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Portraits - portraits de soi chez Francis Bacon et Serge Doubrovsky

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Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

Introduction<br />

<strong>Portraits</strong> – <strong>portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong><br />

<strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong><br />

<strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, écrivain français, <strong>et</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, peintre anglais, sont<br />

contemporains à 20 ans près ; <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> a vraiment fait <strong>de</strong> la peinture son métier<br />

à partir <strong>de</strong> 1945, une vingtaine d’années avant que <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> ne commence<br />

son autofiction.<br />

<strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, né en 1928, écrit son autofiction <strong>de</strong>puis environ 35 ans ; il a<br />

publié dans ce domaine six ouvrages <strong>de</strong> 1969 à 1999, <strong>de</strong> 40 à 70 ans. Il est lui-même<br />

le personnage central <strong>de</strong> son œuvre, si bien que l’auteur, le narrateur <strong>et</strong> le personnage<br />

sont parfois difficiles à distinguer. Il se livre sans souci chronologique – c’est<br />

précisément une caractéristique qu’il attribue à l’autofiction ; mais il pratique <strong>de</strong>s<br />

r<strong>et</strong>ours incessants sur les événements qui l’ont profondément touché, en particulier<br />

dans son enfance <strong>et</strong> son adolescence.<br />

Chez <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, les auto<strong>portraits</strong> sont fréquents ; mais il a aussi représenté<br />

un grand nombre <strong>de</strong> personnages bien i<strong>de</strong>ntifiés, amis le plus souvent, <strong>et</strong> d’autres<br />

sans i<strong>de</strong>ntité particulière, nommés « femme », « enfant », « <strong>de</strong>ux hommes », ou<br />

encore « nu », « personnage » : délégués <strong>de</strong> l’espèce humaine, substance <strong>de</strong> la<br />

condition humaine : le peintre lui-même, vous, moi, tous les hommes.<br />

Qu’est-ce qui, dans le portrait <strong>et</strong> l’autoportrait, rapproche les œuvres, littéraires<br />

ou picturales, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux artistes ? La figuration <strong>de</strong> l’animal humain, une image obsédante<br />

du Père <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong>-même, essentiellement. Mais l’œuvre n’a pas la même fonction<br />

<strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>chez</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>.<br />

J’ai choisi <strong>de</strong> m’arrêter sur quelques œuvres <strong>de</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> sur La<br />

Dispersion 1 <strong>de</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, premier tome <strong>de</strong> l’autofiction, publié en 1969.<br />

A / L’homme-vian<strong>de</strong><br />

L’homme est essentiellement vian<strong>de</strong> : paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> chair, <strong>de</strong> muscles, <strong>de</strong> sang.<br />

I / La chair humaine.<br />

1 / <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> la chair sanglante.<br />

Dans le triptyque Trois étu<strong>de</strong>s pour une Crucifixion2 , <strong>de</strong> 1962, <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong><br />

exhibe <strong>de</strong>s chairs humaines.<br />

1 <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, La Dispersion, Paris, Éditions Mercure <strong>de</strong> France, 1969.<br />

2 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Trois Étu<strong>de</strong>s pour une Crucifixion, 1962, triptyque, huile sur toile, chaque<br />

panneau 198 x 132 cm., The Solomon R. Guggenheim Museum, New York.


90 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Trois étu<strong>de</strong>s pour une<br />

Crucifixion, 1962, tryptique, panneau central<br />

Le panneau central présente une<br />

forme humaine sur un lit. Homme ?<br />

Femme ? Impossible <strong>de</strong> faire la distinction<br />

; impossible <strong>de</strong> discerner clairement<br />

la morphologie : jambes, hanche, flanc,<br />

tête, certes ; mais le reste ? bras ? mains ?<br />

oreilles ? ces masses sur l’oreiller, rouge<br />

ou blanches ? Un corps en torsion, recroquevillé<br />

sur lui-même, blessé, meurtri,<br />

d’où s’échappent <strong>de</strong>s éclaboussures<br />

sanguinolentes, qui se détachent notamment<br />

sur le blanc <strong>de</strong>s draps.<br />

Le lit se situe à peu près au centre du<br />

tableau <strong>et</strong> <strong>de</strong> la pièce représentée, ou<br />

plutôt symbolisée ici : forme circulaire,<br />

une sorte d’arène comme celle <strong>de</strong>s Étu<strong>de</strong>s<br />

pour une Corrida, où l’homme affronte<br />

le taureau avec lequel il se confond :<br />

homme-animal, homme-muscle, hommebrute,<br />

homme-brutalisé, ici homme dans<br />

sa torture d’homme, sans rien ni personne<br />

pour le torturer, sinon sa propre solitu<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> sa réclusion dans c<strong>et</strong> enclos circulaire.<br />

Toute la pièce est rouge : sol orangé, mur rouge, ombre du lit rouge : violence,<br />

agression, horreur. À l’exception <strong>de</strong> la couverture rayée, mais rayée <strong>de</strong> rouge partiellement<br />

– couverture rayée comme les barreaux d’une prison, comme les costumes<br />

portés par les bagnards ou par les déportés <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> concentration. À<br />

l’exception <strong>de</strong>s draps blancs tachés <strong>de</strong> rouge. À l’exception <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux noirs dont<br />

l’un est taché <strong>de</strong> rouge, ri<strong>de</strong>aux noirs fermés, excluant toute lumière extérieure :<br />

clôture totale <strong>et</strong> <strong>de</strong>uil, bulles <strong>de</strong> sang qui s’échappent <strong>de</strong> l’animal dans son bocal.<br />

Curieuse lumière, dont on ignore la source <strong>et</strong> qui donne une ombre rouge ;<br />

lumière crue, comme la vian<strong>de</strong> qui ne s’étale pas mais se fœtalise, fœtus souffrant,<br />

hi<strong>de</strong>ux, grimaçant. Boîte crânienne simiesque, atteinte <strong>de</strong> surdité.<br />

Les courbes du lit, couverture <strong>et</strong> ombre, semblent refermer le cercle, ou le piège,<br />

sur c<strong>et</strong>te barbaque sanglante (« barbaque » viendrait du roumain berbec ?).<br />

2/ <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> <strong>et</strong> la chair souffrante<br />

Au début <strong>de</strong> La Dispersion, <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> décrit son principal personnage<br />

comme un homme jeune, bien dans son corps <strong>et</strong> ses vêtements, satisfait <strong>de</strong><br />

lui-même, imbu <strong>de</strong> suffisance :<br />

c<strong>et</strong>te servi<strong>et</strong>te <strong>de</strong> cuir souple (…), qui balle avec désinvolture, <strong>et</strong> je<br />

vous ferai remarquer ces chaussures italiennes, assorties, en quelque<br />

sorte, <strong>et</strong> la cravate (…), faite pour la poch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> <strong>soi</strong>e, ou vice versa<br />

(p. 14).


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 91<br />

Mais ce type <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription n’est pas confirmé, puisque la rencontre avec la<br />

jeune femme tchèque, au tailleur « gris-vert à rayures blanches » (qui rappellent les<br />

rayures <strong>de</strong> la couverture dans le tableau <strong>de</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>), va m<strong>et</strong>tre en branle un<br />

long <strong>et</strong> douloureux processus <strong>de</strong> réminiscence qui transformera le fat en chair souffrante<br />

parmi d’autres. La page 96 rappelle l’angoisse pendant la guerre :<br />

Cadavres déchiqu<strong>et</strong>és, crânes défoncés, membres sanglants, intestins<br />

accrochés à un montant <strong>de</strong> fenêtre par grappes, éclaboussures grenat<br />

sur le plâtre gris (…). Mon p<strong>et</strong>it cadavre éviscéré, écartelé, dans les<br />

décombres, non. Il y a pire. L’angoisse redouble (p. 96).<br />

Le jeune Max tuberculeux est volcan actif :<br />

Barbiche humectée teintée <strong>de</strong> déjections dégoulinant <strong>de</strong> vomi vert sur<br />

tiè<strong>de</strong> par secousses sismiques arrachées <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong>s boyaux en<br />

éruption qui se tor<strong>de</strong>nt hors <strong>de</strong> la bouche par j<strong>et</strong>s brûlants <strong>de</strong> bitume<br />

par le cratère du dos qui saigne <strong>et</strong> éclate digue boursouflée ourl<strong>et</strong><br />

rougeâtre <strong>et</strong> bourgeonnant rompu torrent gluant (…) suant <strong>de</strong> peur animale<br />

yeux bleus roulant révulsés (pp. 50-51)<br />

L’accumulation <strong>de</strong>s horreurs, sans point ni respiration, <strong>et</strong> la métaphore géologique<br />

soulignent l’hypertrophie <strong>de</strong> la souffrance physiologique.<br />

Mais celle-ci est souvent, <strong>chez</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, un symptôme <strong>de</strong> la souffrance<br />

psychique :<br />

Elle se redresse <strong>et</strong> soudain contracture bizarre au creux <strong>de</strong> l’estomac<br />

