No. 4 (format PDF) - Les Lettres et les Arts
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<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
<strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Deuxième année – n° 4 – 1 er trimestre 2010<br />
Revue suisse d’art <strong>et</strong> de littérature – www.<strong>les</strong>-l<strong>et</strong>tres-<strong>et</strong>-<strong>les</strong>-arts.com<br />
Grand entr<strong>et</strong>ien exclusif<br />
avec Frédéric Vitoux<br />
Hommage à Ernst Beyeler<br />
par Christophe Mory<br />
Crime <strong>et</strong> Châtiment<br />
au Musée d’Orsay<br />
Le Städel s’expose<br />
à l’Hermitage<br />
Turner<br />
<strong>et</strong> son temps
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
2<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Sommaire<br />
L’Editorial<br />
BHL, <strong>les</strong> cons vous saluent bien (P. Assouline) 3<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Propos d’auteurs<br />
Frédéric Vitoux, de l’Académie française (L. P<strong>et</strong>ris) 6<br />
Contemporains<br />
Efina enfin ! (N.M. Güdel) 12<br />
Modiano contre l’oubli (P. Assouline) 13<br />
La couleur de la guerre (P. Bugnon) 14<br />
Faut-il partir ou rester ? (D. Schmalz) 16<br />
Dans le Berlin occupé (M. Leoni) 17<br />
L’horreur en poésie (N.M. Güdel) 17<br />
De l’art de s’ennuyer (D. Schmalz) 18<br />
Classiques<br />
Le r<strong>et</strong>our de Poulou (N.M. Güdel) 19<br />
À l’ombre de Shakespeare (N.M. Güdel) 20<br />
Vaugelas <strong>et</strong> la norme du français (Z. Marzys) 22<br />
Essais<br />
Des libel<strong>les</strong> à la Révolution (N.M. Güdel) 24<br />
Actualité d’Albert Thibaud<strong>et</strong> (R. Kopp/N. Güdel) 25<br />
Biographie<br />
La voix des romantiques (B. Vicq) 26<br />
Suisse romande<br />
P<strong>et</strong>it historique de la Fondation de l’Hermitage (P. Bugnon) 28<br />
100 chefs-d’œuvre pour une merveille (N.M. Güdel) 30<br />
Carte blanche<br />
L<strong>et</strong>tre à Zweig, par Stéphane Lambert 34<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Hommage<br />
Ernst Beyeler, le seigneur de Bâle (C. Mory) 36<br />
Expositions<br />
L’autre Turner (D. Antille) 39<br />
La géniale collection d’un mal-aimé (Y. Guignard) 42<br />
<strong>Les</strong> enfants de Caïn (R. Kopp) 46<br />
Henri Rousseau idiot… (Y. Guignard) 49<br />
De Chirico <strong>et</strong> la peinture moderne… (R. Kopp) 53<br />
Beaux-livres<br />
Aux origines des civilisations (L. P<strong>et</strong>ris) 57<br />
La magie de l’art (B. Vicq) 58<br />
Beyeler derechef (B. Vicq) 58<br />
Cinéma<br />
Un filme Home made (Z. Deuel) 59<br />
Derrières <strong>les</strong> scénarii (N. Schaller) 60<br />
Tranches de vies d’une légende (B. Vicq) 61<br />
En couverture<br />
Joseph Mallord William Turner<br />
La Plage de Calais, à marée basse, des poissardes<br />
récoltant des appâts, 1830<br />
Huile sur toi<strong>les</strong>, 73 x 107 cm<br />
Bury Art Gallery and Museum<br />
© Bury Art Gallery, Museum & Archives, Lancashire<br />
© Tate Photography<br />
Pour des raisons de commodité de lecture,<br />
nous avons renoncé à féminiser <strong>les</strong> catégories<br />
<strong>et</strong> titres de personnes dans l’ensemble<br />
de la revue. <strong>No</strong>us sollicitons ici l’indulgence<br />
<strong>et</strong> la compréhension de la gent féminine.<br />
Impressum<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
14b, rue de Rochefort<br />
CH-2824 Vicques<br />
tél. +41 (0)32 435 70 64<br />
<strong>les</strong>l<strong>et</strong>tres<strong>et</strong><strong>les</strong>arts@gmail.com<br />
www.<strong>les</strong>-l<strong>et</strong>tres-<strong>et</strong>-<strong>les</strong>-arts.com<br />
Paraît quatre fois par an, selon un<br />
rythme trimestriel.<br />
Directeur <strong>et</strong> redacteur en chef<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
Rédacteur en chef adjoint<br />
Yves Guignard<br />
Comité de rédaction<br />
Loris P<strong>et</strong>ris<br />
Pascale Bugnon<br />
Yves Guignard<br />
Niklaus M. Güdel<br />
Redacteurs<br />
Diane Antille<br />
Pierre Assouline<br />
Pascale Bugnon<br />
Zoé Deuel<br />
Yves Guignard<br />
Zygmunt Marzys<br />
Christophe Mory<br />
Loris P<strong>et</strong>ris<br />
Robert Kopp<br />
Stéphane Lambert<br />
Michel Leoni<br />
<strong>No</strong>émie Schaller<br />
David Schmalz<br />
Bernard Vicq<br />
Révision<br />
Yves Guignard<br />
Administration<br />
<strong>No</strong>émie Schaller<br />
Responsable de diffusion<br />
Michel Leoni<br />
Conception graphique<br />
Niklaus Güdel<br />
Mentions léga<strong>les</strong><br />
Tous droits de reproduction réservés pour tout pays. Aucun<br />
élément de c<strong>et</strong>te revue ne peut être reproduit ni<br />
transmis d’aucune manière ni par quelque moyen que ce<br />
soit, y compris mécanique <strong>et</strong> électronique, sans autorisation<br />
écrite de la rédaction, sauf pour usage strictement<br />
privé.
L’ Editorial<br />
© Catherine Elie/Gallimard<br />
par Pierre Assouline<br />
Pierre Assouline est journaliste,<br />
biographe <strong>et</strong> écrivain. Il est l’auteurs<br />
d’une vingtaine de livres,<br />
dont <strong>les</strong> biographies de Gaston<br />
Gallimard, Georges Simenon,<br />
Kahnweiler <strong>et</strong> Albert Londres. La<br />
cliente, Lut<strong>et</strong>ia <strong>et</strong> Le Portrait<br />
font partie de ses romans <strong>les</strong> plus<br />
connus. Pierre Assouline tient<br />
un blog, La République des<br />
livres, où il propose quotidiennement<br />
une nouvelle chronique.<br />
Le présent texte est l’une de ses<br />
chroniques que nous reprenons<br />
ici avec son amicale autorisation.<br />
Pour visiter son blog :<br />
passouline.blog.lemonde.fr<br />
BHL <strong>les</strong> cons<br />
vous saluent bien<br />
Attendez-vous dans <strong>les</strong> jours <strong>et</strong> <strong>les</strong> semaines à venir à un razde-marée<br />
d’images, de pensées, d’artic<strong>les</strong>, d’interviews made<br />
in Bernard-Henri Lévy. Son réseau étant sa plus belle réussite,<br />
c’est le cas chaque fois qu’il publie un livre. Un bonheur ne venant<br />
jamais seul, c<strong>et</strong>te fois-ci, il en publie deux d’un coup. Ce qui nous<br />
devrait valoir double ration d’hagiographie dans la grande <strong>et</strong> la p<strong>et</strong>ite<br />
presse. Pour <strong>les</strong> « critiques » de De la guerre en philosophie (Grass<strong>et</strong>,<br />
140 pages, 12,50 €) <strong>et</strong> de Pièces d’identité (Grass<strong>et</strong>, 1344 pages, 29 €),<br />
reportez-vous à vos gaz<strong>et</strong>tes favorites. Je n’ai pas le goût d’ach<strong>et</strong>er ces<br />
œuvres <strong>et</strong> encore moins celui de <strong>les</strong> lire. Le numéro de janvier du<br />
mensuel Transfuge nous a donc dissuadé de céder à l’entreprise de<br />
béhachéilisation des esprits, à supposer que l’intention nous en vînt.<br />
Pourtant, tout y était en place pour en faire la réclame. Mais il est des<br />
eff<strong>et</strong>s pervers qui échappent aux esprits <strong>les</strong> mieux intentionnés. Il faut<br />
déjà passer l’épreuve de la couverture du magazine, certainement visée<br />
par l’intéressé, tant elle exprime le contentement d’être au monde,<br />
front métaphysique sur mine marrackchie. Une fois digérée la photo<br />
à l’éclat nord-coréen, il faut avaler le titre : « Bernard-Henri Lévy, le<br />
dernier engagé ». C’est mauvais signe pour la suite. 8 pages d’anthologie<br />
à la rencontre d’un personnage si exceptionnel que la présentation<br />
en fait sans rire un « extraterrestre ». Il faut le lire pour le croire. Alors,<br />
c<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ien ? Le philosophe-sic n’a pas bien connu Eric Rohmer mais<br />
commence par consacrer quinze lignes à nous l’expliquer ; puis il embraye<br />
sur Moravia méconnu parce que pas assez mort y compris de son<br />
vivant car le clergé littéraire ne pardonnerait pas aux vivants d’être vivants<br />
<strong>et</strong> Moravia n’a pas assez fait semblant de mourir de sa belle mort<br />
mais de son vivant (vous êtes toujours là ?) ; après quoi il prévient que<br />
si la littérature devait tourner le dos au « roman à idées » elle entrerait<br />
dans un âge sombre ; il refuse le lamento sur la disparition des grands<br />
écrivains au motif qu’il en connaît personnellement au moins trois<br />
(Sollers, Kundera, Houellebecq) ; puis l’ancien combattant rappelle<br />
que lorsqu’il accompagnait une unité combattante au front pendant<br />
la guerre de Bosnie (!), il voyageait léger mais sans jamais oublier un<br />
exemplaire du Kaputt de Malaparte dans son paqu<strong>et</strong>age ; après quoi<br />
le grand lecteur avoue son indifférence pour Kafka, Pessoa, Robbe-<br />
Grill<strong>et</strong> au motif qu’ils ne seraient pas assez physiques ni incarnés ;<br />
<strong>et</strong> que parmi <strong>les</strong> jeunes écrivains d’avenir, il tient à distinguer Yann<br />
Moix, Christine Angot <strong>et</strong> Justine Lévy ; <strong>et</strong> il avoue chercher des traces<br />
de Proust dans le Talmud (?) ou encore, ce qui n’est pas moins excitant,<br />
en quoi Céline rivalise avec le Talmud ; il révèle s’appeler Bernard<br />
à cause du Bernard Profitendieu des Faux-monnayeurs de Gide (<strong>et</strong><br />
3<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
4<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Editorial<br />
Henri, à cause d’Henri IV ?) ;<br />
il assure savoir de quoi il parle<br />
lorsqu’il s’exprime sur le Aurélien<br />
d’Aragon puisqu’il l’a<br />
jadis interprété à la télévision<br />
; il reprend à son compte <strong>les</strong><br />
vieil<strong>les</strong> lunes sollersiennes sur<br />
la nécessité pour l’écrivain<br />
d’avancer masqué <strong>et</strong> de ruser<br />
en société afin de mieux<br />
y conduire sa guerre ; enfin,<br />
car il faut savoir finir une interview<br />
malgré <strong>les</strong> bonheurs<br />
qu’elle procure à l’individu<br />
l<strong>et</strong>tré, BHL confesse ne pas<br />
comprendre qu’il y en ait sur<br />
c<strong>et</strong>te terre qui ne lisent pas,<br />
ce qui le pousse à croire que<br />
seu<strong>les</strong> la misère absolue <strong>et</strong><br />
l’insensibilité à la littérature<br />
séparent <strong>les</strong> humains. Voilà.<br />
Si après cela vous ne vous précipitez<br />
pas sur ses deux nouveaux<br />
livres, dont l’un n’est<br />
que le recueil de ses « interventions<br />
» (entendez : artic<strong>les</strong><br />
<strong>et</strong> conférences), c’est que vous<br />
êtes bouchés à l’émeri.<br />
On allait oublier le meilleur.<br />
Un détail mais qui résume<br />
bien l’esprit de notre intellectuel<br />
: Sartre. Passe encore l’apologie, la thèse de la renaissance<br />
du vieux philosophe au contact de Benny Lévy, sa supériorité<br />
sur Camus <strong>et</strong> Dos Passos (!), sa fausse réputation de protestant<br />
coincé. Mais ça… :<br />
« <strong>Les</strong> cons parlent tout le temps des Mots, qui est son plus<br />
mauvais livre <strong>et</strong> qui est, surtout, une exécution en règle de la<br />
littérature, un adieu sonore aux l<strong>et</strong>tres, un texte terroriste qui<br />
dit : on ferme, on éteint la lumière, on éteint tout – tout c<strong>et</strong><br />
imaginaire de la postmodernité, toute c<strong>et</strong>te façon de dire le<br />
dernier livre, le dernier tableau, <strong>et</strong>c. je n’aime pas ça. Mais La<br />
Nausée, par exemple… C’est tellement bien, La Nausée… Ça<br />
vaut le Voyage au bout de la nuit ! (…) L’Etranger, c’est très<br />
beau, mais ça n’a pas la puissance de La Nausée »<br />
<strong>Les</strong> cons apprécieront. Quant à ceux qui prétendent vivre en<br />
dehors de toute littérature, ils sont déjà morts de leur vivant<br />
mais ils l’ignorent. Au fond, le magazine a raison : c’est un<br />
extraterrestre. <strong>Les</strong> autres planètes doivent nous l’envier.<br />
Et deux jours plus tard…<br />
Désolé mais Botul-Henri<br />
BHL au festival de Brighton. © M. Andrews<br />
Lévy a encore frappé. Je n’y<br />
suis pour rien. En fait je me<br />
suis tellement fait engueuler<br />
par ceux qui me reprochaient<br />
de l’avoir critiqué sans avoir<br />
lu ses deux nouveaux opus (ils<br />
ne voulaient pas voir que je<br />
me contentais de critiquer son<br />
interview à Transfuge) que,<br />
dans un accès de conscience<br />
professionnelle, j’ai décidé de<br />
m’y m<strong>et</strong>tre. <strong>No</strong>n pas au gros<br />
d’un millier de pages, qui<br />
n’est qu’un recueil de textes,<br />
artic<strong>les</strong>, entr<strong>et</strong>iens <strong>et</strong> autres<br />
explosions de pensées béhaéliennes<br />
(Le Dit du Lévy l’eussent<br />
intitulé <strong>les</strong> anciens Japonais),<br />
du déjà vu déjà lu déjà<br />
connu par définition, mais au<br />
maigre de 128 pages, De la<br />
guerre en philosophie. Son manuel<br />
tactique <strong>et</strong> stratégique<br />
d’intellectuel déployé en milieu<br />
urbain hostile. Pourquoi<br />
pas, bien que là encore, ce ne<br />
soit pas du tout neuf puisqu’il<br />
s’agit d’une conférence prononcée<br />
à <strong>No</strong>rmale sup’ <strong>et</strong> étirée pour <strong>les</strong> besoins de la cause.<br />
A l’origine, « Comment je philosophe » était son titre mais<br />
l’auteur craignait qu’on ne le soupçonnât de mégalomanie<br />
(loin de nous une telle idée !). Cétait donc ça, <strong>les</strong> « deux livres<br />
importants » annoncés par ses admirateurs pour marquer son<br />
grand r<strong>et</strong>our sur la scène des idées ?<br />
Bref, j’ai entrepris de le lire. Barbant au possible. Aussi<br />
suffisant qu’insuffisant. A moins que je ne sois pas au niveau.<br />
Heureusement c’est court. On sait que Bernard-Henri Lévy<br />
est dépourvu du moindre humour. Il ignore le troisième degré,<br />
le jeu de mots <strong>et</strong> tutti quantique. Mais finalement, en<br />
reprenant la chose, le sourire, le rire <strong>et</strong> même l’éclat de rire<br />
me sont venus. Grâce à la sagacité d’Aude Lancelin <strong>et</strong> de son<br />
bill<strong>et</strong> sur Bibliobs. Elle suggérait de se rendre page 122, ce<br />
que j’ai fait aussitôt. Comme l’auteur entreprend d’y étudier<br />
« deux philosophes modernes qui sont parmi <strong>les</strong> plus<br />
acharnés à nier, ou à feindre de nier, leur part de subjectivité<br />
»,<strong>et</strong> qu’il commence avec son ancien maître Althusser,<br />
j’avoue que j’avais commencé à bailler dès lors qu’il évoquait
l’étranglement de sa femme, <strong>et</strong> à passer rapidement. Honte<br />
sur moi ! Car au bas de la page, on trouve ce passage grandiose,<br />
à propos de son deuxième exemple :<br />
« Ou bien encore Kant, le prétendu sage de Königsberg, le<br />
philosophe sans vie <strong>et</strong> sans corps par excellence, dont Jean-<br />
Baptiste Botul a montré au lendemain la Seconde guerre<br />
mondiale, dans sa série de conférences aux néo-kantiens du<br />
Paraguay que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit<br />
de pure apparence – <strong>et</strong> cela à deux titres au moins : le concept<br />
de monde nouménal où s’entend l’écho d’une jeunesse spirite,<br />
vécue parmi <strong>les</strong> ombres <strong>et</strong> <strong>les</strong> limbes dans un royaume<br />
d’êtres énigmatiques <strong>et</strong> accessib<strong>les</strong> par la seule télépathie… »<br />
Suivent une dizaine de lignes sur Kant en « fou furieux de<br />
la pensée, enragé du concept ». Le plus drôle, c’est que le philosophe<br />
Jean-Baptiste Botul (1896-1947) n’a jamais existé.<br />
C’était un canular monté par Frédéric Pagès, philosophe au<br />
Canard enchaîné, dans l’inénarrable La vie sexuelle d’Emma-<br />
Avis au lecteur<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> fêtera bientôt son premier<br />
anniversaire. C’est encore jeune pour faire peau<br />
neuve, mais l’étape est indispensable, croyonsnous,<br />
au développement réservé à la revue. Ainsi<br />
la structure du désormais trimestriel est en train de<br />
s’établir. Le présent numéro arbore déjà quelques<br />
aspects d’une ligne éditoriale en cours de révision<br />
par le tout nouveau comité de rédaction. Il est for-<br />
mé de : Mlle Pascale Bugnon, étudiante en <strong>et</strong>hnologie aux<br />
Universités de Genève <strong>et</strong> Neuchâtel, qui sera en charge d’une<br />
nouvelle rubrique de littérature étrangère ; M. Loris P<strong>et</strong>ris,<br />
professeur à l’Université de Neuchâtel (Institut de langue <strong>et</strong><br />
civilisation françaises) <strong>et</strong> spécialiste de la Renaissance ; M.<br />
Yves Guignard, récemment licencié de l’Université de Bâle<br />
en <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> modernes, qui assure aussi la fonction de rédacteur<br />
en chef adjoint ; M. Niklaus M. Güdel, également directeur<br />
<strong>et</strong> rédacteur en chef.<br />
Le prochain numéro, prévu donc pour mi-juin 2010, verra<br />
le jour sous une forme remaniée <strong>et</strong> avec une ligne éditoriale<br />
revisitée. Le site qui sert de plateforme de téléchargement<br />
sera entièrement refondu (il comportera un agenda des manifestations<br />
culturel<strong>les</strong> romandes <strong>et</strong> des coups de cœur de<br />
l’étranger remis à jour plusieurs fois par semaine) <strong>et</strong> un logo<br />
recréé. C<strong>et</strong>te lourde charge revient à Julie Schneider – que<br />
nous remercions au passage – de Genève, fraîchement diplômée<br />
en communication visuelle <strong>et</strong> graphisme.<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Editorial<br />
nuel Kant (Mille <strong>et</strong> nuits, 1999 puis 2004) <strong>et</strong> son complice<br />
l’oulipien Hervé Le Tellier. Quelques temps après la publication<br />
de leur coup fumant, l’affaire fut éventée. Le Botul se<br />
dévoila. Mais manifestement, la nouvelle n’est pas parvenue<br />
jusqu’à Marrakech.<br />
A l’heure où nous m<strong>et</strong>tons sous presse, nos services ignorent<br />
encore comment le philosophe se sortira de ce nouveau<br />
complot contre son manifeste-programme gonflé au botox.<br />
Soit il m<strong>et</strong> sa bévue sur le compte de la ruse de comédien<br />
à double masque immergé dans la société du spectacle qui<br />
n’y a rien compris. Soit il caviarde le passage. Dans <strong>les</strong> deux<br />
cas, il se ridiculise. Mais y a-t-il une troisième voie ? On attend<br />
désormais la liste des grands esprits qui se sont laissés<br />
prendre au canular au point de lui accorder crédit encore dix<br />
ans après, ce qui en dit long sur sa fabrique à concepts. Prochaine<br />
étape : BHL à « La Ferme célébrités ».<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Première année | n° 1 | mai-juin 2009<br />
Revue d’in<strong>format</strong>ion culturelle francophone de Bâle <strong>et</strong> <strong>No</strong>rd-Romandie | www.<strong>les</strong>-l<strong>et</strong>tres-<strong>et</strong>-<strong>les</strong>-arts.com<br />
<strong>Les</strong> paysages de<br />
Van<br />
Vincent<br />
Gogh<br />
Exposition<br />
<strong>Les</strong> Lippi au<br />
Luxembourg<br />
Jean Calvin<br />
Une édition de référence<br />
pour son 500 e anniversaire<br />
Grand entr<strong>et</strong>ien<br />
Jean-<strong>No</strong>ël Pancrazi<br />
un écrivain de l’exil<br />
Pierre Assouline<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Première année – n° 3 – octobre-décembre 2009<br />
Revue suisse d’art <strong>et</strong> de littérature – www.<strong>les</strong>-l<strong>et</strong>tres-<strong>et</strong>-<strong>les</strong>-arts.com<br />
Titien,<br />
Tintor<strong>et</strong>,<br />
Véronèse…<br />
Dossier Montaigne<br />
par Loris P<strong>et</strong>ris<br />
Hommage à<br />
Jacques Chessex<br />
Louis-Comfort Tiffany<br />
au Luxembourg<br />
C’est une forme de tabula rasa au travers de laquelle nous<br />
espérons, à court terme densifier le trafic sur notre site <strong>et</strong> fidéliser<br />
un lectorat plus vaste, à moyen terme nous donner <strong>les</strong><br />
moyens de passer à la version papier. Afin d’atteindre ces objectif,<br />
nous ferons – en plus des partenariats <strong>et</strong> de la publicité<br />
– appel à nos lecteurs pour solliciter leur soutien. Un moyen<br />
de souscription sera mis en place au prochain numéro, mais<br />
la revue restera, dans l’ensemble, accessible gratuitement sur<br />
la plateforme du site.<br />
En attendant ces bouleversements que nous savons pleins de<br />
promesses, le comité de rédaction vous souhaite une bonne<br />
lecture.<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
P.S. : <strong>Les</strong> nouvel<strong>les</strong> plumes sont toujours <strong>les</strong> bienvenues,<br />
nous contacter par courriel (<strong>les</strong>l<strong>et</strong>tres<strong>et</strong><strong>les</strong>arts@gmail.com).<br />
5<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
6<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
P<strong>et</strong>ite notice biographique<br />
Frédéric Vitoux est né en 1944 à Vitry-aux-Loges<br />
(Loir<strong>et</strong>). Après une thèse sur Céline, parue dans<br />
une forme remaniée chez Gallimard, sous le titre<br />
Louis-Ferdinand Céline. Misère <strong>et</strong> parole, paraît en<br />
septembre 1973 son premier roman Cartes posta<strong>les</strong><br />
qui lui vaut la voix de Raymond Queneau au<br />
prix Goncourt <strong>et</strong>, quelques mois plus tard, le prix<br />
des Quatre Jurys.<br />
En 1974, il collabore au tout nouveau Quotidien<br />
de Paris comme critique littéraire, puis, quatre<br />
ans plus tard, rejoint l’équipe rédactionnelle du<br />
<strong>No</strong>uvel Observateur comme critique littéraire <strong>et</strong><br />
critique cinématographique.<br />
Depuis 1973, Frédéric Vitoux a publié régulièrement<br />
des romans, en particulier Sérénissime<br />
(1990), prix Valery-Larbaud, Char<strong>les</strong> <strong>et</strong> Camille<br />
(1992), Grand prix du roman de la Ville de Paris,<br />
ou La Comédie de Terracina (1994), Grand prix<br />
du roman de l’Académie française. Mais aussi des<br />
essais : une étude biographique sur Rossini, un<br />
ouvrage sur Venise <strong>et</strong> plusieurs livres consacrés à<br />
Céline, notamment Bébert, le Chat de Louis-Ferdinand<br />
Céline (1976) <strong>et</strong> La Vie de Céline (1988),<br />
bourse Goncourt de la biographie, prix Femina-<br />
Vacaresco <strong>et</strong> prix de la critique de l’Académie<br />
française.<br />
Frédéric Vitoux a également écrit le scénario <strong>et</strong><br />
<strong>les</strong> dialogues d’une très libre adaptation de Sans<br />
