(milieu du XIVe s.) ; 4. La crise politique et le renouveau<br />
de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.) ; 5. Le despotat — continuité<br />
de la tradition némanide et différenciation des pouvoirs et<br />
des genres littéraires dans les sources dynastiques (fin XIVe — milieu<br />
XVe s.) ; 6. Milieu XVe — début XVIe siècle<br />
le culte fondAteur de l’IdéologIe dynAstIque<br />
(fIn XIIe — fIn XIIIe sIècle)<br />
Le XIIIe siècle, depuis le règne de Stefan le Premier Couronné<br />
(1196-1228), jusqu’au règne du roi Milutin (1282-1321),<br />
vit l’instauration des deux cultes fondateurs, d’abord celui de<br />
Siméon-Nemanja, auteur de la dynastie némanide, puis celui de<br />
Sava Ier, créateur de l’Eglise autocéphale de Serbie. Les chrysobulles<br />
royaux, avec leurs préambules rhétoriques et narratifs, les<br />
acolouthies et autres textes liturgiques, principalement les textes<br />
hagiographiques relatifs aux deux cultes fondateurs, et enfin les<br />
fondations royales avec leurs églises-mausolées et leurs compositions<br />
dynastiques, sont autant de sources plus ou moins contemporaines<br />
de tout ce programme idéologique qui était celui de la<br />
théologie politique de l’Etat serbe.<br />
izvor istorijski, Belgrade 1897 ; Arhiepiskop Danilo, %ivoti kraxeva i<br />
arhiepiskopa srpskih, Belgrade 1935 (introduction de N. Radojéiç, p. XXVI) ;<br />
cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, Aspects<br />
of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag – Paris 1972, p. 243-284.<br />
158<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
Les textes narratifs et liturgiques en question sont l’œuvre de<br />
quatre grands écrivains de cette période : l’archevêque Sava Ier, 4<br />
Stefan le Premier Couronné, le moine Domentijan et un autre<br />
moine athonite, nommé Teodosije. S’échelonnant du début jusqu’au<br />
dernier quart du XIIIe siècle, ils marquent l’instauration en<br />
Serbie du culte 6 de Siméon-Nemanja, puis de Sava Ier, avec le<br />
développement, la jonction, et enfin le jumelage des deux cultes<br />
fondateurs, qui forment la base de l’idéologie dynastique du<br />
royaume némanide.<br />
La souveraineté de l’Etat serbe fut acquise au cours d’une<br />
longue lutte menée par le grand joupan Stefan Nemanja (1166-<br />
1196) contre le pouvoir suprême de l’empereur byzantin. Tant<br />
4 Cf. l’étude de S. Hafner sur cette première hagiographie de Siméon-Nemanja,<br />
écrite par Sava vers 1207 (et qui selon les prescriptions du typikon de<br />
Studenica devait être lue une fois par mois aux moines) : S. Hafner, Studien zur<br />
altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3),<br />
Munich 1964, p. 64-77. Edition des écrits de Saint Sava : V. Çoroviç, Spisi<br />
Svetog Save, Belgrade - S. Karlovci 1928.<br />
Pour les idées de Teodosije sur les institutions sociales et politiques en Serbie<br />
(sur le souverain, l’Etat, la noblesse et les Assemblées d’Etat, la société, la<br />
patrie serbe et les mœurs) : N. Radojéiç, Teodosijevi pogledi na druètveno<br />
ure$eqe u Srbiji, Ljubljana 1931 (résumé français), 17-38.<br />
6 En 1207, suite à la translation de ses reliques depuis le Mont-Athos à Studenica.<br />
Sur le processus liturgique et les conditions de canonisation en Serbie<br />
(écoulement de myron, odeur de sainteté, miracles et état de conservation inaltérée<br />
des reliques) et dans l’Eglise orthodoxe : N. Milaè, Da li su slovenski<br />
apostoli Kiril i Metodije sveci ?, in Istina, Zadar 1888, p. 20-166 ; L.<br />
Mirkoviç, Uvrèteqe despota Stevana Lazareviça u red svetitexa, Bogoslovxe<br />
II/3, Belgrade 1927, p. 161-177 ; Dj. Trifunoviç, in O Srbxaku, Belgrade<br />
1970, p. 11-17.<br />
L’instauration de ces cultes se situe sur la toile de fond de la littérature ecclésiastique<br />
en général. La question des canonisations des souverains en Serbie<br />
est traité en premier lieu dans l’ouvrage de synthèse de L. Pavloviç, Kultovi<br />
lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965 (cf. n. 62). Cf. D. Bogdanoviç,<br />
Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 162-163.<br />
Devenu, le 25 mars 1196, moine sous le nom de Siméon, il se retira dans sa<br />
fondation pieuse, le monastère de Studenica, où il passa près de deux ans avant<br />
de s’établir au Mont-Athos, en novembre 1197, d’abord au monastère de Vatopédi,<br />
puis en fondant le monastère de Chilandar, où il mourut “le 13 février<br />
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que la puissance de Byzance du temps de Manuel Comnène fut<br />
effective, le grand joupan, malgré de nombreuses tentatives diplomatiques<br />
et militaires, ne put s’affranchir de sa condition de<br />
vassal. L’affaiblissement de Byzance après la mort du dernier<br />
grand souverain de la dynastie des Comnènes coïncida avec un<br />
regain de prestige pour le souverain de Serbie. Le mariage du<br />
second fils du grand joupan avec une princesse byzantine, et l’attribution<br />
du titre de sébastokratôr au nouveau gendre impérial,<br />
officialisèrent cette modification importante dans les rapports<br />
entre les deux pays. Le préambule de la charte de fondation du<br />
monastère serbe au Mont Athos fondé par Stefan Nemanja en 1198<br />
révèle l’attitude du souverain serbe à l’égard de l’empereur. («Au<br />
commencement Dieu créa le ciel et la terre et les hommes sur<br />
elle, et Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute cette création.<br />
Il établit les uns en tant que tsars [empereurs], d’autres en tant que<br />
princes et d’autres comme souverains, donnant à chacun de paître<br />
son troupeau en le protégeant de tout le mal susceptible de le<br />
frapper. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très-miséricordieux<br />
institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois en tant que rois ;<br />
chaque peuple eut sa part, et Il donna la Loi et établit les mœurs,<br />
plaçant à leur tête les souverains selon la coutume et la Loi [et]<br />
les départageant par Sa grande sagesse. 10 C’est pour cela qu’[Il]<br />
1199”. Pour la datation : F. Barièiç, Hronoloèki problemi oko godine<br />
Nemaqine smrti, in Hilandarski zbornik 2, Belgrade 1971, p. 31-58 ; Lj.<br />
Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju, in Zbornik<br />
Radova Vizantoloèkog Instituta 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444.<br />
La doctrine du pouvoir séculier détenu par l’empereur, s’étendait en Occident<br />
implicitement aux rois qui étaient «empereurs dans leurs royaumes» et pouvaient<br />
ainsi prétendre à la plénitude du pouvoir à l’égard de leurs sujets : E. Kantorowicz,<br />
La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et<br />
les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles<br />
de E. Kantorowicz), éd. PUF, Paris 1984, p. 45 n. 34.<br />
10 Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document<br />
écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation<br />
et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija<br />
drùava, in Le prince Lazar – O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac<br />
1971), Belgrade 1975, p. 131 ; cf. in S. Hafner, op. cit, le chapitre : Herrs-<br />
160<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
accorda, dans Sa grande et incommensurable miséricorde et Son<br />
amour pour les hommes, à nos ancêtres et à nos aïeux le pouvoir<br />
sur ces pays serbes, et en tout Dieu guidait les hommes pour leur<br />
avantage, ne désirant pas leur dépérissement, Il m’a fait grand<br />
joupan , [moi qui fut] appelé au baptême Stefan Nemanja»). 12<br />
Tout en reconnaissant la hiérarchie des souverains chrétiens, il<br />
polémique en quelque sorte avec cette conception byzantine en<br />
revendiquant une souveraineté qui, selon lui, bien que limitée par<br />
rapport à celle du basileus, n’en est pas moins issue du concept de<br />
Droit divin. 13 Ce texte, repris presque mot à mot, deux années plus<br />
cherurkunden als Ausgangspunkt und ideeller Kern der altserbischen Herrscherbiographien,<br />
p. 54-77.<br />
Cette affirmation dans la charte de Siméon-Nemanja représente la première<br />
mention connue de l’idée charismatique du souverain concernant les Némanides.<br />
C’est un signe précurseur de l’idéologie officielle ultérieure. Elle ouvre la voie<br />
aux écrits hagiographiques puisqu’elle place l’image du souverain dans le<br />
contexte du plan divin et méta-historique. Cette idée est développée par Sava<br />
dans le typikon de Chilandar «de même qu’il se rendit digne là-bas (sur le trône)<br />
de son pouvoir souverain, ainsi le fut-il ici (à Chilandar)»: (éd. V. Çoroviç,<br />
Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928, p. 27).<br />
12 V. Çoroviç, op. cit. p. 1.<br />
13 Cette polémique avec l’idéologie impériale de Byzance sous-entend que<br />
tous les souverains procèdent du Droit divin, autrement dit qu’ils sont tributaires<br />
de la volonté divine. L’entremise et le rôle d’intermédiaire pour l’empereur<br />
byzantin qui aurait été l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les autres souverains<br />
y est mis en cause sans que ce soit le cas pour son rang politique. Pour le<br />
Droit divin à Byzance : R. Guilland, Etudes byzantines , Paris (PUF) 1959, p.<br />
207-232. L’instauration d’une nouvelle légitimité dynastique à partir de la figure<br />
prodigieuse de Siméon-Nemanja, prince, puis moine, est significative de<br />
cette «royauté centrée sur le Christ ; un idéal inséparable du royaume liturgique,<br />
lié à l’autel, qui en définitive ouvrit la voie à une royauté légaliste et de Droit<br />
divin». Cette conception est propre au légalisme qui fit son apparition en Europe<br />
occidentale au XIIe siècle : E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept<br />
absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie,<br />
Paris 1984, p. 85. Sur l’origine du portrait classique à Byzance du Saint empereur<br />
Constantin le Grand : A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou<br />
des origines juives de la morale sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIE-<br />
QNOUS SUMPOSIOU H KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, KENTRO<br />
BYZANTINWN EREUNWN E.I.E., Athènes 1989, p. 29-42.<br />
161
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
tard, dans la deuxième charte fondatrice de Chilandar, émise par<br />
son fils le grand joupan et sébastocrator Stefan, le futur Stefan le<br />
Premier Couronné, préfigure l’évolution de l’idée de souveraineté<br />
nationale qui sera développée en Serbie durant le XIIIe siècle.<br />
L’affirmation de la souveraineté de l’Etat serbe au sein de la<br />
communauté internationale, qui sera confirmée par la papauté en<br />
1217 par l’octroi d’une couronne royale envoyée de Rome, n’apparaît<br />
donc pas simplement comme une conséquence de la crise<br />
politique et idéologique qui a frappé Byzance après 1203-1204 14 .<br />
Ce fut l’aboutissement d’un long processus d’émancipation politique<br />
de l’Etat serbe. La crise byzantine n’a fait que faciliter cette<br />
émancipation qui devait d’ailleurs se heurter aux ambitions politiques<br />
du roi de Hongrie.<br />
L’instauration de l’autocéphalie de l’Eglise de Serbie, qui<br />
sera proclamée par l’empereur et le patriarche œcuménique à<br />
Nicée en 1219, devait parachever ce processus. Ayant à sa tête<br />
deux frères, Stefan le Premier Couronné et Sava le premier archevêque,<br />
tous deux fils de Siméon-Nemanja, la Serbie obtient donc<br />
à partir de 1217 et 1219 la pleine reconnaissance de sa souveraineté<br />
16 de la part des deux parties de la chrétienté. Dans la titulature<br />
officielle du souverain serbe figurera désormais le titre d’autokratôr<br />
issu de la titulature impériale byzantine mais dans une<br />
14 Cf. I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur<br />
la civilisation byzantine, in Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme<br />
byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.<br />
Sur la campagne menée, par le roi de Hongrie André II contre la Serbie, à<br />
propos du couronnement de Stefan le Premier Couronné : St. Stanojeviç, O napadu<br />
ugarskog kraxa Andrije II na Srbiju zbog proglasa kraxevstva, in<br />
Glas Srpske Kraxevske Akademije (83) CLXI, Belgrade 1934, p. 107-130.<br />
16 Plaçant le souverain au-dessus de la Loi, la souveraineté revendiquée par le<br />
pape ainsi que par le roi en Occident tend à s’identifier à un droit, selon lequel<br />
le souverain pouvait juger quiconque sans pouvoir être jugé par aucun : E. Kantorowicz,<br />
La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et<br />
les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles<br />
de E. Kantorowicz), éd. PUF, Pris 1984, p. 55 n. 72.<br />
“Stefan roi et avec Dieu autokratôr serbe”: dans la charte délivrée à Dubrovnik<br />
en 1200 ; “Stefan par la grâce de Dieu roi couronné et autokratôr de tout le pays<br />
162<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
acception spécifiquement serbe qui pourrait être définie comme<br />
une souveraineté nationale et non pas universelle. Acception que<br />
l’on pourrait résumer par la formule occidentale selon laquelle “le<br />
roi était empereur en son royaume”.<br />
Ainsi, l’idéologie royale du XIIIe siècle ne fait que développer<br />
cette conception de la souveraineté insistant sur les deux aspects,<br />
hiérarchique et charismatique, 20 qui assurent conjointement la<br />
serbe et du Littoral”: dans la charte édictée vers 1200 au couvent bénédictin de<br />
l’île de Mljet (A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade<br />
1926, p. 17 ; 26). L’acception du terme samodryjycy (traduction calquée de<br />
autokratôr) dans les formulaires des chartes royales en Serbie est proche de sa<br />
signification littérale, c’est-à-dire souverain indépendant : G. Ostrogorski,<br />
Autokrator i samodrùac, in Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 321 ;<br />
cf. : G. Ostrogorski, Autokrator i samodrùac, Glas Srpske Kraxevske<br />
Akademije (84) CLXIV, Belgrade 1935, p. 95-188.<br />
Selon la formule revendiquée pour le roi de France au consistoire de Poitiers<br />
en 1308, le roi est : «en son royaume le vicaire temporel du-dit roi Jésus-Christ»<br />
(cf. E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957, p. 91-92, 159-<br />
161).<br />
L’hérédité princière, comme dans les autres pays européens, est à l’origine<br />
du pouvoir souverain en Serbie. Les premiers textes relatifs à Stefan (Siméon)<br />
- Nemanja font toujours état de son extraction princière. L’un de ses frères aînés<br />
fut grand joupan avant l’avènement de Nemanja et son genos serait issu du lignage<br />
princier qui aurait gouverné la Serbie depuis l’apparition des Serbes dans<br />
les Balkans. Le principe de succession en ligne directe et en vertu de la primogéniture<br />
semble donc être la cause première de la transmission du pouvoir<br />
souverain. Le fait est que Nemanja reprit le pouvoir de son frère aîné et qu’il<br />
devait abdiquer en faveur de son deuxième fils Stefan. De même Manuel Comnène<br />
fut désigné par son père Jean II à lui succéder, de préférence à son frère<br />
aîné Isaac. Sur le Droit de succession à Byzance : G. Ostrogorsky, Napomene<br />
o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije<br />
istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 195 sq., titre original :<br />
Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, in Südost<br />
Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Dès le début de la dynastie némanide<br />
le successeur du trône était désigné du vivant du roi : M. Diniç, Odnos kraxa<br />
Milutina i Dragutina, in ZRVI 3, Belgrade 1955, p. 75.<br />
20 Dans la Vita de SiméonNemanja écrite par son fils le futur archevêque<br />
Sava Ier, son charisme est indiqué par l’adjonction d’un titre que Nemanja ne<br />
portait pas durant sa vie. Il s’agit du qualificatif de “bienheureux” acquis après<br />
son trépas : «…Dieu qui œuvre pour le bien des hommes, ne souhaitant pas la<br />
163
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
légitimité 21 et la continuité 22 du pouvoir souverain. Le caractère<br />
sacré du charisme royal trouve sa légitimité par la sainteté de son<br />
fondateur, dont le culte ne cessa de se développer tout au long du<br />
XIIIe siècle. Descendants de Siméon-Nemanja, les rois némanides<br />
sont les «détenteurs de son trône» 23 ce qui n’est pas sans rappeler<br />
perdition humaine, a investi notre seigneur et père, ce seigneur autocrator<br />
[samodr¢j’nago gda], véritablement trois fois bienheureux, nommé<br />
Stefan Nemanja, du pouvoir souverain [qrstvovati] sur tout le pays serbe»<br />
(p. 151). L’attribution de titres ignorés par les formulaires officiels (des chartes),<br />
tels que «autokratôr» (pour Nemanja) ou «crstvovati» (= régner en empereur),<br />
est une pratique courante de l’hagio-biographie dynastique. Elle dénote<br />
le caractère littéraire et théorique de ces textes par opposition à la terminologie<br />
juridique et officielle des formulaires diplomatiques (éd. V. Çoroviç,<br />
Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928).<br />
21 Pour les Byzantins : «deux voies menaient au pouvoir suprême : les uns le<br />
recevaient dans la Porphyra en héritage paternel, avant même de prouver qu’ils<br />
étaient dignes de cet honneur ; les autres l’obtenaient du destin comme prix de<br />
leur vertu» (citation de Michel Chôniatès, in J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations<br />
à Byzance (9631210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 184). Quant<br />
à Siméon-Nemanja, il réunit, d’après les auteurs serbes, les deux conditions :<br />
issu du lignage princier, il accède à la sainteté par la vertu. Ainsi il fut «procréé<br />
par» : «ceux qui régneraient sur le pays serbe… le plus jeune de ses frères par<br />
naissance mais l’aîné par la grâce» […] «notre père [Siméon], saint, bienheureux<br />
et théophore, sanctifié par cette même grâce divine, et il fut élu par Dieu […] ;<br />
Il choisit ses bienheureux auxquels ce saint père devint semblable, ayant acquis<br />
depuis sa jeunesse l’amour du service de Dieu par la vertu et la justice dans tous<br />
les jours de sa vie» (Domentijan, Vita de SiméonNemanja, éd. Dj. Daniéiç,<br />
Belgrade 1860 ; réimpression : Belgrade 1973 p. 2-4).<br />
22 “Ainsi le Seigneur sut [le destin] de notre bienheureux père [Siméon-Nemanja],<br />
que Sa grâce reposerait sur lui et qu’il procréerait [un lignage] des très<br />
croyants, que sa descendance apparaîtrait comme le Nouvel Israël et qu’ils seraient<br />
finalement sanctifiés par une grande grâce» (Domentijan, Ibid.).<br />
23 Le trône de Stefan Nemanja se trouvait à Ras (d’où Rassa, Rascia, autre<br />
nom pour la Serbie depuis la deuxième moitié du XIIe s.). La légitimité du<br />
pouvoir souverain y était confortée par l’antiquité du siège épiscopal de Ras dont<br />
l’ancienneté est attestée dans les sources écrites au Xe siècle, et par les fouilles<br />
archéologiques, depuis le VIe siècle. Le siège du grand joupan de Serbie Uroè<br />
II à Ras est attesté dès 1149: J. Kaliç, Presto Stefana Nemaqe, in Prilozi<br />
za Kqiùevnost, Jezik, Istoriju i Folklor LIII-LIV / 1-4, Belgrade 1987-<br />
1988, p. 21-30.<br />
164<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
la délégation 24 du pouvoir suprême en la personne du basileus<br />
byzantin. Diffusé à partir des fondations royales, foyers de la<br />
spiritualité de l’Eglise serbe, le culte jumelé des deux fondateurs<br />
de la dynastie et de l’Eglise, Siméon et Sava, devait avoir une<br />
incidence considérable, non seulement sur les représentants des<br />
couches supérieures de la société qui s’y réunissaient à l’occasion<br />
des Assemblées d’Etat, 25 mais vraisemblablement aussi sur les<br />
couches les plus larges de la population. Les hagio-biographies<br />
de Siméon et Sava parlent en effet de rassemblements populaires<br />
à l’occasion des fêtes des deux saints, comme des vertus thauma-<br />
24 La délégation du pouvoir chez les Grecs procède d’une différenciation de<br />
ce pouvoir par rapport au sacré. Ainsi, le roi indo-européen était un dieu, alors<br />
que le roi homérique est un homme qui tient de Zeus sa qualification (E. Benveniste,<br />
Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Paris (Editions de<br />
Minuit) 1989, p. 32-33). De même le basileus byzantin (désigné comme philochristos),<br />
ne détient pas un pouvoir semblable à celui du roi sacré (royauté sacrée<br />
ou corporatiste, cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, 3 Paris 1983 ; E. Kantorowicz,<br />
The King’s two Bodies, Princeton 1957) en Occident, mais une délégation<br />
selon le droit divin en tant que vicaire, lieutenant, délégué, du pouvoir de Dieu<br />
sur terre (sur la fonction impériale : A. Guillou, La civilisation byzantine, Paris<br />
(Arthaud) 1990, p. 95-100 ; cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot)<br />
1958, p. 99-108). Le fait que ce soit la sainteté de Siméon-Nemanja qui légitime<br />
le charisme dynastique, confère au roi némanide une délégation de ce pouvoir<br />
souverain, de sorte que le roi n’est pas sanctifié en sa personne, mais seulement<br />
en tant que bénéficiaire du charisme que la sainteté de son fondateur confère à<br />
sa lignée et aux détenteurs de son trône.<br />
25 Le travail de référence pour les Assemblées d’Etat en Serbie est celui de :<br />
N. Radojéiç, Srpski drùavni sabori u sredqem veku, Belgrade 1940. La notion<br />
même d’Etat (au sens de pouvoir = Dryjava = to krato∫ = imperium, en russe<br />
gosudarstvo), prend une signification formée essentiellement d’un sens géopolitique<br />
: “pays de ton Etat”, ou bien juridique, alors qu’au sens d’etat (dryjava)<br />
elle indique le droit de gestion (de gouvernement) sur un fief attribué aux particuliers<br />
(aux nobles) : T. Taranovski, Istorija srpskog prava u nemaqiçkoj<br />
drùavi I, Belgrade 1931, p. 205-206. Sur la notion de l’Etat (au XVe siècle très<br />
proche du sens actuel de corps politique organisé -lat. status), et sur les quatre<br />
significations de ce mot dans la Serbie du Moyen Age : A. Solovjev, Pojam<br />
drùave u sredqevekovnoj Srbiji, in Godièqica Nikole Çupiça XLII,<br />
Belgrade 1933, p. 89-92. Cf. R. Fédou, Lexique historique du Moyen Age, Paris<br />
1985, p. 57-58.<br />
165
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
turgiques de leurs reliques. Leurs portraits en donateurs 26 dans les<br />
églises où ils figurent comme pères 27 fondateurs de la patrie 28 pouvaient<br />
être contemplés par tout le monde. Les services religieux<br />
célébrés à leur mémoire avaient, selon toute apparence, une fréquence<br />
hebdomadaire, tout au moins dans les principaux centres<br />
de ce culte, les monastères de Chilandar, de Studenica et de Mileèeva,<br />
29 mais vraisemblablement aussi dans les autres centres<br />
monastiques et ecclésiastiques en Serbie. 30 Il n’est donc pas éton-<br />
26 Pour les portraits dynastiques : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u<br />
sredqem veku, Skoplje 1934.<br />
27 A titre de comparaison, voir le chapitre sur le patronage royal, pater patriæ,<br />
des saints rois en Occident, notamment pour Saint Etienne de Hongrie et surtout<br />
pour «Saint Venceslas qui unit en sa personne le patronage spirituel et politique<br />
de la Bohême»: R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles<br />
1984, p. 217 sq.<br />
28 Le mot patrie (otycystv&e = patria) apparaît dans les textes les plus anciens<br />
de l’époque némanide (fin XIIe siècle). Ayant au début une signification locale<br />
du pays (parenté) d’origine de Siméon-Nemanja (Charte de fondation de Chilandar<br />
1198/99, cf. A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926,<br />
p. 13), il acquiert rapidement le sens de territoire national, celui de l’Etat restauré<br />
par l’auteur de la dynastie némanide. Dans la Vita du bienheureux Siméon<br />
par Sava Ier (archevêque de 1219 à 1234), le mot «patrie» figure deux fois<br />
seulement, alors que dans la première acolouthie, composée par le même auteur<br />
au plus tard à l’occasion de l’instauration de son culte à Studenica en 1207, le<br />
même mot apparaît 7 fois. Dans la deuxième Vita, l’hagio-biographie de Siméon-<br />
Nemanja par Stefan le Premier Couronné (écrite vers 1216), le mot patrie<br />
abonde, il n’y figure pas moins de 33 fois. Désignant le «pays serbe», l’»Etat de<br />
ton pays», ce terme est généralement accompagné d’un adjectif possessif : «ta<br />
patrie», «sa patrie», «ma patrie», se rapportant au souverain, détenteur du<br />
«trône du pouvoir qui me fut donné par le Christ», ou du «trône de sa patrie»,<br />
celui de «tout le pays serbe». Cf. pour la notion de otycestvo en Bulgarie : D.<br />
Angelov, Bßlgarinßt v srednovekovieto (Svetogled, ideologia, duèevnost),<br />
Varna 1985, p. 272 sq. n. 4.<br />
29 Même l’hagio-biographie étendue de Siméon-Nemanja écrite par Domentijan<br />
fut utilisée à des fins liturgiques, comme dans le typikon de Mileèeva de<br />
1345-1355 : Dj. Sp. RADOJIÅIÇ, Tvorci i dela stare srpske kqiùevnosti,<br />
Titograd 1963, p. 79-85.<br />
30 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p.<br />
160-163.<br />
166<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
nant que, selon les hagio-biographies dynastiques, les armées<br />
serbes voient les deux saints leur apparaître sur les nuées au cours<br />
de certaines campagnes militaires, alors que la patrie était en péril.<br />
Le deuxième volet fondamental de la réception serbe de<br />
l’héritage byzantin est constitué par l’adoption des codes du Droit<br />
civil et canonique accompagnés des exégèses des textes juridiques,<br />
comme le «Nomocanon de Saint Sava» désigné le plus souvent<br />
comme la «Korméija». 31 Ce Code du Droit canon, qui serait une<br />
compilation d’un protographe byzantin inconnu à ce jour, a joué<br />
un rôle de tout premier ordre dans la vie de l’Eglise et de l’Etat<br />
serbes jusqu’à la fin du Moyen Age. Les travaux de Serge Troicki<br />
ont fait apparaître certains points essentiels de l’aspect idéologique<br />
de ce Code dont la rédaction (datant de 1220, époque de l’instauration<br />
de l’Eglise autocéphale de Serbie), incombe aux soins de<br />
Saint Sava. Régissant les rapports entre les deux pouvoirs, la<br />
Korméija restaure une forme de symphonie archaïsante, caractérisée<br />
par un équilibre dyarchique particulièrement recherché,<br />
propre à l’étroite solidarité des deux pouvoirs dans l’Etat némanide.<br />
La doctrine de ce Recueil juridique fondamental retarde<br />
cependant sensiblement sur les conceptions contemporaines byzantines<br />
relatives à la nature des rapports entre l’imperium et le<br />
sacerdotium. La théorie politique byzantine sur la souveraineté<br />
universelle de l’empereur et la primauté du patriarcat de Constantinople<br />
s’estompe 32 au profit d’une doctrine archaïque de l’Eglise<br />
31 Sur ce Corpus iuris utrisque, source fondamentale du Droit et de l’esprit<br />
juridique des peuples slaves orthodoxes durant de nombreux siècles, ainsi que<br />
sur la traduction (faite par Sava Ier) et l’origine de ce Code et de ses commentaires<br />
: S. Troicki, Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ?, Glas Srpske<br />
Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 119-142.<br />
32 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore<br />
Balsamon et Démétrios Chomatianos), ou les articles (premier chapitre de la<br />
VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la<br />
primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des<br />
Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et<br />
de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres : G.E.Heimbach,<br />
Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209), reproduit, avec sa traduction serboslave<br />
(Velika pace inhxy ije vy celovqhxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago<br />
167
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
conciliaire dont l’instance suprême reste le Concile œcuménique.<br />
C’est une idéologie de souveraineté politique et ecclésiastique,<br />
fondée sur une théorie de «dyarchie symphonique» entre un Etat<br />
et une Eglise nationale, qui ressort de la philosophie politique<br />
définie par le premier archevêque de Serbie.<br />
l’Apogée de l’IdéologIe néMAnIde<br />
et l’élArgIsseMent du culte dynAstIque<br />
(fIn XIIIe et début XIVe sIècle)<br />
La deuxième phase de l’idéologie politique en Serbie est<br />
contemporaine de l’archevêque Danilo II. Elle correspond aux<br />
règnes de Milutin (1282-1321) et de Stefan Deéanski (1321-1331).<br />
Ce fut l’époque de l’apogée du royaume némanide, de la rédaction<br />
des Vies des saints rois et archevêques serbes par Danilo II et par<br />
son premier continuateur, et de la construction de quelques-uns<br />
des plus remarquables édifices de l’architecture sacrée serbe,<br />
Banjska, Graéanica, l’Archevêché de Peç, Deéani. 33 Ce fut aussi<br />
l’époque de l’apparition de la représentation picturale 34 de la<br />
Sainte lignée némanide («Lignée de sainte extraction»), sur les<br />
murs des églises monastiques. Ce fut enfin l’époque de l’essor<br />
généralisé de l’Etat serbe, qui commence à acquérir une place<br />
dominante dans l’Europe de Sud-Est.<br />
La réactualisation de l’idéologie dynastique qui reposait<br />
sur le charisme du lignage royal (la sainte souche de Siméon-Nemanja),<br />
et l’instauration d’un nouveau culte dynastique, trois ans<br />
après la mort du roi Milutin, semblent correspondre à la nécessité<br />
de légitimer la branche de Milutin en raison de la crise de<br />
succession survenue aussitôt après sa mort. Une quinzaine d’années<br />
darovana clvhkol&obi&a, sùqenicystvo i q’rstvo…), cité par : S. Troicki, Crkvenopolitiéka<br />
ideologija Svetosavske krméije, Glas Srpske Akademije Nauka<br />
CCXII, Belgrade 1953, p. 177-178.<br />
33 Cf. S. Radojéiç, Archbishop Danilo II and the Serbian Architecture Dating<br />
from the Early 14 th Century, in Serbian Orthodox Church 2, Belgrade 1966, p. 11-19.<br />
34 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb<br />
1978, p. 53-55.<br />
168<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
plus tard, l’instauration du culte du roi Stefan Deéanski, même si<br />
elle devait s’opérer dans une perspective fort dissemblable, ne fit<br />
que confirmer cette tendence de réactualisation du charisme dynastique.<br />
35 A la différence de la période précédente, le charisme<br />
dynastique n’est donc plus fondé uniquement sur la perpétuation<br />
du culte de Siméon-Nemanja, mais aussi sur la multiplication et<br />
la codification de biographies royales écrites dans une perspective<br />
de sainteté de leurs protagonistes, souverains très chrétiens, protecteurs<br />
de l’Eglise et champions de la vraie foi. Même la longueur<br />
de ces hagio-biographies royales correspond à la conformité de<br />
ces illustres personnages aux critères d’une hagiologie politique.<br />
Elles culminent en étendue et en consistance dans les Vitæ de la<br />
reine Hélène d’Anjou (épouse du roi Uroè Ier et mère des rois<br />
Dragutin et Milutin), ainsi que dans celles des rois Milutin et<br />
Stefan Deéanski. Cette série hagio-biographique ne devait s’interrompre<br />
qu’avec la biographie tronqué du roi Stefan Duèan.<br />
de lA MonArcHIe MystIque à l’eMpIre<br />
constItutIonnel (MIlIeu du XIVe s.)<br />
Il est significatif que l’hagio-biographie dynastique ignore la<br />
période impériale, de 1345 à 1371, qui correspond aux règnes des<br />
tsars Duèan et Uroè, au point d’interrompre la biographie de Stefan<br />
Duèan avant la proclamation de l’empire. 36 L’idée impériale<br />
35 Ceci s’accorde, en définitive, assez bien avec la tendance générale dans<br />
l’Europe de l’époque, qui se traduisait par la sacralisation de l’Etat : E. Kantorowicz,<br />
Christus-Fiscus, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 71-73.<br />
36 La proclamation de l’empire eut lieu le 25 décembre à Serrès, et le couronnement<br />
fut fait par le patriarche de Serbie Joanikije et le patriarche de Bulgarie<br />
Siméon, à Skoplje, à Pâques de 1346: “C’est ainsi que moi, petit-fils et fils, rejeton<br />
de la bonne [blagago] souche des saints et bons-confesseurs, mes parents<br />
et aïeuls, le serviteur du Christ, appelé Stefan, dans le Christ Dieu très-croyant<br />
empereur [tsar] de tous les Serbes et Grecs, ainsi que des terres bulgares, et de<br />
tout l’Ouest [disou], du Littoral, de la Frugie [pays ou possessions franques]<br />
ainsi que de l’Albanie, par la grâce et avec l’aide de Dieu, empereur autocrate…».<br />
Après un rappel autobiographique qui inclut l’exaltation de la victoire serbe à<br />
Velbuùd (1330), il proclame son accession à la dignité impériale : “A cette<br />
169
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
s’accordait mal avec l’idéologie traditionnelle. La dernière partie<br />
des “Vies des saints rois et archevêques serbes” ne parle des deux<br />
tsars que pour exprimer un jugement sévère quand à leur œuvre<br />
politique, en particulier celle de Duèan. Si les sources narratives<br />
offrent un témoignage négatif, 37 soit par leur silence, soit par la<br />
condamnation de l’empire, les sources juridiques révèlent le double<br />
aspect de l’idéologie politique de cette période. 38<br />
Se référant aux saints fondateurs Siméon et Sava, 39 les préambules<br />
des chartes impériales confirment le principe fondamental<br />
image, selon cette charité, Il [Dieu] me fit passer du royaume à l’empire orthodoxe,<br />
en me confiant, de même qu’au grand tsar Constantin, tous les pays et de<br />
nombreuses régions, les côtes et les grandes villes de l’empire grec. Comme je<br />
le disais auparavant, par la couronne impériale je fus couronné empereur en l’an<br />
1346, le mois d’avril, le 16, au jour plein de joie grand et très illuminé de la<br />
fête de Pâques…” (Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd.<br />
et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 3). Sur la proclamation de<br />
l’Empire serbo-grec (acte juridiquement fondé sur le fait que Stefan Duèan régnait<br />
sur une très grande partie des territoires byzantins), et surtout sur la date de<br />
cette proclamation, B. FerjanÅiç et S. Çirkoviç, Jovan Kantakuzin, in Vizantijski<br />
izvori za istoriju naroda Jugoslavije VI, Belgrade 1986, cf. le chapitre<br />
de Jean Cantacuzène sur la prise de Serrès par Duèan et sur son couronnement<br />
impérial (la description de Nicèphore Gregoras est plus fournie, ibid. p. 262 sq.,<br />
n. 125), p. 482 sq. et surtout le commentaire de B. Ferjanéiç n. 407.<br />
37 A l’exception toutefois des Annales dites de Peç : éd. Lj. Stojanoviç, Stari<br />
srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. 82.<br />
38 Pour le rapport de forces (territorial et économique en faveur de Byzance,<br />
et militaire en faveur de la Serbie) entre les deux Etats, et surtout sur les prémices<br />
idéologiques et juridiques (Duèan en tant que «particeps» participant du<br />
pouvoir sur l’Empire) de la proclamation de l’Empire par Stefan Duèan (REX<br />
RASIAE et IMPERATOR ROMANIAE), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi carstva,<br />
in Dečani et l’art byzantin au milieu du XIVe siècle, Belgrade 1989, p. 3-13.<br />
39 Pratiquement toutes les chartes émises par Duèan pour Chilandar reprennent<br />
les formules consacrées pour parler de Saint Siméon et de la Sainte lignée : “De<br />
même que Tu as élu la vigne plantée par Dieu dans la souche de Jessé […], arrière-petit-fils<br />
du seigneur autocrator [samovlastnago], Siméon le saint, Nemanja”,<br />
charte de 1343, Archives de Chilandar (A 4/8) ; “rejeton de la bonne<br />
souche de mes saints aïeux, depuis le juste et le saint Siméon Nemanja, le Nouveau<br />
myroblyte…” (de 1347, 1348), puis en 1354: “…de mes très-lumineux<br />
instructeurs, seigneurs et maîtres, le bienheureux Siméon et le saint Sava” (S.<br />
Novakoviç, Zakonski Spomenici, Belgrade 1912, p. 418, 427), etc.<br />
170<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
de l’idéologie némanide, celui de la continuité charismatique de<br />
la dynastie. Mais un autre genre de source est bien plus caractéristique<br />
pour cette période : c’est le Code de Duèan, qui représente<br />
le monument juridique majeur du Moyen Age serbe. De même<br />
que Frédéric II proclamait, dans son Liber augustaliæ, que le<br />
devoir essentiel de la dignitas imperialis excellentiæ était de faire<br />
des lois nouvelles exigées par le temps et les circonstances 40 , le<br />
tsar Duèan tint à affirmer avant tout la base juridique de son empire.<br />
41 On peut observer ici une évolution similaire à celle qui se<br />
manifestait dans d’autres parties de l’Europe où les influences<br />
réciproques entre l’Eglise et l’Etat font apparaître la tendance du<br />
constitutionnalisme à affirmer «le prototype parfait d’une monarchie<br />
absolue et rationnelle fondée sur une base mystique». 42<br />
Le Droit romain n’était certes pas une nouveauté en Serbie<br />
puisqu’il y avait déjà été introduit par les soins de l’archevêque<br />
Sava Ier et par le biais du Droit canon présenté dans sa compilation<br />
du Nomocanon (Nomokanony) dès le début du XIIIe siècle. Si la<br />
particularité du Nomocanon (Zakonopravilo = m. à m. “la règle de<br />
Loi”) de Sava Ier, par rapport au Droit byzantin contemporain,<br />
était de préconiser un rééquilibrage des deux pouvoirs au détriment<br />
de celui du prince, le Code de Duèan instaure la préséance de la Loi<br />
sur le pouvoir. L’article 167 intitulé «Sur la justice (W pravdh)»,<br />
sous-titré «Ordre impérial», stipule que : «Si l’empereur délivre<br />
40 E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes<br />
juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie,<br />
Paris 1984, p. 49 n. 48.<br />
41 “J’instaure ce Code [juridique] au nom de notre Concile orthodoxe, du trèssanctifié<br />
patriarche kyr Joanikije, de tous les évêques et ecclésiastiques, petits<br />
et grands, et de moi-même, le très-croyant tsar Stefan, et de tous les nobles de<br />
mon empire, petits et grands, [qui tous] furent consentants pour cette Loi”<br />
(Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S.<br />
Novakoviç, Belgrade 1898, p. 6).<br />
42 E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines<br />
médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 79 n. 4 ;<br />
cf. B. Tierney, The Canonist and the Medieval State, Review of Politics XV,<br />
1953, p. 378-388.<br />
171
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
un acte soit dans la colère, soit par charité, soit par largesse envers<br />
quiconque, et que cet acte contredise la Loi et ne soit pas conforme<br />
à la justice et à la Loi, telle qu’elle est définie dans la Loi<br />
(Zakonniky = Code législatif), que les juges ne tiennent pas<br />
compte de cet acte, qu’ils jugent et agissent selon la justice (pravdh)».<br />
Et dans l’article suivant § 168, il est dit que «Tous les juges<br />
doivent juger selon la Loi, équitablement, conformément à ce qui<br />
est écrit dans le Code, et non pas juger selon la crainte de l’empereur».<br />
43 Il s’avère ainsi que le pouvoir de Duèan tend à se définir<br />
moins par rapport au domaine spirituel que par rapport au Droit<br />
constitutionnel. L’absolutisme du tsar est désormais moins limité<br />
par l’autorité ecclésiastique que par la suprématie de la Loi. 44 La<br />
monarchie mystique des XIIIe-XIVe siècles aboutit donc, avec le<br />
milieu du XIVe siècle, à une domination de l’esprit rationnel dans<br />
le domaine juridique, et qui se traduit par un absolutisme constitutionnel<br />
et quasi-mystique.<br />
lA crIse polItIque et le renouVeAu<br />
de l’IdéologIe dynAstIque (fIn du XIVe s.)<br />
L’empire de Duèan ayant éclaté au cours du règne de son<br />
héritier Uroè Ier (1355-1371), dernier souverain de la lignée némanide,<br />
les restes de l’héritage impérial serbe traversent une<br />
grave crise politique et idéologique, ouverte dès avant la mort du<br />
dernier Némanide, et qui devait durer jusqu’au début du XVe<br />
siècle. C’est au milieu des années soixante-dix du XIVe siècle que<br />
43 Codex Imperatoris Stephani Dušan, vol. II. – Codd. mss. studeniciensis,<br />
chilendarensis, hodesensis et bistriciensis (sous la direction de M. Begoviç),<br />
Belgrade 1981, éd. D. Bogdanoviç, p. 214.<br />
44 Les articles cités (§105 et §171, dans l’édition de Novakoviç) du Code de<br />
Duèan placent la Loi au-dessus de toute ordonnance ou décret émis par l’empereur<br />
ultérieurement. Généralisant ce principe par rapport au Code de 1349, la<br />
Constitution de Duèan s’achemine donc vers une séparation conséquente entre<br />
pouvoir juridique et pouvoir exécutif : Zakonik Stefana Duwana cara srpskog<br />
1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 80-81, 134-135,<br />
249-250.<br />
172<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
le prince Lazar 45 , deuxième rénovateur de l’Etat serbe 46 depuis<br />
Siméon-Nemanja, recourut à l’autorité ecclésiastique pour légitimer<br />
la restauration du pouvoir central. 47 Ayant rétabli la légalité<br />
ecclésiastique par sa réconciliation avec le patriarcat œcuménique, 48<br />
Lazar renoue avec la synergie des deux pouvoirs en privilégiant<br />
ses rapports avec l’Eglise et en favorisant le courant hésychaste.<br />
Sa fin épique à la bataille de Kosovo fait de lui un défenseur de<br />
la foi et de la patrie tout à la fois, et il devient le nouveau fondateur<br />
de la légitimité dynastique.<br />
Les textes liturgiques, hagiographiques et rhétoriques qui<br />
apparaissent à peine deux ou trois ans après sa mort (1389), marquent<br />
l’instauration d’un nouveau culte dynastique. Ces textes<br />
révèlent une nouvelle dimension du «Mystère de l’Etat» qui se<br />
manifeste sous la forme d’une certaine démocratisation de la<br />
sainteté. Elle s’étend en effet aux martyrs morts pour la patrie et<br />
pour la foi aux côtés de leur prince à Kosovo. A l’instar du patriarche<br />
Danilo III, 49 un auteur anonyme relate les paroles du<br />
45 Sur le titre du prince Lazar : F. Barièiç, Vladarski éin kneza Lazara, in<br />
O knezu Lazaru, Belgrade 1975, p. 45-62.<br />
46 Pour la situation politique, économique et la continuité ou discontinuité par<br />
rapport à la période némanide de l’Etat de Serbie restauré par le prince Lazar<br />
(au cours des dix années qui précédèrent la bataille du Kosovo), voir : S. Çirkoviç,<br />
Srbija uoéi bitke na Kosovu, KosovskoMetohijski zbornik 1, Belgrade<br />
1990, p. 3-20.<br />
47 Le difficile problème de la légalité et du rang du pouvoir (central ou régional)<br />
du prince Lazar et de sa souveraineté est étudié dans le chapitre “L’idéologie<br />
du souverain et la réalité” de l’ouvrage sur le prince Lazar : R. Mihaljéiç,<br />
Lazar Hrebexanoviç, Belgrade 1984, p. 72-100 ; ainsi que dans le Recueil de<br />
travaux pluridisciplinaires : Le prince Lazar (V. Moèin, F. Barièiç, D. Bogdanoviç,<br />
G. Babiç, B. Ferjanéiç), Belgrade 1975.<br />
48 Sur la réconciliation des Patriarcats constantinopolitain et serbe : F. Barièiç,<br />
O izmirequ srpske i vizantiske crkve, Zbornik Radova Vizantološkog<br />
Instituta 21, Belgrade 1982, p. 159-182.<br />
49 Dans “Le Dit de prince Lazar”, daté de 1392/93 par : Dj. Trifunoviç,<br />
Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom boju, Kruèevac 1968,<br />
p. 71-72 ; éd. d’après le manuscrit du XVIe siècle, V. Çoroviç, Siluan i Danilo<br />
III, srpski pisci XIV-XV veka, Glas Srpske Kraxevske Akademije 86,<br />
Belgrade 1929, p. 83-103.<br />
173
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
prince, exhortant ses hommes avant la bataille — et qui : «en se<br />
préparant à la guerre s’était bien dévoué pour Dieu et la patrie».<br />
Avant la bataille de Kosovo où apparaît le thème de la rédemption<br />
par la mort, pour la foi et la patrie : «…en prenant le Christ pour<br />
modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort, et offrons<br />
sans ménagement les membres de notre corps pour être mis<br />
en pièces pour la religion [za blagocyst&e = pour la piété] et pour notre<br />
patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront et ne laissera<br />
pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin». 50<br />
La bataille est racontée brièvement : «Alors que la bataille<br />
avait commencé, il y eut tant de fracas et de cris que la terre tremblait<br />
en ce lieu. Et tant de sang fut versé que les chevaux laissèrent<br />
des traces dans le sang versé ; il y eut un nombre de morts incalculable<br />
et c’est alors que Amir [Murad] le tsar perse [turc] fut tué.<br />
Puis ce magnifique homme, le saint prince Lazar [fut tué] aussi.<br />
Une multitude d’Agarènes l’encerclèrent et le saisirent et il fut<br />
emmené avec beaucoup de ses nobles comme des moutons à<br />
égorger. C’est alors que sa tête honorable fut tranchée avec [celle<br />
de] nombre de ses nobles, au mois de juin, le quinzième jour. Il<br />
avait suivi l’exemple du Christ, en versant son sang pour Lui, et<br />
il fut le nouveau martyr Lazar en ces jours [qui sont les] derniers,<br />
et il amena une grande assemblée de martyrs à son Christ Dieu<br />
50 Ce “pro patria mori” serbe ne fait pas l’opposition entre salut individuel et<br />
salut de la communauté, pas plus qu’entre salut dans le siècle et salut éternel.<br />
Le salut de la patrie est moins une négation de soi patriotique qu’un sacrifice<br />
individuel (celui du prince, personnification de la patrie, ainsi que celui de ses<br />
chevaliers), aux nom et place du peuple tout entier. Cf. pour le corporatisme, la<br />
subordination de l’individu à la communauté et le sacrifice pour la patrie en<br />
Occident : E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la<br />
pensée politique médiévale, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 105-141 ;<br />
De Lagarde, Individualisme et corporatisme au Moyen Age, Recueil de travaux<br />
d’histoire et de philologie, 2e série XLIV (1937), 39. Le martyre du prince<br />
serbe est comparable en revanche à un certain point de vue à celui de Henri de<br />
Gand lorsqu’il compare un sacrifice civique à celui du Christ, ainsi qu’à celui<br />
du futur pape Pie II écrivant que “le prince lui-même, qui est la tête du corps<br />
mystique de l’Etat, est tenu de sacrifier sa vie quand le bien public l’exige”,<br />
cité par : E. Kantorowicz, art. cit., p. 137 n. 57, 61.<br />
174<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
dans la Jérusalem d’en haut, comme jadis Josué fils de Nun [avait<br />
amené] les hommes de Dieu dans la Terre promise».<br />
C’est ainsi qu’à la faveur de profonds bouleversements politiques<br />
et sociaux, à la fin du XIVe siècle en Serbie, «la nation en<br />
vient à chausser les bottes du prince» 52 , après que le souverain eût<br />
endossé une tâche pontificale 53 — en réconciliant les Eglises de<br />
Serbie et de Constantinople.<br />
Cette restructuration de l’idéologie princière s’opérait dans<br />
un environement de grande précarité politique imputable aux<br />
débuts de l’intrusion ottomane en Serbie. Son prince dut admettre<br />
une limitation de sa souveraineté, 54 en reconnaissant désormais la<br />
suzeraineté du sultan. Cela explique l’incidence de la théologie<br />
politique dans l’émergence d’une nouvelle forme d’Etat. Ainsi le<br />
despotat de Serbie réussit-il à s’adapter aux nouvelles conditions<br />
et à se maintenir pendant plus d’un demi-siècle.<br />
le despotAt — contInuIté de lA trAdItIon<br />
néMAnIde et dIfférencIAtIon des pouVoIrs<br />
et des genres lIttérAIres dAns les sources<br />
dynAstIques (fin XIVe — milieu XVe siècle)<br />
L’une des différences essentielles entre la première période<br />
némanide et celle de l’apogée de l’Etat serbe (milieu du XIVe<br />
siècle) se manifeste à travers la modification du rapport entre les<br />
deux pouvoirs. Alors qu’au début du XIIIe siècle l’archevêque<br />
Sava Ier en jette les bases juridiques en introduisant en Serbie le<br />
S. Novakoviç, Newto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio<br />
za wtampu Stojan Novakoviç, Glasnik Srpskog Uéenog Druètva XXI,<br />
Belgrade 1867, p. 162-163 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti,<br />
Belgrade 1960, p. 117-118, 328-329.<br />
52 F.W.Maitland, Moral Personality and Legal Personality, in Selected Essays,<br />
Cambridge 1936, p. 230.<br />
53 Cf. E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines<br />
médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p.<br />
80-81.<br />
54 Stefan Lazareviç (1389-1427), despote de Serbie depuis 1402.<br />
175
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Droit romain par le biais de la compilation du droit canonique et<br />
civil du Nomocanon byzantin, c’est au milieu du XIVe siècle que<br />
le tsar Stefan Duèan se fait le grand législateur du Moyen Age en<br />
Serbie en promulguant son Code en 1349 à Skoplje, et en 1354 à<br />
Serrès. Ce fut l’époque où le territoire de l’Etat serbe dépassait<br />
largement ses frontières ethniques, et où l’idéologie politique<br />
déborda son cadre traditionnel. L’expansion territoriale fulgurante<br />
due aux conquêtes de Duèan, la nécessité d’intégrer les<br />
territoires byzantins au sein d’une administration centralisée, la<br />
restructuration de l’administration (apparition de nombreux titres<br />
byzantins) et l’élargissement de l’échelle sociale eurent pour effet<br />
d’accroître la différenciation des deux pouvoirs. Alors que l’autorité<br />
ecclésiastique avait eu tendance à empiéter sur le domaine du<br />
pouvoir séculier aux périodes précédentes, 56 Duèan impose son<br />
autorité à l’Eglise d’une manière ostentatoire en faisant élire son<br />
logothète à la tête du patriarcat serbe. Il remplace les évêques<br />
des territoires occupés, intervient dans les affaires monastiques jusque<br />
sur le Mont Athos. Cet état de choses se reflète dans les<br />
textes de la littérature dynastique par une différenciation des genres<br />
qui ne cessera de s’accentuer au cours des périodes suivantes.<br />
La crise idéologique et dynastique qui marqua les débuts de<br />
la période post-némanide ainsi que la volonté d’établir une relève<br />
dynastique en Serbie, ou de récupérer la légitimité némanide en<br />
Bosnie, eurent pour effet d’accélérer ce processus. Dès la fin du<br />
troisième quart du XIVe siècle apparaissent des textes à vocation<br />
profane, généalogies et annales (traduction de chroniques byzan-<br />
Cf. A. Soloviev, Le Droit byzantin dans la codification d’Etienne Douchan,<br />
Revue historique de droit 7, (1928), p. 387-412.<br />
56 Réconciliation de Stefan le Premier Couronné avec son frère le prince Vukan<br />
par Sava, ce qui mit fin à la guerre civile en Serbie, et le rôle important que<br />
tiennent dans le domaine politique et diplomatique Sava Ier et Danilo II.<br />
Pratique courante à Byzance (R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in<br />
Etudes byzantines, Paris 1959, p. 220), mais pas en Serbie où le puissant roi<br />
Milutin n’avait pu imposer son candidat, Danilo II, comme archevêque.<br />
G. Soulis, Tsar Stephan Dusan and Mount Athos, Harvard Slavic Studies II<br />
1954, p. 125-139.<br />
176<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
tines) en particulier, alors que les textes ecclésiastiques relatifs aux<br />
cultes dynastiques se définissent bien plus nettement dans le cadre<br />
des divers genres de littérature hagiologique slavo-byzantine.<br />
C’est ainsi que la nouvelle hagio-biographie du roi Stefan<br />
Deéanski, se situe nettement plus dans le cadre d’une hagiographie<br />
«monastique» que dans celui d’un culte dynastique. A en juger<br />
par cette hagiographie royale, le culte de l’ex-roi némanide s’apparente<br />
plus à une vénération locale et monastique, qu’à un culte<br />
dynastique et national.<br />
Les chapitres XIV-XVI de l’ouvrage de Konstantin, rédigé<br />
en 1430/31, apportent une innovation importante, car ils renferment<br />
le texte d’une généalogie dynastique. Dans cette partie de la biographie<br />
du despote Stefan, Konstantin présente une généalogie du<br />
despote dans le but d’affirmer son ascendance némanide. Ayant<br />
fait part de la légitimité charismatique de son souverain assurée<br />
par la sainteté de son père, le prince martyr Lazar, Konstantin<br />
s’efforce de démontrer sa légitimité hiérarchique à partir de l’origine<br />
némanide de sa mère, la princesse Milica. Il est significatif<br />
que le concept de l’hérédité y acquierre une importance sans précédent<br />
non seulement du fait de l’apparition d’une généalogie, 60<br />
mais aussi du fait qu’il fasse remonter pour la première fois (dans<br />
une biographie dynastique), l’origine de Siméon-Nemanja à un<br />
empereur romain, Licinius (empereur d’Orient de 308 à 324 et<br />
gendre de Constantin le Grand 61 ).<br />
Cela contraste avec les assertions de Camblak qui met en<br />
opposition l’origine romaine des empereurs byzantins avec l’ori-<br />
Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,<br />
Aspects of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag - Paris 1972, p. 243-284.<br />
60 L’étude comparative de Ljubomir Stojanoviç a établi que cette généalogie,<br />
ainsi que les 5 versions rédigées par la suite, reposent toutes sur un texte original<br />
plus étendu qui aurait été composé par Konstantin et qui ne nous est pas parvenu<br />
: Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.<br />
Karlovci 1927, p. XII-XXIX, XXXIII.<br />
61 La prétendue origine serbe de Licinius apparaît pour la première fois dans<br />
la traduction slave de Zonaras (fin de la première moitié du XIVe s.) où les<br />
Daces et leur chef Décébal sont par ailleurs également désignés comme Serbes :<br />
Lj. Stojanoviç, op. cit., p. XIII-XIV.<br />
177
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
gine charismatique de la légitimité némanide : «Ils [les Nemanjiç]<br />
ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par<br />
l’odeur hellénique 62 [païenne] des sacrifices et des rites comme<br />
[l’avaient faits] les fils et les neveux [les héritiers] de Constantin<br />
le Grand. 63 Ils gouvernaient en toute piété, avec sagesse selon Dieu<br />
et par amour, par (la volonté de) Dieu, avec (leurs) armées le<br />
reste du troupeau qui leur avait été confié» (Camblak, Vie de Stefan<br />
Dečanski, p. 130).<br />
Faisant suite aux diptyques 64 des rois et archevêques de Serbie<br />
du XIIIe-XIVe siècles, les premières généalogies des souverains<br />
serbes apparaissent dans le dernier quart du XIVe siècle. La première<br />
généalogie fut rédigée entre 1374 et 1377 dans le but d’attester<br />
la légitimité du roi des «Serbes et de Bosnie» Tvrtko Ier,<br />
couronné avec «la couronne de Saint Sava», au monastère de<br />
Mileèeva, en 1377. 65 Les rédactions suivantes de cette généalogie<br />
sont celle de Konstantin de Kostanec, puis une rédaction faite à<br />
l’époque du despote Djuradj Brankoviç (1433-1446), une autre<br />
62 Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de la langue<br />
grecque” se trouve dans le Colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka<br />
1305, de Peç, 1522, de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de<br />
1252, etc.) du Nomocanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, Ko je preveo<br />
Krméiju sa tumaéeqima ? Glas Srpske Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade<br />
1949, p. 120, 125-126.<br />
63 Camblak fait peut-être allusion aux superstitions divinatoires et autres<br />
qu’affectionnaient particulièrement certains empereurs des dynasties Comnène<br />
et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis,<br />
fut un fervent adepte des arts magiques et l’empereur Théophile recourait volontiers<br />
à ses services : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines,<br />
Paris (PUF) 1959, p. 228sq.<br />
64 Il est significatif que les diptyques aient été, à des époques différentes, le<br />
point de départ tant des cultes que des généalogies dynastiques. Cf. pour les<br />
cultes : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965,<br />
p. 7-8 ; pour les dyptiques : S. Novakoviç, Srpski pomenici, Glasnik Srpskog<br />
Uéenog Druètva XLII, Belgrade 1875, p. 1-152.<br />
65 Sur la «double couronne» et la légitimité némanide des rois de Bosnie : S.<br />
ÇIRKOVIÇ, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni), Zbornik<br />
Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça, Belgrade 1964,<br />
p. 343-370.<br />
178<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
écrite du temps des despotes Brankoviç de Srem (1506-1509), et<br />
celle enfin qui fut renouvelée à l’instigation de la maison féodale<br />
des Jakèiç entre 1563 et 1584. 66<br />
La différenciation des genres (reflet de la différenciation des<br />
pouvoirs) 67 dans la littérature dynastique au cours de la période<br />
post-némanide est un fait particulièrement bien mis en évidence<br />
dans le Recueil de Gorica, autographe de Nikon le Hiérosolimytain<br />
rédigé en 1441/2. 68 Ce volumineux recueil, à vocation quasi-encyclopédique,<br />
fut composé par ce moine érudit et cosmopolite à<br />
l’intention de la princesse Hélène Balèiç. Outre de nombreux<br />
textes historicistes, canoniques et patristiques d’inspiration hésychaste,<br />
il renferme deux textes dynastiques. C’est, d’une part, la<br />
Vita abrégée de SiméonNemanja, une compilation de Nikon en<br />
grande partie dépouillée de données historiques. Elle relègue en<br />
effet au second plan la biographie politique au profit des traits<br />
hagiographiques de l’auteur de la dynastie némanide. Et c’est,<br />
d’autre part, une généalogie dynastique qui fait partie d’un genre<br />
proche de ces chroniques lapidaires du royaume que sont les Annales<br />
de Serbie apparues vers la fin du XIVe siècle. Ces deux<br />
textes s’inscrivent dans les deux genres principaux dans lesquels<br />
s’exprimeront désormais l’idéologie et l’historisme dynastiques.<br />
66 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980,<br />
p. 208-209.<br />
67 Il est peu probable que l’on puisse établir un parallèle avec la différenciation<br />
qui marque dès le XIIIe siècle en Occident l’institutionnalisation<br />
(début de sécularisation) de l’Eglise d’une part et l’exaltation de<br />
la mystique politique de l’Etat d’autre part. Si un tel ordre d’idées ne<br />
peut s’appliquer à l’Eglise de Serbie, les institutions politiques de Serbie<br />
en revanche demeurent plus proches de celles des pays occidentaux.<br />
L’image sublimée de l’ordre séculier instauré dans l’Etat et dans la cour<br />
du despote Stefan Lazareviç, rapporté par Konstantin de Kostanec, n’est<br />
pas sans rappeler la “mystique politique” (corpus mysticum de l’Etat) en<br />
vogue en Occident : cf. E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro<br />
Patria Mori) dans la pensée politique médiévale, in Mourir pour la<br />
patrie, Paris 1984, p. 131sqq.<br />
68 Istorija Crne Gore 2/1 (D. Bogdanoviç), Titograd 1970, p. 372-378.<br />
179
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
MIlIeu XVe — début XVIe sIècle<br />
La disparition du despotat de Serbie, avec la conquête de sa<br />
capitale Smederevo (1459) par les Ottomans, marque la fin de<br />
l’Etat serbe au Moyen Age. Les principautés serbes qui se maintinrent<br />
jusqu’à la fin du siècle ne connurent qu’un sursis trop précaire<br />
pour tenter une restauration du pouvoir central et durent se contenter<br />
de survivre devant l’imminence de l’occupation ottomane. C’est<br />
en dehors des frontières de la Serbie médiévale, au nord du Danube<br />
et de la Save, sur le territoire méridional de la Hongrie, — le seul<br />
Etat qui put encore opposer une résistance effective au ras de marée<br />
ottoman, — que fut transféré le dernier prolongement de l’Etat<br />
serbe et de sa tradition dynastique. Sous le protectorat du roi de<br />
Hongrie, avec leurs vastes fiefs peuplés d’immigrants serbes qui<br />
avaient fui la conquête ottomane, les derniers despotes essayèrent<br />
d’organiser la défense de la frontière méridionale de la Hongrie<br />
face aux incessantes incursions des Turcs, jusqu’au moment où la<br />
bataille de Mohacs (1526) marqua la fin du grand royaume magyar<br />
de l’Europe centrale.<br />
La continuité de la tradition dynastique s’exprime à travers<br />
le culte des despotes Brankoviç en Hongrie méridionale, dans la<br />
région frontalière du Srem. Les despotes y transfèrent la tradition<br />
monastique, avec leurs fondations pieuses concentrés sur la montagne<br />
de la Fruèka Gora, pic solitaire dans la plaine danubienne. Le<br />
monastère de Kruèedol y devient le mausolée de la famille princière<br />
selon la tradition némanide, et le centre de rayonnement de son<br />
culte dynastique. Les textes hagiographiques et liturgiques voués<br />
au culte du despote Stefan Brankoviç, de son épouse Angelina et<br />
de ses deux fils, Maxime (Georges) et Jean, marquent une différenciation<br />
encore plus nette par rapport à l’hagio-biographie traditionnelle.<br />
Ce sont des textes brefs et inspirés, empreints d’un<br />
douloureux sentiment patriotique, mais parfaitement conformes<br />
aux genres traditionnels de la littérature ecclésiastique. Cela<br />
correspond au fait que les thèmes historiques sont désormais<br />
180<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
véhiculés par les textes profanes, les annales, les généalogies et<br />
autres chroniques lapidaires. 69<br />
Suite à l’apparition en Serbie de traductions de chroniques<br />
(ou chronographies) byzantines, en particulier celles de Georges<br />
Hamartolos (1347/48), et de Jean Zonaras (notamment la rédaction<br />
serbe abrégée de 1407/8, connue sous le nom de «Paralipomènes»)<br />
70 , l’attrait pour ce genre historiographique va croissant. Les<br />
dates les plus importantes de l’histoire de Serbie, en commençant<br />
par Siméon-Nemanja, vont être adjointes aux chronographies qui<br />
font débuter l’histoire avec l’ancêtre universel Adam. A côté des<br />
années du règne (selon la chronologie byzantine) figurent une<br />
série de données comme : la construction des églises et des monastères,<br />
les batailles importantes, les phénomènes naturels inhabituels<br />
se prêtant à une interprétation irrationnelle, les catastrophes<br />
naturelles. Les Annales sont classées en deux catégories d’après<br />
leur ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus<br />
récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un<br />
auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous<br />
forme de médaillons des souverains serbes. Intitulées Vies et œuvres<br />
des saints rois et empereurs serbes, les cinq rédactions des<br />
Annales anciennes ne font pas véritablement partie du genre des<br />
chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent<br />
davantage au genre hagiographique.<br />
Les véritables Annales sont représentées par les quelques<br />
cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui<br />
contiennent la chronologie des événements après la mort de Stefan<br />
69 Sur la fonction idéologique de cet historisme de l’époque des despotes<br />
Brankoviç, cf. S. Çirkoviç, Moravska Srbija u istoriji srpskog naroda, in<br />
L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade 1972, p. 101-109.<br />
70 Dj. Trifunoviç, Azbuénik srpskih sredqovekovnih kqiùevnih pojmova,<br />
Belgrade 1990 2 , p. 364-368; R. Mariç soutient que Zonaras fut traduit une première<br />
fois en slavo-serbe au début du XIVe siècle : R. Mariç, Tragovi grykih<br />
istoriyara u delima Konstantina Filosofa, Glas Srpske Akademije<br />
Nauka 190, Belgrade 1946, p. 23 n. 1.<br />
Selon Djordje Trifunoviç, op. cit., p. 143-146.<br />
181
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Duèan (1355). Dans la plus importante étude consacrée aux Annales<br />
et Généalogies du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç<br />
a classé les Annales plus récentes en quatre groupes : les Annales<br />
rédigées avant 1458, celles écrites vers 1460, et celles après 1460.<br />
Le quatrième représente les textes rédigés au XVIe siècle. Puisant<br />
les informations sur l’histoire de Serbie dans les hagio-biographies<br />
et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices<br />
historiques et les colophons des recueils anciens, les auteurs des<br />
Annales rapportent aussi les événements contemporains. 72 Par<br />
rapport aux Annales russes, celles de Serbie sont moins riches en<br />
données historiques. 73 La comparaison entre les Annales russes et<br />
serbes est d’ailleurs fortuite : les plus anciens textes historiques<br />
en Russie sont les Annales créées dans le sillage de la Chronique<br />
d’Hamartolos traduite en Russie dès le XIe siècle, alors que les<br />
plus anciens textes historiques en Serbie sont les hagio-biographies<br />
dynastiques, les Annales n’apparaissant que beaucoup plus tard,<br />
après l’extinction de la dynastie némanide.<br />
Un condensé de l’histoire des trois royaumes slaves orthodoxes,<br />
Russie, Serbie et Bulgarie, conséquence de la connexion de<br />
leur patrimoine littéraire, fut rédigé à la fin du Moyen Age, en<br />
Serbie, ou plus vraisemblablement en Russie. Au sein de l’Eglise<br />
serbe, les textes hagio-biographiques et liturgiques consacrés aux<br />
cultes dynastiques continuaient à être copiés, compilés, et imprimés.<br />
On créa même de nouvelles hagiographies royales (jusqu’au<br />
début du XVIIe siècle) durant l’occupation ottomane des Balkans.<br />
C’est ainsi que les écrits historiographiques trouvent leur aboutissement<br />
dans la volumineuse Chronique slavoserbe du comte<br />
Georges Brankoviç, puis dans la monumentale Histoire des peuples<br />
slaves, Croates, Bulgares et Serbes… (1794 et 1795), de Jovan<br />
Rajiç, ouvrage qui marque les premiers débuts de l’historiographie<br />
serbe moderne. Mais cela s’inscrit dans un tout autre contexte<br />
72 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.<br />
Karlovci 1927, p. XL-LVIII ; LXXXIV-LXXXVIII.<br />
73 Dj. Trifunoviç, ibid.<br />
182<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
historique, fait partie d’une époque qui n’est plus celle du Moyen<br />
Age et sort du cadre de l’idéologie de l’Etat serbe.<br />
Il est néanmoins intéressant de citer ici une œuvre particulière,<br />
celle du Patriarche Pajsije Janjevac, qui bien qu’elle s’inscrive<br />
dans le XVIIè siècle et donc hors de nos bornes chronologiques,<br />
est fondamentale en ce qu’elle représente une rupture avec l’historiographie<br />
hagio-biographique. Les caractères particuliers de celle-ci<br />
n’en apparaissent alors que plus nettement, par antinomie.<br />
le pAtrIArcHe pAjsIje jAnjeVAc<br />
(ou Pajsije de Peć)<br />
— XVIIe siècle<br />
La Vie du tsar Uroš<br />
Né à Janjevo (Kosovo), vers le milieu du XVIe siècle, le<br />
patriarche Pajsije (1614-1647) était, selon un chroniqueur, disciple<br />
du patriarche de Serbie Jean (1592-1614). En 1612 il fut ordonné,<br />
par le patriarche de Serbie Jean, métropolite de Novo Brdo et de<br />
Graéanica. Après la mort de Jean en captivité (exécuté sur l’ordre<br />
de la Sublime Porte) à Constantinople, le 14 octobre 1614, Pajsije<br />
fut élu patriarche de Peç au Concile de l’Eglise de Serbie à<br />
Graéanica 74 .Pris en tenailles entre les répressions ottomanes et les<br />
intransigeances du prosélytisme de la curie romaine et de l’empire<br />
d’Autriche, il se tourne vers la Russie orthodoxe et slave pour<br />
ouvrir la porte à son influence culturelle . Des trente-trois années<br />
74 I. Ruvarac, O peçkim patrijarsima od Makarija do Arsenija III (1557<br />
1690) (Sur les patriarches de Peç de Macarie à Arsène III (1557-1690)), Zadar<br />
1888, p. 59-67, 308-309 ; R. Novakoviç, »O datumu izbora Pajsija za patrijarha«<br />
(Au sujet de la date d’élection de Païssié comme patriarche), Prilozi<br />
za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la<br />
langue, l’histoire et le folklore), XXXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 77-86.<br />
J. Radoniç, Rimska kurija i juùnoslovenske zemxe od XVI do XIX veka,<br />
(La Curie romaine et les pays slaves du Sud du XVI e au XIX e siècle), Srpska<br />
akademija nauka (Académie serbe des sciences), édition spéciale, CLV, odexeqe<br />
druwtvenih nauka (section des sciences sociales), nouvelle série, 3, Belgrade<br />
1950 ; S. Dimitrijeviç, »Prilozi raspravi “Odnowaji peçskih pa-<br />
183
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de son pontificat sur les 44 diocèses de l’Eglise de Serbie on<br />
garde de nombreux témoignages dans les chroniques et dans les<br />
multiples notices (zapisi) manuscrites. A l’image de plusieurs de<br />
ses prédécesseurs, il entreprit un pèlerinage en Terre Sainte vers<br />
la fin de sa vie (1645-1645), pour mourir quelque temps après son<br />
retour, le 2 octobre 1647.<br />
Amateur éclairé des livres et des manuscrits anciens, Pajsije<br />
déploie une activité de restauration et de copie du patrimoine<br />
scripturaire. De même qu’au XVIe siècle Longin le Zographe avait<br />
été l’un des pionniers de la sauvegarde et de la restauration du<br />
patrimoine pictural, le patriarche Pajsije excelle dans la perpétuation<br />
de la tradition littéraire et théologique. Ainsi, c’est vraisemblablement<br />
à son instigation que fut copié en 1619 le fameux<br />
Typikon de Studenica, fait d’après l’autographe de Saint Sava.<br />
Son attachement aux livres anciens le conduisit tout naturellement<br />
à créer lui-même les rares ouvrages littéraires originaux<br />
de son époque. C’est à un âge fort avancé, “en tant que vieillard<br />