(…) pas un son ne passe, ma gorge s’étrangle, aspiré, disparu, je n’ai<br />

pu m’en empêcher, comme un haut-le-cœur, une colique, au fond, en<br />

bas, dans le remuement sourd <strong>de</strong>s viscères, la lour<strong>de</strong> nuit <strong>de</strong>s organes,<br />

vertige, j’ai battu l’air <strong>de</strong> la main d’un grand geste circulaire (pp. 30-31).<br />

Le malaise physique est ici lié à l’angoisse <strong>de</strong> la remémoration inattendue d’un<br />

souvenir intolérable, celui <strong>de</strong> l’enseigne nazie flottant Place <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong> à Paris.<br />

La chair est encore douloureuse jusque dans le fantasme <strong>et</strong> la jouissance :<br />

Extase suppliciée dématé désagrégé (…) j’ai expiré noyé l’eau<br />

montante est entrée dans la bouche les narines les poumons étouffé le<br />

voile <strong>de</strong> plomb a tout recouvert (p. 68).<br />

La douleur semble même co-extensive à la jouissance ; au point que le personnage<br />

<strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> est capable <strong>de</strong> connaître parfois non seulement du plaisir,<br />

mais un certain bonheur, pourvu qu’il <strong>soi</strong>t douloureux.<br />

Chez <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, en revanche, les accouplements, essentiellement homosexuels,<br />

connotent souvent l’animal <strong>et</strong> le cauchemar, <strong>et</strong> sont fréquemment insérés<br />

dans <strong>de</strong>s triptyques tragiques.


92 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

II / La vian<strong>de</strong> animale.<br />

Quand l’homme n’est pas exposé<br />

comme chair humaine sanguinolente, il est<br />

rapproché, picturalement ou littérairement,<br />

<strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> animale, <strong>et</strong>, métaphoriquement<br />

assimilé, <strong>de</strong>vient obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> boucherie.<br />

1 / <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> le cadavre humain<br />

Dans Peinture3 , gran<strong>de</strong> huile sur toile<br />

<strong>de</strong> 1946, on r<strong>et</strong>rouve l’espace circulaire du<br />

triptyque Trois étu<strong>de</strong>s pour une<br />

Crucifixion. Le fond, dans la moitié haute<br />

du tableau, est mauve, <strong>et</strong> les ri<strong>de</strong>aux<br />

opaques sont à nouveau clos, ne laissant<br />

filtrer aucune lumière extérieure. Dans la<br />

partie basse, le fond est polychrome, avec<br />

une dominante <strong>de</strong> rouge-mauve <strong>et</strong> <strong>de</strong> noir<br />

entremêlés. En arrière-plan, une carcasse<br />

<strong>de</strong> boucherie apparemment, sans tête, les<br />

pattes avant écartées. Cependant ces pattes<br />

avant ressemblent fort à <strong>de</strong>s bras humains,<br />

<strong>et</strong> il nous faut relire l’image : il s’agit plutôt d’un cadavre humain crucifié, écartelé,<br />

décapité, présenté comme un bœuf à l’étalage. Les quartiers <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, au premier<br />

plan, s’ouvrent en éventail comme un rappel <strong>de</strong> la carcasse du crucifié sans tête. Et<br />

toute c<strong>et</strong>te chair <strong>de</strong> boucherie animalo-humaine encadre la figure centrale, encerclée<br />

<strong>de</strong> toutes parts dans une sorte <strong>de</strong> cage, ou arène, ou prison, ou piège, espace clos<br />

dans sa circularité.<br />

C<strong>et</strong>te figure centrale représente un homme assis, vêtu <strong>de</strong> noir, dont le visage<br />

n’apparaît qu’à <strong>de</strong>mi. Le front, les yeux <strong>et</strong> le nez au moins ont disparu, peut-être<br />

dans l’ombre du parapluie <strong>de</strong> couleur sombre qui le protège ; qui le protège <strong>de</strong> quoi ?<br />

l’obj<strong>et</strong> est absur<strong>de</strong> dans sa fonction <strong>de</strong> pare-pluie ; est-il protection contre l’horreur<br />

<strong>de</strong> toute c<strong>et</strong>te chair crucifiée qu’on ne veut (ou ne peut ?) pas voir ? contre la souffrance<br />

reconstituée par l’imaginaire ? contre la mort ? contre la réification <strong>de</strong><br />

l’homme ? La bouche ouverte annonce d’autres figures du cri <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’horreur.<br />

Nous sommes <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong>, disait <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> dans ses entr<strong>et</strong>iens<br />

avec David Sylvester, nous sommes <strong>de</strong>s carcasses en puissance. Si je<br />

vais <strong>chez</strong> un boucher, je trouve toujours surprenant <strong>de</strong> ne pas être là, à<br />

la place <strong>de</strong> l’animal4 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Peinture, 1946<br />

.<br />

3 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Peinture, 1946, huile <strong>et</strong> tempera sur toile, 198 x 132 cm., The Museum of<br />

Mo<strong>de</strong>rn Art, New York.<br />

4 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, L’art <strong>de</strong> l’impossible, Entr<strong>et</strong>iens avec David Sylvester, Genève, Éditions<br />

Albert Skira, 1976, t. 1, p. 92.


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 93<br />

Par ailleurs, l’homme, peint en 1946, rappelons-le, porte une sorte <strong>de</strong> poch<strong>et</strong>te<br />

jaune sur le côté gauche <strong>de</strong> la poitrine : ironie <strong>de</strong> l’élégance, <strong>de</strong> l’apparence,<br />

déri<strong>soi</strong>re voué à la mort ? ou évocation du sacrifice <strong>de</strong>s Juifs sous la domination<br />

nazie ?<br />

Notons que, <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> étant anglais, sans compromission avec le nazisme,<br />

<strong>et</strong> sans en avoir souffert à titre personnel, il a pu dire, peindre, presque immédiatement<br />

après la guerre, sans culpabilité ni ambivalence, la monstruosité <strong>de</strong> l’extermination.<br />

Ou bien encore s’agit-il plus largement du sacrifice <strong>de</strong> toutes les victimes ?<br />

Sommes-nous tous <strong>de</strong>s Juifs condamnés à la torture <strong>et</strong> à la mort par la cruauté <strong>de</strong><br />

notre condition ?<br />

2 / <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> <strong>et</strong> le corps absent<br />

<strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> est français, il vit/vivait dans un pays où dominait l’ambiguïté,<br />

quand ce n’était pas pire, à l’égard du régime <strong>de</strong> Pétain ; Juif, il a subi personnellement<br />

la traque nazie. Ce n’est qu’une bonne vingtaine d’années plus tard<br />

qu’il a pu revivre consciemment certains souvenirs <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque ; <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

réminiscence est né son premier ouvrage d’autofiction : La Dispersion. Il évoque le<br />

moment où l’étoile jaune est <strong>de</strong>venue obligatoire :<br />

Des larmes <strong>de</strong> rage me brûlent les paupières, débor<strong>de</strong>nt, <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt en<br />

fil<strong>et</strong>s âcres. Sortir. Affronter la rue, la gare, le train, le lycée, les<br />

regards, <strong>et</strong> encore les regards, sans trêve. Devenu d’un seul coup obj<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> honte, <strong>de</strong> haine ou, pire, <strong>de</strong> pitié. Comme une marchandise dans une<br />

vitrine, brusquement marqué, étiqu<strong>et</strong>é. P<strong>et</strong>ite ardoise carrée, avec le<br />

prix griffonné à la craie, fiché dans la volaille, à l’étal, au milieu du<br />

bréch<strong>et</strong>. Là. Un doigt ricaneur, fer rouge, sur la poch<strong>et</strong>te <strong>de</strong> la veste, en<br />

haut <strong>de</strong> la poitrine, à gauche. En plein cœur JUIF (…) Je n’ai plus <strong>de</strong><br />

nom. Plus rien (pp. 127-128).<br />

On r<strong>et</strong>rouve l’importance du regard, ou plutôt la honte liée aux regards d’autrui :<br />

être aveugle perm<strong>et</strong>trait peut-être <strong>de</strong> souffrir moins. L’animal n’est plus une gran<strong>de</strong><br />

pièce <strong>de</strong> boucherie, mais un vulgaire poul<strong>et</strong> ; mieux, une chose innommable <strong>et</strong><br />

inexistante. De l’animal à l’obj<strong>et</strong>, <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> au néant : la mort par pure absence.<br />

Vidé d’un seul coup jusqu’à l’os. N<strong>et</strong>toyé <strong>de</strong> ma chair. L’intimité<br />

chau<strong>de</strong> <strong>et</strong> moite qui circule <strong>de</strong>s pieds à la tête, sang, lymphe, moi,<br />

asséchée, évaporée (p. 128).<br />

L’absence à son propre corps renvoie au néant, <strong>et</strong> le cri est mu<strong>et</strong> comme dans un<br />

cauchemar :<br />

Le langage cesse (…), annihilé, moi, <strong>de</strong> la raréfaction <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la<br />

quintessence <strong>de</strong> néant, m’avançant vers le fond sans fond du non-être,<br />

rien, plus rien, plus rien <strong>de</strong> rien, frappé brutalement, brusquement, à<br />

hurler, par ce silence (p. 333).