Famille d’Hector Malot, diffusée sur la chaîne<br />
de télévision France 2 en décembre 2000, <strong>et</strong> le<br />
scénario d’une non moins libre adaptation de Robinson<br />
Crusoé, toujours pour France 2, deux ans<br />
plus tard.<br />
Il a été élu à l’Académie frannçaise, au fauteil de<br />
Jacques Laurent (n° 15), le 13 décembre 2001.<br />
L’écriture, vers l’image <strong>et</strong> vers soi :<br />
entr<strong>et</strong>ien avec Frédéric Vitoux,<br />
de l’Académie française<br />
Au sortir d’une conférence sur Littérature <strong>et</strong> cinéma donnée<br />
à l’Université de Neuchâtel le 23 mars 2010 devant près de<br />
500 personnes, Frédéric Vitoux évoque son expérience de<br />
scénariste ainsi que son dernier roman, Grand Hôtel Nelson<br />
(Fayard, 2010), ultime vol<strong>et</strong> d’une trilogie familiale. Essayiste<br />
<strong>et</strong> romancier, l’Académicien, spécialiste de Céline <strong>et</strong><br />
amoureux des chats, montre comment la liberté de la fiction<br />
sert autant l’adaptation cinématographique que l’écriture<br />
autobiographique. Comment le détour du mensonge mène<br />
parfois à une vérité plus intense.<br />
Loris P<strong>et</strong>ris : Du texte littéraire au scénario cinématographique,<br />
quel<strong>les</strong> sont <strong>les</strong> difficultés pratiques que vous avez<br />
rencontrées, que ce soit dans votre scénario de Robinson Crusoé<br />
(F2, 2002) ou dans celui de Sans famille (F2, 2000) ?<br />
Frédéric Vitoux : Quand j’ai voulu adapter aussi bien l’un des<br />
plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de la littérature comme<br />
Robinson Crusoé ou un livre plus populaire comme Sans Famille<br />
d’Hector Malot, j’ai toujours senti que j’avais besoin de lire attentivement<br />
ces livres, de m’en inspirer, de saisir leur force, de<br />
comprendre ce qui pouvait être transposé à l’écran. Mais, dans<br />
un deuxième temps, il me fallait refermer ces livres <strong>et</strong> essayer<br />
de <strong>les</strong> oublier puisqu’il est impossible d’adapter page à page un<br />
roman, l’écriture cinématographique répondant à d’autres exigences.<br />
J’ai toujours essayé en bref de me demander ce qui était<br />
important dans le livre <strong>et</strong> ce qui pouvait passer dans le film. Et<br />
puis de m’atteler seul, sans le contrôle ou la censure de l’auteur<br />
de l’œuvre initiale, si je puis dire, à ce travail d’écriture d’un<br />
scénario.<br />
L’adaptation de Robinson Crusoé a-t-elle exigé des choix diffici<strong>les</strong><br />
?<br />
Robinson Crusoé pose des problèmes cruciaux. De quoi se souvient-on<br />
essentiellement ? D’un homme seul dans l’île, ensuite<br />
flanqué de Vendredi le « sauvage », alors que le roman, dans<br />
une longue première partie, nous parlait de sa jeunesse en Angl<strong>et</strong>erre,<br />
de ses aventures, de sa vie dans <strong>les</strong> Amériques <strong>et</strong>c. J’ai
préféré oublier pour l’essentiel tout cela, l’avant <strong>et</strong> l’après,<br />
sinon pour souligner d’où venait intellectuellement Robinson,<br />
nourri des préjugés de son temps, son côté esclavagiste,<br />
<strong>et</strong>c. Que voulait nous dire Daniel Defoë ? Le roman est très<br />
pieux (Robinson est imprégné d’une profonde spiritualité),<br />
mais en même temps, à l’aube des Lumières, il souffle à travers<br />
c<strong>et</strong> homme capable de recréer seul la civilisation un vent<br />
d’optimisme <strong>et</strong> de progrès. A travers <strong>les</strong> sièc<strong>les</strong>, ce personnage<br />
ou plutôt le mythe qu’il a engendré a été perçu <strong>et</strong> relu de<br />
multip<strong>les</strong> manières : <strong>les</strong> Romantiques voient Robinson ou<br />
ses ému<strong>les</strong> comme des individus qui fuient la civilisation, où<br />
règne toujours la violence <strong>et</strong> la perversion. On pense un peu,<br />
après Rousseau <strong>et</strong> le mythe du bon sauvage, au Paul <strong>et</strong> Virginie<br />
de Bernardin de Saint-Pierre. Dans <strong>Les</strong> Robinsons suisses,<br />
c’est une famille entière qui réinvente une société plus naturelle<br />
<strong>et</strong> plus juste que celle que, par force, ils ont abandonnée.<br />
Dans L’île mystérieuse, à la fin du XIX e siècle, en pleine<br />
ère industrielle, Ju<strong>les</strong> Verne glorifie l’ingéniosité collective<br />
de l’homme, sa manière de recréer la science, le progrès,<br />
la technique… Quel message voulais-je pour ma part faire<br />
passer au début du XXI e siècle ? Le primitivisme idyllique de<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Propos d’auteur<br />
L’« immortel » Frédéric Vitoux à Neuchâtel, le 23 mars 2010. Photo : © Loris P<strong>et</strong>ris<br />
Bernardin de Saint-Pierre ou l’optimisme de Ju<strong>les</strong> Verne ?<br />
Quel sens devait être véhiculé par une nouvelle adaptation<br />
cinématographique ? Une réponse s’est imposée à moi, qui<br />
justifiait l’actualité du livre : Vendredi qui, chez Defoë, n’est<br />
là que pour être civilisé par Robinson, que pour donner un<br />
sens pédagogique au roman, va me perm<strong>et</strong>tre de montrer au<br />
contraire le choc entre deux cultures, la sienne <strong>et</strong> la nôtre,<br />
celle de Robinson. La présence de ce personnage m’aide à<br />
illustrer comment chacun peut s’enrichir de la culture de<br />
l’autre, idée moderne du métissage culturel, m<strong>et</strong>tons, pour<br />
reprendre une formule qui, par ailleurs, ne m’enchante guère,<br />
<strong>et</strong> qui était évidemment totalement étrangère à la mentalité<br />
de Defoë <strong>et</strong> de son temps. Mais c’est précisément ce nouveau<br />
regard, il me semble, qui peut enrichir une œuvre classique<br />
par une approche contemporaine qui la réactualise.<br />
Par ailleurs, plus prosaïquement, plus dramatiquement, des<br />
problèmes narratifs se sont posés. Dans une grande partie du<br />
roman de Defoë, le personnage est seul. Que raconter, que<br />
montrer concrètement sur un écran, quelle tension créer ? Il<br />
me fallait, par souci de dramatisation, inventer d’autres personnages<br />
ou d’autres « illusions » de personnages, quelqu’un<br />
7<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
8<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Propos d’auteur<br />
à qui Robinson puisse parler. J’avais lu de vieux récits de<br />
naufragés <strong>et</strong> compulsé <strong>les</strong> archives de la marine. Mais c’est<br />
en voyant une figure de proue que l’idée de faire apparaître<br />
une figure féminine m’est venue : seul, sur une plage, Robinson<br />
croit apercevoir de loin une femme inanimée, qui se<br />
révèle être, hélas, c<strong>et</strong>te figure de proue du navire. Il va la tirer<br />
vers lui, lui parler, comme à une sorte de partenaire dérisoire<br />
pour tromper sa solitude. Ailleurs, je me suis inspiré de Ju<strong>les</strong><br />
Verne, pour donner une réponse à l’interrogation de Robin-<br />
son : suis-je seul sur l’île ? Robinson tue une<br />
chèvre sauvage qu’il capture de force, par le<br />
cou. Il la mange <strong>et</strong> tombe sur un plomb fiché<br />
dans la chair de l’animal : il comprend<br />
ainsi qu’il n’est pas seul dans l’île. Ces procédés<br />
relancent l’action, la dynamique de l’histoire,<br />
en faisant passer soudain Robinson de<br />
l’abattement à l’espoir ou de l’espoir à l’abattement quand il<br />
découvre plus tard le cadavre d’un naufragé qui avait dû se<br />
suicider de désespoir <strong>et</strong> de solitude, son fusil à côté de lui, le<br />
même homme, sans aucun doute, qui n’avait fait autrefois<br />
que b<strong>les</strong>ser l’animal.<br />
Avec Sans Famille, <strong>les</strong> problèmes étaient-ils sensiblement<br />
différents ?<br />
Avec Sans Famille d’Hector Malot, l’enjeu était moins intimidant<br />
que pour Robinson Crusoé, dont le protagoniste est<br />
devenu un mythe, c’est-à-dire une figure à la fois plus impor-<br />
tante que l’auteur qui l’a créé <strong>et</strong> un être qui<br />
incarne une attitude devant le monde. Oui,<br />
c’est cela un mythe littéraire ! Si on connaît<br />
Robinson, Don Quichotte, Dom Juan <strong>et</strong><br />
Faust, on n’a pas forcément r<strong>et</strong>enu <strong>les</strong> noms de Defoë, Cervantès,<br />
Tirso de Molina ou Go<strong>et</strong>he. Hector Malot ne créant<br />
pas de personnage mythique, j’ai eu moins de scrupu<strong>les</strong> à<br />
modifier le texte originel. J’ai renforcé la tension dramatique<br />
en donnant vie à des personnages dangereux qui recherchent<br />
le p<strong>et</strong>it enfant perdu, « sans famille ». Des impératifs<br />
cinématographiques ont également dicté <strong>et</strong> conditionné mes<br />
choix : il me fallait maintenir plus longtemps Pierre Richard<br />
à l’écran, lui qui interprétait le rôle d’un vieux bateleur itinérant<br />
qui a pris l’enfant en affection <strong>et</strong> le promène à travers la<br />
France, avec son chien <strong>et</strong> son singe savant. De plus, comme<br />
il s’agissait d’une co-production franco-allemande, je devais<br />
situer des scènes en Allemagne <strong>et</strong> non en Angl<strong>et</strong>erre comme<br />
dans le roman original. J’ai donc imaginé que l’enfant <strong>et</strong><br />
sa mère allemande se sont trouvés séparés durant le conflit<br />
de 1870. Que de nouveautés ! J’ai pourtant reçu une l<strong>et</strong>tre<br />
d’une arrière-p<strong>et</strong>ite-fille d’Hector Malot, qui m’a remercié<br />
chaleureusement d’avoir si bien respecté, fidèlement, l’esprit<br />
« L’écriture est un bonheur,<br />
soumis aux seu<strong>les</strong><br />
contraintes que l’on se<br />
donne à soi-même. »<br />
« L’imagination repousse<br />
<strong>les</strong> bornes du réel. »<br />
de son ancêtre. Il est amusant de voir que des écarts au texte<br />
peuvent tout de même être fidè<strong>les</strong> à son esprit.<br />
Dans l’autre sens, avez-vous éprouvé des réticences à voir<br />
vos propres romans adaptés au cinéma ?<br />
<strong>No</strong>n, pas du tout. La liberté que j’ai prise en adaptant un<br />
texte populaire comme Sans Famille, je l’ai évidemment<br />
concédée à ceux qui ont voulu adapter La Comédie de Terra-<br />
cina (ce texte évoque pour l’essentiel la rencontre<br />
entre Rossini <strong>et</strong> Stendhal aux confins<br />
du royaume de Nap<strong>les</strong> en décembre 1816),<br />
qui ont voulu se l’approprier pour en faire<br />
à l’écran une œuvre singulière. Encore une<br />
fois, j’ai trop de respect pour le travail du<br />
scénariste-réalisateur pour lui imposer une<br />
fidélité littérale au livre. Mes craintes ont tout de même été<br />
vives lorsque, trois semaines avant le début du tournage, le<br />
m<strong>et</strong>teur en scène m’a demandé qui était au juste Stendhal,<br />
qu’il n’avait jamais lu !…<br />
Du scénariste <strong>et</strong> de l’écrivain, lequel se sent le plus libre ?<br />
Il va de soi que l’absolue liberté est celle de l’écrivain, qui<br />
est un créateur solitaire <strong>et</strong> singulier, alors que le film est une<br />
œuvre composite <strong>et</strong> collective, où se rencontrent <strong>et</strong> s’affrontent<br />
parfois différents talents, <strong>et</strong> qui reste soumise à de nombreuses<br />
contraintes extérieures. L’auteur est plus libre, mais<br />
il se doit de s’infliger ses propres exigences,<br />
qui sont plus intérieures : l’écriture est un<br />
bonheur, soumis aux seu<strong>les</strong> contraintes que<br />
l’on se donne à soi-même. Mais il est tout de<br />
même très exaltant de travailler avec autrui, au cinéma, car<br />
même <strong>les</strong> impératifs, <strong>les</strong> exigences anecdotiques, <strong>les</strong> limites<br />
de la production, que sais-je, peuvent se révéler parfois enrichissantes,<br />
voire libératrices. Songez par exemple au code de<br />
censure Hays, qui a si longtemps pesé sur le cinéma américain,<br />
qui forçait <strong>les</strong> grands studios <strong>et</strong> d’abord <strong>les</strong> scénaristes<br />
à l’inventivité. C<strong>et</strong>te pression qu’il a fait peser sur le cinéma,<br />
paradoxalement, a été extraordinairement féconde. Il peut<br />
en être de même aujourd’hui des limites budgétaires, par<br />
exemple, l’impossibilité de s’offrir, si je puis dire, tel scène<br />
de foule ou tel décor. « L’art vit de contrainte <strong>et</strong> meurt de<br />
liberté », j’adhère à c<strong>et</strong>te formule célèbre. <strong>Les</strong> exigences matériel<strong>les</strong><br />
qui pèsent sur le cinéma forcent à l’inventivité narrative.<br />
L’imagination repousse <strong>les</strong> bornes du réel.<br />
En va-t-il de même de l’écriture autobiographique ? Vous<br />
bouclez avec Grand Hôtel Nelson (Fayard, 2010) votre<br />
trilogie familiale initiée avec L’Ami de mon père (Seuil,
Frédéric Vitoux sur « son » Île Saint-Louis. Photo : © DR, éditions Fayard.<br />
2000) <strong>et</strong> poursuivie avec Clarisse (Fayard, 2008). Evoquant<br />
des figures proches, l’auteur se sent-il plus limité<br />
par la réalité ?<br />
Cela dépend des cas. Dans mes livres d’inspiration autobiographique,<br />
où je me suis penché tour à tour sur mon père, une<br />
amie de ma grand-mère <strong>et</strong> enfin mon grand-père, l’essentiel<br />
a été tantôt de trouver le ton juste, tantôt de m’appuyer sur<br />
la fiction pour m’ouvrir le chemin des confidences <strong>les</strong> plus<br />
intimes. Ainsi, lorsque j’ai tenté de parler de Clarisse, c<strong>et</strong>te<br />
femme extraordinaire, confidente de ma grand-mère <strong>et</strong> qui<br />
a joué un rôle considérable dans ma vie, j’ai renoncé à deux<br />
reprises, à dix ans de distance, à des premières versions parce<br />
que je ne le trouvais pas, ce ton juste. Tout était trop anecdotique<br />
ou trop mélodramatique. C<strong>et</strong>te femme était morte en<br />
1984 <strong>et</strong> ce n’est que vingt ans plus tard que j’ai trouvé enfin<br />
la bonne distance, si je puis dire, l’éloignement nécessaire<br />
avec l’instant de sa mort <strong>et</strong> la proximité maintenue tout de<br />
même avec la mémoire de c<strong>et</strong>te femme extraordinaire.<br />
L’imaginaire joue-t-il le même rôle ?<br />
Pour trouver le ton juste, il faut parfois passer par l’imaginaire.<br />
Et parfois pas. Pour Clarisse, le personnage était si fort,<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Propos d’auteur<br />
si excessif, si romanesque en lui-même que la contrainte était<br />
précisément le ton juste, pas autre chose. Je n’avais aucun<br />
besoin d’emprunter le détour de la fiction pour faire vivre ce<br />
personnage. Il suffisait de parler au plus près de la mémoire<br />
<strong>et</strong> de la brûlure du souvenir. Avec L’Ami de mon père, cela a<br />
été très différent. J’y évoque la vie de mon père, journaliste<br />
au P<strong>et</strong>it Parisien, avant la guerre, pendant la guerre, mon père<br />
qui a été arrêté à la Libération, quelques mois après ma naissance<br />
en 1944, <strong>et</strong> n’a été libéré que trois ans <strong>et</strong> demi plus<br />
tard. Il ne parlait jamais de sa captivité <strong>et</strong> se murait dans un<br />
silence non pas de honte ou de culpabilité, mais de pudeur.<br />
Je respectais ce silence <strong>et</strong> ne lui ai jamais posé de question.<br />
Je le regr<strong>et</strong>te aujourd’hui. A sa mort, j’ai repensé à ce silence<br />
entre le fils <strong>et</strong> le père. Pour pouvoir en parler, j’ai dû passer<br />
par la fiction <strong>et</strong> inventer un personnage, « l’ami de mon<br />
père » précisément, en m’inspirant d’un individu réel. Et j’ai<br />
imaginé l’enfant que j’étais, à 16 ans, un été de vacances au<br />
bord de la Méditerranée, voyant arriver ce personnage qui va<br />
lui parler de son père <strong>et</strong> répondre aux questions que j’osais à<br />
lui seul poser. La fiction assume dès lors une espèce de fonction<br />
cathartique : quelqu’un va enfin évoquer pour moi mon<br />
père en ses années de prison <strong>et</strong> briser ce silence. Le livre s’est<br />
construit autour de c<strong>et</strong>te fiction <strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te libération de la<br />
parole.<br />
9<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
10<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Propos d’auteur<br />
Qu’en est-il de votre dernier roman ?<br />
Pour mon dernier roman familial, Grand Hôtel Nelson, c’est<br />
encore différent. Mon père avait été relativement mis à l’écart<br />
de l’intimité de mon grand-père, personnage hors du commun,<br />
scientifique, progressiste, athée <strong>et</strong> franc-maçon, alors<br />
que mon père deviendra catholique <strong>et</strong> conservateur. Et mon<br />
père me disait toujours : « toi, tu te serais bien entendu avec<br />
ton grand-père », comme s’il proj<strong>et</strong>ait sur moi le regr<strong>et</strong> de<br />
c<strong>et</strong>te entente qu’il n’avait pas pu nouer avec lui. Au fond, tout<br />
l’ouvrage est une recherche de ce grand-père, décédé onze<br />
ans avant ma naissance ; il naît de c<strong>et</strong>te interrogation : est-ce<br />
que je me serais bien entendu avec lui ? J’ai donc mené mon<br />
enquête, nourri ma documentation <strong>et</strong> mes connaissances sur<br />
<strong>les</strong> livres qu’il avait publiés, sur ses relations socia<strong>les</strong>, <strong>et</strong>c. Et à<br />
un moment donné du livre, après l’enquête, j’ai voulu le faire<br />
vivre. J’avais éparpillé en quelque sorte <strong>les</strong> pièces, j’ai ensuite<br />
ajusté le puzzle ou, si vous le préférez, j’ai remonté la mécanique<br />
<strong>et</strong> lancé la fiction, comme on remonte un automate,<br />
à l’image des trois automates Jacqu<strong>et</strong>-Droz<br />
de Neuchâtel que je viens d’admirer. Et c’est<br />
là où le jeu littéraire devient éminemment<br />
complexe, à la fois amusant <strong>et</strong> grave : je fais<br />
revivre mon grand-père pour savoir si je me<br />
serais entendu avec lui <strong>et</strong>, en même temps,<br />
c’est indéniablement <strong>et</strong> inévitablement une<br />
partie de moi que je fais revivre à travers lui.<br />
On touche là à l’ambiguïté fondamentale de<br />
l’écriture romanesque : on donne vie à un<br />
personnage extérieur <strong>et</strong> ce personnage vous ressemble forcément,<br />
même si on ne le veut pas. « Madame Bovary, c’est<br />
moi ! » disait Flaubert. D’une certaine manière, j’en ai bien<br />
conscience, mon grand-père me ressemble, même si je ne<br />
le voulais pas ; sur lui je proj<strong>et</strong>te ma timidité, mes doutes,<br />
mon introversion. Est-ce que je me serais bien entendu avec<br />
lui ? Je dirais non, car on ne s’aime jamais complètement<br />
soi-même.<br />
Même dans une trilogie, chaque ouvrage reste donc, fondamentalement,<br />
singulier ?<br />
Oui. Tantôt on passe par le ton juste, au plus près de sa vie<br />
resongée, tantôt par la fiction ou la transposition. Aucun<br />
livre ne répond aux mêmes règ<strong>les</strong>. Chaque livre doit inventer<br />
sa propre cohérence, sa propre logique, sa propre couleur. Et<br />
c’est précisément cela qui est intéressant. Bien entendu, cer-<br />
« Si on est un écrivain<br />
sincère qui veut écrire des<br />
livres nécessaires, on a<br />
beau lancer la bille aussi<br />
loin de soi que possible,<br />
elle finit toujours par revenir<br />
au centre, vers soimême.<br />
»<br />
tains écrivains ont trouvé un ton ou un style qu’ils répètent<br />
à l’envi, comme un procédé efficace. Simenon, qui est un<br />
immense écrivain, a une manière qui est toujours un peu la<br />
même. Ce qui m’amuse, c’est au contraire de tenter chaque<br />
fois une nouvelle aventure, de prendre le risque de tout rem<strong>et</strong>tre<br />
sur le métier. Et en même temps, si on est un écrivain<br />
sincère qui veut écrire des livres nécessaires, on a beau lancer<br />
la bille aussi loin de soi que possible, elle finit toujours par revenir<br />
au centre, vers soi-même. En bref, c<strong>et</strong>te trilogie éclaire<br />
de différentes manières une même mémoire familiale <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />
même <strong>et</strong> éternelle interrogation propre à tout écrivain : qui<br />
suis-je ? Comment mieux explorer mes peurs, mes pensées,<br />
mes sentiments ?<br />
Est-ce en m<strong>et</strong>tant une part de soi dans certains personnages<br />
?<br />
En finissant Grand Hôtel Nelson, je me suis rendu compte<br />
que, sans le vouloir a priori, mes livres se groupaient par<br />
trois, comme dans ma trilogie italienne, où<br />
j’ai voulu m<strong>et</strong>tre en scène des personnages<br />
de Français en Italie, à la fin du XVIII e siècle<br />
<strong>et</strong> au début du XIX e siècle en un temps où<br />
un monde se clôt <strong>et</strong> où un autre naît. Des<br />
trois, après Char<strong>les</strong> <strong>et</strong> Camille <strong>et</strong> La Comédie<br />
de Terracina, Esther <strong>et</strong> le diplomate est sans<br />
doute celui où j’ai glissé le plus de moimême.<br />
L’action se déroule à Florence, en<br />
1793. M’inspirant d’un personnage réel, j’ai<br />
essayé de construire à la fois un homme contradictoire, impliqué<br />
dans l’actualité, diplomate de la jeune république française,<br />
comme moi-même j’ai été journaliste, autrement dit<br />
un homme de la plus immédiate actualité, <strong>et</strong> en même temps<br />
un personnage un peu à l’écart, collectionneur de peinture,<br />
mélancolique. Un être, donc, déchiré entre un progressisme<br />
révolutionnaire <strong>et</strong> une nostalgie du passé, animé d’une dualité<br />
qui est la mienne. Je me suis, oui, beaucoup proj<strong>et</strong>é sur ce<br />
personnage. C<strong>et</strong> ouvrage-là est sans doute mon livre le plus<br />
personnel, celui où je me dévoile le plus. Je ne suis pas sûr<br />
que beaucoup de lecteurs l’aient soupçonné. Peu importe !<br />
Merci, Frédéric Vitoux, de nous avoir guidé dans votre<br />
œuvre cinématographique <strong>et</strong> littéraire.<br />
Propos recueillis par Loris P<strong>et</strong>ris
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
12<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
Efina enfin !<br />
Il aura fallu attendre sept ans pour que <strong>No</strong>ëlle Revaz, dont le premier<br />
roman (Rapport aux bêtes, Gallimard, 2002) avait beaucoup<br />
fait parler d’elle, écrive un nouveau livre. Dans Rapport aux bêtes,<br />
souvenons-nous, la langue rude, asyntaxique, alittéraire, presque antipathique,<br />
donnait forme au personnage principal, Paul, davantage<br />