centenaire” qu’il rédigea en 1642 la Vie, puis l’Office du tsar Uroè<br />
(1355-1371), dernier souverain avec qui s’éteignit la dynastie<br />
némanide en Serbie 76 . L’office a été composé sur le modèle des<br />
acolouthies des martyres. Il comprend des parties (kondakion, et<br />
tropaire), composées beaucoup plus tôt (peu après 1595). Le tsar<br />
Uroè est désigné dans cet office comme martyr, ayant subi de<br />
multiples sévices et injustices, ainsi que comme «très bienheureux»<br />
(Preblaàeni). Il y est souligné notamment qu’il souhaitait imiter<br />
Saint Siméon-Nemanja et Saint Sava, ce en quoi il n’a pas manqué<br />
de réussir, qu’il est un ornement du pays serbe, etc.<br />
En dehors de ces deux ouvrages principaux, Pajsije est l’auteur<br />
trijarha s Rusijom u XVII veku”« (Contributions à la controverse sur les<br />
“relations des patriarches de Peç avec la Russie au XVIIe siècle”), Spomenik<br />
Srpske kraxevske akademije, XXXVIII, Belgrade 900, p. 59-60.<br />
76 I. Ruvarac, %itie cara Urowa od PaÖsiä, peçskog patriärha (1614<br />
1646) (La vie du roi Uroè par Païssié, patriarche de Peç (1614-1648), Glasnik<br />
Srpskog uéenog druwtva (Messager de la société scientifique serbe), XII,<br />
Belgrade 1867, p. 209-232.<br />
184<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
d’un office de Stefan le Premier Couronné (moine Simon), ou du<br />
moins d’une partie de celui-ci. Il s’agit de Stefan (grand joupan<br />
de 1196 à 1217 et roi de Serbie de 1217 à 1228), fils du grand<br />
joupan de Serbie Stefan (Siméon) Nemanja (1165/6-1196), ayant<br />
eu le nom monastique de Simon. Le tsar Uroè (qui est honoré<br />
comme martyr). Il a dédié à saint Simon un office et une vie synaxaire<br />
(1628/1629) et au saint tsar Uroè un office, une vie synaxaire<br />
et une biographie (1641). Certains spécialistes lui attribuent<br />
aussi un éloge à la mémoire du despote Stefan £tiljanoviç 77 .<br />
La réactualisation du culte des souverains serbes du Moyen<br />
Age est le trait marquant de l’œuvre littéraire de Pajsije78. En<br />
1582 les reliques du tsar Uroš furent exhumées à Nerodimlje<br />
(Kosovo) dans le diocèse que dirigeait Pajsije avant son élection<br />
de patriarche, c’est-à-dire deux cent dix ans après la mort du<br />
jeune empereur. Une douzaine d’années plus tard, en 1594, les<br />
reliques de Saint Sava, premier archevêque et saint patron de<br />
l’Eglise de Serbie, furent incinérées sur l’ordre de Sinan paša .<br />
Ces événements eurent un impact important sur les chrétiens des<br />
Balkans à une époque marquée par la plus grande insurrection<br />
T. Jovanoviç, »Kratko povesno slovo o svetom Stefanu Wpixanoviçu«<br />
(Court discours historique sur saint Stéphane Äkiljanoviç), Manastir<br />
Wiwatovac. Zbornik radova (Le monastère Äièatovac. Recueil des travaux,<br />
Srpska akademija nauka i umetnosti, Balkanolowki institut, Matica<br />
Srpska, Druwtvo istoriéara umetnosti Srbije, Belgrade 1989, pp.73-77.<br />
T. Vukanoviç, Kult Cara Urowa (Le culte du roi Uroè), Skoplje 1938 ; $.<br />
Sp. Radojiéiç, »Pajsije s pridvornim slavi cara Urowa« (Pajsije avec sa<br />
curie fait louange de la sainte mémoire du tsar Uroè) Letopis Matice Srpske,<br />
389, 5, Novi Sad 1962, pp.460-464 ; L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i<br />
Makedonaca (le culte des saints chez les Serbes et les Macédoniens), Narodni<br />
Muzej Smederevo, (Musée populaire de Smederevo), édition spéciale, livre I,<br />
Smederevo 1965, p. 111-116.<br />
R. Novakoviç, »Podaci o godini spaxivaqa mowtiju sv. Save u<br />
“Brankoviçevom letopisuè” i u Pajsijevom “%itiju cara Urowa”«<br />
((Renseignements sur l’année de l’incinération des reliques de saint Sava dans<br />
la “Chronique de Brankoviç et dans la “Vie du roi Uroè” de Païssié), Prilozi<br />
za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la<br />
langue, l’histoire et le folklore), XXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 255-262.<br />
185
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
populaire des XVIe-XVIIIe siècles avant celle qui allait ébranler<br />
le pouvoir ottoman à l’aube du XIXe siècle.<br />
Même si l’intention de l’auteur était bien de placer cet ouvrage<br />
dans la continuité des hagio-biographies des archevêques et<br />
des souverains serbes du Moyen Age, celle de tsar Uroè diffère<br />
sensiblement de ses antécédents littéraires. La Vie de celui qui<br />
était jusqu’alors le dernier souverain némanide resté sans la moindre<br />
biographie n’est pas un ouvrage exclusivement hagio-biographique<br />
: l’ouvrage est moins étendu que la plupart de ses précédents,<br />
il commence par un bref précis historique destiné à expliquer “d’où<br />
et de qui sont issus les Serbes”, une sorte de généalogie des Nemanjiç,<br />
un rappel sur le tsar Duèan (1331-1355), père du jeune<br />
souverain. Son prétendu meurtre par le soi-disant honni roi Vukaèin,<br />
le principal “apport” historico-littéraire de Pajsije, allait donner<br />
de la matière à l’esprit et à la méthode critique de la jeune historiographie<br />
serbe du milieu du XIXe siècle. Pajsije évoque ensuite<br />
la fin tragique de Vukaèin, mort dans la grande défaite serbe<br />
de la Marica (1371), puis parle du prince Lazar (généalogie), de<br />
l’invention des reliques de tsar Uroè et de l’incinération de celles<br />
de Saint Sava. L’introduction et la conclusion donnent les motivations<br />
habituelles de l’auteur lorsqu’il s’agit d’expliciter la<br />
création de ce genre d’ouvrages. Très bon connaisseur de la littérature<br />
médiévale serbe, Pajsije se réfère aux hagio-biographies,<br />
aux généalogies des rois et archevêques, aux Annales du royaume<br />
80 .<br />
D’une valeur historiographique fort limitée , anachronique<br />
par rapport à la création littéraire de son temps, l’œuvre de Pajsije<br />
se rattache à une époque révolue et, d’une certaine façon, à la<br />
tradition épique vernaculaire. L’imaginaire légendaire supplante<br />
80 Dj. Slijepéeviç, »Pajsije, arhiepiskop peçski i patrijarh srpski kao<br />
jerarh i kqiùevni radnik« (Païssié, archevêque de Peç et patriarche serbe<br />
comme hiérarche et écrivain), Bogoslovxe, VIII, 2, Belgrade 1923, p. 123-144 ;<br />
3, p. 241-283 et comme livre à part.<br />
P. S. Protiç, %itija srpskih svetaca kao izvor istorijski (La vie des<br />
saints serbes comme source historique), Belgrade 1897.<br />
186<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
la théologie politique de l’historicisme médiéval serbe. L’idéologie<br />
de la symphonie des deux pouvoirs complémentaires est<br />
remplacée par une notion naissante du peuple historique dont la<br />
mémoire collective est perpétuée par la continuité non plus d’un<br />
Etat féodal mais par la permanence d’une Eglise nationale.<br />
La Vie du tsar Uroè a été publiée d’après un ms daté de 1642<br />
(année de sa rédaction originelle), désigné sous le nom de «Copie<br />
de Velika Remeta». Une autre copie a été exécutée au monastère<br />
de Jazak en 1748, avec des interpolations plus ou moins importantes.<br />
Une autre copie, avec l’office du tsar Uroè, fait partie de<br />
la collection des ms du monastère de Kruèedol.<br />
L’édition de Ruvarac est faite d’après ces ms, mais sans la<br />
Généalogie, publiée séparément.<br />
L’office à été maintes fois reproduit dans les différentes éditions<br />
de Srbljak 82 , comprenant seulement le canon du tsar Uroè,<br />
avec des variantes selon les éditions (Belgrade, Rimnik, Moscou).<br />
Dans le typikon de l’Eglise de Serbie, l’office du patriarche Pajsije<br />
est marqué par le signe de croix ainsi que d’un demi-cercle<br />
rouge.<br />
La traduction en serbe moderne des ouvrages du patriarche<br />
Pajsije a été publiée à plusieurs reprises, la plus récente étant<br />
celle préparée par Tomislav Jovanović 83 .<br />
* * *<br />
Dès lors qu’on tente de situer l’idéologie politique de la Serbie<br />
sur un plan international par rapport aux deux mondes de la<br />
chrétienté médiévale, on doit noter une double similitude, qui<br />
confirme la double appartenance idéologique de cet Etat situé à<br />
82 Dj. Trifunoviç, »Belewke o delima u Srbxaku«, O Srbxaku, Studije,<br />
Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1970.<br />
83 Patrijarh Pajsije, Sabrani spisi (Les œuvres complètes ?), Biblioteka<br />
Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige (Bibliothèque de la vieille littérature<br />
serbe en 24 livres), livre XVI, Prosveta-Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade<br />
1993, p. 166. Traduction, préface et commentaire par T. Jovanoviç.<br />
187
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
la jointure de ces deux mondes. Le principe d’hérédité 84 comme<br />
critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée même d’un<br />
charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que<br />
la faible influence de l’Assemblée (Sybory) des ordres dans l’intronisation<br />
et dans la cérémonie du couronnement royal, écartent<br />
la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain du type byzantin.<br />
La constance dans la succession héréditaire jusqu’à<br />
l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment infaillible<br />
de toute tentative d’usurpation du trône par quelque<br />
prétendant étranger au lignage royal, 86 le caractère autocratique<br />
84 La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de<br />
masculinité n’était qu’une tradition à Byzance aussi, qui n’a jamais été régie par<br />
une quelconque loi organique. Cette tradition était d’ailleurs loin d’être toujours<br />
respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple représentaient souvent<br />
des facteurs décisifs lors d’un changement sur le trône, et souvent sans tenir<br />
aucun compte de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit<br />
divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe<br />
dynastique s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes,<br />
cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G.<br />
Ostrogorski, Iz vizantijske istorije istoriografije i prosopografije,<br />
Belgrade 1970, p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen<br />
Staatsrecht der Komnenenzeit, SüdostForschungen 8, Munich 1945, p. 261-270.<br />
Sur ce «droit du sang» dont l’application fut particulièrement rigoureuse dans<br />
le royaume capétien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal,<br />
Paris (Gallimard) 1986.<br />
Cf. le chapitre sur la fonction de l’empereur dans l’Etat byzantin : A. Guillou,<br />
La civilisation byzantine, Paris (Arthaud) 1990, p. 95-100 ; ainsi que celui sur<br />
la doctrine impériale : L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris<br />
(Albin Michel) 1970, p. 49 sq.<br />
86 *Sur l’institution du “jeune roi” en Serbie (Milka Ivkoviç, Ustanova “mladog<br />
kraxa” i sredqovekovnoj Srbiji, Istorijski glasnik 3-4, Belgrade<br />
1957, p. 63-64), et sur la question, encore sujette à caution, de la co-régence du<br />
dauphin Radoslav avec le roi Stefan le Premier Couronné (D. Sindik, O savladarstvu<br />
kraxa Stefana Radoslava, Istorijski éasopis XXXV, Belgrade<br />
1988, p. 23-29). La seule véritable exception à cette règle fut l’association au<br />
trône impérial de Uroè Ier, du roi Vukaèin Mrnjavéeviç (cf. R. MihaljÅiç, Kraj<br />
srpskog carstva, Belgrade 1975, p. 64-99). Il est significatif que le défaut majeur<br />
-»jeunesse dépourvue de raison» – attribué par l’hagio-biographie dynastique<br />
au tsar Uroè est celle qui constitue pour les auteurs byzantins l’une des<br />
188<br />
HISTORIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET IDéOLOGIE POLITIQUE EN SERBIE AU BAS <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
du pouvoir royal, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil<br />
et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique<br />
avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique<br />
de type occidental.<br />
Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement<br />
centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,<br />
bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école<br />
athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines<br />
de la vie publique et privée (éducation, culture, arts et<br />
lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie…) et surtout<br />
l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs, qui<br />
confèrent le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,<br />
à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique et,<br />
d’un point de vue général, au fait même de la civilisation médiévale<br />
de la Serbie. C’est ce qui explique pourquoi la byzantinisation<br />
de la Serbie, notamment dans le domaine culturel et institutionnel,<br />
soit inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques<br />
de l’empire constantinopolitain sur son déclin. L’instauration<br />
de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opèrent<br />
alors que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure,<br />
l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de<br />
la puissance de Milutin et de Duèan, et le despotat de Serbie du<br />
XVe siècle devient le creuset et l’un des derniers refuges de la<br />
trois principales raisons justifiant l’instauration d’une co-régence impériale :<br />
J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (9631210), Paris 1990 (Publications<br />
de la Sorbonne), p. 186-187.<br />
Cf. A. Schmaus, Zur Frage der Kulturorientierung auf der Serben im Mittelalter,<br />
Sudoststudien 15 (1956) p. 179-201.<br />
L’ introduction des titres et fonctions byzantines à la cour et notamment<br />
l’instauration de la co-régence en la personne du “jeune roi» Uroè fut faite à la<br />
suite de la promulgation de l’empire par Duèan. Sur l’association au trône à<br />
Byzance : L. Bréhier, op. cit. p. 43-44 ; et surtout : G. Ostrogorsky, Sacarovaqe<br />
u sredqevekovnoj Vizantiji, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije<br />
istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 180-191, titre original<br />
: Das Mitkaisertum im mittelalterlichen Byzanz, E. Kornemann, Doppelprinzipat<br />
und Reichsteilung im Imperium Romanum, Leipzig-Berlin 1930, p. 166-178.<br />
189
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
culture ainsi que des élites byzantines et bulgares. Il est significatif<br />
à cet égard que Stefan le Premier Couronné ait reçu une couronne<br />
envoyée par le pape, alors que les despotes du XVe siècle<br />
reçurent leur investiture et leur couronne de Constantinople. Le<br />
fait que l’entreprise impériale de Duèan ait encouru une condamnation<br />
sévère de la part des auteurs ecclésiastiques montre bien<br />
que l’interdépendance des deux pouvoirs avait ses limites et que<br />
l’Eglise de Serbie attachait plus de prix à sa légalité canonique<br />
par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats<br />
du souverain et de l’Etat.<br />
Une présentation aussi sommaire de l’évolution du pouvoir<br />
souverain, de l’Etat et de l’idéologie qui s’en rapporte, ne peut<br />
avoir d’autre but que de fournir quelques éléments d’analyse et<br />
d’indiquer toute la complexité du phénomène politique serbe dans<br />
cette partie de l’Europe. Pareille enquête a ainsi pour but de soulever<br />
ou tout au moins d’indiquer quelques-uns des problèmes<br />
majeurs dans un domaine qui exigerait des études plus fouillés.<br />
Une recherche systématique et comparatiste à la fois devrait permettre<br />
non seulement d’éclairer davantage la nature du pouvoir<br />
et de l’idéologie politique en Serbie médiévale, mais peut-être<br />
aussi d’apporter quelque lumière sur les différences fondamentales<br />
entre deux concepts civilisateurs, ceux de deux mondes si<br />
profondément divergents et pourtant inextricablement liés, que<br />
sont au Moyen Age les deux parties de la chrétienté.<br />
190<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
l’IdéologIe de l’etAt serbe<br />
du XIII e Au XV e sIècle<br />
Idéologie et puissance inscrite dans l’histoire<br />
Située entre l’Adriatique, avec ses cités romanes, et le Danube<br />
et la Save qui formaient sa frontière avec le grand royaume<br />
catholique de l’Europe Centrale d’une part, limitrophe d’autre part<br />
de Byzance et du royaume bulgare à l’Est et de la Bosnie à l’Ouest,<br />
la Serbie médiévale se trouvait au carrefour de courants culturels,<br />
politiques et confessionnels fort divers.<br />
La partie centrale et Nord-Ouest des Balkans, comprenant la<br />
Serbie, la Bosnie et les régions limitrophes a gardé, tout au long<br />
du bas Moyen Age, le caractère d’une plaque tournante entre<br />
Byzance et l’Occident, entre le monde du christianisme romain et<br />
celui du monde slave et oriental. D’où la complexité culturelle et<br />
politique de cette partie de l’Europe et le caractère souvent éclectique<br />
des institutions de ces pays. D’où aussi la difficulté de situer<br />
ces Etats balkaniques dans un contexte civilisateur plus large, par<br />
rapport à l’Orient ou à l’Occident chrétiens.<br />
Le système monarchique serbe, avec sa théologie politique<br />
centrée sur une sanctification de la dynastie et jalonnée par de<br />
nombreux cultes royaux, est sans doute la clef de voûte d’un<br />
phénomène d’anthropologie politique et culturelle propre à ce<br />
monde médiéval exposé à des courants si divers. A travers son<br />
idéologie, l’Etat de Serbie a su se forger une synthèse qui fut<br />
l’expression propre de sa civilisation médiévale.<br />
Système de références, philosophie du monde et de la vie,<br />
l’idéologie est un ensemble d’idées, de doctrines et de croyances<br />
propres à une époque, à une société ou à une classe. L’idéologie<br />
politique de l’Etat médiéval serbe, a non seulement fortement<br />
marqué la civilisation serbe du Moyen Age, mais a laissé une<br />
191
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
empreinte profonde dans la conscience collective des époques<br />
ultérieures.<br />
L’histoire des idées, des structures mentales et de la philosophie<br />
politique des Etats balkaniques n’a pas encore été suffisamment<br />
étudiée. Les études sur la spiritualité, la culture, la philosophie<br />
et l’idéologie politique de l’Empire byzantin, constituent un<br />
domaine d’excroissance de recherche dans les sciences historiques<br />
et sociales.<br />
Dans l’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval<br />
serbe, le chercheur doit faire face à des difficultés considérables<br />
dues non pas tant à la disparité des sources qu’à leur éparpillement<br />
au gré des vents et marées de l’histoire ; à la carence d’études<br />
philologiques récentes ; à la rareté de bonnes éditions critiques et<br />
diplomatiques ; à l’absence de véritables programmes d’envergure,<br />
équipes et institutions de recherches dans ce domaine de<br />
l’histoire des institutions, des idées et de la société médiévale.<br />
L’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe est<br />
délimitée dans une période qui va de la fin du XIIe à la fin du XVe<br />
siècle. Les sources écrites et iconographiques autochtones sur les<br />
premières principautés serbes et sur le royaume de Dioclée sont<br />
fort rares et faibles en informations dans ce domaine . Sans en<br />
Mise à part toutefois la Chronique du prêtre de Dioclée (XIe-XIIe s.), semilégendaire<br />
et encore très insuffisamment étudiée : F. Šišić, Letopis Popa<br />
Dukxanina, Beograd-Zagreb 1928, (édition critique du texte) ; Barski rodoslov<br />
– Xetopis Popa Dukxanina, (trad., introduction et annotation : S. Mijušković),<br />
Belgrade 1988 ; N. Banašević, Letopis popa Dukxanina i narodna predaqa,<br />
Belgrade 1971, p. 219-224 ; Dj. Sp. Radojičić, Legenda o Vladimiru i Kosari,<br />
Bagdala, Kruševac 1967, p. 96-97 ; G. ostrogorski, Sinajska ikona Sv. Jovana<br />
Vladimira, in id. Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 159-169 ;<br />
L’icône du Saint roi Jovan Vladimir le céphalophore (1731) dans le Musée de<br />
Tirana – avec Vita (12 fig.) : L’arte albanese nei secoli, Rome 1985, tb. IX (cat.<br />
432), p. 116.<br />
L’étude de l’art sépulcral dynastique révèle une continuité de style pour les<br />
tombes princières des XI-XIIIe siècles. De l’église sépulcrale (selon la Chronique<br />
du prêtre de Dioclée) des souverains de la Zéta, Michel († 1081), rois Bodin<br />
(† 1104), Vladimir († 1116), Dobrosav (après 1104) et Gradihna († 1143), des<br />
Sts. Serge et Vakh (Bacchus) de Skadar (rénové de font en comble par le roi<br />
192<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
tirer des conclusions hâtives, nous devons constater, devant la<br />
carence des sources et l’état modeste des connaissances, que la<br />
période pré-némanide constitue une zone de pénombre par rapport<br />
à la période qui commence à l’avènement de la dynastie fondée<br />
par le grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196).<br />
Une relative abondance de sources écrites et iconographiques<br />
à partir de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle est consécutive<br />
à l’institutionnalisation plus avancée et à la continuité des<br />
fonctions de l’Etat et de l’Eglise, les deux piliers de l’ordonnancement<br />
de la société médiévale.<br />
Les chartes des souverains de Serbie, avec leurs préambules<br />
rhétoriques, autobiographiques et théologiques expriment avant<br />
tout la position juridique de leurs signataires par rapport aux pays<br />
et souverains voisins, ainsi que leurs prérogatives à l’égard des<br />
institutions et sujets de leur pays.<br />
L’iconographie “historique” 90 des fondations pieuses a pour<br />
Milutin, 1282-1321), il reste si peu de vestiges qu’on n’y peut quasiment rien<br />
apprendre sur l’art sépulcral de ce mausolée royal. Ainsi, l’église de St. Pierre<br />
de Campo (deuxième moitié du XIe s.) près de Trebinje (avec la sépulture du<br />
roi Radosav, frère de Michel, selon la Chronique de Bar), avec la chapelle adjacente<br />
de St. Paul (XIIe s.) représente le seul édifice funéraire dynastique de la<br />
période pré-némanide. La chapelle de St. Paul abrite la sépulture du grand joupan<br />
Desa (1162-1165), fils du joupan Uroš Ier de Raška, lequel était le neveu du<br />
joupan Vukan (1083-1115), auquel le roi Bodin de Zéta avait donné le pouvoir<br />
sur la Raèka. Le fait que la sépulture attribuée à Desa présente une similitude<br />
importante avec celles des princes Miroslav (frère de Nemanja), à St. Pierre de<br />
Bijelo Polje (fin XIIe s.), et Stefan Prvoslav (neveu de Nemanja) à Djurdjevi<br />
Stupovi de Budimlje (vers 1200), révèle la survivance de la tradition dynastique<br />
pré-némanide à l’aube du XIIIe siècle, alors que Nemanja inaugure à Studenica<br />
un style de l’art sépulcral différent, et qui sera désormais celui de la dynastie<br />
némanide : (Danica Popović, Srpski vladarski grob u sredqem veku, Belgrade<br />
1992, p. 21-23, bibliographie).<br />
90 V. Djuriç, Posveta Nemaqinih zaduùbina i vladarska ideologija, in<br />
Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda, (Bogoslovxe XXXI,<br />
Belgrade 1987), p. 13-25 ; idem, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu<br />
sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele. I-III, ZRVI 8/2 (1965),<br />
p. 69-90 ; ZRVI 10 (1967), p. 121-148 ; ZRVI 11 (1968), p. 99-127.<br />
193
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
but d’introduire dans le rigoureux canon iconographique byzantin<br />
la relation privilégiée du souverain de Serbie avec le Seigneur et<br />
Créateur éternel.<br />
La nécessité de se faire une place dans la hiérarchie des valeurs<br />
du monde contemporain trouve cependant son meilleur reflet dans<br />
les textes narratifs et hymnographiques consacrés aux souverains<br />
et aux archevêques de Serbie. Rédigés essentiellement par les<br />
moines et les ecclésiastiques, ces textes situent les princes des<br />
deux pouvoirs dans une perspective hagiographique avec une<br />
tendance à placer le devenir de l’Etat serbe dans le contexte de<br />
l’histoire sacrée. Reflétant ce qu’on pourrait désigner par la Révolution<br />
religieuse et institutionnelle qui s’est opérée dans la<br />
Serbie du XIIIe siècle, ces textes, imbus de la philosophie politique<br />
de l’époque, sont le mieux désignés pour nous informer sur<br />
l’idéologie politique de l’Etat serbe au Moyen Age.<br />
Suivant de plus près l’évolution politique et religieuse d’une<br />
société médiévale, ces textes sont à même de nous aider à définir<br />
une périodisation de l’histoire des idées et des institutions en<br />
Serbie entre la fin du XIIe et la fin du XVe siècle.<br />
1. La royauté et l’Eglise et leurs saints fondateurs<br />
(XIIIe siècle)<br />
Fin XIIe — fin XIIIe siècle : période de l’avènement de la<br />
dynastie némanide, du royaume et de l’Eglise autocéphale de<br />
Serbie ; période d’instauration du droit romain par le biais du droit<br />
canon (Nomokanon ou Zakonopravilo de Sava Ier) . Ce fut aussi<br />
celle des premiers cultes dynastiques, instaurés à partir des grandes<br />
laures monastiques, les fondations pieuses des premiers souverains<br />
némanides, Studenica (vers 1186), Chilandar (1198), §iéa<br />
(vers 1220), Mileèeva (avant 1228) 92 . Les années de la rédaction<br />
“…cette même époque qui a été louée pour avoir soudainement découvert<br />
l’individu sauvegarda aussi des systèmes entiers du droit écrit…” : P. Brown,<br />
La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, Paris 1985, p. 260.<br />
92 S. Çirkoviç, V. Koraç, Gordana Babiç, Le monastère de Studenica, Bel-<br />
194<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
des premières hagio-biographies et acolouthies dynastiques et<br />
ecclésiastiques. Puis de la fusion des cultes fondateurs en celui<br />
des deux pères (Siméon pour l’Etat et Sava pour l’Eglise) de la<br />
Patrie. Période initiale d’une harmonie peu commune entre les<br />
deux pouvoirs, dont le reflet le plus marquant, dans les textes<br />
dynastiques, est le jumelage du culte dynastique et ecclésiastique ;<br />
afin de signifier l’unanimité d’esprit dans la société et le consensus<br />
crée autour du culte des plus illustres personnages de l’Etat et<br />
de l’Eglise.<br />
La formation de la royauté némanide s’inscrit dans un processus<br />
socioculturel et politique d’une longue lutte d’émancipation<br />
menée par les grands joupans de Serbie au cours du XIIe siècle et<br />
de la crise politique et idéologique de l’empire byzantin culminant<br />
par la chute de Constantinople en 1204 93 . Dans sa charte (1198-<br />
1199) de fondation de Chilandar, l’ex-grand joupan Nemanja<br />
définit avec précision la place du souverain serbe par rapport aux<br />
puissances voisines :<br />
«Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, puis les<br />
hommes sur elle. Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute<br />
cette création. Il établit les uns en tant que tsars (empereurs),<br />
d’autres en tant que princes et d’autres comme souverains, donnant<br />
à chacun de paître son troupeau en le protégeant de tout mal qu’il<br />
pourrait rencontrer. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très<br />
miséricordieux institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois<br />
en tant que rois, et chaque peuple eut sa part. Il donna la Loi et<br />
établit les mœurs, plaçant à leur tête les souverains selon la cou-<br />
grade 1986 ; D. Bogdanoviç, V. Djuriç, D. Medakoviç, Chilandar, Belgrade<br />
1978 ; M. Kaèanin, Dj. Boèkoviç, P. Mijoviç, §iéa. Istorija, arhitektura,<br />
slikarstvo, Belgrade 1969 (résumé français et anglais, p. 203-225) ; S. Radojéiç,<br />
Mileševa, Belgrade 1971 2 ; G. Millet, Etude sur les églises de Rascie, L’art<br />
byzantin chez les Slaves I-1, Paris 1930.<br />
93 I. Dujéev, “La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la<br />
civilisation byzantine”, Cahiers de travaux et de conférences I Christianisme<br />
byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 5-68.<br />
195
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
tume et la Loi, les départageant par Sa grande sagesse” 94 .<br />
Formulation reprise (entre 1200 et 1202) par son successeur<br />
sur le trône, le futur roi Stefan le Premier Couronné (1196-1228).<br />
La place modeste que s’assigne le grand joupan ne doit pas<br />
nous écarter de la revendication essentielle exprimée dans ce<br />
texte révélateur : la souveraineté du prince serbe au sein d’une<br />
hiérarchie des Etats au sommet de laquelle se trouve l’empire et<br />
le basileus byzantin. Aucun texte n’exprime une telle conformité<br />
avec la hiérarchie politique byzantine (Ostrogorsky) . Il n’en est<br />
pas moins significatif cependant que le prince serbe tient à définir<br />
sa place également par rapport au roi de Hongrie, pays qui fait<br />
partie d’un autre système de hiérarchie politique en ce temps-là.<br />
Cette attitude résume en elle-même toute l’ambiguïté d’une position<br />
quasiment médiane de la Serbie située entre les deux parties<br />
de la Chrétienté médiévale, position qui imposait cette ambiguïté,<br />
mais qui rendait d’autant plus impérieuse la nécessité de se définir<br />
en soi même et par rapport au monde extérieur.<br />
L’Europe du XIIe siècle est un monde de mutations profondes ;<br />
c’est l’époque d’un tournant important dans l’histoire du Moyen<br />
Age marqué par des “changements dans la structure et dans les<br />
attentes de la société (…) entraînant un déplacement spectaculaire<br />
de la frontière entre l’objectif et le subjectif” 96 . Le renforce-<br />
94 La charte de fondation de Chilandar a été publiée à plusieurs reprises depuis<br />
la première moitié du XIXe siècle, parmi les meilleures éditions : F. Miklosich,<br />
Monumenta Serbica, Vienne 1858, p. 4-6 ; A. Solovjev, Odabrani spomenici<br />
srpskog prava, Belgrade 1926, p. 11-14 ; Dj. Trifunoviç, V. Bjelogrliç, I. Brajoviç,<br />
Hilandarska osnivaéka povexa svetoga Simeona i svetoga Save, in<br />
Osam vekova Studenice, Belgrade 1986, p. 49-60. Citation d’après l’édition :<br />
Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sremski Karlovci 1928, p. 1-4.<br />
Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document<br />
écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation<br />
et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija<br />
drùava, Le prince Lazar O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac<br />
1971), Belgrade 1975, p. 131.<br />
96 P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 260.<br />
196<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
ment du pouvoir central en Serbie, dans la deuxième moitié du<br />
XIIe siècle, correspond à ce “passage du consensus à l’autorité<br />
qui est l’un des plus subtils de tout le XIIe siècle”, processus socio-politique<br />
et culturel dont parle Peter Brown .<br />
L’idéologie politique du Moyen Age serbe est fortement<br />
marquée par la figure du fondateur de la dynastie némanide. Grand<br />
joupan de Serbie (1166-1196), Stefan Nemanja agrandit et renforça<br />
son Etat avant d’abdiquer en faveur de son deuxième fils<br />
Stefan, gendre de l’empereur byzantin. Devenu le moine Siméon,<br />
il fonda la laure de Studenica, puis suivit son fils cadet, Sava, au<br />
Mont Athos pour y fonder la laure serbe de Chilandar où il finit<br />
ses jours en 1199. Sava, puis Stefan écrivirent tous deux la biographie<br />
de leur père dont le culte se développa quelques années à<br />
peine après sa mort et notamment suite à la translation de ses reliques<br />
en Serbie, en 1207 . Le moine athonite, Domentijan,<br />
écrivit au milieu du XIIIe siècle une hagiographie de Sava devenu<br />
le premier archevêque orthodoxe de Serbie, puis une troisième<br />
hagiographie de Siméon-Nemanja, à la demande du roi Uroè Ier,<br />
petit-fils de Nemanja . A la fin du XIIIe ou au début du XIVe, un<br />
“L’Etat laïc du XIIe siècle s’éloignait rapidement de cette image consensuelle<br />
de son rôle. Le gouvernement n’était plus un faiseur de paix selon cette<br />
mode dépassée. Il était celui qui impose l’ordre et la loi” : P. Brown, La société<br />
et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 259 n. 68. La lettre du pape<br />
Innocent III (théologien et juriste de formation) à Philippe de Souabe (fin 1199<br />
ou début 1200), en se référant à Melchisédech “développe les conceptions pontificales<br />
sur les rapports entre Empire et Eglise, présentés comme deux sphères<br />
autonomes, mieux, indissolublement liées, comme la lune (l’Empire) l’est au<br />
soleil (l’Eglise romaine), dont elle reçoit sa lumière”, O. Guyotjeannin, Archives<br />
de l’Occident, sous la direction de Jean Favier, tome I, Le Moyen Age. VeXVe<br />
siècle, Paris 1992, p. 359-362.<br />
Lj. Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju,<br />
ZRVI 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444. “la règle veut qu’après sa mort, le<br />
dépouille du saint retourne au monastère où il a longtemps vécu et où il a désiré<br />
lui-même être enseveli”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins,<br />
Paris 1993, p. 197.<br />
Les mentions liturgiques de Saint Siméon et Saint Sava se généralisent dans<br />
les ménologes et autres livres d’usage liturgique à partir de la fin du XIIIe siècle.<br />
197
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
autre moine athonite, Teodosije, rédigea une deuxième Vie de Saint<br />
Sava qui inclut aussi l’hagio-biographie de Saint Siméon-Nemanja<br />
le Myroblyte 100 . L’Europe dans son ensemble vit au XIIIe<br />
siècle (surtout dans sa première moitié) une montée en flèche des<br />
cultes des saints rois et princes. Ce fut l’époque culminante des<br />
souverains très-chrétiens canonisés par l’Eglise et vénérés par<br />
leurs successeurs et leurs sujets 101 .<br />
Les hagio-biographies de Siméon-Nemanja et les offices<br />
consacrés à son culte (composés par Sava Ier, puis par Teodosije)<br />
sont des textes révélateurs d’une philosophie politico-religieuse<br />
articulée autour d’un culte princier 102 . Instauré par les soins de ses<br />
deux fils, Stefan le Premier Couronné à la tête de l’Etat et Sava<br />
Ier fondateur de l’Eglise autocéphale (1219) de Serbie, l’émergence<br />
du culte de Siméon-Nemanja marque une étape cruciale<br />
dans l’évolution de la société serbe pour devenir une référence<br />
clef dans le système monarchique de cet Etat médiéval. La dynamique<br />
de l’évolution politique et religieuse en cette fin du XIIe et<br />
Au XIVe siècle la mention de St. Siméon-Nemanja est légèrement moins fréquente<br />
que celle de St. Sava : D.E.Stefanoviç, Prilog prouéavaqu mesecoslova<br />
XIII i XIV veka, Juànoslovenski filolog XLV, Belgrade 1989, p. 147-149.<br />
100 Le pèlerinage auprès des reliques du saint et les guérisons miraculeuses<br />
médiatisées par l’huile sainte exsudée de son tombeau sont assez fréquentes chez<br />
les saints byzantins (Démetrius, Euthyme, Nikôn le Métanoeïte, et d’autres),<br />
Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 195sq.<br />
101 Ce qui s’accorde tout à fait avec ce “processus d’exaltation monarchique<br />
qui commence au XIIIe siècle”, voir : G. Sabatier, Imagerie héroïque et sacralité<br />
monarchique, in La royauté sacrée dans le monde chrétien, sous la direction<br />
de A. Boureau et C.-S. Ingerflom, Paris 1992, p. 115-127 ; J. Le Goff, Aspects<br />
religieux et sacrés de la monarchie française du Xe au XIIIe siècle, ibid, p. 19-<br />
28 ; K. Gorski, Le roi-saint : Un problème d’idéologie féodale, in Annales.<br />
Economies, Sociétés, Civilisations, 24e année - N° 2, Mars-Avril 1969, p. 370-<br />
376 ; R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984 ; cf.<br />
la courbe statistique des saints couronnés en Orient et Occident chrétien :<br />
D. Guillaume, Quand les chefs d’Etat étaient des saints, Parme 1992, p. 243.<br />
102 “Le pouvoir des saints palliait les déficiences des ressources humaines. Ils<br />
étaient de grandes centrales d’énergie dans le combat contre le mal ; ils comblaient<br />
les vides existant dans la structure de la justice humaine” : R.W.Southern, The<br />
Making of the Middle Ages, Londres 1953, p. 137.<br />
198<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
au début du XIIIe siècle est telle en Serbie qu’elle peut être assimilée<br />
à une révolution institutionnelle et culturelle. Le couronnement<br />
(1217) du grand joupan Stefan Nemanjiç par une couronne<br />
royale envoyée de la part du pape Honorius III (1216-1227) marque<br />
le prestige accru, une sorte de reconnaissance internationale<br />
du royaume de Serbie 103 . La consécration de Sava par le patriarche<br />
de Constantinople, en 1219 à Nicée, comme premier archevêque<br />
de l’Eglise de Serbie, définit sa structure ecclésiastique et détermine<br />
l’avenir de sa spiritualité. La compilation du Nomocanon<br />
traduit par les soins de Sava Ier vers 1220, donne une assise juridique,<br />
basée sur le droit romain, à l’Eglise et à l’Etat serbe 104 .<br />
2. La foi et la Loi: le début de dissociation des deux pouvoirs<br />
(première moitié du XIV e s.)<br />
2. La première moitié du XIVe siècle est celle de l’apogée de<br />
la puissance serbe dans les Balkans, de l’essor constant dans le<br />
domaine politique, économique et culturel, des conquêtes des rois<br />
Dragutin et Milutin, du dessein impérial de Duèan, de la “byzantinisation”<br />
de certaines institutions en Serbie ; de la dyarchie mais<br />
aussi du début de la segmentation des deux pouvoirs, du renforcement<br />
du pouvoir central et de l’instauration du constitutionnalisme<br />
basé sur le code juridique de Duèan. L’idéologie politique<br />
de cette époque est marquée par l’institutionnalisation de la conti-<br />
103 “Après le royaume de Chypre et celui de Serbie, aucun nouveau royaume<br />
ne fut introduit au nombre des états européens jusqu’au début du XVIIIe siècle” :<br />
S. Çirkoviç, La Serbie au Moyen Age, Paris 1992, p. 89-90.<br />
104 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore<br />
Balsamon et Démétrios Chomatianos), où les articles (premier chapitre de la<br />
VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la<br />
primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des<br />
Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et<br />
de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres: G.E. Heimbach,<br />
Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209, reproduit, avec sa traduction serbo-slave :<br />
Velika paqe inhxy ije vy qelovchxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago darovana<br />
qlvhkol&obi&a, sùceniqystvo i cyrstvo…, par S. Troicki, “Crkveno-politiéka<br />
ideologija Svetosavske krméije”, Glas SAN CCXII (1953), p. 177-178.<br />
199
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
nuité sacrée de la dynastie désignée comme la “Lignée de sainte<br />
extraction”. Dans le domaine littéraire ce fut le temps de la codification<br />
des “Vies des saints rois et archevêques serbes” et dans<br />
le domaine iconographique, l’apparition de la “Sainte lignée”<br />
némanide 105 , assimilée à l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne<br />
traditionnelle 106 .<br />
La première moitié du XIVe siècle est une époque qui vit<br />
l’apogée de la dynastie némanide. Après la bataille de Velbuàd<br />
(1330) la Serbie devient la première puissance dans les Balkans.<br />
Dans le domaine littéraire et iconographique cette évolution s’exprime<br />
par une idéologie politique qui révèle la conscience qu’avaient<br />
d’eux même les contemporains de cette époque, les auteurs de<br />
l’idéologie articulée autour du charisme de la “lignée de sainte<br />
extraction” : les rois descendants de Saint Siméon-Nemanja 107 ,<br />
ainsi que les archevêques qui “détinrent le trône de Saint Sava”.<br />
L’archevêque Danilo II (1324-1337) est l’un des personnages clef<br />
de cette époque 108 . Il fut à l’origine de la codification des Vies des<br />
105 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, in I Kongres saveza<br />
društava povjesničara umjetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 53-55 ; idem Peristil<br />
21, Zagreb 1978, p. 53-55.<br />
106 L’arbre généalogique des Némanides (Loza Nemaqiça), peint selon le<br />
modèle de l’Arbre de Jessée, est un thème iconographique en Serbie depuis le<br />
début du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe siècle. Sur l’arbre généalogique des<br />
souverains serbes (XVe s.) découvert à Studenica (“volet droit du diptyque dont<br />
la partie gauche est composée de l’Arbre de Jessée”) : V. Djuriç, Loza srpskih<br />
vladara u Studenici, in Zbornik u éast Vojislava &uriça, Filoloèki<br />
fakultet - Filosofski fakultet - Institut za kqiàevnost i umetnost,<br />
Belgrade 1992, p. 67-81.<br />
107 “…Stefan, roi Uroè II (Milutin), arrière-petit-fils de Saint seigneur Siméon,<br />
le serviteur de mon Christ et de Sa Très Pure Mère” (dans la charte de fondation<br />
de Graéanica) : éd. M. Pavloviç, Graéaniéka povexa, Glasnik SND III/1<br />
Skoplje 1928, p. 126 (résumé français, p. 141).<br />
108 Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV XVII veka). Rasprave<br />
i élanci, Belgrade 1942, p. 5-12 ; G.L.Mac Daniel, Prilozi za istoriju<br />
“§ivota kraxeva i arhiepiskopa srpskih” od Danila II, Prilozi KJIF<br />
XLVI/1-4 (1980), p. 42-52 ; R. Mircea, Les vies des rois et des archevêques et<br />
leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1657, Revue des études<br />
sudest européenes IV, Bucarest 1966, p. 393-412.<br />
200<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
saints rois et archevêques serbes ainsi que de la représentation<br />
picturale 109 de la “Lignée de sainte extraction” peinte sur les murs<br />
des fondations pieuses royales et archiépiscopales selon le mode<br />
de l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle. Les<br />
“Vies des rois…” font suite aux hagio-biographies du XIIIe siècle<br />
qui conjuguent les thèmes idéologiques de la sainteté et du pouvoir.<br />
Ayant pour référence charismatique les deux saints nationaux du<br />
XIIIe siècle, Siméon-Nemanja et Sava Ier, les rois némanides sont<br />
placés dans une perspective de sainteté sans pour autant être<br />
considérés comme saints. Les premiers rois, successeurs de Stefan-<br />
Siméon-Nemanja, Stefan le Premier Couronné (moine Simon),<br />
ses fils, Radoslav (1228-1234) — le moine Jean, Vladislav (1234-<br />
1243), et Uroè Ier (1243-1276) — le moine Simon 110 , ne sont pas<br />
canonisés. Dans la génération suivante, Dragutin (1276-1282) est<br />
décrit comme un roi ayant mené une sainte vie faite de mortifications,<br />
d’ascétisme et de zèle religieux. Il se fit moine (Teoktist),<br />
mais ne fut pas canonisé ayant, selon son biographe, formellement<br />
interdit toute vénération de ses reliques. Comme les descendants<br />
de Dragutin perdirent le droit de succession au trône, son culte<br />
perdit tout intérêt dynastique. La reine Hélène (dite d’Anjou),<br />
épouse d’Uroè Ier et mère de Dragutin et de Milutin se fit moniale<br />
avant de mourir en odeur de sainteté. C’est l’archevêque<br />
Danilo II qui semble avoir veillé à l’instauration de son culte, mais<br />
109 V.R. Petkoviç, Loza Nemanjiça u starom àivopisu srpskom ; et V. J. Duriç,<br />
Loza Nemaqiça u starom srpskom slikarstvu, in Zbornik radova I kongresa<br />
Saveza druètava istoriéara umetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 97-100,<br />
et 53-55 ;<br />
110 Sur le changement de prénom lors de l’entrée en religion ou lors de l’adoption<br />
du grand schème (meγa scima) dans la Serbie médiévale, notamment pour<br />
les rois, princes et membres de leurs familles : Rad. M. Grujiç, Promena<br />
imena pri monaèequ kod sredqevekovnih Srba, Glasnik SND XI/5 (1932),<br />
p. 239-240.<br />
“Certains font même profession monastique avant de mourir ; c’est visiblement<br />
mieux d’être enterré dans l’habit d’un moine ; cette coutume va durer<br />
longtemps, surtout dans la noblesse, en Russie, mais aussi en Pologne et en<br />
Lituanie” : Histoire du Christianisme VI (J. Kloczowski), p. 266.<br />
201
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
sans canonisation formelle semble-t-il, car on ne lui connaît pas<br />
d’office religieux qui marque une canonisation en bonne et due<br />
forme. Le culte du roi Milutin est instauré (par les soins de Danilo<br />
II), trois ans après son trépas en odeur de sainteté. En dehors<br />
de la Vie du roi Milutin 112 , Danilo II composa deux offices liturgiques<br />
consacrés aux saints archevêques Arsenije et Evstatije.<br />
Vers 1380, le futur patriarche Danilo III (1390-vers1396)<br />
composera l’acolouthie du saint roi Milutin. Ainsi le charisme<br />
sacré des rois némanides se trouvera perpétué par un nouveau<br />
culte dynastique qui confirme la réputation de la “Lignée de<br />
sainte extraction”. Danilo II est également l’auteur des brèves vies<br />
des archevêques Arsène 113 Ier (1233-1263, †1266), Sava II (1264-<br />
1271), Danilo Ier (1271-1272), Joanikije 114 Ier (1272-1276, †avril<br />
1279) et Jevstatije Ier (1279-1286), qui font en quelque sorte<br />
contrepoids au charisme royal des Nemanjiç. Ainsi la chronique<br />
hagio-biographique du royaume serbe reflète par sa structure et<br />
par son contenu idéologique, l’équilibre et l’interdépendance des<br />
deux pouvoirs, séculier et spirituel, tous deux marqués du sceau<br />
de la sainteté, déléguée, potentielle ou effective . La sainteté<br />
épiscopale se manifeste du vivant de l’archevêque à qui il arrive<br />
de faire des miracles dès son vivant. Le roi, en revanche, n’est<br />
jamais un thaumaturge de son vivant, ce sont ses œuvres pieuses,<br />
112 D. Petroviç, §ivot kraxa Milutina od arhiepiskopa Danila II,<br />
Zbornik Filosofskog fakulteta u Priètini VIII, Priètina 1971, p. 362-<br />
376 ; Sur les similitudes stylistiques (continuité hagiologique) de Domentijan et<br />
de Danilo II : V. Çoroviç, Domentijan i Danilo (Jedna glava iz “Juànoslovenske<br />
hagiografije”), Prilozi KJIF I/1 (1921), p. 21-33.<br />
113 Les reliques de l’archevêque Arsène Ier étaient vénérées dans l’église des<br />
Saints Apôtres à Peç, cf. L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, Smederevo 1965,<br />
p. 74-75.<br />
114 Avant de devenir archevêque, disciple de l’archevêque Sava II et higoumène<br />
de Studenica.<br />
La relation entre le souverain et ses sujets en Serbie médiévale est qualifiée<br />
par N. Radojéiç de “territoriale et non pas de consanguine (droit du sol et non<br />
pas droit du sang) et mystique, basée sur la tradition et la religion” : N. Radojéiç,<br />
Compte-rendu : “M. Mladénovitch, L’Etat serbe au moyen âge — Son caractère,<br />
Paris (Bossuet) 1931, 8°, 210p.”, Glasnik SND XI/5 (1932), p. 254.<br />
202<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
son œuvre et sa vie, prises dans leur ensemble, son trépas 116 et le<br />
surnaturel lié à sa dépouille qui sont le critère d’une canonisation<br />
éventuelle. Celle du roi Milutin marque l’apogée de l’idéologie<br />
némanide, consécutive à une dyarchie étroite entre l’Eglise et<br />
l’Etat depuis le début du XIIIe jusqu’au début du XIVe siècle.<br />
3. Déroute de certitudes et renouveau du consensus<br />
(deuxième moitié du XIVe s.)<br />
La deuxième moitié du XIVe siècle fut celle du rapide déclin<br />
et de l’éclatement de l’empire de Duèan, de la fin de la dynastie<br />
némanide (1371), d’une mise en cause du pouvoir central et du<br />
début de la prédominance et des conquêtes ottomanes dans les<br />
parties centrales des Balkans. Cette période fut marquée par une<br />
profonde crise de conscience, une mise en cause sans précédent<br />
du charisme dynastique et de l’autorité royale. D’une dissociation<br />
inédite du pouvoir spirituel par rapport au pouvoir séculier. De<br />
l’émergence du mouvement et de l’esprit hésychastes, de l’instauration<br />
d’un nouveau culte dynastique (celui du prince Lazar le<br />
grand-martyr), de la restauration du pouvoir central et de son interdépendance<br />
avec le pouvoir spirituel. Dans le domaine littéraire<br />
ce fut le début de dissociation des textes dynastiques et<br />
historiques en genres profanes, d’une part, et plus proprement<br />
ecclésiastiques, d’autre part.<br />
Les continuateurs anonymes ont poursuivi l’œuvre hagiobiographique<br />
de Danilo II en écrivant la vie de Stefan Deéanski,<br />
la biographie tronquée de Duèan, ainsi que les vies des archevêques<br />
et patriarches . L’élévation des reliques du roi Stefan Deéanski<br />
eut lieu une dizaine d’années après sa mort ; son culte clôt la<br />
liste des souverains némanides canonisés au Moyen Age. Alors<br />
que les Continuateurs de Danilo II poursuivaient la codification<br />
des Vies des rois et archevêques… des changements importants<br />
116 Le trépas du saint dans le monde byzantin relève souvent d’un “spectacle<br />
public”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 227-229.<br />
Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV XVII veka). Rasprave<br />
i élanci, Belgrade 1942, p. 15-16 ;<br />
203
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
survinrent dans l’esprit de cette chronique dynastique vers le<br />
milieu du XIVe siècle. L’idéologie dynastique véhiculée par les<br />
écrits des auteurs ecclésiastiques marque une rupture avec le<br />
consensus entre les deux pouvoirs qui avait si fortement empreint<br />
les périodes antérieures. L’exclusion décrétée par le patriarcat de<br />
Constantinople , à la suite de la proclamation de l’Empire serbogrec<br />
de Duèan (1345), et l’usurpation des diocèses grecs par des<br />
évêques serbes, a dû toucher les consciences ainsi que les intérêts<br />
de la hiérarchie ecclésiastique serbe. La biographie tronquée de<br />
Duèan, interrompue avant la proclamation de l’Empire, ainsi que<br />
les textes qui lui font suite témoignent que pour la première fois,<br />
une partie au moins de la hiérarchie et les auteurs ecclésiastiques,<br />
se sont désolidarissé de la politique officielle et même de l’idéologie<br />
dynastique. Ces changements devraient cependant être situés<br />
dans un contexte plus large afin de mieux comprendre la crise<br />
dynastique, institutionnelle et politique qui marque la deuxième<br />
moitié du XIVe siècle.<br />
Au faîte de la puissance de Milutin, les premières fissures<br />
apparurent dans l’harmonie des deux pouvoirs, lorsque le Concile<br />
de l’Eglise de Serbie n’accepta pas le candidat du roi, le futur Da nilo<br />
II, pour l’élection du nouvel archevêque. Le renforcement du<br />
pouvoir monarchique, surtout depuis la proclamation de l’empire,<br />
s’accordait mal avec le délicat équilibre entre les deux pouvoirs.<br />
Le “constitutionalisme” de Duèan instauré avec la proclamation<br />
(Zakonik 1349 et 1353) de son Code juridique basé sur le Droit<br />
romain transmis par Byzance avait pour conséquence le renforcement<br />
de structures juridiques et sociales ce qui eut pour effet<br />
l’affaiblissement du rôle d’arbitrage de l’Eglise.<br />
Entre 1352 et 1353 : M. Al. Purkoviç, Srpski patrijarsi sredqeg veka,<br />
Düsseldorf 1976, p. 40.<br />
N. Radojéiç, Snaga zakona po Duèanovom zakoniku, 62 Glas SKA CX<br />
(1923), p. 100-139. Cf. idem Die Gründe einer serbischen Entlehnung aus dem<br />
byzantischen Rechte, Bulletin de la section historique de l’Académie Roumaine<br />
XI, Bucarest 1924 (compte-rendu de B. Graniç, Glasnik SND I/1-2 (1932),<br />
p. 497-505.<br />
204<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
Il faudrait prendre en compte un autre facteur, et non des<br />
moindres, dans la dissociation des deux pouvoirs, jadis si solidaires,<br />
qui est l’institutionnalisation même du charisme sacré qui<br />
commence avec la canonisation de Milutin et qui s’exprime par<br />
la notion de “Lignée de sainte extraction”. Tant que le charisme<br />
sacré dynastique se manifestait par la référence aux saints Siméon-<br />
Nemanja et Sava Ier, il était conforme à la notion de sainteté<br />
personelle (individuelle), compatible avec le sens paradoxal et<br />
extra-social du saint homme dans la chrétienté orientale 120 . L’institutionnalisation<br />
de la sainteté dynastique introduit un sens social 121<br />
et quelque peu impersonnel dans le charisme dynastique dont la<br />
dimension sacrée était tributaire de l’aval de Eglise. En un mot,<br />
l’idée de la “Lignée de sainte extraction” avait pour conséquence,<br />
à terme, la sacralisation de la dynastie, de la monarchie et donc<br />
de l’Etat, ce qui allait à l’encontre du domaine réservé de l’Eglise<br />
en matière de sacré 122 .<br />
120 “la définition du sacré dans l’Empire romain d’Orient : ce qui est extérieur<br />
à la société humaine”, en Occident : “ce sacré en discontinuité est ici profondément<br />
inséré dans la société humaine”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté<br />
occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et<br />
le sacré, p. 135. Sur l’individuation et la notion d’autonomie individuelle dans<br />
la philosophie thomiste : E. Bréhier, La philosophie du Moyen Age, Paris 1971 2 ,<br />
(Le principe d’individuation) p. 284-286 ; cf. sur l’individualisme aristotélicien<br />
et la subjectivité mystique, T. Gregory, Escatologia e aristotelismo nella scolastica<br />
medioevale, in L’attesa dell’eta nuova nella spiritualità delle fine del Medioevo,<br />
Todi 1962, p. 262-282.<br />
121 Sur le “pouvoir des saints” dans la société, dans l’Antiquité tardive et dans<br />
le Haut Moyen Age, “le sacré joue, plus qu’il ne l’a jamais fait dans l’Empire<br />
romain d’Orient, un rôle constant à l’intérieur du droit et de la politique” (…)<br />
“Nous touchons à un monde où nombre de relations fondamentales pour le<br />
fonctionnement de la société sont assujetties à la loi du sacré”, P. Brown, Chrétienté<br />
orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence,<br />
in idem, La société et le sacré, p. 136.<br />
122 “…Europe occidentale où les crevasses béantes dans la structure de la<br />
société laissaient le passage au vent de la religion, les Byzantins se montrèrent<br />
capables de tenir le sacré dans les limites où ils en avaient besoin et, ce faisant,<br />
ils préservèrent une part vitale de sa signification”, P. Brown, Chrétienté orien-<br />
205
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Quoi qu’il en soit, le déclin rapide de la dynastie après la mort<br />
de Duèan au faîte de sa puissance, et la fin irrémédiable de la lignée<br />
némanide avec la mort de son fils et successeur Uroè, dit le faible,<br />
coïncident avec une mise en cause et une condamnation sévère de<br />
Duèan et de son œuvre de la part des auteurs ecclésiastiques de la<br />
deuxième moitié du XIVe siècle.<br />
La crise du pouvoir monarchique et le trouble des consciences<br />
qui accompagnèrent la fin de la lignée némanide, ne pouvaient<br />
être surmontés sans un nouveau consensus politique et social. Le<br />
prince Lazar entreprit avec succès la restauration du pouvoir central<br />
et renforça ses liens avec l’Eglise, patronna la réconciliation<br />
du patriarcat de Serbie avec le patriarcat œcuménique (en 1375),<br />
avant de trouver une mort héroïque en défenseur de la foi et de la<br />
patrie lors de la bataille si mémorable de Kosovo (1389) 123 . Le<br />
prince martyr fut canonisé trois années après sa mort. Une série<br />
de textes 124 contemporains témoignent de l’ampleur et de la rapidité<br />
avec laquelle un nouveau culte dynastique fut instauré.<br />
Le culte du prince Lazar, instauré en 1392 au Concile présidé<br />
par le patriarche Danilo III (1390-1396 ?) 125 , montre toute l’importance<br />
de la sainteté dans l’établissement d’une légalité dynastique.<br />
Le consensus crée à l’occasion de la fête d’un saint et notamment<br />
lors de la translation de ses reliques avait une importance<br />
particulière dans l’aplanissement de tensions au sein d’une<br />
société médiévale 126 .<br />
tale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem,<br />
La société et le sacré, p. 138.<br />
123 Sur les sources byzantines relatives à la bataille de Kosovo, N. Radojéiç,<br />
Gréki izvori za kosovsku bitku, Glasnik SND VII-VIII/3-4 Skoplje 1930,<br />
p. 163-174 (résumé français, p. 174-175).<br />
124 Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom<br />
boju, Kruèevac 1968.<br />
125 Cf. Dj. Sp. Radojiéiç, Izbor patrijarha Danila III i kanonizacija<br />
kneza Lazara, Glasnik SND 21, Skoplje 1940, p. 33-88 ; M. Al. Purkoviç,<br />
Srpski patrijarsi sredqeg veka, Düsseldorf 1976, p. 127-134.<br />
126 “L’arrivée d’une relique ou l’instauration d’une fête était la pierre de touche<br />
206<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
Le nombre relativement important de textes (une dizaine)<br />
relatifs au culte du prince Lazar, à son héroïsme et à celui de ses<br />
chevaliers 127 , écrits dans la foulée de l’extension de son culte, fait<br />
apparaître un esprit nouveau dans l’idéologie monarchique de la<br />
fin du XIVe siècle. Avec la diversification de leur forme d’expression<br />
littéraire, ces textes ont tendance à se conformer aux genres<br />
distinctifs de littérature ecclésiastique ou profane.<br />
4. Pluralité de vues — sécularisation et continuité<br />
de l’idée dynastique<br />
(première moitié du XVe )<br />
La première moitié du XVe siècle fut l’époque d’une lutte<br />
permanente pour repousser l’échéance de la conquête ottomane.<br />
Ce fut paradoxalement une période de renforcement du pouvoir<br />
central et de ses institutions, d’un développement rapide des villes<br />
et de la civilisation urbaine, d’un essor économique considérable<br />
et d’un épanouissement culturel, dû, en partie, à l’afflux des élites<br />
byzantines et bulgares fuyant le raz-de-marée ottoman.<br />
Dans un climat cosmopolite on cultive les acquis d’un passé<br />
glorieux : ce sont désormais les étrangers qui entretiennent la<br />
tradition dynastique dans le domaine littéraire ; ce sont ces réfugiés<br />
d’infortune qui louent la Serbie, terre de refuge et rempart de<br />
l’orthodoxie, et son passé jalonné de saints à la tête de l’Etat et de<br />
l’Eglise. La solidarité orthodoxe devant la calamité turque a un<br />
rôle de ciment dans le domaine culturel et idéologique.<br />
La structuration de la société, la fluidité des élites et des populations,<br />
l’air des temps nouveaux, font qu’une vision uniforme<br />
des relations à l’intérieur d’une communauté”, P. Brown, Reliques et statut social<br />
au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 181.<br />
127 Qu’il aurait encouragé avant la bataille : “…en prenant le Christ pour<br />
modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort et offrons sans ménagement<br />
les membres de notre corps pour être mis en pièces pour la religion<br />
(za blagoqyasti&e) et pour notre patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront<br />
et ne laissera pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin»: S. Novakoviç,<br />
Primeri kqiàevnosti i jezika staroga i srpskoslovenskoga,<br />
Belgrade 1904, p. 290.<br />
207
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
et unitaire du monde cède la place à une approche polyphonique.<br />
“L’exercice du pouvoir politique se passait de plus en plus d’ornements<br />
religieux”, par un “désengagement du sacré par rapport<br />
au profane” 128 . La littérature officielle s’exprime désormais dans<br />
des formes plus diversifiées faisant partie des genres plus proprement<br />
profanes ou ecclésiastiques.<br />
Après une période trouble sous la domination d’un suzerain<br />
ottoman (Bajazed Ier, 1389-1402), et une brève guerre civile après<br />
la mort de ce dernier, le despote Stefan Lazareviç (le fils aîné de<br />
Lazar), parvint à consolider son pouvoir en Serbie et à se dégager<br />
de l’emprise du sultan en s’assurant la protection et en reconnaissant<br />
la suzeraineté du roi de Hongrie. En 1402, il avait été couronné<br />
avec la couronne de despote à Constantinople, lors de son<br />
retour de la bataille d’Ancyre. La situation géopolitique dans les<br />
Balkans et la position exposée de la Serbie d’alors exigeaient donc<br />
non seulement une consolidation intérieure mais aussi un soutien<br />
politique et institutionnel extérieur afin de pouvoir affronter les<br />
épreuves d’un nouvel équilibre des forces dans cette partie d’Europe.<br />
La réussite dans ce contexte mouvant et plein d’embûches<br />
rendait d’autant plus impérieuse une solide assise idéologique. La<br />
solidarité avec l’Eglise, l’aval des grandes institutions monastiques,<br />
en Serbie et au Mont Athos, avaient pour conséquence la généralisation<br />
du consensus crée autour d’un nouveau culte dynastique.<br />
Ceci devrait expliquer, du moins en partie, le renforcement spectaculaire<br />
du pouvoir monarchique et de l’administration d’Etat<br />
qui depuis le début du XVe siècle assurèrent un répit de plus d’un<br />
demi siècle au despotat de Serbie.<br />
128 Evolution qui s’assimile à ce que fut le cas en Occident du XIe-XIIIe siècles :<br />
“les gouvernants qui ne pouvaient plus prétendre en appeler à une image archétypique<br />
et sans nuances du pouvoir, se mirent à exercer ce qu’ils détenaient effectivement<br />
de pouvoir réel d’une façon plus rationnelle, plus cultivée, et plus<br />
efficace” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré<br />
dans l’Antiquité tardive, Paris 1985, p. 247 ; cf. R.W.Southern, L’Eglise et la<br />
société dans l’Occident médiéval, Paris 1987, p. 104sqq.<br />
208<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
La référence traditionnelle aux fondateurs de la monarchie<br />
némanide demeure partie intégrante de l’idéologie politique de<br />
cette époque. L’hagiographie du roi Stefan Deéanski le grandmartyr,<br />
par Grigorije Camblak, conforte la tradition némanide sur<br />
un plan local sans atteindre le caractère d’une biographie dynastique<br />
129 . Du fait que le despote Stefan avait une ascendance némanide<br />
du coté de sa mère, il pouvait se référer à une double filiation<br />
sacrée, dans les documents officiels et dans les textes des<br />
chroniqueurs dynastiques. La biographie du despote Stefan Lazareviç,<br />
par Constantin de Kostenec, reflète pleinement cet état<br />
d’esprit en faisant suite aux hagio-biographies dynastiques du XVe<br />
siècle dans un contexte socioculturel et idéologique fort diffèrent<br />
130 .<br />
Une nouvelle hagiographie de Siméon-Nemanja fut rédigée<br />
par compilation en 1441/2, pour Hélène Balèiç, sœur du despote<br />
Stefan et fille du prince Lazar. Ces ouvrages hagio-biographiques<br />
de la première moitié du XVe siècle reflètent une dissociation de<br />
genres littéraires issus de la tradition dynastique antérieure. Alors<br />
que les textes narratifs dynastiques du XIIIe et de la première<br />
moitié du XIVe siècle faisaient une sorte de synthèse hagiographique<br />
et biographique, entre sainteté et pouvoir, spirituel et politique,<br />
chronique dynastique et historicisme ecclésiastique, les textes<br />
narratifs de la première moitié du XVe siècle font partie de genres<br />
bien plus distincts par rapport à cette dichotomie existentielle. Les<br />
textes sur les souverains némanides font partie du genre plus<br />
proprement hagiographique, alors que la biographie du despote<br />
Stefan est la chronique biographique d’un souverain éclairé, plus<br />
proche d’une biographie hellénistique que d’une hagiographie<br />
médiévale. Ceci est sans doute une conséquence de la dissociation<br />
129 “apparut maintenant, à la onzième heure/proche de la fin des temps/ et de<br />
l’achèvement des millénaires/ ce grand martyr et tsar/ rempart inébranlable de<br />
sa patrie”, dans l’office de Stafan Deéanski par : Grigorije Camblak, Kqiàevni<br />
rad u Srbiji, introduction et commentaires D. Petroviç, Belgrade 1989, p. 108.<br />
130 Cf. Ninoslava Radoèeviç, Laudes Serbiae. The Life of Despot Stephan<br />
Lazareviç by Constantine the Philosopher, ZRVI 24-25, 1986), p. 445-451.<br />
209
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
des deux pouvoirs, au fait que le surnaturel s’est trouvé mieux<br />
délimité 131 , à la sécularisation de l’Etat et à une structuration plus<br />
avancée de la société à l’aube des temps nouveaux.<br />
5. Fin du pouvoir séculier et résurgence<br />
de la sainteté dynastique<br />
(deuxième moitié du XVe s.)<br />
La deuxième moitié du XVe siècle est marquée par un<br />
déclin irréversible qui s’inscrit dans la fin de l’Etat serbe médiéval<br />
devant l’imminence de la puissance turque dans l’Europe du sudest.<br />
Ainsi la fin d’une époque historique (le Moyen Age) coïncide<br />
avec la disparition d’une réalité géopolitique millénaire : la civilisation<br />
du monde byzantin dans cette partie de l’Europe.<br />
Dans les derniers “restes des restes” de la Serbie médiévale<br />
subsiste l’espoir d’une survie et d’un renouveau lointain. La dernière<br />
dynastie, celle des despotes Brankoviç, renoue avec la tradition<br />
de la “Lignée de sainte extraction”. Le souverain et le<br />
pontife se confondent dans le destin d’un homme, le despote<br />
(Georges), devenu métropolite (de Valachie, puis de Belgrade)<br />
Maxime Brankoviç, l’un des quatre des derniers Brankoviç qui<br />
furent canonisés (fin XVe début XVIe siècle). Désormais la conscience<br />
historique et collective des Serbes devenus sujets turques,<br />
hongrois ou autrichiens sera véhiculée principalement par les<br />
acolouthies (Srbljak imprimé au XVIe s.) et les hagio-biographies<br />
dynastiques diffusées par l’Eglise serbe, ainsi que par les Annales<br />
des rois, avant qu’une première historiographie moderne n’émerge<br />
au XVIIe siècle en langue slavo-serbe de l’époque.<br />
Alors qu’en 1459 la chute de sa capitale, Smederevo, marque<br />
la fin du despotat de Serbie, les derniers despotes de la dynastie<br />
131 A titre de comparaison, voir pour l’évolution socio-politique dans l’Europe<br />
occidentale aux XIe-XIIe siècles : “…voila une société qui en vient à accepter<br />
une hiérarchie définie avec beaucoup plus de clarté, désignée explicitement en<br />
fonction de divers degrés de contact avec le surnaturel”. “…le sacré lui-même<br />
reçut des limites beaucoup plus nettes” : P. Brown, La société et le surnaturel,<br />
in idem, La société et le sacré, p. 261, cf. ibid, p. 265.<br />
210<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
Brankoviç perpètrent la tradition de la monarchie serbe sous la<br />
suzeraineté du roi en Hongrie méridionale. Ces despotes titulaires<br />
tentent d’organiser un dispositif défensif contre les incursions<br />
ottomanes pour le compte du roi de Hongrie, tout en gardant l’espoir<br />
de restaurer le despotat de Serbie comme avait réussi à le<br />
faire le despote Djuradj Brankoviç (1427-1456) après une première<br />
occupation ottomane de 1439 à 1444, grâce à la défaite de Murad<br />
II (1421-1444 et 1446-1451) devant la coalition chrétienne.<br />
Les despotes Brankoviç furent les derniers souverains de<br />
l’époque médiévale canonises par l’Eglise serbe. Alors que les<br />
cultes des plus illustres Nemanjiç et du prince Lazar s’étendaient<br />
sur tout le territoire de l’Eglise orthodoxe de Serbie, ceux des<br />
Brankoviç se réduisaient en général à celui de la région de Srem<br />
en Hongrie méridionale.<br />
Le nom du despote aveuglé Stefan Brankoviç 132 est lié à la<br />
vénération et au culte voué à lui et à sa famille dont tous les membres<br />
(mis à part sa fille Mara), ont été canonisés : son épouse<br />
Angelina et ses deux fils Georges (Maxime) et Jean 133 . Dans l’iconographie<br />
ils sont le plus souvent représentés ensemble. Suite aux<br />
signes surnaturels apparus sur sa tombe 134 , l’élévation des reliques<br />
de Stefan est faite huit ans après sa mort 135 .<br />
132 Les jeunes princes Stefan et Grgur, fils du despote Djuradj Brankoviç, furent<br />
donnés en otages aux Ottomans, avant d’être tous les deux aveuglés sur ordre<br />
du sultan Murad II, le 8 mai 1441.<br />
133 “…approchez, peuple serbe (…) afin de rendre grâce (aux saints Brankoviç) :<br />
Réjouissez vous, très croyants rejetons royaux, nos prompts protecteurs et intercesseurs<br />
ardents», dans l’Office commun des saints despotes : Srbxak 3, Belgrade<br />
1970, p. 136-137.<br />
134 Selon la notice du Pop Peja dans la Vita de Georges Kratovac (entre 1516<br />
et 1539): “la lumière du ciel semblable aux rayons de soleil descendit sur sa<br />
tombe à la stupéfaction de la multitude qui s’y trouvait. Et une deuxième fois<br />
toute l’église fut couverte de la lumière venant des cieux. Suite à ces signes, ils<br />
ouvrirent la tombe. O miracle! Ils le trouvèrent entier et non altéré avec ses<br />
vêtements”: V. Jagiç, Jow newto o ùivotu svetoga &ur$a Kratovca, Glasnik<br />
SUD 40, Belgrade 1874, p. 123.<br />
135 Réputées thaumaturges, ses reliques donnaient aussi la vue aux aveugles :<br />
“Privé de vue et du regard de la prunelle, venant à toi il retrouva la lumière<br />
211
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Invitée par Matthieu Corvin, roi de Hongrie, Angelina vint à<br />
Bude avec ses fils, portant les reliques de Stefan 136 , pour se voir<br />
accorder la propriété des villes de Kupinovo et de Slankamen ;<br />
Georges reçut, en 1486, le titre de despote et un vaste domaine<br />
dans le Srem 137 . Au début de 1496, à l’insu de sa mère et de son<br />
frère, il se fit moine dans l’église de St. Luc à Kupinovo, recevant<br />
le nom de Maxime.<br />
Le despote Jean, dernier despote titulaire à Srem (1496-1502),<br />
se distingua par ses incursions en territoire ottoman 138 , avant de<br />
mourir, le 10 décembre 1502. L’élévation des reliques du despote<br />