94 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Trois étu<strong>de</strong>s pour une<br />

Crucifixion, 1962, tryptique, panneau <strong>de</strong><br />

droite<br />

III / La crucifixion.<br />

La métaphore christique survient aussi<br />

bien <strong>chez</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> que <strong>chez</strong><br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, mais elle est, si l’on peut<br />

dire, renversée, <strong>et</strong> modifiée dans sa signification.<br />

1 / <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> la solitu<strong>de</strong><br />

Le panneau <strong>de</strong> droite du triptyque Trois<br />

étu<strong>de</strong>s pour une Crucifixion <strong>de</strong> 1962 montre<br />

l’homme crucifié la tête en bas (comme<br />

tous les crucifiés <strong>de</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>). Corps<br />

déformé, disloqué, vestiges <strong>de</strong> chair <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

squel<strong>et</strong>te difficiles à démêler, visage dont il<br />

ne reste qu’une bouche ouverte aux <strong>de</strong>nts<br />

pointues, peut-être une oreille, masses difformes,<br />

monstrueuses <strong>et</strong> indéchiffrables.<br />

Tragique <strong>et</strong> dérision du tragique dans c<strong>et</strong><br />

être probablement pendu par les pieds <strong>et</strong><br />

hurlant dans la mort. Ainsi finit l’homme<br />

souffrant, dans l’impuissance, la<br />

déchéance <strong>et</strong> l’absur<strong>de</strong>. L’estra<strong>de</strong> qui surélève le crucifié est aussi déri<strong>soi</strong>re que lui.<br />

Ni religiosité, ni ré<strong>de</strong>mption, mais solitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> déréliction. Au pied <strong>de</strong> la croix renversée,<br />

apparaît – tout aussi déri<strong>soi</strong>rement – une sorte d’ombre ; ombre <strong>de</strong> quoi ?<br />

tache irrationnelle comme <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> les aimait ?<br />

Le meilleur <strong>de</strong> ma peinture est venu, dit-il à David Sylvester, d’un<br />

acci<strong>de</strong>nt sur lequel j’avais été capable <strong>de</strong> travailler. Parce que c<strong>et</strong> acci<strong>de</strong>nt<br />

m’avait donné une vision désorientée d’un fait que je tentais <strong>de</strong><br />

capter. Et je pouvais alors commencer à élaborer <strong>et</strong> à essayer d’exploiter<br />

une chose qui n’était pas illustrative (<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, L’art <strong>de</strong><br />

l’impossible, op. cit., p. 107).<br />

On peut faire sur la toile (…) <strong>de</strong>s marques involontaires susceptibles<br />

<strong>de</strong> suggérer <strong>de</strong>s voies bien plus profon<strong>de</strong>s par lesquelles vous pourrez<br />

saisir le fait qui vous obsè<strong>de</strong>. (…) En faisant ces marques sans savoir<br />

comment elles se comporteront, soudain quelque chose arrive dont<br />

votre instinct s’empare en tant qu’elle est, pour un moment, la chose<br />

que vous pourriez commencer à développer (ibid., pp. 108-109).<br />

Je veux une image très ordonnée, mais je veux qu’elle se produise par<br />

chance. (…) très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus<br />

profondément suggestives que les autres <strong>et</strong> c’est à ce moment-là que<br />

vous sentez que toute espèce <strong>de</strong> chose peut arriver (ibid., p. 110).<br />

Ainsi l’homme crucifié, <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, est-il abandonné à ses fantômes <strong>et</strong><br />

à ses angoisses jusque dans la mort, abandonné définitivement <strong>et</strong> sans but par le<br />

Père, dont la figure récurrente poursuivra pourtant le peintre pendant plusieurs<br />

décennies.


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 95<br />

2 / <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> <strong>et</strong> les autres larrons.<br />

Dans La Dispersion, le personnage-narrateur entreprend un douloureux parcours<br />

dans une ville autrichienne pour accompagner <strong>de</strong> l’hôtel à la gare la jeune femme<br />

tchèque qui doit prendre le train pour rentrer dans son pays :<br />

ta valise est très lour<strong>de</strong>. Je dois aller d’un pas rapi<strong>de</strong> pour gar<strong>de</strong>r<br />

l’équilibre. L’interminable agonie commence. Dans vingt minutes, ton<br />

train, plus rien à faire, à dire, à pas pressés il reste à peine cinq cents<br />

mètres. (…) mon bras s’engourdit <strong>de</strong> fatigue, accablé (…). Chemin <strong>de</strong><br />

croix, nous dépassons la blanchisserie-minute (…), premier tableau<br />

<strong>de</strong>s quatorze. Mon bras tire <strong>et</strong> pèse, mes pieds butent sur le trottoir<br />

brûlant, mes chevilles se cognent, s’éraflent, p<strong>et</strong>ite douleur irritante<br />

qui s’irradie. Un tramway passe en cliqu<strong>et</strong>ant. Luisenstrasse. Nous<br />

arrivons à un feu rouge : on voit la gare au bout <strong>de</strong> l’avenue. J’ai posé<br />

la valise, nous nous sommes arrêtés. Longue attente au feu rouge. (…)<br />

il reste encore trois cents mètres, (…) je suis à bout <strong>de</strong> cœur, <strong>de</strong> corps,<br />

(…) continuer à me traîner dans ce soleil suppliciant, dans ce désert à<br />

goût <strong>de</strong> sable, carcasse lancinante marchant sur <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> verre,<br />

<strong>de</strong>s éclats <strong>de</strong> silex, bras engourdi, roidi, tronc déj<strong>et</strong>é à gauche pour<br />

faire contrepoids à ta valise qui me scie les doigts (pp. 12 à 16).<br />

Agonie, chemin <strong>de</strong> croix, quatorze tableaux, pieds endoloris, port <strong>de</strong> la lour<strong>de</strong><br />

valise : <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> est Christ ahanant ; mais agonise-t-il ainsi au nom du<br />

Père pour rach<strong>et</strong>er une humanité pécheresse ? Ne serait-ce pas plutôt le rachat symbolique<br />

d’une humanité victime, paria, dont la jeune femme tchèque est l’emblème<br />

en tant que ressortissante d’Europe <strong>de</strong> l’Est, dans les années <strong>soi</strong>xante ?<br />

Et le Père est bien lointain, <strong>et</strong> mu<strong>et</strong> ; <strong>et</strong> le Fils est abandonné à l’Histoire comme<br />

à son histoire familiale <strong>et</strong> personnelle ; mais il est hanté par le Père, dont l’image<br />

obsédante le poursuit pendant plus <strong>de</strong> trente ans, en contrepoint <strong>de</strong> la sienne, qu’élabore<br />

l’autofiction.<br />

B / <strong>Portraits</strong> du Père – <strong>Portraits</strong> du Fils<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> sont donc l’un <strong>et</strong> l’autre revenus maintes<br />

fois sur le portrait du Père.<br />

I / L’image obsédante du Père.<br />

1 / <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> le Pape.<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> a affirmé qu’il ne s’intéressait pas particulièrement à son père.<br />

Mais il a peint <strong>de</strong> nombreuses figures <strong>de</strong> Pape, d’après le portrait d’Innocent X <strong>de</strong><br />

Velasquez 5 , dont l’original est exposé à Rome. Et pendant quarante ans, même<br />

quand il se trouvait à Rome, il a toujours refusé d’aller voir c<strong>et</strong> original ; il n’en<br />

connaissait que <strong>de</strong>s photos. Ce n’est qu’à plus <strong>de</strong> quatre-vingts ans, <strong>de</strong>ux années<br />

5 Velasquez (1599-1659), Le Pape Innocent X, 1650, huile sur toile, 140 x 120, Rome,<br />

Galerie Doria Pamphilij.