amoureux de ses vaches que de sa femme, Vulve, dépourvue – par<br />
l’auteur – de parole. C<strong>et</strong>tre première parution avait fait son bruit <strong>et</strong> a<br />
été portée autant sur scène qu’à l’écran. <strong>No</strong>ëlle Revaz aime se cacher<br />
derrière <strong>les</strong> mots <strong>et</strong> <strong>les</strong> phrases <strong>et</strong> derrière son air fragile <strong>et</strong> droit, se<br />
cache une sagesse heureuse. C<strong>et</strong>te sagesse, c’est l’attente, la fermentation<br />
qu’elle inflige à son écriture. Elle s’est faite attendre pour son deuxième<br />
roman, paru l’automne dernier, Efina. C<strong>et</strong>te attente, on la doit<br />
à son besoin de « laisser évoluer son écriture ». On comprend après le<br />
succès d’une part, après l’incartade, la trahison des classiques – plutôt<br />
de la langue classique – d’autre part, qu’il faille un brin de temps pour<br />
reconstruire un langage littéraire.<br />
Si Rapport aux bêtes reste incomparable à Efina, l’un ne va pas sans<br />
l’autre. De la ville à la campagne, du désamour à l’amour « avec un<br />
grand A » ; d’une langue rudoyée à une langue choyée ; du monologue<br />
(donc à la première personne) au dialogue (à la deuxième personne) ;<br />
le programme se dresse comme un dyptique. Un roman complète<br />
l’autre. Et rien de plus précieux, dans l’œuvre d’un écrivain, que c<strong>et</strong>te<br />
continuité cohérente, logique, lente. Et c<strong>et</strong>te attitude pleine de sagesse,<br />
<strong>No</strong>ëlle Revaz. © Catherine Elie, Editions Gallimard.<br />
aussi noble que la tenue de l’auteur, que son immarcescible quiétude, aura été bénéfique.<br />
Cocteau ne disait-il pas « un coup de bagu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> <strong>les</strong> livres sont écrits »,<br />
« c’est fort simple » <strong>et</strong> que, somme toute, « tout cela s’est fait tout seul » ? Tout seul<br />
avec le temps. Tout seul avec l’intelligence de <strong>No</strong>ëlle Revaz. Parce que même si elle<br />
sait où elle va, ce qu’elle poursuit (la voix féminine qu’elle traque <strong>et</strong> trouve un peu<br />
déjà dans Efina), il lui faut ce temps forgeron de l’œuvre pour s’élever <strong>et</strong> grandir à<br />
chaque phrase, à chaque livre.<br />
Ce qu’il y a de fascinant, dans ce dernier roman, c<strong>et</strong>te histoire d’amour malgré<br />
elle, c’est le rapport entre le spectateur <strong>et</strong> le comédien, entre la scène <strong>et</strong> le réel.<br />
On revient, c’est classique, à Shakespeare. On revient, c’est classique, à la perception.<br />
L’amour de T <strong>et</strong> d’Efina est un problème de perception, d’acceptation de sa<br />
présence, réelle, tangible <strong>et</strong> qu’ils ne saisissent pas vraiment, du moins pas dans<br />
sa profondeur. C’est un conflit entre le cœur <strong>et</strong> la raison, un va <strong>et</strong> vient constant<br />
entre la passion <strong>et</strong> le raisonnable, qui rend l’histoire réaliste, lui ôte l’eau de rose<br />
dangereux de ce genre d’intrigue <strong>et</strong> lui donne une véritable profondeur littéraire.<br />
Efina, édifiante, n’est pas encore l’accomplissement de c<strong>et</strong>te jeune écrivain, mais<br />
un pas, une marche, sur le chemin de la perfection. Elle a le temps devant elle, elle<br />
a une œuvre devant elle, <strong>et</strong> à n’en pas douter, elle sera grandiose.<br />
<strong>No</strong>ëlle Revaz, Efina, Gallimard, 183 pages, 14,90 €<br />
Niklaus Manuel Güdel
Modiano écrit contre l’oubli<br />
Patrick Modiano. © Catherine Elie, Editions Gallimard.<br />
<strong>Les</strong> personnages ont des noms assez communs, mais<br />
dans ces pages ils rendent un son bizarre, Margar<strong>et</strong><br />
Le Coz, Jean Bosmans <strong>et</strong> puis Toussaint, Boyaval,<br />
Bagherian, Bourgaloff, Poutrel, Cordier, Hornbacher. Ça se<br />
passe principalement à Paris, rue de Seine, rue Jacob, rue<br />
Radziwill, avenue Victor-Hugo, hormis une échappée du<br />
côté de Berlin <strong>et</strong> de l’hôtel Beau-Rivage à Lausanne. Le décor<br />
urbain convoque l’agence Stewart, <strong>les</strong> éditions du Sablier,<br />
le garage de l’Angle <strong>et</strong> la publicité Castrol. <strong>Les</strong> numéros de<br />
téléphone perm<strong>et</strong>tent déjà de savoir d’où l’on parle, Passy 63<br />
04 <strong>et</strong> Trocadéro 32 49. Le souci du temps, qui n’est pas celui<br />
de la nostalgie, devient obsessionnel. Un homme se souvient<br />
d’une histoire d’amour vécue après la guerre. L’époque est<br />
incertaine <strong>et</strong> se veut extra-historique mais on la situe dans <strong>les</strong><br />
Trente glorieuses tant s’en dégage le parfum d’une certaine<br />
insouciance. Toutes choses qui donnent forme à une musique<br />
identifiable entre toutes tandis que des ombres croisent des<br />
silhou<strong>et</strong>tes, enquêtant sur des traces dans l’inachèvement, <strong>les</strong><br />
unes <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres si intensément présentes alors qu’el<strong>les</strong> sont<br />
faites de rien. Ce puzzle, dont chaque élément est une bribe<br />
du passé, est l’invisible matrice de ce livre de sensations. C’est<br />
n<strong>et</strong>tement flou. Bizarre, pour tout dire. Il ne se passe presque<br />
rien. Pourtant, chaque fois, on se laisse prendre. Plus de quarante<br />
ans <strong>et</strong> près de trente livres que cela dure.<br />
La clé du titre se trouve page 85 : « Pour la première fois,<br />
il avait dans la tête le mot : avenir, <strong>et</strong> un autre mot : l’horizon.<br />
Ces soirs-là, <strong>les</strong> rues désertes <strong>et</strong> silencieuses du quartier<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir<br />
<strong>et</strong> l’HORIZON ».<br />
C’est écrit à la troisième personne, au risque de la mise à distance.<br />
L’atmosphère en est toujours aussi ouatée, <strong>les</strong> allures<br />
hésitantes, l’univers flottant, <strong>les</strong> pistes brouillées, <strong>les</strong> murmures<br />
entre chien <strong>et</strong> loup, quand tous <strong>les</strong> cafés ne sont pas<br />
fermés <strong>et</strong> qu’il en reste toujours un d’ouvert où une solitude<br />
en rencontrera une autre. Toujours pareil <strong>et</strong> toujours magique.<br />
Il est rare que, sur une telle durée, un auteur ait ainsi<br />
réussi à créer son propre poncif sans que jamais <strong>les</strong> critiques,<br />
<strong>les</strong> libraires, ni <strong>les</strong> lecteurs ne lui fassent défaut. Ils le louent<br />
à chaque fois comme si c’était la première fois. Mieux qu’un<br />
volume de la Pléiade, mieux qu’une place au chaud au Panthéon,<br />
mieux que sa table réservée au Flore, il est consacré<br />
par le néologisme qu’il a suscité : modianesque. Sous l’à peu<br />
près du temps, une forme pathétique de lutte contre l’oubli.<br />
Car il ne vous aura pas échappé que L’Horizon de Patrick<br />
Modiano, prince de la disparition, vient d’apparaître.<br />
Pierre Assouline<br />
Patrick Modiano, L’Horizon, Gallimard, 172 pages,<br />
16,50 €<br />
R<strong>et</strong>rouvez <strong>les</strong> chroniques quotidiennes de Pierre Assouline<br />
sur son blog, La République des livres (passouline.<br />
blog.lemonde.fr).<br />
13<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
14<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
Traiter des deux guerres en Tchétchénie<br />
en 13 récits : voilà la composition<br />
du menu que nous propose<br />
Babtchenko à travers son livre La Couleur<br />
de la guerre. Mais lorsque le nom<br />
« Tchétchénie » est prononcé, je me<br />
surprend à craindre d’entendre encore<br />
<strong>et</strong> encore <strong>les</strong> mêmes rengaines : Poutine,<br />
corruption, Kadyrov, violences,<br />
pouvoir prorusse, rebel<strong>les</strong>, néo-islamisation…<br />
qui, loin de nous expliquer<br />
une guerre complexe <strong>et</strong> trop peu apparue<br />
dans <strong>les</strong> médias occidentaux, nous<br />
pousse à définir un monde manichéen,<br />
où le Bien <strong>et</strong> le Mal se combattent dans<br />
une lutte sans merci pour affirmer sa<br />
suprématie <strong>et</strong> sa précellence. C’est donc<br />
avec quelques réticences que je me suis<br />
plongée dans ces récits, où je m’attendais<br />
à lire, ligne après ligne, le rôle tenu<br />
par <strong>les</strong> Russes (<strong>et</strong> non le pouvoir russe<br />
comme il se devrait d’être précisé) dans<br />
ce qui est devenu une guerre injuste <strong>et</strong> meurtrière pour <strong>les</strong><br />
deux camps.<br />
Avec soulagement, je constate que le suj<strong>et</strong> ne sera pas une longue<br />
<strong>et</strong> inintéressant explication des conditions géopolitiques<br />
de la Tchétchénie, où l’unique constatation faite est celle que<br />
<strong>les</strong> méchants russes tuent ; non, ce livre est loin d’être une<br />
simple description d’une guerre qui ressemble à tant d’autres,<br />
<strong>et</strong> c’est là tout le talent de Babtchenko. Au-delà de la guerre<br />
omniprésente, des questions d’ordre philosophique accompagnent<br />
le lecteur tout au long du livre : l’auteur nous fait<br />
part de ses doutes, de ses appréhensions, des joies futi<strong>les</strong>, des<br />
atrocités commises entre ennemis, entre Russes, de la mort,<br />
du passé, du futur, de la vie… Arkadi Babtchenko nous livre<br />
une œuvre où se côtoient violence <strong>et</strong> existentialisme, sans<br />
pathos, ni apitoiement, <strong>et</strong> qui nous montre, avec brio, l’autre<br />
côté du miroir. A travers le quotidien d’un soldat russe <strong>et</strong><br />
avec une grande habilité, le lecteur est catapulté dans le bourbier<br />
tchétchène, accompagné de descriptions d’une finesse<br />
<strong>et</strong> d’un réalisme tels qu’il est aisé de s’imaginer être parmi la<br />
troupe. Une chose est omniprésente : <strong>les</strong> hommes sont asservis<br />
<strong>et</strong> laissent la vie s’écouler.<br />
Accompagnant le soldat Artiome, jeune russe d’à peine vingt<br />
ans, le lecteur découvre l’enfer du front. <strong>Les</strong> souffrances quotidiennes<br />
sont autant de prétextes aux égarements, à la diva-<br />
La couleur de la guerre<br />
Arkadi Babtchenko. © Catherine Elie, Editions Gallimard.<br />
gation de l’esprit, frôlant parfois la folie <strong>et</strong> exprimant doutes<br />
<strong>et</strong> incertitudes sur <strong>les</strong> tenants <strong>et</strong> <strong>les</strong> aboutissements d’une<br />
guerre qu’il est loin de pouvoir comprendre <strong>et</strong> qu’il subit<br />
comme une longue <strong>et</strong> pénible maladie. Sous le couvert du<br />
patriotisme, il se doit de servir l’Etat, mais il ne peut ém<strong>et</strong>tre<br />
que perplexité, laquelle aboutit à son paroxysme lorsqu’il<br />
évoque c<strong>et</strong>te terre lointaine <strong>et</strong> inconnue : « Toute sa vie, il<br />
a ignoré que sur terre existait un pays appelé Tchétchénie.<br />
[…] Parce qu’il n’a rien à voir avec la Tchétchénie, il n’a rien<br />
à faire de la Tchétchénie. Parce que des gens complètement<br />
différents y vivent, y parlent une autre langue, y pensent différemment,<br />
y respirent d’une autre façon. […] Pourquoi estil<br />
ici ? Quel est le sens de sa présence ? Quelle loi le contraint<br />
à être à c<strong>et</strong> endroit ? » (p. 40-41).<br />
Gangrenée par la corruption <strong>et</strong> infiltrée par un alcoolisme<br />
constant, c<strong>et</strong>te guerre semble un déploiement militaire absurde.<br />
Le constat est aberrant :<br />
« Personne, du commandant du régiment au simple soldat,<br />
ne comprend ce qu’il fout ici. Personne ne saisit le sens de<br />
c<strong>et</strong>te guerre, mais tout le mode est sûr d’une chose : c<strong>et</strong>te<br />
guerre est vendue de A à Z. […] Personne ne serait en mesure<br />
d’expliquer au nom de quoi toutes ces vies sont immolées.<br />
« Rétablissement de l’ordre constitutionnel », « opérations<br />
antiterroristes » ne sont que des expressions vides de sens <strong>et</strong>
vouées à justifier le massacres de milliers d’êtres humains. »<br />
(p. 245).<br />
S’extirper du bourbier afin de rentrer à la maison : rêve fou<br />
de nombreux soldats <strong>et</strong> réalisé que part une p<strong>et</strong>ite minorité.<br />
Et pour ceux qui y parviennent,<br />
l’enchantement est de courte durée.<br />
Babtchenko est rentré, après le premier<br />
conflit en Tchétchénie, pour y<br />
continuer ses études. Détruit par c<strong>et</strong>te<br />
guerre, déshumanisé, sans repères,<br />
il se porte volontaire l’année d’après<br />
lors du second conflit. Comme un<br />
drogué en manque, il comprend que<br />
sa vie était restée là-bas.<br />
« Maintenant tu crèves d’impatience<br />
de rentrer à la maison, mais une fois<br />
de r<strong>et</strong>our…Là-bas, tu ne trouveras<br />
que tristesse. Là-bas, […] ils croient<br />
vivre, mais ils ne connaissent rien à la<br />
vie. » (p. 38).<br />
Réduits à l’état de bête, ils ne peuvent<br />
compter sur une quelconque fraternité<br />
entre soldats pour supporter ce<br />
quotidien. Babtchenko consacre un<br />
large chapitre aux sévices que ses camarades<br />
<strong>et</strong> lui-même ont subi de la<br />
part de leurs « camarades » russes :<br />
battus quotidiennement, luttant<br />
contre la faim, le froid <strong>et</strong> <strong>les</strong> attaques<br />
ennemies, ils subissent une torture<br />
physique infligée dans leur propre camp. Ainsi, le tableau<br />
dressé est sombre <strong>et</strong> affligeant : l’armée russe ressemble à un<br />
ramassis d’épaves humaines pataugeant dans la boue, couvertes<br />
d’excréments <strong>et</strong> de poux, sans solidarité entre des individus<br />
qui ne savent plus pour quelle raison ils se battent.<br />
A leur âge, celui de l’insouciance, ils ont déjà accompli l’acte<br />
le plus important de leur vie, mais également le plus sordide.<br />
Constat tragique <strong>et</strong> sans détour : comment continuer à vivre,<br />
alors qu’ils ont vécu leur vie <strong>et</strong> qu’ils n’ont plus ni désirs, ni<br />
peurs, ni espoirs.<br />
« A dix-neuf ans à peine, nous sommes déjà morts. Comment<br />
continuer à vivre ? <strong>No</strong>us sommes pires que des centenaires<br />
décrépits. Eux au moins ont peur de la mort, alors que<br />
nous, nous n’avons plus peur de rien. <strong>No</strong>us ne voulons rien.<br />
[…] » (p. 149).<br />
A leur âge, ils ont déjà fait connaissance avec la mort alors<br />
qu’ils ne connaissaient rien à la vie, à l’amour, aux peines de<br />
cœur…<br />
La mort, bien sûr, accompagne le lecteur tout au long du<br />
livre : elle emporte à tours de bras, des centaines d’incon-<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
nus, de soldats russes, de rebel<strong>les</strong> tchétchènes… dans un<br />
mélange de membres éparpillés cherchant propriétaire, de<br />
sang coagulé, il arrive, bien trop souvent, que des innocents,<br />
comme une p<strong>et</strong>ite fille tchétchène <strong>et</strong> son grand-père se fassent<br />
descendre lors d’un assaut.<br />
Lorsqu’Artiome comprend qu’il<br />
est l’auteur de ce meurtre, il ne<br />
peut taire son dégoût envers des<br />
mains maudites <strong>et</strong> assassines.<br />
Torturé par son acte, il ne peut<br />
demander pardon à quiconque<br />
<strong>et</strong> reste seul, avec son crime irréversible<br />
: assassin d’enfant il est<br />
devenu <strong>et</strong> il le restera toute sa vie.<br />
Pendant un instant, il pense que<br />
la mort lui semble être la seule<br />
solution pour apaiser ses souffrances<br />
: comment continuer à<br />
vivre alors qu’aucune solution<br />
ne semble se profiler à l’horizon.<br />
C’est ainsi qu’il comprend<br />
que c<strong>et</strong> acte, c<strong>et</strong>te fraction de seconde<br />
s’était transformée en une<br />
période charnière dans sa vie : il<br />
réalise qu’il a perdu sa vie, sa vie<br />
d’homme <strong>et</strong> qu’il était devenu<br />
un soldat, vide avec une haine<br />
inconsidérée. C<strong>et</strong>te terre honnie<br />
sera à jamais indissociable de sa<br />
vie, ou du moins de ce qu’il en<br />
reste.<br />
En dehors des soldats <strong>et</strong> des civils, on trouve encore d’autres<br />
victimes : <strong>les</strong> mères. A la recherche de leur fils, el<strong>les</strong> parcourent<br />
la Tchétchénie, une photo d’identité à la main, identifiant<br />
corps tuméfiés ou ce qu’il en reste, <strong>et</strong> el<strong>les</strong> risquent leur<br />
vie pour tenter de sauver celle de leur enfant.<br />
<strong>Les</strong> récits d’Arkadi Babtchenko nous perm<strong>et</strong>tent d’effleurer<br />
une réalité que nous ne connaissions pas. Son témoignage<br />
en même temps qu’il est littéraire s’avère poignant, bouleversant,<br />
souvent sordide, parfois écœurant, mais perm<strong>et</strong> de<br />
comprendre, si besoin en était, l’horreur de c<strong>et</strong>te guerre.<br />
Pascale Bugnon<br />
Arkadi Babtchenko, La couleur de la guerre, traduit du<br />
russe par Véronique Patte, Gallimard, 432 pages, 26 €<br />
15<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
16 La traduction française de c<strong>et</strong><br />
ouvrage datant de la fin des<br />
années 80, mais rééditée ce<br />
printemps sous une nouvelle couverture,<br />
représente l’une des rares<br />
traductions du prix <strong>No</strong>bel de littérature<br />
2009 <strong>et</strong> c’est dans l’attente<br />
de prochaines parutions – qui ne<br />
sauraient tarder – que nous revenons<br />
un bref instant sur ce qui reste<br />
un texte phare de la carrière d’Herta<br />
Müller. Un ouvrage cerné par le<br />
doute, cousu autour de détails qui<br />
subitement prennent de l’importance,<br />
dirigeant notre vision sur des<br />
tableaux distincts, page après page.<br />
« Il n’y a pas de fin, uniquement<br />
des départs. »<br />
Au milieu des routes lézardées, à<br />
travers <strong>les</strong> ornières, entre <strong>les</strong> gouttes<br />
de la pluie tombant avec une intensité<br />
variable mais sans discontinuité,<br />
au-delà du gris qui l’accapare ou<br />
qu’il imagine, Windisch, meunier<br />
d’un p<strong>et</strong>it village d’une Roumanie<br />
dévastée, sent la fatigue l’envahir. Dans l’éternelle attente des<br />
documents administratifs nécessaires à son émigration <strong>et</strong> à<br />
celle de sa famille, la vie n’est plus la même <strong>et</strong> sa peine n’est<br />
que sursis. Chaque jour se traîne dans la langueur habituelle<br />
des veil<strong>les</strong> de départ, ces veil<strong>les</strong> où l’on reconsidère <strong>les</strong> choses<br />
d’un œil nouveau, cel<strong>les</strong> où la réalité semble palpable. <strong>Les</strong><br />
rues vivantes qu’il arpentait autrefois lui semblent mornes<br />
<strong>et</strong> tous <strong>les</strong> habitants qui <strong>les</strong> peuplent songent à présent à un<br />
départ prochain. Certains franchiront le pas, d’autre non ; ils<br />
réfléchissent, se décident ou renoncent, devant la difficulté<br />
d’obtenir <strong>les</strong> autorisations <strong>et</strong> surtout cel<strong>les</strong> de quitter leurs<br />
racines. Le plus pénible étant, paraît-il, de partir <strong>et</strong> non de<br />
recommencer.<br />
Mais il n’est malheureusement pas le seul à être dans l’expectative,<br />
à rêver d’un avenir lointain <strong>et</strong>, au royaume des requêtes,<br />
<strong>les</strong> privilèges sont rois. <strong>Les</strong> autorités politiques <strong>et</strong> religieuses<br />
du village se corrompent par <strong>les</strong> vivres <strong>et</strong> par la chair.<br />
<strong>Les</strong> démarches léga<strong>les</strong> sont vaines <strong>et</strong> la promesse est trop belle<br />
pour que l’orgueil ne vienne brouiller son espérance. Quel<strong>les</strong><br />
Faut-il partir ou rester ?<br />
concessions est-il prêt à faire ?<br />
Contraint de céder aux requêtes du<br />
milicien <strong>et</strong> du pasteur, Windisch<br />
ne peut que fermer <strong>les</strong> yeux sur le<br />
rôle à jouer de sa fille Amélie. C<strong>et</strong>te<br />
concession inimaginable concrétise<br />
<strong>les</strong> préparatifs <strong>et</strong>, dans la cour de la<br />
maison, après avoir bradé ses biens,<br />
la demeure se vide <strong>et</strong> tout s’entasse<br />
en un amas de souvenirs s’exposant<br />
aux yeux des derniers voisins. On<br />
ne gardera que le plus précieux,<br />
on emmaillotera <strong>les</strong> richesses, le<br />
cristal de l’artisanat local. Histoire<br />
d’emporter avec soi un semblant<br />
d’allure. Mais difficile de singer la<br />
stabilité lorsque votre vie se résume<br />
à deux valises…<br />
Il est compliqué de cerner la porté<br />
personnelle de ce texte, cependant,<br />
certains détails relèvent davantage<br />
que de simp<strong>les</strong> coïncidences. Tout<br />
d’abord le lieu de l’action. L’histoire<br />
se déroulant dans une Roumanie<br />
appauvrie <strong>et</strong> sursitaire – la<br />
même où naquit l’auteur en 1953<br />
– dans l’espoir d’une fuite en direction<br />
de l’Allemagne. Herta Müller quittera son pays natal<br />
pour s’établir à Berlin-Ouest trente-quatre ans après sa naissance.<br />
On comprend alors sans difficulté son attachement<br />
pour ces situations ambiguës où, fuyant une région on y<br />
laisse également un peu de soi.<br />
Et c’est véritablement ce « mal du pays » constant, c<strong>et</strong>te<br />
sensation d’inconfort permanente, précédent dans ce cas le<br />
départ lui-même, qui constituent <strong>les</strong> fondements de ce recueil<br />
désespéré. Touchant à une certaine uniformité des sentiments,<br />
ce roman trouvera un écho en ceux qui, de temps à<br />
autres, s’égarent à croire que la vraie vie est ailleurs<br />
David Schmalz<br />
Herta Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Gallimard,<br />
coll. «Folio», 126pages, 5,60 €
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
Dans le Berlin occupé but précis. Elle souhaite démontrer à quel<br />
Alors que la plupart des ouvrages<br />
contemporains traitant de la Seconde<br />
Guerre mondiale <strong>et</strong> de la persécution juive<br />
soutiennent <strong>et</strong> présentent <strong>les</strong> bons <strong>et</strong> malheureux<br />
Juifs, Julia Franck a osé le pari de<br />
r<strong>et</strong>racer le parcours de ce qu’elle appelle<br />
« une mauvaise juive ». Nul doute que<br />
c<strong>et</strong>te astuce est à l’origine du franc succès<br />
que le roman de l’écrivain allemande<br />
a connu. Basé sur une histoire vraie durant<br />