Jean fut faite trois ans après sa mort, dans l’église 139 de Saint Luc<br />
charnelle”. “Illuminé par la lumière des cieux et enrichi des dons guérisseurs,<br />
les pèlerins du tombeau de tes reliques acquièrent la santé”. Povesno slovo o<br />
knezu Lazaru, despotu Stefanu Brankoviçu i knezu Stefanu £tixanoviçu<br />
(éd. I. Ruvarac), Letopis Matice srpske 117, Novi Sad 1874-1875,<br />
p117-118. Dans l’acolouthie de Stefan Brankoviç composée de 1489 à 1491, sont<br />
decrits plusieurs miracles : «Tel le rayon de Soleil, la lumière descendit sur ton<br />
tombeau…» et «les hommes enragés et saisis de démons, amenés à toi devinrent<br />
aussitôt domptés comme des brebis, libérés des esprits malins» (Srbxak 2,<br />
Belgrade 1970, p. 150-153). Sur le rôle des possédés dans le culte des saints en<br />
Occident : “ils formaient un groupe reconnu, attaché en permanence au sanctuaire”<br />
: P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in<br />
idem, La société et le sacré, p. 180 n. 57, 58. Rôle important, car : “De cette<br />
façon, ils amènent à nos esprits humains les saints de Dieu, de sorte qu’il n’y ait<br />
aucun doute sur leur présence dans leurs sanctuaires”, De virtutibus Juliani, 30,<br />
127, cité dans ibid, p. 194.<br />
136 “L’arrivée de la relique était une occasion de mettre en lumière les mérites<br />
personnels de celui qui la recevait”, P. Brown, Reliques et statut social au temps<br />
de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 182-183 n. 69.<br />
137 Peuplé, en grande partie par les Serbes : “et selon la foi de ton cœur pur,<br />
Dieu te fit venir avec ta famille dans le pays de tes hommes”; “…réjouis toi<br />
sainte Eglise (serbe), de la Mère de Dieu, qui as au commencement Siméon et<br />
Sava pour piliers, et à la fin, Stefan le despote et la bienheureuse Angeline”<br />
(Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 72-73).<br />
138 «Bienheureux Jean, tu a reçu la fonction du despote, et toi, (o) saint,<br />
comme un militaire fort des armes doublement tranchantes (tu) te jettes sur les<br />
Agaréens» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 114).<br />
139 On invoquait l’aide et protection du despote Jean dans la lutte contre les<br />
Turcs (Agaréens) : “Nous te prions, très bienheureux Jean, protège nous, tes<br />
212<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
à Kupinovo140 .<br />
Fin 1505 ou début 1506, Maxime et Angelina partirent avec<br />
les reliques de Stefan et de Jean (†1502), à la cour du voïévode141 de Valachie Jean Radul le Grand (1495-1508) 142 . Ils y furent accueillis<br />
avec les plus grands égards car ils vinrent avec les reliques<br />
de deux membres de leur famille ce qui est en soi déjà un fait<br />
exceptionnel. En 1509, Maxime revint avec sa mère à Srem, pour<br />
y bâtir avec l’aide du voïévode de Valachie Jean Neagoe Basarabe<br />
(1512-1521), le monastère de Kruèedol (entre 1509 et 1512).<br />
L’église de ce monastère devint le mausolée dynastique où reposeront<br />
les corps de tous les quatre Brankoviç.<br />
* * *<br />
L’idéologie politique en Serbie médiévale pourrait être définie<br />
comme un système de références destiné à mettre en valeur le<br />
pouvoir monarchique et la patrie dans une continuité historique.<br />
D’où l’importance de la continuité du charisme dynastique consécutif<br />
à la sainteté de certains de ses plus illustres représentants.<br />
serviteurs, devant l’invasion des fils Agaréens” (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 108).<br />
Le culte du despote Jean fut transféré en Russie.<br />
140 L’acolouthie parle de miracles sur la tombe du despote Jean et de la vertu<br />
thaumaturge de ses reliques : «…un Agaréen possédé, car un démon vivant se<br />
vautrait dans ses entrailles, lui infligeant beaucoup de misères et de souffrances… ;<br />
emmené, il fut rapidement guéri». «Une femme possédée, jetée aux fers, qui fut<br />
emmenée par ses parents.» «…emmenant les malades, et embrassant tes reliques,<br />
les malades furent tous guéris : les aveugles trouvèrent la vue, les muets - la<br />
parole, les estropiés sautaient en dansant» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 92-95,<br />
98-101, 104-105).<br />
141 Voévode (duc) ou gospodar (seigneur) est le titre des princes souverains<br />
dans les pays roumains.<br />
142 Radul confia à Maxime l’organisation de la métropole de Valachie qu’il<br />
dirigea de 1506 à 1509. Maxime réconcilia le voïévode Radul avec le voïévode<br />
de Moldavie Bogdan le Borgne, dit aussi le Terrible (1504-1517) : “Alors que<br />
les voïévodes Radul et Bogdan furent sur le point de s’affronter sur un champ<br />
de bataille, comme ailé, tu survins bienheureux Maxime devant les deux armées<br />
et leur donnas la paix” (A. Vukomanoviç, %ivot arhiepiskopa Maksima,<br />
Glasnik DSS 11, Belgrade 1859, p. 125-130.) Pendant quelques temps Maxime<br />
(†18 janvier 1516) fut le métropolite de Belgrade.<br />
213
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Cette conjonction du pouvoir et de la sainteté est tributaire d’une<br />
caution de l’Eglise et d’une solidarité durable des deux pouvoirs.<br />
La caution de l’Eglise est nécessaire non seulement pour l’établissement<br />
d’un culte royal, mais aussi dans sa perpétuation et sa<br />
diffusion au moyen des textes liturgiques et hagiographiques<br />
ainsi que par les compositions iconographiques. La réticence de<br />
l’Eglise pour la sanctification de tout pouvoir profane se confirme<br />
cependant du fait que le roi n’est jamais un saint vivant, un thaumaturge,<br />
alors que ces qualités peuvent être reconnues aux ecclésiastiques<br />
et aux évêques. La sainteté ne s’applique pas au roi de<br />
son vivant, c’est la grâce qui touche la dépouille d’un souverain<br />
mort en odeur de sainteté. Ainsi ce n’est pas le pouvoir profane<br />
qui est sanctifié dans son exercice mais dans sa durée historique<br />
et sa continuité dynastique. L’altérité de la sainteté personelle et<br />
empirique, à l’opposé de l’institutionnalisation du surnaturel, fut<br />
l’un des facteurs de dissociation des deux pouvoirs suite à la<br />
crise dynastique de la deuxième moitié du XIVe siècle.<br />
Les trois dynasties serbes du XIIe-XVe siècles eurent chacune<br />
leurs saints souverains canonisés au Moyen Age. Siméon-Nemanja,<br />
Milutin et Stefan Deéanski pour les Némanides. Prince Lazar,<br />
père du despote Stefan Lazareviç, et enfin les quatre saints despotes<br />
Brankoviç. Tous furent canonisés peu de temps après leur mort.<br />
Les hagio-biographies des rois et archevêques de Serbie ont<br />
longtemps tenu lieu de chronique du royaume. A partir de la fin du<br />
XIVe siècle une histoire profane commence à se détacher du tronc<br />
commun d’histoire dynastique et ecclésiastique à partir des Généalogies<br />
royales. Au XVe siècle ce sont les Annales avec les portraitsbiographies<br />
des souverains qui étayent l’histoire de la monarchie<br />
serbe. Les formulaires diplomatiques et les portraits dynastiques<br />
ont moins évolué durant ces siècles. Les textes narratifs que nous<br />
désignons généralement comme hagio-biographies dynastiques<br />
sont le meilleur révélateur de l’évolution de l’idéologie du pouvoir<br />
séculier en Serbie, et notamment en rapport avec le pouvoir ecclésiastique.<br />
L’interdépendance et la solidarité de ces deux pouvoirs<br />
est un trait marquant de la Serbie du XIIIe et de la première moi-<br />
214<br />
L’ I D é O L O G I E D E L’ E TAT S E R B E D U X I I I E A U X V E S I è C L E<br />
tié du XIVe siècles, au point de donner lieu à une idéologie où le<br />
pouvoir et le sacré fusionnent dans la notion de “Lignée de sainte<br />
extraction” des rois très chrétiens héritiers légitimes des saints<br />
fondateurs de la dynastie et de l’Eglise de la patrie serbe.<br />
Cette idéologie se perpétuera malgré des modifications notables,<br />
dues à l’évolution des institutions, des structures et des<br />
mentalités suite aux crises politiques, et malgré des remises en<br />
cause de l’échelle de valeurs de cette société médiévale. La dernière<br />
période est celle du retour au culte dynastique, la sainteté de<br />
ses princes apparaissant comme le dernier recours d’un monde<br />
condamné. La fin de l’Etat médiéval serbe marque un repli sur les<br />
valeurs traditionnelles de l’idéologie dynastique, à l’aube d’une<br />
époque où l’Eglise devra être le seul médiateur de la mémoire<br />
collective et de l’identité historique d’une communauté exposée<br />
durant plusieurs siècles à un environnement socio-culturel et<br />
politique particulièrement défavorable.<br />
215
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
’l’HAgIo-bIogrApHIe dynAstIque et l’IdéologIe<br />
de l’etAt serbe Au Moyen-Age<br />
(XIII e -XV e siècles)<br />
L’étude de l’idéologie d’Etat dans les hagio-biographies<br />
dynastiques des XIII e , XIV e et XV e siècles a pour objet de présenter<br />
le système de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe.<br />
Dans la continuité des textes qui suivent les grandes étapes du<br />
Moyen Age en Serbie, se dessine l’histoire d’une pensée politique<br />
élaborée pour exprimer le bien-fondé et justifier la souveraineté<br />
de l’Etat némanide au sein d’une hiérarchie de valeurs propres à<br />
la chrétienté byzantine. Ainsi, l’idéologie des hagio-biographies<br />
royales devient-elle non seulement le miroir des structures mentales,<br />
mais également un critère de légitimité sacrée 143 et un facteur<br />
actif d’orientation politique. Fondateur de la dynastie némanide<br />
(qui régna de 1166 à 1371), le grand joupan Stefan Nemanja,<br />
canonisé sous le nom de Saint Siméon le Myroblyte, devient la<br />
référence fondamentale du charisme souverain des rois de la «Lignée<br />
de sainte extraction», et se révèle un critère de légitimité<br />
dynastique pour tout souverain de Serbie.<br />
143 Sur la connotation sacrée de la royauté indo-européenne, la vocation religieuse<br />
du rex et l’essence mystique du pouvoir royal : E. Benveniste, Le vocabulaire<br />
des institutions indoeuropéennes, Paris (Editions de Minuit) 1989, p.<br />
9-15. Sur la théorie et la pratique des deux pouvoirs en Russie de Kiev : Ä.<br />
N.Éapov, “SväÓenstvo” i “carstvo” v DrevneÖ Rusi v teorii i na praktike,<br />
VizantiÖskiÖ Vremenik 50, Moscou 1989, p. 131-139. Sur l’origine du<br />
portrait classique à Byzance du Saint empereur Constantin le Grand : A. Guillou,<br />
Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou des origines juives de la morale<br />
sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H<br />
KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, ΚΕΝΤΡΟ ΒΥΖAΝΤΙΝΩΝ<br />
ΕΡΕΥΝΩΝ Ε.Ι.Ε., Athènes 1989, p. 29-42.<br />
217
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Une lecture attentive des textes hagiographiques se rapportant<br />
aux souverains des XIII-XV e siècles permet de mieux comprendre<br />
la nature particulière de l’Etat et de sa relation avec l’Eglise,<br />
ainsi que les choix politiques et les implications de cette culture<br />
politique au carrefour de deux mondes chrétiens.<br />
Instauré au XI e siècle, le culte du “roi martyr Jean Vladimir” 144<br />
de la Zéta appartient à une aire géographique, politique et ecclésiastique<br />
slavo-latine et occidentale 145 . Il présente néanmoins des<br />
similitudes intéressantes avec certains cultes princiers russes de<br />
la même époque 146 . Ce fut cependant le culte du fondateur de la<br />
dynastie némanide, Siméon-Nemanja, instauré au début du XIII e<br />
siècle, qui marqua le plus l’idéologie dynastique des Etats serbes<br />
jusqu’à la fin du Moyen Age. Le voisinage de la Hongrie et les<br />
liens étroits entre les deux maisons régnantes, dus en particulier<br />
aux liens de parenté plusieurs fois renouvelés entre les deux dynasties,<br />
sont sans doute à l’origine de l’incidence de l’idéologie<br />
royale hongroise sur celle de la Serbie némanide 147 . Le rôle pré-<br />
144 La filiation de Stefan Nemanja avec la lignée héritée de Jean Vladimir<br />
(†1016), souverain de Dioclée, (Zéta) pays d’origine de Siméon Nemanja, tend<br />
à faire croire à une incidence de cette tradition sur l’instauration d’un nouveau<br />
culte dynastique en Serbie ; cf. S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen<br />
Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964, p. 44sq.<br />
145 Le culte du prince Jovan Vladimir de Dioclée est comparable à ceux des<br />
saints rois et princes martyrs, qui ont proliféré en Europe du VI e jusqu’au milieu<br />
du XII e siècle, phénomène corollaire à celui de la royauté sacrée dans le Haut<br />
Moyen Age (cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles<br />
1984, p. 55-67).<br />
146 Avec le martyre de Boris et Gleb, (le thème du prince “souffre-passion”<br />
strastotyrpqi, de l’hagiographie russe), cf. R. Marichal, Premiers chrétiens de<br />
Russie, Paris 1966, p. 153sq.<br />
147 Instauré semble-t-il en 1083, à l’initiative du roi Ladislas (qui aurait été<br />
lui-même canonisé en 1192), le culte d’Etienne Ier, roi de Hongrie (997-1038),<br />
offre apparemment davantage d’éléments similaires que celui du prince martyr<br />
serbe. Ce christianissimus rex décrit dans les trois traités hagiographiques<br />
comme «l’un des rois choisis par Dieu qui échangea la couronne temporaire avec<br />
la couronne éternelle», comme étant à l’origine de la poursuite de l’évangélisation,<br />
de l’organisation de l’Eglise et de la genèse de l’Etat ; bénéficiant de<br />
l’appui des forces surnaturelles dans sa victoire sur les derniers païens ; «le chef<br />
218<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
pondérant de l’Eglise orthodoxe de Serbie, depuis son accession<br />
à l’autocéphalie en 1219, dans l’élaboration de l’idéologie dynastique<br />
est à l’origine de la byzantinisation progressive de l’Etat et<br />
de ses institutions, notamment au XIV e et XV e siècles.<br />
L’instauration de nouveaux cultes royaux au XIVe siècle (ceux<br />
de la reine Hélène d’Anjou, du roi Milutin et du roi Stefan Deéanski),<br />
et surtout celui du prince martyr Lazar (canonisé en 1391),<br />
marque le rôle de l’Eglise orthodoxe dans sa synergie avec le<br />
pouvoir séculier. Le culte des despotes Brankoviç 148 instauré à la<br />
fin du XVe et au début du XVIe siècle ne fait que confirmer cette<br />
continuité d’une sanctification dynastique si peu conforme à l’aire<br />
byzantine à laquelle la Serbie appartient confessionnellement et<br />
donc culturellement depuis le début du XIIIe siècle.<br />
Les textes narratifs du culte fondateur<br />
de l’idéologie dynastique<br />
(fin XII e — fin XIII e siècle)<br />
Faisant suite à l’œuvre et aux desseins politiques et spirituels<br />
du grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196), cette<br />
idéologie de l’Etat et de l’Eglise a pour origine l’œuvre politique,<br />
diplomatique, culturelle et surtout littéraire de deux de ses fils,<br />
Stefan le Premier Couronné et Sava, le premier archevêque de<br />
et le maître des missionnaires», fondateur d’églises et de monastères, dont surtout<br />
celle dédiée à la Vierge à Székesfehévar (et qui apparaît comme une sorte d’imitation<br />
de la Chapelle d’Aix), fut aussi un «prince chef de l’Eglise, comme il<br />
l’était de la société civile» (R. Folz, op. cit, p. 76-83, 104-106). Le voisinage<br />
avec la Hongrie, les liens de parenté établis au XIIe siècle entre le lignage des<br />
Arpad et celui des grands joupans de Serbie (en 1129/30 : Jovanka Kaliç,<br />
Raèki veliki ùupan Uroè II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta<br />
12, Belgrade 1970, p. 22-23), la canonisation récente du Roi Ladislas en<br />
Hongrie, enfin et surtout le nom commun de Stefan pour tous les souverains<br />
serbes depuis Stefan Nemanja, plaident en faveur d’une incidence de l’idéologie<br />
ainsi que du culte dynastique hongrois sur celui des Némanides.<br />
148 Pour les cultes des despotes Stefan (1458-59), Jovan (1493-1502), Georges,<br />
1486-1495 (Maxime) et de la despine Angelina († 1516/20), Brankoviç : voir :<br />
L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 133-<br />
139, 146-155.<br />
219
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
l’Eglise nationale. L’idée de la souveraineté politique au sein de<br />
la hiérarchie des Etats du monde byzantin et celle de la large<br />
autonomie de l’Eglise serbe par rapport au patriarcat œcuménique<br />
est étayée par ce qui apparaît comme la sanctification d’un charisme<br />
souverain, à savoir le culte du fondateur de la dynastie, un<br />
culte de saint issu de la communauté athonite, où il fonda la laure<br />
serbe de Chilandar avant d’y achever sa vie dans la réclusion<br />
monastique.<br />
L’hagiographie de Saint Siméon — Nemanja écrite par Saint<br />
Sava 149 , et faisant partie du typikon du Monastère de Studenica,<br />
est la première œuvre de cette longue série littéraire que l’on<br />
pourrait aussi qualifier d’«historiographie dynastique». C’est cet<br />
ouvrage du premier archevêque de l’Eglise autocéphale serbe qui<br />
marque l’instauration du premier culte dynastique némanide 150 .<br />
Ce culte fournit la base de l’idéologie de la Sainte lignée sur laquelle<br />
repose l’idée de la légitimité du chef de l’Etat étroitement<br />
surveillé et presque régulièrement favorisé par l’Eglise de Serbie.<br />
Le culte de Saint Siméon, le plus important des cultes dynastiques,<br />
acquiert une signification idéologique. L’éclosion de ce culte de<br />
saint national permet d’assimiler le fait historique serbe au concept<br />
de «peuple élu» et, par conséquent, de l’intégrer dans une vision<br />
eschatologique de l’histoire sacrée 151 .<br />
L’hagio-biographie 152 de Siméon-Nemanja par Stefan le<br />
Premier Couronné 153 représente une valorisation politique du culte<br />
du fondateur de la dynastie. Conformément aux normes 154 d’une<br />
149 Spisi Svetog Save, (éd. V. Çoroviç), Belgrade - S. Karlovci 1928, p. 151-175.<br />
150 Et cela à l’issue d’une époque (le XII e siècle) qu’on a pu appeler «le siècle<br />
des saints rois», et qui fut effectivement marquée par neuf canonisation royales<br />
en Occident : R. Folz, op. cit, p. 113sq.<br />
Cf. D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p. 139-140.<br />
152 Pour le terme “hagio-biographie”, cf. F. Kämpfer, O nekim problemima<br />
starosrpske hagiobiografije – osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe,<br />
Istorijski glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51.<br />
153 §itije Simeona Nemaqe od Stefana Prvovenéanog (éd. V. Çoroviç),<br />
in Svetosavski Zbornik II, Belgrade 1938, p. 3-74.<br />
154 Sur la conformité au canon littéraire byzantin et l’apport créatif, l’«entelecheia»,<br />
220<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
hagiographie développée, le culte de Nemanja y acquiert une<br />
dimension dépassant le cadre local du fondateur de Chilandar et<br />
de Studenica ; il y est loué en tant que «père saint, diligent protecteur<br />
de la patrie». Ecrite dans une perspective politique, cette<br />
deuxième Vita de Saint Siméon représente la particularité d’être<br />
la seule hagiographie royale écrite par un laïc durant tout le XIII e<br />
et le XIV e siècles. C’est celle qui, de toutes les hagio-biographies<br />
du XIII e siècle, se rapproche le plus d’un genre plus proprement<br />
dit historiographique, sans perdre pour autant son caractère hagiographique.<br />
C’est ainsi qu’au début du XIII e siècle, une quinzaine<br />
d’années à peine après la mort de Saint Siméon, l’hagiographie<br />
dynastique apparaît comme un genre fondamental de la littérature<br />
et de l’historiographie officielles 155 .<br />
L’idée de la souveraineté de l’Etat y est incarnée par l’image<br />
de Saint Siméon Nemanja, qui apparaît dans ces textes fondateurs<br />
comme le «père rénovateur de la patrie», «protecteur de l’Eglise»,<br />
«champion de la vraie foi», «extirpateur de l’impiété et de l’hérésie».<br />
En tant que saint patron de la dynastie et de l’Etat, il est<br />
désigné comme le «maître du troupeau raisonnable qui lui fut<br />
confié par Dieu» 156 et son «diligent intercesseur devant le Christ».<br />
L’œuvre de Siméon Nemanja est perçue comme un tournant civilisateur,<br />
sa sainteté comme un gage de la Grâce divine et toute<br />
sa vie comme un modèle immuable pour ses successeurs. L’avènement<br />
de l’Eglise autocéphale trouvera sa consécration dans la<br />
sainteté de son premier archevêque, Sava Nemanjiç, qui devient<br />
le modèle des archevêques de l’Eglise de Serbie.<br />
dans la littérature médiévale serbe, notamment à partir des ouvrages de Sava Ier<br />
et Stefan le Premier Couronné : cf. S. Hafner, Kanon kao kategorija estetike<br />
zasnivaqa starosrpske literature, in Studenica et l’art byzantin autour<br />
de l’année 1200, Belgrade 1988, p. 89-95.<br />
Cf. I. Dujéev, La littérature des Slaves méridionaux au XIII e siècle et ses<br />
rapports avec la littérature byzantine, in L’art byzantin du XIII e siècle (Symposium<br />
de Sopoçani 1965), Belgrade 1967, p. 109-115.<br />
156 Pour les auteurs byzantins “En temps de guerre, Dieu donne la victoire à<br />
l’empereur et lui fait dresser des trophées sur ses ennemis» (cit. de Théophylacte<br />
d’Ohrid : J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (9631210),<br />
Paris 1990, p. 185).<br />
221
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Domentijan, moine athonite du milieu du XIII e siècle est<br />
l’auteur des deux œuvres hagiographiques 157 se rapportant à la vie<br />
de Saint Siméon et de l’archevêque Sava 158 , qu’il écrivit à la demande<br />
du roi Uroè I er (1243-1276). L’œuvre de Domentijan<br />
marque une nouvelle étape importante, celle de l’instauration des<br />
deux cultes parallèles des fondateurs de l’Etat némanide et de<br />
l’Eglise nationale, le père et son fils. L’image du «Nouvel Israël»<br />
y apparaît dans toute sa signification providentielle ; elle est désormais<br />
celle de la «patrie serbe.» L’idée de la «Sainte lignée» s’y<br />
manifeste dans son acception générique de légitimité charismatique.<br />
Anachorète, dont la vie austère et la sagesse ont fait un starec<br />
(γerwn) athonite de renom, Domentijan ne se contente pas de<br />
raconter la vie de ses héros. Mystique, plongé dans la contemplation<br />
et dans la prière du cœur, il voit l’histoire récente de la Serbie<br />
en visionnaire. L’œuvre et la vie des deux saints dont il a écrit les<br />
hagiographies revêtent pour lui une signification toute providentielle.<br />
C’est l’entrée de l’histoire nationale dans la catégorie de<br />
l’histoire sacrée, mais aussi l’émergence du parallélisme de deux<br />
cultes fondateurs, ceux des saints Siméon et Sava.<br />
L’hagiographie de Sava I er , écrite vers la fin du XIII e siècle<br />
par le moine Teodosije 159 , en plein essor de l’Etat serbe, est celle<br />
du culte jumelé des deux saints nationaux Sava et Siméon. Le jumelage<br />
des deux cultes forme une étape importante dans la formation<br />
de l’idée dynastique de la Sainte lignée. Il marque aussi<br />
un degré supérieur dans l’acceptation de la symphonie des deux<br />
pouvoirs représentés symboliquement par les deux saints fondateurs.<br />
Dans sa volumineuse hagiographie de Sava I er , qui comprend<br />
Domentijan, %ivot sv. Simeuna i sv. Save (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade<br />
1865.<br />
Cf. A. Schmaus, Die literarhistorische Problematik von Domentians Sava-<br />
Vita, in M. Braun et E. Koschmieder, Slawistische Studien zum V Internationalen<br />
Slawistenkongerss in Sofia 1963, Opera Slavica IV, Goetingen 1963,<br />
p. 121-142.<br />
§ivot svetoga Save – napisao Domentijan (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade<br />
1860 ; réimpression : Teodosije, §ivot svetog Save, Belgrade 1973 (préfacé<br />
par Dj. Trifunoviç).<br />
222<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
l’histoire de la vie de Siméon-Nemanja, alliant au procédé hagiographique<br />
un remarquable talent romanesque, Teodosije rompt avec<br />
le style rhétorique de Domentijan pour adopter un style de narration<br />
descriptive empreint d’un psychologisme expressif 160 . Considéré<br />
comme la meilleure œuvre littéraire de tout le Moyen Age serbe,<br />
cette Vita a son prolongement liturgique sous la forme des offices<br />
religieux du même auteur, consacrés au culte des deux saints 161 .<br />
Il est significatif que la majeure partie de l’œuvre de celui qui fut<br />
l’auteur le plus prolixe de la Serbie au XIII e siècle, soit consacrée<br />
à ces deux saints nationaux. Près d’un siècle après Siméon-Nemanja,<br />
son culte est ainsi en plein épanouissement. La conséquence<br />
en est l’élaboration de l’idéologie de la Sainte lignée 162 .<br />
L’expression liturgique des deux cultes fondateurs de la Serbie<br />
médiévale apparaît dans les textes hymnographiques 163 appropriés,<br />
diffusés et mis en pratique à partir du monastère de Chilandar<br />
au Mont Athos, du mausolée dynastique dans le monastère de<br />
Studenica, ainsi qu’à partir du mausolée royal et lieu du culte de<br />
Saint Sava au monastère de Mileèeva, trois parmi les plus importants<br />
centres spirituels et culturels de l’Eglise serbe. L’importance<br />
de l’œuvre temporelle et spirituelle du père et du fils, leur<br />
remarquable solidarité dans l’action et leur communauté dans la<br />
contemplation, ainsi que la continuité dans la réussite de leurs<br />
entreprises avaient réellement de quoi frapper les esprits. L’idée<br />
160 Cf. Cornelia Müller-Landau, Studien zum Stil der SavaVita Teodosijes. Ein<br />
Beitrag zum Erforschung der altserbishen Hagiographie, Slavistische Beiträge<br />
57, Munich, Verlag Otto Sagner, 1972.<br />
161 Deux acolouthies, trois canons et une louange aux saints Siméon et Sava, cf.<br />
Teodosije, Sluùbe, kanoni i Pohvala (Traduction et introduction, D. Bogdanoviç),<br />
Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988, 381p. 4 tbs. hors texte.<br />
162 A la même époque, celle de Philippe le Bel (1268-1314) en France, alors<br />
qu’on “peut reconnaître que de plus en plus le royaume et la dynastie s’entourent<br />
d’une atmosphère sacrale” (Philippe IV ayant pris “une part active au culte de<br />
ses ancêtres”), le roi est le descendant de “saints ancêtres «sancti progenitores»:<br />
A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris (Gallimard) 1986, p. 178 n. 140 ; 179 n. 146, 191.<br />
163 Srbxak – Sluùbe, kanoni, akatisti I-III (D. Bogdanoviç, S. Petkoviç,<br />
Dj. Trifunoviç), Belgrade 1970.<br />
223
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de la solidarité des deux pouvoirs avait trouvé là une image fondatrice<br />
conforme aux aspirations d’un Etat médiéval.<br />
La “Lignée de sainte extraction” et l’élargissement du<br />
culte dynastique (fin XIII e — deuxieme moitié du XIV e siècle)<br />
Dans la première moitié du XIV e siècle, l’apogée du Moyen<br />
Age serbe se définit dans le domaine littéraire par la systématisation<br />
des hagiographies des rois et archevêques dans l’œuvre de<br />
l’archevêque Danilo II (1324-1337) et de ses continuateurs 164 .<br />
C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de<br />
l’Eglise de Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale<br />
de la Sainte lignée 165 . Les Vies des rois, dans le Recueil de<br />
Danilo II, ne peuvent cependant pas être toutes classées strictement<br />
dans la catégorie des hagiographies, surtout en ce qui concerne<br />
les premiers rois dont il écrit la biographie (Radoslav (1228-1234),<br />
Vladislav (1234-1243), Uroè I er (1243-1276). Celles de la reine<br />
Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre<br />
bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit<br />
le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le<br />
premier roi dûment canonisé 166 , après le fondateur de la dynastie.<br />
Mais les autres biographies royales sont également conçues dans<br />
une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition hagio-<br />
164 Danilo II, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh.<br />
Danilo (éd. Dj. Daniéiç) Belgrade-Zagreb 1866 ; réimpression : Londres 1972.<br />
165 Dont des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç,<br />
Portreti srpskih vladara u sredqem veku, Skoplje 1934, p. 38-43. Cf.<br />
V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb<br />
1978, p. 53-55.<br />
166 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans<br />
après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,<br />
dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques<br />
(vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans<br />
l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),<br />
et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à<br />
Bari, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo<br />
1965, p. 91-97.<br />
224<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
graphique 167 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique<br />
de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir, dans un<br />
cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique<br />
de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque Danilo II, la<br />
sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du<br />
charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique,<br />
et parfois un critère pour départager les rivalités d’une lutte<br />
pour le trône.<br />
Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vita de<br />
Stefan Deéanski 168 , la biographie tronquée du roi (et, depuis 1345,<br />
empereur) Duèan, ainsi que les hagiographies de cinq archevêques,<br />
dont celle de Danilo II lui-même. Quelle qu’ait pu être l’intention<br />
initiale de son premier auteur et l’histoire de la formation du Recueil<br />
qui porte le nom de son seul auteur connu, ce volumineux<br />
codex dynastique est l’ouvrage hagio-biographique et historiographique<br />
le plus complet du Moyen Age serbe. Au-delà des différences<br />
notables que l’on observe dans le style de ses auteurs<br />
respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et<br />
d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie des deux pouvoirs,<br />
sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois et archevêques,<br />
sarments de la Sainte Souche, celle des saints Siméon et Sava,<br />
dont la continuité providentielle est incarnée par le charisme de<br />
la Sainte lignée.<br />
167 Cf. D. Bogdanoviç, L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle, Byzance et les Slaves, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves.<br />
Etudes de civilisation, Paris [1979], p. 49-58.<br />
168 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en<br />
1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques<br />
inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son<br />
culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.<br />
Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées<br />
à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et<br />
les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome<br />
de Stefan Deéanski, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca,<br />
Smederevo 1965, p. 99-107, bibliographie.<br />
225
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
L’institution de la royauté sacralisée n’est pas un phénomène<br />
exceptionnel dans l’Europe du Moyen Age. Celle de la dynastie<br />
némanide entretenue par les ecclésiastiques formés à l’école hagiorite<br />
est respectueuse des critères de la spiritualité byzantine.<br />
Point de miracula in vita 169 ni de sainteté héréditaire. Le charisme<br />
dynastique vient avant tout de la sainteté du saint fondateur ainsi<br />
que de la caution de l’Eglise à la légitimité du pouvoir central.<br />
Protecteur de l’Eglise et champion de la vraie foi, le roi n’est pas<br />
pour autant un saint. Même s’il multiplie les hauts faits spirituels,<br />
comme le roi Dragutin (1276-1282) il ne sera pas forcément canonisé,<br />
comme ce fut le cas du roi Milutin. Le fait de se faire moine<br />
170 à la fin de sa vie n’est qu’un des facteurs particulièrement<br />
bien vus pour une canonisation. De même que chez les caloyers<br />
athonites ou ceux des autres foyers de la spiritualité orthodoxe, ce<br />
n’est que la glorification surnaturelle puis liturgique du défunt, et<br />
la foi de l’Eglise en sa Grâce, qui représentent un véritable critère<br />
de sainteté et par conséquent la raison légitime de la canonisation.<br />
La notion du charisme héréditaire de la Sainte lignée est<br />
donc apparentée à un concept plutôt théorique et abstrait qu’à une<br />
véritable institution de la royauté sacrée. Elle se réfère avant tout<br />
au double charisme de Siméon Nemanja, celui de la souveraineté<br />
consacrée et confirmée par la sainteté. Son culte au monastère de<br />
169 Pour cette notion hagiologique, cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age<br />
en Occident, Bruxelles 1984, p. 117sq.<br />
170 Trois empereurs byzantins, Michel IV (1034-1041), Isaac I Comnène (1057-<br />
1059) et Jean Cantacuzène embrassèrent la vie monastique de leur plein gré,<br />
alors que neuf autres ne le firent que contraints et forcés. Nombreux furent<br />
aussi les membres de la famille impériale qui choisirent cette voie (R. Guilland,<br />
Les empereurs et l’attrait du monastère, in Etudes byzantines (recueil d’articles),<br />
Paris (PUF) 1959, p. 33-51). Après Stefan Nemanja, les rois Stefan le Premier<br />
Couronné, Dragutin et peut-être aussi Milutin, reçurent la tonsure sur leur lit de<br />
mort ; seul Uroè Ier eut à le faire à la suite d’une abdication forcée, et enfin le<br />
dernier Némanide en ligne directe Jovan Uroè de Thessalie qui prit cette décision<br />
de son plein gré, ainsi que quatre princes de sang.<br />
Sur la notion de la sainte lignée des sancti reges, en Hongrie, en France<br />
(notamment la «sainteté engendrée»), et dans l’Empire occidental, cf. R. Folz,<br />
Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 142sq.<br />
226<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
Studenica et le fait qu’il était jumelé au culte encore plus prestigieux<br />
de l’archevêque Sava I er y jouèrent un rôle déterminant 172 .<br />
Accompagnant le développement de l’hagio-biographie dynastique,<br />
les notions issues de l’héritage biblique et chrétien,<br />
souvent similaires aux formules rhétoriques byzantines, telles que :<br />
«apôtre de la patrie», «couronné par Dieu» 173 , «accomplissant<br />
l’Ancienne et la Nouvelle Loi», ceint de la «double couronne»,<br />
«gardien de la Loi», «guide de la patrie», «docteur de la vraie foi»,<br />
«pasteur de la patrie du troupeau du Christ», «protecteur diligent<br />
de sa patrie», «rempart de la patrie» comptent parmi les épithètes<br />
attribuées à saint Siméon Nemanja en premier lieu. Les notions<br />
de «sainte naissance» 174 , de «race lumineuse de la lignée royale»,<br />
de «sainte race» 175 , de «sarment de la sainte extraction», de «souche<br />
bénie»,… pour les rois de la Sainte lignée, sont autant d’images<br />
illustrant les concepts de l’idéologie némanide. De même la<br />
formule de «trône de l’Etat qui leur est confié par le Christ», de<br />
l’Orient et de l’Occident dans une acception de géographie spirituelle,<br />
et surtout la notion de «peuple de Dieu», du «Nouveau<br />
peuple élu» 176 , du «Nouvel Israël» pour la patrie serbe, apparais-<br />
172 Sur le sentiment patriotique du temps de Second royaume bulgare, et notamment<br />
en rapport au culte des saints nationaux : D. Angelov, Bßlgarinßt v<br />
srednovekovieto. Svetogled, ideologia, duèevnost, Varna 1985, p. 288sq.<br />
173 Epithètes décernées habituellement aux empereurs byzantins : R. Guilland,<br />
Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 218.<br />
174 Une expression similaire “saint rejeton de la sainte souche” est employée<br />
par l’archevêque d’Ohrid Jacob pour l’empereur Jean III Vatatzès : Ninoslava<br />
Rado£eviç, Nikejski carevi u savremenoj im retorici, Zbornik radova<br />
Vizantoloèkog instituta 26, Belgrade 1988, p. 74.<br />
Ces formules rappellent celles attribuées (dans un sermon anonyme prêché<br />
à Paris en 1303) aux nobiles et sancti reges Francorum, dont «le sang est resté<br />
parfaitement pur», et qui engendrent la sainteté car «ils ont engendré des rois<br />
saints, sanctos reges»: Clovis, Childéric III (saint du fait d’avoir renoncé au<br />
royaume, et embrassé la vie monastique), Charlemagne et Saint Louis (cité dans<br />
A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris 1986, p. 182, n. 162).<br />
176 Cf. pour la notion de “peuple élu” appliquée aux Bulgares, attribuée à<br />
Théophylacte d’Ohrid : D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p.<br />
76-77 n. 199, cf. ibid. p. 70-71 n. 184.<br />
227
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
saient avec une insistance croissante surtout à travers l’œuvre de<br />
Domentijan, pour trouver leur pleine expression dans La vie des<br />
saints rois et archevêques serbes de l’archevêque Daniel II (et de<br />
ses continuateurs). Elles constituent désormais des lieux communs<br />
dans toute la littérature dynastique des XIV e et XV e siècles.<br />
Crise et renouveau de l’idéologie dynastique<br />
(fin du XIV e siècle)<br />
La symphonie des deux pouvoirs au sein de l’Etat némanide,<br />
l’adhésion de l’Eglise à la consécration du charisme royal, l’œuvre<br />
des auteurs ecclésiastiques dans l’élaboration de l’idéologie dynastique<br />
assurant un prestige infaillible au pouvoir central, ont été<br />
un facteur non négligeable de sa stabilité et de la continuité de<br />
l’essor de la Serbie au cours du XIII e et de la première moitié du<br />
XIV e siècle. Alors que la modification progressive du rapport des<br />
forces dans les Balkans 177 , due en grande partie à l’affaiblissement<br />
de Byzance, propulsait le royaume némanide sur le devant de la<br />
scène internationale dans cette partie de l’Europe, l’idéologie<br />
dynastique traditionnelle se trouva dépassée par ces événements<br />
au moment de l’entreprise de Duèan qui annonça publiquement<br />
ses prétentions à l’hégémonie balkanique en se proclamant empereur<br />
des Serbes et des Grecs (1345). La crise idéologique apparaît<br />
clairement dans les derniers chapitres des Vies des saints rois<br />
et archevêques serbes. Il est significatif que la biographie tronquée<br />
de Duèan s’interrompe peu de temps avant la proclamation de<br />
l’empire pour faire place à une condamnation sévère de son œuvre.<br />
Confrontée au choix entre le schisme avec l’Eglise œcuménique<br />
et la solidarité avec le pouvoir séculier, l’Eglise de Serbie fait<br />
preuve de sa force et de son indépendance d’esprit dans une période<br />
de troubles et de confusion après la mort de Duèan suivie<br />
du morcellement de son Empire.<br />
I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la<br />
civilisation byzantine, Cahiers de travaux et de conférences I — Christianisme<br />
byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.<br />
228<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
La symphonie était rompue, et l’aveu d’un doute à l’égard de<br />
la Grâce de la dynastie apparaît pour la première fois. L’extinction<br />
de la lignée avec le tsar Uroè, les catastrophes militaires de Marica<br />
(1371) et de Kosovo (1389), sont perçues comme une conséquence<br />
méritée de la transgression des préceptes traditionnels des<br />
saints Siméon et Sava. La crise dynastique et idéologique n’est<br />
résorbée qu’après la réconciliation avec le patriarcat de Constantinople<br />
178 en 1375. Le haut fait d’armes et le martyre du prince<br />
Lazar et de son armée à la bataille de Kosovo furent aussitôt interprétés<br />
comme un événement rédempteur.<br />
Le cycle littéraire contemporain de l’instauration du culte<br />
de martyr du prince Lazar 180 , deux ans à peine après sa mort au<br />
cours de la bataille de Kosovo, reflète particulièrement bien cet<br />
état d’esprit . Apparus à une époque marquée par des profonds<br />
bouleversements politiques, ces textes marquent un tournant crucial<br />
dans l’esprit et dans la forme de la littérature dynastique. Y<br />
apparaît pour la première fois une différenciation de genres par<br />
rapport à l’hagio-biographie de l’époque némanide. Alors que<br />
l’hagio-biographie némanide reflète si bien en règle générale<br />
l’unité de vue et la symphonie des deux pouvoirs, les textes du<br />
cycle kossovien appartiennent soit aux genres profanes, soit aux<br />
genres franchement ecclésiastiques.<br />
Le sécularisation de la littérature dynastique est confirmée<br />
par le fait qu’à la même époque apparaissent les textes appartenant<br />
aux genres d’une historiographie dynastique profane 182 . Ce fut<br />
D. Bogdanoviç, Izmireqe srpske i vizantiske Crkve, in Le prince<br />
Lazar, Belgrade 1975, p. 81-91.<br />
Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom<br />
boju, Kruèevac 1968.<br />
180 S. Hafner, Der Kult des heiligen Serbistenfürsten Lazar, Südostforschungen<br />
XXXI, Munich 1972, p. 81-139.<br />
Cf. B. Bojoviç, Die genese der Kosovo-Idee in den ersten postkosovoer<br />
hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des<br />
Serbischen Mittelalters, in Die schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre folgen,<br />
Belgrade 1991, p. 215-230.<br />
182 Les Généalogies et les Annales royales : Lj. Stojanoviç, Stari srpski<br />
229
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
tout d’abord le cas en Bosnie 183 où le logothète du premier roi de<br />
Bosnie Tvrtko I er , un moine venu de Serbie, élabore une idée de<br />
la légitimité royale, pour le compte de ce lointain descendant<br />
némanide ; et ceci au moyen d’une généalogie royale suivie de la<br />
notion de la «double couronne» du «roi des Serbes et de Bosnie».<br />
Les Généalogies et les Annales royales serviront désormais en<br />
Serbie à légitimer le pouvoir de ses souverains ou à asseoir les<br />
aspirations des dynastes prétendants.<br />
Continuité de la tradition némanide et différenciation<br />
des genres littéraires dans les textes narratifs dynastiques<br />
(fin XIV e — milieu XV e siècle).<br />
Aussi la littérature qui fut celle des hagio-biographies royales<br />
de l’époque némanide trouva désormais des moyens d’expression<br />
au sein des genres bien distincts de littérature profane ou ecclésiastique.<br />
La différenciation s’accentue avec les œuvres dynastiques<br />
du XV e siècle. La Vita de Stefan Deéanski par Camblak 184 prolonge<br />
la tradition hagiographique de l’époque némanide au sens<br />
strictement littéraire, mais elle ne fait plus vraiment partie de<br />
l’historiographie dynastique officielle. Cette deuxième hagiographie<br />
du roi Stefan Deéanski, écrite vers 1403 par l’higoumène de<br />
Deéani Grégoire Camblak, acquiert un caractère d’hagiographie<br />
classique tout en perdant en grande partie le caractère d’hagiobiographie<br />
dynastique.<br />
D’autre part, la remarquable biographie dynastique du despote<br />
Stefan Lazareviç ne peut plus être classée dans le genre hagiographique.<br />
C’est avant tout une œuvre de mémorialiste profane,<br />
la première grande biographie dynastique serbe écrite par<br />
rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927.<br />
183 S. Çirkoviç, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni),<br />
Zbornik Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça,<br />
Belgrade 1964, p. 343-370.<br />
184 §itije Stefana Uroèa III od Grigorija Mniha (éd. J.£afarik), Glasnik<br />
Druètva Srpske Slovesnosti XI, Belgrade 1859, p. 35-94.<br />
230<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
un écrivain professionnel et laïc. Composée par Constantin de<br />
Kostanec 185 vers 1430, cette biographie princière, tout en s’efforçant<br />
de faire une synthèse, en renouant avec les traditions dynastiques<br />
antérieures (la tradition némanide et celle du culte du<br />
prince Lazar), rompt encore plus nettement avec l’esprit et le<br />
style de l’hagio-biographie némanide en se rapprochant considérablement<br />
du procédé des chroniqueurs byzantins.<br />
Daté de 1441/2 et signé par son auteur, le Recueil de Gorica<br />
contient le texte inédit de la Vita de Saint Siméon Nemanja par<br />
Nikon le Hiérosolimytain. Compilation habilement composée pour<br />
l’essentiel d’après les œuvres de Stefan le Premier Couronné et<br />
de Teodosije, cette Vita rédigée par un moine érudit et cosmopolite<br />
peut être considérée, selon Dimitrije Bogdanoviç, comme un<br />
ouvrage authentique dans l’esprit de la littérature médiévale. Avec<br />
un historicisme présent quasiment du début jusqu’à la fin de son<br />
Recueil de Gorica, la Vita de Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolimytain<br />
s’inscrit dans une double continuité : celle qui consiste<br />
à vouloir perpétuer l’idée de la souveraineté de l’Etat serbe par<br />
la référence immuable à Siméon Nemanja ; et celle qui correspond<br />
à la formule post-némanide, qui est d’inclure les thèmes dynastiques<br />
dans des modes d’expression plus conformes aux genres<br />
classiques de la littérature slavo-byzantine.<br />
Désormais l’historiographie dynastique et l’hagiographie<br />
royale évolueront donc au sein de genres littéraires bien distincts.<br />
Ce furent, d’une part, les Généalogies et Annales royales, genre<br />
historiographique qui reprenait aux hagiographies royales la<br />
forme biographique des portraits royaux (sous une forme donnée<br />
en miniature), ainsi qu’une idée globale de l’histoire nationale<br />
avec l’image de Siméon-Nemanja, figure fondamentale de l’idéologie<br />
dynastique. Et, d’autre part, les textes cultuels : hagiographies,<br />
offices religieux (acolouthies) et autres, témoignage de la conti-<br />
K. Kuev et G. Petkov, Sßbrani sßéineniæ na Konstantin Kosteneéki,<br />
Izsledvane i tekst, Sofia 1986.<br />
231
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
nuité du culte des rois et archevêques au cours des dernières décennies,<br />
qui précédèrent l’instauration d’un nouvel ordre séculier,<br />
culte perpétué durant l’occupation ottomane.<br />
Ces changements majeurs survenus au sein de la littérature<br />
dynastique dans un laps de temps d’un peu plus de cinquante ans,<br />
entre la disparition des Némanides et l’avènement des despotes<br />
Brankoviç, ne sont pourtant pas de nature à mettre en cause la<br />
référence immuable à l’image fondatrice du saint auteur du lignage<br />
royal Siméon Nemanja. Moins dans les textes du cycle<br />
kossovien que dans les préambules des chartes du despote Stefan<br />
Lazareviç, et surtout dans les œuvres de Camblak et de Constantin,<br />
la référence à Siméon Nemanja et à Saint Sava est d’autant<br />
plus présente dès lors qu’il s’agit d’accréditer la légitimité du<br />
pouvoir souverain.<br />
* * *<br />
Les sources narratives, que nous avons désignées dans une<br />
acception large comme littérature dynastique 186 , pour nous réferer<br />
tout particulièrement aux hagio-biographies royales, représentent<br />
une expression littéraire contemporaine du fait de civilisation<br />
médiévale serbe . Cette littérature constitue aussi et surtout la<br />
source essentielle pour la connaissance d’une idéologie qui fut la<br />
philosophie politique de l’Etat serbe depuis Siméon-Nemanja<br />
jusqu’à la fin du Moyen Age. Ainsi, à côté des sources diplomatiques<br />
qui définissent le plus fidèlement la réalité politique du pouvoir<br />
souverain, des portraits monumentaux des donateurs royaux peints<br />
sur les murs des fondations pieuses , et des textes juridiques, qui<br />
186 Traductions, allemande : S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen<br />
Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964 ; S. Hafner,<br />
Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien, Bd. 2 : Danilo II.<br />
und sein Schüler, Die Königsbiographien, Graz-Vienne-Cologne 1976 ; et serbe,<br />
dans la collection : Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988 et<br />
1989, 18 volumes parus.<br />
Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,<br />
in H. Birnbaum et S. Vryonis, Aspects of the Balkans : Continuity and Change,<br />
La Haye - Paris 1972, p. 243-284.<br />
Cf. Gordana Babiç, La peinture médiévale serbe, in L’aventure Humaine,<br />
232<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
avec leurs commentaires, exégèses et préambules développent une<br />
théorie des deux pouvoirs, les hagio-biographies dynastiques<br />
représentent une synthèse de reférence pour idéologie politique<br />
de la Serbie médiévale. C’est à la fois une théorie du pouvoir<br />
souverain d’un Etat national, sa réalité politique à travers une<br />
restitution mémorialiste, présentée dans une perspective historique<br />
et historiciste extrapolée de ces concepts théoriques, et une interprétation<br />
sublimée du passé et du présent avec leur prolongement<br />
eschatologique. C’est aussi une somme cohérente de données et<br />
d’idées politiques qui, partant de l’hagiographie dynastique,<br />
aboutira, après plus de deux siècles de continuité, à une historiographie<br />
officielle de l’Etat de Serbie, incarné par le souverain national<br />
avec son charisme dynastique. Si l’on peut, du point de vue de l’histoire<br />
événementielle, reprocher à ces œuvres un manque de méthode<br />
historique et une absence de chronologie précise, on ne peut<br />
nier en revanche leur richesse en idées politiques et historiques.<br />
Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des moines,<br />
souvent plus ou moins proches de la cour royale, cette philosophie<br />
politique , tout en ayant un caractère essentiellement théorique,<br />
eut une incidence importante sur la vie politique, la culture et<br />
même la spiritualité en Serbie, en Bosnie et dans la Zéta. Sans<br />
acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes ont<br />
fortement marqué la consciences des élites et contribué au développement<br />
de concepts abstraits, éthiques et historiques. Rapportant<br />
la vie des souverains sous une forme plus ou moins hagiographique<br />
ou biographique, sur le fond des événements majeurs du<br />
royaume, ces textes sont ciblés sur les portraits historiques plus<br />
ou moins sublimés des souverains et des prélats placés à la tête<br />
Paris-Milan-New York-Stuttgart, hiver 1989, p. 41-42 ; A. Grabar, Les cycles<br />
d’images byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier,<br />
Starinar 20, Belgrade 1969, p. 133-137 ; V. DjURIÇ, Istoriske kompozicije<br />
u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele,<br />
Mélanges G. Ostrogorsky II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta 8/2,<br />
Belgrade 1964, p. 53-68<br />
D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti<br />
jednog istraùivanja, Filosofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.<br />
233
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de l’Etat et de l’Eglise. Partant de concepts relatifs au pouvoir<br />
royal, à la souveraineté de l’Etat, à la symphonie des deux pouvoirs,<br />
à la vocation de la patrie dans l’économie de l’histoire sacrée, à<br />
l’incidence de la sainteté et de la Grâce divine dans le charisme<br />
dynastique, à la nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie<br />
foi avec son système de valeurs dans le maintien de l’ordre social ;<br />
ces textes reflètent aussi bien les structures mentales que celles de<br />
la société dont ils sont issus.<br />
* * *<br />
Dès lors qu’on essaie de situer l’idéologie politique de la<br />
Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de<br />
la chrétienté médiévale, on peut observer une double similitude,<br />
qui confirme la double appartenance idéologique de l’Etat serbe<br />
situé à la jonction de ces deux mondes. Le principe de l’hérédité 190<br />
comme critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée<br />
même d’un charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple<br />
ainsi que la faible influence de l’Assemblée des hiérarchies<br />
(Sybory) dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement<br />
royal, écartent la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain<br />
du type byzantin. La constance dans la succession héréditaire,<br />
jusqu’à l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment<br />
infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque<br />
prétendant étranger au lignage royal, le caractère autocratique du<br />
190 La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de<br />
masculinité fut un usage à Byzance aussi, sans pour autant être régie par une<br />
quelconque loi organique. Cette tradition était cependant loin d’être toujours<br />
respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple étaient souvent des<br />
facteurs décisif pour un changement sur le trône, et souvent sans tenir compte<br />
de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance,<br />
in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique<br />
s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky,<br />
Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz<br />
vizantijske istorije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970,<br />
p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der<br />
Komnenenzeit, SüdostForschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Sur ce «droit du<br />
sang» dont l’application fut particulièrement conséquente dans le royaume capétien,<br />
voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal, Paris (Gallimard) 1986.<br />
234<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
pouvoir du roi, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil<br />
et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique<br />
avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique<br />
de type occidental.<br />
Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement<br />
centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,<br />
bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école<br />
athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines<br />
de la vie publique et privée : éducation, culture, arts et<br />
lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie… et surtout<br />
l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs 191 , qui<br />
Le rapport entre les deux pouvoirs, séculier et ecclésiastique, serait peut-être<br />
défini au mieux, comme à Byzance, par le terme “interdépendance”. Ainsi, de<br />
même qu’à Byzance et en Bulgarie, le souverain est le garant de l’application<br />
des lois et des canons, il a le pouvoir de convoquer et de présider les Conciles<br />
généraux de l’Eglise nationale, comme l’attestent, outre les sources écrites, les<br />
peintures murales des églises et autres représentations iconographiques. L’Eglise,<br />
quant à elle, est non seulement responsable des questions doctrinales et juridiques<br />
du domaine spirituel, mais exerce son autorité aussi sur le Droit matrimonial.<br />
Dans le domaine politique, son autorité cautionne la légalité du pouvoir<br />
souverain (cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot) 1958, p. 104-<br />
107). Cette interdépendance des deux pouvoirs, bien qu’inégale au profit du<br />
souverain, fait que la plénitude du pouvoir autocratique du roi n’est possible<br />
qu’avec l’assentiment de l’Eglise. Même le pouvoir législatif est tributaire dans<br />
une certaine mesure de l’autorité ecclésiastique : l’introduction du Droit canonique<br />
et romain s’opère par les soins du premier archevêque (1219) de l’Eglise<br />
de Serbie et le Code constitutionnel de Duèan est promulgué dans des Conciles<br />
généraux (1349 et 1354) réunissant les hiérarchies de l’Etat et de l’Eglise. A la<br />
différence de Byzance, où l’interdépendance des deux pouvoirs allait croissant<br />
(notamment dans le domaine juridique : J.M.Hussey, op. cit. p. 110), un processus<br />
inverse semble s’opérer en Serbie. La connivence des deux pouvoirs est à la<br />
base de la continuité némanide : archevêques issus de la famille royale, le cas<br />
de l’archevêque Joanikije (1272-1276) qui suit son roi Uroè Ier (1243-1276)<br />
dans l’abdication, le rôle éminent de Danilo II dans les affaires d’Etat, l’élection<br />
même de Danilo II que le puissant roi Milutin ne réussit pas à imposer comme<br />
archevêque de son vivant, tout cela montre la force de l’Eglise et le début de la<br />
différenciation des deux pouvoirs. Aussi, les promesses d’Union de Milutin, puis<br />
de Duèan, qui ne furent autre chose que d’habilles manœuvres politiques, auraient<br />
très bien pu être également un moyen commode pour les souverains serbes de<br />
s’assurer, au moyen de cette menace, un regain de solidarité de la puissante<br />
235
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
confère le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,<br />
à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique.<br />
Cela explique pourquoi la byzantinisation de la Serbie, notamment<br />
dans les domaines culturel et institutionnel, est inversement proportionnelle<br />
à la force et à l’influence politiques de l’empire<br />
constantinopolitain sur son déclin. Ainsi, l’instauration de l’Archevêché<br />
autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opère alors<br />
que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure,<br />
l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de la<br />
puissance du roi Milutin (1282-1321) et du tsar Duèan (1331-1355),<br />
et le despotat de Serbie du XV e siècle devient le creuset et l’un<br />
des derniers refuges de la culture et des élites byzantines et bulgares.<br />
Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné<br />
(1196-1228) ait reçu une couronne envoyée par le pape,<br />
alors que les despotes du XV e siècle reçurent leur investiture et<br />
leur couronne de Constantinople. Le fait que l’entreprise impériale<br />
de Duèan ait rencontré une condamnation sévère de la part<br />
des auteurs ecclésiastiques montre bien que l’interdépendance des<br />
deux pouvoirs avait ses limites et que l’Eglise de Serbie attachait<br />
plus de prix à sa légalité canonique par rapport au Patriarcat œcuménique<br />
qu’aux intérêts immédiats du souverain et de l’Etat.<br />
* * *<br />
Une étude de l’évolution de la théorie du pouvoir souverain,<br />
de l’Etat et de l’idéologie qui s’y rapporte, pourrait fournir un<br />
Eglise de Serbie. L’attitude autocratique de Duèan vis à vis de l’Eglise, la<br />
condamnation de son œuvre par celle-ci, et les changements fréquents de patriarches<br />
à la fin du XIV e siècle, marquèrent l’accentuation de ce processus<br />
différenciateur. Le renforcement du pouvoir central et l’accentuation de l’autocratie<br />
au temps du despotat ne font que le confirmer, de sorte que le despote<br />
Djuradj Brankoviç put décider souverainement de la non-participation du patriarche<br />
de Serbie au Concile de Florence (cf. M. Spremiç, Srbi i Florentiska<br />
unija crkava 439 godine, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta<br />
24/25, Belgrade 1986, p. 413-422 ; et surtout : M. SPREMIÇ, Despot<br />
&ura$ Brankoviç i papaska kurija, Zbornik Filosofskog Fakulteta,<br />
Série A, tome XVI, Belgrade 1989, p. 163-177), sans que l’on sache même<br />
quelle fut l’attitude de l’Eglise concernée par cette décision.<br />
236<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
nombre important d’éléments d’analyse relatifs au phénomène<br />
politique dans cette partie de l’Europe. Seule une recherche à la<br />
fois systématique et dans un esprit comparatiste permettrait, non<br />
seulement d’éclairer la nature du pouvoir et de l’idéologie politique<br />
en Serbie médiévale et dans les Etats balkaniques voisins,<br />
mais aussi de mettre en lumière les différences majeures entre<br />
deux concepts civilisateurs, ceux de ces deux mondes à la fois si<br />
profondément divergents et si inextricablement liés que sont au<br />
Moyen Age les deux parties de la chrétienté.<br />
Au seuil du troisième millénaire, nous assistons à une faillite<br />
généralisée de systèmes philosophiques et idéologiques issus du<br />
siècle des Lumières. Ce phénomène pourrait annoncer le crépuscule<br />
d’un ordre d’idées qui se définissait en grande partie par<br />
l’opposition à la vision du monde héritée du Moyen Age chrétien.<br />
Il est intéressant de constater que le vide idéologique actuel coïncide<br />
en peu partout en Europe avec un regain d’intérêt pour le<br />
passé et le patrimoine médiéval. Le paradoxe du monde moderne<br />
est que l’homme transformé en nomade planétaire subit le contrecoup<br />
du déracinement en cherchant instinctivement à retrouver<br />
son identité dans ce patrimoine qui pour le plus grand nombre de<br />
nations européennes ne remonte guère au delà du Moyen Age.<br />
Ainsi le contrecoup du choc de la modernité débouche sur une<br />
résurgence de l’humeur et des ardeurs nationales, avec toutes les<br />
dérives et les enrichissements que cela implique. C’est le fait<br />
d’affiner la connaissance et de reconnaître les valeurs du patrimoine<br />
culturel en y découvrant les origines des nations de ce<br />
Continent qui peut aider, tant à y révéler des valeurs communes<br />
au-delà de bien des frontières, qu’à exorciser l’exclusive du mythe<br />
des origines.<br />
237
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
238<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
une MonArcHIe HAgIogrApHIque<br />
La théologie du pouvoir dans la Serbie médiévale<br />
(XIIe-XVe siècles)<br />
Alors que l’Empire byzantin, refoulé en Asie Mineure, subissait<br />
la plus grande crise de son histoire, l’émergence d’une nouvelle<br />
identité politique devait marquer les deux derniers siècles<br />
du Moyen Age dans le Sud-Est européen. La partie centrale et<br />
occidentale des Balkans qui était gouvernée par les dynastes serbes<br />
faisait théoriquement partie des principautés qui avaient reconnu<br />
la suzeraineté byzantine. Ces princes et roitelets, de Raèka<br />
et de Zéta (Dioclée), pour ne mentionner que les plus importants,<br />
avaient pour habitude de fomenter des complots contre l’Empire<br />
en s’appuyant sur les puissances occidentales toujours jalouses<br />
des richesses, des splendeurs et du prestige inégalable de Byzance.<br />
A la différence de la Bulgarie, qui avait tenté d’imposer sa<br />
succession à l’Empire constantinopolitain auquel elle devait une<br />
grande partie de ses institutions et une partie plus grande encore<br />
de son bagage culturel, la Serbie de cette époque charnière (fin<br />
XIIe-début XIIIe s.) avait un héritage plus composite, notamment<br />
sur un plan culturel et juridique. Elle tirait ainsi partie de la plus<br />
grande marge de manœuvre que lui assuraient d’une part son<br />
éloignement relatif des plus grands centres administratifs et culturels,<br />
et d’autre part le fait que la ligne de partage entre les deux<br />
parties de la chrétienté traversait l’espace qu’occupaient les principautés<br />
serbes.<br />
La période de rupture qui s’ouvrit dans l’histoire byzantine<br />
dès le début de l’occupation latine de Constantinople coïncida<br />
avec une période décisive pour la Serbie du bas Moyen Age. La<br />
239
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
carence des témoignages, la pauvreté des sources locales, la faiblesse<br />
de l’héritage de la période antérieure, font contraste à une<br />
relative profusion de témoignages et de documentation dont<br />
l’émergence se situe dès la fin du XIIe siècle.<br />
La crise irréversible de l’Empire byzantin dans la partie septentrionale<br />
et centrale des Balkans coïncide avec l’émergence de<br />
structures capables d’assurer une relève politique stable et cohérente.<br />
Ce phénomène géopolitique se traduisit par la création du<br />
Deuxième Empire bulgare, pour la partie orientale, et du royaume<br />
némanide pour la partie occidentale de la région.<br />
La stabilité et la cohérence politique et idéologique devaient<br />
s’articuler autour d’une synergie étroite entre les hiérarchies séculières<br />
et ecclésiastiques 192 , les deux piliers fondamentaux de<br />
toute société médiévale. Dans les domaines structurel et conceptuel,<br />
la hiérarchie de l’Eglise avait fourni un apport intellectuellement<br />
déterminant. Ce fait est particulièrement valable pour la<br />
Serbie où la formation d’une idéologie de la royauté et de l’Eglise<br />
est axée autour du cercle restreint du souverain et de ses deux<br />
fils, dont l’un est le roi premier couronné, Stefan, et l’autre, Sava,<br />
le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />
En ce qui concerne l’appareil conceptuel et structurel de l’Etat<br />
et de l’Eglise, les deux figures fondatrices se chargent de sa gestation,<br />
avec une initiative soutenue du côté ecclésiastique. Cette<br />
prépondérance marquée de l’initiative ecclésiastique doit être<br />
située sur le plan de la dynamique de la hiérarchie d’obédience<br />
orthodoxe, phénomène d’autant plus remarquable que l’autorité<br />
192 sumfwnia (syglasi&e, lat. consonantia), “la célèbre “ symphonie byzantine ”<br />
dont parle la VI e Novelle de Justinien”, T. £pidlik, La spiritualité de l’Orient<br />
chrétien, Rome 1978, p. 161sq. ; cf. Corpus Iuris Civilis vol. III, Novellae (éd.<br />
R. Schoell, G. Kroll) Berlin MCMXII, p. 36sq ; M. M. Petroviç, “Saglasje ili<br />
“simfonija” izme$u crkve i dràave u Srbiji za vreme kneza Lazara”, in<br />
Id., O Zakonopravilu ili Nomokanonu Svetoga Save, Belgrade 1990, p. 73-98 ;<br />
Photius reformula cette notion dans l’Epanagogè, cf. Taranovski, Istorija<br />
srpskog prava I, p. 235-236 ; D. Nicol, “La pensée politique byzantine”, in<br />
Histoire de la pensée politique médiévale, Paris 1993, p. 64, 65 n. 3.<br />
240<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
de l’Eglise de Constantinople se trouvait alors refoulée à Nicée<br />
pour un bon demi-siècle. L’explication de ce paradoxe réside en<br />
bonne partie dans les retombées culturelles et linguistiques de l’<br />
œuvre cyrillométhodienne que les dirigeants séculiers et spirituels<br />
ainsi que leurs ouailles slaves n’avaient pas fini de récolter.<br />
Le patrimoine textuel et artistique de la fin du XIIe et du<br />
début du XIIIe siècles apporte un témoignage explicite sur le<br />
tournant culturel et confessionnel que connaît la Serbie de cette<br />
époque. Les premiers textes vraiment originaux et de facture<br />
autochtone apparaissent à cette époque-là. Les premières inscriptions<br />
slaves sur les peintures murales des églises, ainsi que l’éclosion<br />
d’un style architectural pour les églises monastiques, fondations<br />
pieuses des souverains de Serbie, témoignent de l’étendue<br />
du chantier politique et artistique de l’époque.<br />
Dans un milieu où la transmission écrite s’appliquait essentiellement<br />
à la réception des écrits byzantins, ainsi qu’à la reproduction<br />
des textes slavo-byzantins, l’apparition de textes originaux<br />
représente une nouveauté qui tranche avec le vide quasi-total que<br />
l’on enregistre en ce domaine dans la période antérieure.<br />
Dans leur forme d’expression ces textes s’inscrivent dans la<br />
tradition slavo-byzantine. Ils peuvent être classés en trois catégories<br />
: 1 textes normatifs, 2 textes liturgiques, 3 textes narratifs 193 .<br />
La fonction première des ces écrits est d’agencer la vie de l’Eglise<br />
locale, institution qui devait servir de ciment et d’aiguillon à<br />
une société médiévale.<br />
La création de grandes institutions monastiques 194 , en premiers<br />
lieux celles de Studenica en Serbie et de Chilandar au Mont Athos ,<br />
193 Radmila Marinkoviç, Svetorodna gospoda srpska. Istraàivaqa srpske<br />
kqiàevnosti sredqeg veka (La seigneurie serbe de sainte extraction. Recherches<br />
sur la littérature serbe médiévale), Belgrade 1998.<br />
194 L. Mavromatis, “Le monastère reflet du royaume”, in Huit siècles du monastère<br />
de Chilandar, Belgrade 2000, p. 5-8.<br />
Lj. Maksimović, «Hilandar i srpska vladarska ideologija» (Chilandar<br />
et l’idéologie des souverains serbes), in Huit siècles du monastère de Chilandar,<br />
Belgrade 2000, p. 9-16 (rés. angl.).<br />
241
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
avec l’élaboration de leurs Constitutions (sous forme de Typika 196 ,<br />
adaptés des grands modèles byzantins) devait préfigurer l’accession<br />
de l’Eglise locale à l’autonomie que lui avait accordée le Patriarcat<br />
œcuménique alors réfugié à Nicée. L’Eglise de Serbie est à<br />
son tour dotée d’une Législation adéquate sous forme d’une adaptation<br />
serbe du Nomokanon byzantin . Ce qui est remarquable<br />
dans la Krmčija (Zakonopravilo) de Sava I er , c’est qu’elle<br />
s’écarte sensiblement, dans l’esprit et dans la lettre, du Droit canon<br />
byzantin contemporain et cela dans le sens du Droit divin, plus<br />
marqué que dans les versions connues du Nomokanon. Cela pourrait<br />
indiquer que la réalisation de la Krmčija aurait été faite à<br />
partir d’une rédaction du Nomokanon antérieure, inconnue à ce<br />
jour dans sa version originale. En tant que code juridique fonda-<br />
196 Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,<br />
Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.<br />
française).<br />
Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon,<br />
traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski Nomokanon<br />
i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies nouvellement<br />
découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. V. Moèin, «Krméija iloviéka. Raèka<br />