96 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

avant sa mort, qu’il a accepté <strong>de</strong> voir ce<br />

tableau. On connaît aussi sa mésentente avec<br />

son père, qui l’a amené à quitter définitivement<br />

le domicile familial dès l’adolescence.<br />

Il ne s’agit nullement d’un remake ou d’une<br />

nouvelle variation sur le pape Innocent X ; il<br />

s’agit d’une appropriation totale du personnage<br />

Pape-Papa.<br />

Dans Étu<strong>de</strong> d’après Velasquez6 , <strong>de</strong> 1953, le<br />

pape, comme le Christ, perd toute religiosité <strong>et</strong><br />

toute superbe ; il <strong>de</strong>vient un homme, un puissant<br />

peut-être, mais aussi impuissant que tout autre<br />

être humain. La gran<strong>de</strong>ur, la dignité, la richesse<br />

du fauteuil, les couleurs qui caractérisent Sa<br />

Saint<strong>et</strong>é ont laissé place à la vocifération <strong>de</strong><br />

l’être enfermé dans une sorte <strong>de</strong> cage, à nouveau,<br />

<strong>de</strong> piège, <strong>de</strong>rrière un ri<strong>de</strong>au presque noir<br />

Velasquez, Le Pape Innocent X, 1650<br />

dont les pans verticaux ressemblent à <strong>de</strong>s barreaux<br />

<strong>de</strong> prison. Le personnage n’occupe que<br />

le centre <strong>de</strong> l’image, sur son siège déri<strong>soi</strong>rement surélevé, <strong>de</strong>rrière un <strong>de</strong>uxième<br />

ri<strong>de</strong>au en éventail qui le repousse à l’arrière du premier plan ; le pli central du ri<strong>de</strong>au<br />

vertical s’interrompt pour laisser apparaître le regard vers la droite <strong>et</strong> la bouche<br />

démesurément ouverte, hurlante : est-ce <strong>de</strong> la colère ou <strong>de</strong> l’angoisse ? <strong>de</strong> la révolte<br />

ou <strong>de</strong> la peur ?<br />

À un certain moment, dit <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong><br />

à David Sylvester, j’ai espéré (…) faire<br />

un jour la peinture la meilleure du cri<br />

humain. Je n’en ai pas été capable<br />

(<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, L’art <strong>de</strong> l’impossible,<br />

op. cit., p. 75).<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Étu<strong>de</strong>s d'après Velasquez.<br />

Portrait du Pape Innocent X, 1953<br />

Ce personnage semble d’ailleurs intermédiaire<br />

entre l’apparition <strong>et</strong> l’effacement,<br />

l’épiphanie <strong>et</strong> l’anéantissement, sorte <strong>de</strong> monument<br />

évanescent. Spectre du père ? Spectre du<br />

Père présent en chacun <strong>de</strong> nous ? Le ri<strong>de</strong>au<br />

partiellement transparent a-t-il pour fonction<br />

d’éloigner le Père qui dicte sa loi avec brutalité,<br />

<strong>de</strong> le faire disparaître ? Est-il l’artifice qui<br />

marque le rappel d’une absence-présence<br />

presque tangible, <strong>et</strong> douloureuse ? Est-il l’un<br />

<strong>de</strong> ces écrans <strong>de</strong>rrière lesquels nous vivons<br />

notre existence ? l’un <strong>de</strong> ces voiles que <strong>Francis</strong><br />

<strong>Bacon</strong> tentait d’écarter ?<br />

6 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Étu<strong>de</strong> d’après Velasquez. Portrait du Pape Innocent X, 1953, huile sur toile,<br />

153 x 118, New York, coll. Carter Bur<strong>de</strong>n.


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 97<br />

Nous vivons presque toujours <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s écrans, – une existence<br />

voilée d’écrans. (…) j’ai peut-être été <strong>de</strong> temps en temps capable<br />

d’écarter un ou <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ces voiles ou écrans, dit-il à David Sylvester<br />

en décembre 1971 (ibid., t. 2, 1995, pp. 163-164).<br />

Attirance-répulsion, obsession-culpabilité, compassion-hostilité, cri du Père ou<br />

cri <strong>de</strong> celui qui porte le Père en lui ? <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> affirmait :<br />

J’essaye seulement <strong>de</strong> tirer <strong>de</strong> mon système nerveux <strong>de</strong>s images qui lui<br />

<strong>soi</strong>ent aussi fidèles que possible. Je ne sais même pas ce que la moitié<br />

d’entre elles signifient (ibid., p. 164).<br />

En 1954, un autre tableau inspiré du Pape <strong>de</strong> Velasquez présente <strong>et</strong> voile un personnage<br />

particulièrement énigmatique <strong>et</strong> s’intitule Sphinx.<br />

2 / <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> <strong>et</strong> le Père modèle<br />

Dans La Dispersion, l’ambivalence à l’égard du Père est d’autant plus douloureuse<br />

qu’elle s’exprime fort peu, le discours étant avant tout laudatif. L’homme est,<br />

sauf exception, toujours appelé « le Père », sorte d’archétype parfait <strong>de</strong> tous les<br />

pères.<br />

– Le Père est travailleur, pourvu <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s compétences professionnelles, <strong>et</strong> il<br />

a l’autorité <strong>de</strong> l’entrepreneur qui sait diriger ses employés :<br />

Levés à l’aube, couchés à minuit. Le Père, <strong>de</strong>bout dans l’atelier, au<br />

salon, au magasin dix heures, douze (…) jusqu’à l’écroulement final<br />

(p. 149).<br />

À la table <strong>de</strong> coupe dans l’atelier le dos du bossu (…) la craie courant<br />

sur l’étoffe dépliée plan n<strong>et</strong> sans bavures lignes fermes peu à peu naissant<br />

(p. 95).<br />

Dans la journée il fallait bien plaire aux clients, rem<strong>et</strong>tre les ouvriers<br />

au pas, (…) voix tonitruant les tâches (p. 101).<br />

– Il est courageux. Depuis toujours, enfant, jeune homme, adulte : pour émigrer<br />

<strong>de</strong> son gh<strong>et</strong>to misérable d’Ukraine, il prend <strong>de</strong>s risques considérables, défie la faim,<br />

la mort (p. 135). Il s’engage dès 1914 pour défendre sa nouvelle patrie, la France.<br />

– Il est bon, <strong>et</strong> apporte refuge <strong>et</strong> réconfort :<br />

Accompagné <strong>de</strong>s cousins Marc <strong>et</strong> Charles, débusqués, avec la tante<br />

Fanny, <strong>de</strong> leurs terriers <strong>de</strong> banlieue, venus se réfugier, pendant l’orage,<br />

sous le chêne, <strong>chez</strong> le Père (…) inévitables cousins, oncles ou tantes,<br />

(…) Accourus, avi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s bas quartiers (…) pour un coup d’œil sur<br />

une belle situation, avec wc privés, pour un bon morceau <strong>et</strong> un verre,<br />

pour une parole aussi <strong>de</strong> secours <strong>et</strong> <strong>de</strong> réconfort, le Père, qui avait fait<br />

son chemin (pp. 101-104).<br />

– Il est omniscient :<br />

Le Père est optimiste voyez le Parti comme toujours donnant l’exemple<br />

terré <strong>de</strong>puis un an pourchassé <strong>et</strong> pourtant toujours là vigilant tenace<br />

in<strong>de</strong>structible même au moment du Pacte le Père a eu foi Staline sait<br />

doute bourgeois <strong>de</strong>structeur non Il a ses raisons Lui faire confiance les


98 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

voisins sonnent parfois en fin <strong>de</strong> journée viennent l’interroger alors<br />

vous qui fort sur la politique (p. 102).<br />

– Il est sage <strong>et</strong> déterminé. Devant Lipmann qui tremble <strong>et</strong> gesticule <strong>de</strong> peur :<br />

Nous restons. Le Père a dit. Après avoir réfléchi longtemps, <strong>de</strong>s jours.<br />

Puis la sentence est tombée, immuable (p. 93).<br />

Ou, quand le fils reçoit personnellement une convocation au Bureau <strong>de</strong> Police,<br />

« Bureau 111 », qui <strong>de</strong>vrait le conduire à Drancy <strong>et</strong> au-<strong>de</strong>là :<br />