l’occupation de Berlin par l’Armée<br />
Rouge, ce roman sait satisfaire la curiosité<br />
des historiens par sa précision, sa justesse<br />
<strong>et</strong> des descriptions subti<strong>les</strong>. Il mélange la<br />
fiction romanesque, l’autobiographie <strong>et</strong><br />
<strong>les</strong> touches historiques. En eff<strong>et</strong>, l’œuvre<br />
se base sur le récit de la grand-mère de Julia<br />
Franck, Alice, qui a abandonné son fils<br />
P<strong>et</strong>er, le père de l’écrivain durant l’Occupation.<br />
L’intérêt que Julia Franck porte à ce passage de la vie<br />
de son père l’a contrainte à consulter de nombreuses archives<br />
pour tenter de reconstituer le contexte de l’occupation de<br />
la ville de Berlin. Son expérience en tant que journaliste lui<br />
fut très précieuse lors de c<strong>et</strong>te tâche. Toutes ces recherches<br />
dans l’unique but de justifier un acte aussi cruel que lâche<br />
de la part de sa grand-mère paternelle. Ce véritable travail<br />
d’historienne perm<strong>et</strong> de découvrir <strong>les</strong> coulisses de la capitale<br />
allemande alors dévastée. Son quotidien, ses quartiers<br />
<strong>et</strong> la personnalité de ses habitants n’ont plus aucun secr<strong>et</strong><br />
pour la jeune écrivain qui communique son savoir sans r<strong>et</strong>enue<br />
aucune. Le vrai talent de Julia Franck se trouve dans<br />
la transmission de ses enquêtes scrupuleuses qui suivent un<br />
L’horreur<br />
en poésie<br />
La jeune collection des éditions Grass<strong>et</strong>,<br />
« Ceci n’est pas un fait divers », dirigée par<br />
Jérôme Béglé, accueille son dixième roman. La<br />
collection compte notamment deux textes récents<br />
de feu Jacques Chessex. C’est un auteur<br />
moins connu, Elise Fontenaille, qui nous propose<br />
un « roman vrai » dans le même esprit. Pas<br />
d’excès de style, pas d’excès de sentiment, rien ;<br />
tout y est mesuré avec justesse. <strong>Les</strong> clés du récit<br />
sont dispersées dans un rythme harmonieux, ce<br />
qui rend la lecture d’autant plus agréable que le<br />
contenu en est cruellement pénétrant. Difficile<br />
de lire sans se laisser prendre, se laisser entraîner<br />
dans l’indignation de Wayne <strong>et</strong> le mystère<br />
de Sarah, <strong>les</strong> deux protagonistes principaux,<br />
abandonnés par <strong>les</strong> forces de l’ordre. Il ne reste<br />
à Wayne qu’à se surpasser pour faire survivre<br />
point l’oppression des soldats russes a pu<br />
influencer la personnalité des gens <strong>et</strong> plus<br />
particulièrement de sa grand-mère, une<br />
personne très commune. D’ailleurs, elle<br />
ne cherche pas à la dénigrer ou à pointer<br />
du doigt son acte cruel qui lui paraît aujourd’hui<br />
encore incompréhensible.<br />
Le charme de ce roman réside dans son<br />
ambivalence. Au cours de la lecture, il est<br />
quasiment impossible de déceler s’il s’agit<br />
d’un journal autobiographique ou d’une<br />
fiction. C<strong>et</strong>te dualité loin d’entraver la<br />
compréhension du texte le rend plus crédible<br />
<strong>et</strong> plus pertinent aux yeux des lecteurs<br />
passionnés d’histoire. Au-delà de la<br />
thématique abordée, l’ouvrage laisse sur<br />
leur faim <strong>les</strong> amateurs de style. En eff<strong>et</strong>,<br />
passé la première phrase qui est admirable,<br />
on butte sur des phrases tantôt sans rythme, tantôt trop<br />
fuyantes, trop rapides, <strong>et</strong> chaque virgue est un écueil, chaque<br />
point un gouffre que le regard cherche sans cesse à éviter.<br />
Est-ce un eff<strong>et</strong> de la traduction, que l’on doit à Elisab<strong>et</strong>h<br />
Landes ?<br />
Aux passionnés d’histoire – <strong>et</strong> plus particulièrement de la<br />
Seconde Guerre mondiale – désireux de s’immerger dans<br />
la vie à de l’époque, c<strong>et</strong> ouvrage offrira une vue d’ensemble<br />
agréable <strong>et</strong> bien ficelée.<br />
Michel Leoni<br />
Julia Franck, La Femme de Midi, traduit de l’allemand<br />
par Elisab<strong>et</strong>h Landes, Flammarion, 21 €<br />
son prochain <strong>et</strong> pérenniser le souvenir de « sa »<br />
disparue. Un roman bref, un peu connu – qui<br />
pourtant a publié considérablement ces dix<br />
dernières années –, deux bonnes raisons pour<br />
se précipiter, lire <strong>et</strong> découvrir. Chessex veille,<br />
dans l’ombre. On le sent là, avec le même ton.<br />
Rares sont ces p<strong>et</strong>ites per<strong>les</strong>, qui dans la fange,<br />
dans l’horreur du monde qu’el<strong>les</strong> décrivent,<br />
excellent, deviennent esthétiques, poétiques <strong>et</strong><br />
rendent un peu de ce que le rude côté de la<br />
vie <strong>et</strong> la cruauté de l’homme ont ôté à leurs<br />
personnages.<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
Elise Fontenaille, <strong>Les</strong> disparues de Vancouver,<br />
Grass<strong>et</strong>, 196 pages, 15€<br />
17<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Contemporains<br />
18 Ecrivain inspiré, Didier Daeninckx<br />
nous revient avec un<br />
roman se voulant résolument<br />
moderne tant par la nature des suj<strong>et</strong>s<br />
abordés que par <strong>les</strong> moyens servant<br />
à <strong>les</strong> décrire. Le tout nous rappelant<br />
notre vie quotidienne faite d’agitation<br />
<strong>et</strong> de virtuel.<br />
En eff<strong>et</strong>, le contexte nous est bien familier,<br />
ne serait-ce que par le mode<br />
de communication : révolu le temps<br />
des missives soignées, cach<strong>et</strong>ées à<br />
chaud, parfumées à l’occasion <strong>et</strong> attendues<br />
avec impatience. Désormais<br />
le courrier va vite, très vite, <strong>les</strong> icônes<br />
ont depuis longtemps remplacées la<br />
cire <strong>et</strong> l’odeur est absente. C<strong>et</strong>te correspondance<br />
s’égare alors dans une<br />
boite aux l<strong>et</strong>tres fictive, qu’on ouvre<br />
<strong>et</strong> referme cent fois par jour. Peu importe.<br />
Restent <strong>les</strong> l<strong>et</strong>tres. Arabesque<br />
d’un arrangement ingénieux qui,<br />
suivant son assemblage annonce le<br />
meilleur comme le pire. Et même si<br />
la substance leur fait défaut, ces envois<br />
n’en restent pas moins faci<strong>les</strong> à<br />
intercepter <strong>et</strong> Dominique, machinalement j<strong>et</strong>te un œil sur<br />
l’écran de son conjoint, bien que <strong>les</strong> messages ne lui soient<br />
pas directement adressés. Et à travers l’entrelacs habituel des<br />
publicités <strong>et</strong> des messages insignifiants apparaît le désir d’un<br />
ancien camarade de renouer le contact avec son passé.<br />
Se présente alors la possibilité d’enfiler le costume de son<br />
mari à dessein, de glaner quelques renseignements sur une<br />
période méconnue de sa vie. Une jeunesse perdue dans un<br />
temps, coincée entre mai 68 <strong>et</strong> l’industrialisation florissante.<br />
Ce stratagème prend au premier abord l’apparence d’un innocent<br />
jeu de rôle. Mais de fil en aiguille la ruse s’affine <strong>et</strong> la<br />
substitution mise en place perd rapidement sa candeur initiale.<br />
Ce secr<strong>et</strong> annonce le début d’un conflit <strong>et</strong> la remise<br />
en question du principe de confiance devant régner au sein<br />
d’un couple. Derrière ce geste, l’esprit critique n’aura nulle<br />
peine à deviner l’ébauche d’une déchirure, d’une trahison.<br />
Pendant ce temps, sur un forum construit pour l’occasion<br />
<strong>et</strong> matérialisé à l’intérieur de l’ouvrage par l’adoption d’une<br />
De l’art de s’ennuyer<br />
police d’écriture « électronisante »,<br />
<strong>les</strong> discussions vont bon train <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
avis divergent. On se remémore <strong>les</strong><br />
expériences, <strong>les</strong> jeux passés, on nargue,<br />
on taquine, usant des sobriqu<strong>et</strong>s<br />
d’antan, on se remémore tout<br />
ce qui ne résiste pas aux années. Au<br />
fil de ces pages de discussion qui<br />
s’éternisent <strong>et</strong> que l’on peut sans ambages<br />
accuser de ne pas souligner de<br />
vérité particulière, <strong>les</strong> b<strong>les</strong>sures de<br />
l’enfance restent vives <strong>et</strong> la bassesse<br />
induite par l’anonymat ne manque<br />
pas d’attiser <strong>les</strong> débats. Le lecteur<br />
peut alors se sentir quelque peut<br />
laissé pour compte d’autan plus que<br />
la profondeur entre-aperçue tarde à<br />
se singulariser, l’intérêt dérivant dès<br />
lors sur l’identité d’un corbeau insolent.<br />
Au final, la trahison n’en est<br />
pas une <strong>et</strong> le problème de conscience<br />
s’édulcore peu à peu pour ne laisser<br />
place qu’à une sorte de mascarade.<br />
En conclusion, une lecture légère<br />
sans être prenante qui prendra sa<br />
place au chev<strong>et</strong> du lecteur recherchant<br />
une alternative aux catastrophes ambiantes <strong>et</strong> désirant<br />
se changer <strong>les</strong> idées. La structure de l’ouvrage ajoute un rien<br />
de couleur, <strong>les</strong> alternances de caractère le rendent digeste <strong>et</strong><br />
le tout peut être jugé divertissant pour <strong>les</strong> personnes en mal<br />
de détente. Mais ce divertissement ne s’avère pas suffisant<br />
pour susciter un réel engouement <strong>et</strong>, finalement, le ressentiment<br />
du lecteur se fond plutôt bien avec celui de l’internaute<br />
consultant des forums le concernant qu’à moitié, songeant<br />
aux minutes que ses lectures égrènent, souriant de compassion<br />
<strong>et</strong> un brin indifférent.<br />
David Schmalz<br />
Didier Daeninckx, Camarades de classe, Gallimard, «Folio»,<br />
192 pages, 5 €.
Le r<strong>et</strong>our de Poulou<br />
Il y a belle lur<strong>et</strong>te que Sartre<br />
est dépassé – il n’y a guère que<br />
dans l’ado<strong>les</strong>cence qu’on le lit<br />
encore, ou dans <strong>les</strong> milieux universitaires.<br />
Il fallait le trentième<br />
anniversaire de sa disparition<br />
pour que la « Bibliothèque de la<br />
Pléiade » l’exhume de son purgatoire<br />
<strong>et</strong> comble un grand vide dans<br />
sa collection (entre <strong>les</strong> volumes des<br />
Œuvres romanesques <strong>et</strong> du Théâtre<br />
compl<strong>et</strong>) en faisant paraître un volume<br />
titré <strong>Les</strong> Mots <strong>et</strong> autres écrits<br />
autobiographiques. Le pan le plus<br />
secr<strong>et</strong> de l’œuvre sartrien (<strong>Les</strong> Mots<br />
est le seul écrit personnel publié de<br />
son vivant) en est sans doute aussi,<br />
littérairement, le plus riche. <strong>Les</strong><br />
Mots, c’est l’autobiographie de son<br />
siècle, le « menhir » du genre.<br />
Tout sartrien s’attendait à une édition<br />
du duo bien connu formé par<br />
Michel Rybalka <strong>et</strong> Michel Contat.<br />
Il n’en est rien. Gallimard a opté<br />
pour le renouvellement de l’exégèse<br />
sartrienne <strong>et</strong> c’est là sans doute la<br />
première des différentes prouesses de c<strong>et</strong> événement pour <strong>les</strong><br />
sartrophi<strong>les</strong>. Pilotée par Jean-François Lou<strong>et</strong>te – qui a déjà<br />
dirigé le volume Roman <strong>et</strong> récits de Georges Bataille dans la<br />
même collection –, secondé par Gil<strong>les</strong> Philippe <strong>et</strong> Juli<strong>et</strong>te<br />
Simont, l’édition relève d’une cohérence peu commune. <strong>Les</strong><br />
documents annexes <strong>et</strong> autres pièces fleurissent <strong>et</strong> enrichissent<br />
le corpus du texte, déjà connu, des Mots ou des Carn<strong>et</strong>s de<br />
la drôle de guerre. <strong>Les</strong> annotations, bien qu’el<strong>les</strong> n’occupent<br />
qu’un cinquième du volume, sont d’une rigueur exemplaire<br />
<strong>et</strong> peu économes (à titre d’exemple, pour <strong>les</strong> 137 pages du<br />
texte des Mots, on compte 410 notes). Le même texte est suivi,<br />
en fin de volume, de plusieurs annexes, transcriptions de<br />
notes ou reproduction d’entr<strong>et</strong>iens, qui éclairent le corpus.<br />
On y glane çà <strong>et</strong> là des pointes heureuses. Sartre, à la question<br />
de Serge Montigny posée en 1953 – déjà ! (à l’époque<br />
de Kean) – à savoir ce qu’il écrivait en ce moment, répond :<br />
« Une autobiographie. Mais qui ne cherche pas à r<strong>et</strong>racer ma<br />
vie sous son aspect individuel ». Ou encore, disait-il à Paul<br />
Morelle : « A travers mon histoire, c’est celle de mon époque<br />
Classiques<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
que je veux transcrire. » C’est bien<br />
Sartre, écrire sur soi pour parler des<br />
autres (le proj<strong>et</strong> évoluera quelque<br />
peu, puisque <strong>Les</strong> Mots demeure un<br />
écrit résolument personnel). C’est<br />
sans doute aussi pour cela que<br />
l’exégèse conteste régulièrement le<br />
statut d’autobiographie du récit de<br />
l’enfance de Poulou (ainsi l’appelaient<br />
ses grands-parents, chez qui<br />
il a grandi).<br />
D’autres textes, moins connus du<br />
grand public, prennent place dans<br />
le nouveau « menhir » de la « Bibliothèque<br />
de la Pléiade », à l’instar<br />
de Jean sans terre ou de La Reine<br />
Albemarle ou le dernier touriste. Ce<br />
dernier n’est autre que la transposition<br />
de son voyage d’Italie qu’il<br />
abandonna en 1950-1951. Sartre<br />
se souvenait dans <strong>les</strong> années septante<br />
avoir écrit « une centaine de<br />
pages » dont « vingt pages sur le<br />
clapotis des gondo<strong>les</strong> ». Et rêvait en<br />
même temps de mener ce texte à<br />
un état définitif, achevé.<br />
On pourrait encore s’interroger sur le choix de ne pas faire<br />
paraître dans le même volume (la place aurait manqué) <strong>les</strong><br />
gros pavés sur Flaubert que d’aucuns considèrent comme<br />
des textes très personnels, au travers desquels – Sartre se reconnaissant<br />
dans Flaubert – parlerait par la voix d’autrui de<br />
lui-même, c’est la voie inverse à celle des Mots. C’est aussi<br />
l’exploration du métier d’écrivain – plus que de celui de philosophe<br />
– au suj<strong>et</strong> duquel Sartre, en 1960, dit à Madeleine<br />
Chapsal l’avoir choisi « contre la mort <strong>et</strong> parce que je n’avais<br />
pas la foi : ça représente bien une sorte de faib<strong>les</strong>se ». Une<br />
faib<strong>les</strong>se qui en a fait un colosse.<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
Jean-Paul Sartre, <strong>Les</strong> Mots <strong>et</strong> autres écrits autobiographiques,<br />
sous la direction de Jean-François Lou<strong>et</strong>te, avec<br />
la collaboration de Gil<strong>les</strong> Philippe <strong>et</strong> de Juli<strong>et</strong>te Simont,<br />
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1744 pages,<br />
67,50 € (59 € jusqu’au 30 juin).<br />
19<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
20<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Classiques<br />
La « Bibliothèque de la Pléiade », sans doute soucieuse<br />
de compléter ses volumes récents des Histoires de<br />
Shakespeare <strong>et</strong> ceux plus anciens des Tragédies, exhume<br />
bon nombre de dramaturges populaires, allant de la<br />
fin du XV e au milieu du XVII e siècle. Parmi eux, Marlowe,<br />
Ford, Jonson <strong>et</strong> Webster, que l’auteur d’Haml<strong>et</strong> a fini, à tort<br />
ou à raison, par éclipser. C<strong>et</strong>te action de bonne foi – louable<br />
parce que de surcroît très bien faite – se matérialise en deux<br />
volumes dont la tranche, contre frappée selon la tradition à<br />
l’or fin, arbore Théâtre élisabéthain. P<strong>et</strong>it tour d’horizon.<br />
D’emblée, dans l’avant-propos du premier volume, Line<br />
Cottegnies qui a codirigé l’édition avec François Laroque <strong>et</strong><br />
Jean-Marie Maguin, pose l’entreprise du Théâtre élisabéthain<br />
à la fois comme réhabilitation des dramaturges ayant écrit<br />
du temps de Shakespeare (1564-1616) – que l’histoire littéraire,<br />
depuis le XVIII e siècle, a transformés en laissés pour<br />
compte, dramaturges trop vite jugés de second ordre – <strong>et</strong><br />
comme invitation à combler <strong>les</strong> lacunes du lecteur français.<br />
Il est vrai qu’à défaut d’être totalement inconnus – on se<br />
souviendra du Dommage qu’elle soit une putain de John Ford<br />
(1586-1640 ?) dont l’adaptation de Ma<strong>et</strong>erlinck en a fait,<br />
dès 1894, un franc succès –, <strong>les</strong> dramaturges élisabéthains<br />
demeurent méconnus. Qui connaît, ne serait-ce que de nom,<br />
George Chapmann (1559 ?-1634), Ben Jonson (1572-1637)<br />
ou John Lyly (1554-1606) ? Shakespeare, il est vrai, a imposé<br />
sa norme. T. S. Eliot, comme le rappelle Line Cottegnies,<br />
l’a fait remarquer dans son volume Elizab<strong>et</strong>han Dramatists<br />
(1963) : « Le fait que Shakespeare ait transcendé tous<br />
<strong>les</strong> autres poètes <strong>et</strong> dramaturges de son temps impose une<br />
norme shakespearienne ».<br />
Le phénomène du génie shakespearien date du XVIII e siècle,<br />
lorsque sur l’initiative du comédien David Garrick, on célèbre<br />
le « jubilé Shakespeare » en 1769. Dès lors la tradition<br />
en fera le seul représentant du théâtre élisabéthain <strong>et</strong> Shakespeare<br />
sera une ombre bien épaisse pour <strong>les</strong> dramaturges de<br />
son temps. Si Voltaire le traite de « sauvage ivre » <strong>et</strong> juge<br />
sévèrement son Haml<strong>et</strong> (« pièce grossière <strong>et</strong> barbare »), <strong>les</strong><br />
Romantiques vont considérablement contribuer à l’hégémonie<br />
littéraire de Shakespeare. Victor Hugo, pour qui il<br />
est « l’homme océan », écouté de tous <strong>les</strong> chevelus de 1830,<br />
assoit c<strong>et</strong>te suprématie <strong>et</strong> encourage le culte de l’auteur de<br />
Roméo <strong>et</strong> Juli<strong>et</strong>te, véritablement adulé dans <strong>les</strong> milieux bohémiens<br />
des années 1840-1850. Et notamment par Murger<br />
qui lui réserve une large place dans <strong>les</strong> Scènes de la vie de<br />
bohème (1851) <strong>et</strong> en fait un « illustre bohémien » duquel il<br />
À l’ombre de Shakespeare<br />
se réclame.<br />
Stendhal, à l’aube du romantisme, sera bien seul à s’enthousiasmer,<br />
dans Racine <strong>et</strong> Shakespeare (1825), à la lecture des<br />
dramaturges élisabéthains. Il faudra attendre la fin-de-siècle<br />
pour que Ma<strong>et</strong>erlinck tente de redorer le blason des contemporains<br />
de Shakespeare. Il s’érige contre Hugo <strong>et</strong> le culte<br />
hégémonique qui est voué au poète anglais <strong>et</strong> s’émerveille,<br />
en 1895, de « ce grand cyclone de poésie qui s’abattit sur<br />
Londres vers la fin du XVI e siècle ». C’est Materlinck qui rendra<br />
John Ford populaire <strong>et</strong> tentera de réhabiliter ses compagnons<br />
d’infortune. Le purgatoire aura été long.<br />
Ce n’est véritablement que dans <strong>les</strong> années 1980 que l’on<br />
s’est intéressé aux dramaturges de la deuxième moitié XVI e <strong>et</strong><br />
de la première moitié du XVII e siècle. <strong>Les</strong> exégètes ont commencé<br />
par m<strong>et</strong>tre en cause <strong>les</strong> canons littéraires, tandis que
l’étude de l’histoire du théâtre <strong>et</strong> plus particulièrement de<br />
l’histoire de la mise en scène a apporté un éclairage nouveau<br />
<strong>et</strong> révolutionnaire dans <strong>les</strong> milieux littéraires. En 2007 paraissaient<br />
<strong>les</strong> œuvres complètes de Middl<strong>et</strong>on (1580-1627),<br />
d’autres parutions sont en cours, même sur la toile où <strong>les</strong><br />
œuvres de Shirley (1596-1666) sont déjà disponib<strong>les</strong>.<br />
C’est dans la volonté de s’extraire de c<strong>et</strong>te grille d’analyse<br />
shakespearienne que <strong>les</strong> éditeurs publient le Théâtre élisabéthain<br />
<strong>et</strong> réhabilitent en France la pléiade de dramaturges qui<br />
fit des règnes d’Elisab<strong>et</strong>h I ère , de Jacques I er <strong>et</strong> de Char<strong>les</strong> I er ,<br />
l’une des périodes <strong>les</strong> plus féconde de la littérature anglosaxonne.<br />
C’est c<strong>et</strong>te période que couvrent <strong>les</strong> deux volumes<br />
de « La Pléiade », allant de l’avènement d’Elisab<strong>et</strong>h I ère en<br />
1558 à la ferm<strong>et</strong>ure des théâtres par <strong>les</strong> puritains le 2 septembre<br />
1642, fruit de l’un des premiers décr<strong>et</strong>s consécutif à<br />
leur accession au pouvoir.<br />
A noter que le travail des éditeurs, outre le fait de rendre accessible<br />
un corpus majeur de la littérature de la Renaissance<br />
<strong>et</strong> du baroque, est d’une érudition superbe, pleine de finesse<br />
Crime <strong>et</strong><br />
Châtiment<br />
Musée d’Orsay<br />
16 mars - 27 juin 2010<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Classiques<br />
<strong>et</strong> de bon sens. L’introduction, sans être trop étirée, dresse<br />
une topographie très réussie de ce qu’est le monde dramatique<br />
de l’époque <strong>et</strong> de la façon de se mouvoir des comédiens<br />
<strong>et</strong> des dramaturges. L’appareil critique, bien fourni, est également<br />
à saluer. En bref, un coup de maître.<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
• Théâtre élisabéthain, tome I, sous la dir. de Line Cottegnies,<br />
François Laroque <strong>et</strong> jean-Marie Maguin. Regroupe<br />
des œuvres de : <strong>No</strong>rton, Sackville, Lyly, Kyd, Porter,<br />
Greene, Marlowe, Peele, Dekker, Heywood, Chapman,<br />
Marston, Jonson, Middl<strong>et</strong>on. 1776 pages, 75 €.<br />
• Théâtre élisabéthain, tome II, sous la dir. de Line Cottegnies,<br />
François Laroque <strong>et</strong> jean-Marie Maguin. Regroupe<br />
des œuvres de : Jonson, Beaumont, Dekker, Middl<strong>et</strong>on,<br />
Jonson, Webster, Ford, Rowley, Massinger, Brome. 1862<br />
pages, 75 €.<br />
www.musee-orsay.fr<br />
Réservation :<br />
21<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
Théodore Géricault Étude de pieds <strong>et</strong> de mains, 1818-1819, huile sur toile, 52 x 64 cm. Montpellier, musée Fabre © musée Fabre de Montpellier Agglomération – cliché Frédéric Jaulmes<br />
Conception N. Leriche, musée d’Orsay. Graphy imprimeur 2010.