redakcija 1262. god.», in Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio, opis<br />
rukopisa, Zagreb 1955 ; Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki<br />
prepis, 1262. godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.<br />
Edition :<br />
Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki prepis, 1262.<br />
godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.Commentaires :<br />
D. Bogdanoviç, Krméija Svetoga Save, in Sava Nemaqiç Sveti Sava,<br />
Belgrade 1979, p. 91-99.N.Milaè, Fotijev Nomokanon u Srpskoj Crkvi, Arhiv<br />
za pravne i društvene nauke I, Belgrade 1906.V.Moèin, “Krméija iloviéka.<br />
Raèka redakcija 1262. god.”, Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio,<br />
opis rukopisa, Zagreb 1955.M.M.Petroviç, O Zakonopravilu ili Nomokanonu<br />
Svetoga Save, Belgrade 1990, 170 p.S.Troicki, “Crkveno politiéka ideologija<br />
Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme”, Glas Srpske Akademije<br />
Nauka i Umetnosti 212, Belgrade 1953, p. 155-206.S.Troicki, “Kako<br />
treba izdati Svetosavsku Krmyiju (Nomokanon sa tumaéeqima)”, Spomenik<br />
Srpske Akademije Nauka S´ ´, Belgrade 1952, p. 1-114.S.Troicki, “Ko je<br />
preveo Krméiju sa tumayeqima”, 96 Glas CXCIII, Belgrade 1949, p. 119-142.<br />
I.§uùek, Kormčaja kniga. Studies on the Chief Code of Russian Canon Law,<br />
Orientalia Christiana Analecta 163. Pontificio Instituto Orientale, Roma 1964.<br />
242<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
mental de la Serbie du XIIIe siècle, la Krmčija, dans son esprit du<br />
“Droit divin”, est un témoignage majeur de l’ampleur de la christianisation<br />
de la Serbie à partir du début du XIIIe siècle .<br />
A la suite des fondations pieuses monastiques, la vie spirituelle<br />
de l’Eglise est ponctuée de pratiques cultuelles à la mémoire<br />
de leur fondateur. Les textes liturgiques sont adaptés et élaborés<br />
à cet effet 200 . Rien de particulièrement original en ce sens par rapport<br />
aux pratiques liturgiques byzantines. Même chose pour les<br />
premiers textes narratifs destinés à étayer l’exemplarité de la vie<br />
du saint fondateur, d’autant que ces textes sont intégrés initialement<br />
aux Constitutions monastiques de ses fondations pieuses.<br />
Là où la pratique commence à s’écarter des modèles byzantins,<br />
c’est que le saint fondateur des institutions monastiques se trouve<br />
aussi à l’origine de la dynastie régnante, «restaurateur de la patrie»,<br />
prince séculier durant près de 40 ans avant de devenir humble<br />
moine athonite. La dimension politique du culte du saint fondateur<br />
apparaît bien plus explicitement dans la deuxième biographie de<br />
“L’orientation du droit serbe de la Krmčija est exemplaire pour la politique<br />
ecclésiastique des Nemanjiç. Se différenciant des normes de réglementation des<br />
rapports Eglise-Etat qui étaient en vigueur à Byzance, il renoue avec des concepts<br />
archaïques en insistant sur la souveraineté de la Loi divine”, cf. D. Bogdanoviç,<br />
in Sveti Sava, Sabrani spisi (Textes réunis), Belgrade 1986, p. 19 ; sur l’idéologie<br />
dans la Krmčija, voir : S. Troicki, “Crkveno politiéka ideologija<br />
Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme” (L’idéologie ecclésiastique et<br />
politique du Korméija de St. Sava et du Syntagma de Blastares), Glas SANU 212<br />
(1953), p. 155-206.<br />
200 La date de composition de ce texte liturgique reste inconnue. Selon Domentijan,<br />
le premier hagiographe de Sava, cet office fut rédigé à l’occasion du<br />
premier anniversaire du trépas de Siméon, en 1201. Cette affirmation est confirmée<br />
par Teodosije, l’auteur de la deuxième Vie de Saint Sava. Si tel était le cas,<br />
il s’agirait là très vraisemblablement d’une version réduite des canons et des<br />
stichères, accompagnée peut-être seulement de quelques éléments des vêpres.<br />
La version intégrale aurait pu être composée à l’occasion de la translation à<br />
Studenica en 1207. L’allusion à Studenica dans l’office semble conforter cette<br />
hypothèse. La copie la plus ancienne de l’acolouthie de Saint Siméon par Sava<br />
est datée du milieu du XIIIe siècle. Une nouvelle édition intégrale, avec traduction<br />
serbe, a été faite récemment par Tomislav Jovanoviç.<br />
243
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
ce dernier, écrite une dizaine d’années après la première vita par<br />
le fils qui avait hérité le trône de Serbie.<br />
Stefan Nemanja — le moine Siméon — et son fils Sava, qui<br />
furent le premier à l’origine de la dynastie némanide, le second le<br />
premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie, sont aussi<br />
en tête de file des saints de l’Eglise locale 201 . Ils représentent les<br />
maillons initiaux d’une sorte d’institution simultanément liturgique,<br />
cultuelle et politique qui constitue l’originalité de la Serbie du bas<br />
Moyen Age. Il s’agit d’une propension marquée, plutôt que d’une<br />
règle générale, au culte des saints rois et archevêques. Cette pratique<br />
devait s’étendre à la suite des deux saints fondateurs à plusieurs<br />
autres rois, ainsi qu’à un plus grand nombre encore d’archevêques.<br />
La médiation littéraire et artistique de ces cultes était<br />
assurée par les textes liturgiques et hagiographiques particulièrement<br />
soignées, ainsi que par une iconographie de plus en plus<br />
élaborée 202 .<br />
La série des hagio-biographies des souverains et des archevêques,<br />
ainsi que les compositions de donateurs dynastiques et<br />
ecclésiastiques dans les fondations pieuses, révèlent une idéologie<br />
des deux pouvoirs alliés dans un dessein consensuel : la sanctification<br />
des deux corps sociaux dans une perspective eschatologique.<br />
Cette sanctification est aussi un paramètre d’orientation éthique<br />
et mystique de l’ensemble de la communauté des fidèles-sujets de<br />
201 Dorota Gil, “Izme$u sakralizacije i poilitizacije istorije i tradicije<br />
- sveti vladar Stefan Nemaqa» (Entre la sacralisation et la politisation<br />
de l’histoire et de la tradition — le saint souverain Stefan Nemanja), in<br />
Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade<br />
2000, p. 89-93 (résumé français, p. 94).<br />
202 Zaga Gavrilović, «Premudrost i éovekoxubxe vladara u liénosti Stefana<br />
Nemaqe. Primeri u srpskoj umetnosti sredqeg vekka» (La sagesse<br />
et l’humanité du souverain dans la personne de Stefan Nemanja. Le exemples<br />
dans l’art serbe du Moyen Age), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite.<br />
Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 281-292 (résumé angl., p. 292).<br />
244<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
l’Eglise locale et du royaume. Les textes liturgiques ont une importance<br />
toute particulière au sein du système de médiation de la<br />
sacralisation des hiérarchies. Les offices religieux représentent,<br />
en effet, le critère crucial pour une canonisation en bonne et due<br />
forme selon les normes de l’Eglise orthodoxe. Alors que les rois<br />
et archevêques peuvent avoir des biographies ou être représentés<br />
avec des nimbes, tout en étant qualifiés de saints ou de bienheureux,<br />
seuls les personnages gratifiés de textes liturgiques à proprement<br />
parler, sont réellement vénérés comme saints ou bienheureux.<br />
La présence dans l’espace et dans la durée liturgique est donc<br />
le seul critère de valeur eschatologique. C’est aussi, et surtout dans<br />
une perspective de longue durée, le média le plus porteur d’un<br />
point de vue quantitatif. Il est bien évident que le plus grand nombre<br />
de fidèles et d’auditeurs est plus susceptible d’entendre les<br />
hymnes liturgiques que de lire, d’entendre la lecture des vies des<br />
saints, ou même de contempler les peintures murales ou les icônes,<br />
dont seules les églises les plus représentatives étaient décorées.<br />
L’usage d’une langue liturgique compréhensible par une large<br />
majorité du public, sinon de son ensemble, prend ici tout son sens<br />
et toute son importance.<br />
La théologie politique de la royauté serbe du Moyen Age<br />
implique un aspect hiératique propre aux institutions politiques et<br />
religieuses de l’époque, mais aussi une évolution significative,<br />
reflet des mutations que devait traverser la société serbe à l’approche<br />
d’une époque nouvelle. Les représentations écrites et<br />
peintes de l’idéologie monarchique et ecclésiastique constituent<br />
autant de reflets des polarisations au sein d’une société de plus en<br />
plus contrastée, aux contradictions et nuances croissantes.<br />
Les textes narratifs dont les plus importants sont de loin les<br />
hagio-biographies, représentent un type de source de tout premier<br />
ordre pour l’étude de cette mutation lente mais irréversible.<br />
Le XIIIe siècle est tout entier marqué par les hagio-biographies<br />
des deux saints fondateurs, Stefan Nemanja devenu Saint Siméon<br />
245
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
le Myroblyte, le fondateur de la dynastie némanide 203 , ainsi que<br />
par son fils cadet Sava, premier archevêque de l’Eglise autocéphale<br />
de Serbie.<br />
La systématisation de la succession des hagio-biographies<br />
dynastiques, avec le développement de la notion de la «Sainte lignée»<br />
némanide, caractérisent la première moitié du XIVe siècle.<br />
Après une longue période de confusion et de crise de conscience<br />
liée à la rupture avec le Patriarcat œcuménique au milieu du<br />
siècle et à la fin de la dynastie némanide en 1371, un renouveau<br />
de légitimation du pouvoir central est en pleine gestation à la fin<br />
du XIVe siècle avec le culte martyrologe du prince Lazare mort à<br />
la bataille de Kosovo en 1389 204 .<br />
Les références aux saints fondateurs et autres figures glorifiées<br />
de la lignée némanide, allaient désormais se relayer avec le martyre<br />
de Kosovo, ainsi qu’avec les saints despotes Brankoviç 205 ,<br />
durant tout le XVe siècle, ainsi que lors des siècles obscurs de la<br />
domination ottomane.<br />
Si une différentiation des genres, entre littérature hagio-biographique,<br />
d’une part, et historiographie dynastique, d’autre part,<br />
s’instaure à partir de la fin du XIVe siècle, elle marque des chan-<br />
203 Sur Stefan Nemanja et le saint roi Stefan de Hongrie, voir P. Rokai, “Sveti<br />
vladar, osnivaé dinastije i dràave Stefan Nemaqa i Sveti Stefan»<br />
(Le saint souverain, fondateur de la dynastie et de l’Etat Stefan Nemanja et le<br />
saint Stefan), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition,<br />
Belgrade 2000, p. 95-98 (résumé angl., p. 99).<br />
204 B. Bojoviç, “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen<br />
Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen<br />
Mittelalters”, Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre Folgen,<br />
Belgrade - Düsseldorf 1991, p. 215-230 ; Id., “L’inscription du despote Stefan<br />
sur la stèle de Kosovo 1403-4”, Messager orthodoxe 106 - Numéro spécial,<br />
Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102.<br />
205 Continuateurs de la tradition némanide, les Brankoviç ont été durant plus<br />
d’un siècle et demi les généreux donateurs de plusieurs monastères athonites,<br />
en premier lieu ceux de Chilandar et de Saint Paul, cf. M. SpremiÇ, «Brankoviçi<br />
i Sveta Gora» (Les Brankoviç et le Mont Athos), in Druga kazivaqa o<br />
Svetoj Gori, Belgrade 1997, p. 81-100.<br />
246<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
gements de forme et non de fond de la pensée politique quant à la<br />
légitimation du pouvoir souverain en Serbie 206 .<br />
Les vertus traditionnelles de prince chrétien, défenseur de la<br />
foi et de la tradition, de l’Eglise et de la patrie, sur une toile de<br />
fond de références vétérotestamentairs, ornent la figure de législateur<br />
et d’évangélisateur, de militaire et de moine, de père protecteur<br />
de la patrie et de fils fidèle de l’Eglise, qui consacre sa vie<br />
au profit de la patrie et soumet sa volonté aux desseins divins ;<br />
l’idéal du souverain l’accompagne jusqu’après sa mort où il devient<br />
l’intercesseur auprès du Christ pour l’ensemble de son peuple 207 ,<br />
désigné parfois comme le «Nouvel Israël» 208 .<br />
On assiste ainsi à une extension progressive, même si généralement<br />
symbolique, de la sanctification, qui commence par le<br />
souverain et l’archevêque, s’étend à la dynastie et à la hiérarchie,<br />
puis au troupeau, désigné par une citation liturgique comme «Peuple<br />
élu» ou « peuple saint » dans le « sacerdoce royal du Christ » 209 .<br />
206 B. Bojović, “ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie<br />
au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />
serbe”, SüdostForschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.<br />
207 Smilja Marjanoviç-Duèaniç, Vladarska ideologija Nemaqiça (L’idéologie<br />
monarchique des Nemanjiç), Belgrade 1998, p. 187-287.<br />
208 Teodosije Hilandarac (éd. Dj. Daniéiç), %ivot Svetoga Save (La vie de<br />
Saint Sava), Belgrade 1860 (réimpression, Belgrade 1973), p. 74, 88.<br />
209 Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak<br />
(Vie de Stefan Deéanski de Grégoire Camblak), éd. A. Davidov, G. Danéev,<br />
N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva, Sofia 1983, p. 124. La formule<br />
“sacerdoce royal et peuple saint” est employée dès la fin du XIII e siècle<br />
dans l’Eloge de Saint Siméon et de Saint Sava, voir Teodosije, Sluùbe, kanoni<br />
i Pohvala (Offices, canons et éloge), Belgrade 1988, p. 251.<br />
D’après Jean Chrysostome : “Le gouvernement et le sacerdoce ont chacun<br />
leurs limites, bien que le sacerdoce soit le plus grand des deux” ; Léon Diacre<br />
explique la notion de l’équilibre du sacerdoce et de la royauté, “l’un confié par<br />
le Créateur pour le soin des âmes, l’autre pour le gouvernement des corps”, par<br />
cette formule qu’il attribue à Jean Tzimiskès (969-976) ; de même encore le<br />
patriarche Athanase I er , au XIV e siècle énonce que “le sacerdoce n’a pas été<br />
donné au peuple chrétien pour le bien de l’empire, mais l’empire pour le bien<br />
du sacerdoce”, cf. Nicol, “La pensée politique…”, p. 66 n. 1, 67, ainsi s’exprime<br />
la continuité d’une conception d’équilibre ou de préséance de l’Eglise.<br />
247
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Les recherches iconographiques sur l’idéologie dynastique<br />
corroborent les résultats obtenus par l’étude des textes narratifs,<br />
des documents et des textes juridiques. Les portraits dynastiques<br />
dans les fondations royales 210 , destinées souvent à servir de lieu<br />
de sépulture des souverains, confirment les idées exprimées dans<br />
les textes tout en coïncidant souvent dans le temps avec leur création.<br />
Ceci est particulièrement vrai pour le cycle de “Joseph le<br />
Magnifique” dans l’église de Sopoçani (milieu du XIIIe siècle),<br />
qui illustrent les parallélismes bibliques avec leur symbolique<br />
princière exprimée dans l’œuvre de Domentijan à la même époque.<br />
L’expression picturale de la “Lignée de sainte extraction”, dans<br />
les grandes fondations royales et archiépiscopales du début du<br />
XIVe siècle, exécutée sur le modèle iconographique biblique de<br />
la “Lignée de Jessé”, coïncide avec l’œuvre littéraire majeure de<br />
l’archevêque Danilo II, Vie des rois et archevêques serbes 211 .<br />
Le caractère christocentrique de ces conceptions est donc<br />
transposé par la peinture murale des fondations royales et autres<br />
institutions monastiques et ecclésiastiques à partir du début du<br />
XIII e siècle. Le caractère aulique de la royauté est exprimé par la<br />
sublimation artistique des compositions dynastiques souvent re-<br />
210 Ch. Walter, “The iconographical sources for the Coronation of Milutin and<br />
Simonida at Graéanica», in Vizantijska umetnost poéetkom XIV veka (L’art<br />
byzantin au début du XIVe siècle), Belgrade 1978 ; V. DjuriÇ, «Ikonografska<br />
pohvala Svetom Simeonu Nemaqi u Studenici» (Eloge iconographique de<br />
Saint Siméon Nemanja à Studenica), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le<br />
Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 267-277 (résumé français, p.<br />
277-280) ; B. Todiç, «Predstave sv. Simeona Nemaqa, nastavnika prave vere<br />
i dobre vlade, u sredqevekovnom slikarstvu» (Représentations de Saint<br />
Siméon Nemanja, enseignant de la vraie foi et du bon gouvernement dans la<br />
peinture médiévale), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire<br />
et tradition, Belgrade 2000, p. 295-304 (résumé français, p. 305).<br />
211 On pourrait dire aussi pour les auteurs des textes narratifs ou poétiques<br />
relatifs aux cultes dynastiques, qu’ils “ont fait preuve d’initiative et de compréhension<br />
: ils ont suivi une méthode byzantine, mais l’ont adaptée au cas particulier<br />
que leur offrait leur histoire nationale” A. Grabar, “Les cycles d’images<br />
byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier”, Starinar 20<br />
(1969), p. 137.<br />
248<br />
’L’HAGIO-BIOGRAPHIE DYNASTIQUE ET L’IDéOLOGIE DE L’ETAT <strong>SERBE</strong> AU <strong>MOYEN</strong>-<strong>AGE</strong><br />
présentées selon le schéma de l’iconographie biblique et ecclésiastique<br />
classique. Ainsi les obsèques de la reine Anne à Sopoçani<br />
sont assimilées à la Dormition de la Théotokos, les grands Conciles<br />
d’Etat aux Conciles œcuméniques, la translation des reliques<br />
de Siméon-Nemanja à celle de Jacob, les portraits des rois Stefan<br />
Deéanski et Stefan Duèan aux pieds du Christ à Deéani à la traditio<br />
legis, les illustrations des Hymnes de la Nativité et autres<br />
textes liturgiques font figurer les souverains selon le modèle des<br />
fêtes de Noël et de la Pâque à la cour de Constantinople 212 .<br />
La plus importante particularité de la Serbie réside néanmoins<br />
dans l’équilibre particulièrement recherché entre les deux autorités<br />
— la dyarchie des pouvoirs séculier et spirituel. Même si<br />
cette symphonie des deux corps sociaux était surtout entretenue<br />
au XIIIe siècle, avec une tendance à s’estomper progressivement<br />
au profit du domaine séculier, elle demeure la marque distinctive<br />
de la philosophie politique serbe 213 .<br />
C’est de cette interdépendance que procède la profusion relative<br />
de textes narratifs ou rhétoriques, liturgiques et laudatifs,<br />
des œuvres d’art architectural et iconographique, qui constituent<br />
le riche et explicite patrimoine de la monarchie légitimée par la<br />
sainteté. Le fait d’attribuer une finalité eschatologique à la royauté<br />
némanide promeut le pouvoir de fait en pouvoir de droit. Si le<br />
prince détient le pouvoir séculier, le saint et l’Eglise détiennent<br />
l’autorité morale et spirituelle, la concertation des deux autorités<br />
étant la condition d’un consensus politique et social, éthique et<br />
doctrinal.<br />
212 V. Djuriç, “Slika i istorija u sredqovekovnoj Srbiji” (Image et Histoire<br />
dans la Serbie du Moyen Age), Glas SANU CCCXXXVIII (1983), p. 117-<br />
133, résumé français, p. 133-144 ; Id., “Istoriske kompozicije u srpskom<br />
slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele” [I-III] (Les scènes<br />
historiques dans la peinture médiévale serbe et leurs parallèles historiques),<br />
Zbornik RVI 8 (1964), p. 69-90 ; 10 (1965), p. 121-148 ; et 11 (1968), p. 99-119<br />
(résumé français, p. 119-127).<br />
213 B. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagiobiographies dynastiques<br />
du MoyenAge serbe, Orientalia Christiana Analecta N° 248, Pontificium Institutum<br />
Orientalium Studiorum, Roma 1995 (727 + LII pp.).<br />
249
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Issue d’une nécessité de légitimation de pouvoir à une époque<br />
charnière pour le devenir de la civilisation byzantine 214 , la royauté<br />
de Serbie médiévale s’est taillé un espace plus ou moins spécifique<br />
aussi bien dans le domaine séculier que spirituel, politique<br />
que culturel. Le cas serbe présente naturellement plus d’intérêt dans<br />
la forme que dans le fond. Le fait de pouvoir suivre, depuis sa<br />
gestation jusqu’à sa maturité à l’aube de l’époque moderne, l’évolution<br />
d’une culture politique est d’un intérêt considérable 215 .<br />
C’est aussi l’intérêt de pouvoir étudier une philosophie monarchique<br />
et essentiellement ecclésiastique par une référence<br />
systématique aux textes, aux créations de l’art, en tant que faits<br />
authentiques dans la continuité des phénomènes culturels.<br />
214 P. Guran, “La légitimation du pouvoir princier dans les hagiographies<br />
slavo-byzantines (XIe-XIVe siècles)”, Archæus. Etudes d’histoire des religions,<br />
IV, Bucarest 2000, p. 247-324.<br />
215 “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of edification<br />
and the historiographer’s of information. It not merely ignores the literary<br />
merit of the collection, which must be judged against its mediaeval background,<br />
but is also incorrect from the historian’s point of view since without the collection<br />
less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepiscoporum<br />
Serbiae form a virtually unique collection combining elements of hagiography,<br />
biography and historiography which deserves both study and admiration” :<br />
F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch, Hagiographer, Saint.<br />
With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum Serbiae and the<br />
Cults of Medieval Serbian Saints”, Annalecta Bolandiane 111 (1993), p. 128.<br />
250
252 Bo{ko I. Bojovi}<br />
Bo{ko I. Bojovi} 253<br />
HAgIogrApHIe et lIttérAture<br />
хагИограФИја И КЊИЖеВНост
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
254<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
trAnsMIssIon du pAtrIMoIne byzAntIn<br />
et<br />
forMAtIon des MédIAteurs d’IdentItés AutocHtones<br />
Délimitée au Nord par les cours de la Save et du Danube, à<br />
l’Est par la mer Noire, au Sud par la mer Egée et à l’Ouest par les<br />
mers Adriatique et Ionienne, la grande péninsule du Sud-est européen<br />
ne porte le nom de Balkans que depuis une époque assez<br />
récente.<br />
Désignée avant le XIXe siècle par des noms issus des conceptions<br />
néo-classiques, la péninsule avait pour adjectif les noms :<br />
Hellénique, Grecque, Byzantine, parfois aussi Péninsule Romaine<br />
ou encore Illyrienne. En même temps que ces noms tirés de l’Antiquité,<br />
certains cartographes et géographes occidentaux se servaient<br />
de celui d’Empire Ottoman d’Europe, ou de Turquie d’Europe,<br />
nom qui prévalut jusqu’au Congrès de Berlin en 1878. C’est au<br />
commencement du XIXe siècle que, sous l’influence des idées<br />
géographiques de Humboldt et de Ritter, se manifesta la tendance<br />
à remplacer, dans l’étude des contrées de la Terre, les divisions<br />
politiques ou historiques par les divisions basées sur les faits<br />
naturels. S’inspirant de la conception erronée d’une chaîne de<br />
montagnes centrale, le géographe A. Zeune donna, en 1808, à la<br />
Péninsule Sud-Est européenne le nom de “Péninsule des Balkans”.<br />
Ce nom est à la fois un héritage de l’époque ottomane et de la<br />
géographie antique. Le mot turc de Balkan (= montagne) désigne<br />
la chaîne montagneuse (l’antique Orbelus ou Hæmus, aujourd’hui<br />
Rhodope, en Bulgarie) qui coupe en deux selon une direction Est-<br />
Ouest la partie orientale de la péninsule. Selon la conception de<br />
la géographie antique (Strabon, Ptolémée), une chaîne montagneuse<br />
traverserait sans discontinuité la péninsule d’Est en Ouest.<br />
255
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Cette conception est rejetée par la géographie moderne car elle ne<br />
tenait pas compte de la grande dépression que forment les vallées<br />
de la Morava et du Vardar (Axios), coupant la péninsule en deux<br />
dans le sens Nord-Sud. Appelée à l’époque de la Renaissance<br />
Catena mundi ou Catena del Mondo, cette “Chaîne centrale”<br />
(Centralkette), bien que géographiquement arbitraire, séparait<br />
néanmoins les pays balkaniques méridionaux, Grèce, Macédoine,<br />
Thrace, des pays septentrionaux, contrées inhospitalières, au climat<br />
continental rude, aux neiges abondantes et aux gelées excessives,<br />
habitées selon les Hellènes par les Barbares. La notion de frontière<br />
culturelle et géographique est donc symboliquement inscrite<br />
dans le nom même de la Péninsule Balkanique.<br />
Cette notion d’altérité et de clivages entre le Nord barbare<br />
et le Sud civilisé, entre l’Orient orthodoxe et l’Occident latin,<br />
entre les mondes grec et slave, musulman et chrétien, plus récemment<br />
entre le monde communiste et le monde libre, fait partie de<br />
l’identité de la péninsule. Une unité culturelle faite de nombreux<br />
dénominateurs communs n’en transcende pas moins ces clivages.<br />
Reconnaissable notamment dans la vie quotidienne et dans la<br />
culture populaire, cette unité fait que les Balkans ne sont assimilables<br />
au Levant ou à l’Asie Mineure, ni à l’Europe Centrale ou<br />
Orientale, mais qu’ils sont surtout marqués par les particularités<br />
géographiques et historiques qui leur sont propres. La spécificité<br />
balkanique réside non seulement dans cette ambivalence entre<br />
l’Orient et l’Occident, mais également dans une alternance de<br />
modèles de société qui se sont relayés dans la longue durée des époques<br />
de son histoire. C’est une alternance entre des autarcies locales,<br />
en partie conditionnées par la nature du terrain, et de longues<br />
périodes où la péninsule faisait partie de vastes empires polyethniques,<br />
qui a façonné ce paradoxe entre divergences et unité.<br />
La péninsule balkanique a été durant une très longue partie<br />
de son histoire ancienne (Antiquité, Moyen Âge, et même dès la<br />
période préhistorique) l’une des matrices majeures des civilisations<br />
du bassin méditerranéen et dans une continuité remarquablement<br />
persistante, l’une des principales zones de transmission des cultu-<br />
256<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
res méditerranéennes vers le Continent européen. Cette alternance<br />
entre inventivité autochtone et synthèse avec les valeurs<br />
d’apport extérieur (issues principalement de la Méditerranée<br />
orientale) est l’une des caractéristiques du génie grec, classique<br />
et médiéval, avec un apport non négligeable de l’arrière-pays du<br />
sous-continent balkanique. Ceci en tenant compte de la cohésion<br />
entre la partie maritime et continentale des Balkans qui a souvent<br />
été négligée et qui reste encore assez peu connue. Après avoir été<br />
le point de départ de la grande synthèse hellénistique macédonienne,<br />
le reste de l’espace continental devint celui de la rencontre<br />
entre les deux grandes civilisations de l’Antiquité, grecque et<br />
romaine. La période classique des grands empires prit fin avec les<br />
débuts du Moyen Âge et la gestation des royautés issues des grands<br />
déplacements de populations inaugurées par les invasions des<br />
peuples eurasiatiques venus des plaines nord-orientales.<br />
Les peuples slaves du Sud-est européen furent intégrés à la<br />
sphère culturelle de ce qui fut la grande synthèse byzantine. Le<br />
rayonnement éblouissant du millénaire byzantin était un facteur<br />
civilisateur de cohésion culturelle qui transcendait profondément<br />
les différences ethniques et linguistiques de ce carrefour des mondes<br />
que sont les Balkans. C’est néanmoins le Moyen Âge qui vit<br />
l’éclosion et l’expansion de pays slaves issus du Commonwealth<br />
byzantin. La crise de l’universalisme romano-byzantin fut corollaire<br />
de l’affirmation des églises et des états nationaux qui sont<br />
à l’origine des pays et états modernes. Comprimé entre les deux<br />
Universalismes concurrents et en pleine expansion, entre l’islam<br />
ottoman et l’Occident catholique, l’Empire byzantin et les royaumes<br />
balkano-slaves furent engloutis au XIVe-XVe siècle par le<br />
raz-de-marée ottoman.<br />
Après que le flux asiatique fut épuisé dans les plaines pannoniennes<br />
et aux confins des Alpes devant Vienne, la frontière entre<br />
les Empires est-germanique et turc se stabilisa pour un temps sur<br />
les rivières Save et Danube : frontière naturelle des Balkans qui<br />
fut jadis la frontière de l’Empire romain, puis byzantin. Intégrés<br />
dans le système administratif ottoman les pays balkaniques per-<br />
257
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
dirent leurs structures médiévales et leurs institutions politiques<br />
et culturelles. Dans le nivellement uniformisateur d’un Empire<br />
militariste, théocratique et féodal, ils furent inclus grâce au critère<br />
centralisateur des communautés confessionnelles. Seule<br />
institution dûment reconnue par la Porte comme représentant légitime<br />
du “ milet ” chrétien, le Patriarcat de Constantinople devint<br />
l’agent intégrateur des peuples chrétiens, sujets de deuxième zone<br />
du sultan.<br />
Telle était à peu près la situation des Balkans lorsque les<br />
grands bouleversements géopolitiques issus du Siècle des Lumières<br />
inaugurèrent au début du XIXe siècle la restructuration idéologique<br />
et géopolitique qui fut à l’origine de l’Europe moderne.<br />
L’approfondissement des connaissances sur la relation entre<br />
ces deux composantes majeures du monde balkanique est un<br />
facteur essentiel pour comprendre les rapports complexes au sein<br />
des civilisations balkaniques et pour saisir la part de leurs particularités<br />
respectives ainsi que de leur homogénéité culturelle.<br />
Espace de transfert et de médiation entre les grands ensembles<br />
politiques et culturels qui se sont succédés sur ses flancs méridionaux<br />
et septentrionaux, puis orientaux et occidentaux, la péninsule<br />
balkanique a été depuis la plus haute antiquité une zone de<br />
transition, de rencontre et de confrontation entre des courants<br />
d’expansion aussi antagonistes que complémentaires. Véritable<br />
pont lancé entre des mondes mal accordés et souvent hostiles,<br />
l’aire balkanique avait alterné dans la longue durée des périodes<br />
de turbulences et de drames douloureux, avec ses migrations, ses<br />
exodes, ses déportations de populations entières, auxquels se<br />
succédaient de longues périodes de stabilité et de prospérité, de<br />
stratification de ses diversités et de cohésion de ses dénominateurs<br />
communs. Byzance fut une expression des plus éclatantes de la<br />
synthèse de différences longtemps peu compatibles, qui a fait de<br />
la Méditerranée orientale un accomplissement des grandes civilisations<br />
qui s’étaient relayées sur ses pourtours. L’Empire ottoman<br />
prit sa relève d’une manière plus efficace à ses débuts mais moins<br />
heureuse quant à ses acquis civilisateurs au cours des derniers<br />
258<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
siècles de son hégémonie. Il ne faut cependant pas sous-estimer<br />
l’apport civilisateur du conquérant ottoman qui assura une ultime<br />
cohérence politique, administrative, mais aussi culturelle aux<br />
sociétés cloisonnées à l’issue de la crise du monde médiéval. Ne<br />
pas oublier non plus le rôle de barrière que la puissance ottomane<br />
joua devant les accès de fanatisme religieux qui se manifestèrent<br />
périodiquement au Moyen Orient.<br />
Si le courant cyrillo-méthodien avait marqué au IXe siècle<br />
l’apparition d’un particularisme culturel au sein du cercle civilisateur<br />
byzantin, cette expression du rayonnement de la civilisation<br />
romano-byzantine n’avait cependant pas produit une assise institutionnelle<br />
stable et durable avant le démantèlement du vieil<br />
empire au début du XIIIe siècle. L’Empire byzantin parvint à rétablir<br />
son hégémonie sur les populations slaves sans jamais pouvoir<br />
cependant éradiquer les ferments de révolte aboutissant à des<br />
tentatives d’émancipation périodiques. La crise profonde de l’Empire<br />
à la fin du XIIe siècle aboutit au désastre de 1204, époque qui<br />
devait marquer l’apparition d’institutions monarchiques slaves<br />
relativement durables dans le cadre culturel et idéologique byzantin.<br />
Vers la fin du XIVe siècle ces royaumes vivent à leur tour une<br />
crise irrémédiable ponctuée par la montée de la puissance ottomane<br />
qui allait supplanter au XVe siècle l’Empire byzantin. La<br />
fin du Moyen Age conventionnel est donc marquée dans le Sud-<br />
Est européen par un bouleversement politique, institutionnel,<br />
structurel et idéologique qui devait imprégner les consciences et<br />
signifier la transition d’une époque révolue vers les temps modernes.<br />
Cette transition coïncide en grande partie dans le temps avec<br />
celle qui s’opère dans le reste de l’Europe, mais avec des différences<br />
importantes dues en partie aux particularités de l’aire<br />
culturelle concernée et encore plus aux conditions créées par<br />
l’établissement de l’hégémonie ottomane.<br />
Les premiers signes de changement se manifestent dans un<br />
glissement progressif dans l’ordre de valeurs modèles. Si le Moyen<br />
Age avait consacré la sainteté en tant que modèle de référence et<br />
point suprême sur l’échelle des valeurs morales, dès la fin du<br />
259
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
XIVe siècle émerge un autre modèle de référence qui marque la<br />
sécularisation des critères éthiques. C’est désormais le héros épique<br />
qui incarnera le modèle conforme à une éthique plus proche<br />
de l’humanité que de la divinité. Cette évolution apparaît nettement<br />
dans la littérature dès la fin du XIVe siècle, mais aussi à travers<br />
les différents cycles de la poésie épique.<br />
En tant que point culminant des valeurs incarnées dans une<br />
vie humaine, le saint homme est progressivement supplanté par<br />
un héros dont le modèle ne se situe plus sur une échelle temporelle<br />
établie entre l’humanité et la divinité, entre le monde et son<br />
accomplissement eschatologique. Au saint roi, intercesseur auprès<br />
de Dieu, succède un Marko kraljeviç, intrépide et justicier, rebelle<br />
et indomptable, mais au bout du compte et par la force des choses<br />
vassal loyal du sultan ; au saint anachorète dans la réclusion du<br />
désert succède le haïdouck, ou le kleft, un hors-la-loi dans la<br />
montagne et dans les bois. Si l’homme du Moyen Age se définit par<br />
rapport à l’altérité eschatologique, celui de l’époque moderne se<br />
définit plutôt par rapport à une altérité sociale — celle du seigneur<br />
ottoman, le sultan et les fonctionnaires de son administration.<br />
* * *<br />
Les dénominateurs communs de l’espace balkanique ne sont<br />
pas seulement du domaine de la vie quotidienne — culinaire,<br />
folklorique, mais aussi culturelle dans le sens plus restreint du<br />
terme. Toute la culture médiévale longtemps pétrifiée par les<br />
conditions particulières à l’époque de la domination ottomane, en<br />
constitue un patrimoine sinon complètement commun, du moins<br />
d’une nature très fortement convergente. La littérature ecclésiastique<br />
et dans une moindre mesure profane avait très tôt transcendé<br />
les barrières linguistiques. La réception de la littérature<br />
byzantine, du droit romano-byzantin, constitue l’un des plus grands<br />
apports favorisant la convergence entre la partie méridionale et<br />
septentrionale des Balkans au Moyen Age. L’apparition et un<br />
début d’épanouissement des littératures autochtones dans les pays<br />
balkano-slaves ne se fait que vers la fin du Moyen Age. L’élabo-<br />
260<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
ration d’un système juridique autonome issu de la réception du<br />
droit romano-byzantin mais adapté aux besoins locaux commence<br />
seulement au XIIIe siècle pour arriver à un début de maturation<br />
vers le milieu du XIVe siècle. Ayant supprimé les clivages<br />
administratifs et juridiques entre les monarchies féodales du Moyen<br />
Age, l’Empire ottoman instaure un ordre uniforme basé sur une<br />
administration très centralisée et sur une loi religieuse islamique.<br />
Les clivages de cette aire culturelle ne seront plus désormais ni<br />
ethniques, ni linguistiques, ni féodaux, mais presque exclusivement<br />
confessionnels. La suppression des Eglises autocéphales, c’est-àdire<br />
à bien des égards “nationales”, et leur soumission à l’autorité<br />
du patriarcat de Constantinople, restaure une forme d’unité culturelle<br />
que Byzance avait perdue depuis plus d’un demi-millénaire.<br />
Les déboires du “milet” non musulman et la position défavorisée<br />
de la raya chrétienne avaient suscité des solidarités et surmonté<br />
les clivages que l’orthodoxie byzantine avait parfois favorisés.<br />
Cette situation a sans doute facilité ce surprenant attachement au<br />
patrimoine commun hérité d’une époque révolue. Un héritage qui<br />
sert de prétexte et qui offre des éléments pour construire des récits<br />
comprenant tout un code de valeurs et de règles de comportement,<br />
formant ainsi aussi bien une éthique des rapports humains qu’une<br />
idéologie de conceptions communément partagées.<br />
En l’absence d’institutions culturelles laïques qui eussent pu<br />
être patronnées par un Etat civil ou chrétien, la société du “milet”<br />
chrétien a dû inventer des modes de régulation des rapports humains<br />
et sociaux. Même s’il se réfèrent quelquefois aux Codes législatifs<br />
médiévaux “Knjige Starostavne” chez les Slaves ou “Code de<br />
Leka Dukadjin” chez les Albanais, ces codes éthiques, formes<br />
rustiques de règlement de la vie sociale au sein d’un monde essentiellement<br />
rural, sont essentiellement transmis par une tradition<br />
vernaculaire. Véhiculés par la littérature populaire, les éléments<br />
de ces normes éthiques sont recueillis dès le XVIe, mais surtout<br />
au début du XIXe siècle par les chercheurs et les voyageurs qui<br />
les ont consignés par écrit sous les formes diverses de la tradition<br />
populaire orale : les contes, les dictons, les lamentations, les fables,<br />
261
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
les chants, surtout les chants épiques. L’éthique héroïque de cette<br />
tradition populaire, avec des personnages supra-nationaux tels que<br />
Marko Kraljeviç, Starina Novak, Nasradin Hodàa, donne accès<br />
aux codes de bon sens et de réalités communes à toutes les sociétés<br />
balkaniques. Les chants épiques constituent une tradition de<br />
toute première importance pour la connaissance des échelles de<br />
valeur d’une société que l’absence de législation écrite et d’institutions<br />
officielles hormis celle de l’Eglise, laisse dans l’opacité<br />
d’un état de suspens entre les deux époques dans le temps et entre<br />
les deux civilisations dans l’espace.<br />
* * *<br />
La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave<br />
a joué le rôle d’un ciment culturel. La médiation de la<br />
culture romano-byzantine, dont les zones d’extension s’étendaient<br />
bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par<br />
l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait que l’Eglise<br />
de Constantinople recourût au IXe siècle à la langue slave en<br />
tant qu’agent médiateur de l’évangélisation des peuples barbares<br />
constitua un puissant facteur d’intégration culturelle dans cette<br />
partie de l’Europe. Les textes fondateurs de la civilisation chrétienne<br />
(bibliques, liturgiques, patristiques, hagiographiques, juridiques)<br />
furent traduits en une langue accessible à une majeure<br />
partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture,<br />
iconographie), au service de l’Eglise et du pouvoir séculier,<br />
témoignent de la réintégration de l’espace balkanique dans<br />
l’ordre de valeurs du monde policé.<br />
La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se<br />
conformer à une structure monarchique issue des conceptions<br />
judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du<br />
monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions<br />
idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace<br />
demeuré partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de<br />
la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de<br />
la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers<br />
la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures so-<br />
262<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
ciales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein<br />
des sociétés cristallisées autour des structures monarchiques.<br />
L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels<br />
et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique<br />
de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin<br />
commun dans le temps imparti au genre humain confère aux institutions<br />
du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit dans<br />
une continuité de longue durée.<br />
La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation<br />
relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine<br />
témoignent sans doute de la prépondérance du rôle de l’Eglise en<br />
tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des systèmes<br />
étatiques. De même l’apparition tardive des recueils législatifs,<br />
des genres historiographiques et autres écrits profanes, témoigne<br />
de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés où l’Eglise<br />
a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que celui<br />
de l’Etat monarchique.<br />
L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au<br />
moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche<br />
critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un<br />
domaine d’investigations beaucoup trop délaissé jusqu’à maintenant.<br />
Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution<br />
des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer<br />
avec plus au moins . Les éléments d’analyse supplémentaires,<br />
comme par exemple l’iconographie et d’autres objets de la<br />
culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête,<br />
mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un<br />
intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils<br />
représentent une mine d’informations particulièrement abondante<br />
pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de<br />
ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés formées<br />
autour des institutions monarchiques est certes une entreprise<br />
considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance<br />
et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture byzantino-slave,<br />
mais seule une approche systématique permet d’en<br />
263
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
tirer profit de façon significative. C’est pourquoi une présentation,<br />
aussi sommaire soit-elle, de quelques-uns de ces corpus de textes<br />
représente un prélude indispensable aux recherches futures.<br />
Lorsque la littérature et plus généralement la culture officielles<br />
perdirent leurs assises institutionnelles après la disparition des<br />
Etats chrétiens des Balkans, un ordre nouveau fut instauré par une<br />
autorité obéissant à des préceptes idéologiques et structurels différents<br />
et peu compatibles avec l’ancien ordre de valeurs. Les<br />
communautés chrétiennes qui se trouvèrent dans cette situation<br />
inédite étaient encadrées par l’autorité ecclésiastique de l’Eglise<br />
orthodoxe qui avait retrouvé une nouvelle unité sous les auspices<br />
d’une tutelle impériale restaurée par un pouvoir islamique. Repliées<br />
sur elles-mêmes, avec l’Eglise désormais seule autorité assurant<br />
la perpétuation de son identité et de ses valeurs héritées du Moyen<br />
Age, les communautés chrétiennes eurent à engendrer des normes<br />
éthiques adaptées aux nouvelles conditions. Ceci d’autant plus<br />
qu’une certaine sécularisation de la société que l’on peut percevoir<br />
dès la fin du XIVe et au XVe siècle avait néanmoins laissé présager<br />
une époque nouvelle. C’est ainsi que les communautés chrétiennes,<br />
en très grande partie reléguées dans une condition de<br />
dépendance terrienne, engendrèrent une culture populaire avec<br />
des dénominateurs communs issus de l’héritage transmis par les<br />
institutions ecclésiastiques auxquelles devaient s’ajouter ceux<br />
créés par l’unité administrative, économique et politique retrouvée<br />
au sein du vaste empire ottoman. La connaissance de cette tradition<br />
populaire, surtout vernaculaire, mais qui commence a être recueillie<br />
par les hommes de lettres dès les débuts de l’époque moderne,<br />
offre des éléments indispensables pour la compréhension de cette<br />
longue transition entre le Moyen Age et l’époque moderne au<br />
cours des siècles de la domination ottomane. Une approche critique<br />
dans l’étude comparative de ces traditions populaires est<br />
d’autant plus indispensable que le grand éveil des nationalités du<br />
XIXe et même au début du XXe siècle fournit prétexte à des interprétations<br />
aussi erronées qu’exclusives au service des idéologies<br />
nationales.<br />
264<br />
T R A N S M I S S I O N D U PAT R I M O I N E B Y Z A N T I N . . .<br />
Cette réinterprétation, aussi impartiale que critique et analytique,<br />
aussi comparatiste que synthétique, est d’autant plus indispensable<br />
que les sciences humaines au sein des institutions nationales<br />
ont beaucoup trop tardé à démystifier les aspects émotionnels<br />
de ces traditions identitaires. Faut-il admettre que le droit à un<br />
Etat représentatif — conséquence des périodes de crise des formations<br />
multiethniques, confessionnelles ou linguistiques — aboutisse<br />
à ces extrapolations abusives des replis identitaires, générateurs<br />
de mythes des origines et autres artifices des exclusives<br />
nationales aussi réductrices que dangereuses et irrationnelles ?<br />
L’avenir de ces communautés, aussi imbriquées qu’interdépendantes,<br />
peut-il s’inscrire dans cesinterprétations des valeurs traditionnelles<br />
aussi erronées que réductrices ? Ne vaudrait-il pas mieux<br />
orienter les projets de ces sociétés vers des prémices convergentes<br />
sans pour autant aucunement renier leurs couleurs locales et leurs<br />
expressions particulières ? D’autant plus que des signes avant<br />
coureurs d’une telle réorientation dans l’évolution des consciences<br />
sont perceptibles depuis quelque temps.<br />
Les médiateurs de ces identités nationales, autochtones et<br />
même locales, qui se multiplient jusqu’à l’époque contemporaine,<br />
seront relayés par des moyens modernes de communication et de<br />
diffusion écrite, avec une tendance marquée à la singularisation,<br />
et une insistance croissante sur les particularités, confessionnelles,<br />
linguistiques ou ethniques et même dialectales ou locales. C’est<br />
ainsi que s’achève un nouveau cycle d’évolution structurelle et<br />
identitaire au sein d’un espace où des causes plus ou moins comparables<br />
ont déjà pu produire des conséquences relativement similaires.<br />
A partir d’un fonds commun romano-byzantin hérité de<br />
l’Antiquité, l’histoire de l’époque médiévale traverse une période<br />
de fragmentation en des monarchies plus institutionnellement<br />
homogènes que culturellement cohérentes, pour aboutir à un<br />
émiettement féodal qui avait précédé la conquête ottomane. L’agonie<br />
de l’Empire ottoman ayant engendré la fameuse «Question<br />
d’Orient», les jeunes Etats-nations créés dans la mouvance des<br />
restructurations européennes, exemplifiant la palingénésie mo-<br />
265
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
derne et contemporaine dans l’espace Sud-Est européen, portent<br />
toujours l’empreinte d’un décalage dans le temps par rapport aux<br />
processus en cours dans les parties plus développées du continent.<br />
Alors que l’histoire contemporaine a beaucoup trop montré la<br />
faiblesse de la marge qui peut exister entre la reconnaissance de<br />
la différence et l’intolérance, voire les conséquences dramatiques<br />
des incompatibilités redécouvertes et exacerbées, ne faudrait-t-il<br />
pas ne voir là qu’une étape inutilement douloureuse vers un nouveau<br />
reflux des processus d’intégration dans la mouvance de ceux<br />
qui ont assuré stabilité et prospérité de la partie occidentale et<br />
septentrionale de l’Europe ? Perspective qui peut sembler illusoire<br />
en une période marquée par la crise profonde que traverse<br />
une grande partie du Sud-Est européen, mais dont on doit tenir<br />
compte, du moins en tant qu’une relation de cause à effet analogue<br />
à une rétrospective historique sur la longue durée. Au cours des<br />
deux millénaires de son histoire l’espace balkanique a, en effet,<br />
traversé des périodes nettement plus longues d’homogénéité politique,<br />
culturelle et économique que celles marquées par les rivalités<br />
exacerbées entre ces particularismes locaux et nationaux.<br />
Ces particularismes, en tant que partie intégrante de son héritage<br />
historique, ne sont pourtant pas incompatibles ni contraires aux<br />
dénominateurs communs tout aussi légitimes même s’ils ont été<br />
si abusivement occultés et si souvent ignorés par les replis identitaires<br />
qui marquent les périodes de crises. Si cette partie de notre<br />
continent doit avoir un avenir meilleur c’est que la reconnaissance<br />
des différences ne doit pas faire obstacle à la redécouverte<br />
des convergences. C’est également pour cette raison que l’étude<br />
et la connaissance des sociétés du Sud-Est européen ne doit pas<br />
s’inscrire uniquement dans une perspective historique et théorique<br />
— c’est aussi bien une question d’actualité et d’immédiateté qu’un<br />
gage d’avenir et de projet de société dans cette aire culturelle que<br />
ne peut rester trop longtemps en dehors des processus en cours<br />
dans la majeure partie du notre continent.<br />
266<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E D E S PAY S B A L K A N O - S L AV E S<br />
lA lIttérAture AutocHtone<br />
des pAys bAlkAno-slAVes<br />
L’histoire des textes et textes de l’histoire<br />
Les pays de l’Europe du Sud-Est dont la langue littéraire est<br />
le slave (dont font partie les pays slaves et roumains) représentent<br />
au Haut Moyen Age un espace intermédiaire échappant à l’influence<br />
directe, littéraire et linguistique, du latin et du grec. La<br />
langue de la littérature écrite apparaît dans certains de ces pays au<br />
neuvième siècle, principalement par l’intermédiaire de la culture<br />
chrétienne du courant cyrillo-méthodien. Outre des textes traduits<br />
du grec (textes bibliques, patristiques et juridiques) et d’autres<br />
textes ecclésiastiques, on peut remarquer parmi les premières<br />
œuvres originales de la littérature de langue slave les Vies et autres<br />
textes dus aux fondateurs de la littérature vieux-slave et à leurs<br />
premiers successeurs, créée et diffusée sur le territoire de la Bulgarie,<br />
celui du Premier empire bulgare.<br />
Ces Vies représentent les textes narratifs hagiographiques,<br />
genre littéraire le plus populaire au Moyen Age, tant en ce qui<br />
concerne le monde oriental que la chrétienté occidentale. En raison<br />
de l’origine ecclésiastique de la littérature slave (qui se prolonge<br />
dans les terres moldaves et valaques jusqu’au XVIIe siècle), ce<br />
genre littéraire prédomine dans les pays de l’Europe du Sud-Est<br />
jusqu’à la fin d’un Moyen Age, qui dure en ces pays, en raison de<br />
l’hégémonie turque, jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles.<br />
Un autre corpus littéraire très important est représenté par les<br />
Annales ou Chroniques qui procèdent principalement des besoins<br />
dynastiques (comme généalogies dynastiques ou bien comme<br />
compléments locaux aux chroniques universelles), et c’est pourquoi<br />
elles présentent un caractère plus séculier et historiographique. Il<br />
faut rappeler que ces deux genres de textes se mêlent parfois. Le<br />
267
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
meilleur exemple en est fourni par les Vies des rois et des archevêques<br />
serbes de Danilo II et de ses successeurs, au point que les<br />
spécialistes parlent d’“hagio-biographies” (Kämpgen) ou bien<br />
d’“historiographie dynastique” (Hafner). Il faut garder présent à<br />
l’esprit que l’hagiographie sud-slave présente principalement un<br />
caractère plus biographique ou même strictement historiographique,<br />
ce qui n’est pas le cas avec les vies des saints écrites en général<br />
dans le monde chrétien et c’est d’ailleurs pour cette raison<br />
que le nom de “légendes des saints” ou un nom semblable est<br />
beaucoup moins caractéristique de ces écrits dans cette partie de<br />
l’Europe qu’ailleurs. Il faut en chercher la raison dans le fait que<br />
ces Vies sud-slaves ont le plus souvent un contemporain pour<br />
auteur ; ce qui signifie qu’elles présentent plus le caractère d’un<br />
témoignage direct, surtout par rapport à une moindre présence des<br />
Annales et de la littérature profane (à la différence non seulement<br />
de la littérature occidentale ou byzantine, mais même de la littérature<br />
russe), ce qui implique que les Vies ne présentent pas seulement<br />
des caractéristiques de biographies, mais aussi celles de<br />
chroniques, surtout lorsqu’il s’agit des principales personnalités<br />
de la vie sociale (politique) et spirituelle<br />
Pour une présentation sommaire de la littérature autochtone,<br />
nous donnons ci-dessous un tableau du rapport entre la culture et<br />
la monarchie correspondante dans cette partie de l’Europe, au moment<br />
de l’émergence de l’Etat et de la mémoire collective, puis de<br />
la continuité historiographique jusqu’à l’aube de l’époque moderne.<br />
L’étude, avec édition critique, et traduction dans des langues<br />
de grande communication internationale (anglais, allemand, français)<br />
de ces textes représente une entreprise d’envergure considérable.<br />
Un Programme de recherche de cet ordre ne peut être organisé<br />
sans la concertation d’une importante équipe de chercheurs<br />
spécialisés dans l’histoire des textes, historiens et philologues des<br />
pays concernés et d’autres. C’est dans le but de susciter l’élaboration<br />
d’un Programme de recherche international d’études balkaniques<br />
dans ce domaine que nous avons esquissé ce recensement<br />
provisoire des sources narratives appartenant au patrimoine littéraire<br />
du Moyen Age sud-slave.<br />
268<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
lA lIttérAture AutocHtone<br />
(HAgIogrApHIque et HIstorIogrApHIque)<br />
en bulgArIe MédIéVAle<br />
La plus ancienne, et globalement sans doute la plus riche des<br />
littératures sud-slaves, est la littérature de la zone d’extension de<br />
la monarchie bulgare, non seulement à cause de l’ancienneté de<br />
l’Etat bulgare, qui s’était forgé depuis la fin du VIIe siècle à travers<br />
une lutte quasi continuelle contre Byzance 216 , mais avant tout en<br />
raison du fait que l’initiative ecclésiale et littéraire de Cyrille et<br />
Méthode a trouvé son véritable point d’extension dans le cadre du<br />
royaume bulgare du IXe siècle et aussi du fait que le voisinage<br />
immédiat de Byzance ainsi que la proximité de Constantinople<br />
ont donné lieu en Bulgarie à une synergie des civilisations byzantine<br />
et slave 217 .<br />
La littérature qui est apparue dans l’aire géographique de la<br />
monarchie bulgare au cours du Moyen Age appartient pour une<br />
grande part au genre des Vies de caractère presque exclusivement<br />
216 “C’est sans doute un des grands paradoxes de l’histoire du Moyen Age dans<br />
le Sud-Est européen : l’ennemi le plus acharné, au point de vue politique et<br />
militaire, de l’Empire de Byzance était en réalité profondément imbu de la civilisation<br />
byzantine”, cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et<br />
Byzance”, Medievo bizantinoslavo (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e<br />
Testi 113), vol. III, p. 210.<br />
217 I. Dujéev, “Slavjansko-bolgarskie drevnosti IX-go veka” (Les antiquités<br />
slavo-bulgares du IXe siècle), Byzantinoslavica 11 (1950), p. 6-31 ; Id., “L’héritage<br />
byzantin chez les Slaves”, in Etudes historiques à l’occasion du XIIe<br />
Congrès international des sciences historiques. Vienne, aoûtseptembre 1965,<br />
vol. II, Sofia, 1965, p. 131-147 ; Id., “Les rapports hagiographiques entre Byzance<br />
et les Slaves”, Medievo bizantinoslavo, cit., vol. III, p. 279 ; Vasilka<br />
Tapkova-Zaimova, «Byzance et les structures étatiques dans les Balkans aux<br />
IXe-Xe ss.», Byzantinische forschungen. Internationale Zeitschrift für Byzantinistik,<br />
18 (1992), p. 93-99.<br />
269
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
ecclésiastique 218 ; le genre historiographique des Annales et des<br />
Chroniques est bien moins représenté. La première grande période<br />
des lettres slavo-byzantines est celle du Premier royaume<br />
bulgare (IXe-Xe siècle), avec notamment la littérature hagiographique<br />
se rapportant aux saints Constantin-Cyrille et Méthode,<br />
ainsi qu’à leurs premiers disciples. Une période intermédiaire<br />
(XIe-XIIe siècle), est marquée notamment par les Vies anachorétiques<br />
d’un genre dit “populaire”. La dernière période est celle du<br />
deuxième royaume bulgare (fin XIIe-fin XIVe siècle), qui est<br />
celle d’un véritable épanouissement de la littérature bulgare. La<br />
littérature des Vies de saints atteint, en effet, son apogée à la fin<br />
du XIVe siècle, avec l’œuvre du patriarche Euthyme de Tuµrnovo<br />
et de son école littéraire. La richesse et la valeur historico-littéraire<br />
de ces lettres slaves ne sont pas en opposition avec leur caractère<br />
d’épigone, en particulier si l’on prend en considération<br />
l’ordre de valeurs esthétiques qui au Moyen Age donne toute leur<br />
importance aux modèles consacrés au détriment de l’originalité<br />
dans la créativité artistique et littéraire 219 . Cette particularité par<br />
rapport à la littérature russe (Chroniques et autres écrits d’ordre<br />
historico-littéraire) et, dans une moindre mesure, serbe (hagio-<br />
218 Sur les premières traductions (supposées ou réelles) des passio des martyrs<br />
et autres textes hagiographiques en vieux-slave d’après les mentions des passages<br />
hagiographiques dans la Vie de Constantin-Cyrille (cf. Dujéev, “Les rapports<br />
hagiographiques”, p. 268-270 ;Id., “Relations”, cit., p. 219-220). Ajoutons à ce<br />
propos que la simple allusion aux épisodes hagiographiques dont parle Dujéev<br />
dans cet article ne constitue pas, à notre avis, un indice suffisant quant aux premières<br />
traductions vieux-slaves dans ce domaine, et ceci pour la simple raison<br />
que l’auteur de la Vie de Cyrille aurait pu les tirer de ses lectures grecques. Quant<br />
à l’effet manqué “si cette passio n’était pas également connue, au moins partiellement,<br />
à ses auditeurs et lecteurs” (Dujéev, art. cit., p. 269), ceci nous semble<br />
être une extrapolation insuffisamment convaincante et dont on ne peut que tirer<br />
des hypothèses hasardeuses.<br />
219 D. Angelov, Buµlgarinuµt v srednovekovieto. Svetogled, ideologija, duševnost<br />
(Les Bulgares au Moyen Age. Mentalités, idéologie, sentiments), Varna, 1885 ;<br />
I. Dujéev, “Les rapports littéraires Byzantino-slaves”, Id. Medievo bizantinoslavo,<br />
(Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e Testi 113, vol. III), Rome, 1968,<br />
p. 3-8sqq., 20.<br />
270<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
biographies ou historiographies des souverains) du Moyen Age,<br />
doit s’interpréter non seulement comme l’une des conséquences<br />
de la similitude culturelle, mais comme le corollaire de la proximité<br />
géographique et institutionnelle immédiate de la Bulgarie<br />
par rapport à la civilisation et à l’Empire byzantins.<br />
La littérature bulgare se caractérise donc par une grande<br />
abondance de textes ecclésiastiques et, parmi ceux-ci, ceux qui<br />
ont le plus d’intérêt pour notre enquête sont les Vies des saints en<br />
fonction de leurs cultes dans l’Eglise de Bulgarie. Ces hagiographies<br />
comportent des éléments biographiques importants pour<br />
l’étude des mentalités, de l’idéologie officielle et de la culture<br />
ecclésiastique et politique en général 220 .<br />
L’historiographie bulgare médiévale (en dehors de traductions<br />
des chroniques byzantines) se limite à un nombre de textes assez<br />
restreint (généalogie royale, chronographie). Nous en donnons<br />
une liste non exhaustive, énumérant néanmoins les plus importants<br />
de ces textes ecclésiastiques et historiographiques.<br />
Début de l’hagiographie vieux-slave (fin IXe-Xe siècle)<br />
L’un des tout premiers ouvrages de la littérature vieux-slave<br />
est la Vie de ConstantinCyrille, texte d’une valeur stylistique et<br />
littéraire considérable. Mais c’est sa qualité documentaire qui<br />
donne la mesure de la valeur historique de ce récit hagiographique,<br />
220 Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, p. 267-279; Id., Iz starata buµlgarskata<br />
knižnina I. Knižovni i istoričeski pametnici ot Puµrvoto Buµlgarsko carstvo<br />
(L’ancienne littérature bulgare I. Les sources littéraires et historiques du Premier<br />
empire bulgare), Sofia,1940 (deuxième édition 1943) ; St. Stanojeviç, “Akribija<br />
kod naèih starih pisaca” (La méthode de nos écrivains médiévaux), JIČ 3<br />
(1937), p. 107-118 ; F. Halkin, “L’hagiographie byzantine au service de l’histoire”,<br />
in Thirteenth Internatiional Congress of Byzantine Studies, Oxford 1966,<br />
publié en 1967 dans les Proceedings du Congrès, p. 345-354 (repris dans Id.,<br />
Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1971, p. 260-269 ;<br />
Vasilka tapkova-Zaimova, “Le double-think dans la communication littéraire<br />
byzantino-bulgare”, MNHMH D. A. ZAKUQHNOU, MEROS B (SUMMEIKTA<br />
9), Athènes, 1994, p. 347-355.<br />
271
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
constat tout aussi valable pour la Vie de Méthode 221 . Composée en<br />
vieux-slave, probablement en Pannonie, par un contemporain<br />
(vraisemblablement peu après sa mort, le 14 février 869, et au plus<br />
tard en 882 222 , peut-être par Clément d’Ohrid) 223 , presque complètement<br />
dépourvue d’éléments miraculeux, cette première Vie<br />
vieux-slave 224 est une source précieuse pour l’histoire de la christianisation<br />
des Slaves et d’autres peuples païens 225 . Comme sources<br />
principales dans l’élaboration de son ouvrage destiné à raconter<br />
sa vie et expliquer ses conceptions, l’auteur de cette Vie s’est<br />
servi de la plupart des œuvres de Constantin que ce dernier avait<br />
écrites en grec mais qui nous sont parvenues uniquement en traductions<br />
slaves 226 . Au vu du pays supposé de sa création, la Vie de<br />
ConstantinCyrille ne ferait pas partie de la littérature vieux-bulgare.<br />
Les Vies des deux apôtres des Slaves appartiennent certai-<br />
221 F. dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance,<br />
Prague, 1933, p. 348 ; F. grivEc - F. Tomèiç, Constantinus et Methodius Thessalonicenses.<br />
Fontes, Zagreb, 1960, p. 13.<br />
222 P. mEyvaErt – P. dEvos, “Trois énigmes cyrillo-méthodiennes de la “Légende<br />
Italique” résolues grâce à un document inédit”, Analecta Bollandiana 73<br />
(1955), p. 433-440.<br />
223 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, Medioevo bizantinoslavo, cit.,<br />
vol. III, p. 94-95 ; A.-E. tachiaos, “Some controversial points relating to the<br />
The Life and Activity of Cyril and Methodius”, Cyrillomethodianum 17-18<br />
(1993-1994), p. 44.<br />
224 P. A. lavrov, Materiali po istorii vozniknovenija drevneišei slavjanskoi<br />
pismenosti (Les sources de l’histoire des anciennes lettres slaves), Leningrad,<br />
1930 (réimpression phototypique, La Haye-Paris, 1966), p. 1-36 et 39-66 ;<br />
T. LehrSplawinski, Zyvoty Konstantyna i Metodego (Les Vies de Constantin et<br />
de Méthode), Poznan, 1959 ; grivEc – Tomèiç, Constantinus et Methodius<br />
Thessalonicenses. Fontes [texte slave et trad. latine], p. 97-172 ; trad. française :<br />
dvornik, Les légendes, cit., p. 349-380.<br />
225 “Toute l’activité de Constantin-Cyrille, de Méthode et de leurs disciples<br />
était dirigée, d’une certaine manière, contre la doctrine dite des trois langues<br />
sacrées, largement répandue au Moyen Age”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”,<br />
cit., p. 121 ; Id. “Il problema delle lingue nazionali nel Medio evo<br />
e gli Slavi”, Ricerche slavistiche 8 (1960), p. 39-60.<br />
226 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 101-117 (avecd’importantes<br />
indications bibliographiques) ; Tachiaos, cit., p. 41.<br />
272<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
nement au patrimoine commun des pays et peuples slaves, y<br />
compris des Slaves non orthodoxes. C’est le rôle de la Bulgarie<br />
dans la perpétuation de l’œuvre des deux frères thessaloniciens<br />
qui fait que cette œuvre de valeur exceptionnelle appartient à bien<br />
des égards en premier lieu à l’héritage culturel de la Bulgarie<br />
médiévale 227 .<br />
Constantin-Cyrille est né à Thessalonique en 827 ; il fit ses<br />
études à Constantinople et reçut le surnom de Philosophe. Bibliothécaire<br />
de l’église de Sainte-Sophie, il fut aussi le secrétaire du<br />
patriarche constantinopolitain. En 860/1, il est envoyé par l’empereur<br />
Michel III (843-867) comme missionnaire dans l’Empire<br />
khazar. Avec son frère Méthode il crée en 862 l’alphabet slave<br />
avant de partir évangéliser les Slaves de Moravie, en 863, à l’invitation<br />
de leur prince Rastislav. A l’issue de cette mission il est<br />
convoqué avec Méthode par le pape Nicolas Ier à Rome (en 867)<br />
où il porte les reliques de saint Clément (mort en martyr v. 101)<br />
qu’il avait rapportées de sa mission à Cherson. Son récit sur la<br />
recherche, l’invention et la translation de ces reliques comprend<br />
des donnés historiques et surtout autobiographiques tout à fait<br />
significatives 228 . Il plaide en faveur de la langue liturgique slave,<br />
à l’aide de citations bibliques, comme par exemple I Cor. XIV,<br />
5-40, puis, arguant de l’existence d’une dizaine de langues liturgiques<br />
autres que le grec, l’hébreu et le latin 229 . La liturgie slave<br />
227 Une Vie brève (Vita brevis) de Constantin-Cyrille fut composée au Xe<br />
siècle en Bulgarie, J. Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija (Les textes anciens<br />
bulgares de Macédoine), Sofia 1931, p. 284-288 ; B. angElov, Iz starata buµlgarskata,<br />
ruska i sruµbska literatura vol. I (Littérature ancienne bulgare, russe et<br />
serbe), Sofia, 1958, p. 36-44.<br />
228 T. butlEr, “Saint Constantine-Cyrils’s “Sermon on the Translation of the<br />
Relics of St Clement of Rome”, Cyrillomethodianum 17-18 (1993-1994), p. 15-<br />
39 (avec l’édition du texte slave et sa traduction en anglais, p. 22-27, 28-39).<br />
229 Ce qui prouve, entre autre, une excellente information historique de l’auteur<br />
de la Vie de Constantin, car “l’analyse des indications fournies par Constantin<br />
démontre que [pratiquement] tous les peuples dont il citait le nom possédaient,<br />
en effet, une littérature liturgique propre” ; à Constantinople “les milieux les plus<br />
éclairés entourant le patriarche Photius étaient favorables aux langues nationales<br />
273
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
fut finalement approuvée par le nouveau pape Hadrien II. Ce fut<br />
le dernier grand succès de Constantin-Cyrille, avant sa mort à<br />
Rome le 14 février 869.<br />
Composée par un auteur anonyme (vraisemblablement Clément<br />
d’Ohrid), la Vie de Méthode 230 est le deuxième ouvrage hagiographique<br />
important de la littérature originale en vieux-slave.<br />
Créée en Bulgarie ou en Macédoine à la fin du IXe siècle ou<br />
au plus tard en 916, cette deuxième Vie concerne plus particulièrement<br />
l’évangélisation des Slaves et fournit des indications importantes<br />
sur les premières traductions en vieux-slave. Elle semble avoir<br />
eu au Moyen Age une diffusion moins importante que la Vie de ConstantinCyrille<br />
231 . Les deux premières Vies paléoslaves reflètent des<br />
particularités de l’hagiographie byzantine des VIIIe-IXe siècles,<br />
avec des influences de la littérature patristique cappadocienne (IVe<br />
siècle), notamment celle de Grégoire le Théologien 232 .<br />
Né à Thessalonique, Méthode avait entamé une carrière militaire<br />
avant de devenir moine. Ayant créé avec son frère Constantin<br />
l’alphabet slave, il traduisit et organisa la traduction des livres<br />
bibliques, liturgiques et canoniques indispensables à l’évangélisation<br />
des Slaves. Ayant rencontré de nombreux obstacles dans<br />
cette entreprise, persécuté par le clergé allemand, il devient néanmoins<br />
l’archevêque de Pannonie et poursuit son œuvre jusqu’à sa<br />
mort à Vélégrade le 6 avril 885.<br />
Les Vies des deux apôtres 233 des Slaves ont eu une diffusion<br />
comme langues liturgiques et littéraires”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillo-méthodiens”,<br />
cit., p. 121, 122.<br />
230 Lavrov, Materiali, cit., p. 67-78 ; Grivec - Tomèiç, Constantinus et Methodius,<br />
cit., p. 173-238 ; V. Vavrinek, Staroslovenské životy Konstantina a Metodeje<br />
(Les Vies vieux-slaves de Constantin et de Méthode), Prague, 1963 ; trad.<br />