Convocation. Le Père déci<strong>de</strong>. Pas <strong>de</strong> discussion : l’instinct. tu n’iras<br />

pas. Monsieur le Préf<strong>et</strong>, j’ai l’honneur <strong>de</strong> vous r<strong>et</strong>ourner sous ce pli. Je<br />

vous prie <strong>de</strong> bien vouloir noter que c’est par suite d’une interprétation<br />

erronée <strong>de</strong> ma part (p. 197).<br />

Ou encore, après avoir décidé du déménagement, pourtant interdit, dans la banlieue<br />

ouest, le Père organise l’incertitu<strong>de</strong> : il bricole une ouverture discrète dans la<br />

grille du jardin, chronomètre <strong>de</strong>s répétitions <strong>de</strong> fuite familiale en cas <strong>de</strong> coup <strong>de</strong> sonn<strong>et</strong>te<br />

policier à l’aube.<br />

– À l’égard <strong>de</strong> son fils, il est ambitieux ; un client interroge l’enfant : « Que<br />

feras-tu plus tard (…) j’hésite le Père répond il sera violoniste » (p. 103) ; <strong>et</strong> parfois<br />

complice : pendant la fête, s’avance le drapeau républicain porté horizontalement<br />

par plusieurs hommes :<br />

Glissant, ventre ballonné, vers nous, pluie <strong>de</strong>s pièces, (…) le Père me<br />

donne <strong>de</strong>ux francs, je les j<strong>et</strong>te dans le pli (…) <strong>de</strong> toutes mes forces (…)<br />

les muscles tendus à craquer (…). Un souhait ar<strong>de</strong>nt nous unit, nous<br />

étreint. La République passe (p. 106).<br />

– En bref, le Père se comporte en héros jusqu’après la Libération, quand il aurait<br />

pu se venger <strong>de</strong> Delaunay, l’homme immon<strong>de</strong> qui a dénoncé la famille avant <strong>et</strong> afin<br />

<strong>de</strong> s’emparer <strong>de</strong> l’atelier <strong>de</strong> tailleur :<br />

Le Père l’a relâché (…) grelottant <strong>de</strong> rage <strong>et</strong> maître <strong>de</strong> lui-même s’accomplissant<br />

tout entier EN UN INSTANT m<strong>et</strong>tant entre Delaunay <strong>et</strong> lui<br />

une infranchissable distance mort sauvé intouchable UN HOMME héros<br />

cornélien (pp. 312-313).<br />

Aussi le fils est-il fier <strong>de</strong> son Père, comme il l’écrit dans son cahier d’écolier en<br />

réponse aux ignominies antisémites qui se multiplient dans les journaux :<br />

mon père venu du fin fond <strong>de</strong> l’Ukraine oui j’en étais fier moi j’étais<br />

premier en français en classe (…) <strong>et</strong> si c’est vrai que mon père parle<br />

avec un accent étranger il s’était engagé volontaire avant même la fin<br />

août 14 <strong>et</strong> on ne pouvait pas en dire autant <strong>de</strong>s milliers <strong>et</strong> <strong>de</strong>s milliers<br />

<strong>de</strong> bons aryens <strong>de</strong> bonne famille planqués alors dans tous les recoins<br />

<strong>de</strong> la France (p. 184).<br />

Le fils est également fier que son père <strong>soi</strong>t fier <strong>de</strong> lui quand, en 1945, à peine<br />

sorti <strong>de</strong> la clan<strong>de</strong>stinité, mala<strong>de</strong>, il remporte le premier prix <strong>de</strong> philosophie au<br />

Concours Général, accompagné <strong>de</strong> nombreux livres, <strong>et</strong> d’un autographe du Général<br />

<strong>de</strong> Gaulle :


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 99<br />

L’esprit français la clarté ce qui se conçoit bien bravo l’amphithéâtre<br />

<strong>de</strong> la Sorbonne applaudit premier prix <strong>de</strong> philosophie je me lève je<br />

m’avance vers l’estra<strong>de</strong> il ne savait plus où se m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> fierté le Père<br />

il en bavait <strong>de</strong> joie triomphe gloire (p. 230).<br />

Mais, malgré c<strong>et</strong>te compensation, l’admiration pour le Père est lour<strong>de</strong> à porter ;<br />

l’héroïsme paternel, s’il a sauvé toute la famille <strong>de</strong> la déportation <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort, est<br />

accablant pour le fils :<br />

Redressé un mètre <strong>soi</strong>xante-cinq p<strong>et</strong>it trapu atteignant le plafond<br />

crevant les nuages si grand le Père (…) m’écrasant pour toujours <strong>de</strong> sa<br />

taille infinie jusqu’aux astres rap<strong>et</strong>issé aplati un ver <strong>de</strong> terre une molle<br />

chiffe premier en grec premier en latin un mille-pattes un cloporte<br />

(p. 315).<br />

Rares sont, dans La Dispersion, les indices d’hostilité au Père. Certes, le Père a<br />

commis une erreur <strong>de</strong> jeunesse grave, « une connerie » quand, arrivé sans papiers à<br />

la frontière française en 1912, il a naïvement déclaré son vrai prénom : « Israël ».<br />

Mais peut-on condamner « un écervelé <strong>de</strong> vingt ans » pour n’avoir pas suffisamment<br />

réfléchi ?<br />

Ce n’est que dans les vingt <strong>de</strong>rnières pages que surviennent quelques traces<br />

d’animosité <strong>et</strong> <strong>de</strong> culpabilité à son égard :<br />

Delaunay (…) il aurait fallu le JETER dans la cage <strong>de</strong> l’escalier<br />

(…) c’était à MOI <strong>de</strong> le faire le Père crachouillant toussotant mi-crevé<br />

à MOI LE FILS (pp. 313-314).<br />

Un peu plus loin, toujours à propos du Père :<br />

UN MENSCH Moi le fils onze ans quinze ans que pouvais-je (p. 316).<br />

Étrange, ce label <strong>de</strong> « Mensch » apposé sur le souvenir du Père : le « Mensch »<br />

était l’homme idéal <strong>de</strong>s nazis, ennemi absolu. L’image du Père se confondrait-elle<br />

avec celle <strong>de</strong> l’ennemi absolu ?<br />

C<strong>et</strong>te hostilité est extrêmement discrète dans La Dispersion. Elle commence à<br />

être à peine explicite au début du tome suivant <strong>de</strong> l’autofiction, Fils, quand le Père<br />

l’oblige à « être un homme », ne pas se plaindre, assister à la noya<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chatons,<br />

voir les clowns du Cirque d’Hiver :<br />

Peur bleue <strong>de</strong>s clowns blancs. Les visages enfarinés, il paraît que j’ai<br />

hurlé. Dû me sortir. En pleine représentation. Papa, fou <strong>de</strong> rage. Fils<br />

froussard. Reçu une raclée (Fils, p. 42). 7<br />

Ou, quand le Père interdit qu’on emmène <strong>chez</strong> le mé<strong>de</strong>cin l’enfant qui ne digère<br />

plus :<br />

Eh bien, il restera sans manger. Sentence. Condamné à mort. Sans<br />

manger, comment qu’on peut vivre. (…) On m’enterre (…). Et ce<br />

salaud qui ne veut pas que je voie un toubib (ibid., p. 45).<br />

En fait, c<strong>et</strong>te hostilité-culpabilité est longtemps voilée, souvent censurée. Mais<br />

elle pèse très lourd sur le personnage dont le narrateur fait le portrait.<br />

7 <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, Fils, Paris, Éditions Galilée, 1977, rééd. Le Livre <strong>de</strong> Poche.