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
22<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Classiques<br />
Vaugelas <strong>et</strong> la norme du français<br />
un homme<br />
aimable, bien fait<br />
«C’était<br />
de corps <strong>et</strong> d’esprit,<br />
de belle taille ; il avait <strong>les</strong> yeux<br />
<strong>et</strong> <strong>les</strong> cheveux noirs, le visage bien<br />
rempli <strong>et</strong> bien coloré. Il était fort<br />
dévot, civil <strong>et</strong> respectueux jusques<br />
à l’excès, particulièrement envers<br />
<strong>les</strong> dames, pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il avait<br />
une extrême vénération. »<br />
C’est ainsi que Pellisson, le premier<br />
historien de l’Académie Française,<br />
décrit Claude Favre de Vaugelas<br />
(Pellisson <strong>et</strong> d’Oliv<strong>et</strong>, Histoire de<br />
l’Académie Française, éd. Ch.-L.<br />
Liv<strong>et</strong>, Paris, 1858, p. 231-232).<br />
Le grammairien <strong>et</strong> étymologiste<br />
Ménage est moins aimable ; dans<br />
sa Requête présentée par <strong>les</strong> dictionnaires<br />
à Messieurs de l’Académie<br />
pour la ré<strong>format</strong>ion de la langue<br />
française, il s’indigne de<br />
[…] la haute impertinence<br />
Qu’un étranger <strong>et</strong> Savoyard<br />
Fasse le procès à Ronsard (ibid., p. 484).<br />
Enfin, l’épistolier Voiture raconte l’anecdote suivante : « Je<br />
suis passé par deux lieux où il y avait une garnison espagnole<br />
[…]. On m’a interrogé ; j’ai dit que j’étais Savoyard, <strong>et</strong><br />
pour passer pour cela, j’ai parlé le plus qu’il m’a été possible<br />
comme M. de [Vaugelas]. Sur mon mauvais accent, ils m’ont<br />
laissé passer » (Œuvres de Voiture, éd. A. Ubicini, Paris, 1855,<br />
I, p. 313).<br />
Qui était donc ce personnage ? Fils d’Antoine Favre, jurisconsulte<br />
éminent <strong>et</strong> haut fonctionnaire des ducs de Savoie,<br />
Claude Favre est né à Meximieux (département de l’Ain) en<br />
1585 (Vaugelas est un lieu-dit de Meximieux dont il héritera<br />
la propriété <strong>et</strong> le nom). Après de bonnes études au collège<br />
d’Annecy <strong>et</strong> des séjours à Rome <strong>et</strong> à Paris avec son père, il<br />
entre en 1607 au service du duc Henri de Nemours ; il fréquentera<br />
dès lors la société aristocratique de Paris, notamment<br />
l’hôtel de Rambouill<strong>et</strong>, <strong>et</strong> se liera d’amitié avec des gens<br />
de l<strong>et</strong>tres tels que Conrart <strong>et</strong> Chapelain. Académicien dès la<br />
première heure, il est chargé en 1639 de rédiger le Dictionnaire<br />
de l’Académie, qu’il n’arrivera de loin pas à terminer,<br />
puisqu’il meurt en 1650, alors que le Dictionnaire ne paraîtra<br />
qu’en 1694. Il réussira en revanche à publier en 1647<br />
ses Remarques sur la langue française, recueil d’observations<br />
concernant des faits isolés de langue<br />
<strong>et</strong> de style auquel il travaillait<br />
depuis plusieurs dizaines d’années,<br />
qui le rendra célèbre <strong>et</strong> qui deviendra<br />
le fondement de la norme du<br />
français.<br />
Voilà donc un Savoyard parlant<br />
avec un « mauvais accent » qui se<br />
mêle de réglementer le français ! Il<br />
s’en justifiera de deux manières :<br />
directement, en rappelant qu’il a<br />
« depuis trente-cinq ou quarante<br />
ans […] vécu dans la Cour », qu’il<br />
a « fait son apprentissage en notre<br />
langue auprès du grand cardinal<br />
Du Perron <strong>et</strong> de M. Coëff<strong>et</strong>eau »,<br />
écrivains oubliés aujourd’hui mais<br />
qui faisaient autorité à l’époque,<br />
qu’il a eu « un continuel commerce<br />
de conférence <strong>et</strong> de conversation<br />
avec tout ce qu’il y a eu d’excellents<br />
hommes à Paris en ce genre », <strong>et</strong> qu’il a « vieilli dans la lecture<br />
de tous <strong>les</strong> bons auteurs » (Vaugelas, Remarques sur la langue<br />
françoise, éd. Z. Marzys, Genève, 2009, p. 73) ; indirectement,<br />
en invoquant l’autorité du Vénitien Pi<strong>et</strong>ro Bembo,<br />
qui a fondé la norme de l’italien littéraire sur le toscan des<br />
grands écrivains florentins du XIV e siècle, Dante, Pétrarque<br />
<strong>et</strong> Boccace : « Le cardinal Bembo […] a observé que presque<br />
tous <strong>les</strong> meilleurs auteurs de sa langue n’ont pas été ceux qui<br />
étaient nés dans la pur<strong>et</strong>é du langage » (ibid., p. 69). Donc<br />
lui aussi, venant de l’extérieur mais ayant appris le français<br />
courtisan à bonne école, se considère comme spécialement<br />
compétent pour en établir la norme.<br />
Toutefois, Vaugelas se défend de légiférer de sa propre autorité.<br />
Dans la longue préface dont il a fait précéder son ouvrage<br />
<strong>et</strong> où il expose son dessein <strong>et</strong> sa méthode, il affirme ne faire<br />
qu’enregistrer « le bon usage », qu’il définit comme « la façon<br />
de parler de la plus saine partie de la cour », ce qu’on peut interpréter<br />
comme le code oral des secteurs <strong>les</strong> plus prestigieux<br />
du milieu socioculturellement dominant à prépondérance<br />
aristocratique. Deux termes méritent pourtant un éclaircissement<br />
: le bon usage <strong>et</strong> la plus saine partie.<br />
Bon usage au sens linguistique était très rare avant Vaugelas.<br />
<strong>No</strong>rmalement, on l’employait soit au sens moral, soit dans<br />
l’expression de bon usage « utile ». Ainsi Calvin : « Qu’on<br />
n’attribue point à l’homme en telle sorte le bon usage de la<br />
grâce de Dieu, comme si par son industrie il la rendait valable<br />
» (Institution de la religion chrestienne, éd. J.-D. Benoît,
Paris, 1957-1963, II, p. 71). D’autre part, Pierre de L’Estoile<br />
: « Faites enter dans vos jardins | Ces greffes de si bon<br />
usage » (Registre-journal du règne de Henri III [1575-1587],<br />
éd. M. Lazard <strong>et</strong> J. Schenk, Genève, 1992-2001, V, p. 140).<br />
D’ailleurs, Vaugelas lui-même n’emploie ce terme que dans sa<br />
Préface, rédigée seulement en<br />
1647, <strong>et</strong> dans deux remarques<br />
ajoutées à son ouvrage à la dernière<br />
minute. Sinon, il parle<br />
de l’« usage », mais jamais du<br />
« bon usage ». On peut donc<br />
dire qu’il a sinon inventé, en<br />
tout cas propagé l’expression,<br />
qui est devenue courante depuis,<br />
si bien que Maurice<br />
Grevisse l’a prise pour titre de<br />
sa célèbre grammaire, <strong>et</strong> que<br />
d’autres auteurs l’ont utilisée<br />
en parlant des efforts antérieurs<br />
à Vaugelas de constituer<br />
une norme du français, ce qui<br />
paraît moins légitime (cf. par<br />
exemple Danielle Trudeau, <strong>Les</strong><br />
Inventeurs du bon usage (1529-<br />
1647), Paris, 1992).<br />
Quant à la plus saine partie,<br />
il s’agit d’une traduction du<br />
terme latin sanior pars, utilisé<br />
en particulier dans le droit ecclésiastique<br />
: ainsi dans une élection, la sanior pars pouvait<br />
être opposée, par décision de l’autorité supérieure, à la maior<br />
pars. Pour Vaugelas, dans une première version manuscrite<br />
des Remarques, c<strong>et</strong>te autorité semble être constituée par <strong>les</strong><br />
écrivains : « Lorsque la plus saine partie de la cour, pour p<strong>et</strong>ite<br />
qu’elle soit, a <strong>les</strong> bons écrivains de son côté, elle prévaut toujours<br />
sur le plus grand nombre » (Remarques, op. cit., p. 143).<br />
Mais il n’a pas repris ce passage dans la version définitive de<br />
son ouvrage ; c’est qu’entre-temps il a mis tout le poids sur la<br />
langue parlée, <strong>les</strong> écrivains n’étant plus, en quelque sorte, que<br />
<strong>les</strong> greffiers du bon usage, qui l’authentifient <strong>et</strong> lui donnent<br />
force de loi.<br />
<strong>No</strong>us restons donc sur notre soif quant à savoir quel<strong>les</strong> personnes<br />
appartiennent à « la plus saine partie de la cour » <strong>et</strong><br />
selon quels critères el<strong>les</strong> sont choisies. Ce qui est clair, c’est<br />
que la norme du français, pour Vaugelas, est modelée sur<br />
l’usage oral <strong>et</strong> contemporain de la société aristocratique, l’autorité<br />
des écrivains n’étant reconnue que dans la mesure où<br />
ils suivent c<strong>et</strong> usage. Or l’usage oral étant variable par définition,<br />
il est normal que le bon usage évolue également ;<br />
c’est sa source qui paraît invariable à Vaugelas : « Car il sera<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Classiques<br />
toujours vrai qu’il y aura un bon <strong>et</strong> un mauvais usage, que<br />
le mauvais sera composé de la pluralité des voix, <strong>et</strong> le bon<br />
de la plus saine partie de la cour <strong>et</strong> des écrivains du temps »<br />
(Remarques, p. 103).<br />
Mais le bon usage, une fois enregistré par <strong>les</strong> « bons écrivains<br />
», a été pris pour modèle<br />
par <strong>les</strong> générations suivantes.<br />
Ainsi, dès le XVIII e siècle, on<br />
voit le r<strong>et</strong>our de la priorité de<br />
la langue écrite du passé sur<br />
l’usage parlé contemporain. La<br />
langue des grands auteurs classiques<br />
a été consignée dans <strong>les</strong><br />
grammaires <strong>et</strong> apprise par des<br />
générations d’écoliers. Que<br />
nous reste-t-il aujourd’hui du<br />
bon usage de Vaugelas ?<br />
Il nous en reste au moins trois<br />
idées. Tout d’abord, la norme<br />
du français se fonde toujours<br />
sur l’usage d’une élite : sur<br />
« le consentement des bons<br />
écrivains <strong>et</strong> des gens qui ont<br />
le souci de bien s’exprimer »,<br />
pour reprendre une formule<br />
moderne de Maurice Grevisse<br />
(Problèmes de langage, I, Gembloux,<br />
1961, p. 6). Ensuite,<br />
le bon usage linguistique fait<br />
partie de la culture, celle-ci étant conçue à la fois comme un<br />
savoir, un savoir-vivre <strong>et</strong> l’enracinement dans une tradition.<br />
Enfin <strong>et</strong> surtout, le bon usage n’est pas un code fixé une fois<br />
pour toutes, mais un ensemble de règ<strong>les</strong> soup<strong>les</strong> <strong>et</strong> susceptib<strong>les</strong><br />
de modifications : ici, nous renouons avec Vaugelas<br />
par-dessus la pétrification de la norme classique <strong>et</strong> scolaire du<br />
XVIII e <strong>et</strong> du XIX e siècle.<br />
Ainsi le bon usage, apparemment battu en brèche aujourd’hui<br />
par la montée du français « relâché » comme des<br />
variétés populaires, professionnel<strong>les</strong> <strong>et</strong> régiona<strong>les</strong>, subsiste<br />
pourtant dans ses aspects fondamentaux, bien qu’il n’y ait<br />
plus de cour à Paris ni à Versail<strong>les</strong> <strong>et</strong> que <strong>les</strong> écrivains ne se<br />
soum<strong>et</strong>tent plus inconditionnellement au discours normatif<br />
des grammairiens <strong>et</strong> des dictionnaires.<br />
Zygmunt Marzys<br />
Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise,<br />
édition critique avec introduction <strong>et</strong> notes par Zygmunt<br />
Marzys, Genève, Librairie Droz, 2009, 1008 pages,<br />
97,30 CHF.<br />
23<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
24<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Essais<br />
Des libel<strong>les</strong> à la Révolution<br />
<strong>Les</strong> universitaires connaissent Robert Darnton, sinon<br />
pour l’avoir lu, au moins de nom. Le grand public le<br />
connaît moins <strong>et</strong> c’est malheureuse chose, étant donné<br />
que la qualité essentielle de ses essais, est d’échapper aux<br />
conventions tacites des scientifiques qui, en règle générale,<br />
s’accordent pour écrire des textes excessivement diffici<strong>les</strong><br />
d’accès. Chez Robert Darnton, avec de la volonté <strong>et</strong> quelques<br />
notions de bases, le néophyte trouve sa place. C’est d’autant<br />
plus louable que ses études sont d’une pertinence très à propos<br />
<strong>et</strong> se tournent vers un domaine de la littérature qui est<br />
encore largement à exploiter : <strong>les</strong> marges de la littérature au<br />
XVIII e siècle, qu’el<strong>les</strong> soient du style voyou ou du genre sage.<br />
C’est là qu’à défaut de germer le génie, germent <strong>les</strong> futurs<br />
fauteurs de troub<strong>les</strong> de la Révolution française.<br />
Trois publications m<strong>et</strong>tent ce printemps Robert Darnton<br />
d’actualité. La première, au Mercure de France, est une édition<br />
du roman du Marquis de Pelleport, <strong>Les</strong> bohémiens, que<br />
Robert Darnton a présentée <strong>et</strong> annotée. Voisin de cellule du<br />
Marquis de Sade, le Marquis de Pelleport écrit son roman autobiographique<br />
alors qu’il est embastillé <strong>et</strong> vient de publier,<br />
en 1783 une violente satire où il s’en prend au royaume, à<br />
la Cour <strong>et</strong> à l’Eglise, connue sous le non Le diable dans un<br />
bénitier. C’est la sans doute son ouvrage le plus célèbre. Robert<br />
Darnton reprend par ailleurs ce titre pour un essai dont<br />
il sera question plus loin. Si l’ouvrage – le roman de Pelleport<br />
– avait grandement besoin d’être exhumé de l’oubli,<br />
une imprécision prête toutefois à confusion : le titre même<br />
de l’ouvrage. Si le contenu critique reste fidèle à l’image de<br />
R. Darnton, la couverture est équivoque. Deux titres se côtoient,<br />
on ne sait pourquoi : La bohème littéraire <strong>et</strong> <strong>Les</strong> bohémiens,<br />
ce dernier semble être un sous-titre, alors qu’il est le<br />
titre du roman… Il ne faut pas s’arrêter à ce détail, quoique<br />
gênant, ce serait se priver d’une belle lecture, fort amusante,<br />
miroir typique de l’esprit de bohème, provocateur <strong>et</strong> incisif.<br />
<strong>Les</strong> deux autres parutions, plus scientifiques, sont l’œuvre de<br />
la maison Gallimard. Le résultat toutefois n’est pas le plus réjouissant.<br />
Dans Le diable dans un bénitier, titre repris, on l’a<br />
dit, au Marquis de Pelleport, c’est un autre Robert Darnton.<br />
Le brillantissime historien, avec sa plume réputée fluide s’est<br />
converti en compilateur de documents, reliés habilement par<br />
des transitions qui ne sont qu’un peu plus profondes qu’un<br />
commentaire. C’est passionnant, c’est instructif, mais c’est<br />
aussi – <strong>et</strong> c’est un écueil que <strong>les</strong> textes n’évitent guère – anecdotique.<br />
Trop de documents étouffent l’Histoire. Le diable<br />
dans un bénitier, tente d’analyser <strong>les</strong> rapports entre la presse,<br />
la littérature <strong>et</strong> la calomnie à la fin de l’Ancien Régime. C’est<br />
en quelque sorte un travail en amont de l’autre livre, Bohème<br />
littéraire <strong>et</strong> Révolution – un recueil d’artic<strong>les</strong> parus dans des<br />
revues spécialisées –, qui s’attarde, lui, a étudier <strong>les</strong> rapports<br />
entre la calomnie, le pamphl<strong>et</strong>, la presse, l’écrivain saltimbanque,<br />
le Rousseau du ruisseau, <strong>et</strong> le pouvoir politique de<br />
l’Ancien Régime. <strong>Les</strong> génies ratés, <strong>les</strong> épaves des <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> qui<br />
se sont tournées vers la politique <strong>et</strong> ont vécu la bohème, sont<br />
ceux, étonnamment, qui – à défaut de <strong>les</strong> avoir faites – ont<br />
eu une véritable influence durant <strong>les</strong> Révolutions qui commencèrent<br />
avec celle de 1789. C’est, dans ce livre-ci (Bohème<br />
littéraire <strong>et</strong> Révolution), une analyse très intéressante <strong>et</strong><br />
pertinente, parsemée d’anecdotes c<strong>et</strong>te fois-ci mesurées <strong>et</strong><br />
digestes, qui nous plonge au cœur de la macération d’une<br />
révolte, la plus importante pour le peuple français <strong>et</strong> pour<br />
l’établissement d’une exception française.<br />
En quelque sorte, l’exercice de démonstration auquel se<br />
prête Robert Darnton est le suivant : la marge littéraire est<br />
le moule politique. Du moins dans son livre, ce parallélisme<br />
est vérifiable <strong>et</strong> Darnton le fait tantôt brillamment, tantôt<br />
un peu plus mécaniquement. Mais malgré tout rien de plus<br />
intéressant que de fouiller <strong>les</strong> origines de la Révolution, parce<br />
qu’el<strong>les</strong> sont aussi <strong>les</strong> origines du Romantisme <strong>et</strong> de ses bohèmes<br />
successives, l’un <strong>et</strong> l’autres fondateurs respectivement<br />
de la littérature moderne <strong>et</strong> du mythe de « l’artiste en saltimbanque<br />
» pour reprendre le terme cher à Starobinsky.<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
• Marquis de Pelleport, La bohème littéraire – <strong>Les</strong> bohémiens,<br />
édition présentée <strong>et</strong> annotée par Robert Darnton,<br />
Mercure de France, 232 pages, 18 €.<br />
• Robert Darnton, Le Diable dans un bénitier. L’art de la<br />
calomnie en France, 1650-1800, Gallimard, « NRF essais<br />
», 696 pages, 28 €.<br />
• Robert Darnton, Bohème littéraire <strong>et</strong> Révolution. Le<br />
monde des livres au XVIII e siècle, Gallimard, « Tel », 300<br />
pages, 11 €.
Actualité d’Albert Thibaud<strong>et</strong><br />
Trois questions à Robert Kopp<br />
« <strong>Les</strong> Cahiers de La NRF » que dirige<br />
Jean-Pierre Dauphin viennent de rééditer<br />
Intérieurs (258 pages, 25 €), trois études<br />
de Thibaud<strong>et</strong> sur Baudelaire, Fromentin<br />
<strong>et</strong> Amiel. <strong>No</strong>us avons demandé à Robert<br />
Kopp qui a présenté <strong>et</strong> annoté ces<br />
textes, pourquoi Thibaud<strong>et</strong> lui paraît<br />
d’actualité.<br />
A quoi bon rééditer des essais de<br />
critique datant des années 1920, trois<br />
textes de circonstance commémorant<br />
le centenaire de la naissance d’auteurs<br />
abondamment commentés depuis,<br />
alors que rien ne vieillit plus vite <strong>et</strong><br />
plus mal que la critique littéraire ?<br />
En eff<strong>et</strong>, rares sont <strong>les</strong> ouvrages<br />
de critique qui survivent. C’est<br />
particulièrement vrai de ceux de<br />
l’entre-deux-guerres. Qui, en dehors du cercle restreint des<br />
spécialiste, se souvient des travaux de Jean Pommier, de Joseph<br />
Vianey ou de Gustave Rudler, pourtant grands ténors du<br />
Collège de France, de la Sorbonne <strong>et</strong> de l’Université d’Oxford<br />
? Leur vision positiviste de la littérature – dont Thibaud<strong>et</strong><br />
déjà se moquait dans La NRF – a été définitivement balayée<br />
par ce qu’on appelait dans <strong>les</strong> années soixante « la nouvelle<br />
critique ». Mais qui lit aujourd’hui <strong>les</strong> nouveaux critiques ?<br />
Le structuralisme – à l’exception de quelques rares textes de<br />
Roland Barthes – a sombré à son tour. Après quarante années<br />
de « glaciation » – comme disait Jean-Paul Aron dans <strong>Les</strong><br />
Modernes –, c’est le dégel.<br />
Et pourquoi Thibaud<strong>et</strong> échapperait-il au sort de ses<br />
confrères ?<br />
Pour <strong>les</strong> mêmes raisons que son maître Sainte-beuve, qui a<br />
fini par résister même aux anathèmes de Proust. Thibaud<strong>et</strong><br />
n’est pas un dogmatique, ce qui ne signifie pas que sa méthode<br />
ne soit clairement définie. Ce qui le sauve – <strong>et</strong> nous le rend<br />
sympathique – c’est d’abord sa gourmandise. Thibaud<strong>et</strong> est<br />
bourguignon. Il aime la bonne chère, il apprécie <strong>les</strong> bons<br />
vins. C’est même un fin connaisseur. Et il savoure <strong>les</strong> bons<br />
livres comme autant de plats succulents. <strong>Les</strong> nombreuses<br />
métaphores vitico<strong>les</strong> <strong>et</strong> culinaires qui émaillent ses textes en<br />
disent assez sur son appétit toujours en éveil.<br />
Mais quelle est sa méthode <strong>et</strong> quelle est pour nous son<br />
actualité ?<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Essais<br />
Il croise deux méthodes que l’on a eu le<br />
tort de présenter comme antagonistes :<br />
l’histoire littéraire <strong>et</strong> l’analyse thématique,<br />
la diachronie <strong>et</strong> la synchronie. A la fin<br />
de sa vie, même Lévi-Strauss – ce fut sa<br />
leçon d’adieu au Collège de France – a<br />
reconnu qu’il était faut d’opposer histoire<br />
<strong>et</strong> structure. Thibaud<strong>et</strong> l’avait dit – <strong>et</strong><br />
démontré par ses écrits – un demi siècle<br />
plur tôt. Il aurait pu nous éviter bien<br />
des errements. Mais au lendemain de sa<br />
mort, en 1936, <strong>les</strong> sciences humaines<br />
commençaient à exercer leur terreur. Ils<br />
croyaient devoir rivaliser avec <strong>les</strong> sciences<br />
exactes, une ambition qui n’a plus cours<br />
aujourd’hui, sauf en linguistique.<br />
Pour Thibaud<strong>et</strong>, ni l’histoire ni la critique<br />
ne sont des sciences, mais des arts. Des arts<br />
de la compréhension, de la réflexion, de<br />
l’intelligence. Ce qui frappe, chez Thibaud<strong>et</strong>, c’est d’abord sa<br />
modestie, son humilité. Ce qui compte, c’est l’œuvre, pas la<br />
critique, sauf si elle se hisse elle-même au niveau d’une œuvre.<br />
Ce qui est le cas des textes de Baudelaire sur Delacroix, de<br />
Fromentin sur Rubens.<br />
Le rôle du critique est de faire goûter, de faire comprendre,<br />
de faire aimer. Il ne peut le faire que par empathie. S’il ne<br />
ressent pas profondément une œuvre – qu’il s’agisse de<br />
Thucydide, de Montaigne ou de Mallarmé –, il ne saura la<br />
faire vibrer pour le lecteur contemporain. Pour Thibaud<strong>et</strong>, la<br />
critique est avant tout une conscience.<br />
Propos recueillis par Niklaus Güdel<br />
Pour aller plus loin :<br />
Depuis vint ans, <strong>les</strong> rééditions de Thibaud<strong>et</strong> se multiplient.<br />
En 1990, La Campagne avec Thucydide avait été placé en<br />
tête de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Laffont, coll.<br />
« Bouquins ». En 2006, La Poésie de Stéphane Mallarmé<br />
reparaissait chez Gallimard (coll. « Tel »), ainsi que le<br />
Montaigne (« <strong>Les</strong> Cahiers de La NRF ») en 2007. En 2007<br />
également, Antoine Compagnon réunit <strong>les</strong> Réflexions sur<br />
la politique (Laffont, coll. « Bouquins ») <strong>et</strong> <strong>les</strong> Réflexions<br />
sur la littérature (avec Christophe Pradeau), Gallimard,<br />
coll. « Quarto ». L’Histoire de la littérature française a<br />
reparu quant à elle aux Editions du CNRS. Le livre de<br />
référence est celui de Michel Leymarie, Albert Thibaud<strong>et</strong>,<br />
« l’outsider du dedans », Lille, Presses universitaires du<br />
Septentrion, 2006<br />
25<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
26<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong><br />
Biographie<br />
La collection « Folio biographie<br />
» de chez Gallimard<br />
accueille <strong>les</strong> ouvrages à la<br />
pelle. C<strong>et</strong>te prolifération reflète<br />
assez bien l’esprit de son directeur,<br />
Gérard de Cortanze. Beaucoup de<br />
choses pour rien, autrement dit, la<br />
quantité au détriment de la qualité.<br />
Le présent volume sur Muss<strong>et</strong>,<br />