française : Dvornik, Les légendes, cit., p. 381-393.<br />
231 On dénombre, en effet, 59 manuscrits contenant le texte intégral ou partiel<br />
de la Vie de Constantin et seulement 16 manuscrits de la Vie de Méthode, cf.<br />
Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 92-93 n. 3, 4.<br />
232 Dujéev, ibidem, p. 98-99 n. 1.<br />
233 I. Dujéev, “Kuµm tuµlkuvaneto na prostrannite àitija na Kirila i Metodija”<br />
(Le récit des Vies étendues de Cyrille et Méthode), in Hiljada i sto godini sla<br />
274<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
importante dans les pays de langue liturgique slave 234 , ce dont témoigne<br />
le nombre considérable de leurs copies, notamment en Russie.<br />
Quant à l’impact des Vies de ces deux saints sur l’hagiographie<br />
balkano-slave, il est encore difficile d’évaluer son importance<br />
par rapport à celle de l’hagiographie chrétienne en général, car un<br />
grand nombre d’autres Vies de saints furent traduites du grec depuis<br />
la christianisation de la Bulgarie, puis des autres pays slaves<br />
évangélisés par l’intermédiaire du courant cyrillo-méthodien 235 .<br />
La Vie de saint Clément d’Ohrid, fut composée en grec par<br />
l’archevêque Théophylacte d’Ohrid (fin XIIe- début XIIIe siècle) 236 .<br />
La Vita brevis de saint Clément fut écrite par un autre archevêque<br />
d’Ohrid, le grec Démétrios Chomatianos 237 . Le disciple le plus<br />
illustre de Cyrille et de Méthode, Clément d’Ohrid, fut l’évangélisateur<br />
des Slaves balkaniques et l’organisateur de l’Eglise bulgare.<br />
Après la mort de Méthode (885), il rentra avec son collaborateur<br />
Naum en Bulgarie où il fut bien accueilli par le roi Boris-<br />
Michel (852-889) avec les autres disciples de Cyrille et Méthode.<br />
vjanska pismenost, Sofia, 1963, p. 93-117.<br />
234 V. Vavrinek, “The Introduction of the Slavonic Liturgy and the Byzantine-<br />
Missionary Policy”, in Beiträge zur byzantinischen Geschichte, 9.11. Jahrhundert,<br />
Prague, 1978, p. 263sq.<br />
235 H. Birnbaum, “The Lives of SS Constantine-Cyril and Methodius. A Brief<br />
Reassessment”, Cyrillomethodianum 17-18, (1993-1994), p. 7-14.<br />
236 Une Vie de Clément d’Ohrid est composée en grec par Théophylacte d’Ohrid,<br />
de même que Démétrios Chomatianos composa en grec une Vie brève de Clément<br />
(I. Dujéev, “Slawische Heilige in der byzantinischen Hagiographie”, Südost<br />
Forschungen 19 (1960), p. 76-78). Cette Vie “étendue” est rédigée en grec d’après<br />
une vie en vieux-slave, perdue (N. L. Tunickij, Materialy dlja istorii žizni i<br />
dêjateljnosti učenikov svv. Kirilla i Mefodija I. Grečeskoe prostrannoe žitie sv.<br />
Klimenta Slovenskago (Les sources pour l’histoire de la vie et de l’œuvre des disciples<br />
des sts. Cyrille et Méthode I. La vie étendue grecque de st. Clément le Slave),<br />
Sergiev Posad, 1918 ; P. Gautier, “L’épiscopat de Théophylacte Héphaistos archevêque<br />
de Bulgarie”, Revue des études byzantines 21 [1963], p. 159-178).<br />
237 Le successeur de Théophylacte, l’archevêque Démétrios Chomatianos (v.<br />
1216-1234), est l’auteur d’une Vie brève de saint Clément, traduite, semble-t-il<br />
en slave à la même époque (ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit., p.<br />
314-321), indication infaillible, s’il en est, que la hiérarchie grecque de l’archevêché<br />
d’Ohrid perpétuait les cultes des Apôtres slaves, mais en favorisant le grec<br />
en tant que langue liturgique et littéraire.<br />
275
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Son séjour dans la région de Preslav se situe entre 886 et 893. Au<br />
moment où il fut élevé à la dignité épiscopale par le tsar Siméon<br />
en 893 238 , il exerçait son enseignement à Kutmiéevica. A la suite<br />
de cette nomination il s’établit en Macédoine, à Ohrid, pour y<br />
déployer une large activité pastorale, littéraire et ecclésiastique.<br />
Son activité suscita de nombreuses adhésions qui s’étendirent à<br />
des milliers de disciples, à en croire son biographe. Auteur des<br />
Vies de Cyrille et Méthode, il érigea deux églises et le monastère<br />
de Saint-Pantéléimon dans la région d’Ohrid. L’église de ce monastère<br />
devint le lieu de sa sépulture. Un Eloge de Clément d’Ohrid 239<br />
fut composé par un auteur anonyme.<br />
Disciple de Cyrille et Méthode, proche collaborateur et peutêtre<br />
frère de Clément d’Ohrid, Naum d’Ohrid fait partie de cette<br />
deuxième génération des évangélisateurs des Slaves. D’après sa<br />
deuxième Vie, il fut ordonné prêtre par le pape Hadrien, lors de<br />
son séjour à Rome avec Constantin et Méthode en 867-868. Lorsque<br />
le tsar Siméon décrète à la Diète de 893 l’instauration de la<br />
liturgie slave et le remplacement des livres grecs par leurs traductions<br />
slaves, Naum prend pour sept ans la relève de l’enseignement<br />
à Kutmiéevica, après l’ordination de Clément et son départ dans<br />
les régions de Prespa et d’Ohrid nouvellement rattachées à la<br />
Bulgarie. Ayant rejoint Clément en Macédoine (v. l’an 1000), il y<br />
déploie une importante activité d’enseignement et d’évangélisation<br />
; c’est sur les bords du lac d’Ohrid qu’il construit le monastère<br />
qui porte son nom 240 . Une copie du récit de sa vie est conservée<br />
à Zographou, le monastère bulgare du Mont-Athos 241 .<br />
238 Il aurait été l’inventeur (893/94) du nouvel alphabet slave, dit cyrillique,<br />
qui imitait l’onciale grecque et qui vint remplacer l’alphabet glagolitique créé<br />
par Constantin-Cyrille, cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 219 n. 2.<br />
239 I. Dujéev, “Kliment Ochridski v nauénoto direne. Postiàenija i zadaéi”<br />
(Clément d’Ohrid dans la recherche scientifique. Les résultats et les devoirs), in<br />
Kliment Ochridski. Materiali za negovoto čestvuvane po slučaj 1050 godini ot<br />
smurtta mu, Sofia, 1968, p. 21-31.<br />
240 D. glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog” (Sur la Vie de Naum<br />
d’Ohrid), Zbornik FF X/1 (1968), p. 129-139.<br />
241 La plus ancienne Vie de st. Naum, composée par l’un de ses disciples anonyme,<br />
est conservée dans un manuscrit du XVe siècle trouvé en 1906 au monastère<br />
276<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
Parmi les textes hagiographiques consacrés à saint Naum, il<br />
faut compter en premier lieu la Vie de saint Naum d’Ohrid (†910),<br />
Vie brève (première moitié du Xe s.) et une Vie du XIVe-XVe<br />
(copie du XVIe s.) 242 .<br />
Le Traité contre les bogomiles, de Cosmas le Prêtre, fut composé<br />
vers 969-972 243 . Cosmas était semble-t-il représentant d’un<br />
esprit réformateur dans le monachisme bulgare dans la deuxième<br />
moitié du Xe siècle. Il ne se contentait pas de dénoncer l’hétérodoxie<br />
bogomile, mais s’insurgeait également contre la corruption<br />
de la vie monastique, ainsi que contre les excès de l’esprit ascétique<br />
et du zèle monacal. C’est ainsi qu’il prit la défense du mariage<br />
légitime contre tous ceux qui y voyaient une souillure. Pour<br />
lui le salut était possible, dans le monde tout autant que dans le<br />
monastère : “car beaucoup se sont perdus dans le désert et dans<br />
les montagnes, qui y pensaient aux choses du monde, et beaucoup<br />
se sont sauvés dans les villes et en vivant avec leurs femmes” 244 .<br />
Son engagement d’ordre moral va dans le sens d’une importante<br />
réforme de la vie monastique, pour laquelle il préconise une discipline<br />
beaucoup plus sévère.<br />
de Zographou (Mont-Athos) par Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit.,<br />
p. 305-311.<br />
242 Ivanov, cit., p. 306sqq. ; N. Zlatarski, “Slovenskoto àitie na sv. Naum ot<br />
XVI v.” (La Vie slave de st. Naum — du XVIe siècle), Spisanie na Buµlgarskata<br />
Akademija na naukite 30, Sofia, 1925.<br />
243 Edition du texte vieux-slave : M. G. Popruàenko, Kozma presviter, bolgarskij<br />
pisatelj X veka (Cosmas le prêtre, écrivain bulgare du Xe siècle), Sofia, 1936 ;<br />
traduction française et commentaires : H.-Ch. Puech - A. Vaillant, Le traité contre<br />
les bogomiles de Cosmas le prêtre, Paris, 1945 ; voir aussi V. Kiselkov, Prezviter<br />
Kozma i negovite tvorenija (Le prêtre Cosmas et ses écrits), Sofia, 1943 ;<br />
J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah (Cosmas le prêtre dans<br />
les littératures slaves), Sofia 1973, p. 19sqq. ; Id., “Serbskaja kompilacija XIII<br />
v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation serbe du XIIIe siècle du<br />
“ Discours ” de Cosmas le prêtre), Slovo 18-19 (1969), p. 91-107 ; cf. étude et<br />
édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede u Zborniku popa<br />
Dragolja” (Le remaniement serbe du “ Discours ” de Cosmas dans le Recueil du<br />
prêtre Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90).<br />
244 H.-Ch. Puech - A. Vaillant, op. cit., p. 95-96.<br />
277
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Hagiographie anachorétique, Vies “populaires”<br />
(XIe — Tuµrnovo)<br />
Au XIIe siècle apparaissent les Vies dites populaires. Créées<br />
généralement par quelque auteur anonyme, sans érudition, ces<br />
Vies ont toujours pour sujet un anachorète. Le auteurs ne suivent<br />
ni le schéma métaphrastique ni celui des Vies du type prologue.<br />
Ces récits sont composés sans introduction, prières et conclusion<br />
détaillée, écrits d’une manière claire, sans la rhétorique hagiographique<br />
habituelle, sans longues digressions théologiques, dans<br />
une langue simple et intelligible pour tous. Les Vies populaires<br />
sont écrites en grande partie sur la base de la tradition orale, des<br />
légendes et des éléments apocryphes 245 .<br />
La Vie de saint Prohor de Pčinja († deuxième moitié du XIe<br />
siècle) 246 , est l’un des plus anciens textes faisant partie des Vies<br />
populaires.<br />
La Vie de saint Joachim d’Osogovo († fin XIe-début XIIe<br />
siècle) 247 , est un autre récit anachorétique. Moine-ermite du XIe<br />
siècle, saint Joakim d’Osogovo se retira du monde pour vivre en<br />
solitaire, dans une grotte de la montagne d’Osogovo, en un lieu-dit<br />
appelé Babin Dol. Suivi par de nombreux disciples, il fut à l’origine<br />
de la communauté monastique qui s’établit en ces lieux. L’un<br />
de ses disciples, le moine Théodose, y construisit une église à<br />
partir de laquelle se répandit le culte de ce saint dont la mémoire<br />
est célébrée le 16 août.<br />
La Vie de saint Gabriel de Lesnovo (XI e -XII e siècle), est un<br />
texte connu d’après une copie datée de 1330 248 . Saint Gavril de<br />
Lesnovo était un maître bâtisseur du XIe-XIIe siècles. Dans son<br />
245 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”,<br />
in Hagiographie, cultures et sociétés IVeXIIe siècles, Paris, 1981, p. 539.<br />
246 Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIIIe s.) : S. Novakoviç, “Péinjski<br />
pomenik” (Le Mémento de Péinja), Spomenik SKA 29 (1895), p. 4-8 ;<br />
247 Le plus ancien manuscrit (incomplet) de sa vie est daté du XVe siècle.<br />
Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIe-XVIIe s.) : S. Novakoviç, “Prilozi k<br />
istoriji srpske knjiàevnosti” (Contributions à l’histoire de la littérature serbe),<br />
Glasnik SUD 22 (1867), p. 242-264 ; Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 405-418.<br />
248 J. Ivanov, op. cit., p. 394-400.<br />
278<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
village natal d’Ossiée (près de Gradetz, Palaneschko) il bâtit une<br />
église dédiée à la Sainte-Mère de Dieu, avant de se faire moine<br />
dans le monastère de Lesnovo dédié au saint Archange Michel.<br />
S’étant consacré à la vie monacale et à la prière, il a également<br />
reconstruit et enrichi les bâtiments de ce monastère.<br />
Le premier récit de la vie de saint Jean de Ryla a été écrit<br />
avant 1183, c’est une Vie dite “populaire”, composée dans une<br />
forme simple et un style naïf et rudimentaire ; sans tenir compte<br />
des règles métaphrastiques, elle comporte de nombreuses allusions<br />
locales ainsi que des éléments apocryphes.<br />
La deuxième Vie de ce saint a été composée en grec par<br />
Georges Skylitzès, gouverneur byzantin de Sofia 249 . La rédaction<br />
de cette version est faite entre 1166 et 1183 ; l’original grec ayant<br />
été perdu, elle n’existe plus qu’en traduction bulgare. Deux Vies<br />
brèves, du type prologue, de ce saint anachorète, ont été composées<br />
fin XIIe-début XIIIe siècle 250 . C’est la Vie composée par le patriarche<br />
Euthyme qui représente la version la plus développée<br />
(comme nous allons le voir plus loin) de la biographie de celui<br />
qui fut le saint le plus vénéré du Moyen Age bulgare.<br />
Né vers 875/80 (†18 août 946) au village de Scrino, près de<br />
Doupnica (aux environs de Sofia), saint Jean de Ryla était d’une<br />
origine modeste. Plongé dans la prière solitaire, il vécut vingt ans<br />
en réclusion, dont douze dans une grotte de la montagne de Ryla,<br />
avec pour seule compagnie les animaux sauvages. Découvert par<br />
des bergers, il se fit connaître de visiteurs toujours plus nombreux.<br />
Ayant fait de nombreux émules, il créa son monastère où il fut<br />
visité par le roi bulgare Pierre (927-968), mais il refusa de le re-<br />
249 La Vie de saint Jean de Ryla de type “prologue”(fin XII - début XIIIe siècle),<br />
écrite par Georges Skylitzès (conservée uniquement en traduction vieux-bulgare,<br />
cf. éd. : J. Ivanov, “§itija na sv. Ivan Rilski” (Vie de st. Jean de Ryla),<br />
Godišnik de l’Univ. de Sofia 32/13 [1936], p. 38-51), n’entre pas dans notre<br />
champ d’investigation.<br />
250 Ces premières Vies de Jean de Ryla ont été éditées et étudiées par J. Ivanov,<br />
“§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les<br />
notes d’introduction), Godišnik 32 (Université de Sofia) (1936), p. 1-108.<br />
279
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
cevoir 251 . Après avoir laissé un testament à l’intention de ses<br />
disciples il décéda en 946 252 . L’un de ses disciples aurait été l’auteur<br />
de sa Vie originelle. Ses reliques furent transférées d’abord à Sofia,<br />
puis en 1183 par les Hongrois à Esztergom, ramenées de<br />
nouveau à Sofia en 1187, d’où elles furent transférées à Tuµrnovo<br />
après 1195. En 1469 ses reliques furent finalement transférées de<br />
nouveau à Ryla ou elle reposent encore de nos jours. C’est à l’occasion<br />
de cette dernière translation que Vladislav le Grammairien<br />
fit la première rédaction amplifiée de la Vie composée par le patriarche<br />
Euthyme 253 , ainsi qu’un épilogue ajouté dans une rédaction<br />
d’une dizaine d’années plus tardive (1479) et présentant le caractère<br />
d’un récit autonome 254 .<br />
Le “testament spirituel” de saint Jean de Ryla aurait été composé<br />
vers 941, mais ce texte n’est connu que par des copies bien<br />
plus récentes, ce qui fait que les doutes subsistent quant à son<br />
attribution 255 .<br />
251 Cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 215.<br />
252 J. Ivanov, Sv. Ivan Rilski i negoviat monastir (st. Jean de Ryla et son monastère),<br />
Sofia, 1917 ; I. Dujéev, Rilskijat svetec i negovata obitel (Le saint de<br />
Ryla et son couvent), Sofia, 1947.<br />
253 Sur la tradition manuscrite de cette Vie, cf. E. Turdeanu, La littérature bulgare<br />
du XIV e siècle et sa diffusion dans les pays roumains, Paris 1947, p. 75-79.<br />
254 J. Ivanov, “Sofijskata redakcija na Vladislavuµ-Gramatikovija raskazuµ za<br />
vruµècaneto moètije na sv. Ivana Rilski otuµ Tuµrnovo vuµ manastira” (Le rédaction<br />
de Sofia de Vladislav Gramatik du récit sur la translation des reliques de st. Jean<br />
de Ryla), Spisanie (Sofia) 60 (1940), p. 67-94 ; Turdeanu, La littérature bulgare,<br />
cit., p. 80-81 ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav Gramatik<br />
(Description des manuscrits de Vladislav Gramatik), Veliko Turnovo, 1996,<br />
p. 89, 165-177.<br />
255 Ivanov, Sv. Ivan Rilski , p. 141sqq. ; Dujéev, Rilskijat svetac, p. 147sqq. ;<br />
Id., “Ivan Rilski”, Nella raccolta Beleàiti Buµlgari, vol. I, Sofia, 1967, p. 467-485.<br />
280<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
XIVe siècle : l’âge d’or de l’hagiographie bulgare<br />
(Vies détaillées 256 )<br />
La Vie de Théodose de Tuµrnovo a été composée par Calliste,<br />
patriarche de Constantinople (1350-1354 et 1355-1363) 257 . Cette<br />
Vie constitue aussi une source concernant les débuts de la conquête<br />
ottomane dans les Balkans, dont elle donne des éléments assez<br />
intéressants.<br />
Théodose de Tuµrnovo (†1363, à Constantinople) est un moine<br />
bulgare du XIVe siècle. Mécontent de la vie monastique qu’il<br />
avait connue jusqu’alors, il devient le disciple de Grégoire le Sinaïte.<br />
Ayant séjourné au monastère de la Parorée (1337/38-1346),<br />
puis au Mont-Athos, il visite Thessalonique, Mésembria et Constantinople,<br />
puis s’installe au monastère de Kelifarevo, près de Tuµrnovo,<br />
où il crée un mouvement spirituel et un nouveau centre d’activité<br />
littéraire, suivi par de nombreux disciples dont le futur patriarche<br />
Euthyme (1375-1393) 258 .<br />
256 “Le type de Vie composée en style élevé et de longue durée s’est établi en<br />
Bulgarie aux dernières décennies du XIVe siècle grâce à l’activité de l’Ecole de<br />
Tuµrnovo. Jusqu’à cette époque, dans l’hagiographie bulgare le type dominant<br />
de Vie c’est la Vie brève et la Vie de prologue” : I. Boàilov, “L’hagiographie<br />
bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, in Hagiographie,<br />
cultures et sociétés IVeXIIe siècles, Paris, 1981, p. 549 ; “Les écrits hagiographiques<br />
slaves (et en particulier bulgares) se distinguent, dans une certaine<br />
mesure, des schémas byzantins uniquement dans les cas où il s’agissait non pas<br />
des Vies de saints, dans le sens strict du terme, mais plutôt de biographies de<br />
laïcs” (cf. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 277).<br />
257 Ecrit en grec, cet ouvrage n’est connu que dans sa traduction vieux-bulgare<br />
faite vraisemblablement vers la fin du XIVe siècle, cf. V. Kiselkov, Žitieto<br />
na Teodosij Tuµrnovski kato istoričeski pametnik (La Vie de Théodose de Tuµrnovo<br />
comme source historique), Sofia, 1926 ; I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina<br />
II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo (La littérature<br />
bulgare ancienne II. Les monuments littéraires et historiographiques de deuxième<br />
empire bulgare), Sofia, 1944, p. XXIX, 212-228, 399-401. Le patriarche de<br />
Constantinople, Calliste Ier (1350-1353 et 1355-1364), composa cette Vie de<br />
l’hésychaste Théodose de Tuµrnovo (1300-1363), Id. “Slawische Heilige in der<br />
byzantinischen Hagiographie”, SüdostForschungen 19 (1960), p. 83-84. De<br />
même pour une Vie de Grégoire le Sinaïte.<br />
258 Une Vie, assez étendue, de Grégoire, composée par Calliste, patriarche de<br />
281
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
La Vie de saint Romyle de Ravanica († peu après 1381) fut<br />
écrite par Grigorije de Kalifarevo 259 . Originaire de Vidin, de mère<br />
grecque et de père bulgare, disciple de Grégoire le Sinaïte, Romyle<br />
faisait partie de la confrérie du monastère de la Parorée. Né<br />
à Vidin (Bulgarie), il meurt à Ravanica (Serbie), il partage son<br />
existence entre le Mont Athos, Valona (Albanie), la Bulgarie et la<br />
Serbie. La biographie de ce moine hésychaste ne manque pas<br />
d’intérêt pour l’histoire balkanique vers la fin du Moyen Age. Il<br />
se déplace fréquemment d’un pays à l’autre ; pour lui le monde<br />
orthodoxe tout entier forme une seule patrie. Le récit de sa vie<br />
n’offre aucune trace de frictions entre nationalités chrétiennes dans<br />
les Balkans ; Grecs, Bulgares, Serbes et Albanais y cohabitent<br />
harmonieusement. La Vie de cet ermite est aussi un témoignage<br />
de la progression de la conquête ottomane dans le sud des Balkans<br />
à cette époque. Les incursions ottomanes y menacent la vie monastique.<br />
Une intervention du tsar Ivan Alexandre leur redonne la<br />
sécurité, mais la défaite de la Marica en 1371 plonge les moines<br />
du Mont Athos dans la consternation et l’angoisse. Cette Vie<br />
gréco-slave offre un tableau assez significatif des élites monacales<br />
à l’approche de la domination ottomane 260 .<br />
Constantinople, fut traduite en vieux-slave. On en possède une copie serbe du<br />
XVe siècle ; sur Grégoire le Sinaïte († 1346), cf. Turdeanu, La littérature bulgare,<br />
cit., p. 5-7, 9, 11, 15, 34-38.<br />
259 P. A. Syrku, “Monaha Grigorija àitie prepodobnago Romila, po rukopisu<br />
XVI v.” (La Vie du bienheureux Romil par le moine Grégoire, d’après le manuscrit<br />
du XVIe siècle), dans Pamjatniki drevnei pismenosti i iskustva 136, St.<br />
Petersbourg, 1900. La vie de cet hésychaste du XIVe siècle existe en version<br />
slave (v. 1390/91) et grecque, à la même époque, sans qu’il soit possible de<br />
définir avec certitude la langue de la version originale (éd. F. halkin, “Un ermite<br />
des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque inédite de saint Romylos”,<br />
Byzantion 31, 1961 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie<br />
byzantine, Bruxelles 1971, p. 166-202) ; I. Dujéev, “Un fragment grec de la Vie<br />
de st. Romyle”, Byzantinoslavica 7 (1938), p. 124-127 ; Id., “Un manuscrit grec<br />
de la Vie de st. Romyle”, Studia historicophilologica Serdicencia 2 (1993), p.<br />
88-92).<br />
260 Dj. Sp. Radojiéiç, Grigorije iz Gornjaka, cit., p. 94 ; turdEanu, La littérature<br />
bulgare, cit., p. 47-49 ; I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p.<br />
282<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
Le patriarche Euthyme, grand maître des lettres bulgares<br />
Issu d’une famille appartenant à la noblesse bulgare, le patriarche<br />
Euthyme fut le disciple de Théodose de Tuµrnovo. Ecrivain<br />
et patriarche de Bulgarie, il fut à l’origine de la célèbre école littéraire<br />
de Tuµrnovo. Témoin de la chute de Tuµrnovo et de la Bulgarie<br />
en 1493, il fut exilé par les Ottomans dans le monastère de<br />
Baékovo dans le sud de la Bulgarie, où il mourut en 1404. L’ayant<br />
écarté de sa charge apostolique, les Ottomans placèrent à la tête<br />
de l’Eglise en Bulgarie, désormais intégrée dans le patriarcat de<br />
Constantinople, un métropolite grec, Jérémie, en 1394 261 .<br />
L’œuvre du patriarche Euthyme comprend des textes appartenant<br />
aux genres hagiographiques, épistolaires et liturgiques. Ce<br />
sont : a) des Vies et panégyriques de saints ; b) quatre lettres dogmatiques<br />
; c) des traductions de textes liturgiques du grec 262 . Ce<br />
sont les textes hagiographiques qui ont le plus d’intérêt pour nous ;<br />
les lettres doctrinales ne manquent cependant pas de présenter un<br />
intérêt d’ordre historique. L’œuvre hagiographique d’Euthyme est<br />
essentiellement constituée par les Vies des saints bulgares. Elles<br />
sont rédigées selon les règles de l’hagiographie byzantine établies<br />
au Xe siècle par Siméon Métaphraste 263 . Le modèle contemporain<br />
de l’auteur a été fourni par les Vies composées par les patriarches<br />
constantinopolitains, Calliste et Philothée. Euthyme composa ses<br />
278-279 n. 6 ; F. halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque<br />
de saint Romylos, mort à Rabenitza (Ravanica) peu après 1381”, in Actes du<br />
XIIe Congrès international d’études byzantines, Ohrid 1961, t. 2, publié en 1964<br />
(repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles,<br />
1971, p. 226-228).<br />
261<br />
turdEanu, La littérature bulgare, p. 67-70.<br />
262 Dont l’Acolouthie de l’impératrice byzantine Théophano (éd. E. Kaluàniacki,<br />
Werke des Patriarchen von Bulgarien Euthymius (13751393) nach den<br />
besten Handschriften, Vienne, 1901, p. 225-277), épouse de Léon VI (866-912)<br />
et restauratrice du culte des icônes à l’issue de l’époque iconoclaste, est attribué<br />
à Euthyme, de même qu’il est l’auteur de l’office des saints Constantin et Hélène<br />
(éd. Kaluàniacki, op. cit., p. 103-146 ; cf. I. Dujéev, “Chilandar et Zographou<br />
au Moyen Age”, in Id., Medievo bizantinoslavo vol. III, p. 503-504).<br />
263 H. dElEhayE, “Simon Metaphrastes”, American Ecclesiastical Review 23<br />
(1900), p. 113-120.<br />
283
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
ouvrages en vue d’une prédication prononcée dans les églises de<br />
la capitale devant le tsar et les notables du royaume, à l’occasion<br />
de la fête du saint ou de la sainte concernés. Les éléments narratifs<br />
de ces Vies sont repris des récits plus anciens. Hormis le schéma<br />
habituel qui suit les règles de l’art, ces sept hagiographies comportent<br />
chacune un récit de la translation des reliques à Tuµrnovo.<br />
Le huitième ouvrage, fait à la demande du tsar £ièman, le Panégyrique<br />
de saint Constantin et de sainte Hélène est le seul qui<br />
déroge à cette règle 264 . Imprégnés d’idées hésychastes, ces récits<br />
sont faits d’alternances entre le style rhétorique et une écriture<br />
narrative.<br />
L’Eloge du saint. militaire Michel de Potuka, est un de ces<br />
textes à la fois hagiographiques et laudatifs que le patriarche<br />
Euthyme composa pour une lecture solennelle. Le récit concernant<br />
Michel est celui d’un jeune guerrier bulgare qui combattait les<br />
Turcs en Asie Mineure du temps des Croisades au XIIe siècle. Le<br />
roi Kalojan transféra ses reliques dans l’église de l’Ascension de<br />
Tuµrnovo 265 . L’ayant repris d’un prologue plus ancien, Euthyme lui<br />
donna une forme nouvelle sans y apporter de changements importants<br />
quant à l’histoire du saint. Malgré l’existence et l’extension<br />
considérable du culte des saints guerriers au Moyen Age (st.<br />
Georges, st. Démétrios), et malgré quelques copies serbes et<br />
moldo-valaques, ce culte ne semble pas avoir eu une diffusion<br />
importante hors de la Bulgarie.<br />
La Vie de saint Hilarion de Muµglen († 1164), s’enrichit du<br />
récit de sa lutte contre le bogomilisme (par le patriarche Euthyme) 266<br />
264 Puisque c’est “le seul ouvrage hagiographique d’Euthyme qui ne soit pas<br />
en rapport direct avec la martyrologie bulgare”, cf. turdEanu, La littérature<br />
bulgare, cit., p. 101.<br />
265 Sur la translation des reliques de saint Michel le guerrier de Potuka, cf.<br />
Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 442sqq.<br />
266 Ed. : Dj. Daniéiç, “Rukopis Vladislava Gramatika pisan godine 1469” (Le<br />
manuscrit de Vladislav Gramatik de 1469), Starine JAZU 1 (1869), p. 65-85 ;<br />
284<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
et de la translation de ses reliques à Tuµrnovo organisée par le tsar<br />
Kalojan (1196-1207). Hilarion de Muµglen s’était fait moine dès<br />
son jeune âge. Devenu higoumène, il se distingua dans l’édification<br />
morale et spirituelle de ses ouailles. C’est en 1134 qu’il fut nommé<br />
évêque de Muµglen par l’archevêque d’Ohrid. Il se fit connaître<br />
par son enseignement contre les hérétiques et par ses polémiques<br />
contre les bogomiles, au point de conseiller en matière théologique<br />
l’empereur Manuel Ier Comnène (1143-1180) qui avait, semblet-il,<br />
failli embrasser l’enseignement hétérodoxe. Il mourut vers<br />
1164 et fut enseveli dans l’église des Saints-Archanges qu’il avait<br />
fait construire. Le patriarche Euthyme aurait composé sa Vie avant<br />
1382 267 .<br />
L’Eloge de l’évêque Jean de Polyboton (Bulavadin) fait partie<br />
du même genre de textes hagiographiques qu’Euthyme composa<br />
en vue d’un usage liturgique 268 , c’est-à-dire afin d’être prononcés<br />
à l’occasion de la fête du saint. évêque de Polyboton en<br />
Phrygie (fin VIIe-début VIIIe siècle), Jean était, selon l’écrit<br />
d’Euthyme, un modèle d’abnégation et de zèle religieux ; il fut<br />
notamment un fervent adversaire des hérésies (en quoi il se rapproche<br />
d’Hilarion de Muµglen), et plus particulièrement de l’iconoclasme.<br />
Ses reliques avaient été transférées à Messine où elles<br />
reposaient au moment où le tsar Kalojan organisa, au début du<br />
XIIIe siècle, leur translation à Tuµrnovo 269 . C’est le tsar Jean Asen<br />
II qui déposa les reliques du saint dans l’église des Saints-Apôtres<br />
Pierre et Paul, où elles reposaient au moment où le patriarche<br />
Euthyme lut son Eloge à l’occasion de la fête du saint, le 4 décembre<br />
dans l’Eglise bulgare.<br />
Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 419sqq.<br />
267 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 82-84.<br />
268 Ed. Kaluàniacki, Werke, cit., p. 181-202. L’unique copie de ce texte se<br />
trouve dans le codex copié par le moine Gabriel de Neam®u, daté de 1438, cf.<br />
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 113sq.<br />
269 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in<br />
Id., Medievo bizantinoslavo vol. III, cit., p. 230-231.<br />
285
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
La Vie de sainte Philothée (par le patriarche Euthyme) 270 est<br />
un autre ouvrage hagiographique produit par l’Ecole de Tuµrnovo.<br />
Issue d’une bonne famille, Philothée naquit dans la ville de Molybot<br />
en Pamphylie. Mariée par ses parents à l’âge de quatorze<br />
ans, elle convainquit son jeune mari de vivre dans la chasteté.<br />
Après la mort de son mari elle se retira dans une île, affrontant les<br />
tentations des démons et guérissant les malades. A l’approche de<br />
sa mort, elle fit venir les clercs des alentours et leur conseilla de<br />
ne pas se laisser abuser par les discours hérétiques. Transférées à<br />
la basilique de Notre-Dame, ses reliques accomplirent de nombreux<br />
miracles. Le tsar Kalojan organisa plus tard la translation de ses<br />
reliques à Tuµrnovo, où elles furent déposées dans l’église de Notre<br />
Dame, dite Tumnièka. Cette Vie fait partie des ouvrages qu’Euthyme<br />
écrivit avant la chute de Tuµrnovo en 1393. C’est entre 1393<br />
et 1396 que ses reliques furent transférées à Vidin, où le métropolite<br />
Joasaph composa un panégyrique de la sainte, dans lequel<br />
il emprunta une grande partie des éléments hagiographiques à<br />
l’ouvrage d’Euthyme 271 .<br />
L’Eloge de sainte Nedelja est un autre texte hagio-laudatif de<br />
la facture d’Euthyme. Il est consacré à sainte Cyriaque (=Nedelja)<br />
de Nicomydie, martyre de l’époque de Dioclétien (303-311) 272 .<br />
Ce culte de la martyre paléochrétienne fut largement répandu en<br />
Bulgarie, comme en témoignent les peintures de l’église de Bojana<br />
(1259) près de Sofia.<br />
La Vie de sainte Parascève la Jeune 273 est encore un de ces<br />
écrits hagiographiques dont le prototype grec nous est resté in-<br />
270 Le texte de cette Vie rédigés par le patriarche Euthyme est édité par : Kaluàniacki,<br />
Werke, cit., p. 78-99. Un texte grec de la Vie de cette sainte n’est pas connu.<br />
271 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 87 (pour l’histoire du texte, p. 88-89).<br />
272 F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles, 1957 3 , p. 141.<br />
273 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “§ivot sv. Petke od patrijarha<br />
Bugarskoga Jeftimija” (La Vie de Ste. Parascève par le patriarche de Bulgarie<br />
Euthyme), Starine JAZU 9 (1877), p. 53-59 ; E. Kaluàniacki, Zur älteren Paraskevalitteratur<br />
der Griechen, Slaven und Rumänen, Vienne, 1899, p. 55-60 ; voir<br />
également, Chr. Kodov, “Starite àitija ne sv. Petka Epivatska” (Les Vies anciennes<br />
de Ste. Parascève), Duhovna kultura 40/1 (1960), p. 21-23.<br />
286<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
connu et qui existe seulement en version vieux-slave 274 . Sainte<br />
Parascève (Petka) d’Epivate est originaire du village d’Epivate<br />
situé entre Selembrie et Constantinople. Ayant quitté son pays<br />
d’origine, elle s’établit dans la petite ville de Kallikratéia, près<br />
d’Epivate, pour y passer sa vie dans la prière et l’ascèse avant d’y<br />
mourir (13, 14 Oct. Xe s.) 275 . La translation de ses reliques dans<br />
le monastère de Tuµrnovo fut organisée deux ans après son décès par<br />
le roi bulgare Jean Asen II (1218-1241). Après la conquête ottomane<br />
de Tuµrnovo en 1393, les reliques furent transférées à Vidin. A<br />
l’époque de l’occupation ottomane, elles furent transférées à Belgrade<br />
(où elles restèrent probablement jusqu’en 1521), avant d’être<br />
transférées à Constantinople. A la demande du prince de Moldavie,<br />
Basile Lupu, les reliques furent transférées une fois de plus (en<br />
1641), cette fois à Jassy en Moldavie 276 . Le périple des reliques de<br />
la sainte à travers les siècles a donné l’occasion à de nombreux<br />
remaniements de sa Vie, depuis la rédaction primitive du patriarche<br />
Euthyme, en passant par la première (un anonyme ou le patriarche<br />
lui-même) et la deuxième (Grégoire Camblak, v. 1400) rédaction<br />
amplifiée, comprenant les translations successives, jusqu’au<br />
remaniement grec et aux traductions moldaves de la Vie 277 .<br />
La Vie, accompagnée d’un éloge (v. 1340), de saint Jean de<br />
Ryla († 946), est l’un des plus importants écrits hagiographiques<br />
composés par le patriarche Euthyme 278 . Faisant suite aux versions<br />
et remaniements plus anciens, le thème hagiographique de st. Jean<br />
274 Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 274-275.<br />
275 F. halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, cit., p. 172.<br />
276 Voir le témoignage d’un auteur ecclésiastique contemporain, P. odorico,<br />
avec la collaboration de S. asdracha – T. karanastasi – K. kostas – S. pEtmE-<br />
Zas, AΝAMΝΗΣΕΙΣ ΚAΙ ΣΥMΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝA∆ΙΝΟΥ, ΙΕΡΕA ΣΕΡΡΩΝ<br />
ΣΤΗ MAΚΕ∆ΟΝΙA (17o® AΙΩΝAΣ), Publié par l’Association “Pierre Belon”,<br />
sous la direction d’André guillou, Paris-Athènes 1997, p. 162-164.<br />
277 turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 90sqq., 95-101.<br />
278 ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 370-383 ; Id., “§itija na sv. Ivana Rilski,<br />
s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les notes d’introduction), extrait<br />
de Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), 108 pages ; I. Dujéev, “Euthyme<br />
de Tirnovo”, DHGE 16/90, (1964), p. 75-77.<br />
287
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de Ryla connaîtra d’autres additions et compilations, comme<br />
l’Eloge (v. 1469, de saint Jean de Ryla par Démétrios Cantacuzène<br />
279 , puis la Vie de sait Jean de Ryla, version remaniée avec<br />
le récit de la translation des reliques (en 1469), par Vladislav le<br />
Grammairien (l’autographe de 1479) 280 .<br />
La Vie de saint Jean de Ryla (v. 875/80-945), le saint protecteur<br />
de la Bulgarie, a connu de nombreuses versions et remaniements.<br />
La plus accomplie est sans doute celle composée par le<br />
patriarche Euthyme 281 . Après avoir raconté la vie du saint, Euthyme<br />
s’emploie à décrire les miracles de ses reliques qui ont été<br />
transférées de Ryla à Sofia à l’époque du tsar Pierre (927-968),<br />
puis de Sofia à Esztergom en 1183, pour être ramenées à Sofia en<br />
1187 et finalement à Tuµrnovo après 1195. La Vie se termine par<br />
une prière au saint invoquant son intercession pour obtenir la<br />
miséricorde divine.<br />
La rédaction amplifiée par Vladislav le Grammairien 282 a été<br />
279 J. ivanov, “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki”, Godišnik (Université<br />
de Sofia), t. 32/13 (1936), p. 86-102 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Un Byzantin,<br />
écrivain serbe : Démétrios Cantacuzène”, Byzantion 29/30 (1960), p. 77-87 ;<br />
Dj. Trifunoviç, Dimitrije Kantakuzin, Belgrade, 1963 ; I. Dujéev, “Démétrios<br />
Cantacuzène, écrivain byzantino-slave du XVe siècle”, in Medievo bizantinoslavo<br />
cit., vol. III, p. 311-321.<br />
280 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “Prilozi”, p. 265-303 ; Kaluàniacki,<br />
Werke, cit., p. 405-431 ; voir aussi P. nikov, “Vladislav Gramatik. Prenasjane<br />
moètite na sv. Ivana Rilski ot Tuµrnovo v Rilskija monastir” (Vladislav<br />
Gramatik. Translation des reliques de st. Jean de Ryla de Tuµrnovo au monastère<br />
de Ryla), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 1/2 (1928), p. 156-187 ; et surtout<br />
Borjana hristova, Opis na Rukopisite, p. 64-109, 165-177.<br />
281 Cette version de la Vie de st. Jean de Ryla a été identifiée dans sept manuscrits,<br />
cf. turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 75 ; éd. Kaluàniacki, Werke,<br />
cit., p. 5-26.<br />
282 L’essentiel de l’œuvre de traducteur, de compilateur et d’auteur de Vladislav<br />
est regroupé dans ses 4 volumineux recueils (rédigés en 1456, 1469, 1473 et<br />
1479), comprenant plus de 4300 pages manuscrites avec quelques 250 textes en<br />
tout (Jasmina Grkoviç-major, dans Spisi Dimitrija Kantakuzina i Vladislava<br />
Gramatika (Les textes de Démetrios Cantacuzène et de Vladislav Gramatik),<br />
Belgrade, 1993, p. 23sqq. ; Borjana hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav<br />
Gramatik, Veliko Tuµrnovo, 1996). De tous les écrits de cet érudit du XVe siècle,<br />
288<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
faite à l’occasion du dernier transfert des reliques, de Tuµrnovo à<br />
Ryla en 1469. L’Epilogue que ce lettré, le diacre Vladislav le<br />
Grammairien, composa en l’honneur de cette ultime translation<br />
des reliques fait également partie d’une autre rédaction de la Vie<br />
du saint, incluse dans un volumineux Sbornik, connu dans la<br />
version de 1479, ainsi que dans celle du Panégyrique de Mardarije<br />
de 1483 283 . L’Epilogue de Vladislav est une relation de la<br />
translation rapportée par un contemporain, qui avait pu être un<br />
témoin oculaire de ces solennités. Ce texte présente un caractère<br />
autonome de notes ou de récit d’un voyage 284 . Parlant de la restauration<br />
du monastère de Ryla par le césar Hrelja, l’auteur recourt<br />
à quelques références historiques, y compris sur les batailles de<br />
la Marica et de Kosovo, puis de la chute de Tuµrnovo 285 . L’écrit de<br />
Vladislav existe donc dans les rédactions différentes de la Vie du<br />
saint, mais également sous forme de texte autonome, et dont des<br />
copies sont connues en Moldavie et en Russie 286 .<br />
la seule œuvre originale est justement celle consacrée à st. Jean de Ryla, connue<br />
aussi sous le nom de “Récit de Ryla”. Par la thématique de cet écrit Vladislav le<br />
Grammairien appartient à la littérature bulgare, ce qui n’est aucunement en<br />
contradiction avec son origine serbe (né à Novo Brdo au Kosovo, vers 1425, il<br />
passa la plus grande partie de sa vie dans le monastère de Matejéa dans les monts<br />
de Crna Gora de Skoplje). Dans le Sbornik de 1473, Vladislav le Grammairien<br />
dit avoir fait sa “traduction depuis le manuscrit grec en langue serbe” (koito<br />
prevede ot grßcki rßkopis na srßbski ezik), cf. I. Boàilov, Stara Buµlgarska<br />
literatura 3. Istoričeski s’činenija, Sofia, 1983, p. 113.<br />
283 Edition : Kaluàniacki, Werke, p. 405-431 ; B. St. angElov, “Stari slavjanski<br />
tekstove. Nova redakcija na povesta za Ivan Rilski” (Les textes slaves<br />
anciens. Une nouvelle rédaction de la Vie de Jean de Ryla), dans Izvestija na<br />
Instituta za Buµlgarska literatura 9 (1960), p. 247-255. Sur les deux versions de<br />
cet écrit et la question de leur attribution, voir Jasmina Grkoviç-major, art. cit.,<br />
p. 23-27 (avec bibliographie).<br />
284 Cf. J. ivanov, StaroBuµlgarski raskazi, Sofia, 1935, p. 72 ; sur la “Rilska<br />
povest na Vladislav Gramatik za prenesneto na moètite na sv. Ivan Rilski ot<br />
Turnovo v Rila”,autographe de 1479 ; copie de Mardarie Rilski (1483) ; copie<br />
du XVIIe s., du monastère de Zograf, cf. Borjana hristova, Opis na Rukopisite,<br />
p. 89, 165-177.<br />
285 I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura cit., vol. III, p. 92-93.<br />
286 Borjana hristova, op. cit., p. 11sqq., 110-119.<br />
289
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Né probablement à Tuµrnovo, vers 1325-1330, Euthyme est<br />
issu d’une famille riche, apparentée à la famille Camblak dont<br />
faisaient partie Cyprien, futur métropolite de Kiev, et Grégoire,<br />
cet autre grand homme de lettres bulgare dont l’œuvre appartient<br />
aussi bien à la littérature bulgare que serbe, russe et peut-être<br />
moldave aussi. Disciple préféré de Théodose, il entre à l’école<br />
hésychaste de Kalifarevo dès son ouverture vers 1350. Après avoir<br />
accompagné son maître à Constantinople où celui-ci mourut en<br />
1363, Euthyme passe quelques années au Mont-Athos, à Zographou<br />
et dans la skite de Selina. A l’issue de ce séjour il fut exilé, en<br />
1371, par l’empereur Jean V Paléologue dans l’île de Lemnos,<br />
pour regagner la Bulgarie quelques mois après afin de s’installer<br />
dans le monastère de la Sainte-Trinité, près de Tuµrnovo (construit<br />
par Jean £ièman en 1371-1372). C’est en ces lieux qu’il organise<br />
son école de littérature religieuse avant d’accéder au trône patriarcal<br />
en 1375.<br />
L’Eloge du patriarche Euthyme est un texte composé par<br />
Grégoire Camblak 287 (auteur par ailleurs, entre autres œuvres, de<br />
vingt-quatre homélies), vraisemblablement au début du XVe siècle.<br />
Cet ouvrage, rédigé une vingtaine d’années après la prise de<br />
Tuµrnovo par les Ottomans (1393), décrit en particulier les derniers<br />
jours du patriarche Euthyme, avant que le conquérant turc ne<br />
l’envoyât en exil à la suite de la chute de la capitale bulgare. La<br />
première partie comprend un développement hagiographique de<br />
la vie du patriarche dans les règles de l’art : le périple spirituel du<br />
saint homme, ses activités littéraires, mais avec trop peu d’éléments<br />
factuels pour faire ressortir d’une façon authentique la personnalité<br />
du patriarche. Cette manière de désincarner l’image de son<br />
287 Ed. Archimandrite lEonid, “Nova gradja za bugarsku istoriju” (Sources<br />
inédites pour l’histoire bulgare), Glasnik SUD 31 (1871), p. 258-291 ; cf.<br />
E. Kaluàniacki, Aus der panegyrischen Litteratur der Südslaven, Vienne, 1901,<br />
p. 28-60 ; Gregoire camblak, Pohvalno slovo za Evtimij Tuµrnovski ot Grigorij<br />
Camblak (L’Eloge d’Euthyme de Tuµrnovo par Grégoire Camblak), éd. P. rusEv<br />
– I. Gulubov – A. Davidov – G. S. Danéev, Sofia, 1971.<br />
290<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
héros au profit de sa projection eschatologique fait partie des règles<br />
de l’art telles qu’on peut les retrouver dans un bon nombre d’écrits<br />
hagiographiques de cette époque, y compris un autre ouvrage<br />
important du même auteur, la Vie de Stefan Deéanski, roi de Serbie<br />
(1321-1331), comme on le verra plus loin. La période était<br />
pourtant riche en événements cruciaux de même que la personne<br />
du patriarche, en tant que contemporain et responsable de l’Eglise,<br />
devait offrir plus d’un élément documentaire.<br />
L’Epilogue à la Vie de sainte Parascève est un texte que Camblak<br />
rédigea lors de son séjour en Serbie (fin du XIV-premières<br />
années du XVe siècle). Cet ouvrage raconte la translation des reliques<br />
de la sainte de Vidin (Bulgarie) à Belgrade (Serbie). On y<br />
trouve plus d’informations contemporaines que dans le Panégyrique<br />
du patriarche Euthyme. Il y est fait mention de la prise de<br />
Vidin par le roi de Hongrie, Sigismund, allant affronter les Ottomans<br />
à Nicopolis (1396), puis de la prise de Vidin par les Turcs et<br />
enfin il raconte le transfert des reliques que la veuve du prince Lazar<br />
“saint et d’éternelle mémoire”, avec ses deux fils Stefan et Vuk,<br />
et la veuve du despote Ugljeèa, avait réussi à obtenir du sultan.<br />
L’Eloge de sainte Philothée 288 (avec la translation de ses reliques<br />
de Tuµrnovo à Vidin), est écrit par Joasaph, métropolite de<br />
Vidin. Composé entre 1393 et 1396 selon un schéma byzantin, ce<br />
texte est pour l’essentiel une refonte de l’ouvrage du patriarche<br />
Euthyme 289 . Pour le reste, cet écrit ne manque pas d’intérêt documentaire,<br />
puisque l’auteur raconte des événements contemporains,<br />
dont le sac de la capitale bulgare en 1393 (chapitre IX et X) ; il<br />
288 Edition complète avec une introduction : Kaluàniacki, Aus der panegyrischen<br />
Litteratur, cit., p. 89, 97-128 ; V. kisElkov, “Mitropolit Joasaf Bdinski i slovoto<br />
mu za sv. Filoteja” (Le métropolite Joasaph de Vidin et son écrit consacré à Ste.<br />
Philotée), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 4/1 (1931), p. 169-206 ; P. Dinekov<br />
– K. Kuev – D. Petkanova, Hristomatija po starobulgarska literatura<br />
(Chréstomatie de la littérature vieux-bulgare), Sofia, 19784, p. 453-457.<br />
289 Ayant reçu son titre du patriarche de Constantinople (dont la métropole de<br />
Vidin relevait depuis 1381), Joasaph est vraisemblablement un disciple du patriarche<br />
de Bulgarie, Euthyme, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 147, 148.<br />
291
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
fait notamment partie des témoignages sur la conquête ottomane<br />
marqués par un état d’esprit fait de componction propre à ce<br />
genre d’écrit 290 .<br />
Lorsque le métropolite de Valachie, Néophyte le Crétois,<br />
effectua sa visite pastorale à Curtéa de Arges où les reliques de<br />
sainte Philotée reposaient, il ne trouva point de texte hagiographique<br />
consacré à la sainte. C’est pourquoi, ayant recours à la tradition<br />
rapportée par la population locale, Néophyte composa un<br />
synaxaire de la sainte écrit en langue grecque. N’ayant plus grandchose<br />
à voir avec la Vie composée par Euthyme, cette tradition<br />
consignée par Néophyte s’est largement répandue dans les pays<br />
roumains depuis le XVIIIe siècle 291 .<br />
Textes historiographiques<br />
Le Synodik du tsar Boril (traduit en 1211) est le plus important<br />
texte historiographique bulgare de cette période intéressant notamment<br />
l’histoire du bogomilisme. Il a été identifié dans deux<br />
copies datées du XIVe et de la fin du XVIe siècle 292 . A l’origine,<br />
le Synodik est un répertoire de patriarches, mais aussi d’empereurs<br />
byzantins, énumérés selon le critère de conformité confessionnelle<br />
et doctrinale, destinée à être lu dans les églises des sièges<br />
diocésains le premier dimanche de Carême. Les patriarches, les<br />
archevêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, ainsi que les<br />
empereurs et impératrices y sont énumérés selon leur mérites au<br />
profit de l’orthodoxie, ou bien, au contraire en faveur de l’hétéro-<br />
290 I. Dujéev, “La conquête turque et la prise de Constantinople dans la littérature<br />
slave de l’époque”, in Medioevo bizantinoslavo, cit., vol. III, p. 347-<br />
349.<br />
291 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 89-90.<br />
292 Edition, M. G. Popruàenko, Sinodik carja Borila, Odessa, 1899, p. 3-96 ;<br />
de même que : Id., Sinodik carja Borila (La Synodique du tsar Boryl), dans la<br />
collection Buµlgarski starini VIII, Sofia, 1928, p. 2-96 ; Trad. bulgare (extraits) :<br />
I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot<br />
vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia 1944, p. 28-29, 44-46, 156-169 ; I. Boàilov,<br />
Stara Buµlgarska literatura, cit., p. 77-80, 365-366.<br />
292<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
doxie 293 . Traduit en Bulgarie du temps du tsar Boril, en 1211, il<br />
contient des additions des XIe-XIIe siècles, puis surtout un complément<br />
le compte-rendu du concile de Tuµrnovo contre le bogomilisme<br />
et son extirpation de Bulgarie en ce début du XIIIe siècle 294 .<br />
Une chronique de l’Eglise bulgare avec la succession des tsars,<br />
des patriarches du XIIIe-XIVe siècle,jusqu’à Jean £ièman (1371-<br />
1393) et au patriarche Euthyme (1375-1393) 295 , adjointe à la fin<br />
du XIVe siècle. Cette chronique succincte du royaume et de<br />
l’Eglise bulgares répertorie les tsars depuis Asen II et les patriarches<br />
depuis son contemporain Joachim, y compris un grand nombre<br />
de métropolites bulgares. Les martyrs de la foi font suite dans<br />
ces évocations pieuses, y compris celle du roi serbe Vukaèin Mrnjaéeviç<br />
et de son frère Ugljeèa, le despote de Serrès, tombés dans<br />
la bataille de la Marica contre les Ottomans en 1371. L’identité<br />
de l’auteur anonyme du Synodik, dans sa forme actuelle, un lettré<br />
bulgare de la seconde moitié du XIVe siècle, n’a pu être établie<br />
avec certitude. L’éditeur du texte propose l’attribution au patriarche<br />
Euthyme, hypothèse plausible mais qui n’a pu être attestée<br />
d’une manière indubitable.<br />
Le Répertoire (Imenik) 296 des khan bulgares contient une<br />
liste de treize des plus anciens souverains de Bulgarie dont les<br />
deux premiers, au moins, sont légendaires, trois hypothétiques et<br />
293 Voir les indications chez V. Moèin, “Serbskaja redakcija Sinodika v nedeli<br />
pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodikon du dimanche de l’orthodoxie),<br />
Vizantijskij vremennik 16 (1959), 17 (1960), 18 (1961), p. 317-394, 278-353,<br />
359-360.<br />
294 D. obolEnsky, The Bogomils. A Study in Balkan NeoManichaeism, Cambridge,<br />
1948, p. 234-249 ; F. dvornik, Les Slaves. Histoire et civilisation de<br />
l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 497.<br />
295 E. turdEanu, La littérature bulgare, cit., p. 141-147 ; J. gouillard, “Une<br />
source grecque du Sinodik de Boril. La lettre inédite du patriarche Cosmas”,<br />
Travaux & Mémoires 4 (1970), p. 361-372.<br />
296 Connu par les trois manuscrits du XVIe siècle, édition : A. popov, Obzor<br />
hronografov russkoj redakcii, t. I, Moscou, 1866, p. 25-27 ; M. N. tihomirov,<br />
“Imenik bolgarskih knjazej” (L’Annuaire des princes bulgares), Vestnik drevnej<br />
istorii 3 (1946), p. 81-90.<br />
293
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
huit autres identifiés : Asparuh (v. 680-701), Tervel (701-718),<br />
l’Anonyme (718-724), Sevar (724-739), Kormisoè (739-756),<br />
Vineh (756-761), Telec 761-764), Umar (766). Le texte original<br />
de ce répertoire fut probablement rédigé en grec. On ne connaît<br />
pas la date de sa traduction slave. Les années du règne de ces<br />
princes sont indiquées d’après le calendrier vieux-bulgare.<br />
Vie du patriarche Joachim Ier (1235-† 1246) 297<br />
C’est le seul vestige important de l’ancienne historiographie<br />
bulgare contenant un catalogue des khagans bulgares (deux versions,<br />
963 et 1204) 298 .<br />
Le Synopsis des peuples et des langues (avec des précisions<br />
sur les différentes langues et alphabets), est un texte du début du<br />
XIIIe siècle 299 .<br />
Le Discours sur le roi IvanAlexandre dans le Psautier commenté,<br />
copie sur parchemin en 1337 300 , est un assez long texte<br />
rhétorique, fort élogieux pour la personne du “grand Jean Alexandre,<br />
orgueil et gloire des Bulgares”.<br />
C’est sur l’ordre du tsar Jean Alexandre (1331-1371) et pour<br />
son propre usage qu’un recueil de textes (Sbornik) fut composé<br />
en 1348 par le hiéromoine Lavrentij. Cette chrestomathie de textes<br />
de caractère hagiographique, dogmatique, édifiant, comprend<br />
aussi des extraits des chronographes, ainsi que des écrits apocryphes<br />
y compris ceux de provenance bogomile. Les archaïsmes au<br />
niveau de la langue et de l’orthographe indiquent l’origine ancienne<br />
de ce Sbornik..<br />
297 I. snEgarov, “Neizdadeni starobuµlgarski àitija” (Les Vies vieux-bulgares<br />
inédites), Godišnik na Duhovnata akademija Sv. Kliment Ohridski 3 (1953-1954),<br />
p. 168sqq.<br />
298 dvornik, Les Slaves, cit., p. 498.<br />
299 dvornik, Les Slaves, p. 498.<br />
300 turdEanu, La littérature bulgare, p. 16-17 (avec des indications bibliogra-<br />
phiques, n. 1).<br />
294<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
L’Explication de la vraie foi de Constantin le Philosophe,<br />
ainsi que la Défense des Lettres slavonnes, écrit polémique de<br />
Åernorizec Chrabuµr (début du Xe siècle) 301 (ayant marqué époque<br />
qui fut celle des débuts de la langue littéraire slave), sont des<br />
ouvrages caractéristiques de ce recueil de textes.<br />
Ecrits de Jean l’Exarque (l’éloge de St. Jean le Théologien,<br />
sermons, Hexameron) 302<br />
traduction de la Source de la foi de St. Jean Damascène :<br />
F. Dvornik, Les Slaves, p. 162<br />
La vie du Saint roi Boris 303 .<br />
Saint Boris-Michel, khan et roi de Bulgarie (852-889), est à<br />
l’origine de l’évangélisation de son pays en 865 304 . Il laisse le<br />
trône à son fils Vladimir pour prendre l’habit monacal. Devant<br />
l’apostasie de Vladimir, il quitte le monastère pour destituer Vladimir<br />
au profit de son deuxième fils, Siméon (**). Après cette<br />
excursion involontaire dans l’activité politique, Boris-Michel<br />
revient à la vie monastique et meurt dans son monastère le 2 mai<br />
907. Il fut canonisé par l’Eglise bulgare 305 .<br />
301 K. Kalajdoviç, Ioanu ekzarhu bolgarskij, Moscou, 1824, p. 189-192 ;<br />
turdEanu, La littérature bulgare, p. 18 n. 5 ; K. kuEv, Černorizec HraBuµr,<br />
Sofia 1967. Sur l’identité de Hrabar, que certains spécialistes identifient comme<br />
êtant Naum d’Ohrid, cf. D. glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog”, Zbornik<br />
FF X/1 (1968), p. 135-138 (avec des indications bibliographiques, résumé<br />
en allemand p. 139).<br />
302 I. Dujéev, “Ioan Ekzarch”, Istorija na Buµlgarskata literatura I,<br />
Starobuµlgarskata literatura, Sofia 1962, p. 127-140 ; R. aitZEtmüllEr,<br />
Das Hexaemeron des Exarchen Johannes I, Graz 1958 ; ioan EkZarch,<br />
£estodnev (trad. bulgare et commentaires, N. Koéev), Sofia 1981.<br />
303 V. dragova, “Fragmenti ot starobulgarskoto Zitie na sveti knjaz<br />
Boris v balkanski srednovekovni tvorbi”, Literaturoznanie i folkloristika.<br />
V éest na 70-godièninata na akd. Petur Dinekov, Sofia 1983, p. 100<br />
304 I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”,<br />
in Medioevo bizantinoslavo III, Rome 1971, p. 63-75<br />
305 Cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et Byzance”, in<br />
Medievo bizantinoslavo 3, p. 213<br />
295
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Le Chronographe (“Lietopis”) est un recueil de chroniques<br />
contenant, outre des textes byzantins (Constantin Manassès, Georges<br />
le Moine ou Hamartolos) 306 , la traduction d’une compilation<br />
grecque aujourd’hui perdue ; elle a été amplifiée ensuite pour la<br />
partie consacrée à l’histoire bulgare 307 . On connaît deux copies<br />
contemporaines de l’archétype aujourd’hui perdu, celle de 1345<br />
faite sur l’ordre du tsar Jean Alexandre, puis celle (v. 1344-1355)<br />
de la Bibliothèque du Vatican. Cette deuxième copie comporte 69<br />
miniatures avec 109 scènes au total, exécutées pour la plupart<br />
selon des modèles byzantins, à l’exception de 19 scènes destinées<br />
à illustrer les parties concernant l’histoire bulgare.<br />
Une Chronique dite «bulgare», écrite par un anonyme, retrace<br />
les événements du début du XIVe au début du XVe siècle 308 .<br />
Se rapprochant par sa forme des chroniques brèves byzantines, la<br />
seule copie de cet écrit, dont l’origine demeure inconnue, est<br />
conservée dans un recueil manuscrit copié en Moldavie entre 1554<br />
et 1561 309 .<br />
306 Edition : I. bogdan, Cronica lui Constantin Manases. Traducere mediobulgaraµ<br />
faµcutaµ pe la 1350, Bucarest 1922 ; turdEanu, La littérature bulgare, p.<br />
17-18, 160-161.<br />
307 L. havlikova, “Les suppléments annalistes accompagnant la traduction<br />
moyen-bulgare de la Chronique de Constantin Manassès et leur importance pour<br />
la formation et la stabilisation de la conscience de nationalité et d’Etat aux XIIIe-<br />
XIVe siècles”, in Rapports, corapports, communications tchécoslovaques pour<br />
le Ve Congrès de l’AIESEE, Prague 1984, p. 145-161 (bibliographie).<br />
308 I. bogdan (étude et édition), «Ein Beitrag zur bulgarischen und serbischen<br />
Geschichtschreibung», Archiv für slavische Philologie 13 (1891), p. 481-543 ;<br />
traduction bulgare : I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i<br />
istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia, 1944, p. 265-275.<br />
309 L’attribution “bulgare” de cette chronique est contestée (Kaluàniacki,<br />
Werke, cit., p. CIX n. 1 ; Id., Aus der panegyrischen Litteratur, cit., p. 18 n. 1),<br />
y compris plus récemment par D. Nastase, qui fait la démonstration de l’origine<br />
byzantine de ce texte historique, cf. D. nastasE, «Une chronique byzantine<br />
perdue et sa version slavo-roumaine (La Chronique de Tismana, 1411-1413),<br />
Cyrillomethodianum 4 (1977), p. 100-171. Les historiens bulgares attribuent<br />
néanmoins cet ouvrage à un auteur anonyme bulgare (I. Dujéev, “La conquête<br />
296<br />
L A L I T T é R AT U R E A U T O C H T O N E E N B U L G A R I E M é D I é VA L E<br />
* * *<br />
La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare<br />
est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient<br />
de précieuses sources d’informations sur la civilisation<br />
bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre<br />
restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.<br />
L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles byzantins<br />
: forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres<br />
principaux. La quasi-totalité des Vies des saints appartenant à la<br />
littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente<br />
un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques<br />
métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature<br />
vieux-bulgare est le patriarche Euthyme avec son école littéraire<br />
qui domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième<br />
moitié du XIVe siècle 310 .<br />
Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent des<br />
schémas byzantins uniquement dans le cas des Vies dites “populaires”,<br />
œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus ou moins<br />
étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.<br />
L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente<br />
de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du<br />
XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins<br />
et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant<br />
cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave.<br />
Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître<br />
l’origine linguistique de ces écrits. C’est ainsi que certaines<br />
Vies des saints slaves ont été rédigées en grec (Vie de st. Clément<br />
d’Ohrid par Théophylacte d’Ohrid), que certaines sont connues<br />
dans les deux versions (Vie brève du même saint par Démétrios<br />
Chomatianos, Vie de st. Romyle), alors qu’on connaît des Vies<br />
dont l’original grec s’est perdu, ce qui fait qu’elles nous sont<br />
turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in<br />
Medioevo bizantinoslavo, cit., vol. III, p. 360-363).<br />
310 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et<br />
divergence”, cit., p. 534-556.<br />
297
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
parvenues uniquement dans leur traduction ou dans leur version<br />
slave (Vie de Constantin-Cyrille), et enfin celles cumulant les deux<br />
caractéristiques (Vie de st. Jean de Ryla par Georges Skylitzès).<br />
Cette imbrication des hagiographies slaves et grecques (les auteurs<br />
grecs ont utilisé les prototypes slaves lors de la composition de<br />
ces Vies), est un phénomène dont la portée socio-culturelle n’a<br />
sans doute pas encore été évaluée à sa juste mesure. Un phénomène<br />
transcendant les frontières linguistiques, culturelles et institutionnelles<br />
dans un domaine où l’exclusivisme idéologico-religieux<br />
byzantin allait souvent au détriment de l’universalisme<br />
romano-chrétien. Il suffit, en effet, de rappeler que la hiérarchie<br />
byzantine s’était montrée bien peu empressée d’inclure les saints<br />
slaves dans le calendrier de l’Eglise œcuménique 311 .<br />
Il est impossible d’exposer en quelques pages toute la richesse<br />
de la littérature vieux-bulgare et la complexité de son interdépendance<br />
avec la littérature byzantine. C’est dans la volonté<br />
d’attirer l’attention sur l’intérêt d’entreprendre une étude d’envergure<br />
dans ce domaine, aussi bien pour les études slaves que pour<br />
les études byzantines, que nous avons esquissé ce bref tour d’horizon<br />
d’un patrimoine littéraire encore trop peu connu dans les<br />
langues modernes de grande communication internationale.<br />
311 Le commentaire d’un auteur, ecclésiastique grec du XVIIe siècle, sur le<br />
manque de vénération pour une sainte slave dans le Patriarcat de Constantinople<br />
(fait à propos de la translation de ses reliques en Moldavie), est assez significatif<br />
à cet égard, cf. P. odorico, AΝAMΝΗΣΕΙΣ ΚAΙ ΣΥMΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝA<br />
∆ΙΝΟΥ, cit., p. 164, 388.<br />
298<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
lA lIttérAture AutocHtone<br />
(HAgIogrApHIque et HIstorIogrApHIque)<br />
des pAys yougoslAVes Au Moyen Age<br />
L’analyse des textes narratifs appartenant au genre désigné<br />
comme “hagio-biographie dynastique” révèle leur teneur en idées<br />
politiques. Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des<br />
moines, souvent par des personnages plus ou moins proches de la<br />
cour royale, cette philosophie politique 312 , tout en ayant un caractère<br />
essentiellement théorique, eut une incidence importante sur<br />
la vie politique, la culture et même la spiritualité en Serbie. Sans<br />
acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes<br />
hagio-biographiques ont fortement marqué les consciences des<br />
élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques<br />
et historiques. Rapportant les vies des souverains sous une forme<br />
plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des<br />
événements majeurs du royaume, ces textes représentent des<br />
portraits historiques plus ou moins sublimés des souverains et des<br />
prélats placés à la tête de l’Etat et de l’Eglise de Serbie. Partant<br />
des concepts relatifs au pouvoir royal, à la souveraineté de l’Etat,<br />
à la “symphonie” des deux pouvoirs, à la vocation de la patrie<br />
serbe dans l’économie de l’histoire sacrée, à l’incidence de la<br />
sainteté et de la Grâce divine dans le charisme dynastique, à la<br />
nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie foi avec son<br />
système de valeurs dans le maintien de l’ordre social — ces textes<br />
reflètent aussi bien les structures mentales que l’organisation de<br />
la société dont ils sont issus.<br />
312 D. Bogdanoviç, “Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije. Moguçnosti<br />
jednog istraùivanja” (La philosophie politique de la Serbie médiévale. Lignes<br />
directrices d’une recherche), Filosofske studije, 16 (1988), p. 7-28.<br />
299
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
La littérature autochtone serbe débute au XIIe et surtout au<br />
début du XIIIe siècle, lorsqu’apparaît la première Vie de type<br />
développé : la Vie de saint Siméon Nemanja par Stefan le Premier<br />
couronné. Ce type de littérature consacrée aux Vies se caractérise<br />
par des hagio-biographies qui portent sur presque tous les souverains,<br />
depuis Stefan Nemanja jusqu’à Stefan Lazareviç. La sacralisation<br />
littéraire et cultuelle des souverains qui s’ouvrit avec saint<br />
Jean Vladimir († 1016) et Siméon Nemanja († 1199) jusqu’à<br />
Stefan Deéanski († 1331) et au prince Lazar († 1389), et en particulier<br />
la dynastie “de la sainte extraction” des Nemanjiç et des<br />
Brankoviç de Srem, est une institution dynastique et ecclésiale<br />
qui ne se trouve que dans la partie occidentale de la Chrétienté<br />
(France, Hongrie, Angleterre). La continuité presque ininterrompue<br />
de ce mémorial ecclésial et dynastique accompagne le cheminement<br />
de la royauté serbe et reste liée étroitement au développement<br />
de l’idée politico-ecclésiale de la souveraineté de l’Etat<br />
et de l’autocéphalie de l’Eglise. L’historiographie des Annales<br />
brèves apparaît assez tard (à la fin du XIVe siècle) et tire son<br />
origine des généalogies de souverains sous l’influence sensible<br />
des hagio-biographies dynastiques.<br />
Annales du prêtre de Dioclée<br />
Créé dans la principauté de Dioclée qui devint le premier<br />
royaume (1089) serbe du Moyen Age, cet ouvrage d’un anonyme<br />
dit le “prêtre de Dioclée” fait partie d’une tradition littéraire autre<br />
que celle des hagio-biographies royales de l’époque némanide.<br />
L’auteur de cette chronique retrace dans sa première partie l’histoire<br />
d’un royaume mythique des Slaves méridionaux depuis leur<br />
installation dans l’Illyricum byzantin. La deuxième partie est<br />
composée d’une Chronique du royaume de Dioclée (XIe — XIIe<br />
siècle) avec une valeur historique nettement plus importante, mais<br />
encore très insuffisamment étudiée. Cette partie contient la Vie du<br />
prince Jean Vladimir. La dernière partie (chapitre XXVII) est une<br />
adjonction du XIVe siècle contenant le récit de la mort du roi<br />
croate Zvonimir.<br />
300<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
Bien que la Vie du Saint prince martyr Jean Vladimir puisse<br />
être considérée comme un texte précurseur de ce genre littéraire<br />
balkano-slave, il convient de remarquer que cette œuvre, créée au<br />
XI e siècle dans la principauté de Dioclée 313 , ne fait pas partie de<br />
la même tradition littéraire que les biographies hagiographiques,<br />
qui font leur première apparition au début du XIII e siècle, avec<br />
lesquelles aucun lien direct n’a pu être établi. La Vita du prince<br />
Jean Vladimir (997-1016) ne nous est pas parvenue dans sa forme<br />
originelle ni même dans la langue où elle fut sans doute écrite<br />
initialement 314 . Cette toute première hagiographie royale balkanoslave<br />
aurait été composée dans les années vingt du XI e siècle par<br />
un auteur anonyme habitant la principauté de Dioclée. L’œuvre<br />
décrivant la vie du prince Jean Vladimir et sa mise à mort, en 1016<br />
à Prespa, par le souverain bulgare Vladislav est incluse après 1167,<br />
en abrégé, dans l’importante œuvre historiographique d’un autre<br />
Diocléen anonyme de Bar 315 , connue sous les noms de Barski<br />
313 Cet écrit représentera le point de départ dans la formation de la rédaction<br />
serbe du vieux-slave, Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjevekovnih književnih<br />
pojmova (Lexique des notions littéraires serbes au Moyen Age), Belgrade, 1990 2 ,<br />
p. 60-61 ; Id., Stara srpska književnost (Ancienne littérature serbe), p. 11 ;<br />
D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske knjiùevnosti (L’histoire de la littérature<br />
serbe ancienne), Belgrade, 1980, p. 133-135.<br />
314 “…ex sclavorumnica littera verterem in latinam…” (anonyme appelé prêtre<br />
de Dioclée “Presbyteri Diocleatis Regnum Sclavorum”) : F. £ièiç, Letopis<br />
Popa Dukljanina (Annales du Prêtre de Dioclée), (étude et édition critique du<br />
texte), Belgrade-Zagreb, 1928, p. 292 ; S. Mijuèkoviç, Ljetopis Popa Dukljanina<br />
(introduction, commentaires et traduction serbe), Belgrade, 1988, p. 107.<br />
On pourra lire des extraits de la Vita de Jean Vladimir dans T. butlEr, chap.<br />
intitulé : “The Story of Vladimir and Kosara from the Chronicle of the Priest of<br />
Duklja”, Monumenta serbocroatica. A bilingual Anthology of Serbian and<br />
Croatian texts from the 12 th to the 19 th century, Michigan Slavic Publications<br />
1980, p. 129-140.<br />
315 Cette œuvre rédigée (entre les années vingt du XIe et la fin du XIIe siècle)<br />
se compose d’une généalogie des souverains “Libellum Gothorum quod latine<br />
Sclavorum dicitur regnum” (jusqu’au Xe s.), de la Vita abrégée du prince Jean<br />
Vladimir (997-1016) et de la Chronique de Dioclée (XIe-XIIe siècles), cf. Bogdanoviç,<br />
Istorija, cit., p. 134, n. 30 ; N. Banaèeviç, Letopis popa Dukljanina i<br />
narodna predanja (Les Annales du Prêtre de Dioclée et la tradition populaire),<br />
301
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
rodoslov (Généalogie de Bar), Letopis popa Dukljanina (Annales<br />
du prêtre de Dioclée) et de Il regno degli Slavi 316 , dans ses rédactions<br />
latines 317 ou italiennes 318 . La biographie 319 de saint Jean<br />
Vladimir est en fait un récit de martyre à consonance chevaleresque<br />
; avec son côté romantique, elle fait penser à une inspiration<br />
d’origine occidentale 320 . Une ascendance plus ancienne slavoserbe<br />
de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée est d’autant plus intéressante<br />
qu’elle est probablement un des très rares témoignages sur<br />
ces chroniques 321 épiques archaïques (Liber gestorum) en vers 322<br />
Belgrade, 1971, p. 13sqq. ; M. mEdini, “Kako je postao ljetopis popa Dukljanina”<br />
(La genèse des Annales du Prêtre de Dioclée), Rad JAZU, 273 (1942) p.<br />
113-156.<br />
316 M. orbini, Il Regno degli Slavi, hoggi corrottamente detti Schiavoni, Pesaro,<br />
1601, p. 204-241 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Tvorci i dela (“ Politiéke teùnje u srpskoj<br />
srednjevekovnoj istoriografiji ”) (Auteurs et œuvres [“ Les aspirations politiques<br />
dans l’historiographie médiévale serbe ”]), Titograd, 1962, p. 318-319, 323 ;<br />
Trifunoviç, Stara srpska književnost, cit., p. 12.<br />
317 Praesbiteri Diocleatis Regnum Slavorum, dans le cod. Vaticanus latinus 6958.<br />