100 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

II / L’autoportrait<br />

1 / <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> <strong>et</strong> l’autoportrait griffonné par l’Histoire<br />

L’autoportrait, <strong>chez</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, est en eff<strong>et</strong> esquissé par l’Histoire, reçue en<br />

héritage <strong>et</strong> vécue, Histoire qui irrigue la psyché, donne forme au portrait psychique.<br />

Les souvenirs du Père <strong>et</strong> du Grand-Père maternel immigrés le hantent comme s’il<br />

les avait lui-même vécus : la vie au gh<strong>et</strong>to, le vol du concombre <strong>chez</strong> l’épicière, la<br />

trépanation à six ans, la natation en eau interdite aux Juifs : misère, faim, mépris,<br />

mort si souvent frôlée.<br />

Maintenant bien nourri, bien habillé, socialement considéré, le Fils porte toujours<br />

en lui les aïeux :<br />

Sur la langue aussi, l’arôme <strong>de</strong>s concombres volés du Père, par la<br />

lucarne <strong>de</strong> l’épicerie, avalés au coin <strong>de</strong> la ruelle, en hâte (…). Au-<strong>de</strong>là<br />

du Père (…). Jusqu’au bout, jusqu’à la nuit. Les pieds tuméfiés <strong>de</strong><br />

Grand-Père, dans ses bottes rafistolées, emmaillotées <strong>de</strong> chauss<strong>et</strong>tes<br />

pourries, le long <strong>de</strong>s pistes, mer <strong>de</strong> boue, <strong>de</strong> neige, océan sans fin <strong>de</strong><br />

pluie, <strong>de</strong> gel (…). J’ai découpé <strong>de</strong>s visières à O<strong>de</strong>ssa <strong>et</strong> à Athènes, du<br />

matin au <strong>soi</strong>r, jusqu’aux crampes, j’ai fabriqué <strong>de</strong>s casqu<strong>et</strong>tes à trois<br />

ponts, à couvre-nuque, en 1900, à Paris, à l’arrière d’une cour humi<strong>de</strong>,<br />

sombre (…). J’ai rencontré ma Grand-Mère (…), je l’ai épousée. Par<br />

là, <strong>de</strong> ce côté, ça plonge. D’eux à moi (La Dispersion, p. 267).<br />

Je suis souvenir <strong>de</strong> souvenirs, refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s (p. 256).<br />

Les souvenirs <strong>et</strong> émotions <strong>de</strong> famille seraient suffisants pour sceller l’appartenance<br />

; « la bague d’or » en est le symbole :<br />

Le Père sur son lit ratatiné rabougri terreux cireux une ombre sans<br />

parler plus d’air dans les tuyaux d’orgue poumons partis en quintes<br />

disséminés en secousses semés à tous hoqu<strong>et</strong>s le vi<strong>de</strong> d’un geste me<br />

regardant le <strong>de</strong>rnier il m’a tendu sa chevalière la bague d’or venue du<br />

Père <strong>de</strong> son Père du fin fond <strong>de</strong>s temps <strong>de</strong>s villages <strong>de</strong>s steppes me<br />

prenant la main dans sa pince osseuse moite moignon il m’a passé<br />

l’alliance au doigt d’Eux à Lui <strong>et</strong> <strong>de</strong> Lui à moi à jamais jusqu’à ma<br />

mort (pp. 328-329).<br />

Mais c<strong>et</strong>te culture n’est pas celle dans laquelle il veut se reconnaître :<br />

Jéhovah, Yahvé, Élohim, Adonaï ? Connais pas. De nom, à peine. De<br />

loin. Comme Jésus-Christ ou Confucius. On fraye pas ensemble. On se<br />

fréquente pas. J’EN AI RIEN À FOUTRE (…). Le plus fort (…), c’est ça :<br />

on m’a flanqué l’insigne par erreur. Un aryen déguisé en juif. Une<br />

mascara<strong>de</strong> (pp. 252-254).<br />

Ce reniement conduit à la condamnation <strong>de</strong>s ancêtres eux-mêmes :<br />

Pas <strong>de</strong> chance. Ils m’ont refilé la vérole. À titre posthume. D’outr<strong>et</strong>ombe.<br />

Sans eux, je m’en tirais (p. 151).<br />

La culture dont il se réclame est gréco-latine <strong>et</strong> française :<br />

Moi, je suis d’Artagnan, Charles Aramis, Marc Athos. (…) Je m’exerce<br />

<strong>de</strong>vant la glace, Durandal dans ma <strong>de</strong>xtre, à la senestre un couvercle<br />

<strong>de</strong> marmite en fer-blanc. (...) Charlemagne m’adoube (p. 253).


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 101<br />

Sur les douze travaux d’Hercule, je vous en cite au moins neuf tout à<br />

trac. Ne me posez pas trop <strong>de</strong> questions sur Saül ou Jérémie. Je n’ai<br />

jamais lu la Bible. (…) Liberté, égalité, école laïque dès la plus tendre<br />

enfance, père communiste, aïeux grecs <strong>et</strong> romains (…). Citoyen <strong>de</strong><br />

l’univers, capitale Paris (pp. 256-257).<br />

Mais le reniement i<strong>de</strong>ntitaire est impossible, <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> n’a ni le choix<br />

<strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité ni « le droit sacré <strong>de</strong> n’être personne » (p. 330), qu’il revendique :<br />

J’étais <strong>de</strong> nulle part, un néant collectionné d’extraits <strong>de</strong> manuels <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

phrases, un collage. Vous m’avez mis <strong>de</strong>ssus ce titre : Juif. Je n’y ai<br />

rien compris, <strong>de</strong> l’art abstrait, du non-figuratif. Un casse-tête. Erreur,<br />

il y a maldonne, je ne joue plus, pouce (…). On a tous les mêmes<br />

ancêtres, l’homme <strong>de</strong>scend du singe (p. 257).<br />

Il est donc poursuivi, <strong>et</strong> c’est une caractéristique essentielle <strong>de</strong> son autoportrait<br />

psychique, par le ressassement <strong>et</strong> la culpabilité.<br />

La culpabilité est multiple :<br />

– culpabilité <strong>de</strong> n’avoir pas les admirables qualités du Père ;<br />

– culpabilité d’être juif ;<br />

– culpabilité <strong>de</strong> s’être senti coupable d’être juif, <strong>de</strong> s’être regardé avec les yeux<br />

<strong>de</strong>s bourreaux ;<br />

– culpabilité <strong>de</strong> n’avoir pas participé à la Résistance, à la vengeance contre « les<br />

salauds » ; trop jeune certes, mais surtout incapable d’agir :<br />

Comment on r<strong>et</strong>ire la goupille d’une grena<strong>de</strong>, comment on compte les<br />

secon<strong>de</strong>s, moi ou eux qui saute, la balancer à bout <strong>de</strong> bras, à bout <strong>de</strong><br />

force, se foutre à terre, tintamarre <strong>de</strong> l’explosion, sifflement <strong>de</strong>s éclats,<br />

les salauds ont volé en lambeaux, en loques gélatineuses <strong>et</strong> rougeâtres<br />

dans la poussière : vague idée. Jamais appris, jamais su, jamais reçu<br />

instruction nécessaire. Le grec, le latin, les belles-l<strong>et</strong>tres. La mer<strong>de</strong>. À<br />

ça que je m’occupais. Honte intense. (…) Je voudrais me cracher à la<br />

gueule (p. 123) ;<br />

– culpabilité <strong>de</strong> n’être pas parti avec les autres, d’avoir échappé à l’arrestation,<br />

<strong>de</strong> vivre encore. Pages 320 à 323, le parallélisme en <strong>de</strong>ux colonnes <strong>de</strong> ce qui se serait<br />

passé s’il avait été arrêté <strong>et</strong> <strong>de</strong>s frayeurs effectivement vécues pendant l’Occupation<br />

souligne en blanc, en creux, la distance entre le départ atroce pour une mort certaine,<br />

<strong>et</strong> la vie, même inconfortable <strong>et</strong> angoissée, mais toujours porteuse d’espoir. À la fin<br />

<strong>de</strong> ces quatre pages, un mot en majuscules dans chacune <strong>de</strong>s colonnes : « VERROU »<br />

<strong>et</strong> « LIBRE » en face à face, en antithèse.<br />

La mort <strong>et</strong> la honte sont donc obsédantes dans l’autofiction <strong>de</strong> <strong>Serge</strong><br />

<strong>Doubrovsky</strong>. La mort est là, dans son évitement même ; <strong>et</strong> la mort engendre par<br />

avance la honte :<br />

JE SUIS MORT même si je crève en l’an 2000 <strong>de</strong>puis presque <strong>soi</strong>xante<br />

ans JE SERAI MORT PRIS ils m’ont eu fuite inutile le Bureau 111 m’a<br />

rejoint (p. 320).<br />

J’AI RATÉ MA MORT. Quoi qu’il arrive. L’acteur qui loupe sa sortie.<br />

Cancer ou extinction <strong>de</strong> vieillesse. Acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> circulation routière ou<br />

sanguine. Quoi qui m’atten<strong>de</strong>. Ce sera trivial. En face d’un mur blanc,<br />

dans un lit blanc, sous un plafond blanc, entre <strong>de</strong>s infirmières en blanc,<br />

pouls diligemment tâté, seringué à la morphine, mort blanche, on me


102 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

fera un beau cadavre, bien lavé, n<strong>et</strong>toyé <strong>de</strong> frais, (…) notice<br />

nécrologique (…). Quelle différence ? Si. Énorme. Il y a macchabée <strong>et</strong><br />

macchabée. (…). Exterminés comme <strong>de</strong> la vermine. Au bord <strong>de</strong>s<br />

fosses, dans le froid atroce paralysés, gelés <strong>de</strong> terreur, les yeux rivés,<br />

en bas, sous eux, les cadavres nus, pères, frères, sœurs, déjà immobiles,<br />

tordus, grotesques, ou remuant encore, par soubresauts, fil<strong>et</strong>s<br />

rougeâtres suintant <strong>de</strong>s cous (pp. 324-325).<br />

Mort blanche qui s’opposerait à la mort rouge, comme on tire à blanc sans faire<br />