comme quelques autres volumes,<br />
échappent à la règle, <strong>et</strong> c’est tant<br />
mieux <strong>et</strong> pour le prestige de la<br />
maison d’édition, <strong>et</strong> pour l’auteur<br />
(que ce soit Muss<strong>et</strong> ou sa biographe<br />
Ariane Charton). On ne<br />
peut malheureusement pas en dire<br />
autant des volumes sur Baudelaire,<br />
sur Calvin (voir notre chronique<br />
dans <strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong>, n°1, mai<br />
2009) ou de celui sur Chopin.<br />
Le travail d’Ariane Charton, donc,<br />
est remarquable. En ce sens où,<br />
sans ambition démesurée, sans<br />
pédantisme – c’est le propre du<br />
volume sur Baudelaire –, r<strong>et</strong>race<br />
modestement, mais c’est ainsi qu’il<br />
faut le faire, la destinée d’Alfred de<br />
Muss<strong>et</strong>. On passe par l’enfance <strong>et</strong><br />
la gestation du génie, dont la naissance, selon Paul de Muss<strong>et</strong>,<br />
son frère, « fut fêtée, dans sa famille, avec […] autant de<br />
joie que celle du roi de Rome ».<br />
L’épisode bien connu de Venise, l’aventure de Muss<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />
Sand, leur rupture <strong>et</strong> tous <strong>les</strong> drames littéraires qui s’en suivirent<br />
(souvenons-nous du volume de Sand, Elle <strong>et</strong> lui, répondant<br />
aux Confessions d’un enfant du siècle, auquel volume<br />
répondent Paul de Muss<strong>et</strong>, puis Louise Coll<strong>et</strong> qui se réclame<br />
la seule maîtresse de Muss<strong>et</strong>…) prennent naturellement un<br />
place dans la biographie <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent de mieux saisir l’enfantement<br />
des Confessions. On y trouve quelques mots rarement<br />
croisés, notamment de la mère de Muss<strong>et</strong> qui lui écrit :<br />
« J’ai une grande reconnaissance pour Madame Sand <strong>et</strong> pour<br />
tous <strong>les</strong> soins qu’elle t’a donnés. Que serais-tu devenu sans<br />
elle ? » (p. 113). On attrape aussi au vol, <strong>les</strong> injures qui fusent<br />
entre <strong>les</strong> deux écrivains. Sand le traitait de fou (Muss<strong>et</strong> avait<br />
horreur de se r<strong>et</strong>rouver dans un asile) <strong>et</strong> Muss<strong>et</strong> de répliquer,<br />
piqué à vif, « infâme prostituée » ! Passent encore bien des<br />
La voix des romantiques<br />
scènes <strong>et</strong> des anecdotes.<br />
Madame Charton en vient aussi à<br />
des choses plus matériel<strong>les</strong>, racontant,<br />
par exemple, comment le docteur<br />
Véron, directeur du Constitutionnel,<br />
fit paraître Carmosine, une<br />
pièce inspirée de Boccace, <strong>et</strong> pour<br />
laquelle il fit accepter à Muss<strong>et</strong> –<br />
qui d’abord refusa – une somme<br />
considérable. Charton rapporte : «<br />
Véron était si content qu’il voulut<br />
lui payer <strong>les</strong> trois actes au prix de<br />
cinq, c’est-à-dire 5000 francs, ce<br />
que musser refusa par honnêt<strong>et</strong>é.<br />
Finalement, Véron lui fit accepter<br />
4000 francs (16’000 € environ).<br />
Adèle Martell<strong>et</strong> affirme qu’avec<br />
c<strong>et</strong>te somme il ach<strong>et</strong>a de beaux<br />
meub<strong>les</strong> en acajou pour son appartement<br />
; mais Sainte-Beuve <strong>et</strong><br />
Houssaye prétendent qu’il organisa<br />
son orgie idéale aux Frères Provençaux,<br />
un restaurant du Palais-Royal<br />
réputé pour sa cave. L’importance<br />
de la somme – conclut Charton –<br />
incite à penser qu’il l’a dépensée des<br />
deux manières. » Mais tout cela ne<br />
perd jamais de vue l’essentiel d’un<br />
biographie, d’hisser l’homme à la hauteur de son œuvre, pour<br />
la rendre plus transparante, en donner un grille de lecture qui<br />
rend l’auteur plus pertinent qu’il ne paraît. Enfin, une biographie<br />
au service de la profondeur de l’écrivain, toujours,<br />
sera une biographie réussie. En bref, le volume est remarquable,<br />
surtout pour le néophyte qui ne connaît que de loin<br />
<strong>les</strong> événements qui entourèrent la vie du grand romantique,<br />
<strong>et</strong> qui veut en avoir une synthèse solide <strong>et</strong> scientifique (<strong>les</strong><br />
notes de fin de volumes sont assez fournies). Ce néophyte<br />
là, ne lira plus Muss<strong>et</strong> comme un livre banal, perdu dans la<br />
foule des autres. Il le lira avec goût, <strong>et</strong> sans doute aussi avec<br />
passion.<br />
Bernard Vicq<br />
Ariane Charton, Alfred de Muss<strong>et</strong>, Gallimard, « Folio biographie<br />
», 326 pages, 7,10 €
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
A chaque parution, <strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> vous propose de découvrir un<br />
haut-lieu culturel de Suisse romande <strong>et</strong> son actualité.<br />
Pour ce numéro, la rédaction vous invite à parcourir l’histoire de la<br />
Fondation de l’Hermitage<br />
<strong>et</strong> à visiter l’exposition qui s’y tient jusqu’au 24 mai 2010.<br />
27<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
28<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
La constitution de la Fondation de l’Hermitage est<br />
étroitement liée à une grande famille lausannoise,<br />
<strong>les</strong> Bugnion. Le 29 novembre 1841, le banquier<br />
Char<strong>les</strong>-Juste Bugnion fait l’acquisition du vaste domaine<br />
de l’Hermitage sur <strong>les</strong> hauts de Lausanne pour entr<strong>et</strong>enir<br />
une vie mondaine particulièrement intense. Dans ce cadre<br />
paradisiaque, il organise bals <strong>et</strong> réceptions prestigieuses<br />
afin maintenir des relations bourgeoises <strong>et</strong> fidéliser anciens<br />
<strong>et</strong> nouveaux clients.<br />
Entre 1842 <strong>et</strong> 1850, des vastes travaux sont entrepris sous<br />
la direction de l’architecte Louis Wenger pour la construction<br />
de la maison de maître que désire Char<strong>les</strong>-Juste.<br />
Outre l’édifice, le propriétaire consacre, avec sa femme, un<br />
soin particulier à l’aménagement du parc : à côté d’espèces<br />
communes tel<strong>les</strong> que tilleuls, peupliers <strong>et</strong> autres platanes,<br />
d’autres moins courantes sont plantées ; ainsi le cèdre du<br />
Liban côtoie des séquoias du Japon ou un ginkgo biloba.<br />
De manière générale, ces réaménagements marquent de<br />
son empreinte une campagne que l’on souhaite élever au<br />
rang de réussite esthétique <strong>et</strong> qui entend frapper l’imagination<br />
du visiteur.<br />
Pendant des décennies, la vie de l’Hermitage est rythmée<br />
par celle de la famille Bugnion, jusqu’au moment au Paul<br />
Bugnion, dernier habitant de la demeure connaisse des<br />
problèmes de santé. C’est à c<strong>et</strong>te époque que la famille<br />
Bugnion décide de faire don de la maison à la Ville de Lausanne<br />
avec, comme condition, la création d’une fondation<br />
chargée d’animer la maison par des expositions.<br />
En eff<strong>et</strong>, autres temps, autres mœurs : <strong>les</strong> héritiers de<br />
Char<strong>les</strong>-Juste ne manifestent pas le désir de venir habiter<br />
l’Hermitage : en eff<strong>et</strong>, la demeure est disproportionnée par<br />
rapport aux besoins des uns <strong>et</strong> des autres <strong>et</strong> <strong>les</strong> frais occasionnés<br />
par l’entr<strong>et</strong>ien <strong>et</strong> <strong>les</strong> charges fisca<strong>les</strong> contribuent à<br />
la volonté de rechercher des solutions capab<strong>les</strong> de préserver<br />
<strong>les</strong> intérêts des propriétaires <strong>et</strong> d’assurer la vocation culturelle<br />
de la maison de maître. <strong>Les</strong> négociations dureront<br />
près de sept ans <strong>et</strong> aboutiront à la fin de l’année 1977 :<br />
suite à des débats passionnées, le Conseil municipal adopte<br />
le proj<strong>et</strong> qui perm<strong>et</strong> de donner une nouvelle jeunesse à la<br />
maison de maître, ainsi qu’à son parc. Plus que la contrepartie<br />
financière, très modeste par rapport à la valeur réelle<br />
du terrain, la famille Bugnion pouvait s’associer à un proj<strong>et</strong><br />
culturel d’envergure.<br />
La fondation est formellement créée le 23 février 1978 <strong>et</strong><br />
définit ses objectifs comme suit : « Maintenir un spécimen<br />
P<strong>et</strong>it historique pour découvrir<br />
la Fondation de l’Hermitage<br />
La Fondation de l’Hermitage. © François Bertin<br />
Le café-restaurant «L’esquisse». © François Bertin<br />
Vue depuis la Fondation. © François Bertin
Entrée du musée. © François Bertin<br />
Accueil <strong>et</strong> libraire. © François Bertin<br />
Salle d’exposition (Giacom<strong>et</strong>ti, 2002). © François Bertin<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
caractéristique d’une maison bourgeoise lausannoise du XIX e<br />
siècle : accueillir des manifestations permanentes ou temporaires<br />
présentant un intérêt évident pour la vie artistique <strong>et</strong><br />
culturelle du pays ; […] créer le centre susmentionné dans<br />
un cadre de calme <strong>et</strong> de verdure largement accessible au public<br />
». Dans un premier temps, l’affection culturelle est encore<br />
quelque peu hésitante. Et c’est sous l’impulsion de François<br />
Daulte, historien de l’art, que l’idée d’une fondation<br />
dévolue à l’art se m<strong>et</strong> en place. Il décide de réserver le soussol<br />
<strong>et</strong> le rez-de-chaussée pour des expositions de sculpture<br />
<strong>et</strong> de peinture, tandis que le premier étage m<strong>et</strong>trait en scène<br />
un intérieur bourgeois lausannois. Dès juin 1983, Monsieur<br />
Daulte propose des manifestations prodigieuses pour <strong>les</strong> trois<br />
ans à venir, à savoir : une exposition des chefs-d’œuvre des<br />
collections impressionnistes <strong>et</strong> post-impressionnistes privées<br />
de Suisse romande, une exposition de tableaux de la Fondation<br />
Florence Gould <strong>et</strong> une exposition Renoir. Il n’en fallait<br />
guère davantage pour consacrer l’orientation artistique du<br />
musée <strong>et</strong> lui asseoir une belle <strong>et</strong> durable notoriété.<br />
Dès lors, la Fondation perpétue c<strong>et</strong>te noble tradition, dans<br />
un cadre prestigieux <strong>et</strong> idyllique, qui perm<strong>et</strong> aux visiteurs<br />
d’admirer des chefs-d’œuvre sous un angle rare <strong>et</strong> exceptionnel…<br />
Fondation de l’Hermitage<br />
2, route du Signal<br />
1000 Lausanne<br />
+41 (0)21 320 50 01<br />
info@fondation-hermitage.ch<br />
www.fondation-hermitage.ch<br />
Pascale Bugnon<br />
Heures d’ouverture <strong>et</strong> accès par la route ou <strong>les</strong> transports<br />
publics à consulter sur le site de la Fondation.<br />
À lire<br />
François Vallotton, L’Hermitage, une famille lausannoise<br />
<strong>et</strong> sa demeure, Bibliothèque des <strong>Arts</strong>, 145 pages, 49.–<br />
CHF.<br />
29<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
30<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
100 chefs-d’œuvre pour une merveille<br />
Fidèle à son image de qualité, la Fondation de l’Hermitage,<br />
à Lausanne, propose un parcours dans <strong>les</strong><br />
collections d’art moderne du Städel Museum de<br />
Francfort. L’Hermitage profite des travaux de rénovation<br />
<strong>et</strong> d’agrandissement que subit actuellement le Städel Museum<br />
pour accueillir <strong>les</strong> joyaux de sa collection. Le cadre<br />
idyllique de l’hôtel particulier construit par Léon Werth<br />
en 1850 se réapproprie des œuvres initialement peintes<br />
pour ce genre de demeures bourgeoises. Le parcours de<br />
l’exposition réveille des perspectives peu communes aux<br />
grands musées <strong>et</strong> c’est sans aucun doute ce qui fait le<br />
charme de l’exposition.<br />
La pal<strong>et</strong>te des œuvres exposées couvre <strong>les</strong> XIXe e <strong>et</strong> XX<br />
sièc<strong>les</strong>, à une exception près sur laquelle il convient<br />
de s’arrêter un instant. Le portrait de Go<strong>et</strong>he dans la campagne<br />
romaine peint par Tischbein en 1786 lors du séjour de<br />
Go<strong>et</strong>he à Rome <strong>et</strong> demeuré vraisemblablement inachevé lors<br />
du départ du peintre pour Nap<strong>les</strong> en juin 1787 – où il venait<br />
d’être nommé directeur de l’Académie des Beaux-arts – occupe<br />
une grande cimaise au premier étage de l’Hermitage.<br />
Le tableau, que le lecteur trouve dans tout ouvrage m<strong>et</strong>tant<br />
Go<strong>et</strong>he ou son œuvre en ved<strong>et</strong>te <strong>et</strong> sur lequel s’ouvre le catalogue<br />
de l’exposition, n’est pas le moins intéressant de la<br />
visite. L’œuvre en eff<strong>et</strong> est une prouesse. Tischbein tente d’y<br />
instaurer un dialogue entre le paysage historique <strong>et</strong> le portrait<br />
du poète. Le coup de génie réside certainement dans la prestance<br />
arborée par Go<strong>et</strong>he, plus proche de la statuaire que du<br />
portrait, <strong>et</strong> qui fige le poète dans ce paysage de l’Antiquité.<br />
Il en résulte une forme de sérénité, de solennité, proche de la<br />
mythologie <strong>et</strong> des dieux de l’Olympe. Œuvre remarquable,<br />
quoique artistiquement peu aboutie. La toile présente en eff<strong>et</strong><br />
de nombreuses inégalités de couches de peinture, des parties<br />
plus traitées, plus léchées que d’autres qui ont convaincu<br />
Go<strong>et</strong>he lui-même <strong>et</strong> <strong>les</strong> spécialiste d’aujourd’hui de son inachèvement.<br />
Du réalisme à l’impressionnisme<br />
Premier cheminement dans l’exposition, où l’on découvre<br />
des Corot <strong>et</strong> des Courb<strong>et</strong> de très belle facture. Aux côtés d’un<br />
Van Gogh de sa période de gestation de Nuenen, par ailleurs<br />
déjà exposé à Bâle l’été dernier, une toile de <strong>format</strong> modeste,<br />
d’Adolphe Monticelle attire le regard. D’abord parce que son<br />
traitement n’est semblable en rien aux tableaux qui l’encadrent<br />
dans la première salle ; elle est en eff<strong>et</strong> peinte à « pleine<br />
pâte » d’une couche de peinture massive appliquée au cou-<br />
Johann Heinrich Wilhelm Tischbein<br />
Go<strong>et</strong>he dans la campagne romaine, 1786-1787<br />
Huile sur toile, 164 x 206 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo U. Edelmann, Städel Museum, ARTOTHEK<br />
Caspar David Friedrich<br />
Montagnes émergeant du brouillard, vers 1835<br />
Huile sur toile, 35 x 49 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo U. Edelmann, Städel Museum, ARTOTHEK
Johan Christian Dahl<br />
L’éruption du Vésuve en décembre 1820, 1826<br />
Huile sur toile, 128 x 172 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo Blauel / Gnamm, Städel Museum, ARTOTHEK<br />
Hans Thoma<br />
Dans un hamac, 1876<br />
Huile sur toile, 107 x 147 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo Städel Museum, ARTOTHEK<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
teau. Ensuite parce que son suj<strong>et</strong> relève de la méta-peinture :<br />
mise en abîme de la pratique de peindre, en m<strong>et</strong>tant en scène<br />
un peintre sur bâtiment. Jeu sémantique amusant sur lequel<br />
joue le peintre marseillais.<br />
La salle suivante fait cohabiter le Mon<strong>et</strong> (Le déjeuner, 1868)<br />
de sa période réaliste que l’on confondrait aisément avec un<br />
Man<strong>et</strong>, dont on r<strong>et</strong>rouve des œuvres dans la même salle, avec<br />
le Mon<strong>et</strong> de sa première période impressionniste (Maisons<br />
au bord de la Zaan, 1871) où le trait fragmenté est encore<br />
hésitant, <strong>les</strong> couleurs ternes, où l’ensemble encore sent la<br />
jeunesse, la gestation. Mais le chemin est tracé, on sait où<br />
l’on va, on le sent, on le devine. <strong>Les</strong> Mon<strong>et</strong> cohabitent avec<br />
Man<strong>et</strong> (La partie de croqu<strong>et</strong>, 1873, qui annonce le Déjeuner<br />
sur l’herbe), Sisley, Degas peintre, Degas sculpteur, Rodin,<br />
Renoir peintre, Renoir sculpteur…<br />
Néo-classicisme <strong>et</strong> peinture de genre<br />
Ce n’est qu’à l’étage, sorte de parenthèse <strong>et</strong> de r<strong>et</strong>our dans<br />
le temps, que s’exposent <strong>les</strong> œuvres néo-classiques, romantiques<br />
<strong>et</strong> de genre de la fin du XVIII e <strong>et</strong> du début du XIX e<br />
sièc<strong>les</strong>. Le Go<strong>et</strong>he de Tischbein, bien sûr, monté sur sa cloison<br />
spéciale, mais aussi des peintres moins connus du large<br />
public, comme Franz Pforr (Autoportrait, 1810) ou Wilhelm<br />
von Kobbel (Matin au bord du Tegernsee, 1827). Autre toile<br />
impressionnante, édifiante, L’Eruption du Vésuve en décembre<br />
1820, peinte en 1826 par Johan Christen Dahl dont <strong>les</strong> coloris<br />
de l’arrière plan ne sont pas sans rappeler Caspar David<br />
Friedrich dont il était l’ami <strong>et</strong> avec qui il collabora. On<br />
peut d’ailleurs observer une œuvre de Friedrich, remarquable<br />
par sa légèr<strong>et</strong>é atmosphérique, très éthérée, même dans la<br />
roche <strong>et</strong> <strong>les</strong> sapins qui forment le premier plan (Montagnes<br />
émergeant du brouillard, vers 1835), dans la même salle. On<br />
r<strong>et</strong>rouve aussi Delacroix <strong>et</strong> Rottmann, Feuerbach <strong>et</strong> <strong>Les</strong>sing,<br />
ainsi que, belle surprise, un peintre très peu exposé en dehors<br />
de l’Allemagne, très amusant <strong>et</strong> ironique, une sorte de Daumier<br />
à l’allemande, Carl Spitzweg dont Le veuf (1844) est<br />
exposé dans un couloir. Ce n’est, bien sûr, pas le meilleur Spitzweg<br />
(<strong>les</strong> toi<strong>les</strong> parmi <strong>les</strong> plus remarquab<strong>les</strong> sont au Georg<br />
Schäfer Museum de Schweinfurt), mais il n’en demeure pas<br />
moins relevant de l’esprit du peintre, assez particulier en son<br />
genre.<br />
Le symbolisme<br />
Très bien traité, le symbolisme occupe une partie du rez-dechaussée<br />
de la villa Bugnion. De l’école française (Gustave<br />
Moreau, Odilon Redon, Henri Rousseau) à l’école allemande<br />
(Max Klinger, Hans Thoma, Louis Eysen) en passant par <strong>les</strong><br />
Suisses (Hodler <strong>et</strong> Böcklin), la présentation marque bien la<br />
rupture d’avec l’impressionnisme dont on peine même à en<br />
31<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
32<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
deviner <strong>les</strong> traces. On n’y r<strong>et</strong>rouve, de fait, qu’une luminosité<br />
d’extérieur qui, sans le temps de Fontainebleau, n’eusse pas<br />
été envisageable. Le Portrait d’une romaine sur un toit à Rome<br />
de Max Klinger est édifiant, peut-être un peu trop pour la<br />
salle relativement étroite où il cohabite avec deux sublimes<br />
Hodler. A l’étage, La lionne jalouse de Paul Meyerheim est<br />
assez amusante en ce sens où l’on ne sait qui d’entre l’animal<br />
<strong>et</strong> sa dompteuse est de nature jalouse <strong>et</strong> donc le suj<strong>et</strong> du<br />
tableau.<br />
L’art moderne<br />
C’est dans le sous-sol, à l’architecture résolument moderne,<br />
que la partie dédiée à l’art moderne est mise en scène. Après<br />
une kyrielle de peintres allemands du XX e siècle – dont <strong>les</strong><br />
plus importants sont Franz Marc (mort à Verdun en 1916),<br />
August Macke, Emil <strong>No</strong>lde, Karl Schmidt-Rottluff, Oskar<br />
Schlemmer – <strong>et</strong> un détour par Picasso, Jawlensky, Henri<br />
Laurens, Max Ernst <strong>et</strong> Lyonel Feininger, une dizaine de toi<strong>les</strong><br />
de Max Beckmann ferme l’exposition. Il est assez frappant de<br />
voir <strong>les</strong> inspirations diverses du peintre, dont le style passe allègrement<br />
du genre Picasso (Voiture de cirque, 1940) au genre<br />
Chagall (Synagogue de Francfort-sur-le-Main, 1919), d’une<br />
peinture très dénuée de symbo<strong>les</strong> <strong>et</strong> presque néo-réaliste à<br />
une peinture symbolique <strong>et</strong> presque mythologique. L’inspiration<br />
d’un Bonnard, même, se ressent dans l’Autoportrait<br />
de 1905 dont le voisinage des tons pastels, verts, mauves,<br />
gris, <strong>et</strong> couleur chair sont d’une maîtrise déconcertante, avec<br />
une touche régulière, ordonnées, cohérente. On va jusqu’à<br />
r<strong>et</strong>rouver Degas, dans le bronze Danseuse (Grand écart), exécuté<br />
vers 1935. Plus loin encore dans le temps, jusqu’aux<br />
natures mortes de Cézanne, traitées à la Van Gogh (Nature<br />
morte aux mimosas, 1938-39). Une façon relativement habile<br />
de synthétiser <strong>les</strong> développements exposés dans <strong>les</strong> étages de<br />
la villa.<br />
Quelques peintres suisses<br />
Le visiteur sera surpris de r<strong>et</strong>rouver <strong>les</strong> grands noms de la<br />
peinture helvétique relativement bien représentés dans la<br />
collection du musée francfortois. Deux tableaux admirab<strong>les</strong><br />
d’Arnold Böcklin, Le Voyage de noces <strong>et</strong> Villa au bord de la<br />
mer, s’opposent par leur suj<strong>et</strong>. L’un exalte la nature <strong>et</strong> la lumière,<br />
l’autre, très sombre, préfigure la fameuse série de L’Ile<br />
des morts, dont la version la plus troublante est sans doute<br />
celle préservée à Berlin.<br />
Ferdinand Hodler est également bien représenté dans la section<br />
symboliste, avec le portrait de plain-pied d’un p<strong>et</strong>it garçon,<br />
intitulé L’Enfance (1894), dans la tradition de ses toi<strong>les</strong><br />
allégoriques du Printemps <strong>et</strong> de La Nuit. Un autre tableau<br />
Arnold Böcklin<br />
Le voyage de noces, vers 1890<br />
Tempera sur bois, 72 x 52,5 cm<br />
Städel Museum, Francfort, prêt de l’Allemagne fédérale<br />
© Photo Städel Museum, ARTOTHEK<br />
Edouard Man<strong>et</strong><br />
La partie de croqu<strong>et</strong>, 1873<br />
Huile sur toile, 72,5 x 106 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo U. Edelmann, Städel Museum, ARTOTHEK
est issu de ses peintures de paysages <strong>et</strong> représente<br />
Le Lac Léman avec <strong>les</strong> Alpes savoyardes (1911). Le<br />
tableau avait déjà été exposé en Suisse, même récemment<br />
au Kunsthaus de Zurich en 2004 <strong>et</strong> au<br />
Kunstmuseum de Berne en 2008. Il s’inscrit dans<br />
la théorie hodlérienne du parallélisme <strong>et</strong> de la répétition<br />
<strong>et</strong> obéit à la lente épuration des symbo<strong>les</strong> <strong>et</strong><br />
des traits à laquelle Hodler procède des le début des<br />
années 1900.<br />
Le peintre Paul Klee, dont deux tableaux (trois<br />
dans le catalogue) se font face dans le sous-sol, fait<br />
quelque peu figure d’« étranger » en ce sens où la<br />
qualité de ces deux peintures demeure largement<br />
en-deçà de celle à laquelle il nous a habitués. C’est<br />
à se demander pourquoi <strong>les</strong> deux œuvres ont fait<br />
le voyage de Lausanne <strong>et</strong> il est fort à parier que la<br />
seule raison soit la nationalité du peintre – qui, rappelons-le,<br />