318 La traduction italienne publiée par M. orbini, Il Regno degli Slavi, fut<br />
mise à l’“index librorum prohibitorum” dès 1604, cf. £ièiç, Letopis Popa Dukljanina,<br />
cit., p. 28.<br />
319 C’est une des parties les plus fiables, du point de vue historique, de l’ouvrage<br />
du Prêtre de Dioclée : ISN, t. I (Histoire du peuple serbe), (S. Çirkoviç),<br />
Belgrade, 1981, p. 166-167 n. 20.<br />
320 Sur la mention de Vladimir dans la chanson de Roland, voir H. grégoirE<br />
– R. de kEysEn, “La chanson de Roland et Byzance”, Byzantion, 14 (1939), p.<br />
297 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Istoéna i zapadna komponenta starih juànoslovenskih<br />
knjiàevnosti” (Les composantes orientales et occidentales des anciennes littératures<br />
sud-slaves), Glas SANU, 256 (1963), p. 7-8.<br />
321 “…ce que j’ai lu et entendu dire de la part de nos pères et des anciens…” :<br />
£ièiç, Letopis Popa Dukljanina, cit., p. 126 ; V. Jagiç, Historija književnosti<br />
naroda hrvatskoga i srpskoga (Histoire de la littérature du peuple croate et<br />
serbe), Zagreb, 1867, p. 113-117 ; N. Radojéiç, “Oblik prvih modernih srpskih<br />
istorija” (La forme des premières histoires modernes des Serbes), Zbornik MS,<br />
2 (1952), p. 2, 3, 47 ; ISN, t. II (M. Pantiç), p. 507.<br />
322 Dj. Sp. Radojiéiç, “Un poème épique yougoslave du XI e siècle — les<br />
«gesta» ou exploits de Vladimir, prince de Dioclée”, Byzantion 35 (1965), p. 528-<br />
555 (=Mélanges Henri Grégoire).<br />
302<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
qui se maintinrent encore longtemps 323 chez les peuples barbares<br />
christianisés et qui ont dû représenter une source d’informations<br />
sur l’histoire primitive des Serbes et des Croates pour l’œuvre de<br />
Constantin Porphyrogénète 324 .<br />
Hagio-biographies de Siméon-Nemanja et de Sava I er<br />
Les hagiographies princières et royales serbes, qui n’ont pas<br />
leur véritable équivalent dans le monde chrétien de l’époque 325 ,<br />
ont eu initialement une fonction liturgique. C’est néanmoins dans<br />
le cadre poétique de la littérature byzantine qu’il faut situer l’apparition<br />
d’une sorte particulière d’historicisme biblico-chrétien<br />
propre à la littérature dynastique médiévale serbe 326 . Avec les autres<br />
genres, liturgique et hymnographique, elle est fonction de la canonisation<br />
des souverains de la sainte lignée Némanide, à commencer<br />
par le fondateur de la dynastie, Stefan Nemanja, devenu<br />
le moine Siméon, et nommé dans le calendrier de l’Eglise Orthodoxe<br />
serbe, Siméon le Nouveau Myroblyte.<br />
Les premières de ces hagio-biographies sont créées (du début<br />
à la fin du XIIIe siècle) en fonction du culte des deux fondateurs<br />
de la dynastie némanide et de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />
323 Sur les origines de la poésie orale serbe, cf. ISN, t. II (M. Pantiç), p. 506-518.<br />
324 Lj. Maksimoviç, “Struktura 32 glave spisa De administrando imperio” (La<br />
structure du chapitre 32 du De administrando imperio), ZRVI (Recueil de travaux<br />
de l’Institut byzantin de Belgrade), 21 (1982), p. 26-27 ; Dj. Sp. Radojiéiç,<br />
“Legenda o Vladimiru i Kosari - njeni vidovi od XI do XIX veka” (La légende de<br />
Vladimir et de Kosara et ses formes du XIe au XIXe siècle), Bagdala, 96-97 (1967).<br />
325 “Les autres littératures slaves n’ont rien produit de semblable”, cf. P. Popoviç,<br />
“Sv. Sava”, Godišnjica NÅ, 47 (1938), p. 285. Sur les Vitæ des princes<br />
russes, voir N. sErEbrjanskij, Drevnerusskija knjažeskija žitija. Obzor redakcii<br />
i tekstu, Moscou, 1915 ; Dj. Trifunoviç, “Znaéajnije pojave i pisci u srpskoj<br />
srednjovekovnoj knjiàevnosti” (Créations et auteurs importants de la littérature<br />
médiévale serbe), Književnost i jezik, 17/1 (1970), p. 5-17 (avec bibliographie<br />
des éditions des hagiographies serbes).<br />
326 Cf. S. hafnEr, Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien,<br />
Graz-Vienne-Cologne, 1976, p. 16-18 ; F. kämpfEr, “Prilog interpretaciji Peçkog<br />
letopisa” (Contribution à l’interprétation des Annales de Peç), Prilozi KJIF 35,<br />
1-2 (1970), p. 67sq. ; ISN, t. I (D. Bogdanoviç), p. 330.<br />
303
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
La Vie de Saint Siméon Nemanja par l’archevêque Sava Ier<br />
(Saint Sava), fut incluse dans le Typikon de Studenica. C’est donc<br />
une biographie du fondateur de ce monastère (1186) écrite (entre<br />
1200 et 1209) 327 par son fils, Sava, le premier archevêque de l’Eglise<br />
autocéphale de Serbie. Cette première Vie du fondateur de la<br />
dynastie némanide offre des informations importantes sur la carrière<br />
politique du grand joupan de Serbie (1166-1196), mais sa majeure<br />
partie est consacrée à sa vie de moine (1196-1199), à la fondation<br />
de Studenica (1186), de Chilandar au Mont-Athos (1198),<br />
puis au récit de sa mort en odeur de sainteté en 1199 328 . Sava est à<br />
l’origine de plusieurs traductions de textes byzantins indispensables<br />
pour l’organisation de l’Eglise et pour son activité pastorale 329 .<br />
Le développement du culte de ce saint à la suite du transfert de<br />
son corps depuis le Mont-Athos en 1207, devait, selon les règles<br />
du genre, jouer un rôle important dans l’affirmation de l’orthodoxie<br />
serbe. Le fait que ce culte avait, semble-t-il, reçu une certaine<br />
caution de la communauté athonite conférait une sorte de légitimité<br />
de nature œcuménique à l’introduction de ce culte en Serbie,<br />
327 svEti sava, “Spisi sv. Save” (Ecrits de St. Sava), édition des textes avec<br />
introduction de V. Çoroviç, Zbornik IJKSN 17 (1928), I-LXIII + 254 p. ; svEti<br />
sava, Sabrani spisi (Ecrits réunis), trad. serbe revue, annotation et introd.,<br />
D. Bogdanoviç, Belgrade, 1986.<br />
328 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in<br />
Id., Medievo bizantinoslavo, vol. III, Rome, 1971, p. 232-234, 240-241.<br />
329 svEti sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,<br />
Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.<br />
française). Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon,<br />
traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski<br />
Nomokanon i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies<br />
nouvellement découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. Le Synodicon de<br />
l’Eglise de Constantinople, fut traduit, soit au début du XIIIe siècle, soit, plus<br />
probablement pour le Concile serbe de 1221, cf. V. Moèin, “Serbskaja redakcija<br />
Sinodika v nedeli pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodique du Dimancehe<br />
de l’orthodoxie), Vizantijskij vremennik, 16 (1959), p. 369, 392-393 ;<br />
A. solovjEv, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu”<br />
(Témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),<br />
Godišnjak IDBH, V (1953), p. 55-56.<br />
304<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
alors que l’instauration et la reconnaissance liturgique de ce culte<br />
attribuaient une caution eschatologique à la création d’une Eglise locale<br />
qui sera bientôt dotée d’une pleine autonomie hiérarchique.<br />
Une dizaine d’annése après, le successeur de Stefan Nemanja<br />
sur le trône de Serbie, son fils puîné Stefan, écrit (vers 1216)<br />
une deuxième Vie du fondateur de la dynastie némanide 330 . Nettement<br />
plus étendu que la Vie précédente 331 , cet ouvrage inaugure<br />
le genre des Vies développées dans l’hagio-biographie médiévale<br />
en Serbie. Conforme aux règles de l’hagiographie byzantine,<br />
cette Vie fait cependant une plus large part à l’œuvre politique de<br />
Nemanja. C’est par une série de miracles accomplis post mortem,<br />
que l’auteur achève son ouvrage selon les règles de l’art, la translation<br />
des reliques de son père du Mont-Athos en Serbie ayant eu<br />
lieu une dizaine d’années auparavant.<br />
En écrivant son hagio-biographie de Saint Siméon, sans<br />
doute pour les besoins de son culte 332 , Stefan a créé la première<br />
vita conforme au type des ménées (et synaxaires) 333 , et susceptible,<br />
par conséquent, d’être incluse dans n’importe quel recueil de vies<br />
330 stEfan Prvovenéani, “§itije Simeona Nemanje od Stefana Prvovenéanog”<br />
(Vita de Siméon Nemanja par Stefan Prvovenéani), édition et introduction par<br />
V. Çoroviç, in Svetosavski Zbornik, t. II, Belgrade, 1938, p. 3-76 + 2 fcs. ; stEfan<br />
Prvovenéani, Sabrani spisi (Textes réunis), trad. serbe (L. Mirkoviç), annotation<br />
et introduction (Ljiljana Juhas Georgievska), p. 9-50, Belgrade, 1988 ; St. Stanojeviç,<br />
“O sklopu Nemanjine biografije od Stevana Prvovenéanog” (Sur la<br />
structure de la biographie de Nemanja par Stefan Prvovenéani), Glas SND, 49<br />
(1895), p. 1-18.<br />
331 “Ces récits sont très séduisants dans leur sincérité simple et fraîche. Ils<br />
montrent combien les conceptions chrétiennes avaient pénétré profondément<br />
dans les esprits des Serbes du XIIIe siècle”, cf. F. dvornik, Les Slaves. Histoire et<br />
civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 500.<br />
332 L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des personnes<br />
chez les Serbes et les Macédoniens), Smederevo, 1965, p. 296-301 ; Ljiljana<br />
juhas-gEorgijEvski, in stEfan Prvovenéani, Sabrani Spisi, cit., p. 13sq.<br />
333 Pour les termes, ménées, mhnaion (mhsecyniky) et synaxaire, sunaξirion<br />
(prology), voir Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 151-155, 317-321, avec bibliographie.<br />
305
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de saints ou de textes patristiques byzantins 334 , comme c’est le cas<br />
du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris (Parisinus<br />
slav. 10) 335 , renfermant le seul texte intégral de l’écrit de Stefan<br />
le Premier Couronné 336 .<br />
Au milieu du XIIIe siècle, le moine athonite Domentijan écrit<br />
la première Vie de l’archevêque Sava (achevée en 1243 ou, plus<br />
vraisemblablement, en 1254) 337 qu’il considère comme son maître<br />
334 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIII e siècle et ses<br />
rapports avec la littérature byzantine”, in L’art byzantin du XIII e siècle (Symposium<br />
de Sopoçani 1965), Belgrade, 1967, p. 109sqq. Concernant les recueils<br />
patristiques contenant les hagiographies de Siméon-Nemanja, voir Ljiljana juhas,<br />
“Zbornici sa §ivotom Stefana Nemanje od Stefana Prvovenéanog” (Les recueils<br />
contenant la Vie de Siméon Nemanja par Stefan le Premier couronné), Cyrillomethodianum,<br />
5 (1981), p. 187-196.<br />
335 T. Jovanoviç, “Inventar srpskih çirilskih rukopisa Narodne biblioteke u<br />
Parizu” (Inventaire des manuscrits cyrilliques serbes de la Bibliothèque Nationale<br />
de Paris), Arheografski prilozi, 3 (1981), p. 304-305.<br />
336 La Vie de Saint Siméon-Nemanja est conservée en une seule copie<br />
intégrale. Ce ms fait partie d’un recueil de la Bibliothèque Nationale de<br />
Paris (Cod. Slave 10), daté de la deuxième décade du XIVe siècle. Avec<br />
la Vie de Saint Siméon-Nemanja, ce recueil contient une version du<br />
Paterikon, la vie synaxaire de Siméon-Nemanja (version originelle),<br />
ainsi que l’écrit sur les douze vendredis.<br />
Une version incomplète fait partie du Recueil de Gorica (Goriéki zbornik),<br />
rédigé par Nikon le Hiérosolomytain en 1441/2 (Archives de l’Académie Serbe<br />
des Sciences et des Arts, code : 446). Cette version comprend seulement treize<br />
premiers chapitres, incluant un certain nombre de modifications et d’interpolations.<br />
Elle c’est avérée utile pour la critique du ms du XIVe siècle dont notamment la<br />
compréhension de certains passages difficiles du seul ms en texte intégral.<br />
Publié par Vatroslav Jagiç, un feuillet datant du XVe ou du XVIe siècle<br />
(actuellement perdu), contient un extrait de l’œuvre de Stefan le Premier Couronné.<br />
Il s’agit d’une partie de la liste des conquêtes de Siméon-Nemanja.<br />
En dehors de plusieurs éditions du texte, la Vie de Siméon-Nemanja par Stefan<br />
le Premier Couronné a été publiée en traduction serbe moderne, allemande et<br />
française, avec ou sans commentaires et études.<br />
337 domEntijan, Život sv. Simeuna i sv. Save (Vie de St. Sava et de St. Siméon),<br />
éd. Dj. Daniéiç, Belgrade, 1865 ; domEntijan, Životi Svetoga Save i Svetoga<br />
Simeona (Vies de Saint Sava et de Saint Siméon), traduction par L. Mirkoviç,<br />
introduction et annotation par V. Çoroviç, Belgrade, 1938 ; M. P. pEtrovskij,<br />
“Ilarion mitropolit kievskii i Domentian ieromonah hilandarskii”, Izvestija<br />
306<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
spirituel. Contemporain des faits de la vie de son héros, il décrit,<br />
selon les règles du genre, sa jeunesse, sa vocation monacale, sa<br />
vie au Mont-Athos, et surtout son œuvre d’évangélisation en<br />
Serbie, ses voyages en Terre Sainte et son trépas en odeur de<br />
sainteté.<br />
A la demande du petit-fils de Nemanja, le roi Uroè le Grand<br />
(1243-1276), Domentijan écrit une dizaine d’années plus tard (en<br />
1264) une troisième Vie du fondateur de la dynastie 338 . Tirée pour<br />
sa plus grande partie de sa Vie de Saint Sava, celle de Nemanja<br />
offre néanmoins quelques éléments supplémentaires issus de la<br />
tradition de l’instauration de son culte au Mont-Athos. Les deux<br />
hagio-biographies inaugurent le parallélisme des cultes royaux et<br />
ecclésiastiques en Serbie némanide 339 .<br />
ORJAS, 13/4 (1908), p. 81-133 ; Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade, 1963 ;<br />
A. schmaus, “Die literarhistorische Problematik von Domentijans Sava-Vita”,<br />
in Slawistische Studien zum 5. internationalen Slawistenkongress in Sofija 1963,<br />
Götingen, 1963, p. 121-142.<br />
338 Les deux plus anciens manuscrits de cette œuvre de Domentijan sont du<br />
XIVe siècle : manuscrit du dijak (di&aky = oi diako∫) Miha (années soixante du<br />
XIVe s.) et celui du moine Marko, vers 1470/75 ; ils ne comportent que l’hagiographie<br />
de Saint Siméon, cf. Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùenje Domentijanom u XIV<br />
veku” (L’utilisation des textes de Domentijan au XIVe siècle), Južnoslovenski<br />
Filolog, 21 (1955-1956), p. 151-155, bibliographie : p. 411-413 ; sur les manuscrits<br />
des deux hagiographies (de Sava et de Siméon) par Domentijan, voir<br />
Radmila Marinkoviç, in domEntijan, Život Svetoga Save i Život Svetoga Simeona<br />
(La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon), Belgrade, 1988, p.<br />
409-410.<br />
339 Les Vies de Saint Sava et de Saint Siméon-Nemanja sont conservées dans<br />
les manuscrits suivants :<br />
La Vie de Saint Siméon-Nemanja<br />
1) Le ms d’Odessa (Bibliothèque universitaire d’Odessa «Maxime Gorki»,<br />
code : 1/97 [536]), copie faite par le diak (= scribe ou secrétaire) Miha dans les<br />
années soixante du XIVe siècle, comprend la Vie de Saint Siméon seule.<br />
2) Conservé dans la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : R F 17), le<br />
ms dit de «Taha Marko» est une copie exécutée en 1370-1375 par le moine (taha<br />
= moine) Marko.<br />
3) Le ms dit de Jacimirski (Bibliothèque de l’Académie Roumaine des Sciences,<br />
code : 134), appartenant à l’origine au monastère de Neamts, daté de la fin XIVedebut<br />
XVe siècle.<br />
307
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
L’œuvre littéraire de Domentijan appartient exclusivement<br />
au genre hagiographique. On ne connaît pas de compositions<br />
hymnographiques qui puissent lui être attribuées, mais ses écrits,<br />
surtout celui sur Saint Sava, sont composés, en partie, dans un<br />
style qui se rapproche des formes hymnographiques 340 . L’hagiographie<br />
de Saint Siméon par Domentijan a été, du moins au XIV e<br />
siècle, utilisée à une fin liturgique, c’est-à-dire lue au cours de<br />
l’office de la fête du saint 341 . La poétique de Domentijan est plus<br />
élaborée que celle de ses prédécesseurs, Sava et Stefan le Premier<br />
Couronné ; elle est plus complexe dans l’application des formes<br />
rhétoriques ainsi que dans la composition même de l’œuvre, plus<br />
nuancée dans la caractérisation spirituelle des personnages de<br />
premier plan 342 . Les paraphrases et les réminiscences bibliques<br />
La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja<br />
4) le ms de Peç (désigné aussi comme ms de Petrograd ou de Leningrad),<br />
bibliothèque «Saltikov-£éedrin» (Petrograd), code Gilyf. et daté du XVe-XVIe<br />
siècle ; sa première description est due à Vatroslav Jagiç, «Opisi i izvodi iz<br />
nekoliko juànoslavenskih rukopisa», Starine V (1873), p. 8-21.<br />
5) Le ms de Vienne (Bibliothèque Nationale, Cod Slav. 57) daté du XVIe<br />
siècle, contient la Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Il fut<br />
l’objet de l’édition de Djura Daniéiç (Zagreb 1865). Une description récente de<br />
ce ms est publiée par G. Birkfellner, Glagolitische und kyrillische handschriften<br />
in Österreich, Vienne 1957, p. 244-246.<br />
6) Le ms dit de Schaffarik, faisant partie du legs de P. J. Schaffarik (Musée<br />
National de Prague, code : IX F 7 [£ 25]), daté également du XVIe siècle, conservé<br />
dans un état sensiblement corrompu, contient également la Vie de Saint Sava et<br />
la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Les premières descriptions sont dues à Schaffarik<br />
(1831, 1833 et 1865); une description relativement récente est faite par J. Vaèica<br />
et J. Vajs, Soupis staroslovanskych rukopisu Narodniho Musea v Praze, Prague<br />
1957, p. 210-211.<br />
Daniéiç a publié l’œuvre de Domentijan (ses deux “vie” en 1865) et Lazar<br />
Mirkoviç l’a traduit serbe moderne en 1938, avec les rééditions (Belgrade, Novi-<br />
Sad, 1970 et Belgrade, 1988). L’œuvre de Domentijan n’a pas encore d’édition<br />
critique.<br />
340 Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade 1963, p. 9-10 ; Kaèanin, Srpska<br />
kqiùevnost, p. 152-177.<br />
341 Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùeqe Domentijanom u XIV veku”, JF XXI (1955-<br />
1956), p. 151-155.<br />
342 ISN I (D. Bogdanoviç), p. 337-338.<br />
308<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
longues et fréquentes ainsi qu’une syntaxe complexe et l’accumulation<br />
de synonymes, sont des caractéristiques du style dit “broderie<br />
de mots” ou “guirlandes de mots” (pleteni&a slwvesy),<br />
propre à la littérature panégyrique byzantine et à la littérature<br />
russe des XIV e et XV e siècles 343 . La lourdeur du style, recherché<br />
et savant, avec de fréquentes et longues digressions, méditatives<br />
et mystiques, explique peut-être pourquoi la seconde grande hagiographie<br />
de Saint Sava, qui sera écrite vers la fin du siècle par<br />
Teodosije (encore un Serbe athonite, peut-être disciple ou, en tout<br />
cas, épigone de Domentijan) 344 , connut une bien plus large diffusion<br />
345 et une plus grande popularité.<br />
L’œuvre de Domentijan est avant tout celle d’un moine Athonite<br />
de son époque, imprégnée de la théorie et de la praxis spirituelle<br />
et anachorétique. L’expérience vécue, aussi bien de l’individu<br />
que de la collectivité, est celle de la mise en pratique des<br />
enseignements des Pères et des écrits évangéliques et bibliques.<br />
La perpétuation de la mission évangélique dans le Monde s’effectue<br />
par la manifestation de la lumière incréée, témoignage de la<br />
présence de Dieu dans l’Histoire, ainsi que ce fut le cas à l’occasion<br />
de sa manifestation par le Christ lors de sa Transfiguration et<br />
343 Le style “pletenie sloves” (ple$kein lo$gon) = sypleteni&emy vhtinskyfimi<br />
slovesyf (cf. Danilo II, éd. Dj. Daniéiç, Arhiepiskop Danilo i drugi,<br />
%ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo, Belgrade-<br />
Zagreb 1866, p. 163). Sur ce style, “broderie de mots”, issu des normes stylistiques<br />
introduites dans l’hagiographie byzantine et orthodoxe par Siméon Métaphraste,<br />
voir D. Petroviç, Kqiàevni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, Priètina 1991,<br />
p. 238-253 ; M. I. Muliç, “Serbskie agiografi XIII-XIV vv. i osobennosti<br />
ih stilä”, TrudÙ ODRL XXIII (1968), p. 127-142 ; D. S. Lihaéev, IzabrannÙe<br />
rabotÙ v treh tomah 1, Leningrad 1987, p. 111-121. Dj. Trifunoviç, Azbuénik,<br />
p. 252-255. M. Muliç, Srpski izvori ”pletenija sloves“, Sarajevo 1975 ; D. S.<br />
Lihaéev, Razvitie ruskoÖ literaturÙ XXVII vekov, Leningrad 1973, p. 83-<br />
90 ; Id., Poétique historique de la littérature russe, p. 269.<br />
344 M. Diniç, “Domentijan i Teodosije”, Prilozi KJIF XXV (1959), p. 5-12.<br />
345 Sept manuscrits des deux œuvres de Domentijan, contre une trentaine rien<br />
que pour La vie de Saint Sava par Teodosije. Sur les éditions des hagio-biographies<br />
serbes, voir P. Popoviç, “Stare srpske biografije i qihova izdaqa”,<br />
Prilozi KJIF V (1925), p. 226-233.<br />
309
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
de sa Résurrection. La sainteté est une expérience indissociable<br />
de cette émanation divine, un vecteur de son implication dans le<br />
temporel et dans l’Histoire. C’est pourquoi la sainteté des membres<br />
les plus représentatifs d’une communauté, le prince et le moine,<br />
un souverain et un archevêque, permettent de transcender le cadre<br />
temporel pour accéder à la condition sacerdotale et intemporelle<br />
de l’Histoire. Les abondantes citations bibliques, surtout vétérotestamentaires<br />
et extraits de psaumes, les nombreuses métaphores<br />
sur la lumière de l’Orient (étymologiquement et symboliquement<br />
provenant “de source originelle”), les parallèles avec l’Histoire<br />
sacrée, ainsi que des emprunts à Hilarion de Kiev et à son “Discours<br />
sur la Loi et la Grâce”, sont autant les manifestations d’une<br />
érudition exemplaire, que d’une manière particulièrement recherchée<br />
d’étayer son propos. Avec son style difficile, alourdi par de<br />
longues digressions scripturaires et théologiques, avec son abstraction<br />
des traits individuels et autres caractéristiques psychologiques,<br />
au profit des notions généralisatrices et impersonnelles,<br />
Domentijan est d’une lecture difficile et quelque peu hermétique.<br />
C’est pourquoi il fut beaucoup trop sévèrement jugé par les philologues<br />
et historiens, du XIXe siècle notamment, qui ne trouvaient<br />
pas chez lui des réponses aux questions qu’ils lui posaient. L’œuvre<br />
de Domentijan est cependant un maillon majeur, et pas seulement<br />
pour le XIIIe siècle, dans l’élaboration de la théologie de<br />
l’Eglise, ainsi que de la philosophie politique du royaume de<br />
Serbie au Moyen Age.<br />
Le saint anachorète est le modèle de l’homme dont l’idéal est<br />
de s’élever «à l’image et à la ressemblance du Christ» (Bogoupodobljenije),<br />
de même que le Monde créé est destiné à accomplir<br />
sa vocation de Royaume de Dieu. La mise en application de cet<br />
idéal hagiographique est particulièrement élaborée chez Domentijan<br />
dans sa Vie de Saint Sava, et dans une moindre mesure dans<br />
celle de Saint Siméon. La sainteté de Sava se révèle dans le Christ<br />
de même que le Christ se reflète dans l’image de Sava. Le mo-<br />
310<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
dèle de ces deux saints représente le témoignage de la Grâce de<br />
Dieu qui s’applique au royaume et à l’Eglise de Serbie 346 .<br />
Avec près d’un demi-siècle d’écart, l’œuvre de Teodosije est<br />
à bien des égards aux antipodes de celles de son prédécesseur<br />
Domentijan. Avec son style expressif, imagé et vif, il brosse des<br />
portraits psychologiques nuancés et parfaitement personnalisés<br />
de ses protagonistes. Ces éléments réalistes et descriptifs, ainsi<br />
que le sens poussé de l’individualisation, donnent lieu à des tableaux<br />
psychologiques exceptionnels des principaux personnages.<br />
Par son style nettement plus abordable et captivant, son étendue<br />
considérable, sa narration élaborée et riche en rebondissements,<br />
ainsi que par l’émergence des éléments de style profane en alternance<br />
avec des thèmes religieux, l’ouvrage principal de Teodosije<br />
tient lieu d’un véritable roman médiéval.<br />
Ecrite un demi-siècle plus tard (fin XIIIe-début XIVe s.), la<br />
Vie de Saint Sava, par Teodosije 347 , est une Vie encore plus développée<br />
selon les règles métaphrastiques 348 . Le récit de la vie du<br />
346 Lidija K. Gavrjuèina, «Predstavlenie ob upodoblenii Bogu kak jedro<br />
ideal’noga obraza podviànika v àitijah Domentiana» (La représentation de la<br />
ressemblance avec Dieu au centre de l’image idéale de l’anachorète dans les<br />
Vitæ de Domentijan), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen<br />
profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 139-158.<br />
347 tEodosijE hilandarac, Život Svetoga Save napisao Domentijan (Vie de<br />
Saint Sava par Domentijan) éd. Dj. Daniéiç (attribution erronée de l’éditeur),<br />
Belgrade, 1860 ; réimpression, Belgrade, 1973 (préfacée par Dj. Trifunoviç) ;<br />
Dj. Sp. Radojiéiç, “O starom srpskom knjiùevniku Teodosiju” (Sur l’ancien<br />
écrivain serbe Teodosije), Istoriski časopis, 4 (1954), p. 13-42 ; Cornelia müllErlandau,<br />
Studien zum Stil der SavaVita Teodosijes. Ein Beitrag zum Erforschung<br />
der altserbischen Hagiographie, Munich, 1972 ; étude et trad serbe moderne :<br />
tEodosijE, Žitije svetog Save (Vie de saint Sava) annotation et introd., D. Bogdanoviç,<br />
Belgrade, 1984.<br />
348 Les manuscrits conservés de la Vie de saint Sava, d’après l’Inventaire de<br />
Bogdanoviç, sont les suivants :Ms (daté de 1370-1375) dans un recueil de vie de<br />
saints, comprenant entre autre la Vie de Saint Siméon-Nemanja par Domentijan,<br />
l’Eloge de Saints Siméon et Sava par Teodosije, le Typikon de Chilandar de<br />
Sava Ier, ainsi qu’une note du scribe, le moine (taha) Marko, 367 (NBS 17)<br />
311
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
premier archevêque de Serbie comprend également la vie de son<br />
père, Stefan Nemanja. Avec ses textes hymnographiques, l’œuvre<br />
de Teodosije marque le jumelage des deux cultes fondateurs de la<br />
Serbie némanide. En dehors des éléments structurels, stylistiques<br />
et typologiques propres à l’hagiographie byzantine, une des caractéristiques<br />
importantes de cette Vie est également son “historicisme”,<br />
ce qui est en général un élément essentiel des hagiobiographies<br />
serbes médiévales, à cause duquel certains chercheurs<br />
ont contesté leur appartenance au genre hagiographique 349 .<br />
Ms faisant partie d’un ménée de fête (253 f°), comprenant une partie liturgique<br />
(daté de 1525) avec les offices de Jefrem, Sava, Siméon, Arsenije, Jevstatije,<br />
Nikodim ; et une partie hagiographique (deuxième quart du XVe siècle) avec les<br />
vies des archevêques de Serbie Jefrem, Arsenije et Sava, ainsi que celle de<br />
Siméon, 852 (NBS 18)<br />
Ms dans un recueil de vie de saints daté du XVIe siècle 234 (PB 128)<br />
Ms de 1508 (245 [SC 18/Moèin 24])<br />
Ms (XVIe s.), 247 (Pljevlja 34)<br />
Ms (premier quart du XVIe s.), 248 (NBS 32)<br />
Ms (vers 1650), 315 (Pljevlja 104)<br />
Ms Srbljak (recueil de textes liturgiques consacrés aux saints de l’Eglise de<br />
Serbie), daté du milieu du XVIe siècle, avec les vies de Sava, Milutin, Stefan<br />
Deéanski, vie synaxaire du prince Lazar, un Discours sur le prince Lazar, etc.,<br />
1520 (MSPC Grujiç 91)<br />
La seule édition de la Vie de Saint Sava par Teodosije a été publiée par Djura<br />
Daniéiç d’après un ms daté du XVe siècle. Ce ms a été détruit lors du bombardement<br />
de Belgrade par la Wehrmacht (le 6 avril 1941) qui avait occasionné la destruction<br />
totale de la Bibliothèque nationale de Belgrade. En 1896-1898 une édition critique<br />
était en préparation, par les soins de Djordje Djordjeviç et Dragutin Kostiç,<br />
d’après la copie de Teodul (datée de 1336), ainsi que de celle de Marko (années<br />
soixante du XIVe siècle. La mort de Djordjeviç (1898) a interrompu ce travail,<br />
alors que le ms de Teodul, ainsi que la transcription du ms faite par Kostiç ont<br />
depuis été perdus. Le meilleur spécialiste de l’œuvre de Teodosije, Dimitrije<br />
Bogdanoviç, était très avancé dans l’entreprise considérable comprenant une<br />
édition critique de l’ensemble de son œuvre, lorsqu’une mort prématurée interrompit<br />
ce travail.<br />
349 La Vie de Saint Sava est conservée dans plusieurs manuscrits dont le plus<br />
ancien, le ms. de Teodul, daté de 1336 est perdu depuis la mort de son propriétaire<br />
en 1898. Sur ce ms. dont la partie qui a été photographiée est conservée<br />
dans la Collection de Sevastijanov (Moscou, GBL), cf. Dj. Trifunoviç, “Teodu-<br />
312<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
L’un des meilleurs écrivains du Moyen Age serbe, Teodosije<br />
est également l’auteur d’une autre Vie de saint. C’est la Vie de<br />
Saint Pierre de Koriša 350 , un anachorète serbe du début du XIIIe<br />
siècle dans la montagne de Korièa, aux environs de la ville de<br />
Prizren dans la région du Kosovo. Offrant assez peu d’informations<br />
sur la vie politique et sociale de l’époque, cet ouvrage hagiographique<br />
est un modèle du genre. Il retrace le cheminement spirituel<br />
d’un ermite dont le culte s’est répandu à partir de son lieu de réclusion<br />
et de sépulture. Teodosije composa cette Vie vers 1320, à<br />
l’instigation d’un certain starec Grégoire, en vue de l’instauration<br />
de la canonisation de l’anachorète, dont le culte s’était développé<br />
depuis près d’un siècle à partir de ses reliques 351 .<br />
Le sens du drame psychologique individuel et des rapports<br />
humains émotionnels, n’apparaît pas moins dans la vie de saint<br />
lov prepis Teodosijevog “§itija Svetog Save”” (La Vie de Saint Sava dans la<br />
copie de Teodul), Hilandarski zbornik, 4 (1978), p. 99-108. L’édition de Daniéiç<br />
est établie d’après un manuscrit daté du XVe siècle (datation discutable). Une<br />
partie des autre ms. (ceux de Yougoslavie) sont répertoriés dans : D. Bogdanoviç,<br />
Inventar ćirilskih rukopisa u Jugoslaviji /XIXVII veka/ (Inventaire des manuscrits<br />
cyrilliques en Yougoslavie — XIe-XVIIe siècle), Belgrade, 1982, p. 39 n°<br />
367 (1370/75, copie du scribe Marko, avec l’Eloge des Sts. Siméon et Sava),<br />
p. 67 n° 852 (deuxième quart du XVe s.), p. 31 n° 234 (XVIe s.), n° 245 (1508),<br />
n° 246 (extrait, XVIe s.), n° 247 (XVIe s.), n° 248 (XVIe s. incomplet), n° 249<br />
(v. 1650), p. 105 n° 1520 (milieu du XVIe s.), p. 36 n° 315 avec l’Eloge des Sts.<br />
Siméon et Sava (deuxième moitié du XVIe s.)<br />
350 Edition du texte : S. Novakoviç, “§ivot srpskog isposnika Petra Korièkog”<br />
(La Vie de l’anachorète serbe Pierre de Korièa), Glasnik SUD, 29 (1871), 320-<br />
346 ; nouvelle édition : T. Jovanoviç, “Teodosije Hilandarac, §itije Petra Korièkog”,<br />
Književna istorija, 12/48 (1980), p. 635-681 ; étude et trad. serbe moderne<br />
: D. Bogdanoviç, dans Letopis MS 406 (1970), p. 69-87 ; V. Jerotiç,<br />
“§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de Pierre de Korièa<br />
à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice srpske, 407,<br />
Novi Sad, 1971, p. 383-422.<br />
351 Théodose composa également pour cette occasion un office particulier<br />
composé de petites et grandes vêpres et matines où est chantée à Pierre seulement<br />
un canon (4 e ton). A la 6 e ode du canon se lit le prologue de la vie du saint,<br />
vraisemblablement aussi une œuvre de Théodose. La Vie et l’Office du St.<br />
Pierre de Korièa sont conservées dans le Recueil manuscrit daté de 1570/80,<br />
intitulé Pomenik koriški, cf. D. Bogdanoviç, Inventar, cit., p. 82 n° 1120.<br />
313
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Pierre de Korièa, que Teodosije visita afin de préparer la rédaction<br />
de son ouvrage. Sa faculté d’observation de l’environnement<br />
naturel, ainsi l’intérêt dont il fait preuve pour les tourments de<br />
l’âme humaine 352 , donne une empreinte encore plus particulière à<br />
cet ouvrage. Ce qui a donné lieu à une étude de psychologie profonde<br />
par un spécialiste de psychanalyse 353 .<br />
Si l’on tient compte du nombre de ms qui sont parvenus jusqu’à<br />
notre époque, la diffusion de la Vie de Saint Sava depuis le<br />
Moyen Age, notamment par rapport aux autres ouvrages idoines<br />
du XIIIe siècle, dénote une appréciation assez considérable de la<br />
lecture de Teodosije.<br />
Le nombre, l’étendue et surtout la diffusion des textes liturgiques<br />
et rhétoriques de cet auteur prolixe et talentueux sont cependant<br />
bien plus importants encore. Parmi ces textes hymnographiques,<br />
les plus remarquables sont les deux offices, respectivement<br />
celui de Saint Sava (fête le 14 janvier) et celui de Saint Siméon-<br />
Nemanja (fête le 13 février), composés sans doute au début du<br />
XIVe siècle. Le nombre important des ms dès le troisième quart<br />
du XIVe siècle, dénote une diffusion considérable de ces offices,<br />
qui ont relativement rapidement dû éclipser leurs précurseurs liturgiques<br />
du XIIIe siècle.<br />
Plusieurs canons «libres» furent également composés par le<br />
même auteur. Ce sont, un Canon commun au Christ, à Sava et à<br />
Siméon (6e ton), un Canon à Sava (4e ton), ainsi que le Canon<br />
dans les huit tons à Sava et à Siméon (avec un canon pour chaque<br />
ton, excepté le premier). La structure de ce dernier canon, dont le<br />
schéma suit celui de l’Acathiste à la Mère de Dieu, révèle la fré-<br />
352 Zorica Vitiç-Nedexkoviç, „Demonska iskuèeqa u Teodosijevom<br />
«§itiju svetog Petra Korièkog»” (Les tentations démoniaques dans la<br />
“Vie de St. Pierre de Korièa” par Teodosije), in Hilandar u osam vekova srpske<br />
kqiàevnosti (Chilandar et huit siècles de littérature serbe), Belgrade 1999, p.<br />
143-154.<br />
353 V. Jerotiç, “§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de<br />
Pierre de Korièa à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice<br />
srpske, 407, Novi Sad, 1971, p. 383-422.<br />
314<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
quence hebdomadaire de sa célébration, ce qui est un cas inhabituel<br />
dans le cadre de la célébration d’un culte de saint. Ceci suggère<br />
qu’il a été utilisé dans le cadre d’une pratique particulièrement<br />
intensive du culte des deux saints, autrement dit à Chilandar. Le<br />
fait marquant que toutes les copies à ce jour conservées de ces<br />
deux canons se trouvent actuellement dans le même monastère de<br />
Chilandar, ne signifie pas qu’une pratique intensive du culte des<br />
deux saints ne pouvait avoir lieu ailleurs, à Studenica, à Mileèeva<br />
et en d’autres centres monastiques en Serbie.<br />
Il est important de souligner le fait particulièrement notable<br />
que l’écrivain le plus prolixe et talentueux du Moyen Age serbe<br />
ait consacré la plus grande partie de son œuvre à la propagation<br />
du culte des deux saints fondateurs, celui de la dynastie et de l’Etat<br />
némanide et celui de l’Eglise autocéphale de Serbie. La conformité<br />
parfaite aux normes littéraires et liturgiques byzantines et<br />
slavo-byzantines ne fait que mettre en relief cette singularité de<br />
l’hymnographie liturgique, ainsi que de l’hagiographie de Teodosije<br />
354 . Même s’il s’agit d’un auteur dont le style souligne une<br />
forte personnalité d’expression, la particularité de l’œuvre de<br />
Teodosije réside plus encore dans le contenu que dans la forme.<br />
C’est celui d’un ordonnancement de la mémoire liturgique et<br />
du temps historique autour des deux personnages qui se trouvent<br />
à l’origine des pouvoirs séculier et sacerdotal. La hiérarchisation<br />
de ces deux pôles de référence est de nature à favoriser la mise en<br />
pratique d’un ordre de valeurs propre à confirmer une perpétuation<br />
dans la durée, ce qui est une forme du devoir d’accès à l’éternité.<br />
Cette didactique éthique et eschatologique se résume dans le long<br />
titre original : “La vie et les exploits ascétiques avec son père, et<br />
particulièrement les voyages ainsi que partiellement les récits de<br />
miracles de notre saintpère Sava, premier archevêque et théologien<br />
serbe […]”, de même que Théodose justifie dans l’introduc-<br />
354 Ainsi qu’une prédilection pour les textes classiques de l’hagiographie byzantine,<br />
comme celui de Cyrille de Skytopolis, dont la “Vie de saint Sava de<br />
Jérusalem” rédigée au VI e siècle, a fourni des extraits repris dans l’introduction<br />
de la Vie de Saint Sava.<br />
315
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
tion la nécessité de composition de cette Vie par le fait qu’il faut<br />
qu’il y ait des exemples de sainteté réalisée qui soient pour le une<br />
incitation à la réflexion sur son propre état spirituel.<br />
Elaboré à une époque où l’ordonnancement des pratiques<br />
liturgiques s’exprime par une première traduction intégrale du<br />
Typikon de Jérusalem, la théologie de Teodosije exerce aussi une<br />
fonction d’institutionnalisation et de jumelage des deux cultes<br />
fondateurs sur fond de symphonie entre les deux pouvoirs légitimités<br />
et sacralisés par la sainteté, comme il en ressort notamment<br />
de son ouvrage rhétorique : “L’apologie de saint Siméon et de<br />
saint Sava” 355 . La démarche intellectuelle et politique de Teodosije<br />
se situe donc à une époque charnière, où la pratique liturgique<br />
renouvelée avait rendu archaïsante celle des deux cultes vieux<br />
déjà d’un siècle 356 , à une époque où la «byzantinisation» des institutions<br />
et des arts en Serbie par le roi Milutin, a donné lieu à une<br />
réactualisation de l’apologie dynastique et ecclésiastique. L’œuvre<br />
de Teodosije est le jalon le plus significatif de l’évolution dans la<br />
continuité de la théologie du XIIIe siècle vers celle de l’archevêque<br />
Danilo II au XIVe siècle.<br />
Hagio-biographie dynastique de Danilo II et<br />
de ses Continuateurs<br />
L’hagio-biographie dynastique du Moyen Age serbe trouve<br />
sa pleine expression dans l’œuvre de codification entreprise par<br />
l’archevêque de Serbie Danilo II (1324-1337), contenue dans le<br />
recueil intitulé Vies des rois et archevêques serbes 357 . Ce codex<br />
355 L’Apologie de Sava et Siméon est archivé, toujours d’après l’Inventaire,<br />
dans les manuscrits suivants : 157 (UB Çoroviç 19), 315 (Pljevlja 104), 367<br />
(NBS 17).<br />
356 M. Matejiç, “Himnografski lik svetoga Save” (L’image hymnographique<br />
de St. Sava), in Prouéavaqe sredqovekovnih juànoslovenskih<br />
rukopisa (Etudes des manuscrits médiévaux sud-slaves), Belgrade<br />
1995, p. 261-285 (rés. angl. p. 286).<br />
357 danilo II, Arhiepiskop Danilo i drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih.<br />
Napisao arh. Danilo (Archevêque Danilo et les autres. Vies des rois et archevêques<br />
serbes) éd. Dj. Daniéiç, Belgrade-Zagreb, 1866 ; (= réimpression Londres,<br />
316<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
hagio-biographique d’historiographie dynastique regroupe les Vies<br />
(d’une étendue très inégale) des rois et des archevêques depuis la<br />
première moitié du XIIIe siècle jusqu’à la deuxième moitié du<br />
XIVe siècle 358 .<br />
1972, Introduction Dj. Trifunoviç) ; arhiEpiskop danilo II, Arhiepiskop Danilo,<br />
Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih (Vies des rois et archevêques serbes),<br />
introd. N. Radojéiç (p. V-XXIX), trad. L. Mirkoviç, Belgrade, 1935 ; danilovi<br />
nastavljaéi, Danilov učenik, drugi nastavljači Danilovog zbornika (Les continuateurs<br />
de Danilo II. Le disciple de Danilo, les autres continuateurs du recueil<br />
de Danilo II), (trad. serbe avec une introduction de G. mc daniEl), Belgrade,<br />
1989, p. 9-24.<br />
358 Les copies le plus anciennes de cet ouvrage majeur de Danilo II appartiennent<br />
à la deuxième partie du XVe et du début du XVIe siècle. Un petit nombre<br />
de copies contient le texte intégral de l’ouvrage, alors qu’un assez grand nombre<br />
de ms contient les différentes vies issues du recueil original.<br />
La plus ancienne copie connue à ce jour de l’ouvrage intégral est celle qui<br />
avait été faite en 1553 au monastère de Mileèeva, pour être très peu de temps<br />
après acheminée à Chilandar. Ce ms a fait l’objet de plusieurs copies antérieures,<br />
dont une faite en 1763 pour le compte de l’historien Jovan Rajiç (BPB, N° 45) ;<br />
une autre copie intégrale est faite en 1780 (BPB, 51).<br />
Deux copies faites en Moldavie contiennent le texte intégral hormis la Vie de<br />
Danilo II, lui même. L’un de ces ms est daté du milieu du XVIe siècle (Bibliothèque<br />
Nationale de Varsovie, aks. 10780). Une copie (IX A6, cod. C [£]), Bibliothèque<br />
Nationale de Prague, avait été faite pour le compte de Schaffarik. Le deuxième<br />
ms, daté de 1567, est conservé dans le monastère de Suéevica en Roumanie.<br />
Les autres ms contiennent une ou plusieurs biographies issues du recueil de<br />
Danilo II. Le plus ancien, contenant les vies du roi Dragutin et la vie de la reine<br />
Hélène, est daté de la fin du XVe siècle. Conservé jusqu’alors à la BN de Belgrade<br />
(cod. 378 [21]) il fut perdu lors du bombardement allemand de 1941. Stojanoviç<br />
a démontré qu’il s’agissait d’une version plus ancienne que celle qui avait servi<br />
à l’édition de Daniéiç. Accompagnée de celles de Milutin et d’Hélène, cette<br />
version ancienne de la Vie de Dragutin fait aussi partie d’un recueil copié au<br />
milieu du XVIIe siècle, conservé dans la Bibliothèque Nationale de Sofia (cod.<br />
267 [544]). Une version plus tardive de la Vie de Dragutin, avec la vie de la reine<br />
Hélène, ainsi qu’avec une version abrégée de l’introduction de l’auteur, datée<br />
de 1526, est conservée dans la Bibliothèque Saltikov-£éedrin (cod. Gilf. 55) à<br />
Petrograd. La Vie de la reine Hélène est inclue également dans le Recueil du<br />
hiéromoine Oreste, daté du 1536 (Hil. 482). Les Vies des archevêques sont inclues<br />
dans un recueil de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Zagreb (cod.<br />
R4186). Il s’agit là du ms dit «de Milojeviç», comprenant en outre des parties<br />
du Typikon de Studenica, et qui avait longtemps été considéré comme égaré.<br />
317
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
L’édition (due à Daniéiç) de l’œuvre de Danilo et de ses<br />
continuateurs anonymes, faite à partir de trois manuscrits seulement,<br />
alors que d’autres manuscrits plus complets et plus anciens<br />
ont été trouvés depuis 359 , ne permet pas de régler avec certitude la<br />
L’office de l’archevêque Arsène Ier, est conservé en 17 copies, et ce nombre<br />
n’est sans doute pas définitif. La version longue est connue grâce à l’édition de<br />
Sinesije §ivanoviç (Rimnik, 1761), faite d’après une copie (perdue depuis)<br />
réalisée dans le monastère de Rakovac en 1714, alors que la version brève est<br />
conservée dans les ménées. Les deux versions sont attribuées à Danilo II ; la<br />
version brève a été rédigée afin d’être inclue dans l’office aux saints fêtés le 28<br />
octobre. C’est du moins ce qui ressort de la forme particulière de l’office telle<br />
qu’elle se présente dans le ms (N° 27) de la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade,<br />
daté de 1623. Les stichères de l’office d’Arsenije y sont mélangés avec ceux des<br />
autres saints fêtés le même jour.<br />
Une copie (XVIe s.) de la version brève a été publiée par Ljubica £tavljanin-<br />
Djordjeviç, dans Arheografski prilozi I (1979), p. 109-115, une Vita synaxaire<br />
du saint correspondant y fait partie.<br />
L’office de l’archevêque Eusthate, est aujourd’hui conservé en seulement deux<br />
copies, dont celle de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : Rs 18),<br />
orthographe slavo-serbe. Absent de l’édition de §ivanoviç (de 1761), rédigé avec<br />
une orthographe slavo-russe, cet office est inclu dans l’édition complétée de<br />
Srbljak de 1861, faite par Mihailo le métropolite de Belgrade. Les différences<br />
entre les deux variantes sont peu importantes, ce qui est en principe l’indice<br />
d’une faible diffusion de ce texte.<br />
Une dernière édition de Sbrljak a été faite en 1986, par le patriarche Paul de<br />
Serbie.<br />
Les continuateurs anonymes de Danilo II (1337-1340 & après 1475)<br />
Les plus anciens ms des Continuateurs anonymes datent de la fin du XVe et<br />
de la première partie du XVIe siècle. Les trois plus anciens de ces ms sont ceux<br />
mêmes qui contiennent l’ensemble du recueil des Vies des rois et archevêques<br />
dont l’histoire de texte est rappelée plus haut.<br />
359 Sur les manuscrits des “Vies des rois et archevêques serbes” : danilo<br />
drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih – službe (Les Vies des rois et archevêques<br />
serbes - les offices), Belgrade, 1988, p. 268-269. Sur les Vies des<br />
rois… (rédigées de 1313-14 à 1345, 1376 pour les patriarches), intitulées “La<br />
vie, l’existence et l’histoire des actions agréables à Dieu des très pieux rois des<br />
pays de Serbie et de la Côte (Jit&e i jizny povhesti bogoougwdni dhani<br />
Xristol&obivyfxy kraly srybskyfi i pomorskyfi zemli)”, voir I.-R. mircEa,<br />
““Les vies des rois et archevêques serbes” et leur circulation en Moldavie. Une<br />
copie inconnue de 1567”, Revue des Etudes SudEst Européennes, 4 (1966),<br />
p. 393-412.<br />
318<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
question de la genèse de cette série de biographies. Il est communément<br />
admis actuellement que ce sont deux auteurs principaux,<br />
Danilo II et son continuateur anonyme 360 , qui sont à l’origine 361<br />
de cette œuvre littéraire majeure du XIV e siècle serbe, conçue dès<br />
le départ par son auteur initial comme une série de biographies<br />
dynastiques et ecclésiastiques 362 .<br />
Les Vies des rois, dans le Recueil de Danilo II (vers 1324-<br />
1337) 363 , ne peuvent cependant pas être toutes classées dans la<br />
catégorie des écrits hagiographiques, surtout en ce qui concerne<br />
les premiers rois dont il raconte la vie (Radoslav (1228-1234),<br />
Vladislav (1234-1243), Uroè I er (1243-1276). Celles de la reine<br />
Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre<br />
bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit<br />
le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le<br />
premier roi dûment canonisé 364 , après le fondateur de la dynastie.<br />
Mais les autres biographies royales sont également conçues dans<br />
une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition ha-<br />
360 Le troisième auteur est un anonyme qui n’aurait écrit que les trois Vitae<br />
très brèves, placées à la fin du recueil, celles des trois premiers patriarches de<br />
Serbie.<br />
361 Cf. arhiEpiskop danilo, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa<br />
Danila II, cit., p. XXI-XXII.<br />
362 Cf. Lj. Stojanoviç, “§itija kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa<br />
Danila i drugih”, Glas SKA, 106 (1928), p. 97-112.<br />
363 C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de l’Eglise de<br />
Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale de la Sainte lignée, dont<br />
des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Portreti<br />
srpskih vladara u srednjem veku (Les portraits des souverains serbes au<br />
Moyen Age), Skoplje, 1934, p. 38-43. V. Djuriç, “Loza Nemanjiça u starom<br />
srpskom slikarstvu” (La Lignée des Nemanjiç dans l’ancienne peinture serbe),<br />
Peristil 21 (1978), p. 53-55.<br />
364 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans<br />
après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,<br />
dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques<br />
(vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans<br />
l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),<br />
et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à<br />
Bari, voir : Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 91-97.<br />
319
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
giographique 365 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique<br />
de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir,<br />
dans un cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique<br />
de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque<br />
Danilo II, la sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation<br />
du charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité<br />
dynastique.<br />
Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vie de<br />
Stefan Deéanski (1321-1331) 366 , la biographie tronquée du roi (et,<br />
depuis 1345, empereur) Duèan (1331-1355), ainsi que les hagiographies<br />
de cinq archevêques, dont celle de Danilo II lui-même.<br />
Quelle qu’ait pu être l’intention initiale de son premier auteur et<br />
l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul<br />
auteur connu, ce volumineux codex dynastique est l’ouvrage<br />
hagio-biographique et historiographique le plus complet du Moyen<br />
Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans<br />
le style de ses auteurs respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité<br />
de méthode et d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie<br />
des deux pouvoirs, sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois<br />
et archevêques, sarments de la Sainte Souche, celle des saints<br />
Siméon et Sava, dont la continuité providentielle est incarnée par<br />
le charisme de la Sainte lignée némanide.<br />
365 D. Bogdanoviç, “L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle”, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves. Etudes de civilisation,<br />
Paris [1979], p. 49-58.<br />
366 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en<br />
1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques<br />
inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son<br />
culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.<br />
Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées<br />
à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et<br />
les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome<br />
de Stefan Deéanski, voir Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 99-107, bibliographie.<br />
320<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
kyr sIluAn, les épîtres<br />
Siluan, un auteur de la deuxième moitié du XIVe siècle dont<br />
on connaît très peu d’éléments, était ecclésiastique et moine athonite,<br />
proche du starec Isaija, ainsi que de l’hésychaste Romil,<br />
personnalités bien connues par ailleurs. Ayant concentré son attention<br />
sur cet auteur, Dimitrije Bogdanoviç, situe l’époque de la<br />
rédaction de ses épîtres entre 1363 et 1371. Il avance l’hypothèse<br />
qu’elles auraient pu être rédigées dans la Zéta, cette principauté<br />
maritime qui servait de refuge aux nombreux Athonites fuyants à<br />
cette époque devant la conquête ottomane. Sa correspondance<br />
s’adresse à quelqu’un qui était vraisemblablement resté au Mont<br />
Athos, hypothèse confortée par le fait que les deux seuls personnages<br />
qui ont pu être identifiés, Isaija et Romil, étaient à cette<br />
époque dans la sainte montagne. Quant à l’identité du correspondant<br />
de Siluan, sur la base d’un passage où Siluan l’invite à observer<br />
l’enseignement de Romil, Bogdanoviç tire l’hypothèse qu’il<br />
s’agirait de Grégoire le Sinaïte le Jeune 367 , dont on sait qu’il fut<br />
le disciple de Romil depuis leur séjour à Parorie. Ce Grégoire est<br />
l’auteur d’une vie de Romil, écrite vers 1376-77, incluant l’enseignement<br />
de son maître spirituel.<br />
Peu connus et insuffisamment étudiés, les écrits de Siluan,<br />
bien qu’ils soient peu nombreux et de faible étendue, offrent<br />
néanmoins un intérêt particulier. Cet intérêt réside aussi bien dans<br />
leur forme que dans leur contenu. Les textes épistolaires qui nous<br />
sont parvenus sont à ce point rares, qu’ils méritent une attention<br />
particulière. Surtout lorsque leur contenu est essentiellement<br />
théologique. Les épîtres de Siluan présentent en ce sens un cas<br />
pratiquement unique. Ces écrits épistolaires sont attribués à Siluan,<br />
sans que l’on pût affirmer avec certitude qu’il s’agit du même<br />
auteur que celui des versets de synaxaires de Siméon et de Sava.<br />
Les écrits épistolaires de valeur littéraire, pour ce que nous<br />
en connaissons, ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Il s’agit<br />
367 D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle),<br />
Belgrade 1986, p. 31-32.<br />
321
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
notamment de la “Lettre d’amour” (Slovo xubve), du despote<br />
Stefan Lazareviç, ainsi que des lettres de Nikon et d’Hélène Balèiç<br />
du Recueil de Gorica. Dans les deux cas il s’agit de textes d’une<br />
grande valeur littéraire, surtout pour le texte du despote Stefan,<br />
ainsi que d’une teneur plus théologique que personnelle, avec un<br />
important niveau d’abstraction. Les écrits hagiographiques du<br />
XIIIe siècle, notamment ceux de Domentijan et de Teodosije,<br />
ainsi que de Danilo II (XIVe s.), incluent des passages et des extraits<br />
d’une intense teneur de rhétorique émotionnelle, mais ne<br />
présentant pas une forme d’épître à proprement parler.<br />
Les épîtres de Siluan situent au milieu du XIVe siècle notre<br />
connaissance de lettres littéraires, théologiques et psychologiques<br />
à la fois. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, mais qui comporte<br />
une omniprésente charge émotionnelle. Les lettres expriment<br />
le souhait d’une contemplation directe et permanente du prochain,<br />
placé sur un niveau spirituel, puisqu’il est question de contemplation<br />
de l’âme.<br />
Récemment découvertes 368 , ces 9 lettres sont néanmoins<br />
écrites par un directeur ou plutôt un père spirituel, adressées à son<br />
disciple, sans que son nom soit cité, alors qu’une fois il le désigne<br />
comme “parrain”, dans la quatrième épître. Pas d’autres noms<br />
dans le texte, à l’exception toutefois d’un certain Marko, un des<br />
disciples proches de l’auteur qui se dit particulièrement attristé<br />
par sa mort. Ainsi que la mention d’un certain kyr Isaija, père<br />
spirituel de Siluan. Il pourrait s’agir du contemporain bien connu<br />
starec Isaija, dont la vie a fourni un sujet hagiographique.<br />
L’auteur ne cache nullement son attente impatiente d’une<br />
réponse écrite de son correspondant. Il le sermonne même en<br />
traitant la paresse épistolaire de manque d’amour du prochain. Le<br />
but de l’épître est de maintenir un contact spirituel afin de connaî-<br />
368 Le Recueil de Savina, dont elles font partie, est du genre de ces nombreux<br />
mélanges de textes hésychastes qui servaient de vecteur de transmission de<br />
textes anachorétiques en Serbie, généralement depuis le Mont Athos, cf. D. Bogdanoviç,<br />
£est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle), Belgrade 1986,<br />
p. 18-19.<br />
322<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
tre l’attitude et la disposition de son correspondant envers Dieu,<br />
ainsi qu’envers le Monde d’ici-bas. Imprégné d’un raisonnement<br />
d’orientation eschatologique et éthique, la première lettre est une<br />
sorte d’introduction aux suivantes.<br />
La septième lettre exprime la tristesse de l’auteur qui déplore<br />
le manque de foi de son correspondant qui lui avait fait part<br />
de son scepticisme à l’égard des espoirs eschatologiques à propos<br />
de la mort de Marko. L’interlocuteur sceptique est sermonné et<br />
invité à plus de courage et, en attendant une rencontre proche, une<br />
recommandation de suivre les préceptes édifiants d’un certain<br />
Romyle.<br />
La huitième lettre est empreinte de la crainte que les propos,<br />
s’ils ne sont pas suivis d’actes, puissent avoir plus de mauvais que<br />
de bons effets. La mort est délivrance, alors que le réconfort réside<br />
dans la connaissance de la vérité. Son intelligence n’est pas<br />
apte à guider les autres vers le salut, car il est lui-même entaché<br />
de passions.<br />
Ces lettres sont composées selon les normes de l’art épistolaire<br />
byzantin, moins dans leur forme que dans leur esprit. Ceci<br />
s’exprime par la présence des notions de base de “lettre amicale”<br />
(fiλikh epistoλh), se basant sur l’idée d’union spirituelle (intellectuelle<br />
et émotionnelle) des correspondants à travers le média<br />
épistolaire. Les lettres sont comparables à la bouche, l’homme<br />
s’exprime par la parole, laquelle porte l’empreinte de sa personnalité,<br />
d’où l’idée de l’épître comme un miroir de l’âme, alors<br />
qu’une lettre prend l’effet d’une présence virtuelle. Expression<br />
d’une affection spirituelle, en signe de volontés et désirs convergents,<br />
l’épître assure une présence et un dialogue durables avec<br />
les êtres bien-aimés (Epître, IV). Un haut niveau d’abstraction, de<br />
dé-concrétisation et de généralisation est l’un des éléments stylistiques<br />
majeurs qui rapprochent ces lettres du genre épistolaire<br />
byzantin, mais sans que l’on y trouve de longues formules de<br />
politesse et autres métaphores rhétoriques, sans même les très<br />
nombreuses citations scripturaires qui étaient alors de règle. Les<br />
généralisations s’expriment par l’édification théologique, des<br />
323
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
considérations communes à tout le monachisme orthodoxe. L’événement<br />
qui est à l’origine du raisonnement n’est jamais explicitement<br />
indiqué, on ne peut que le deviner. La dé-concrétisation<br />
est telle qu’on est en droit de s’interroger sur la réalité d’une correspondance<br />
écrite en pensant à un exercice de style de type sophistique<br />
si prisé à l’époque de l’antiquité tardive. Il s’agit sans doute<br />
plutôt d’une correspondance qui tout en étant réellement échangée,<br />
comme cela se faisait chez les Byzantins, devait servir aussi ultérieurement<br />
à une diffusion plus large. Cela expliquerait l’absence<br />
de nom du correspondant, remplacé par une formule impersonnelle<br />
: “à ceux qui nous affectionnent (emplacement vide pour le<br />
nom), nous envoyons salutations et respects” (épître V).<br />
Quoi qu’il en soit, les neuf lettres de Siluan représentent un<br />
cas limite et très accompli de l’art épistolaire théologique en vogue<br />
à Byzance et très rarement représenté dans le patrimoine manuscrit<br />
en Serbie 369 .<br />
La Vie du starec Isaija (Isaïe)<br />
Œuvre d’un anonyme de la fin du XIVe siècle 370 , ce récit<br />
hagiographique est un ouvrage important, non tant par son étendue<br />
ni même par sa valeur littéraire et documentaire, que par l’intérêt<br />
369 Connues dans un seul ms (recueil ms du monastère Savina, N° 22), composé<br />
de 292 ff° (21 x 13 cm), daté selon l’étude paléographique et l’examen des<br />
filigranes de 1418.<br />
Les versets du synaxaire de Saint Sava<br />
La copie la plus complète est celle du Recueil de Pljevlja (N° 73 de monastère<br />
de Sainte Trinité de Pljevlja), daté du dernier quart du XIVe siècle<br />
Les versets du synaxaire de Saint Siméon<br />
Dans le ménée de février, daté du début du XVIe siècle (SANU, N° 282), dans<br />
un Srbljak de 1525 (NBS, 18), dans un synaxaire en vers du dernier quart du XVIe<br />
siècle (Peç, 30), une copie plus ancienne (fin XIVe-début XVe s.), Musée des<br />
arts plastiques (N° 610), comprend ces vers, mais dans une forme corrompue.<br />
370 Le texte hagiographique de cet anonyme athonite existe en un seul<br />
ms (Chilandar, N° 463). Il fait partie d’un recueil de 97 ff° (20 x 14,5 cm),<br />
dont la Vie du starec Isaija commence au f° 90, la fin étant perdue. Les<br />
filigranes de ce recueil ont pu être datés environ de 1434.<br />
324<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
qu’offre le personnage même dont il raconte la vie 371 . Le starec<br />
(= gérôn) Isaïe, désigné aussi comme Isaïe de Serrès, est né vers<br />
1300 dans la région du Kosovo. Vers 1330 il part pour le Mont-<br />
Athos, devient moine à Chilandar, puis higoumène du monastère<br />
athonite russe ; Saint-Pantéléimon, en 1349. Entre 1353 et 1363,<br />
il effectue plusieurs voyages en Serbie, en 1366, il se rend à la<br />
cour du despote Ugljeèa à Serrès, puis séjourne quelque temps à<br />
Chilandar. Il joua un rôle éminent dans la réconciliation entre<br />
l’Eglise de Serbie et celle de Constantinople en 1375 372 . Mais sa<br />
notoriété vient principalement du fait de sa traduction de Pseudo-<br />
Denys l’Aréopagite 373 . C’est au Mont-Athos qu’il traduisit en 1371<br />
les écrits de Pseudo-Denys, “La hiérarchie céleste”, “La hiérarchie<br />
ecclésiastique”, “La théologie mystique”, et “Les noms de Dieu”,<br />
œuvres sur lesquelles repose une grande partie de la théologie<br />
orthodoxe après le VIe siècle. La Vie de l’abbé Isaija, conservée<br />
dans une seule copie manuscrite 374 , est l’œuvre d’un contemporain<br />
anonyme, vraisemblablement l’un des disciples de cet ecclésiastique.<br />
Cette copie représente une version incomplète de la Vie du<br />
371 Dj. Trifunoviç, Pisac i prevodilac Inok Isaija (Auteur et traducteur, le<br />
moine Isaï), Kruèevac, 1980 ; V. Moèin - M. Purkoviç, Hilandarski igumani<br />
srednjeg veka (Les higoumènes de Chilandar au Moyen Age), Skoplje, 1940 ;<br />
Dj. Sp. Radojiéiç, “Stihovi o inoku Isaiji” (Les vers sur le moine Isaïe), Letopis<br />
MS 387/4 (1961), p. 361-365.<br />
372 D. Bogdanoviç, “Izmirenje srpske i vizantijske Crkve” (Réconciliation des<br />
Eglises serbe et byzantine), in Le prince Lazar O knezu Lazaru, Belgrade, 1975,<br />
p. 81-91 ; V. Moèin, “Sv. patrijarh Kalist i srpska Crkva” (Le Saint patriarche<br />
Calixte et l’Eglise de Serbie), Glasnik SPC 27/9 (1946), p. 192-206.<br />
373 v. Moèin, “O periodizaciji rusko-juànoslovenskih veza” (Sur la périodisation<br />
des relations littéraires russo-sudslaves), Slovo, n°11-12 (1962), p. 461-462 ;<br />
G. M. prohorov, “Avtograf starca Isaije” (L’autographe de starec Isaïe), Ruskaja<br />
literatura, 4 (1980), p. 183-185 ; Dj. Trifunoviç, “Zbornici sa delima<br />
Pseudo-Dionisija Areopagita u prevodu inoka Isaije”, Cyrilomethodianum, 5<br />
(1981), p. 166-171.<br />
374 Celle du monastère de Chilandar (première moitié du XVe siècle), cf. éd.<br />
V. Moèin, “§itie starca Isaii, igumena Russkago monastira na Afone” (La Vie de<br />
starec Isaïe, l’higoumène du monastère russe au Mont-Athos), Sbornik RAOKJ<br />
3 (1940), p. 125-167.<br />
325
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
saint supposé, d’après la composition du recueil et la place que la<br />
Vie d’Isaija y occupe, car on ne sait pas si la canonisation d’Isaija<br />
a été menée à son terme. Cette vie aurait pu être composée précisément<br />
en vue de la canonisation de ce moine bien connu des autres<br />
sources et mort au Mont-Athos, sans doute peu après 1375.<br />
Le cycle du martyrologe du prince Lazar<br />
La profusion de textes littéraires de genres divers, ainsi que<br />
celle de notices que l’on découvre encore dans des codices médiévaux<br />
375 , témoigne avec éloquence de l’ampleur et de la rapidité<br />
376 avec laquelle le culte du Saint prince Lazar, canonisé en<br />
1390/91, au même concile sans doute où fut élu le patriarche<br />
Danilo III, s’est répandu en Serbie. Ce culte 377 avait son centre<br />
principal au monastère de Ravanica, fondation pieuse du prince,<br />
où ses reliques étaient conservées, mais également à Ljubostinja,<br />
fondation de sa veuve, la princesse Milica, où elle prononça ses<br />
vœux pour y finir sa vie (1405) comme moniale (Jevgenija, ou<br />
dans le grand habit, Jefrosinija).<br />
La Vie du prince Lazar de type prologue, est probablement<br />
le plus ancien de ces textes dédiés au culte du prince martyr 378 .<br />
D’autres textes hagiographiques vont contribuer à la diffusion de<br />
ce nouveau culte dynastique : ce sont le «Dit (Slovo) du prince<br />
375 Dj. Trifunoviç, Najstariji srpski zapisi o Kosovskom boju (Les plus anciennes<br />
notices serbes sur la bataille du Kosovo), Gornji Milanovac, 1985<br />
376 Attestée également dans de nombreux documents diplomatiques contemporains,<br />
cf. Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović – istorija, kult, predanje (Lazar<br />
Hrebeljanoviç. Histoire, culte, tradition), Belgrade, 1984, p. 160-163.<br />
377 Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 116-126.<br />
378 Dj. Sp. Radojiéiç (éd.), “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” (Eloge du<br />
prince Lazar), Istoriski časopis 5 (1955), p. 249, avec 4 fac-similés. Le texte y<br />
est daté entre 1390 et 1393. La classification (synaxaire des mois de mars-août)<br />
est de Trifunoviç, qui propose une datation, entre 1390 et 1398 ; ce texte est<br />
fréquemment adjoint à l’office du prince Lazar, cf. Trifunoviç, Spisi o knezu<br />
Lazaru, cit., p. 16-20, 34-36 ; Bogdanoviç, Istorija kljiževnosti, cit., p. 194-195 ;<br />
Id., “Poetika prologa stihovne redakcije” (La poétique du prologue en vers), in<br />
VII Miedzynarodwy Kongres slawistow, Streszezenia referatów i komunikatów,<br />
Varsovie, 1973, p. 834-835.<br />
326<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
Lazar» 379 ; le «Dit à la mémoire (Povesno slovo) du prince Lazar»<br />
intitulé : “Le récit à la mémoire (Poslhdovanï&o by pamety) du saint<br />
et bienheureux prince Lazar qui fut le souverain de tout le pays<br />
serbe”, est l’œuvre d’un auteur anonyme, écrite entre 1392 et 1398,<br />
au monastère de Ravanica 380 . Plusieurs autres textes composés<br />
généralement par les anonymes (fort probablement issus des milieux<br />
ecclésiastiques), dont nous ne mentionnons que les écrits<br />
narratifs, vont compléter ce cycle hagio-biographique. C’est un<br />
autre “Dit (Slovo) du prince Lazar” 381 ; un «Eloge du prince Lazar»<br />
382 ; une autre «Vie et le règne du prince Lazar» 383 ; puis un<br />
autre texte laudatif, le «Discours d’éloge au saint et nouveau<br />
martyr du Christ, Lazar» 384 . Il s’agit là encore d’un texte ano-<br />
379 Daté de 1392/93 par Radojiéiç et Trifunoviç, cf. Radojiéiç, “Izbor patrijarha…”,<br />
cit. ; Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 71-72, L’édition se fonde sur un<br />
manuscrit du XVI e siècle (cf. V. Çoroviç, “Siluan i Danilo III, srpski pisci XIV-<br />
XV veka” (Siluan et Danilo III, ecrivains serbes du XIVe siècle), Glas SKA, 86<br />
(1929), p. 13-103), ce texte est considéré comme “l’œuvre cultuelle la plus historiciste<br />
sur le martyr de Kosovo” : Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović, cit., p. 91.<br />
380 Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti (Anthologie de la<br />
littérature serbe ancienne), Belgrade, 1960, p. 117-118, 328-329 ; Trifunoviç,<br />
Spisi o knezu Lazaru, cit., p. 78-112 ; S. Novakoviç (éd.), “Neèto o knezu Lazaru.<br />
Po rukopisu XVII vijeka spremio za ètampu Stojan Novakoviç” (Sur le<br />
prince Lazar. D’après le manuscrit de XVIIe s. édité par Stojan Novakoviç),<br />
Glasnik SUD, 21 (1867), p. 157-164 ; Id., Primeri književnosti i jezika, cit., p.<br />
287-291.<br />
381 A. Vukomanoviç (éd.), “O knezu Lazaru. Iz rukopisa XVII veka koji je u<br />
podpisanoga” (Sur le prince Lazar, d’après le manuscrit détenu par l’auteur),<br />
Glasnik DSS, 10 (1859), p. 108-118 ; Manuscrit à Chilandar n° 482.<br />
382 Ecrit (1402) par Jefimija (veuve du despote Ugljeèa) le texte est brodé avec<br />
du fil d’or sur un linceul de soie (66 sur 49 cm) qui avait servi à recouvrir les<br />
reliques du prince L. Mirkoviç, Monahinja Jefimija (La moniale Euphémie),<br />
Sremski Karlovci, 1922.<br />
383 Ce texte (écrit vers 1402) s’apparente à un genre littéraire proche des Annales<br />
et Généalogies. Faisant partie des “Annales de Peç”, cf. “Peçki Letopis”,<br />
dans Stojanoviç (éd.), Rodoslovi i letopisi, cit., p. 85-99.<br />
384 L’unique manuscrit de ce texte, auquel manquait la fin, a brûlé dans l’incendie<br />
de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (lors du bombardement nazi<br />
du 6 Avril 1941).<br />
327
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
nyme de la fin XIV e — début XV e siècle 385 . L’Epitaphe de la<br />
stèle de Kosovo 386 est l’un des rares écrits de genre et de provenance<br />
profane. Enfin, c’est encore un texte du genre laudatif,<br />
l’Eloge au prince Lazar par Andonije Rafail Epaktit 387 , plus tardif<br />
d’une trentaine d’années par rapport aux écrits précédents, qui<br />
clôt cet ensemble thématique intitulé le Cycle littéraire de la bataille<br />
de Kosovo.<br />
Le cycle littéraire consacré au prince Lazar Hrebeljanoviç,<br />
mort à la bataille de Kosovo en 1389, constitue un chapitre à part 388<br />
dans l’hagio-biographie médiévale serbe. La relève dynastique de<br />
cette deuxième moitié du XIVe siècle, les débuts de la conquête<br />
ottomane et la crise de conscience suscitée par le schisme avec<br />
l’Eglise de Constantinople ont marqué cette époque de transition<br />
et de bouleversements majeurs en Serbie et dans les Balkans. Les<br />
textes hagio-biographiques, laudatifs et liturgiques de cette époque<br />
sont consécutifs à l’instauration du culte du prince Lazar quelques<br />
années à peine après sa mort sur le champ de bataille.<br />
La Vie de Saint Stefan Dečanski, le Mégalomartyr par<br />
Grégoire Camblak<br />
La portée idéologique de l’hagiographie de Stefan Deéans-<br />
385 Sur l’attribution incertaine de ce texte (Danilo III), cf. D. Bogdanoviç,<br />
“Slovo pohvalno knezu Lazaru” (Le Discours d’éloge au prince Lazar), Savremenik<br />
37 (1973), p. 265-274 ; Id., Istorija književnosti, cit., p. 193 n. 4.<br />