<strong>de</strong> mal. Mort faussement innocente, en réalité hypocrite, mort tartuffe <strong>de</strong> celui qui a<br />

échappé aux pièges où d’autres sont tombés. Mort blanche comme une voix inaudible<br />

ou une page qui ne s’écrit pas. Mort trop propre <strong>et</strong> mensongère <strong>de</strong> celui qui<br />

vivrait comme si le passé était passé.<br />

Mais la mort sera lente pour le coupable, l’anéantissement sera progressif, la<br />

torture continue :<br />

Il y a macchabée <strong>et</strong> macchabée, pas pareil, pas <strong>de</strong> la même manière, la<br />

bonne <strong>et</strong> la mauvaise, à jamais, j’ai manqué le coche, le boche, plus<br />

que la mauvaise à perpète, jusqu’à la nausée, jusqu’au vertige, je<br />

m’envole en spirales d’échos, en tourbillons qui tintent, une cloche<br />

dans le crâne, battant <strong>de</strong> bourdon entre les tempes (p. 327).<br />

Le survivant n’est que sursitaire, continuellement mala<strong>de</strong>, ou maladif ; il se<br />

déteste <strong>et</strong> abhorre son image dans un miroir.<br />

Dans Fils, publié en 1977, alors que <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> est âgé <strong>de</strong> 49 ans :<br />

Complexes du Père (…). Pas d’illusions. (…) Tous les jours, à tous<br />

points <strong>de</strong> vue, je me décompose, je me faisan<strong>de</strong>. Je rouille. (…) Bien<br />

conservé. Une apparence. (…) ça. Moi. Ma gueule. Dégueulasse. (…)<br />

Je flotte, un fantôme. Image errante, entre les <strong>de</strong>ux montants <strong>de</strong> métal,<br />

sur le miroir. (…) Dans le contre-jour, la lumière falote creuse les<br />

ri<strong>de</strong>s, allonge les lignes. Musique au front, une vraie portée. Burinée,<br />

avec le néant à la clé. Marche funèbre. La glabelle se pince, le nez<br />

coupe. Les pomm<strong>et</strong>tes saillent, les yeux s’évi<strong>de</strong>nt. L’évi<strong>de</strong>nce. Tête <strong>de</strong><br />

mort. Moi. Ça. Depuis <strong>de</strong>s jours infinis, <strong>de</strong>s semaines sans nombre, je<br />

promène mon cadavre. (…) Constat <strong>de</strong> décès (Fils, p. 32).<br />

Physiquement, le portrait ne manifeste que vieillissement, déchéance, approche<br />

<strong>de</strong> la mort, un peu précoce tout <strong>de</strong> même.<br />

Dans L’Après-Vivre, publié en 1994, le visage conserve définitivement<br />

l’empreinte tracée au fer brun pendant la guerre, par le mépris essuyé <strong>et</strong> la culpabilité<br />

<strong>de</strong> l’inaction :<br />

Ma gueule me saute au visage, m’agrippe, s’agriffe, bec <strong>et</strong> ongles, ne<br />

me lâche plus, elle me lacère. (…) Des tavelures bistre s’étalent<br />

comme d’énormes crachats sur la joue gauche. De l’oreille aux narines,<br />

elles me mangent la pomm<strong>et</strong>te. Sous les yeux, <strong>de</strong>s poches flasques,<br />

gonflées. Mon faciès est avachi. (…) Mon édifice est en ruine<br />

(p. 104) 8 .<br />

8 <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, L’Après-Vivre, Paris, Éditions Grass<strong>et</strong>, 1994.


<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 103<br />

Gueule-grena<strong>de</strong> ; bec <strong>et</strong> ongles pour se battre sans merci ; crachats bruns sur la<br />

joue gauche qui rappellent un autre crachat, ancien, jaune, sur le côté gauche <strong>de</strong> la<br />

poitrine, dans La Dispersion :<br />

brutalement étalée aux regards, en plein sur ma veste, <strong>de</strong>puis hier <strong>soi</strong>r<br />

cousue à la poch<strong>et</strong>te, au cœur, rictus flambant jaune, crachat d’or,<br />

l’ÉTOILE (p. 173).<br />

L’autofiction <strong>et</strong> l’autoportrait commencent donc <strong>chez</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> avec La<br />

Dispersion. Fondés sur la sensation, l’émotion <strong>et</strong> la narration discontinue beaucoup<br />

plus que sur la <strong>de</strong>scription, ils se poursuivront pendant trente ans, mais chacun <strong>de</strong>s<br />

tomes suivants ramène au premier <strong>et</strong> à c<strong>et</strong>te marque indélébile tracée par l’horreur<br />

nazie.<br />

2 / <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> l’autoportrait envahi par l’ombre.<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> se peint en pied dans <strong>de</strong>s triptyques <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> dimension. Ainsi<br />

celui <strong>de</strong> 1973, intitulé Trois <strong>Portraits</strong> 9 , où il apparaît sur le panneau central entre son<br />

compagnon George Dyer <strong>et</strong> le peintre Lucian Freud. Assis face au spectateur, au<br />

centre du panneau, jambes croisées comme l’homme en noir à la poch<strong>et</strong>te jaune <strong>et</strong><br />

aux quartiers <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>, il est installé sur une chaise, sans structure circulaire ni<br />

estra<strong>de</strong>. La teinte dominante est le jaune, qui a envahi tout le tableau. Les lignes du<br />

fond sont rectilignes : un mur nu, une surface plane gris-bleu (miroir qui ne<br />

refléterait rien ? porte sans poignée qui ne<br />

conduirait nulle part ?), un sol dont les<br />

teintes rappellent celles, emmêlées, <strong>de</strong><br />

tous les autres éléments du décor. Une<br />

ampoule nue éclaire l’ensemble, mais<br />

paraît insuffisante pour expliquer à elle<br />

seule le contraste violent entre la lumière<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s ombres diversement orientées.<br />

L’ombre au sol semble avoir une<br />

épaisseur, à moins qu’elle ne <strong>soi</strong>t bordée<br />

d’une auréole verdâtre. C<strong>et</strong>te ombre fait<br />

corps avec le personnage, elle en est<br />

partie prenante ; elle pourrait se détacher<br />

<strong>de</strong> lui ; mais compte tenu <strong>de</strong> la fixité <strong>de</strong><br />

la partie inférieure du corps, elle semble<br />

plutôt monter progressivement <strong>et</strong> l’immobiliser<br />

comme dans un fil<strong>et</strong>. Le voilà, le<br />

piège récurrent, aux formes ondulantes.<br />

Ici, c’est un piège en mouvement, en<br />

action. Piège <strong>de</strong> la mort – son compa-<br />

gnon Dyer, qui figure sur le panneau<br />

gauche du triptyque, est décédé quelques<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Trois <strong>portraits</strong>, 1973,<br />

tryptique, panneau central : Autoportrait<br />

9 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Trois <strong>Portraits</strong>, 1973, triptyque, huile sur toile, chaque panneau<br />

198 x 147,5 cm., coll. particulière.