était d’abord allemand, ce qui peut faire<br />
office de ponton dans la présente exposition. Mais<br />
c<strong>et</strong>te frasque reste mineure dans une exposition de<br />
pareille facture. Un Vallotton <strong>et</strong> plusieurs Kirchner<br />
figurent également dans le sous-sol de la Fondation.<br />
La monstration de la Fondation de l’Hermitage,<br />
répétons-le, fidèle à son « label » de qualité, ne déçoit<br />
pas. C’est en tout cas une belle vitrine pour le<br />
musée allemand dont on oublie souvent l’importance<br />
– il est l’un des rares musées privés encore en<br />
activité en Allemagne, <strong>et</strong> est l’un des plus anciens<br />
musées du pays. De quoi aguicher <strong>les</strong> visiteurs <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
encourager à prendre la route de Francfort, comme<br />
le firent quelques grandes figures d’autrefois, à commencer<br />
par le lausannois Benjamin Constant.<br />
Niklaus Manuel Güdel<br />
100 chefs-d’œuvre du Städel Museum, Fondation<br />
de l’Hermitage, Lausanne, jusqu’au 24 mai 2010.<br />
Catalogue de l’exposition publié en co-édition<br />
avec le Städel Museum <strong>et</strong> Michael Imhof Verlag,<br />
260 pages, dont 107 pleines pages en couleur,<br />
56.– CHF<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Suisse romande<br />
Edvard Munch<br />
Jalousie, 1913<br />
Huile sur toile, 85 x 130 cm<br />
Städel Museum, Francfort, dépôt d’une collection privée<br />
© Photo Städel Museum, ARTOTHEK<br />
Franz Marc<br />
Chien couché dans la neige, vers 1911<br />
Huile sur toile, 62,5 « 105 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo Städel Museum, ARTOTHEK<br />
Max Beckmann<br />
La synagogue à Francfort-sur-le-Main, 1919<br />
Huile sur toile, 90 x 140 cm<br />
Städel Museum, Francfort<br />
© Photo U. Edelmann, Städel Museum, ARTOTHEK<br />
© 2009, ProLitteris, Zurich<br />
33<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
34<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Carte blanche<br />
Parfois – cela vous prend avec une<br />
n<strong>et</strong>te violence – cela vient de très<br />
profond en vous – ceci est le nouveau<br />
monde – peut-être cela ne vient pas<br />
de vous – avez-vous cru à ce leurre – mais<br />
de plus loin encore. Des chevaux livides<br />
de l’Apocalypse qui passent à travers<br />
vous, cheminant vers leur but invisible.<br />
Car le nouveau monde est déjà – vous venez<br />
d’enterrer l’ancien – au bout de sa<br />
course folle. Ce n’est pas dans vos habitudes<br />
de vous plaindre – je le ferai pour<br />
vous – vous qui vous êtes si souvent exprimé<br />
par la vie des autres, vous êtes désormais<br />
dans l’incapacité de dire que<br />
c<strong>et</strong>te place – soleil écrasant, végétation<br />
luxuriante – n’est pas la vôtre. Que c<strong>et</strong>te<br />
terre – d’abord sous vos pieds, avant de<br />
<strong>les</strong> ensevelir – est une terre étrangère.<br />
Terre gloutonne, <strong>et</strong> hostile à vos pensées,<br />
même si ce n’est pas précisément c<strong>et</strong>te<br />
terre qui est incriminée, mais ce qui vous<br />
a fait y planter vos ossements. Cela – que<br />
le malheur est calme comme un matin de<br />
nouveau monde, que la paix incommode<br />
<strong>et</strong> le soleil inonde – je le vois tout de suite<br />
lorsque le chauffeur de taxi nous indique<br />
votre tombe. Une double stèle noire <strong>et</strong><br />
terne, que vous partagez avec Lotte, une<br />
stèle si mal positionnée, derrière le mur<br />
d’un enclos mortuaire privé très imbus de<br />
lui-même, – qu’on la dirait sans perspective,<br />
étriquée presque, mais se peut-il que ce que l’on dit d’un<br />
corps, on le dise également d’une tombe, ou des restes d’un<br />
corps. Et cela qui vous prend parfois avec une n<strong>et</strong>te violence<br />
<strong>et</strong> qui vous vient de plus loin encore que de la sensation nauséeuse<br />
qui s’empare de vous, vous obligeant à vous étendre<br />
sur votre lit en pleine journée, vous que d’ordinaire rien<br />
n’ébranlait, vous si tenace, si prompt chaque matin à vous<br />
réveiller, à dévorer le jour, vous qui abattiez <strong>les</strong> heures, <strong>les</strong><br />
unes après <strong>les</strong> autres, sans plus <strong>les</strong> voir, par un travail sans<br />
relâche, vous êtes là à regarder le plafond blanc craquelé par<br />
l’humidité, à regarder filer un p<strong>et</strong>it lézard d’un bout à l’autre<br />
de votre mur, à compter <strong>les</strong> heures. La fenêtre est ouverte.<br />
C’est le mois de février. Pic de chaleur. Grand décourage-<br />
L<strong>et</strong>tre<br />
à Zweig<br />
par Stéphane Lambert<br />
Né en 1974, Stéphane Lambert est romaniste.<br />
Très actif dans le milieu du livre, il<br />
a cofondé <strong>les</strong> éditions Le Grand Miroir.<br />
Il collabore régulièrement à la presse<br />
écrite <strong>et</strong> est lauréat de nombreux prix <strong>et</strong><br />
bourses littéraires. Il vit à Bruxel<strong>les</strong> où<br />
il se partage entre la nécessité d’enracinement<br />
<strong>et</strong> le besoin d’être ailleurs. Son<br />
dernier roman, <strong>Les</strong> couleurs de la nuit,<br />
a paru aux éditions de La Différence en<br />
janvier dernier. Parmi ses autres livres,<br />
on compte L’homme de marbre (Labor/<br />
Le Grand Miroir, 2008), L’adieu au<br />
paysage – <strong>Les</strong> nymphéas de Claude<br />
Mon<strong>et</strong> (La Différence, 2008) <strong>et</strong> Le sexe<br />
<strong>et</strong> la main (L’Arbre à paro<strong>les</strong>, 2009).<br />
Son site : www.stephanelambert.com<br />
ment. Dans le lointain vous entendez la<br />
rumeur des maracas… Vous entendez…<br />
Mais pour vous ce n’est plus la peine…<br />
Vienne. Vous avez enterré l’ancien<br />
monde… Vienne, vous murmurez, puis<br />
vous regardez le plafond blanc. Craquelé.<br />
Et vous comptez <strong>les</strong> heures qu’il vous<br />
reste – car vous l’avez décidé – ceci est un<br />
départ prémédité, qui a fait croire tant de<br />
choses, <strong>et</strong> il est bien difficile de savoir de<br />
quoi cela est fait, un homme qui meurt,<br />
qui décide de mourir, dans le lointain, <strong>les</strong><br />
maracas de la fête, <strong>et</strong> vous, allongé, de<br />
quoi est fait un homme qui meurt dans<br />
une chambre au bout du monde, ce qui<br />
est pour lui le bout du monde, fenêtre<br />
entrouverte, Lotte couchée à vos côtés,<br />
comme la paix est incommode, elle ne<br />
dit pas ce qu’elle contient, je l’ai vu tout<br />
de suite lorsque le chauffeur de taxi a indiqué<br />
la tombe, étriquée, dit-on aussi<br />
cela d’une tombe, des restes d’un corps,<br />
<strong>et</strong> que fait le vôtre en c<strong>et</strong>te terre, qu’ont<br />
rencontré vos ossements, la double stèle<br />
noire <strong>et</strong> terne qui vous recouvre est si mal<br />
positionnée qu’il est difficile de s’y recueillir,<br />
en arrivant, déjà, on sait que l’on<br />
va lire votre nom, inscrit quelque part sur<br />
un morceau de pierre, on s’y est préparé,<br />
<strong>et</strong> à vrai dire on l’a toujours pensé, que ce<br />
n’est pas là votre place, que le lieu n’est<br />
pas le bon – ô isolement comme une<br />
tombe – alors quand le chauffeur de taxi, oui, nous dépose,<br />
au coin de l’allée, après nous avoir indiqué le lieu exact, ce<br />
mauvais lieu, l’on se dit, oui, que nous le savions, nous nous<br />
y attendions, mais l’impression rejoint alors le pressentiment,<br />
<strong>et</strong> derrière ce calme de l’inconfort où vous vous trouvez – P<strong>et</strong>rópolis,<br />
huit cent mètres d’altitude, capitale d’un ancien<br />
monde, loin de la plèbe <strong>et</strong> des plages de Rio – après c<strong>et</strong>te<br />
mort que d’aucuns disent choisie – je refuse à présent le mot<br />
– l’on entend votre voix, qui ne s’est jamais plainte, étouffer<br />
sous la terre étrangère, <strong>et</strong> gémir à sa façon, c’est-à-dire sans<br />
un mot, <strong>et</strong> l’océan apparaît comme un mur, l’isolement gigantesque<br />
– plus qu’un exil puisque votre patrie alors n’existait<br />
plus – le fossé dans lequel proj<strong>et</strong>é vous avez vu la fin venir
– ceci est le nouveau monde – <strong>et</strong> l’on voudrait vous tirer de<br />
là, faire que cela n’ait jamais eu lieu – mais ailleurs ! c<strong>et</strong><br />
ailleurs que vous avez connu, qui jadis était chez vous, ailleurs<br />
vous seriez mort dans d’autres circonstances tragiques –,<br />
alors que choisir, vous entendez au loin la rumeur du carnaval,<br />
la chaleur vous oblige à limiter vos mouvements, le cœur<br />
s’emballe vite quand l’angoisse est là, <strong>et</strong> vous prend, un autre<br />
lézard traverse le mur d’un bout à l’autre, plus lentement que<br />
le premier, ou alors est-ce votre esprit qui ralentit, <strong>et</strong> Lotte<br />
vous donne un dernier baiser, vous êtes loin de ce qu’a été<br />
votre vie – montagnes, jungle, alentour, à quoi cela correspond<br />
– <strong>et</strong> il vous vient l’idée de pleurer, c<strong>et</strong>te même idée qui<br />
parfois vous faisait arrêter n<strong>et</strong> d’écrire, penser à Lotte malade,<br />
grand découragement, <strong>et</strong> fixer le vide, le sol devant vous, oh<br />
! <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te envie, c<strong>et</strong>te envie de ne plus rien faire, de s’allonger<br />
par terre, <strong>et</strong> d’attendre que cela passe, de regarder le monde<br />
vous passer dessus sans rien faire, mais la littérature est la<br />
science du différé, vous le savez, <strong>et</strong> vous continuez d’écrire,<br />
malgré tout vous continuez d’aligner des mots… là où plus<br />
rien ne semble pourtant représenter pour vous l’ombre d’une<br />
promesse, vous continuez d’écrire… pour ce qui va suivre…<br />
après le déluge… après la longue nuit viendra ce qui devra<br />
venir, car il y a quelque chose au-delà de ce qui vous entoure,<br />
de c<strong>et</strong>te chape de plomb qui vous assomme… une aurore<br />
probable cachée derrière la catastrophe mondiale… mais ce<br />
qui arrivera vous laissez cela à d’autres… cela ne vous regarde<br />
plus… plus la peine… <strong>et</strong> <strong>les</strong> chevaux livides courent, mais<br />
est-ce vraiment vers l’Apocalypse… cependant votre résistance<br />
faiblit, vous n’êtes plus aussi prompt le matin à dévorer<br />
le jour, tous <strong>les</strong> ponts sont rompus, <strong>et</strong> la lumière vous gêne…<br />
ce sol n’est pas votre terre… l’océan se dresse… <strong>et</strong> l’avenir<br />
est… pour l’heure l’avenir est en ruine… le bruit des maracas<br />
vous rappelle d’autres bruits que vous voudriez oublier…<br />
dans votre tête vous n’arrivez plus à détailler le catalogue des<br />
catastrophes en cours… mais ce bruit vous agace… la lumière<br />
vous gêne… cela forme à présent un agglomérat<br />
confus… <strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te confusion émerge l’envie de s’allonger<br />
par terre… terre étrangère… salopards !... la seule idée précise…<br />
l’envie de s’allonger… décidément la lumière de la<br />
véranda vous gêne… vous n’avez pas le courage d’aller fermer<br />
la fenêtre… pour ne plus entendre le bruit… tout est prémédité…<br />
tout vous échappe donc… ce lézard qui court trop<br />
vite sur le mur… c<strong>et</strong>te pensée que vous n’arrivez pas à saisir…<br />
seul le baiser de Lotte vous réconforte… <strong>et</strong> ces larmes si<br />
longues à venir… qui lentement traversent l’océan pour venir<br />
à vous… pour venir à vous j’ai traversé le Léthé… j’ai<br />
déposé une pensée sur votre tombe noire <strong>et</strong> terne en me disant<br />
que ce n’était pas ici… pas ici, votre place… jungle <strong>et</strong><br />
montagnes m’entouraient… paix incommode… pour venir<br />
à vous j’ai traversé le Léthé… <strong>et</strong> tout à coup vous parvenez à<br />
murmurer un nom… sorti de l’oubli… Kleist… le nom de<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Carte blanche<br />
Kleist qui revient… remonte des profondeurs… de ces profondeurs<br />
si lointaines que vous pouvez douter qu’el<strong>les</strong> soient<br />
encore en vous… Kleist… cela… oui, cela… c<strong>et</strong>te communauté…<br />
comment n’y auriez-vous pas pensé alors… alors<br />
que c’était votre tour de combattre le démon… <strong>et</strong> il ne s’agissait<br />
plus de raisonner… non… à présent la lumière était insupportable…<br />
<strong>et</strong> Lotte semblait déjà presque endormie, ses<br />
lèvres collées contre votre joue… son corps serré contre le<br />
vôtre… la mort devenait une étreinte… une maîtresse attirante…<br />
mourons… disait Kleist… cela vous revenait…<br />
mourons… ah ! ce pluriel comme il rendait la chose moins<br />
pénible… mourons d’une de ces morts innombrab<strong>les</strong>… <strong>et</strong> le<br />
baiser de Lotte continuait de réchauffer votre joue… dont<br />
nous sommes déjà morts… elle dort, oui, ça y est, elle s’est<br />
endormie… dont nous mourrons encore… ah ! le nouveau<br />
monde… la longue nuit…<br />
POST-SCRIPTUM<br />
Oui. C<strong>et</strong>te sensation première, r<strong>et</strong>our à la clarté, on peut<br />
l’éprouver, par p<strong>et</strong>ites touches, ensevelie sous la conscience<br />
embrumée. Accoudé, par exemple, à la fenêtre entrouverte<br />
d’un bus – bus 136 reliant la plage de Copacabana à la gare<br />
routière de Rodoviario –, recevant l’air marin de Rio en c<strong>et</strong>te<br />
lourde journée d’été. La chaussée est un véritable bombardement<br />
de véhicu<strong>les</strong> fonçant à toute allure. Mais de c<strong>et</strong>te folie<br />
de vivre qui parcourt l’atmosphère, vous ne recevez que <strong>les</strong><br />
effluves parfumés de la ville. A chaque coin de rue, à chaque<br />
stationnement, vous repérez le Christ de Corcovado – vous<br />
tournez autour comme s’il était le centre de gravité d’un manège.<br />
Sur votre passage, tout ce que vous captez, <strong>et</strong> qui en<br />
d’autre temps aurait pu vous anéantir, aiguise la sensation<br />
de reconquête. Avenues à l’américaine bordées de palmiers.<br />
Grands immeub<strong>les</strong> au prestige suranné, toisant la mer. Façades<br />
abîmées, au modern style décrépi. Couleur de carburant<br />
salissant l’éclat des églises. Tôle rouillée d’habitations<br />
sommaires. Grouillement des piétons. Ronflement incessant<br />
des moteurs. Bâtiments abandonnés. Sans-abri. Rien ne parvient<br />
à rompre le charme de c<strong>et</strong>te journée. Même pas l’idée,<br />
qui vous effleure, d’une catastrophe imminente. Dans votre<br />
tête : direction P<strong>et</strong>rópolis.<br />
Stéphane Lambert<br />
Dernier livre paru :<br />
<strong>Les</strong> couleurs de la nuit, roman, La Différence, 224 pages, 18 €<br />
35<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
Hommage<br />
15 36<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Ernst Beyeler<br />
Photo : © Kurt Wyss, Basel<br />
Ernst Beyeler,<br />
le seigneur de Bâle<br />
Ernst Beyeler est mort dans la nuit du jeudi 25 au vendredi<br />
26 février dernier. Sa santé s’était dégradée ; une<br />
vraisemblable pneumonie l’a emporté. Ernst ne s’est pas<br />
réveillé de son sommeil.<br />
C’est la disparition d’un grand homme, d’un marchand<br />
d’art qui ne faisait pas d’argent avec de l’art mais de<br />
l’art avec de l’argent. Comment, parti de rien, avait-il<br />
établi l’une des plus bel<strong>les</strong> collections d’art moderne au<br />
monde ? Il était parvenu à un œil absolu comme en musique<br />
on parle d’oreille absolue. En cinquante ans, il a<br />
contribué au rayonnement de Bâle, qui accueille chaque<br />
année, grâce à lui notamment, Art Basel, l’une des toutes<br />
premières manifestations d’art contemporain.<br />
Il avait commencé sa carrière à la librairie Schloss au 9,<br />
Bäumleingasse à Bâle. Puis, en 1945, après le décès de son<br />
patron, il avait rach<strong>et</strong>é ce commerce qu’il transforma en galerie<br />
d’art. Une première exposition d’estampes japonaises<br />
l’encouragea en 1947. Il rêvait d’impressionnistes mais ce<br />
répertoire était trop cher pour lui, trop coté. Alors, il se tourna<br />
vers l’art de son époque <strong>et</strong> aiguisa son regard. Il vendit<br />
cent toi<strong>les</strong> de Klee en un coup, rach<strong>et</strong>a plusieurs collections,<br />
dont la collection Thompson aux États-Unis. Près de 16 000<br />
œuvres passèrent entre ses mains <strong>et</strong> sculptèrent son regard<br />
légendaire. <strong>Les</strong> achats parfois stupéfiants, <strong>les</strong> échanges qu’il<br />
a faits, ses relations avec <strong>les</strong> institutions, ses rapports diffici<strong>les</strong><br />
avec l’argent, <strong>et</strong> surtout ses rencontres personnel<strong>les</strong> avec<br />
<strong>les</strong> plus grands artistes : Picasso, Giacom<strong>et</strong>ti, Rothko, Rauschenberg,<br />
Lichtenstein, Tàpies, Tobey… ont rempli une vie,<br />
ont bâti un empire.<br />
Depuis plus de cinquante ans, il vivait dans une maison<br />
simple. Seul luxe : une piscine dans le jardin parce qu’il entr<strong>et</strong>enait<br />
avec l’eau un rapport intime en nageant souvent,<br />
<strong>et</strong> surtout en ramant dans son club d’aviron, sa seconde<br />
famille. « La maison n’est pas trop grande », disait-il. Il y<br />
avait accroché <strong>les</strong> toi<strong>les</strong> essentiel<strong>les</strong>, <strong>les</strong> soum<strong>et</strong>tant ainsi à<br />
l’épreuve du temps. Passer <strong>et</strong> repasser devant une œuvre<br />
peut l’user : « quand on ne la regarde plus, c’est qu’elle n’est<br />
plus actuelle, plus moderne, seulement décorative », disait-il<br />
encore. L’Étreinte du soleil à l’amoureuse, de Miró, était audessus<br />
du téléphone, dans l’entrée, <strong>et</strong> le Kandinsky, Improvisation<br />
10, se trouvait dans le salon, à gauche de la porte.<br />
De l’autre côté (mais pas en face) se tenait le Picasso, Etude
des Demoisel<strong>les</strong> d’Avignon. Des clous aux murs indiquaient<br />
la place qu’occupaient ces tableaux désormais accrochés à la<br />
Fondation à Riehen. C’est là aussi qu’avec son épouse Hildy,<br />
il avaient élevé <strong>et</strong> vu grandir leurs deux nièces, <strong>les</strong> fil<strong>les</strong> de son<br />
frère, mort prématurément.<br />
Ernst Beyeler <strong>et</strong> Pablo Picasso à Mougins en 1969.<br />
Photographe inconnu<br />
Ernst Beyeler avec son masque yu’pik à la Fondation Beyeler, Riehen/Basel.<br />
Photo : © Jürg Ramseier, 2000<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Hommage à Ernst Beyeler<br />
Il aimait répéter que Beyeler signifie « apiculteur ». « C’est un<br />
joli mot, disait-il, parce que <strong>les</strong> abeil<strong>les</strong> butinent <strong>les</strong> fleurs, la<br />
beauté, <strong>et</strong> en font leur miel. J’ai voulu rester dans c<strong>et</strong>te tradition<br />
en collectionnant du miel au musée. » La simplicité<br />
le guidait : son pays natal, son club d’aviron, la montagne,<br />
Bâle. Et <strong>les</strong> expositions à la galerie. Surtout <strong>les</strong><br />
expositions, fruit de l’enthousiasme <strong>et</strong> du travail<br />
: « Le travail rend heureux, partout. Il n’y a<br />
pas de secr<strong>et</strong> », confiait-il. Vivre dans le mouvement,<br />
dans le proj<strong>et</strong>, demeurer tendu vers ce qui<br />
adviendra, telle était sa ligne de conduite. Son<br />
nom devint un label de qualité. Le marché de<br />
l’art ne s’y trompait pas. Ernst Beyeler n’a rien<br />
composé mais a tout interprété avec autorité,<br />
force <strong>et</strong> élégance. Par sa douceur, sa courtoisie,<br />
son allure, il faisait partie de c<strong>et</strong>te génération<br />
qui a des chefs, non des managers, de celle qui a<br />
l’élégance de la modestie.<br />
Un marchand d’art doit connaître l’art <strong>et</strong> le marché.<br />
Sa réussite vient d’un génie qui fait la synthèse<br />
des deux. Beyeler a oscillé entre ces deux<br />
voies. Mais sa motivation était ailleurs, dans<br />
l’exposition, l’accrochage ; il aimait marier <strong>les</strong><br />
œuvres, <strong>les</strong> lier ou <strong>les</strong> confronter pour un temps,<br />
avec une rigueur <strong>et</strong> une audace tota<strong>les</strong> qui surprenaient<br />
toujours le visiteur. Ni conservateur ni<br />
marchand : galeriste, c’est-à-dire un chef d’orchestre<br />
pour qui <strong>les</strong> sons étaient des couleurs <strong>et</strong><br />
<strong>les</strong> harmonies des formes. <strong>Les</strong> catalogues de la<br />
galerie furent vite reconnus pour leur savante<br />
mise en page, au point que Picasso invita Beyeler<br />
à Mougins pour lui confier des œuvres.<br />
Il a fondé sa collection sur <strong>les</strong> deux axes de l’abstraction<br />
(Kandinsky) <strong>et</strong> du cubisme (Picasso)<br />
qu’il a développés : des sources (l’art primitif<br />
africain ou océanien) jusqu’à l’aboutissement<br />
d’un Anselm Kiefer ; cherchant <strong>les</strong> détours à<br />
travers Klee, Mondrian, Bacon, Léger ou Miro.<br />
Il suffit de traverser <strong>les</strong> sal<strong>les</strong> de la collection<br />
permanente à Riehen pour comprendre. L’œil<br />
de Beyeler était un fil d’Ariane non didactique<br />
mais émotionnel. La peinture avait sur lui des<br />
eff<strong>et</strong>s physiques, il éprouvait des sensations dans<br />
le corps devant un Rothko ou un Cézanne.<br />
Plus tard, la Fondation Beyeler devint une symphonie<br />
pastorale, un formidable terrain pour c<strong>et</strong><br />
œil exigeant. On se souviendra de l’exposition<br />
« L’Autre collection » réalisée pour <strong>les</strong> dix ans de<br />
la Fondation : Beyeler avait fait venir des pièces<br />
maîtresses qui étaient passées par ses mains, qu’il<br />
37<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
38<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Hommage à Ernst Beyeler<br />
avait revendues, <strong>et</strong> pour <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> il avait des regr<strong>et</strong>s. Il manquait<br />
des Pollock ach<strong>et</strong>és par la Shabanou, aujourd’hui relégués<br />
dans des caves à Téhéran, considérés là-bas comme « dégénérés<br />
»… Chaque exposition était un événement culturel,<br />
chaque vernissage une fête des yeux. L’exposition des Fleurs<br />
ou celle qui unissait, encore une fois Calder <strong>et</strong> Miro…<br />
À l’heure des mails, des mobi<strong>les</strong>, de l’in<strong>format</strong>ion continue,<br />
des cours de bourse impatients <strong>et</strong> des trépidations du<br />
monde, dans la course effrénée pour la croissance <strong>et</strong> <strong>les</strong> développements<br />
anticipés, Ernst marchait dans la forêt, glissait<br />
sur l’eau, contemplait <strong>les</strong> toi<strong>les</strong> comme <strong>les</strong> étoi<strong>les</strong> <strong>et</strong> écoutait<br />
la nature. Il n’a jamais cessé d’être dans la course malgré un<br />
marché de plus en plus complexe <strong>et</strong> des enjeux financiers<br />
de plus en plus importants. Des procès ? Il en a eus. Des<br />
déboires ? Il en a connus. Il a conjugué le goût de la compétition<br />
<strong>et</strong> l’art de vivre. Son écologie ne se restreignait pas à la<br />
préoccupation de l’environnement, à Art for Tropical forest,<br />