386 Attribuée au despote Stefan Lazareviç (1389-1427), l’analyse stylistique a<br />
confirmé cette attribution : Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ;B. Bojoviç,<br />
“L’épitaphe du despote Stefan sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe<br />
(numéro spécial), 3 (1987), p. 99-102.<br />
387 Edition d’après un manuscrit, fin XVe-début du XVIe siècle (collection<br />
Hiljferding de la bibliothèque Impériale de Petrograd), cf. Lj. Stojanoviç, “Pohvala<br />
knezu Lazaru”, Spomenik SKA, 3 (1890), p. 81-90 ; nouvelle édition<br />
(critique) avec l’étude fouillée de Dj. Trifunoviç, “Slovo o svetom knezu Lazaru<br />
Andonija Rafaila” (Le Discours sur le prince Lazar d’Andonije Rafail),<br />
Zbornik IK, 10 (1976), p. 147-179.<br />
388 Dj. Trifunoviç, Srpski srednjovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom<br />
boju (Les écrits médiévaux serbes sur le prince Lazar et la bataille du Kosovo),<br />
Kruèevac, 1968.<br />
328<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
ki par Grigorije Camblak 389 (rédigée vers 1402) est importante.<br />
C’était l’analogie cultuelle entre Stefan Deéanski et le prince<br />
Lazar, tous les deux canonisés comme martyrs, qui devait aider à<br />
rétablir la continuité de la légitimité dynastique fortement liée à<br />
la Sainte lignée Némanide. L’œuvre de Camblak 390 , créée au début<br />
du siècle, appartient à une nouvelle époque historique qui sera<br />
celle de la fin de la civilisation médiévale orthodoxe dans les<br />
Balkans. Elle marque en même temps la fin d’une époque littéraire<br />
391 , celle des hagiographies royales classiques en Serbie.<br />
La Vie de Stefan Dečanski (1321-1331) par Grégoire Camblak<br />
392 , moine érudit d’origine bulgare 393 , est une hagio-biographie<br />
tardive de ce roi canonisé près de soixante-dix ans plus tôt. Très<br />
différente et parfois en contradiction avec la première Vie de ce<br />
roi saint, elle offre cependant assez peu d’informations historiques<br />
par rapport à celle qui avait été composée par le Continuateur<br />
anonyme de Danilo II. Composée plus en fonction d’un culte<br />
local que d’un culte dynastique et officiel, l’intérêt de cette Vie<br />
vient de ce qu’elle permet de suivre l’évolution d’un important<br />
389 Trad. serbe : Stare srpske biografije XV i XVII veka (Les biographies serbes<br />
anciennes des XVe-XVIIe siècles), III, Camblak, Konstantin, Pajsije (traduction<br />
L. Mirkoviç, introduction P. Popoviç), Belgrade, 1936, p. 3-40.<br />
390 Sur la bibliographie des travaux relatifs à Camblak, voir Petroviç, Književni<br />
rad Gligorija Camblaka u Srbiji (Les travaux de Grégoire Camblak en Serbie),<br />
Priètina, 1991, p. 13-32<br />
391 Sur la littérature hagiographique à Byzance, en Serbie et en Bulgarie, cf.<br />
Ibid., p. 98-133.<br />
392 J. £afarik (éd.), “§itije Stefana Uroèa III - od Grigorija Mniha” (Vie de<br />
Stefan Uroè III de Grégoire le Moine), Glasnik DSS, 11 (1859), p. 35-94. Cet<br />
ouvrage se singularise des autres écrits du genre. La Vie de Stefan par Camblak<br />
a été l’hagiographie dynastique la plus lue après la Vie de Saint Sava par Teodosije,<br />
ce dont témoigne le grand nombre de copies conservées en Serbie et dans<br />
d’autres pays. Sur la tradition manuscrite et les éditions de la Vie de Stefan, voir<br />
D. Petroviç, Književni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, cit., p. 93-97, 179-180.<br />
393 Dans la plus ancienne copie de la Vie de Stefan par Camblak (datée vers<br />
1433, Recueil N° 99 des Archives de Deéani), l’auteur est désigné comme ayant<br />
été higoumène du monastère de Deéani, cf. Petroviç, Književni rad, cit., p. 71-89<br />
n. 21.<br />
329
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
culte royal dans des conditions nouvelles d’une époque bien différente<br />
de celle qui fut marquée par le règne de la dynastie némanide.<br />
La Vie du patriarche Jefrem<br />
La Vie du patriarche Jefrem 394 , anachorète d’origine bulgare<br />
à la tête de l’Eglise serbe (1375-1379 et 1389-1392), fait partie<br />
de ces hagio-biographies des archevêques et patriarches qui font<br />
pendant aux hagio-biographies des rois et autres souverains de<br />
Serbie. Marko (né en 1359/60 dans les environs de Peç), évêque<br />
de Peç (1390/92-après 1411), fut le disciple de Jefrem pendant<br />
vingt-trois ans, depuis son entrée dans la vie monacale jusqu’à la<br />
mort du patriarche, le 15 juin 1400. Composée par cet auteur dont<br />
on connaît plusieurs autres textes de moindre importance (dont<br />
l’acolouthie de Jefrem) 395 , cette Vie s’assimile au genre hagiographique<br />
du synaxaire plutôt qu’à une Vie de type développé. C’est<br />
en fait une Vie-synaxaire élargie et en partie versifiée qui a une<br />
fonction liturgique et qui s’insère dans l’office des matines après<br />
la sixième ode du canon. On suppose cependant que cette Vie fut<br />
composée initialement en prose avant d’avoir été versifiée pour<br />
être inclus dans l’acolouthie du saint patriarche 396 . Dépouillé de<br />
citations savantes, relativement riche en informations biographiques<br />
et historiques, c’est un texte fort abondant au sujet de l’expérience<br />
spirituelle du saint, composé avec une grande maîtrise et<br />
un sens poussé de l’équilibre entre la forme et le contenu. La<br />
narration est concise, claire, sans digressions alourdissantes et fort<br />
394 Ed. Dj. Trifunoviç, “§itije svetog patrijarha Jefrema od episkopa Marka”<br />
(La Vie du patriarche Jefrem par l’évêque Marko), Anali Filološkog Fakulteta,<br />
7 (1967), p. 67-74.<br />
395 L’acolouthie de l’archevêque Nikodim, le Synaxaire de Gerasim et de Jefimija<br />
(ses parents qui ont avec plusieurs de leurs enfants embrassé la vocation<br />
monacale), puis l’inscription de ktètor pour l’église de Saint Georges, cf. D. Bogdanoviç,<br />
Šest pisaca XIV veka (Six auteurs du XIVe siècle), Belgrade, 1986,<br />
p. 163-210.<br />
396 Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka, cit., p. 45-46.<br />
330<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
cohérente 397 . Jefrem y est décrit comme un grand prélat, non pas<br />
en tant que gestionnaire des affaires de l’Eglise, mais avant tout<br />
comme un saint homme, un hésychaste, un ascète et un guide<br />
spirituel accompli. A la différence du Continuateur anonyme de<br />
Danilo II et d’autres auteurs de la fin du XIVe et de la première<br />
moitié du XVe siècle, qui s’accordent dans la condamnation inconditionnelle<br />
de l’œuvre de Duèan, Marko parle du schisme<br />
entre l’Eglise de Constantinople et celle de Serbie (1354-1375)<br />
en termes neutres et posés. Ecrivant onze ans après la bataille de<br />
Kosovo, l’évêque Marko parle de la bataille mémorable en termes<br />
moins exaltés que la plupart des autres textes de l’époque, sans<br />
s’écarter cependant de l’interprétation communément admise pour<br />
comprendre cet événement lourd de conséquences avec une causalité<br />
fort caractéristique de l’époque. Le mauvais tournant historique<br />
du Kosovo est la conséquence de “nos péchés”, alors que<br />
l’issue se trouve dans le repentir et l’expiation, dont le martyre du<br />
prince Lazar est un exemple édifiant.<br />
Biographie du despote Stefan Lazarević<br />
par Constantin de Kostenec<br />
C’est sous le règne du despote Djuradj Brankoviç, que Constantin<br />
écrivit, entre 1433 et 1439, à l’instigation du patriarche Nikon<br />
et des magnats de la cour, son œuvre principale : l’hagio-biographie<br />
du despote Stefan Lazareviç 398 . Au premier abord, cette œuvre<br />
biographique se rapproche, plus qu’aucune autre dans la littéra-<br />
397 M. Kaèanin, Srpska književnost u srednjem veku (La littérature serbe au<br />
Moyen Age), Belgrade, 1975, p. 324, 326.<br />
398 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />
srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote<br />
serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 223-328 ; G. svannE, Konstantin Kosteneykii<br />
i ego biografija serbskogo despota Stefana Lazareviéa (Constantin de Kostenec<br />
et sa biographie du despote serbe Stefan Lazareviç), Starobulgarska literatura,<br />
4 (1978), p. 21-38 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec :<br />
K. kuEv - G. pEtkov, Subrani sučineniæ na Konstantin Kosteneéki (Les œuvres<br />
réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, 574 pp.<br />
331
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
ture médiévale serbe, de la méthode historiographique classique.<br />
La culture hellénique et l’œuvre de Plutarque ont exercé une influence<br />
certaine sur Constantin 399 , auteur de la dernière grande<br />
biographie princière serbe.<br />
La Vie du despote Stefan Lazarević (1389-1427) par Constantin<br />
de Kostenec 400 , un homme de lettres bulgare qui avait fui en<br />
Serbie devant la conquête ottomane, est sans doute l’une des<br />
créations les plus remarquables dans la longue succession des<br />
hagio-biographies des souverains serbes. Par sa narration descriptive,<br />
ses références classiques, par sa reconstitution historique<br />
assez précise et compétente, c’est davantage une chronique du<br />
règne de son héros qu’une hagio-biographie traditionnelle. La<br />
volonté expresse de placer le despote Stefan dans une perspective<br />
de continuité de la sainteté dynastique, ainsi que la volonté à<br />
peine moins clairement affichée de servir d’argument pour une<br />
canonisation éventuelle de son prince, ont un côté qui peut paraître<br />
paradoxal par rapport à ses modifications d’approche littéraire.<br />
Ecrite moins de quarante années après celle du roi Stefan Deéanski,<br />
la Vie du despote Stefan se trouve à bien des égards aux antipodes<br />
de l’ouvrage de Camblak. Les schémas hagiographiques<br />
cèdent la place à un portrait assez fidèle et singulièrement réaliste<br />
par rapport aux images plus au moins hiératiques de rois<br />
saints. C’est le portrait d’un prince éclairé, pragmatique, et vertueux<br />
d’une manière plus chevaleresque que monacale.<br />
399 “Cette biographie représente […] la meilleure réalisation littéraire des<br />
Slaves méridionaux, au Moyen Age, tant par son contenu que par sa forme”, et<br />
“une source historique de toute première importance, non seulement pour l’histoire<br />
serbe, mais aussi pour l’étude des événements […] dans la péninsule des<br />
Balkans pendant l’époque en question”, selon I. Dujéev, “Rapports littéraires<br />
entre les Byzantins, les Bulgares et les Serbes aux XIVe et XVe siècles”, in<br />
L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade, 1972, p. 97 ; voir aussi, Id., “Les<br />
rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medievo bizantinoslavo,<br />
cit., vol. 3, p. 267-279.<br />
400 V. Jagiç (éd.), “Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />
srpskog”, cit., p. 223-328 ; G. svannE, Konstantin Kostenečki, cit., p. 21-38 ;<br />
nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. kuEv – G. pEtkov,<br />
Subrani sučinenija na Konstantin Kostenečki, Sofia, 1985.<br />
332<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
Ces transformations considérables dans la narration d’une<br />
biographie officielle portent l’empreinte de l’esprit du temps et<br />
des bouleversements profonds qui se font jour dans la société<br />
serbe de la première moitié du XVe siècle. La période des troubles<br />
à la fin du XIVe siècle, celle qui a précédé le règne du despote et<br />
marqué ses débuts était en effet une période de transition. Les<br />
troubles de succession dynastique, la déliquescence du pouvoir<br />
central, un climat d’insécurité croissante et le début de la conquête<br />
ottomane ; une urbanisation rapide et le pouvoir de l’argent<br />
relayant progressivement le pouvoir foncier, auront finalement<br />
raison de l’époque némanide, empreinte de la symphonie des deux<br />
pouvoirs au détriment du rôle privilégié de l’Eglise 401 .<br />
Incluant des changements fort significatifs, cette évolution ne<br />
devait cependant pas se confirmer par la suite, et la biographie du<br />
despote Stefan Lazareviç reste une exception dans la littérature<br />
dynastique et officielle. L’Etat serbe n’avait plus que quelques<br />
dizaines d’années de plus en plus difficiles à traverser avant d’être<br />
submergé par la conquête ottomane en 1459. Le dernier souverain<br />
important du XVe siècle, le despote Djuradj Brankoviç (1427-<br />
1456), n’a jamais eu la moindre biographie, officielle ou non. Les<br />
faits essentiels de l’histoire serbe étaient depuis la fin du XIVe<br />
siècle relatés par les Annales et les Généalogies des souverains.<br />
C’est ainsi que la dernière Vie de SiméonNemanja fut composée<br />
en 1441/2, par un moine érudit, Nikon le Hiérsolomytain 402 ,<br />
qui écrivait pour le compte de la princesse Hélène Balèiç, fille du<br />
prince Lazar. C’est une compilation de Stefan le Premier Couronné<br />
et de Teodosije pour l’essentiel, mais composée dans un<br />
esprit nouveau par rapport à ces prototypes — la séparation de<br />
l’hagiographique et de l’historique. C’est ainsi que cette Vie de<br />
401 Il est intéressant de rappeler à ce propos que la crise de l’Eglise serbe<br />
coïncide dans le temps avec ce qui fut la plus grande crise de la papauté au Moyen<br />
Age, à la fin du XIV e et au début du XV e siècle.<br />
402 Etude, édition critique du texte et traduction française : B. Bojoviç, L’idéologie<br />
monarchique dans les hagiobiographies dynastiques du Moyen Age serbe,<br />
Rome, 1995, p. 209-300.<br />
333
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Nemanja est presque entièrement dépouillée de ses parties historiques<br />
au profit d’une synthèse hagiographique, faite d’un portrait<br />
hiératique, complètement sublimé, du fondateur de la dynastie<br />
némanide.<br />
Vies brèves et offices des saints despotes Branković<br />
On ne connaît pas d’hagiographies «développées» des Brankoviç,<br />
despotes de Srem. Ce sont des textes hymnographiques,<br />
des acolouthies et des Vies brèves, jiti&e de type synaxaire qui<br />
furent créées en fonction de leurs cultes. L’acolouthie 403 de Stefan<br />
Brankoviç a été écrite, dans le plus pur style rhétorique des XIII-<br />
XIV e siècles, dit «guirlande de mots», entre 1486 et 1502. La Vie<br />
de type synaxaire est, par contre, d’un historicisme qui rompt avec<br />
le style rhétorique, traditionnel dans ce genre littéraire 404 . Inspirée<br />
de sentiments patriotiques, renfermant un grand nombre de données<br />
biographiques et historiques, l’acolouthie 405 de l’archevêque<br />
Maxime est écrite en 1523, sept ans après sa mort. Sa Vita synaxaire<br />
est plus historique que celle de Stefan, se rapprochant<br />
davantage encore du genre narratif des Annales ; elle fait partie<br />
des vitae synaxaires les plus longues. Ces textes représentent, en<br />
fait, une brève histoire des Brankoviç de la Hongrie méridionale,<br />
derniers descendants, selon l’auteur, de la sainte lignée des Nemanjiç.<br />
Les généalogies royales et les Annales<br />
du royaume de Serbie<br />
Les généalogies royales font leur apparition en Serbie seulement<br />
dans les dernières décennies du XIV e siècle ; elles ont été<br />
403 Edition du texte slavo-serbe avec traduction serbo-croate, dans Srbljak 2,<br />
Belgrade, 1970, p. 409-463 ; Dj. Trifunoviç, dans O Srbljaku, Belgrade, 1970,<br />
p. 324-327.<br />
404 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 496-497.<br />
405 Ed. Srbljak 2, cit., p. 465-499 ; Trifunoviç, dans O Srbljaku, cit., p. 328-<br />
330.<br />
334<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
précédées par les pomenyiky (diptyques) 406 , listes des noms dynastiques<br />
à usage liturgique 407 . Plusieurs rédactions ultérieures ont complété<br />
cette généalogie primitive par des données dynastiques sur<br />
les Lazareviç, les Brankoviç et enfin les Jakèiç au XVI e siècle 408 .<br />
Les Annales sont classées en deux catégories d’après leur<br />
ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus<br />
récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un<br />
auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous<br />
forme de portraits succincts “en médaillon” des souverains serbes 409 .<br />
Intitulées Vies et œuvres des saints rois et empereurs serbes, les<br />
cinq rédactions des Annales anciennes ne font pas véritablement<br />
partie du genre des chronographies mais, comme leur titre l’indique,<br />
s’apparentent davantage au genre hagiographique.<br />
Les véritables Annales 410 sont représentées par les quelques<br />
cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui<br />
contiennent la chronologie suivant la mort de Stefan Duèan (1355).<br />
Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies<br />
411 du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç a classé les Anna<br />
406 S. Novakoviç, “Srpski pomenici XV-XVIII veka”, Glasnik SUD, 42 (1875),<br />
p. 1-152.<br />
407 Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 241-243.<br />
408 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 142 ; S. Novakoviç, Hronograf, carostavnik,<br />
trojadnik, rodoslov, Glasnik SUD, 45 (1877), p. 333-343 ; A. Iviç, Rodoslovne<br />
tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables généalogiques des dynasties et des<br />
seigneurs serbes), Belgrade, 19252 .<br />
409 L’une des plus anciennes rédactions est celle du recueil copié en Moldavie<br />
entre 1554-1561, rédigé vers 1490 et couvrant la période entre 1355 et 1490,<br />
cf. E. turdEanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les<br />
pays roumains, Paris, 1947, p. 160-161.<br />
410 Selon Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 129-130. Sur les “Annales (Letopis) de<br />
Brankoviç”, voir R. Novakoviç, Brankovićev Letopis, Posebna izdanja SANU,<br />
339, Odeljenje druètvenih nauka, t. 35, Belgrade, 1960 (résumé en allemand,<br />
p. 177-180).<br />
411 Sur les Généalogies, voir Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi<br />
(Les Généalogies et les Annales serbes anciennes), Belgrade-Sr. Karlovci, 1927 ;<br />
Dj. Sp. Radojiéiç, Književna zbivanja i stvaranja kod Srba u srednjem veku i u<br />
tursko doba (Les faits littéraires chez les Serbes au Moyen Age et à l’époque<br />
335
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
les plus récentes en quatre groupes : les Annales écrites avant 1458 ;<br />
celles écrites vers 1460 ; celles écrites après 1460 ; le quatrième<br />
groupe représente les Annales écrites au XVIe siècle. Puisant leurs<br />
informations sur l’histoire de la Serbie dans les hagio-biographies<br />
et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices<br />
historiques et les colophons de recueils anciens, les auteurs des<br />
Annales rapportent aussi les événements contemporains 412 .<br />
C’est ainsi que la mémoire écrite devait trouver pour une<br />
longue période son expression dans des genres historico-littéraires<br />
bien distincts. Les derniers ouvrages du Moyen Age serbe dans<br />
ce domaine témoignent particulièrement bien de cette séparation<br />
entre le sacré et le profane dans la littérature officielle. Séparation,<br />
amorcée dès la fin de la dynastie némanide (1371), pour s’inscrire<br />
progressivement au sein du cycle littéraire consacré au<br />
prince Lazar, et trouver sa pleine expression au XV e siècle.<br />
* * *<br />
Sous l’influence des institutions dynastiques de l’Europe<br />
occidentale et de la spiritualité de la civilisation chrétienne de<br />
l’Orient, l’Etat serbe se trouvait en situation de parvenir à un<br />
certain degré de synthèse à partir d’un éclectisme d’influences<br />
diverses, dépassant toute tentative de syncrétisme de la bi-polarisation<br />
du monde chrétien et tendant à se rapprocher plutôt du<br />
modèle byzantin. Cette synthèse ne concernait pas seulement une<br />
appropriation créative de modèles universels, mais aussi une<br />
résolution autochtone des questions principales qui se posaient au<br />
monde du Moyen Age, telle que la question du rapport des deux<br />
pouvoirs — le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, — question<br />
qui a été résolue principalement, tant en Orient qu’en Occident,<br />
sur la base du principe d’un rapport de forces créant plus ou moins<br />
une inégalité entre les deux parties principales des structures sociales.<br />
C’est de cette inégalité que sont nés ces monopoles autocratiques<br />
du pouvoir qui s’appellent dans l’historiographie mo-<br />
ottomane), Novi Sad, 1967, p. 157-189.<br />
412 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, cit., p. XL-LVIII ;<br />
LXXXIV-LXXXVIII ; voir aussi ICG t. II/2 (D. Bogdanoviç), 386-392.<br />
336<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
derne le césaro-papisme et le papo-césarisme. La synthèse serbe<br />
entre l’Eglise et l’Etat dans la culture politique et spirituelle est<br />
définie avec le plus de concision par le terme de “symphonie” des<br />
deux pouvoirs, concept qui reçoit un contenu juridique et politique<br />
à partir du Recueil de lois (Kormčija) de saint Sava en 1220.<br />
Cette union symphonique entre les deux pouvoirs — le pouvoir<br />
temporel et le pouvoir spirituel — présentait pour le Moyen Age<br />
un côté positif, car elle rapprochait, et jusqu’à un certain point<br />
neutralisait la puissance de deux autocraties semi-despotiques. La<br />
symphonie entre l’Eglise et l’Etat se présente comme l’une des<br />
caractéristiques de la civilisation serbe du Moyen Age, au point<br />
qu’on a pu la qualifier — non sans une certaine exagération<br />
d’ailleurs, car la théorie ne s’identifie pas à la réalité, — de “monarchie<br />
ecclésiastique” 413 . L’accord entre les deux structures sociales<br />
dominantes reste l’idée conductrice de l’idéologie politicoecclésiale,<br />
prenant une part considérable dans l’équilibre des<br />
rapports sociaux, en vertu du principe selon lequel “les structures<br />
mentales sont le reflet des structures sociales” (G. Dumézil) et<br />
inversement. Et l’équilibre interne de l’expression monumentale<br />
serbe — architecturale et iconographique — (qui lui donne une<br />
valeur universelle) est bien lui aussi le reflet de cette “symphonie”.<br />
En ce qui concerne le point dont nous nous occupons ici, ce sont<br />
les hagio-biographies des souverains et des archevêques serbes<br />
qui possèdent la plus grande signification comme moyen de rétablissement<br />
et de maintien de la conscience propre, culturelle,<br />
politique et historique au Moyen Age serbe. En tant que reflet le<br />
plus exemplaire de la synthèse et de la symphonie de la civilisation<br />
serbe du Moyen Age, elles représentent par leur continuité littéraire<br />
et historiosophique autochtone un phénomène significatif<br />
dans l’Europe du Moyen Age.<br />
413 J. klocZowski, dans Histoire du Christianisme 6, Paris, 1990, p. 252.<br />
337
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
lA lIttérAture croAte en lAngue slAVe<br />
L’attitude du clergé latin, de l’archevêché de Split et de la<br />
papauté, à l’égard de la liturgie slave (surtout entre le XIe et le<br />
XIIIe siècle) a eu des conséquences néfastes pour le développement<br />
d’une littérature slave qui demeurera limitée aux textes liturgiques<br />
plus ou moins tolérés pour le bas clergé et touchant surtout les<br />
couches populaires. Le soutien des rois croates à cette attitude de<br />
l’Eglise romaine (surtout après les Conciles de Split en 925, en<br />
928, puis en 1060, supprimant l’archevêché slave de Nin et interdisant<br />
toute langue liturgique autre que le latin et le grec), empêcha<br />
la constitution d’une Eglise croate qui aurait pu engendrer une<br />
littérature hagiographique et biographique croate sur des thèmes<br />
historiques. L’annexion du royaume croate par la Hongrie (entérinée<br />
en 1102), d’une part, et la mainmise de Venise sur les villes<br />
importantes et la plus grande partie du littoral adriatique croate,<br />
d’autre part, furent sans doute l’une des conséquences de cet état<br />
des choses. Ce qui explique la faible étendue du patrimoine littéraire<br />
croate autochtone issu du Moyen Age qui nous est parvenu 414 .<br />
La tradition d’un Etat croate se maintint dans quelques textes<br />
tardifs dont il faut chercher l’origine dans une résurgence de la<br />
tradition glagolitique du clergé slave (dans l’ordre bénédictin<br />
notamment) reconnue par le pape Innocent IV au XIIIe siècle (en<br />
1248), sans doute pour contrecarrer l’expansion de l’hérésie bogomile<br />
et surtout dans l’esprit des temps nouveaux qui se répand<br />
dans les régions maritimes avec l’influence venant de l’Italie.<br />
La littérature croate du Moyen Age est composée dans sa plus<br />
grande partie de textes ecclésiastiques dont le genre hagiographique<br />
tient une part importante. Ces textes hagiographiques, les<br />
apocryphes, bréviaires liturgiques, sont généralement des traductions<br />
slaves de textes latins et, dans une moindre mesure, de<br />
texte de provenance byzantine ou plutôt slavo-byzantine. Les deux<br />
extraits du proto-évangile de Jacques (dans quatre bréviaires gla-<br />
414 dvornik, Les Slaves, cit., p. 158-160.<br />
338<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
golitiques), des extraits de la Vie de ConstantinCyrille, la Vie de<br />
St. Wenceslas, la Vie de St. Clément, la Passion apocryphe de<br />
l’Apôtre André, font partie de ces écrits de provenance slave ou<br />
slavo-byzantine 415 ; de même que des textes hagiographiques<br />
d’origine latine, comme ceux sur les saints Nicolas, François<br />
d’Assise, et bien d’autres, ne font pas partie de ce qu’on pourrait<br />
considérer comme un littérature autochtone créée sur le territoire<br />
de la Croatie à l’époque médiévale.<br />
Les plus importants textes narratifs croates témoignent de<br />
la difficulté d’affirmer une identité historique à une époque difficile<br />
pour tous les pays balkaniques. Ces textes sont souvent partagés<br />
entre la culture latine des villes et l’aspect plus autochtone<br />
des autres textes traitant de l’histoire croate :<br />
Historia Salonitana par l’archidiacre Tomas (XIIIe siècle, en<br />
latin)<br />
Note du prêtre Martince de Grobnik sur la bataille de Krbava<br />
(1493)<br />
Mémoires de Miha Medijev de Barbezanis (pour Split) et de<br />
Paulus de Paulo (pour Zadar) — XIV e s. (en latin)<br />
Récit de la mise à mort du roi Zvonimir — adjonction tardive<br />
(début du XIVe siècle) dans le “libellus Gothorum quod latine<br />
Sclavorum dicitur regnum” (chapitre XXVII) 416<br />
Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Klementoviç<br />
(début XVIe siècle)<br />
Annales brèves dans le Zbornik de Frère Petar Milutiniç (XVIe<br />
siècle)<br />
Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Glaviç £ibenéanin<br />
(XVIe siècle) 417<br />
415 E. hErcigonja, Povijest hrvatske književnosti, t. 2 (Histoire de la littérature<br />
croate), Zagreb, 1975, p. 265sqq., 272.<br />
416 Traduite en latin par Marko Maruliç, et adjointe à la Chronique du prêtre<br />
de Dioclée, sous le titre de “Regnum Dalmatiae et Croatiae gesta”, Istorija naroda<br />
Jugoslavije (Histoire des peuples yougoslaves), t. I, Belgrade, 1953, p.<br />
716-717.<br />
417 V. Jagiç, Historija književnosti naroda hrvatskoga i srpskoga, cit., p. 115-<br />
339
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Alors que les Ottomans occupent les Balkans, les esprits<br />
éclairés en Dalmatie se font l’écho des traditions populaires et<br />
ecclésiastiques du patrimoine slave. Au XVIe siècle, le dominicain<br />
de Dubrovnik, Mavro Orbini écrit “Il regno degli Slavi”, une<br />
histoire des royaumes sud-slaves. Au XVIe siècle, les pêcheurs<br />
des îles dalmates chantent les poèmes épiques sur les anciens rois<br />
serbes. Dans les villes dalmates (aux XVIe, XVIIe et XVIIIe s.),<br />
les poètes de la Renaissance et de la Contre-Réforme, comme<br />
Hektoroviç (XVIe), Gunduliç (XVIIe), Kaéiç-Mioèiç (XVIIIe),<br />
chantent les légendes populaires des royaumes croate et serbe. Un<br />
évêque de Dalmatie (Ivan Tomko Mrnaviç), écrit au XVIIe siècle<br />
(en 1631) une Vita de Sava Nemanjiç 418 , premier archevêque orthodoxe<br />
de Serbie.<br />
L’élimination de la liturgie slave par l’Eglise catholique et<br />
son interdiction aux conciles de Split de 925, 928 et 1060, ont<br />
abouti à l’étouffement de la littérature originale sur le territoire de<br />
la Croatie du Moyen Age. Les quelques œuvres qui se sont conservées<br />
appartiennent à la fin du Moyen Age et au début des Temps<br />
modernes, et elles ont une valeur qui concerne moins la littérature<br />
et l’histoire que l’édification de l’Eglise et le patrimoine de<br />
la Croatie du Moyen Age. Lorsqu’il fallut choisir entre l’autorité<br />
de Rome et celle de la hiérarchie des villes romaines du littoral<br />
dalmate, d’une part, et, de l’autre, le clergé slave croate, les souverains<br />
croates furent influencés par des facteurs externes, ce qui<br />
120 ; Fr. poljanEc, Historija stare i srednje jugoslovenske književnosti (Histoire<br />
de la littérature ancienne et moyenne yougoslave), Zagreb, 1939, p. 144-147.<br />
418 Sous le titre : Regia Sanctitatis illyricana foecunditas, A Ioanne Tomco<br />
Marnavitio, Bosnensi edita, Roma 1930 ; puis : De Vita & Scriptis Joannis<br />
Tomci Marnavitii : Paulovich Lucich. J. J., Vita S. Sabbae abbatis Stephani<br />
Nemaniae Rasciae Regis Filij auctore Joanne Tomco Marnavitio. Opera & Studio…,<br />
Venise, 1789, p. 9-21 ; sur cet ouvrage et son auteur, voir I. Kukuljeviç-<br />
Sakcinski, “Knjiàevnici u Hrvatah s ove strane Velebita àivevèi u prvoj polovini<br />
XVII vieka : Ivan Tomko Mrnaviç” (Les écrivains croates de ce coté de<br />
Velebit au XVIIe siècle), Arkiv, 9 (1868), p. 242-265 ; N. Radojéiç, “O àivotu<br />
Svetoga Save od Ivana Tomka Marnaviça” (Sur la Vie de saint Sava par Ivan<br />
Tomko Marnaviç), in Svetosavski Zbornik, t. I, Belgrade 1936, p. 3-66 + VI pl.<br />
340<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
a vraisemblablement contribué à la faible durée de leur monarchie<br />
(submergée par le royaume hongrois dès 1102) et pas simplement<br />
à l’étendue du patrimoine littéraire croate au Moyen Age.<br />
VestIges de lA lIttérAture MédIéVAle en bosnIe<br />
C’est la Bosnie qui, après la Bulgarie, devient à partir du XIIe<br />
siècle le creuset privilégié d’une hétérodoxie d’inspiration dualiste<br />
419 , surtout après que les adeptes de ce mouvement hétérodoxe<br />
furent définitivement chassés de Serbie par le grand joupan<br />
Stefan Nemanja à la fin du XIIe siècle. La controverse sur le caractère<br />
confessionnel et doctrinaire de «l’Eglise des chrétiens de<br />
Bosnie» demeure ouverte, faute de sources bogomiles locales<br />
(autres que les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç) qui puissent<br />
attester explicitement son caractère hétérodoxe 420 . A défaut de<br />
419 Désignée habituellement et peut être abusivement comme “bogomile”, par<br />
analogie avec les dualistes bulgares, alors que les adeptes de cette Eglise locale<br />
se désignaient eux-mêmes exclusivement par le vocable de “krstjani” (=chrétiens).<br />
De la part de leurs voisins orthodoxes et catholiques il étaient désignés par contre<br />
par les noms péjoratifs de “babuni” et de “patarins”. Sur les débuts du bogomilisme<br />
dans les Balkans, voir M. loos, “La question de l’origine du bogomilisme.<br />
Bulgarie ou Byzance, Actes, t. III, Sofia, 1969, p. 265-271 ; A. schmaus, “Der<br />
Neumanichäismus auf dem Balkan”, Saeculum 2 (1951), p. 271-299 ; D. Dragojloviç,<br />
“Poéeci bogomilstva na Balkanu” (Les débuts du bogomilisme dans<br />
les Balkans), in Bogomilstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja,<br />
Skoplje, 1982, p. 19-28 (résumé français, p. 29), avec bibliographie récente.<br />
420 Ce qui ne laisse d’autre choix que de s’en remettre aux traités anti-bogomiles<br />
en essayant de deviner ce qui derrière leur propos partisans représente le<br />
véritable particularisme hétérodoxe de l’enseignement, des pratiques religieuses<br />
et liturgiques des Eglises dualistes. Le “Sermon du prêtre Cosmas” est sans<br />
doute l’un des meilleurs ouvrages dans ce domaine. On en relèvera notamment<br />
l’aspect social dans l’interprétation qu’il propose de ce mouvement hétérodoxe.<br />
La copie manuscrite russe de ce texte est de 1491/92, alors que la version serbe<br />
est datée du XIIIe siècle, voir J. bEgunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah<br />
(Cosmas le Prêtre dans les littératures slaves), Sofia, 1973, p. 19sqq. ; Id.,<br />
“Serbskaja kompilacija XIII v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation<br />
serbe du XIIIe siècle des «Discours» du Prêtre Cosmas), Slovo 18-19 (1969), p.<br />
341
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
pouvoir se prononcer sur ce problème et sans entrer dans des spéculations<br />
infiniment controversées, 421 limitons-nous à un bref aperçu<br />
sur le caractère de la littérature ecclésiastique de cette principauté<br />
insérée entre les deux mondes de la chrétienté divisée.<br />
Trouvant son point de départ dans l’influence exercée par le<br />
courant cyrillo-méthodien (de même que dans les autres pays<br />
sud-slaves), la littérature en Bosnie présente certaines particularités<br />
paléographiques et des nuances dialectales d’un caractère<br />
archaïsant par rapport au reste de la littérature vieux-slave. C’est<br />
en premier lieu la persistance de l’alphabet glagolitique, qui cède<br />
cependant progressivement la place à l’alphabet cyrillique. C’est<br />
91-107 ; cf. étude et édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede<br />
u Zborniku popa Dragolja” (Le remaniement serbe du Discours de Kosmas dans<br />
le Recueil du pope Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90) ;<br />
A. solovjEv, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu” (Le<br />
témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),<br />
Godišnjak IDBH 5 (1953), p. 11, 24-29 ; D. tashkovski, Bogomilism in Macedonia,<br />
Skopje, 1975, p. 45 ; G. G. litavrin, “O socialnih vozrenijah Bogomilov. Nektorie<br />
itogi izuéenija naéalnogo perioda istorii eresi” (Sur les conceptions sociales des<br />
bogomiles. Contribution à l’histoire de la période initiale de l’hérésie), in Bogomilstvoto<br />
na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja, cit., p. 31-38.<br />
421 Cf. pour la bibliographie ancienne sur l’Eglise de Bosnie : J. £idak, “Problem<br />
bosanske Crkve u naèoj historiografiji od Petranoviça do Gluèca” (Le problème<br />
de l’Eglise de Bosnie dans notre historiographie de Petranoviç à Gluèac), Rad<br />
JAZU, 259 (1940), p. 37-182 ; Id., “Pitanje «Crkve bosanske» u novijoj literaturi”<br />
(La question de «l’Eglise de Bosnie» dans la littérature recente), Godišnjak<br />
Istoriskog društva Bosne i Hercegovine, 5 (1953), p. 139-160. Pour la bibliographie<br />
récente, cf. D. Dragojloviç, Krstjani i jeretička Crkva bosanska (Les «krstjani»<br />
et l’Eglise hérétique de Bosnie), Belgrade, 1987, p. 17-26. Les travaux récents<br />
semblent s’orienter vers une interprétation moins polémique et controversée<br />
quant au caractère doctrinaire de l’Eglise de Bosnie. Certains, comme ceux de<br />
Dragojloviç et de Fine ont même tendance à minimiser (un peu trop à notre avis)<br />
le caractère dualiste de l’hétérodoxie bosniaque, ainsi que le rôle historique de<br />
l’Eglise de Bosnie, J. V. A. finE, The Bosnian Church : A New Interpretation,<br />
New York - Londres, 1975 ; Id., “Uloga Bosanske crkve u javnom àivotu srednjovekovne<br />
Bosne” (Le rôle de l’Eglise de Bosnie dans la vie publique de la<br />
Bosnie médiévale), Godišnjak DIBH, 19 (1967). Bien que discutable en bien des<br />
points, l’interprétation de Fine mérite l’attention car elle permet de concilier les<br />
thèses traditionnellement opposées : selon son étude il faut faire une distinction<br />
nette entre l’Eglise autonome et le mouvement dualiste en Bosnie.<br />
342<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
ainsi que même les évangéliaires des XIVe-XVe siècle font apparaître<br />
des traces de protographes glagolitiques avec des caractéristiques<br />
propres aux plus anciennes traductions slaves. Une autre<br />
caractéristique des textes hérités de cette région balkanique est la<br />
présence de locutions proches de la langue vernaculaire et ceci<br />
dans une mesure sensiblement plus importante que dans les textes<br />
ecclésiastiques créés dans les zones restées sous la juridiction de<br />
l’Eglise de Serbie 422 .<br />
L’isolement géographique de cette région des Balkans, en<br />
dehors des grandes voies de communication, l’autarcie de ses<br />
structures politiques et surtout ecclésiastiques, puis l’hostilité plus<br />
au moins ouverte de ses voisins catholiques et, dans une moindre<br />
mesure, orthodoxes, constituent autant de facteurs majeurs qui<br />
expliquent la faible transmission du patrimoine culturel et surtout<br />
littéraire de cette formation sociale. La conquête ottomane de la<br />
Bosnie en 1463 et la disparition de la hiérarchie de l’Eglise autonome<br />
de Bosnie au XVe siècle 423 au profit des structures religieuses<br />
des trois grandes confessions universelles ont certainement<br />
été à l’origine de cette rupture. C’est ainsi qu’il est impossible de<br />
savoir si une continuité en matière de littérature autochtone avait<br />
existé dans le cadre de la principauté de Bosnie.<br />
Le patrimoine médiéval littéraire de la Bosnie contient essentiellement<br />
des recueils 424 liturgiques avec des livres du Nouveau<br />
422 Istorija naroda Jugoslavije, cit., t. I (D. Pavloviç), p. 564-565 (bibliographie,<br />
p. 570-576).<br />
423 Sur l’histoire de l’Eglise des “krstjani” de Bosnie, cf. S. Çirkoviç, Istorija<br />
srednjevekovne bosanske države (Histoire de l’Etat médiéval en Bosnie), Belgrade,<br />
1964, p. 101-112; Id., “Die bosnische Kirche”, Accademia nazionale dei<br />
Lincei 361 - Quad. 62, Rome, 1964, p. 547-575 ; S. H. Aliç, “Bosanski krstjani<br />
i pitanje njihovog porijekla i odnosa prema manihejstvu” (Les krstjani de Bosnie<br />
et la question de leur origine et de leur rapport au manichéisme), in Bogomilstvoto<br />
na Balkanot, cit., p. 187-189.<br />
424 La structure liturgique de ces recueils atteste leur origine exclusivement<br />
orthodoxe. La langue, l’écriture et l’orthographe sont celles de la rédaction serbe<br />
du slavon de l’Eglise avec à peine quelques nuances locales, graphiques et dialectales,<br />
P. Djordjiç, Istorija srpske ćirilice (Histoire de la cyrillique serbe),<br />
Belgrade, 1971, p. 130-131, 133-143 ; D. Dragojloviç, «Istorija stare bosanske<br />
343
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Testament. L’Apocalypse en fait systématiquement partie. L’absence<br />
quasiment générale des livres vétérotestamentaires, mis à<br />
part un psautier dans le Recueil de Hval 425 et quelques brefs extraits,<br />
pourrait être un indice majeur, par défaut, du caractère hétérodoxe<br />
éventuel de cette Eglise locale. Très peu d’apocryphes, sans<br />
grand intérêt ni originalité par rapport à ceux répandus dans<br />
l’Eglise orthodoxe. Avec les gloses 426 de l’Evangéliaire de Sreçkoviç<br />
(perdu) et peut-être le contenu à peine connu du feuillet de<br />
Monteprandona, qui seuls semblent pouvoir offrir quelques éléments<br />
explicites de doctrine hétérodoxe, 427 ce sont en définitive<br />
des supports trop fragiles pour permettre d’en tirer une conclusion<br />
cohérente 428 .<br />
L’analyse philologique des gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç<br />
corroborent l’origine géographique de ces commentaires<br />
knjiùevnosti I» (Histoire de la littérature ancienne en Bosnie, I), Književna istorija,<br />
XVI - 61 (1983), p. 124.<br />
425 Dj. Daniéiç, “Hvalov rukopis” (Le manuscrit de Hval), Starine JAZU, 3<br />
(1871), p. 1-146 ; V. Djuriç, “Minijature Hvalovog rukopisa” (Les miniatures<br />
du manuscrit de Hval), Istoriski glasnik, 1-2 (1957), p. 39-51.<br />
426 Ed. M. spEranski, “Ein bosnisches Evangelium in der Handschriftensammlung<br />
Sreçkoviç’s”, Arhiv für slavische Philologie 24 (1902), p. 172-182 ;<br />
S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”<br />
(Les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç et la doctrine de l’Eglise de Bosnie),<br />
in Bogomilstvoto na Balkanot, p. 207-221 (rés. allem. p. 221-222).<br />
427 Çoroviç, Historija Bosne, cit., p. 175-189 ; cf. A. solovjEv, Vjersko učenje bosanske<br />
Crkve (La doctrine de l’Eglise de Bosnie), Zagreb, 1948 ; dvornik, Les<br />
Slaves, cit., p. 166-158 ; D. kniEwald, “Vjerodostojnost latinskih izvora o bosanskim<br />
krstjanima” (La crédibilité des sources latines sur les krstjani de Bosnie), Rad<br />
JAZU, 270 (1949), p. 115-276 ; J. £idak, Studije o “Crkvi bosanskoj” i bogumilstvu<br />
(Les études sur l’»Eglise de Bosnie» et sur le bogomilisme), Zagreb, 1975 ;<br />
Dragojloviç, «Istorija stare bosanske knjiùevnosti I», cit., p. 96-113, 120-125.<br />
428 Sur les recueils de textes bibliques originaires de Bosnie médiévale, voir<br />
Lj. Stojanoviç, “Jedan prilog k poznavanju bosanskijeh bogumila” (Contribution<br />
à l’étude des bogomiles de Bosnie), Starine JAZU, 18 (1886), p. 230-232 ;<br />
R. M. Grujiç, “Jedno evandjelje bosanskog tipa XIV-XV u Juànoj Srbiji” (Un<br />
Evangéliaire du XIVe-XVe s. de type bosniaque en Serbie méridionale), in Belićev<br />
zbornik t. II, Belgrade, 1937 ; V. vrana, “Knjiàevna tentatives u sredovjeénoj<br />
Bosni” (Les efforts littéraires en Bosnie médiévale), in Napretkova Povijest<br />
Bosne i Hercegovine t. I (1942).<br />
344<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
rédigés dans une région d’implantation traditionnelle de l’Eglise<br />
bosniaque (“dialecte iékavien” de Bosnie centrale). Les mêmes<br />
particularités dialectales et locales apparaissent dans le texte de<br />
l’Evangéliaire daté par Speranski du XIVe siècle, alors que les<br />
gloses sont datées encore plus approximativement des XVe-XVIe<br />
siècles 429 . Si l’origine géographique de ce manuscrit semble être<br />
hors de doute (malgré certaines réserves émises par Jaroslav<br />
£idak) 430 , il conviendrait de modérer les conclusions de Soloviev<br />
sur le caractère dualiste de certaines ses gloses, même si l’empreinte<br />
bogomile n’est pas contestable dans la majeure partie de<br />
points relevés dans la conclusion, dont notamment : 1) l’attitude<br />
intransigeante envers l’Eglise catholique (qualifiée de sataniste) 431 ,<br />
son “chef” et ses “juristes” ; 3) les âmes humaines sont des anges<br />
dévoyés par Satan ; 4) les âmes sont prisonnières du monde ; 5)<br />
c’est la miséricorde divine seule qui peut les en délivrer et non<br />
pas l’eucharistie ; 6) les pêcheurs ne doivent pas être facilement<br />
pardonnés ; 7) Jean Baptiste est désigné comme “Jean le Porteur<br />
d’eau” et son baptême est considéré comme sans valeur. Parmi<br />
les douze points relevés par Soloviev certains sont d’un caractère<br />
hétérodoxe plus discutables, notamment le n° 2) selon lequel le<br />
Satan est le “prince de ce monde”, puisqu’on rencontre cette notion<br />
du “Cosmokrator” (par opposition au Pantokrator) dans les textes<br />
patristiques; 8) la “religion de Judas” est une autre notion discutable<br />
telle qu’elle se présente dans l’interprétation de Soloviev ;<br />
et le n° 9) le commentaire sur le miracle des cinq pains est plus<br />
429 Herta kuna, “Jeziéke karakteristike glosa u bosanskom jevandjelju iz<br />
Sreçkoviçeve zaostavètine” (Les caractéristique linguistiques des gloses de<br />
l’Evangéliaire du legs de Sreçkoviç), Slovo, 25-26 (1976), p. 213-230.<br />
430 J. £idak, “Problem bogumilstva u Bosni” (Le problème du bogomilisme<br />
en Bosnie), Zgodovinski časopis, 9 (1955), p. 159 (= Id., Studije o Crkvi bosanskoj<br />
i bogumilstvu (Etudes sur l’Eglise de Bosnie et sur le bogomilisme), Zagreb,<br />
1975, p. 87-108).<br />
431 Çirkoviç suppose que l’attitude critique bogomile envers l’Eglise catholique<br />
dans la glose sur la parabole (Luc 16 : 1-11) pourrait s’étendre à tous les adversaires<br />
des bogomiles, cf. Id., “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske<br />
Crkve”, cit., p. 216.<br />
345
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
proche des métaphores qu’on trouve dans les apocryphes. Le<br />
caractère hétérodoxe de ces gloses se recoupe avec le compterendu<br />
d’un ecclésiastique catholique de 1623, où il est question<br />
de livres d’origine bosniaque qu’on pouvait semble-t-il trouver<br />
chez les pauliciens bulgares et dont “le texte est conforme aux<br />
préceptes de l’Eglise catholique, alors que les commentaires et les<br />
gloses sont hérétiques” 432 . Il est important de souligner que malgré<br />
les quelques réserves qu’on a pu formuler, l’essentiel de l’analyse<br />
de Soloviev ne peut être mis en cause.<br />
Tenant compte de tous les arguments des travaux publiés<br />
depuis et reprenant l’analyse de ces gloses, Sima Çirkoviç conclut<br />
encore récemment au caractère hétérodoxe dualiste de ces textes.<br />
L’analyse de Çirkoviç est essentiellement fondée sur une comparaison<br />
entre les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec la<br />
critique de l’enseignement de l’hétérodoxie dualiste que l’on peut<br />
trouver exposé chez les auteurs orthodoxes, en premier lieu Démétrius<br />
Zigabène et Cosmas le Prêtre. Il résulte de cette comparaison<br />
que l’enseignement de ces gloses diffère sensiblement de<br />
la doctrine critiquée par les auteurs orthodoxes. Le dualisme radical<br />
et la problématique cosmogonique mythologique du bogomilisme<br />
ancien cèdent ici la place à un dualisme nettement plus<br />
modéré empreint d’une orientation théologico-moralisatrice 433 .<br />
C’est pourquoi l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec ses gloses revêt<br />
une importance considérable, puisqu’il représente dans un texte<br />
autochtone et théologique le dernier stade d’évolution de l’hétérodoxie<br />
dualiste en Bosnie médiévale. Du point de vue du thème<br />
qui nous occupe ici, cet ouvrage présente une signification presque<br />
aussi importante, puisqu’il s’agit d’un texte unique en son genre<br />
parmi ces si rares vestiges de la littérature autochtone dans cette<br />
partie des Balkans.<br />
Le traité historiosophique intitulé : «Sur les trois royaumes<br />
de la terre» est aussi un texte à consonance dualiste, conservé dans<br />
432 Cité par : solovjEv, Vjersko učenje bosanske Crkve, cit., p. 44.<br />
433 S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”,<br />
cit., p. 219-221.<br />
346<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
plusieurs copies bulgares et serbes, issues vraisemblablement d’un<br />
protographe écrit en Macédoine au XIe siècle 434 . Bien qu’il ne soit<br />
pas attesté en Bosnie, ce texte s’apparente bien à un esprit proche<br />
de l’hétérodoxie slavo-balkanique. Appartenant au genre des légendes<br />
médiévales, cet écrit contient un certain nombre d’idées<br />
politiques inspirées de concepts dualistes mais aussi millénaristes 435 .<br />
L’histoire de l’humanité y est divisée en trois parties 436 : l’empire<br />
grec, qui est celui de la révélation de Dieu le Père, l’empire germanique,<br />
comprenant la révélation du Fils de Dieu, et enfin, le<br />
royaume slave (bulgare ou serbe, selon les versions), coïncidant<br />
avec la révélation du Saint Esprit. Une liste de 72 nations, classées<br />
en trois catégories : vrais-croyants (les orthodoxes), semi-croyants<br />
(les catholiques) 437 et infidèles (les Ismaélites) est donnée après le<br />
préambule 438 .<br />
434 Dj. Sp. Radojiéiç, “Ost und West in der Geschichte des Dankens und der kulturellen<br />
Beziehungen”, in Festschrift für Eduard Winter zum 70. Geburtstag, Berlin<br />
1966, p. 41-44 ; Id., “Juànoslovenski stari tekst o tri carstva na svetu” (Un texte<br />
sud-slave ancien sur les trois empires universels), Bagdala, 8/93 (1966), p. 2.<br />
435 Dans un ordre d’idées similaires, l’histoire divisée en sept millénaires, la<br />
version serbo-slave “O buduwteh premudroga Lava» : cf. Dj. Sp. Radojiéiç,<br />
Razvojni luk stare srpske književnosti (L’évolution de la littérature serbe ancienne),<br />
Novi Sad, 1962, p. 259.<br />
436 C’est une variante du schéma historiciste qui représente l’un des lieux<br />
communs de la mythologie sociale et millénariste. En Europe occidentale ce fut<br />
notamment le cas des enseignements joachimistes ainsi que de celui des prophetae<br />
Amauriciens, Cf. V. Moèin, Joahizam i istočna teologija (Le joachimisme et<br />
la théologie orientale), Belgrade, 1936 ; N. cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse,<br />
Paris, 1983, p. 113-116, 164-165.<br />
437 Allemands, Francs, Hongrois, Indiens, Jacobites, Arméniens, Saxons,<br />
Polonais, etc. Une interprétation d’un déterminisme naïf et simpliste, propre aux<br />
notions dualistes, est donnée en guise d’ethnogénèse des nations. Le terme de<br />
“semi-croyants” est attribué en Serbie aux catholiques. C’est ainsi que les textes<br />
juridiques du Moyen Age serbe diffèrent de leurs modèles byzantins puisqu’ils<br />
n’attribuent pas aux catholiques le qualificatif d’“hérétiques” (comme dans le<br />
Syntagma de Blastarès par exemple), mais de “semi-croyants”, pour le Code de<br />
Duèan, voir A. solovjEv, Zakonodavstvo Stefana Dušana cara Srba i Grka (La<br />
législation de Stefan Duèan empereur des Serbes et des Grecs), Skoplje, 1928,<br />
p. 165-167 n. 2.<br />
438 R. Grujiç, “Legenda iz vremena cara Samuila o poreklu naroda” (Une lé-<br />
347
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
L’absence de textes narratifs (historiques et hagiographiques),<br />
justifie d’autant plus de porter brièvement l’attention sur un acte<br />
juridique, le testament de gost Radin 439 , un haut dignitaire de<br />
l’Eglise de Bosnie au XVe siècle. Ce document offre peu d’intérêt<br />
d’un point de vue littéraire et historiographique, mais renferme<br />
quelques informations précieuses sur le caractère doctrinal de<br />
l’Eglise de Bosnie. Le fait le plus notable à cet égard est que cet<br />
ecclésiastique lègue une somme pour l’édification d’une église,<br />
chose inconcevable pour un hérésiarque dualiste. La seule déduction<br />
qu’on peut en faire est que soit le dualisme bosniaque était à<br />
cette époque plus au moins complètement édulcoré, soit il faut<br />
d’adhérer à l’hypothèse de Fine selon laquelle l’Eglise de Bosnie<br />
n’avait jamais été véritablement dualiste et que le bogomilisme<br />
en Bosnie doit être attribué à un nombre restreint d’adeptes extérieurs<br />
à l’Eglise locale et n’ayant pas eu un rôle significatif dans<br />
la société bosniaque 440 de cette fin du Moyen Age.<br />
Quant à l’idéologie dynastique en Bosnie, elle est tributaire<br />
de la tradition némanide, comme il ressort de la généalogie royale<br />
qui fut rédigée au moment de l’instauration du royaume par<br />
Stefan Tvrtko I er , couronné par le métropolite orthodoxe David<br />
(en 1377) 441 , au monastère de Mileèeva, fondation pieuse du roi<br />
gende de l’époque du tsar Samuel sur l’origine des peuples), Glasnik SND XIII<br />
(1934), p. 198-200.<br />
439 Ç. truhElka, “Testament gosta Radina. Prinos patarenskom pitanju” (Le<br />
Testament de gost Radin. Contribution à la question des patarins), Glasnik ZMBH,<br />
23 (1911), p. 355-376 ; A. soloviEv, “Le testament du gost Radin”, in Mandićev<br />
zbornik, Rome, 1965, p. 141-156.<br />
440 J. V. A. finE, The Bosnian Church : A New Interpretation, p. 1-6sq. ; id.,<br />
“Zakljuéci mojih poslednjih istraàivanja o pitanju Bosanske crkve” (Les conclusions<br />
de mes dernières recherches sur la question de l’Eglise de Bosnie), in<br />
Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 127-133.<br />
441 Sur le couronnement royal de Tvrtko I er et la notion de la «double couronne»<br />
alliant la légitimité sacrée némanide à la souveraineté du roi de Bosnie,<br />
voir S. Çirkoviç, “Sugubi venac (Prilog istoriji kraljevstva u Bosni)” (La «Double<br />
couronne» — Contribution à l’histoire de la royauté en Bosnie), Zbornik FF,<br />
8/1 (=Spomenica Mihaila Dinića), (1964), p. 343-370.<br />
348<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
némanide Stefan Vladislav (1234-1243) et lieu de culte de Saint<br />
Sava Ier 442 .<br />
C’est entre 1374 et 1377 que fut écrite, pour les besoins politiques<br />
du souverain de Bosnie Tvrtko I er (1353-1391), la première<br />
généalogie dynastique, le premier rodoslovïe 443 , intitulé :<br />
Histoire abrégée des souverains serbes 444 . Créée pour asseoir la<br />
légitimité dynastique du premier roi de Bosnie Tvrtko I er , qui<br />
aurait été couronné avec la “couronne de saint Sava”, cette généalogie<br />
a été écrite dans un milieu monastique ; elle cherche à<br />
prouver l’ascendance antique, ainsi que les attaches illustres de la<br />
lignée némanide.<br />
Dans la Bosnie du Moyen Age les choses se déroulèrent<br />
sensiblement à l’inverse de ce qui se passait en Croatie. Sans égard<br />
aux déclarations périodiques de loyauté que faisaient sans résultat<br />
quelques Nemanjic, les souverains penchèrent pour une Eglise<br />
particulière, se singularisant par une autarcie locale, avec des<br />
apports hétérodoxes plus au moins prononcés. Ce couplage entre<br />
une Eglise locale et l’autorité du prince a agi en faveur du renfor-<br />
442 Les sources orthodoxes rédigées dans l’aire juridictionnelle de l’Eglise de<br />
Serbie sont d’une importance considérable pour l’étude du bogomilisme dans la<br />
partie occidentale des Balkans, d’autant plus que l’extension territoriale de la<br />
Bosnie au XIVe siècle s’est faite en partie au dépens du royaume némanide<br />
(annexion de Hum) ; ce qui eut pour conséquence l’inclusion de diocèses de<br />
l’Eglise orthodoxe serbe dans la principauté de Bosnie. Sur ces sources (notamment<br />
le “Synodikon de l’orthodoxie”, la rédaction serbe de Cosmas le Prêtre, le<br />
“Nomokanon” de Sava Ier, etc.), voir E. P. naumov, “Serbskie srednevekovie<br />
istoéniki o bogomilstve. K ocenke ih svidetelstv v istoriografii” (Les sources<br />
médiévales serbes sur le bogomilisme. Vers une enquête de leurs place dans<br />
l’historiographie), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 89-95 ; D. Dragojloviç,<br />
“Marginalne glose srpskih rukopisnih Krméija o neomanihejima” (Les gloses<br />
sur les néo-manichéens dans les Nomokanon manuscrits serbes), Jugoslovenski<br />
istorijski časopis, 1-2 (1972).<br />
443 Ibid., Trifunoviç, Abučnik, cit., p. 286-287.<br />
444 Ed. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci<br />
1927 ; Dj. Sp. Radojiéiç, «Doba postanka i razvoj starih srpskih rodoslova» (La<br />
genèse et l’évolution des Généalogies serbes anciennes), Istorijski glasnik, 2<br />
(1948), p. 21-36.<br />
349
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
cement du pouvoir central, et la principauté de Bosnie commença<br />
alors une ascension qui devait permettre à Tvrtko Ier de prendre<br />
en 1377 le titre de “roi des Serbes et de Bosnie”. La divergence<br />
est peut-être encore plus accusée dans le caractère propre de<br />
“l’Eglise bosniaque” dont l’autarcie a constitué un terrain favorable<br />
pour l’apparition de l’hérésie dualiste de ce que l’on a appelé<br />
les Bogomiles. Sans vouloir entrer dans la controverse sur le caractère<br />
hétérodoxe ou autarcique de l’Eglise bosniaque, ainsi que<br />
de l’hérésie qui est apparue en Bosnie et que les orthodoxes appelaient<br />
les “babounes” (babunyf) et les catholiques-romains les<br />
“patarins”, reste le fait de l’isolement dans lequel s’est maintenue<br />
cette Eglise locale à l’égard de la chrétienté tant occidentale<br />
qu’orientale. Les tentatives des Croisés ne réussirent pas à imposer<br />
le modèle occidental en Bosnie, mais lorsque devant le danger<br />
turc, les souverains bosniaques commencèrent à embrasser la<br />
confession catholique au XIVe et surtout au XVe siècle, la décadence<br />
de l’Eglise bosniaque devait constituer un facteur de rapide<br />
islamisation d’une partie importante de la population aussitôt après<br />
la conquête turque. L’autarcie de l’Eglise, et auparavant de la<br />
culture, en Bosnie, a eu des conséquences semblables, voire plus<br />
importantes encore, à celles qu’a eues l’“internationalisation” de<br />
l’Eglise et de la monarchie en Croatie, sur le patrimoine culturel<br />
et notamment littéraire.<br />
*<br />
* *<br />
Si l’on peut parler avant tout, dans les pays slaves des Balkans<br />
et pour en rester aux genres littéraires classiques du Moyen<br />
Age, d’une réception de la théologie et de l’historiographie byzantine<br />
ou latine ainsi que du reste de la littérature chrétienne, on<br />
peut parler au début du XIVème siècle d’une réception de la littérature<br />
byzantino-slave dans les pays roumains. En ce sens, le<br />
phénomène culturel roumain devait jouer un rôle important, à la<br />
fin du Moyen Age et plus tard, dans la conservation puis dans la<br />
transmission (surtout vers la Russie) des littératures bulgare et<br />
serbe mais aussi du reste de l’héritage culturel slavo-byzantin. La<br />
350<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
littérature des principautés roumaines de Moldavie et de Valachie<br />
a donné à cette époque aussi des œuvres de nature originale, appartenant<br />
au genre des biographies et surtout des Annales. Il faut<br />
rappeler que l’Etat des pays roumains n’a jamais été totalement<br />
détruit par l’hégémonie turque et il faut garder à l’esprit que l’héritage<br />
culturel byzantino-slave et la mémore historique qui s’y<br />
rattache ont été entretenus par les écrits historico-littéraires et<br />
ecclésiastiques, de même que des souvenirs authentiques de signification<br />
locale ou bien pan-orthodoxe ont joué un grand rôle<br />
dans la formation de l’identité nationale roumaine à l’époque<br />
moderne, tant dans le domaine de l’Eglise que dans celui de<br />
l’Etat.<br />
trAnsMIssIon de lA MéMoIre collectIVe<br />
et forMAtIon de lA pensée HIstorIque<br />
Cet examen succinct de la littérature slave autochtone au cours<br />
du Moyen Age balkanique suscite par ailleurs quelques considérations<br />
d’ordre général. Afin de mieux cerner le cadre thématique<br />
de ce que nous avons désigné par “littérature autochtone” il convient<br />
de situer ce patrimoine littéraire dans son environnement historique,<br />
politique et culturel. La littérature byzantino-slave apparaît<br />
dans un contexte socio-culturel du IXe siècle indissociable de la<br />
christianisation des Etats ayant opté pour une liturgie et pour la<br />
langue littéraire slave telle qu’elle était diffusée par le mouvement<br />
cyrillométhodien. Ce choix devait impliquer, en principe, en<br />
même temps l’adoption du christianisme propagé par l’Eglise de<br />
Constantinople. Il s’est avéré par la suite, et surtout dans une<br />
perspective de longue durée historique, que cette adhésion aux<br />
conceptions byzantines de l’Eglise, de son organisation et de son<br />
rapport à l’Etat, devait se confirmer et même s’accentuer. La corrélation<br />
entre littérature slave et Eglise orthodoxe d’obédience<br />
constantinopolitaine est d’une évidence notoire, mais l’interdé-<br />
351
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
pendance que l’on peut constater entre cette culture d’origine et<br />
de facture essentiellement ecclésiastiques et les structures politiques<br />
et profanes demeure encore fort insuffisamment connue. C’est<br />
pourquoi l’étude de ce que nous appelons la littérature autochtone<br />
balkano-slave nous apparaît comme une filière de recherche hautement<br />
incitative et de perspective fort prometteuse. Ceci précisément<br />
pour l’intérêt que présentent, au-delà de tous les dénominateurs<br />
communs, les différenciations historiques et littéraires que<br />
l’on peut également déceler entre les pays balkano-slaves.<br />
Si l’espace Sud-Est européen constitue la première, la plus<br />
proche zone d’extension de la civilisation byzantine sur le sol<br />
européen, le rayonnement de la Deuxième Rome s’y est effectué<br />
de manière sensiblement variable. C’est précisément l’étude des<br />
textes hagiographiques de facture ou d’adaptation locales qui<br />
pourra permettre d’identifier et d’explorer ces disparités susceptibles<br />
de nous faire avancer dans la connaissance des corrélations<br />
entre structures mentales et agencement de la société encore si<br />
incomplètement connue pour le Moyen Age slavo-balkanique.<br />
Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments<br />
convergents on peut relever une série de points significatifs. La<br />
littérature cyrillométhodienne est donc de facture ecclésiastique<br />
et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux critères universels<br />
de l’Eglise, l’introduction du christianisme, sa position institutionnelle<br />
en tant que religion officielle et sa force en tant que<br />
pilier de la société médiévale, sont tributaires du bras séculier du<br />
pouvoir monarchique. Elle se présente donc autant comme la religion<br />
du prince, facteur majeur de continuité étatique et de stabilité<br />
du pouvoir central, que comme un médiateur de valeurs universelles,<br />
spirituelles, civilisatrices, culturelles et supra-nationales<br />
transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités<br />
monarchiques. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son<br />
obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service<br />
de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire<br />
des Romées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur<br />
byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est<br />
352<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique<br />
du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément<br />
cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et<br />
l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature<br />
balkano-slave. Cette connivence se manifeste dans la faveur princière<br />
accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les<br />
phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des<br />
saints, translations de leurs reliques, édification et donation de<br />
fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives<br />
et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc<br />
été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment<br />
littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie, en Serbie et dans<br />
les Pays roumains. Là où la concertation au sein de la dyarchie<br />
des deux pouvoirs était moins évidente, plus ambiguë ou même<br />
dissonante, en Croatie avant son intégration dans le royaume de<br />
Hongrie en 1102, ou en Bosnie (plus au moins autonome ou indépendante<br />
du XIIIe-XVe siècle), le patrimoine littéraire de facture<br />
autochtone est incomparablement moins étendu, ou en tout<br />
cas de caractère étroitement local au sens plus restreint et régional<br />
du terme.<br />
La souveraineté reconnue du prince, la continuité du pouvoir<br />
central, l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur<br />
les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des<br />
deux pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques,<br />
sont des conditions essentielles de l’existence d’une littérature<br />
autochtone. En tant que médiatrice d’identité collective, cette<br />
mémoire, à l’origine écrite et entretenue sur une base religieuse,<br />
est la condition préalable de l’apparition et de la continuité d’une<br />
mémoire historique.<br />
Parmi les thèmes identifiés dans ce domaine de recherche<br />
citons les questions les plus importantes : la question de l’Etat et<br />
de sa nature ; celle du pouvoir et de son origine, de son caractère<br />
et de ses limites ; celle de la structure du “peuple” ou, selon la<br />
terminologie moderne, de la société, du souverain, de son pouvoir<br />
et de sa fonction dans la royauté, de sa légitimité ; la question du<br />
353
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
sens de l’Etat et du pouvoir dans une perspective méta-historique<br />
autant qu’historique ; celle de l’homme en tant qu’être politique<br />
(au sens aristotélicien du terme) ; celle des rapports entre les<br />
hommes et dans la société ; l’idée de la communauté ; la question<br />
de la liberté et de sa stratification, ainsi qu’à ce propos, le problème<br />
de l’assujettissement et des limitations de la liberté ; celle<br />
de la communauté internationale et de l’Etat dans l’oikouménède<br />
son ordre hiérarchique, etc., ainsi que le problème de la guerre et<br />
de son apologie ou de sa condamnation ; puis l’ensemble des<br />
questions sur l’Eglise en tant que corps social, sur sa relation avec<br />
l’Etat, le souverain et le pouvoir, et sur son attitude envers la<br />
communauté et envers l’homme avec ses droits et ses responsabilités,<br />
et cela sur un plan profane autant que spirituel.<br />
En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves<br />
présentent des disparités non moins significatives dont il convient<br />
de relever quelques points parmi les plus marquants. C’est l’hagiographie<br />
bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de<br />
meilleur exemple de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare<br />
est, en effet, nettement plus liée aux cultes des saints qu’à leurs<br />
portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs<br />
cyrillométhodiens dont l’hagiographie vieux-slave a produit quelques<br />
portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant de<br />
témoignages plus au moins authentiques, l’hagiographie vieuxbulgare<br />
présente un caractère plus didactique que documentaire.<br />
Les Vies des saints anachorètes, confesseurs, martyrs, évêques et<br />
autres responsables de l’Eglise, présentent bien entendu des éléments<br />
d’une valeur historique importante aussi, mais ce sont des<br />
écrits bien plus proches de leur modèle hagiographique byzantin,<br />
notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont, d’autre<br />
part, plus proches des cultes des saints, de la translation de leurs<br />
reliques, témoignant du rôle important que le culte de la sainteté<br />
jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie<br />
de cette époque et de son individuation collective. C’est à cet<br />
égard que l’étude de ces textes présente le plus grand intérêt.<br />
L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un<br />
354<br />
LA LITTéRATURE AUTOCHTONE DES PAYS YOUGOSLAVES AU <strong>MOYEN</strong> <strong>AGE</strong><br />
caractère plus séculier, à la fois plus narrativement factuel et plus<br />
politiquement idéologique. La nature plus historique qu’eschatologique<br />
de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure de véritables<br />
romans médiévaux, provient d’une relative immédiateté de témoignage<br />
à l’origine de leur création. Les Vies des souverains et<br />
pontifes de la Serbie médiévale sont autant de reflets fidèles des<br />
structures mentales au sein de cette société fondée sur une hiérarchie<br />
de valeurs sacralisées personnifiées par les vertus spirituelles des<br />
ses plus illustres représentants. Ce type de sacralisation dynastique<br />
est quasiment inconnu dans le reste du monde orthodoxe. Il est un<br />
fait hautement révélateur quant à la nature même de la société<br />
serbe issue d’une synthèse entre les structures sociales d’un type<br />
plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une<br />
superstructure culturelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les<br />
carences toujours considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait<br />
historique sud-slave à la charnière des deux mondes chrétiens,<br />
peuvent être sensiblement compensées par l’étude et la publication<br />
des ces textes narratifs autochtones.<br />
355
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
356<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
escHAtologIe et HIstoIre<br />
caractérologiE dE l’hagiographiE<br />
sud-slavE du moyEn-agE<br />
357<br />
« La caractérologie<br />
rompt l’égocentrisme naturel<br />
et contribue à la tolérance »,<br />
P. Ricœur, Philosophie de la volonté<br />
Avec pour origine le mouvement cyrillo-méthodien, la littérature<br />
slave commence à se répandre dans le Sud-Est européen<br />
dès la fin du IXe siècle. Le genre hagiographique y acquiert une<br />
place de choix, à commencer par les Vies des fondateurs mêmes<br />
des lettres slaves, sans compter les Vies des autres saints du calendrier<br />
liturgique. Alors que les textes liturgiques sont essentiellement<br />
liés aux institutions ecclésiastiques, la littérature narrative,<br />
et notamment hagiographique, était souvent davantage tributaire<br />
du mécénat issu du pouvoir séculier.<br />
De même que le saint homme remplit une fonction sociale<br />
souvent liée aux rapports avec le pouvoir séculier, l’hagiographie<br />
reflète une dichotomie entre l’histoire sacrée et l’histoire profane.<br />
Même si cette dernière n’est souvent qu’une toile de fond peu<br />
perceptible dans la vie du saint, elle se situe néanmoins dans un<br />
contexte historique concret et reconnaissable. Dans les sociétés<br />
balkano-slaves du Moyen Age la différenciation entre la littérature<br />
monacale et celle des élites cultivées est moins marquée que<br />
dans la littérature byzantine, de même que la diglossie entre la<br />
langue liturgique et littéraire, d’une part, et la langue vulgaire,<br />
d’autre part, est bien moins tranchée que dans les cultures de<br />
langue grecque et latine.