104 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

mois auparavant. Piège <strong>de</strong> la solitu<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> la dépression, comme<br />

l’évoque <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> dans<br />

L’Après-Vivre après la mort <strong>de</strong> sa<br />

femme Ilse : « prostré, pétrifié,<br />

paralysé, figé » (p. 273). Les <strong>de</strong>ux<br />

pièges se font écho, les <strong>de</strong>ux<br />

artistes aussi.<br />

Le haut du corps est à peine<br />

plus mobile. La main gauche est<br />

crispée, agrippée au dossier. La<br />

main droite est mutilée, portée vers<br />

un visage déformé, boursouflé,<br />

tranché, tronqué. Les couleurs du<br />

visage évoquent hématomes <strong>et</strong><br />

sang, l’ombre noire en envahit le<br />

côté droit : s’agit-il d’une rixe<br />

contre la mort ? L’unique œil visible<br />

n’est qu’à <strong>de</strong>mi ouvert : l’homme<br />

est-il aux trois-quarts aveugle dans<br />

ce combat sans partenaire <strong>et</strong> sans<br />

déplacement ?<br />

Dans l’Autoportrait <strong>de</strong> 197310 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Autoportrait, 1973<br />

, qui ne présente que le visage <strong>de</strong> <strong>Bacon</strong>, on r<strong>et</strong>rouve<br />

les mêmes éléments à l’œuvre : une face dissymétrique, distendue, distordue, immobile<br />

<strong>et</strong> meurtrie, à moitié aveugle, dont la partie droite semble s’être dissoute dans<br />

l’ombre, dans les coups <strong>de</strong> brosse <strong>et</strong> <strong>de</strong> chiffon ; effacement progressif, tension vers<br />

l’anéantissement. Le personnage n’a d’ailleurs pas d’épaules, il ne reste qu’une<br />

image défigurée, encore vaguement i<strong>de</strong>ntifiable : il s’agit <strong>de</strong> sauver ce qui peut<br />

encore l’être, juste avant la <strong>de</strong>struction complète.<br />

Le fond est constitué d’un aplat noir, totalement neutre dans sa pâte, sinistre dans<br />

sa couleur : inutile <strong>de</strong> geindre, le mal est inéluctable.<br />

Je déteste mon propre visage, affirmait <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> à David<br />

Sylvester, <strong>et</strong> chaque jour dans la glace je vois la mort au travail, c’est<br />

une <strong>de</strong>s plus jolies choses qu’ait dites Cocteau. Il en est <strong>de</strong> même pour<br />

chacun (<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, L’art <strong>de</strong> l’impossible, op. cit., t. 2, p. 251).<br />

À plusieurs reprises, <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> se peint les yeux clos ou mi-clos ou aveugle,<br />

notamment dans l’Autoportrait à l’œil blessé 11 , <strong>de</strong> 1972. Pourquoi c<strong>et</strong>te obsession<br />

<strong>de</strong> la cécité ? Le peintre est-il celui qui voit <strong>de</strong> l’intérieur, comme Tirésias ? Ou bien<br />

l’homme est-il incapable <strong>de</strong> distinguer la vérité <strong>de</strong> sa condition ? C<strong>et</strong> œil encore en<br />

exercice semble plus résigné que scrutateur ; la vue se brouille-t-elle à mesure que<br />

progresse l’ombre funéraire ?<br />

Ni réalisme, ni illustration, ni <strong>de</strong>scription : les auto<strong>portraits</strong> sont poignants ; ils<br />

véhiculent une charge émotionnelle intense. Ce que <strong>Bacon</strong> nomme « l’acci<strong>de</strong>nt »,<br />

« le hasard », « <strong>de</strong>s marques involontaires susceptibles <strong>de</strong> suggérer <strong>de</strong>s voies bien<br />

10 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Autoportrait, 1973, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm., coll. particulière.<br />

11 <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong>, Autoportrait à l’œil blessé, 1972, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm., coll.<br />

particulière.


plus profon<strong>de</strong>s par lesquelles vous pourrez saisir le fait qui vous obsè<strong>de</strong> » (ibid., t. 1,<br />

p. 108), intervient fortement dans ses auto<strong>portraits</strong> comme dans tous ses tableaux.<br />

Toutefois :<br />

Le grand art est profondément ordonné. Même si c<strong>et</strong> ordre peut<br />

comporter <strong>de</strong>s choses extrêmement instinctives <strong>et</strong> acci<strong>de</strong>ntelles, je<br />

pense néanmoins qu’elles proviennent d’un désir d’ordonner <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

renvoyer le fait sur le système nerveux selon un mo<strong>de</strong> plus violent<br />

(ibid., t. 1, p. 16).<br />

Il s’agit donc d’éveiller, par la voie <strong>de</strong> l’irrationnel, les sensations <strong>et</strong> les émotions<br />

les plus fortes pour amener le spectateur à saisir d’emblée une réalité, une atmosphère,<br />

une obsession.<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> provoquait fréquemment ce type d’« acci<strong>de</strong>nt » en envoyant à la<br />

main sur sa toile une giclée <strong>de</strong> peinture, qu’il étalait ensuite au chiffon. C’est probablement<br />

le cas <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te traînée <strong>de</strong> peinture bleue sur la joue droite. Est-ce l’équivalent<br />

<strong>de</strong> la symbolique poignée <strong>de</strong> terre j<strong>et</strong>ée sur un cercueil avant qu’on ne le recouvre<br />

entièrement ?<br />

Que faire désormais, sinon peindre encore, ou écrire, pour témoigner <strong>de</strong> l’humanité<br />

avant l’ultime déchéance.<br />

Conclusion<br />

<strong>Portraits</strong> – <strong>Portraits</strong> <strong>de</strong> <strong>soi</strong> <strong>chez</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> / 105<br />

Ainsi, le hurlement d’horreur <strong>et</strong> <strong>de</strong> souffrance, jusque dans le plaisir parfois, le<br />

hurlement à la mort <strong>et</strong> au néant, sont une constante dans un grand nombre <strong>de</strong> <strong>portraits</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> <strong>et</strong> dans La Dispersion <strong>de</strong> <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>.<br />

Mais ces différents <strong>portraits</strong> s’insèrent dans <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s dissemblables, <strong>et</strong> leur<br />

portée n’est pas la même.<br />

La recherche d’i<strong>de</strong>ntité<br />

Chez <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong>, le personnage principal, comme tous les autres, est toujours<br />

en situation, dans son salon, sa salle <strong>de</strong> cours, dans la rue ou dans sa voiture,<br />

en situation dans son Histoire. En eff<strong>et</strong>, si <strong>Serge</strong> <strong>Doubrovsky</strong> convoque lui aussi<br />

l’émotion, très fortement, il s’adresse également à l’intellect ; <strong>et</strong> il use <strong>de</strong> la narration,<br />

même si elle est continuellement fragmentée, interrompue, entrecoupée. Il<br />

s’agit pour lui <strong>de</strong> se raconter <strong>et</strong>, ce faisant, <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver ses traces <strong>et</strong> son i<strong>de</strong>ntité, son<br />

véritable visage en somme. La figure centrale, dans ses difformités <strong>et</strong> ses contradictions,<br />

s’insère dans un tissu narratif personnel <strong>et</strong>, par nécessité, historique.<br />

L’œuvre est donc beaucoup plus égotiste que celle <strong>de</strong> <strong>Bacon</strong>. Elle sert <strong>de</strong> miroir<br />

aux lecteurs touchés par ce récit intime, par une sorte d’eff<strong>et</strong> secondaire,<br />

d’épiphénomène qui se manifeste après la publication. Sa portée s’élargit inévitablement<br />

à tout ce qui, dans l’Histoire <strong>de</strong> ce siècle, influence, <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin, le sort<br />

du personnage.


106 / Anne-Marie Barthas-Corgier<br />

L’appel « aux nerfs »<br />

<strong>Francis</strong> <strong>Bacon</strong> fait naître la sensation, <strong>et</strong> touche la sensibilité directement <strong>et</strong><br />

uniquement par la charge émotionnelle. Il s’adresse « aux nerfs », selon son expression,<br />

non à l’intellect ; aux tripes, pourrait-on dire prosaïquement, avec violence ; <strong>et</strong><br />

c’est pourquoi sa peinture est si poignante : elle manifeste la souffrance, l’horreur <strong>et</strong><br />

la mort à l’œuvre, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout tissu narratif ou <strong>de</strong>scriptif.<br />

L’image est généralement isolée sur un fond très dénudé, très lisse, constitué<br />

d’aplats uniformes, souvent monochromes ; sauf exception, le lieu ne présente pas<br />

d’intérêt, non plus que le moment <strong>et</strong> les circonstances ; les personnages ne sont pas<br />

en situation, ils sont, simplement, enfermés dans leur isolement <strong>et</strong> leur piège.<br />

Ainsi, même lorsqu’il s’attar<strong>de</strong> spécifiquement sur <strong>de</strong>s personnages déterminés,<br />

lui-même ou ses amis, même lorsque les horreurs nazies semblent exacerber jusqu’à<br />

l’extrême toutes les violences <strong>et</strong> les souffrances possibles, la peinture <strong>de</strong> <strong>Bacon</strong><br />

dépasse l’Histoire pour brosser un portrait <strong>de</strong> l’être humain, une image <strong>de</strong> la condition<br />

humaine.

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