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Par rapport à la littérature, à la pensée théorique, et d’une<br />
façon plus générale à la culture gréco-byzantine, le contexte<br />
culturel des Slaves présente une autre particularité dont il est important<br />
de tenir compte : on n’y trouve point de débat entre pensée<br />
et culture antique, néoplatonicienne et profane d’une part, et enseignement<br />
de l’Eglise d’autre part, dichotomie qui a favorisé à Byzance<br />
le dialogue et la polémique avec les conceptions issues de<br />
la spiritualité chrétienne. C’est pourquoi aussi, la littérature slavobyzantine<br />
est bien moins créatrice dans le domaine de la pensée<br />
théorique et de l’abstraction spéculative. La compréhension du monde<br />
et de l’histoire humaine y est plus empirique et pragmatique.<br />
C’est aussi la raison pour laquelle la Vie du saint y est l’expression<br />
majeure et quasiment exclusive de l’expérience spirituelle.<br />
La réclusion anachorétique, le pathos du merveilleux et l’exaltation<br />
spirituelle cèdent ici le pas à une éthique biblique de tendance<br />
vétérotestamentaire, souvent teintée d’historicisme. Sur une<br />
toile de fond d’universalisme byzantin se profile la vie de l’Eglise<br />
locale avec ses particularités culturelles, ses autoreprésentations<br />
collectives, ses aspirations partisanes et ses prétentions historiques,<br />
sa légitimation éthique et eschatologique, y compris une certaine<br />
fierté qui touche à l’exclusivité du Nouveau Peuple élu.<br />
A l’issue de sa longue période néophyte, la pensée slavo-byzantine<br />
s’exprime parfois en terme de purisme évangélique et<br />
monacal, dédaignant les « brumes stériles du paganisme grec »,<br />
des « superstitions pernicieuses des empereurs byzantins », sans compter<br />
leurs infidélités envers l’Eglise et sa tradition apostolique.<br />
C’est ainsi que dans sa Vie de Stefan Deéanski, écrite vers<br />
1402, Grégoire Camblak 445 met en opposition l’origine romaine<br />
445 Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak<br />
(éd. A. Davidov, G. Danéev, N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva)<br />
Sofia 1983 ; cité dans B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagiobiographies<br />
dynastiques du MoyenAge serbe, N° 248 “Orientalia Christiana Analecta”,<br />
Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Rome 1995, p. 522 n. 10, 610.<br />
358<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
des empereurs byzantins avec l’origine charismatique de la lignée<br />
némanide :<br />
“Ils [les Nemanjiç] ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences<br />
hérétiques et par l’odeur hellénique 446 [païenne] des sacrifices<br />
et des rites, comme [l’avaient fait] les fils et les neveux [les<br />
héritiers] de Constantin le Grand” 447 . Ils gouvernaient en toute<br />
piété, avec sagesse selon Dieu et par amour, par [la volonté de]<br />
Dieu, avec [leurs] armées le reste du troupeau qui leur avait été<br />
confié” (Camblak, Vie de Stefan Dečanski, p. 64).<br />
Cette réception de la littérature byzantine constitue le tronc<br />
commun de la littérature byzantino-slave, ainsi que sa partie la<br />
plus importante et la plus répandue par le fait de l’étendue de sa<br />
circulation. A ce patrimoine commun à toute la chrétienté orientale<br />
s’ajoute une production littéraire locale très inégalement répartie<br />
selon les genres de la littérature ecclésiastique, très largement<br />
dominante par rapport aux écrits profanes. A l’examen des recueils<br />
de textes slavo-byzantins, on relève un large éventail d’écrits<br />
446 Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de langue<br />
grecque” se trouve dans le colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka,<br />
1305 ; de Peç, 1522 ; de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de<br />
1252, etc.) du Nomokanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, “Ko je preveo<br />
Krméiju sa tumaéeqima ?”, Glas SAN CXCIII (96), (1949), p. 120, 125-126.<br />
447 Dont Julien « l’Apostat » qui fut le seul neveu de Constantin à avoir survécu<br />
aux purges sanguinaires de son fils Constance II (337-361) et qui rétablit<br />
le paganisme (361-363), cf. J. Meyendorff, Unité de l’Empire et divisions des<br />
Chrétiens. Paris 1993, p. 21. Camblak fait peut-être aussi allusion aux superstitions<br />
divinatoires (Ch. Diehl, “La civilisation byzantine”, in Id., Etudes byzantines,<br />
Paris 1905, p. 139) et autres qu’affectionnaient particulièrement certains<br />
empereurs des dynasties Comnène et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche<br />
iconoclaste Jean, dit Giannis, fut un fervent adepte des arts magiques, et<br />
l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services, cf. R. Guilland, “Le<br />
Droit divin à Byzance”, in Id., Etudes byzantines, 228sq. ; G. Dagron, “Le saint,<br />
le savant, l’astrologue : Etude de thèmes hagiographiques à travers quelques<br />
recueils de « Questions et réponses » des Ve-VIIe siècles”, in Hagiographie, p.<br />
146 sq. ; Id., “Rêver de Dieu et parler de soi. Le rêve et son interprétation d’après<br />
les sources byzantines”, in I sogni nel Medioevo, Rome 1985, p. 40-52.<br />
359
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
patristiques, édifiants, rhétoriques, des cosmogonies et autres<br />
physiologues. Faisant partie de ces vastes recueils d’érudition<br />
pieuse, ou bien regroupée dans ceux dédiés aux vies des saints,<br />
l’hagiographie détient une place de choix 448 .<br />
Par rapport au vaste patrimoine hagiographique commun au<br />
calendrier chrétien, la production des Eglises locales n’est certes<br />
pas très impressionnante ; néanmoins elle est loin d’être négligeable.<br />
Il serait fort instructif de dresser une typologie de cette production<br />
littéraire. Encore faudrait-il pouvoir la différencier par<br />
rapport au tronc commun de l’hagiographie byzantine. Ce qui<br />
n’est pas chose aisée, du fait que la production originale est le plus<br />
souvent parfaitement bien intégrée dans la forme d’expression<br />
gréco-byzantine traditionnelle. C’est en ce sens que l’hagiographie<br />
balkano-slave est peut-être la plus sous-exploitée, car elle présente<br />
un intérêt historique qui va bien au-delà de toute son importance<br />
d’ordre philologique, esthétique et littéraire.<br />
A défaut d’une production historiographique, bien moins<br />
importante et surtout beaucoup plus tardive, l’hagiographie balkano-slave<br />
présente un intérêt d’autant plus important qu’elle est<br />
l’expression la plus aboutie et la plus représentative de la création<br />
littéraire des Slaves méridionaux. On peut s’interroger sur la carence<br />
de chroniques locales, des textes narratifs de nature historique<br />
et profane, ce qui a sans doute incité Likhatchov à récuser<br />
toute originalité, ou «valeur locale», à la littérature balkano-slave 449 ,<br />
ce qui est somme toute injustifié ou du moins d’une appréciation<br />
très excessive. La raison de cette lacune en matière d’historiographie<br />
réside sans doute dans la discontinuité institutionnelle dans<br />
l’histoire bulgare 450 , ainsi que dans l’apparition tardive – début du<br />
448 G. Podskalsky, Theologichte Literatur des Mittelalters in Bulgarien<br />
und Serbien 8651459, C. H. Beck’sche Verlagsbushhandlung, Munich<br />
2000, 578 pp.<br />
449 D.S. Likhatchov, Poétique historique de la littérature russe, Paris<br />
1988, p. 12, 13.<br />
450 G. Prinzing, Die Bedeutung Bulgariens und Serbiens in den Jahren<br />
12041219 im Zusammenhang mit der Entstehung und Entwicklung der<br />
360<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
XIIIe siècle – d’une littérature spécifiquement serbe. Une discontinuité<br />
qui se rapporte de manière bien plus tranchée aux institutions<br />
profanes qu’à la vie liturgique, avec ses institutions monastiques<br />
et une continuité de transmission littéraire au sein du vaste monde<br />
slavo-byzantin.<br />
De là tout intérêt de différencier non seulement l’hagiographie<br />
balkano-slave par rapport à la matrice byzantine, ainsi que par<br />
rapport à la communauté littéraire slave, mais aussi de caractériser<br />
les deux littératures balkano-slaves, à savoir l’hagiographie bulgare<br />
et l’hagiographie serbe. Par-delà tout leur aspect commun dû<br />
non seulement aux origines cyrillo-méthodiennes, mais aussi à<br />
une circulation sans entrave de barrière linguistique, ce sont leurs<br />
différences marquantes qui relèvent d’un intérêt particulièrement<br />
significatif.<br />
La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave<br />
a joué le rôle d’un ciment culturel et institutionnel. La médiation<br />
de la culture romano-byzantine, dont les zones d’extension<br />
s’étendaient bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée<br />
par l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait<br />
que l’Eglise de Constantinople recourût dans la deuxième moitié<br />
du IXe siècle à la langue slave en tant qu’agent médiateur de<br />
l’évangélisation des peuples barbares constitua un puissant facteur<br />
d’intégration culturelle dans cette partie de l’Europe. Les textes<br />
fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques,<br />
patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une<br />
langue accessible à une majeure partie des populations christianisées.<br />
Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de<br />
l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de<br />
l’espace balkanique dans l’ordre de valeurs du monde civilisé.<br />
La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se<br />
conformer à une structure monarchique issue des conceptions<br />
byzantinischen Teilstaaten nach der Einnahme Konstantinopels infolge<br />
des 4. Kreuzzuges, Munich 1972 ; Istorija na Bälgarija (Histoire de la<br />
Bulgarie) t. 3, Sofia 1982, p.115sqq.<br />
361
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du<br />
monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions<br />
idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace<br />
demeurée partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de<br />
la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de<br />
la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers<br />
la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures sociales.<br />
Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein<br />
des sociétés cristallisées autour des hiérarchies monarchiques.<br />
L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels<br />
et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique<br />
de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin<br />
commun dans le temps imparti au genre humain, confère aux<br />
institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit<br />
dans une continuité de longue durée.<br />
La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation<br />
relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine<br />
témoignent, sans doute, de la prépondérance du rôle de l’Eglise<br />
en tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des<br />
systèmes étatiques. De même l’apparition assez tardive des recueils<br />
législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes,<br />
témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés, où l’Eglise<br />
a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que<br />
celui de l’Etat monarchique.<br />
L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au<br />
moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche<br />
critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un<br />
domaine d’investigations quelque peu délaissé jusqu’à maintenant.<br />
Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution<br />
des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer<br />
avec plus au moins d’opportunité. Les éléments d’analyse supplémentaires,<br />
comme par exemple l’iconographie et autres objets de<br />
la culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête,<br />
mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un<br />
intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils<br />
362<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
représentent une mine d’informations particulièrement abondante<br />
pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de<br />
ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés<br />
formées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise<br />
considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance<br />
et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture<br />
byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet<br />
d’en tirer profit de façon significative.<br />
Issue de l’héritage littéraire slavo-byzantin, la littérature<br />
médiévale serbe dans sa plus grande partie fait donc partie intégrante<br />
de l’aire de civilisation byzantine. La pensée religieuse,<br />
omniprésente au Moyen Age, tient en Serbie par conséquent essentiellement<br />
de la réception de la littérature byzantine, héritière<br />
de la théologie de l’Orient chrétien. Les textes bibliques, liturgiques,<br />
canoniques, hagiographiques et patristiques qui avaient été<br />
transmis par le courant cyrillo-méthodien, ont été très tôt diffusés<br />
sur les territoires où apparut au XIIe siècle la variante serbe de la<br />
langue littéraire slave. L’hégémonie politique byzantine, puis<br />
pendant une courte période bulgare, la constitution d’un premier<br />
royaume assorti d’un archevêché d’obédience romaine dans la<br />
partie occidentale (fin du XIe siècle), et surtout, l’absence jusqu’au<br />
début du XIIIe siècle de toute autonomie diocésaine dans la partie<br />
placée sous obédience de l’Eglise orthodoxe, expliquent cette<br />
apparition tardive de l’expression linguistique et littéraire propre<br />
au Moyen Age serbe. Ce creux institutionnel peut donc expliquer<br />
le peu de témoignages textuels pouvant attester le début de manifestation<br />
des particularités dialectales et phonétiques qui caractérisent<br />
la rédaction serbe du vieux-slave. Le fait que les premiers<br />
manuscrits dont nous disposions, L’Evangéliaire de Marie (Xe-XIe<br />
s.) 451 , Evangéliaire de Vukan (fin XIIe s.) 452 , et surtout l’Evangéliaire<br />
de Miroslav (v. 1185) 453 qui se caractérisent par une ortho-<br />
451 Ed. V. Jagiç, Quattuor evangeliorum versionis palaeo slovenicae codex<br />
Marianus glagoliticus, Berlin-St. Peterburg 1883 (repr. Graz 1960).<br />
452 Ed. phototypique avec étude, J. Vrana, Vukanovo jevan$exe, Belgrade 1967.<br />
453 Ed. phototypique Lj. Stojanoviç, Miroslavljevo jevandjelje, Vienne 1897,<br />
363
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
graphe et des particularités dialectales bien établies issues de la<br />
prononciation et de la morphologie serbo-slave, témoignent néanmoins<br />
d’une longue tradition locale dans la transmission manuscrite<br />
des textes ecclésiastiques.<br />
La fin du XIIe et surtout le début du XIIIe siècle voient apparaître<br />
les premiers textes autochtones (originaux) issus à cette<br />
époque du cercle restreint de la famille régnante, représenté par<br />
le grand joupan de Serbie, Stefan Nemanja (1166-1196), avec ses<br />
deux fils, Stefan le Premier Couronné (1196-1228) et Sava (1220-<br />
†1235) le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.<br />
Les chartes princières, avec leurs préambules de théologie<br />
politique, les Règles monastiques, les textes hagiographiques,<br />
liturgiques et surtout le grand recueil du droit canon, le Nomokanon<br />
(Zakonopravilo) de Sava Ier, plus quelques textes épistolaires<br />
constituent l’héritage littéraire de cette première période.<br />
La littérature serbe du Moyen Age exprime sa pensée théologique<br />
en premier lieu dans les textes liturgiques (les acolouthies)<br />
et hagiographiques attachés aux cultes des saints de l’Eglise de<br />
Serbie, ainsi que dans les adaptations des recueils du droit canon<br />
aux exigences de l’Eglise locale. Les autres genres de textes tels<br />
que ceux qui sont développés notamment par les docteurs de<br />
l’Eglise, sont transmis sous formes de traductions avec leurs compilations<br />
dans les recueils des pères de l’Eglise. Dans un premier<br />
temps, ces recueils furent repris directement à partir des traductions<br />
antérieurement effectuées dans la foulée du grand courant cyrillométhodien,<br />
c’est-à-dire qu’ils furent recopiés à partir de l’éventail<br />
déjà considérable de la littérature slavo-byzantine.<br />
La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare<br />
est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient<br />
de précieuses sources d’informations sur la civilisation<br />
bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre<br />
restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.<br />
L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles by-<br />
nouvelle édition, Belgrade 1998 ; voir l’étude : J. Vrana, L’Evangéliaire de<br />
Miroslav, Gravenhage 1961.<br />
364<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
zantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres<br />
principaux. La quasi totalité des Vies des saints appartenant à la<br />
littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente<br />
un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques<br />
métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature<br />
vieux-bulgare est le patriarche Euthyme et son école littéraire qui<br />
domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième moitié<br />
du XIVe siècle 454 .<br />
Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent<br />
sensiblement des schémas byzantins dans le cas des Vies dites<br />
“populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus au moins<br />
étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.<br />
L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente<br />
de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du<br />
XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins<br />
et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant<br />
cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave.<br />
Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître<br />
l’origine linguistique de ces écrits.<br />
L’apparition du synaxaire («prolog») sud-slave 455 , sans dou-<br />
454 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et<br />
divergence”, cit., p. 534-556.<br />
455 Le synaxaire (sunaξairion) slave (“prolog”, du grec proλoγo∫) apparaît<br />
en Russie, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, avec la traduction du synaxaire<br />
grec, avec l’adjonction de quelques vies de saints russes. Dans les pays<br />
sud-slaves, le synaxaire intègre les vies des saints anachorètes, Jean de Ryla,<br />
Prohor de Péinja, Joachim d’Osogovo, Gabriel de Lesnovo, Starec Isaïe (fin<br />
XIVe s.), de Sainte Parascève, mais aussi de saints princes et archevêques,<br />
comme le tsar Pierre, Siméon-Nemanja, des rois Stefan Milutin et Stefan<br />
Deéanski, du prince Lazar, des archevêques Sava Ier, Arsène Ier, du patriarche<br />
Jefrem. La rédaction de vies brèves de type synaxaire ou prologue, s’épuise à la<br />
fin du XVe et au début du XVIe siècle avec celles des saints despotes Brankoviç<br />
et finalement au milieu du XVIIe siècle par les vies de Siméon-Nemanja et du<br />
tsar Uroè (V. Moèin, «Slovenska redakcija prologa Konstantina Mokisijskog u<br />
svjetlosti vizantijsko-slavenskih odnosa XII-XIII vijeka» (La rédaction slave du<br />
prologue de Constantin de Mosikion à la lumière des relations byzantino-slaves<br />
des XIIe-XIIIe siècles), Zbornik Historijskog instituta JAZU 2 (1959), p. 17-68 ;<br />
L. P. §ukovskaja, «Tekstologiéeskoe i lingvitiéeskoe issledovanie Prologa»<br />
365
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
te à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, pose des questions<br />
de datation et d’origine encore insuffisamment élucidées. Composé<br />
pour l’essentiel de Vies brèves traduites d’après le synaxaire<br />
grec 456 , mais aussi d’un certain nombre de Vies de saints slaves,<br />
ce ménologe hagiographique joua un rôle important dans l’hagiographie<br />
balkano-slave 457 , mais également russe et roumaine. Le<br />
fait que les tsars de l’empire bulgare restauré aient accumulé depuis<br />
la fin du XIIe siècle dans leur capitale, Tarnovo, un nombre important<br />
de reliques, avait sensiblement favorisé le culte des saints<br />
au profit des écrits hagiographiques. C’est ainsi que la translation<br />
des reliques de Saint Jean de Ryla en 1195 fut accomplie par le<br />
tsar Asen Ier (1185-1196). Celles des évêques Hilarion de Muglen<br />
et Jean de Polyvote, de Sainte Philotée et de Saint Michel de<br />
Potuka furent rapportées à l’issue des campagnes de Thrace et de<br />
(Recherches textologiques et linguistiques du Prologue), in Slavjanskoe jazikoznanie.<br />
IX Meždunarodni s’ezd slavistov. Dokladi sovetskoi delegacii, Moscou<br />
1983, p. 110-120 ; D. Bogdanoviç, «Dve redakcije stihovnog prologa u rukopisnoj<br />
zbirci manastira Deéana» (Deux rédactions du prologue avec des versets<br />
dans la collection des manuscrits du monastère de Deéani), in Uporedna istraživanja<br />
I, Belgrade 1975, p. 37-72 ; P. Simiç, «Redakcije prologa i mesecoslovi tipika»<br />
(Les rédactions du prologue et les ménologes du typikon), Bogoslovlje 20 (1976),<br />
p. 93-110 ; G. Mihaila, «Pervoe peéatnoe proizvedenie Grigorija Camblaka i<br />
slavjano-ruminskija tradicija i ego rasprostranenii» (La première production<br />
littéraire de Grégoire Camblak dans la tradition slavo-roumaine et sa diffusion),<br />
Starob’lgaristika VI/4, Sofia 1982, p. 16-20 ; E. A. Fet, «Prolog», in Slovar’<br />
knižnikov i knižnosti Drevnei Rusi I, Leningrad 1987, p. 376-381 ; Dj. Trifunoviç,<br />
Azbučnik srpskih srednjovekovnih književnih pojmova (Lexique des notions<br />
littéraires du Moyen-Age serbe), Belgrade 1990 (2e éd.), p. 317-321 ; Tatjana<br />
Subotin-Goluboviç, «Sinaksar» (Synaxaire), dans Leksikon srpskog srednjeg<br />
veka, Belgrade 1999, p. 667-668).<br />
456 J. Noret, “Ménologes, synaxaires, ménées. Essai de clarification d’une<br />
terminologie”, Annalecta Bollandiana 86 (1968), p. 21-24 ; H. Delehaye, Synaxaires<br />
byzantins, ménologes, typica, Variorum Reprints, Londres 1977, 322 pp.<br />
457 G. Petkov, Stiènijat prolog v starata b’lgarskata, sr’bska i ruska literatura<br />
(XIVXV vek). Arheografija, tekstologija i izdanije na proloànite stihove (Le<br />
Prologue en vers dans l’ancienne littérature bulgare, serbe et russe. Archéographie,<br />
textologie et édition des vers des prologues. XIVe-XVe siècles), Plovdiv 2000,<br />
560 pp. ; « Prolog », in Repertorium Fontium Historiae Medii Aevi, vol IX/3<br />
(— Po-Q —), Rome 2002, p. 359-361.<br />
366<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
Macédoine du tsar Kalojan (1197-1207). De même que l’acquisition<br />
des reliques de la Sainte Parascève d’Epivat par Asen II<br />
(1218-1241), donna lieu à la rédaction de récits relatant ces événements<br />
mémorables. Le culte du Patriarche Joachim Ier († 1246),<br />
de Théodose de Tarnovo, ainsi que, parmi d’autres, celui de Romil<br />
de Vidin, détenaient une part importante dans le culte des saints<br />
dans la capitale bulgare. L’insertion de vies brèves relatives à ces<br />
cultes dans les synaxaires eut une incidence majeure dans l’intégration<br />
des synaxaires byzantins dans la littérature slave. Le caractère<br />
officiel de ces cultes, ainsi que la probabilité de leur inclusion<br />
simultanée dans le ménologe byzantin impliquent le rôle<br />
qu’ils furent appelés à jouer pour la légitimation des pouvoirs<br />
temporel et spirituel du royaume bulgare restauré.<br />
L’insertion dans le synaxaire, ainsi que la fréquence de ces<br />
vies issues des cultes pratiqués depuis Tarnovo, dont notamment<br />
ceux de Sainte Parascève (fêtée le 14 octobre), devenue alors la<br />
protectrice de la capitale bulgare, de Saint Jean de Ryla (19 oct.),<br />
ainsi que celle de Saint Michel de Potuka (le 22 nov.), dit aussi<br />
«le militaire bulgare», et le récit de la translation des reliques de<br />
l’évêque Hilarion de Muglen (le 21 oct.), sont l’un des critères de<br />
l’apparition du synaxaire bulgare 458 .<br />
Le parallèle entre deux modèles de saints anachorètes, tel<br />
qu’il apparaît dans les Vies de Saint Jean de Ryla par le Patriarche<br />
Euthyme (fin XVe s.) et de Saint Sava par Teodosije (fin XIIIe s.),<br />
est révélateur quant à la particularité, ainsi qu’à la différenciation<br />
au sein de l’hagiographie balkano-slave. Ces deux Vies ont pour<br />
auteurs les hagiographes les plus représentatifs de leurs époques<br />
respectives. Ayant pour fondement le schéma narratif traditionnel<br />
pour une grande partie des vies anachorétiques depuis la Vita de<br />
Saint Antoine par Athanase d’Alexandrie (réclusion, puis éloignement<br />
progressif et tentations diaboliques dans la voie de la connaissance<br />
de Dieu — «bogopoznanje» — comme consécration d’une<br />
458 G. Petkov, “Bugarska proloèka àitija u srpskim pukopisima stihovnog prologa»<br />
(Les vies synaxaires bulgares dans les recueils manuscrits des synaxaires<br />
serbes), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen profesoru<br />
Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 393-399.<br />
367
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
vie d’anachorète, et enfin, le retour à la vie cénobitique afin de<br />
faire profiter les autres de leur expérience spirituelle), les deux<br />
Vies développent un certain nombre de topoi parallèles. Tous deux<br />
issus de familles pieuses, dès le début de leurs parcours de renoncement<br />
au monde, ils sont confrontés à des situations similaires.<br />
L’environnement de Jean le prend pour un hypocrite incapable<br />
d’assumer les tâches de tout un chacun, alors que les parents de<br />
Pierre blâment son incapacité à prendre part aux joies de ses jeunes<br />
congénères. Le détachement affectif se manifeste de manière<br />
particulièrement saisissante dans les deux cas, lorsque le premier<br />
renie son neveu et surtout lorsque Pierre s’abstient de prendre en<br />
charge sa sœur orpheline, malgré les adjurations de leur mère 459 .<br />
Cependant, les différences entre les deux Vies dénotent bien les<br />
particularités des hagiographies sud-slaves. Plus proche de son<br />
modèle égyptien, ainsi que la plupart des Vies serbes la Vie de<br />
Pierre accuse en même temps un caractère littéraire autonome.<br />
Chronologiquement proche de son héros, Teodosije semble avoir<br />
rédigé son récit essentiellement à partir d’une tradition orale qui<br />
aurait pu lui être transmise par un ou plusieurs des contemporains<br />
de l’anachorète. Ainsi que la plupart des Vies bulgares, à l’exception<br />
de celles de l’époque cyrillométhodienne, la Vie de Saint Jean<br />
de Ryla est par contre issue d’une tradition scripturaire longue de<br />
plusieurs siècles. La démarche littéraire du Patriarche Euthyme<br />
se situe plutôt dans un cadre anthologique, alors que celle de<br />
Teodosije est de perpétuer par écrit un témoignage encore vivant,<br />
bien que largement influencé par les lectures édifiantes auxquelles<br />
il faut ajouter la vocation didactique de l’auteur.<br />
Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments<br />
convergents, on peut relever une série de points significatifs. La<br />
littérature cyrillo-méthodienne est essentiellement de facture ec-<br />
459 Nina Gagova, Irena £padijer, «Dve varijante anahoretskog tipa u juànoslovenskoj<br />
hagiografiji» (Deux variantes du type anachorétique dans<br />
l’hagiographie sud-slave), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik<br />
posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 159-171.<br />
368<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
clésiastique et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux<br />
critères universels, l’introduction du christianisme, sa position en<br />
tant que religion officielle et sa force dans la société médiévale,<br />
sont tributaires du pouvoir monarchique. Elle se présente donc<br />
autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité<br />
étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur<br />
de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices et culturelles,<br />
transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités<br />
princières. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son<br />
obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service<br />
de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire<br />
des Rhomées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur<br />
byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est<br />
autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique<br />
du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément<br />
cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et<br />
l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature<br />
balkano-slave. Cette collusion se manifeste dans la faveur princière<br />
accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les<br />
phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des<br />
saints, translations de leurs reliques, édification et donation de<br />
fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives<br />
et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc<br />
été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment<br />
littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie et en Serbie, ainsi<br />
que plus tard dans les Pays roumains.<br />
La souveraineté du prince, la continuité du pouvoir central,<br />
l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur les institutions<br />
ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des deux<br />
pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques, sont des<br />
conditions essentielles de l’existence d’une littérature autochtone.<br />
En tant que médiatrice d’identité collective, cette mémoire écrite<br />
et entretenue sur une base religieuse, de consonance eschatologique,<br />
est la condition préalable de l’apparition et de la continuité<br />
d’une mémoire historique.<br />
369
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves<br />
présentent des disparités non moins significatives. C’est l’hagiographie<br />
bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de<br />
paradigme de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare est, en<br />
effet, davantage liée à l’aspect eschatologique des saints qu’à leurs<br />
portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs<br />
cyrillo-méthodiens, dont l’hagiographie vieux-slave a produit<br />
quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant<br />
de témoignages sensiblement authentiques et contemporains,<br />
l’hagiographie vieux-bulgare présente un caractère plus didactique<br />
qu’événementiel. Les Vies des saints anachorètes, confesseurs,<br />
martyrs, évêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, présentent<br />
néanmoins des éléments d’une valeur historique significative. Ce<br />
sont des écrits plus proches de leur modèle hagiographique byzantin,<br />
notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont,<br />
d’autre part, plus proches des cultes des saints, ils témoignent du<br />
rôle important que le culte de la sainteté jouait dans la collectivité<br />
au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et<br />
de son individuation collective.<br />
L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un<br />
caractère plus historique, à la fois plus narrativement factuel et<br />
surtout politiquement idéologique 460 . La facture plus historique<br />
qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure<br />
de véritables romans médiévaux, provient d’une relative immé-<br />
460 Sur les Vies des rois et archevêques serbes, de Danilo II et de ses Continuateurs,<br />
voir l’excellente étude dont nous reprenons la dernière partie de la<br />
conclusion : “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of<br />
edification and the historiographer’s of information. It not merely ignores the<br />
literary merit of the collection, which must be judged against its mediaeval<br />
background, but is also incorrect from the historian’s point of view since without<br />
the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepiscoporum<br />
Serbiae form a virtually unique collection combining elements<br />
of hagiography, biography and historiography which deserves both study and<br />
admiration”, cf. F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch,<br />
Hagiographer, Saint. With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum<br />
Serbiae and the Cults of Medieval Serbian Saints”, Analecta Bolandianna<br />
111 (1993), p. 128.<br />
370<br />
E S C H AT O L O G I E E T H I S T O I R E<br />
diateté de témoignage se situant à l’origine de leur création. Les<br />
Vies des souverains et pontifes de la Serbie médiévale sont autant<br />
de reflets des structures mentales au sein de cette société fondée<br />
sur une hiérarchie de valeurs sacralisées, personnifiée par les<br />
vertus spirituelles de ses modèles de légitimité sacrée 461 . Ce type<br />
de sacralisation dynastique est quasiment inconnu dans le reste<br />
du monde orthodoxe. Il est un fait hautement révélateur quant à<br />
la nature même de la société serbe issue d’une synthèse entre les<br />
structures sociales d’un type plus proche de la féodalité occidentale,<br />
en conjonction avec une superstructure ecclésiastique et culturelle<br />
reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les carences toujours<br />
considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait historique sud-slave,<br />
et notamment serbe, à la charnière des deux mondes chrétiens,<br />
peuvent être sensiblement compensées par la connaissance de ces<br />
textes de caractère la fois historique et hagiographique, ou biographique,<br />
avec parfois des éléments autobiographiques, mais<br />
toujours de consonance et surtout d’inspiration eschatologique.<br />
461 B. Bojoviç, “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-<br />
XVe siècles)”, in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie, liturgie<br />
et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de Bernard Flusin et<br />
Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.<br />
371
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
372<br />
L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T è L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4<br />
L’INSCRIPTION <strong>DU</strong> DESPOTE STEFAN SUR<br />
LA STÈLE DE KOSOVO 1403-1404 462<br />
Ces mots furent écrits sur la stèle de marbre de Kosovo :<br />
Attribuée au despote Stefan Lazareviç 463 , cette épitaphe est<br />
un texte que son caractère laïque distingue de la plupart des autres<br />
écrits consacrés à la gloire du prince martyr. L’idée fondamentale<br />
de ces vers ne diffère pas de celle qu’expriment les autres textes<br />
sur le prince Lazar, mais l’accent est nettement déplacé vers le fait<br />
militaire et patriotique plutôt que vers un sacrement religieux.<br />
Homme qui foules de tes pas la terre serbe,<br />
que tu sois d’ailleurs ou de ce pays,<br />
qui que tu sois et d’où que tu sois ;<br />
abordant ce champ<br />
appelé Kosovo,<br />
quantité d’ossements sans vie<br />
désolation pétrifiée, tu verras<br />
et, au milieu, en signe de croix<br />
et comme un étendard érigé debout,<br />
tu m’apercevras.<br />
Ne passe pas outre en m’ignorant,<br />
telle une chose vaine et vaniteuse,<br />
mais, je t’en prie, viens et approche-toi,<br />
ô bien-aimé,<br />
462 Traduction d’après l’édition du manuscrit (XVIe siècle, Recueil n° 167 de<br />
la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade) : Dj. Trifunoviç, Despot Stefan<br />
Lazareviç Kqiàevni radovi , Belgrade 1979, p. 145-146, 158-160.<br />
463 L’analyse stylistique de Trifunoviç a confirmé cette attribution : Trifunoviç,<br />
Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ; B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan<br />
sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe (numéro spécial) III Paris (1987),<br />
p. 99-102.<br />
373
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
considère les mots que je t’offre,<br />
afin de comprendre<br />
la cause, la raison et le sens de ma présence ici,<br />
car en vérité je te le dis,<br />
de même que l’inspiré,<br />
en substance, je vous apprendrai ce qu’il en fut.<br />
Il fut ici, jadis, un grand souverain,<br />
merveille de ce monde et monarque serbe,<br />
appelé Lazar, le grand prince,<br />
rempart vertueux de piété inébranlable,<br />
étendue de connaissance divine et profondeur de sagesse,<br />
esprit ardent et protecteur des étrangers,<br />
nourricier des démunis et compassion des humbles,<br />
miséricorde des offensés et consolateur,<br />
aimant tout ce qui est la volonté du Christ.<br />
Il se range à Ses côtés, lui-même de son propre choix,<br />
avec tous les siens, innombrable multitude,<br />
guidés par son bras.<br />
Hommes braves, hommes téméraires,<br />
hommes véritables par leurs faits et gestes,<br />
resplendissant comme les étoiles brillantes,<br />
semblables à la terre couverte des fleurs colorées,<br />
parés d’or et ornés de pierres précieuses ;<br />
multitude de chevaux de choix sellés d’or,<br />
splendides et magnifiques chevaliers.<br />
Tel un bon pasteur et guide,<br />
des très nobles et glorieux,<br />
il conduit avec sagesse les agneaux du Logos,<br />
pour que, trouvant leur bonne fin dans le Christ,<br />
de la couronne des martyrs s’étant rendus dignes,<br />
ils communient à la gloire céleste.<br />
C’est ainsi que cette immense multitude,<br />
avec leur bon et grand seigneur,<br />
l’âme hardie et la foi inébranlable,<br />
374<br />
L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T è L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4<br />
ainsi qu’à un festin somptueux ou vers une salle d’apparat,<br />
d’un même mouvement fondit sur l’ennemi,<br />
écrasant le dragon véritable,<br />
mettant à mort la bête féroce,<br />
le puissant adversaire,<br />
l’hadès insatiable,<br />
le vorace Amurad et son fils,<br />
rejeton venimeux de la vipère,<br />
le chiot du lion et de Chimère,<br />
et beaucoup d’autres avec eux.<br />
O, prodige des desseins de Dieu !<br />
L’intrépide martyr fut capturé<br />
par les mains iniques des Agaréens,<br />
et subit dignement lui-même l’épreuve finale,<br />
devenant le martyr du Christ,<br />
le grand prince Lazar.<br />
Il fut décapité par la main de cet assassin,<br />
le fils d’Amurad.<br />
Ceci s’accomplit :<br />
en l’an 6897 [1389], indiction 12,<br />
au mois de juin le 15e jour, mardi,<br />
à la 6ème ou à la septième heure [12-13h],<br />
je ne le sais,<br />
Dieu le sait.<br />
375
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
376<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
le « dIt d’AMour » du prInce et despote<br />
stefan Lazarević<br />
Prince et despote Stefan Lazarević (1389-1427)<br />
Stefan Lazareviç fut sans conteste l’un des plus intéressants<br />
personnages sur le trône de Serbie au Moyen Age. Fils du prince<br />
Lazare (†1389), le martyr de Kosovo, et de la princesse Milica<br />
(†1405, moniale Eugénie depuis 1395), tous deux canonisés plus<br />
tard par l’Eglise de Serbie, Stefan monta sur le trône de Serbie à<br />
un âge très jeune — il n’avait pas plus de 12 ans 464 .<br />
Après le désastre de Kosovo, qui vit la mort de son père, mais<br />
aussi du sultan Murad Ier, sa mère dut assurer la régence jusqu’en<br />
1395 au nom de son jeune fils, alors que sa sœur Olivera dut être<br />
donnée en mariage au nouveau sultan Bayezid Ier. L’avance ottomane<br />
avait franchi une étape importante, avec la conquête de<br />
l’important fort serbe de Golubac sur le Danube : elle menaçait<br />
désormais non seulement les Balkans, mais également l’Europe<br />
Centrale 465 . Bientôt (en 1398), le jeune prince dut déjouer les intrigues<br />
fomentées contre lui à la cour du sultan, devenu son suzerain,<br />
s’y rendre avec sa mère et regagner les faveurs de son beaufrère.<br />
Avec son détachement de cuirassiers serbes, Stefan devait<br />
se distinguer à la bataille d’Angora (juin 1402) en tentant à plusieurs<br />
reprises d’empêcher la capture de Bayezid qui s’obstinait<br />
464 Jovanka Kaliç, Srbi u poznom srednjem veku (Les Serbes au Bas Moyen<br />
Age), Belgrade 1994, p. 57-59.<br />
465 C’est en 1393 que la capitale Bulgare Tărnovo fut prise par les Ottomans,<br />
le tsar £ièman exécuté, l’un de ses fils se convertit à l’islam, l’autre se réfugia<br />
en Hongrie, alors que le patriarche bulgare Euthyme fut déposé de ses fonctions<br />
et emprisonné. En 1398 Bayezid entreprend une campagne de guerre en Bosnie.<br />
Le désastre de la Croisade à Nicopolis en 1396 avait parachevé cette avancée<br />
ottomane, commencée à Marica en 1371 et à Kosovo en 1389.<br />
377
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
à ne pas quitter le champ de la bataille perdue. Lors de son retour<br />
en Serbie via Constantinople il y fut couronné despote par l’empereur<br />
Jean VII Paléologue 466 . C’est lors de ce séjour dans la cité<br />
impériale qu’il épousa Hélène, fille du seigneur de Méthylène<br />
(Lesbos), Franchesco II Gatiluzzi.<br />
Alors que la vie du despote fut décrite en détail par son biographe<br />
Constantin de Konstenec 467 , on connaît fort peu de détails<br />
de sa vie privée et encore moins sur ce mariage et son issue. On<br />
sait que la vie du couple ne fut pas couronnée d’une descendance,<br />
mais on ignore quelle fut la fin du mariage, décès ou divorce. Le<br />
silence du biographe du despote en cette matière, si prolixe par<br />
ailleurs, semble bien indiquer un échec, sous forme de séparation<br />
ou autre, probablement relativement peu de temps après le mariage.<br />
Ce qui expliquerait le silence complet des autres sources<br />
sur les conséquences de ce mariage princier.<br />
Le fait est que le despote ne se remaria point, alors que nombre<br />
de rois et princes étaient connus par leurs mariages multiples,<br />
le droit canon orthodoxe tolérant jusqu’à trois mariages.<br />
Chevalier hors pair, polyglotte et homme de lettres, amateur<br />
des arts et commanditaire d’œuvres littéraires et artistiques, prince<br />
et législateur énergique et persévérant, diplomate et cosmopolite,<br />
c’est lui qui fit de Belgrade la capitale de la Serbie, et c’est<br />
lui aussi qui fut l’instigateur de la plus importante expansion de<br />
l’exploitation minière et des échanges commerciaux entre la Ser-<br />
466 Confirmé en 1410 par Manuel II Paléologue, ce titre (le plus haut à Byzance<br />
après celui de basileus), offrait au despote Stefan l’occasion d’utiliser dans<br />
ses actes le titre de samodràac (autocrator), à partir de 1405 (Jovanka Kaliç, op.<br />
cit., p. 74).<br />
467 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota<br />
srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote<br />
serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 244-328 ; nouvelle édition de l’œuvre de<br />
Constantin de Kostenec : K. Kuev — G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstantin<br />
Kostenečki (Les œuvres réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, p.<br />
361-429 ; M. Braun, Lebensbeschreibung des Despoten Stefan Lazarević von<br />
Konstantin dem Philosophen im Auszug herausgegeben und übersetzt, Wiesbaden<br />
1956.<br />
378<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
bie et les cités marchandes italiennes notamment ; enfin son règne<br />
assura à la Serbie l’ultime répit avant la conquête ottomane au<br />
milieu du XVe siècle. Premier chevalier de l’ordre du Dragon<br />
fondé en 1408 par le roi de Hongrie 468 , il fut aussi l’un des tout<br />
premiers pairs du royaume 469 . Avec ses chevaliers aguerris dans<br />
les guerres en Asie et en Europe, il remportait les concours de<br />
somptueux tournois organisés par la cour de Hongrie, comme<br />
celui du printemps 1412. Il fut à la fois le dernier prince du Moyen<br />
Age et, d’une certaine manière, le premier prince de la Renaissance<br />
dont l’émergence devait être stoppée dans les Balkans par<br />
la conquête ottomane.<br />
Son biographe le décrit comme un prince autoritaire mais<br />
juste, particulièrement pointilleux sur le cérémonial et l’ordre de<br />
préséance, entouré d’une aura à la fois aulique et chevaleresque,<br />
mais aussi mystique, car il fait la comparaison de sa gestion administrative<br />
avec la hiérarchie du royaume de Dieu. Un silence<br />
révérencieux y était de mise, musique et éclats de voix proscrits,<br />
alors qu’aucun de ses grands seigneurs n’était autorisé à le regarder<br />
dans les yeux. Avec une exportation de métaux précieux en<br />
constante progression, corollaire d’une expansion des importations<br />
de marchandises de luxe, le despote disposait de grandes richesses<br />
et l’opulence de sa cour n’avait pas grand-chose à envier à d’autres<br />
cours princières et royales de cette époque de l’éveil des sens et<br />
des esprits.<br />
468 Fin 1403-début 1404, c’est-à-dire dès après la mort de son beau-frère et<br />
suzerain Bayezid (mort en captivité en 1403), le despote Stefan devient l’allié<br />
et le vassal du roi de Hongrie Sigismund (en 1411 empereur du Saint Empire<br />
germanique), en contrepartie il obtint Belgrade et la région de la Maéva. En 1406<br />
Stefan fait savoir à Venise qu’il n’est plus vassal ottoman et qu’il est prêt à<br />
prendre les armes contre le sultan (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 65-67).<br />
469 Une lettre, datée du début 1404, du roi Sigismund (depuis 1411 empereur du<br />
Saint Empire Romano-Germanique), adressée au duc de Bourgogne Philippe, fait<br />
état d’une vassalité établie avec le despote de Serbie, lequel aurait d’ores et déjà<br />
entrepris des actions de guerre contre les Ottomans, (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 67).<br />
379
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Homme de lettres et commanditaire avisé de traductions savantes<br />
et autres copies de manuscrits 470 , sa biographie représente<br />
le premier ouvrage sécularisé faisant suite à la longue série des<br />
hagio-biographies princières et royales de l’époque antérieure.<br />
Ayant été l’objet d’un culte de saint local depuis le XVIe siècle,<br />
Stefan Lazareviç fut canonisé par l’Eglise orthodoxe serbe en<br />
1927 471 .<br />
Auteur de textes législatifs et littéraires<br />
En prince législateur et auteur de textes littéraires, il est à<br />
l’origine des actes normatifs dont on lui attribue la rédaction. La<br />
plupart de ses chartes (six sur neuf) comprennent des préambules<br />
particulièrement élaborés, qui selon la tradition diplomatique<br />
serbe 472 , contiennent des éléments autobiographiques, théologiques<br />
et historiques.<br />
Le plus important de ses actes normatifs reste néanmoins la<br />
Loi des mines, recueil de lois régulant la condition sociale et le<br />
travail des mineurs en Serbie de cette époque 473 .<br />
470 Nonobstant toutes les destructions qui ont notamment touché les Archives<br />
et les bibliothèques avec leurs collections de manuscrits, on connaît aujourd’hui<br />
18 recueils de manuscrits faits à l’instigation du despote, cf. Dj. Trifunoviç,<br />
Despot Stefan Lazarević Književni radovi (Despote Stefan Lazareviç - œuvres<br />
littéraires), Belgrade 1979, p. 80-87, 177-191, 222-237.<br />
471 L. Mirkoviç, « Uvrètenje despota Stevana u red svetitelja » (La canonisation<br />
du despote Stefan Lazareviç), Bogoslovlje II (1927), p. 161-177 ; L. Pavloviç,<br />
Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des saints chez les Serbes et les<br />
Macédoniens), Smederevo I965, 131-133 ; B. Bojovic, op. cit., p. 659sq.<br />
472 A. Solovjev, « Manastirske povelje starih srpskih vladara » (Les chartes<br />
monastiques s anciens souverains serbes), Hrišćansko delo IV/3 (1938), p. 178 ;<br />
Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 103-108.<br />
473 Découverte dans les années 1950 avec une partie du Statut de Novo Brdo<br />
1412), avec son préambule et son prologue autobiographiques, la “Loi des<br />
mines” est un code minier qui a eu un rôle important au XVe siècle et plus tard<br />
dans l’expansion de l’exploitation minière dans les Balkans, y compris à l’époque<br />
ottomane, Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça [Jus Metallicum<br />
despotae Stephani Lazareviç], éd. N. Radojčić, Belgrade 1962, pp. 35-57 ;<br />
B. Djurdjev, « Kada i kako su nastali despota Stefana Zakoni za Novo Brdo »<br />
380<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
En termes de textes plus proprement littéraires que les spécialistes<br />
lui attribuent avec plus ou moins de pertinence, il s’agit<br />
tout d’abord de l’épitaphe de la stèle de Kosovo 474 , qui aurait été<br />
érigée vraisemblablement en 1404 sur les lieux mêmes de la bataille.<br />
Ayant pour sujet la bravoure et la mort héroïque du prince<br />
Lazar son père à la tête de ses chevaliers tombés dans la bataille<br />
mémorable contre le conquérant ottoman lors de la bataille de<br />
Kosovo (15 juin 1389), c’est l’un des plus anciens textes littéraires<br />
à la fois en vers et d’une facture laïque, héritage de la Serbie<br />
médiévale. C’est en effet pour la première fois que dans un texte<br />
littéraire en Serbie, le ton laudatif cède place au pathos héroïque<br />
d’une facture chevaleresque.<br />
Ceci est certainement bien moins le cas pour les Pleurs sur<br />
le prince Lazar, dont seuls les quatre premiers vers sont conser-<br />
(Quand et comment ont été crées les Lois du despote Stefan pour Novo Brdo),<br />
Godišnjak Društva istoričara Bosne i Hercegovine 20 (1974), p. 41-63 ; Id.,<br />
« Turski prevod rudarskog Zakona za Novo Brdo despota Stefana Lazareviça »<br />
(Traduction turque de la Loi minière pour Novo Brdo du despote Stefan Lazareviç),<br />
Prilozi za orijentalnu filologiju 25 (1976), p. 113-131 ; Biljana Markoviç,<br />
« Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça. Prevod i pravnoistorijska<br />
studija » (La Loi des mines du despote Stefan Lazareviç. Traduction, étude<br />
historique et juridique), Spomenik SANU CXXVI (1985), p. 1-56, résumé français,<br />
p. 57-58.<br />
474 Commémorant la grande bataille de 15 juin 1389, l’épitaphe de la stèle de Kosovo<br />
est conservé dans un manuscrit daté entre 1573 et 1588. Ecrit manifestement<br />
au début du XVe siècle, la plupart des spécialistes attribuent ce texte au despote<br />
Stefan. Lj. Stojanoviç, Stari srpski zapisi i natpisi (Les anciennes inscriptions et<br />
notes serbes), t. III, Belgrade 1905, n° 494 p. 44-45 ; V. Jerkoviç, « Natpis na mramornom<br />
stubu na Kosovu » (Inscription sur la stèle de Kosovo), Zbornik istorije<br />
književnosti 10 (1976), 139-146 ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 195-198. Dj. Sp.<br />
Radojičić, « Svetovna pohvala knezu Lazaru i kosovskim junacima », Južnoslovenski<br />
filolog XX (1953-1954), p. 124-142, (= in Id. Tvorci i dela stare srpske književnosti,<br />
Titograd 1963, p. 159-169) ; Id., « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça<br />
», in Id., cit., p. 202-204 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ;<br />
Pour les travaux littéraires du despote Stefan Lazareviç, voir Despot Stefan Lazareviç,<br />
Slova i natpisi, Belgrade 1979 (textes, commentaires et étude, p. 121-<br />
137, D. Bogdanoviç) ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 145-146, 158-160 ; B. I. Bojoviç,<br />
L’idéologie monarchique dans les hagiobiographies dynastiques du Moyen<br />
Age serbe, Rome 1995, pp. 190-191, 603, 643.<br />
381
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
vés 475 . C’est un texte plus laudatif qu’héroïque, mais dont l’attribution<br />
à Stefan Lazareviç est moins pertinente que pour l’épitaphe<br />
de Kosovo.<br />
Le Dit d’amour 476 est sensiblement le texte poétique le plus<br />
intéressant, mais aussi le plus intriguant parmi tous ceux qu’on<br />
attribue au prince-poète. Adressé à un proche dont le nom n’est<br />
pas conservé, empreint d’une exaltation à la fois amoureuse et<br />
mystique, d’une esthétique lyrique, ce poème est d’une sémantique<br />
se prétant aux interprétations non dépourvues d’équivoques.<br />
475 Dans un recueil liturgique manuscrit grec du monastère de la Transfiguration<br />
aux Météores (datation entre troisième quart du XVe siècle et 1521), voir<br />
Dj. Trifunoviç, (éd., trad. et commentaire), op. cit., p. 47, 61, 198-202. Le premier<br />
à avoir fait une brève description de ce ms (N. Veis, Τά χιρόγραφα των Μετεώρων,<br />
t. I, Athènes 1967, p. 196), l’avait cependant daté du XVIIIe siècle.<br />
476 S. Novakoviç, “Srpsko-slovenski zbornik iz vremena despota Stefana<br />
Lazareviça” (Un recueil slavo-serbe de l’époque de Stefan Lazareviç), Starine<br />
JAZU (1877), p. 7-14 ; Dj. Sp. RadojiÅiç, « Knjiùevna stremljenja despota Stefana<br />
Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963,<br />
p. 198-200 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ; Id., « Postanak<br />
’Slova ljubve’ despota Stefana Lazareviça » (La création du « Discours d’amour »<br />
de despote Stefan Lazareviç), Književne novine, 8 février 1963 ; D. Bogdanoviç,<br />
“O Slovu xubve despota Stefana Lazareviça”, Pravoslavna misao 12<br />
(1969), p. 93-102 ; Id., Istorija stare srpske književnosti (Histoire de l’ancienne<br />
littérature serbe), Belgrade 1980, p. 200-201.<br />
382<br />
1.<br />
2.<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
Le Dit D’amour (Slovo ljubve)<br />
Stefan le despote ;<br />
Au plus doux et au plus aimé ;<br />
De mon cœur indissociable ;<br />
Amplement — et doublement désiré ;<br />
De Mon empire sincèrement ;<br />
(dire le nom) ;<br />
Salutation aimable dans le Seigneur ;<br />
Avec abondance de gratifications ;<br />
De la part de notre mansuétude.<br />
été et printemps furent créés par le Seigneur ;<br />
Ainsi que le poète le dit ;<br />
Avec moult de leurs merveilles –<br />
Aux oiseaux leur vol rapide et plein de gaîté ;<br />
Et cime des monts ;<br />
étendue des forêts ;<br />
Largesse des champs ;<br />
Et légèreté des airs ;<br />
Son de ces voix enchanteresses ;<br />
De grâce terrestre embellie ;<br />
Des fleurs bien-odorantes et luxuriantes ;<br />
Ainsi que la nature humaine elle-même ;<br />
Renouvellement et épanouissement ;<br />
Qui pourrait l’exprimer de manière adéquate.<br />
3.<br />
Mais tout cela ;<br />
Ainsi que d’autres prodiges divins ;<br />
Dont la raison clairvoyante elle-même ;<br />
383
4.<br />
5.<br />
6.<br />
7.<br />
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Ne peut saisir l’étendue ;<br />
L’Amour surpasse ;<br />
Ce qui n’est que justesse ;<br />
Car Amour est le nom de Dieu ;<br />
Ainsi que Jean fils du Tonnerre l’a dit.<br />
Aucune place au mensonge dans l’Amour ;<br />
Car Caïn, étranger à l’amour, dit à Abel :<br />
« Allons aux champs ».<br />
Coulant d’eau claire et quelque peu tranchant ;<br />
L’Amour à l’œuvre ;<br />
Toute vertu surpasse ;<br />
Joliment David l’exprima :<br />
« Pareil au chrême sur la tête, dit-il ;<br />
Qui descend sur la barbe d’Aron ;<br />
Semblable à la rosée de l’Hermon ;<br />
Qui s’épanche sur les Monts du Sion ».<br />
Jeunes hommes et vierges ;<br />
Aptes à l’amour ;<br />
Aimez d’amour ;<br />
Mais franchement et sans appréhension ;<br />
Afin de ne pas entacher votre jeunesse ;<br />
De par laquelle notre nature (humaine) ;<br />
S’associe à la Divinité ;<br />
Afin que le Divin ne s’insurge :<br />
« N’attristez point — dit l’Apôtre ;<br />
l’Esprit Saint Divin ;<br />
Par lequel vous êtes scellés dans le baptême ».<br />
384<br />
8.<br />
9.<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
Nous fûmes ensemble ;<br />
Proches l’un de l’autre ;<br />
De corps ou d’esprit ;<br />
Fussent montagnes ou rivières ;<br />
Qui nous éloignèrent.<br />
David ne dit-il pas :<br />
« Monts de Gelvulon ;<br />
Que la pluie ni la rosée vous exècrent ;<br />
Car Saül et Jonathan vous ne préservâtes ».<br />
Oh l’innocence de David ;<br />
Entendez rois, entendez ;<br />
Pleures-tu Saoul, le sauvé ?<br />
Car je trouvais David — dit Dieu ;<br />
Homme cher à mon cœur.<br />
Que les vents se confrontent aux rivières ;<br />
Pour les assécher ;<br />
Ainsi qu’il en fut de la mer pour Moïse ;<br />
Ainsi qu’il en fut des juges pour Jésus ;<br />
Jourdain en fit pour l’Arche de l’Alliance.<br />
10.<br />
Afin que de nouveau nous nous réunîmes ;<br />
Nous rencontrant ;<br />
Une fois de plus nous unissant d’amour ;<br />
En Christ même notre Seigneur ;<br />
Auquel toute gloire avec le Père ;<br />
Et Esprit Saint ;<br />
Aux siècles des siècles,<br />
Amen.<br />
385
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Rédigé vraisemblablement en 1409, à Belgrade, le Dit sur<br />
l’amour, fut découvert dans un manuscrit que la datation situait<br />
dans la première moitié du XVe siècle. Djura Daniéiç, premier<br />
éditeur de ce texte, était convaincu qu’il s’agissait d’un autographe<br />
du despote Stefan, qui aurait été écrit à Belgrade au début du<br />
siècle. Le manuscrit a été victime de l’incendie de la Bibliothèque<br />
Nationale de Belgrade, entièrement détruite par des bombes incendiaires,<br />
lors du bombardement nazi du 7 avril 1941. L’étude<br />
paléographique a néanmoins permis de situer la datation du manuscrit<br />
dans le deuxième quart du XVe siècle 477 .<br />
En 1978 Djordje Trifunoviç a découvert une deuxième copie<br />
du texte de despote Stefan, inclus dans un recueil de textes conservé<br />
dans le Musée du Patriarcat de Belgrade et qui avait appartenu<br />
jadis au monastère de Kruèedol (fondation pieuse et mausolée des<br />
derniers despotes de Serbie, érigé entre 1513 et 1516) 478 .<br />
Le Dit d’amour de Stefan Lazareviç est le premier texte<br />
dédié à l’amour dans la littérature serbe du Moyen Age. Même si<br />
bien d’autres textes issus du patrimoine scripturaire slavo-byzantin<br />
présentent des passages plus ou moins élaborés sur l’Amour 479 ,<br />
celui du despote Stefan est le seul à lui être entièrement dédié.<br />
477 Dj. Daničić, “£ta e pisao visokij Stefan” (L’écrit de Stefan l’altier), Glasnik<br />
Društva srbske slovesnosti XI (1859), p. 166 ; Id., “Pohvala knezu Lazaru”<br />
(L’éloge du prince Lazar), Glasnik DSS 13 (1861), p. 358-368, 166 ; S. Novakoviç,<br />
Primeri književnosti i jezika staroga i srpskoslovenskoga (Les exemples<br />
de littérature et de langue ancienne et serbo-slave), Beograd 1904 3 , pp.<br />
576-578 ; Voir aussi Biljana Jovanoviç-StipÅeviç, Lucija Cerniç, in Izložba<br />
srpske pisane reči (Exposition des écrits serbes), Belgrade 1973, n° 191, 192 p.<br />
58-59.<br />
478 Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 155-156, 173-174.<br />
479 C’est ainsi que Saint Sava dans le Chapitre premier du Typikon de Chilandar<br />
(fin XIIe s.), cite abondamment l’Apôtre Jean à ce sujet ; l’Amour est la motivation<br />
première de Saint Siméon Nemanja dans l’acolouthie (stychère 8) qui lui<br />
est dédiée par le même auteur ; Domentijan dans sa Vita de Saints Siméon et<br />
Sava se sert de métaphores comparables ; de même que la reine Hélène (d’Anjou),<br />
Constantin de Kostenec, et bien d’autres encore. (Dj. Trifunoviç, op. cit., p.<br />
118-119).<br />
386<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
C’est la notion d’amour hérité de la transmission vivante de<br />
la spiritualité orthodoxe, et non pas seulement sa transmission<br />
littéraire, qui est à l’origine de ce texte. La concision et la simplicité<br />
d’expression ont permis au despote d’accorder sa sensibilité<br />
esthétique avec les lois du genre épistolaire. C’est donc une esthétique<br />
ayant pour aboutissement une expression spiritualisée de<br />
l’expérience du monde et des rapports humains qui ressort des<br />
vers de ce prince.<br />
Le contenu structurel de l’ouvrage peut être distingué comme<br />
suit : après une partie introductive, les sections 2-3 s’expriment<br />
sur ce qu’est l’Amour, les sections 4 à 6 sur les faits d’amour, alors<br />
que les 7-10 véhiculent une sorte de message d’amour. Cette<br />
structure tripartite est réalisée dans l’esprit de la rhétorique médiévale<br />
480 .<br />
Le contenu sémantique est plus discutable, la notion de l’union<br />
(συμφύω) ou réunion des deux êtres est néanmoins un topoi de la<br />
littérature slavo-byzantine médiévale. C’est ainsi que dans une<br />
lettre type serbe de cette époque, il est question de « l’âme aimée »,<br />
qui ne doit en aucun cas « te séparer de mon amour tant que nous<br />
serons parmi les vivants, mais ayons toujours l’unité de pensée et<br />
d’âme... », etc.<br />
L’union des âmes (ou des esprits) dans le Royaume de Dieu est<br />
une autre grille de lecture de ce texte. Dans ce cas il rejoindrait l’instigation<br />
exprimée dans l’Épitaphe du Kosovo, ou les chevaliers pro<br />
patria mori — par l’amour — « communient à la Gloire d’en haut ».<br />
Le nom de celui à qui le texte avait été adressé n’ayant pas<br />
été conservé, il s’agirait donc d’une sorte de modèle auquel il<br />
suffisait d’ajouter un destinataire. On a spéculé sur celui à qui<br />
l’épître du despote pouvait se rapporter. C’est le propre frère cadet<br />
du despote qui serait le destinataire de ce texte épistolaire 481 .<br />
480 G. Karlsson, Idéologie et cérémonial dans l’épistolographie byzantine,<br />
Uppsala 1962, p. 69.<br />
481 L’hypothèse est de Dj. Sp. Radojičiç, « Knjiùevna stremljenja despota<br />
Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd<br />
1963, p. 200sq. ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 121.<br />
387
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Les rapports difficiles et conflictuels entre les deux jeunes<br />
princes ont alimenté ces spéculations, car rien n’a pu confirmer<br />
ces allégations. Le despote ayant rallié le prince Moussa dès 1409,<br />
alors que son frère Vuk s’allia au sultan Soliman lors de la bataille<br />
de Kosmodion (le 15 juin 1410), c’est la guerre civile entre les<br />
héritiers de Bayezid Ier qui fournit l’arrière-plan et le contexte<br />
politique du conflit dynastique en Serbie.<br />
Cette guerre pour le trône de Serbie opposait non seulement<br />
Stefan à son frère Vuk, mais aussi la dynastie Lazareviç aux descendants<br />
de Vuk Brankoviç, le grand magnat de la Macédoine et<br />
du Kosovo, mis à mort par les Ottomans en 1397. Neveu du despote,<br />
l’aîné de la lignée Brankoviç Djuradj disputait le pouvoir à<br />
Stefan depuis son accession à la dignité de despote en 1402. Le<br />
frère cadet de Djuradj, Lazare, avait par contre rallié son oncle en<br />
guerre contre son propre frère. Le conflit se solda par la mort des<br />
deux cadets faits prisoniers et exécutés (fin juin 1410), sur l’ordre<br />
du prince Moussa (sultan de 1411 à 1413), et la réconciliation de<br />
Stefan avec Djuradj (qui rentra de son exil de Thessalonique en<br />
1412), ce dernier ayant obtenu la succession du trône de la part<br />
de Stefan qui n’avait pas de descendance et ne pensait apparemment<br />
pas en avoir.<br />
Même si l’on ne sait que peu de chose sur sa vie privée, il y<br />
a tout lieu de croire que le despote vivait en solitaire. On ne lui<br />
connaît aucune liaison ou projet de mariage, celui avec Hélène<br />
Gatilusi 482 ayant été selon toute probabilité d’assez courte durée.<br />
482 Fille de Franchesco II Gatiluzzi (1384-1404), seigneur de Lesbos (Mytilini),<br />
appartenant à la lignée génoise qui régna sur cette île de 1355 jusqu’en<br />
1462, date à laquelle elle fut occupée par les Ottomans. Sa petite-nièce, Catherine<br />
Gatiluzzi, fille de seigneur de Lesbos Dorino Gatiluzzi, fut l’épouse (1441-<br />
1442) de Constantin XI Dragasès (1448-1453). « À son avènement en 1384,<br />
Francesco II était particulièrement bien affilié à bien de grandes familles européennes.<br />
Il était neveu de l’empereur byzantin Jean V. Par sa grand-mère maternelle,<br />
Anne de Savoie, il était deuxième cousin d’Enguerrand de Coucy, le<br />
comte de Bedford, et deuxième cousin d’Amadeo VII, comte de Savoie. Par sa<br />
grand-grand-mère maternelle, Marie de Brabant, il était le troisième cousin de<br />
Wenzel, empereur d’Allemagne (Saint Empire germanique), et d’Anne, reine<br />
d’Angleterre. Charles VI, roi de France, était son troisième cousin. Francesco II<br />
388<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
Si le contenu même du texte cité exclut une adresse du sexe<br />
opposé, il permet en revanche d’élargir le cercle d’intéressés<br />
potentiels aux deux neveux en plus du frère du despote, Djuradj<br />
Brankoviç, l’héritier du trône, nous apparaissant comme une possibilité<br />
assez pertinente. A moins qu’une autre copie du Dit sur<br />
l’Amour, avec le nom de celui à qui il s’adresse, ne soit trouvée<br />
un jour, nous resterons réduits aux supputations.<br />
La bonne interrogation serait néanmoins de savoir quelle est<br />
la nature de relations entre l’auteur et le destinataire de ce texte.<br />
Si l’identité de ce dernier aurait pu nous aider a y voir plus clair,<br />
le contenu sémantique et la charge aussi bien émotionnelle que<br />
mystique de l’écrit ne permet pas de trancher la question.<br />
avait également eu un certain nombre d’ancêtres illustres, y compris les empereurs<br />
Paléologues de Byzance, les rois Arpad de Hongrie, les empereurs Lascaris de<br />
Nicée, les rois Rupenid et Hethumid d’Arménie, les rois Angevins de Jérusalem,<br />
le roi Stephan d’Angleterre, Frédéric Barberousse, ainsi que les comtes Dampierre<br />
de Flandre et les comtes de Champagne. II était également descendant<br />
d’un frère du pape Innocent IV et d’une sœur du pape Adrien V. Francesco II<br />
(+26 oct. 1404) (avec son épouse inconnue), avait six enfants. Les filles étaient<br />
Eugénie (+1440), mariée à l’empereur Jean VII Paléologue, qui n’a pas eu de<br />
descendence, ainsi qu’Hélène, mariée à Stefan Lazareviç, despote de Serbie, et<br />
Catherine, mariée à Pierre Grimaldi, baron de Bueil. Les fils, Jacopo (+1428),<br />
successeur de son père comme seigneur de Lesbos, marié à Valentina Doria, est<br />
mort sans descendence ; Dorino I, qui fut le successeur de Jacopo comme seigneur<br />
de Lesbos, et Palamede, qui a succédé à son grand oncle célibataire, Nicolas I,<br />
comme seigneur d’Ainos en 1409 ». Pour cette généalogie, voir : William Addams<br />
Reitwiesner, The Lesbian ancestors of Prince Rainier of Monaco, Dr Otto<br />
von Habsburg, Brooke Shields and the Marquis de Sade, http://members.aol.<br />
com/eurostamm/lesbian.html.<br />
Voir aussi, A. Iviç, Rodoslovne Tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables<br />
généalogiques des dynasties et de la noblesse serbe), Novi Sad, 1928 ; D. Schwennicke,<br />
Europäische Stammtafeln, vol. III, t. 1, Marburg, 1984, tb. 188 ; D. Spasiç,<br />
Pретходна генеалошкапросопографска скица ђеновљанске породице<br />
Гатилузи (Esquisse préliminaire de la famille génoise Gatilusi) : Serbian Society<br />
for Heraldry, Genealogy, Vexillology and Phaleristics, Belgrade 1997, 27 pp.<br />
Djenovljanska porodica Gatiluzi, Vizantija i Srbija u drugoj polovini 14. i prvoj<br />
polovini 15. veka — porodiéne veze (Genoan family of Gatiluzzi, Byzant and<br />
Serbia in the second half of 14 th and firrst half of 15 th century – family ties).<br />
389
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
390<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
Напис ано на српском<br />
или објављено у српском преводу:<br />
1. „§itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca“,<br />
in Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda – Studenica<br />
dans la vie de l’Eglise et dans l’histoire serbe, Beograd 1987, str. 37-46.<br />
2. „Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim hagiografsko-istorijskim<br />
spisima. Ogled iz istorije ideja srpskog sredqeg<br />
veka“ – “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer<br />
hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte<br />
des Serbischen Mittelalters”, (na srpskom i na nemaékom : Kosovska bitka<br />
1389 i qene posledice – Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und<br />
ihre Folgen, Beograd – Düsseldorf 1991, str. 15-28 & 215-230).<br />
3. „Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije.Ogled o<br />
heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka“, Sveti knez<br />
Lazar, 14-15, Prizren 1996, str. 119-133 .<br />
4. „Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope na slovenskom<br />
jeziku“, Srpski kqiàevni glasnik 1994 (IV), Beograd, str.<br />
31-37 2 .<br />
5. „Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji“,<br />
Ekonomika 371-372, Beograd 1995 (11-12), str. 60-62.<br />
6. „Sindrom trougla na raskrèçu svetova“, in Srbi i Evropa,<br />
iStorijSKi inStitut SANU, Beograd 1996, str. 413-425 (résumé<br />
anglais, p. 426-429).<br />
7. „Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike seobe“,<br />
Sveti knez Lazar 17, Prizren 1997, str. 123-152 3 .<br />
Prvobitno objavxeno : “L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai<br />
sur les idéologies hétérodoxes du Moyen Age sud-slave”, Zeitschrift für Balkanologie<br />
32/2, Wiesbaden 1996, p. 117-130.<br />
2 “La littérature autochtone sud-slave au Moyen-Age : transmission de la mémoire<br />
collective et formation de la pensée historique. Histoire des textes et textes de l’histoire”,<br />
in Conference of Heads of Balkan Studies Institutes and Projects and Balkan experts<br />
of Southeast Europe, Belgrade May 8-11 1996, p. 12-15..<br />
3 Prvobitno objavxeno : “Kosovo-Metohija du XIe au XVIIe siècle”, Balkan<br />
Studies 38/I, Thessalonique 1997, p. 31-61.<br />
391
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
Na stranim jezicima:<br />
8. “Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au<br />
Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />
serbe” (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod<br />
u prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave), Südost-<br />
Forschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.<br />
9. “L’idéologie de l’Etat serbe du XIII e au XV e siècle” (Ideologija<br />
srpske Dràave XIII-XV veka), Septième Congres international<br />
d’études du sudest européen (Thessalonique, 29 août — 4 septembre<br />
1994). Rapports, Athènes 1994, p. 249-271.<br />
10. “L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe<br />
au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles)” (Dinastiéka hagiobiografija<br />
i dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV<br />
vek), Cyrillomethodianum XVII-XVIII, Thessalonique 1994, p. 73-92.<br />
11. “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe<br />
siècles)” (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-<br />
XV vek), in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie,<br />
liturgie et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de<br />
Bernard Flusin et Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.<br />
12. “Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs d’identités<br />
autochtones (Introduction)” (Recepcija vizantijske baètine i mediatori<br />
autohtonog identiteta), Etudes balkaniques. Cahiers Pierre<br />
Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et<br />
balkanique 4 (Directeur scientifique André Guillou, éd. “De Boccard”),<br />
Paris 1997, p. 5-15.<br />
13. “La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-<br />
Age. Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée<br />
historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire”(Autohtona<br />
kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija<br />
kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti. Uvod),<br />
Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires<br />
sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 17-18.<br />
14. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />
en Bulgarie médiévale” (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i<br />
istoriografska- u sredqevekovnoj Bugarskoj), Etudes balkaniques.<br />
Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes<br />
hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 19-44.<br />
15. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />
des pays yougoslaves au Moyen-Age” (Autohtona kqiàevnost – ha-<br />
392<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
giografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru), Etudes<br />
balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les<br />
mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 47-82.<br />
16. « Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie<br />
sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) » (Eshatologija i istorija.<br />
Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije),<br />
in Les Vies des saints à Byzance. Genre littéraire ou biographie historique.<br />
Actes du IIe colloque international philologique. Paris 68 juin<br />
2002, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes,<br />
E.H.E.S.S, Paris 2004, p. 243-280.<br />
17. « L’inscription du despote Stefan sur la stèle de Kosovo 1403-<br />
-1404 », Messager orthodoxe 106 — Numéro spécial, Paris, IIIe trimestre<br />
1987, p. 99-102.<br />
18. « “Le discours d’amour du despote Stefan Lazarevic” (début<br />
du XVe siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ?», in Corrispondenza<br />
d’amorosi sensi. L’erotismo nella letteratura medievale, Gênes<br />
2006, 11 pp.<br />
393
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
394<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
саДрЖај<br />
tAble de MAtIères<br />
Уместо предговора/Avant-Propos .....................................................<br />
HAGIOGRAFIJA I ISTORIJA<br />
(HagiograpHie et Histoire)<br />
1. §itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca<br />
(L’hagiographie de Saint Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolymitain) . 13<br />
2. Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim<br />
hagiografsko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije<br />
ideja srpskog sredqeg veka (Genèse de l’idée de Kosovo et<br />
es premiers textes sur le martyre du prince Lazar) ................................... 27<br />
3. Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije. Ogled<br />
o heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka<br />
(L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai sur les idéologies<br />
hétérodoxes du Moyen Age sud-slave) ................................................... 47<br />
4. Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope<br />
na slovenskom jeziku (La littérature autochtone des pays<br />
balkano-slaves au Moyen-Age) ............................................................. 67<br />
5. Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji<br />
(L’idéologie monarchique dans la Serbie du Moyen Age) ........................ 77<br />
6 Sindrom trougla na raskrèçu svetova (Le syndrome de<br />
triangle à la croisée des civilisations) ..................................................... 91<br />
7 Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike<br />
seobe (Le passé des territoires: Kosovo-Metohija du Moyen Age<br />
aux grandes migrations) ...................................................................... 119<br />
395
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
idéologie princière dans le Moyen age serbe<br />
VLADARSKA IDEOLOGIJA U SRPSKOM SREDqEM VEKU<br />
8. Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas<br />
Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval<br />
serbe (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod u<br />
prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave) ................. 157<br />
9. L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle<br />
(Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka) ...................................... 191<br />
10 L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe<br />
au Moyen-Age (XIII e -XV e siècles) (Dinastiéka hagiobiografija i<br />
dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV vek) . 217<br />
11 Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe<br />
siècles) (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-XV<br />
vek) .................................................................................................. 239<br />
HagiograpHie et littérature<br />
HAGIOGRAFIJA I KqI§EVNOST<br />
12. Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs<br />
d’identités autochtones (Recepcija vizantijske baètine<br />
i mediatori autohtonog identiteta) .............................................. 255<br />
13. La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-Age.<br />
Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée<br />
historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire (Autohtona<br />
kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija<br />
kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti) ................... 267<br />
14. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />
en Bulgarie médiévale (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i<br />
istoriografska – u sredqevekovnoj Bugarskoj) .............................. 269<br />
15. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)<br />
des pays yougoslaves au Moyen-Age (Autohtona kqiàevnost –<br />
hagiografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru) .... 299<br />
16. Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie<br />
sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) (Eshatologija i istorija.<br />
Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije) ... 357<br />
396<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
17. L’INSCRIPTION <strong>DU</strong> DESPOTE STEFAN LAZAREVIÇ SUR<br />
LA STELE DE KOSOVO 1403-1404 (Zapis na kosovskom stubu<br />
despota Stefana Lazareviça) ......................................................... 373<br />
18. Le « Dit d’amour » de despote Stefan Lazarevic (début du XVe<br />
siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ? (Slovo Xubve<br />
despota Stefana Lazareviça – duhovna poezija ili platonska<br />
xubav ?) ........................................................................................... 377<br />
397
B O Š K O I . B O J O V I Ć<br />
398<br />
L E « D I T D ’ A M O U R » D U P R I N C E E T D E S P O T E S T E FA N L A Z A R E V I Ć<br />
CIP<br />
399