la Fondation qu’il avait créé pour sauver <strong>les</strong> arbres de l’Amazonie<br />
: elle s’étendait au respect du temps, par c<strong>et</strong>te façon si<br />
simple de respirer le moment qui passe <strong>et</strong> de le goûter parce<br />
qu’on s’y construit. C<strong>et</strong> équilibre était sans doute le secr<strong>et</strong> de<br />
c<strong>et</strong>te success-story, la dernière d’une époque.<br />
Hélas, le temps de l’homme n’est pas le temps de l’art. En<br />
juill<strong>et</strong> 2008, son indispensable complice, Hildy Beyeler<br />
mourut. Ernst entrait dans la nuit du chagrin, sa santé se dégrada.<br />
La tristesse l’envahit <strong>et</strong> avec elle, le goût de vivre, c<strong>et</strong>te<br />
« Joie de vivre » dont il avait fait une exposition (1997) en<br />
hommage à Picasso. En mai dernier, on apprenait qu’il avait<br />
été mis sous tutelle… Avait-il ces derniers jours le sentiment<br />
qu’il y a un temps pour tout, comme il le disait parfois ?<br />
« J’aurai fait un p<strong>et</strong>it maximum », observait-il au suj<strong>et</strong> de sa<br />
Fondation. Un p<strong>et</strong>it maximum qui a le goût de l’éternité.<br />
Christophe Mory<br />
Né en 1962, Christophe Mory<br />
a exercé des fonctions de responsable<br />
de communication, notamment<br />
à la Bibliothèque nationale<br />
de France. Ancien producteur à<br />
Radio France, il a collaboré au<br />
Monde de la musique <strong>et</strong> participé<br />
au Dictionnaire des mythes<br />
contemporains <strong>et</strong> au Dictionnaire<br />
des mythes féminins (Editions<br />
du Rocher). Il est l’auteur du<br />
Mystère Schubert (Le Publieur)<br />
<strong>et</strong> de Paris 1778 (Art & Comédie).<br />
En 2003, il a fait paraître chez Gallimard un livre d’entr<strong>et</strong>iens<br />
avec Ernst Beyeler, La passion de l’art, réédité récemment<br />
(voir vign<strong>et</strong>te ci-contre).<br />
Ernst Beyeler au jardin d’hiver de la Fondation Beyeler.<br />
Photo : © Ludwig Rauch, Berlin<br />
Ernst Beyeler en séance de dédicaces avec Christophe Mory,<br />
lors de la parution de leur livre d’entr<strong>et</strong>iens, en 2003.<br />
© Christophe Mory
L’autre Turner<br />
« Turner <strong>et</strong> ses peintres ». De la nouvelle<br />
exposition présentée aux Galeries<br />
nationa<strong>les</strong> du Grand Palais, le pire<br />
était à craindre. Malgré l’intitulé de<br />
l’exposition rappelant étrangement celui<br />
de la monstration dédiée l’an passé<br />
à Picasso, l’écueil des confrontations<br />
douteuses est pourtant évité <strong>et</strong> le défi<br />
largement relevé. Après sa présentation<br />
à la Tate Britain de Londres <strong>et</strong> avant<br />
son arrivée au musée du Prado prévue<br />
c<strong>et</strong> été, « Turner <strong>et</strong> ses peintres » fait<br />
escale à Paris jusqu’au 24 mai, l’occasion<br />
de mieux comprendre la peinture<br />
du grand artiste anglais.<br />
Au suj<strong>et</strong> de Turner il est un topos<br />
récurrent : il est le peintre de la<br />
lumière, précurseur de l’impressionnisme,<br />
abstrait avant l’heure. Si on<br />
ne peut nier l’importance de son œuvre sur <strong>les</strong> artistes qui<br />
lui succèdent, la tendance était à l’oubli du cheminement<br />
du peintre <strong>et</strong> de sa peinture au profit d’une focale consacrée<br />
à sa dernière période, la plus singulière. La présente exposition<br />
répare ce tort en confrontant Turner à ses maîtres <strong>et</strong> à<br />
ses contemporains, le replaçant ainsi prodigieusement dans<br />
le contexte artistique particulier de l’Angl<strong>et</strong>erre de la fin du<br />
XVIII e siècle. Une scénographie claire <strong>et</strong> efficace accompagnée<br />
d’une signalétique élégante donnent au visiteur des clés de<br />
lecture tout en le poussant à la confrontation, ce qui est suffisamment<br />
rare pour être souligné.<br />
En 1789, soit à 14 ans, Joseph Mallord William Turner<br />
(1775-1851) intègre <strong>les</strong> cours de la Royal Academy fondée<br />
quelque vingt années auparavant <strong>et</strong> présidée par Sir Joshua<br />
Reynolds (1723-1792). Il s’inscrit dès lors dans la tradition<br />
académique en même temps qu’elle se constitue. C<strong>et</strong>te nouvelle<br />
institution perm<strong>et</strong> à l’Angl<strong>et</strong>erre de rejoindre ses voisins<br />
européens, en se référant notamment à l’Académie royale de<br />
peinture <strong>et</strong> de sculpture créée en 1648 à Paris. L’anoblissement<br />
de la profession, perm<strong>et</strong> aux artistes de se confronter <strong>et</strong><br />
de se concurrencer. Un incroyable foyer d’échange se m<strong>et</strong> en<br />
place. <strong>Les</strong> collectionneurs offrent à c<strong>et</strong> égard un terrain de recherche<br />
prolixe aux artistes, à l’heure où l’Angl<strong>et</strong>erre ne possède<br />
encore pas de musée des beaux-arts. La Maison blanche<br />
à Chelsea (1800) peinte par Thomas Girtin (1775-1802) est<br />
révélatrice du goût anglais pour l’aquarelle topographique.<br />
Elle m<strong>et</strong> en exergue un des rivaux de Turner – trop tôt disparu<br />
– tout en suggérant l’ambitus général de c<strong>et</strong>te époque<br />
en Angl<strong>et</strong>erre.<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
Joseph Mallord William Turner<br />
Tempête de neige, 1842<br />
Huile sur toile, 91,4 x 121,9 cm<br />
Londres, Tate Britain<br />
© Tate Photography<br />
Claude Gellée, dit Le Lorrain<br />
Port de mer au soleil couchant, 1639<br />
Huile sur toile, 103 x 135 cm<br />
Paris, musée du Louvre<br />
© RMN/Gérard Blot/Jean Schormans<br />
39<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
40<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
Joseph Mallord William Turner<br />
Le Déluge, 1805<br />
Huile sur toile, 142,9 x 235,6 cm<br />
Londres, Tate Britain<br />
© Tate Photography<br />
La copie est au cœur du processus de <strong>format</strong>ion artistique.<br />
Turner s’y adonne éperdument non en produisant des copies<br />
servi<strong>les</strong>, mais en s’efforçant de réécrire <strong>les</strong> toi<strong>les</strong> auxquel<strong>les</strong><br />
il se consacre. Dans sa version du Déluge de Poussin (1594-<br />
1665) Turner prolonge la narration <strong>et</strong> offre comme un second<br />
état de la situation posée par le peintre français « exilé »<br />
à Rome. Il investit l’ordre poussiniste, rallume la tourmente.<br />
Le paysage en devient quasi fantastique, incendiaire, rejoignant<br />
alors le goût du Sublime plébiscité par <strong>les</strong> romantiques<br />
<strong>et</strong> théorisé par Edmond Burke en 1757. L’étude des maîtres<br />
nourrit l’approche de Turner, tant au niveau de la composition<br />
que de la lumière. <strong>Les</strong> scènes de genre <strong>et</strong> <strong>les</strong> marines<br />
plébiscitées par <strong>les</strong> collectionneurs anglais du XIX e siècle lui<br />
perm<strong>et</strong>tent de se confronter aux œuvres de David Teniers<br />
(1610-1690), d’Albert Cuyp (1620-1691) <strong>et</strong> plus encore de<br />
Rembrandt (1606-1669) qu’il découvre vers 1790. Turner<br />
livre alors une œuvre tout à fait surprenante – par ailleurs<br />
majoritairement mal reçue en son temps –, Pilate se lavant <strong>les</strong><br />
mains (1830), dont la composition évoque Jésus-Christ guérissant<br />
<strong>les</strong> malades (1649), largement répandue par la gravure.<br />
<strong>Les</strong> principaux protagonistes aux traits hallucinés semblent<br />
émaner d’une nuée scintillante à la matérialité palpable alors<br />
qu’à l’arrière se dissipe une masse de corps dissous en clairobscur.<br />
La prodigieuse modernité de c<strong>et</strong>te toile ne peut que<br />
rappeler un artiste bien plus tardif, Gustave Moreau.<br />
Avant de s’achever, c<strong>et</strong>te première partie d’exposition offre<br />
une heureuse surprise : un peu de l’atmosphère de la Turner’s<br />
Gallery. Elle fut ouverte en 1804 dans un local contigu au<br />
Nicolas Poussin<br />
L’hiver ou le Déluge, 1660-1664<br />
Huile sur toile, 118 x 160 cm<br />
Paris, musée du Louvre<br />
© RMN/Droits réservés<br />
logement de l’artiste, désormais académicien. Elle lui permit<br />
d’exposer ses œuvres dans un agencement qui lui était<br />
propre <strong>et</strong> qui fut vraisemblablement pour ses contemporains<br />
plus un grand capharnaüm qu’une véritable galerie. On y<br />
découvre plusieurs citations d’artistes qu’il admirait <strong>et</strong> qu’il<br />
représentait : Raphaël, Watteau ou encore Canal<strong>et</strong>to. Plus<br />
émouvante est la citation qu’il fait de Ruysdael, tel un hommage,<br />
avec Port Ruysdael (1827), une marine tempétueuse<br />
où il s’essaie à la manière de Ruysdael.<br />
L’exposition plonge Turner au milieu de ses contemporains,<br />
évoquant non seulement le contexte de compétition, mais<br />
aussi de reconnaissance auquel il participe. Un des plus bels<br />
exemp<strong>les</strong> s’incarne dans La Plage de Calais (1830), dont le<br />
fragment au coucher de soleil sert non par hasard – au vu<br />
de son clin d’œil à Impression soleil levant – de visuel à la<br />
présente monstration. Ces Glaneuses de la mer offre dans la<br />
même composition tout autant la maitrise parfaite du coloris,<br />
l’intensité miroitante de la lumière <strong>et</strong> la poésie d’un suj<strong>et</strong><br />
dont la finesse unit ciel, terre <strong>et</strong> mer. C<strong>et</strong>te bribe d’infini<br />
ne saurait rendre un meilleur hommage au peintre Richard<br />
Bonington (1802-1828) qui venait de mourir. <strong>Les</strong> confrontations<br />
qui se succèdent à la Royal Academy <strong>et</strong> à la British<br />
Institution font apparaître un Turner multiple, s’essayant<br />
même au <strong>format</strong> du Grand Genre avec sa Bataille de Trafalgar<br />
(1822) pour Georges IV, dont la version de Loutherbourg,<br />
Glorieux Premier juin 1794 (1795) sera davantage<br />
plébiscitée. Alors que le rythme des comparaisons semble<br />
toujours s’accélérer, « Turner <strong>et</strong> ses peintres » réserve l’une
Thomas Girtin<br />
La maison blanche à Chelsea, 1800<br />
Aquarelle, 29,8 x 51,4 cm<br />
Londres, Tate Britain<br />
© Tate Photography<br />
Joseph Mallord William Turner<br />
La Plage de Calais, à marée basse,<br />
des poissardes récoltant des appâts, 1830<br />
Huile sur toi<strong>les</strong>, 73 x 107 cm<br />
Bury Art Gallery and Museum<br />
© Bury Art Gallery, Museum & Archives, Lancashire<br />
© Tate Photography<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
de ses dernières sections aux très<br />
émouvantes juxtapositions des<br />
marines aveuglantes de Turner<br />
avec son plus grand maître,<br />
Claude Gellée (1604-1682) -<br />
dit Le Lorrain. Le testament de<br />
Turner mentionnait que certaines<br />
de ses œuvres devaient<br />
figurer en regard de cel<strong>les</strong> du<br />
Lorrain à la National Gallery,<br />
ultime hommage à l’inspirateur<br />
de ses fameuses déclinaisons de<br />
marines : <strong>les</strong> ports de mer.<br />
Enfin, alors qu’on aurait<br />
presque oublié la manière diluée<br />
d’un Pluies vapeur vitesse, la visite semble en se terminant<br />
lever le voile, laisser enfin pénétrer la lumière. Mercure<br />
convoyé pour avertir Enée exposé à la Royal Academy en 1850,<br />
est une œuvre charnière qui à elle seule résumerait <strong>et</strong> expliciterait<br />
la démarche acharnée d’herméneute qu’a eu Turner<br />
tout au long de sa vie. Elle est une des dernières peintures<br />
de l’artiste au suj<strong>et</strong> paradoxalement classique mais dont on<br />
ne distingue plus que quelques taches pour seul personnage,<br />
la lumière <strong>et</strong> la couleur <strong>les</strong> ayant quasiment noyées dans une<br />
composition qu’on devine encore « lorraine »… Tempête de<br />
neige (1842) semble clore l’exposition laissant entrevoir le<br />
chemin parcouru tant sur la matière picturale, sur la dynamique,<br />
la composition, que sur la touche nerveuse du peintre<br />
<strong>et</strong> son attachement tout autant que son dépassement de ce<br />
genre largement plébiscité que fut la marine.<br />
Turner ne sembla jamais oublier la leçon du maître Reynolds,<br />
livrée en 1774 lors de son discours au directorat de la Royal<br />
Academy : « Etudiez la nature attentivement, mais toujours<br />
en compagnie de ces grands maîtres. Considérez-<strong>les</strong> à la fois<br />
en tant que modè<strong>les</strong> à imiter <strong>et</strong> en tant que des rivaux à combattre.<br />
»<br />
Diane Antille<br />
Turner <strong>et</strong> ses peintres, aux Galeries nationa<strong>les</strong> du Grand<br />
Palais, jusqu’au 24 mai 2010.<br />
Catalogue de l’exposition, sous la direction de David Solkin<br />
(version anglaise) <strong>et</strong> de Guillaume Faroult (version<br />
française), 288 pages, 195 illustrations, édition brochée<br />
39 €, édition reliée 49 €.<br />
Album de l’exposition, par Guillaume Fafoult, éditions de<br />
la RMN, 9 €.<br />
Un DVD Turner est disponible, réalisé par Alain Jaubert<br />
<strong>et</strong> coédité par la RMN <strong>et</strong> Arte (52 min, couleur).<br />
41<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
42<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
La géniale collection d’un mal-aimé<br />
que le Kunsthaus de Zurich consacre, du<br />
12 février au 16 mai 2010, à la collection d’Emil<br />
L’exposition<br />
Georg Bührle pourrait être d’abord une enivrante<br />
liste, liste de chefs-d’œuvre, de génies, de magiciens, de couleurs,<br />
d’émotions. Elle comporte aussi une p<strong>et</strong>ite dimension<br />
didactique <strong>et</strong> c’est c<strong>et</strong>te dernière qui va nous occuper tout<br />
d’abord. A l’entrée de la première salle, immédiatement à la<br />
gauche du visiteur, une p<strong>et</strong>ite porte qui va nécessiter de sa<br />
part un virage en épingle l’amène dans une salle consacrée à la<br />
biographie détaillée du collectionneur célébré dans ces murs.<br />
Plusieurs vitrines de l<strong>et</strong>tres, une foisonnante correspondance<br />
avec <strong>les</strong> plus grands marchands de son temps <strong>et</strong> quelques<br />
per<strong>les</strong>. A l’intention des curieux, on a ouvert quelques tiroirs.<br />
Une de celle-ci se devait d’arrêter l’attention de votre serviteur<br />
qui mijotait de comm<strong>et</strong>tre un article sur l’exposition en<br />
question. Perm<strong>et</strong>tez qu’on cite de mémoire <strong>et</strong> en substance<br />
(le texte est en allemand) – une l<strong>et</strong>tre de E.G. Bührle à Doris<br />
Gaumann-Wild du 23 septembre 1953: « Madame, sachez<br />
mon profond mécontentement à la lecture de votre article<br />
sur l’exposition de ma collection […] vous réduisez le travail<br />
de tant d’années à une liste à la Châteaubriand de Sao Paulo,<br />
à savoir une liste de chefs-d’œuvre qu’on pourrait penser<br />
ach<strong>et</strong>és à la douzaine, sans discernement, sans perspicacité<br />
[…] il aurait mieux fallu ne rien écrire du tout ». <strong>No</strong>us le<br />
tiendrons pour dit.<br />
Picasso aimait à dire qu’un artiste était « un collectionneur<br />
qui, n’ayant pas un sous en poche, se constitue une collection<br />
en la faisant lui-même ». Bührle lui ne manquait pas<br />
d’argent <strong>et</strong> il s’est occupé d’inverser <strong>les</strong> termes du problème.<br />
C’est en eff<strong>et</strong> comme un artiste que c<strong>et</strong> Allemand originaire<br />
du Bade-Wurtemberg <strong>et</strong> naturalisé Suisse en 1937 a voulu<br />
constituer sa collection. Comme un esthète <strong>et</strong> comme un<br />
amateur dans le sens le plus passionnel du terme.<br />
L’un des plus beaux ensemb<strong>les</strong> privés d’Europe d’œuvres impressionnistes<br />
s’est vu au fil du temps augmenter d’artistes<br />
qui l’éclairent <strong>et</strong> l’expliquent. C’est là tout l’intérêt de c<strong>et</strong>te<br />
collection, dans laquelle au règne absolu du goût se marie<br />
celui de l’esprit.<br />
Elle est précieuse, la chance qui est donnée au visiteur de<br />
se promener à travers autre chose que ce qui pourrait être<br />
« uniquement » un étalage de grands noms, un déballage<br />
de célébrités, un walk of fame de la peinture, où Piero della<br />
Francesca côtoierait Mondrian, ou encore Paolo Uccello,<br />
Pierre Soulages. Car à quoi bon ? Si l’on ne comprend rien.<br />
En termes de bric-à-brac, de cabin<strong>et</strong> de curiosité ou de caverne<br />
d’Ali-Baba, <strong>les</strong> foires de l’art actuel<strong>les</strong> exaucent tous<br />
Dmitri Kessel<br />
Emil Bührle dans sa collection à la Zollikerstrasse, juin 1954<br />
© G<strong>et</strong>ty Images<br />
nos souhaits <strong>les</strong> plus fous, <strong>et</strong> c’est tant mieux, la flânerie a son<br />
côté jouissif. Mais dans un musée, c<strong>et</strong>te bagu<strong>et</strong>te magique<br />
de la pérennité, si une ligne peut émerger, cela sauve beaucoup<br />
de choses. D’ailleurs la qualité de l’ensemble « comme<br />
ensemble » revêt une importance d’autant plus grande<br />
lorsqu’on sait que c<strong>et</strong>te exposition est une façon de mise en<br />
bouche pour le peuple zurichois qui devra voter un crédit<br />
pour l’agrandissement du Kunsthaus dont la finalité serait<br />
d’accueillir définitivement la collection Bührle.<br />
L’exposition actuelle du Kunsthaus est un défilé d’émotions<br />
lumineuses. L’impression saisie, croqué, fixée, figée dans sa<br />
brume constitue le tronc de l’ensemble, fort, sûr, quoique<br />
plein de savantes ondulations <strong>et</strong> variations. S’y côtoient <strong>les</strong><br />
infiniment grands, Mon<strong>et</strong> <strong>et</strong> Cézanne, Renoir <strong>et</strong> Degas,<br />
Pissaro <strong>et</strong> Man<strong>et</strong>. Un embranchement à ce tronc principal,<br />
la lumière se fait plus folle, plus audacieuse ? Van Gogh <strong>et</strong><br />
Gauguin ne sont pas en reste, Signac <strong>et</strong> Seurat ne sont pas
Edgar Degas<br />
Danseuses au foyer, vers 1889<br />
Huile sur toi<strong>les</strong>, 41,5 x 92 cm<br />
Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich<br />
loin. Partons plus haut, mille ramifications, Vuillard, Bonnard,<br />
intimistes « bourronnements » de lumière, Dufy, Vlaminck,<br />
Derain, Braque, morsures de couleur, crépitements,<br />
incontrôlab<strong>les</strong> <strong>et</strong> sauvages ramages, galopées <strong>et</strong> tourbillons,<br />
Soutine, Chagall, Modigliani, Toulouse-Lautrec, r<strong>et</strong>our au<br />
calme presque salutaire après tant de virgu<strong>les</strong>, <strong>les</strong> surfaces<br />
rassurantes <strong>et</strong> affriolantes d’un Picasso <strong>et</strong> d’un Gris. Si seulement<br />
cela s’arrêtait là…<br />
Mais visitez donc caves <strong>et</strong> sous-sols, on y contemple <strong>les</strong> magiques<br />
racines où la tradition s’ancre. Quelle libération du<br />
trait sans Delacroix, Redon, Corot ? Suivez-le jusqu’au bout<br />
c<strong>et</strong> héritage, c’est comme une pelote qu’on déroule <strong>et</strong> rencontrez<br />
donc Ingres, Boucher, d’eux, de leurs lumières trop<br />
bel<strong>les</strong> <strong>et</strong> trop classiques on part, en jouant <strong>les</strong> infidè<strong>les</strong>. Et<br />
quels éclats ! Attardez-vous donc ici bas, c’est la photosynthèse<br />
à l’envers, Guardi <strong>et</strong> Canal<strong>et</strong>to étincellent, ils comportent<br />
déjà tous <strong>les</strong> refl<strong>et</strong>s qu’on r<strong>et</strong>rouvera plus haut, <strong>et</strong> tous<br />
ces Hollandais, feux d’artifices <strong>et</strong> clartés surréel<strong>les</strong>, Saenredam,<br />
De Witte, Kalf, Frans Hals surtout, en droite ligne du<br />
tronc. Mais voilà que je me rem<strong>et</strong>s à faire des listes. Arrêtons-là<br />
<strong>et</strong> voyons d’où cela sort enfin, tant de grâces en un<br />
même lieu. Qui se cache donc derrière le chef d’orchestre,<br />
marionn<strong>et</strong>tiste, artificier de tout cela ? Car enfin c’est aussi<br />
de lui dont il s’agit.<br />
La solitude d’un cynique<br />
A l’origine, des études de philosophie, littérature <strong>et</strong> histoire<br />
de l’art à Freiburg <strong>et</strong> Munich ne semblent pas orienter le<br />
jeune Emil Georg Bührle, né en 1890, vers autre chose que<br />
l’art <strong>et</strong> la culture. Un service militaire en tant qu’officier<br />
de cavalerie durant la première guerre mondiale <strong>et</strong> un mariage<br />
avec la fille d’un grand banquier de Magdebourg vont<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
l’orienter vers un tout autre destin. <strong>Les</strong> industriels allemands,<br />
après la guerre, étranglés par le traité de Versail<strong>les</strong>, lorgnent<br />
du côté de la Suisse afin d’y faire des investissements. E. G.<br />
Bührle, piloté au début de sa carrière par son beau-père qui<br />
achète des actions dans une fabrique de machines-outils à<br />
Oerlikon, débarque à Zurich en 1923 pour reprendre <strong>les</strong><br />
rennes de c<strong>et</strong>te entreprise dont il devient actionnaire majoritaire<br />
en 29. <strong>Les</strong> années trente le voient tourner le dos à l’Allemagne<br />
qui a décidé de ne plus compter que sur ses propres<br />
ressources <strong>et</strong> interdit l’importation de matériel de guerre. Revers<br />
pour Bührle qui s’était spécialisé entre temps dans <strong>les</strong> canons<br />
anti-aériens, mais toutefois sa réputation grandit <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
nouveaux marchés ne manquent pas, jusqu’en Chine alors en<br />
pleine guerre civile. Un bon marchand d’arme, aussi cynique<br />
cela soit-il, s’arrange toujours pour vendre aux deux camps.<br />
La montée du nazisme va déboucher sur la deuxième guerre<br />
mondiale <strong>et</strong> tous <strong>les</strong> anciens combattants de la Wehrmacht<br />
se souviennent encore qu’on nommait alors <strong>les</strong> meilleurs<br />
de leurs canons anti-aériens des « Oerlikon ». Savaient-ils à<br />
l’époque que ceux d’en face portaient exactement <strong>les</strong> mêmes<br />
surnoms ? E. G. Bührle avait, à la veille de la guerre, en<br />
1938, en eff<strong>et</strong> vendu ses plans de fabrication à l’amirauté<br />
britannique, en 1938. L’entreprise est inscrite après la guerre<br />
sur la liste noire des firmes ayant collaboré avec le régime<br />
nazi, avant d’en être effacée peu après en raison d’un certain<br />
intérêt américain pour ses produits. E. G. Bührle diversifie<br />
grandement sa société après la guerre, il investit dans l’aéronautique,<br />
l’immobilier <strong>et</strong> devient un important fournisseur<br />
de l’industrie ferroviaire, il fonde enfin sa propre banque,<br />
la Privatbank IHAG Zürich AG. Ces quelques mots pour<br />
expliquer l’origine d’une fortune colossale <strong>et</strong> éclairer comment<br />
un personnage de <strong>format</strong>ion l<strong>et</strong>trée, classique, s’est<br />
donné <strong>les</strong> moyens de s’offrir une collection à la hauteur de<br />
43<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
44<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
ses goûts, malgré tout ce que cela a pu impliquer d’impopularité.<br />
On ne reste pas, socialement parlant, un marchand<br />
de mort en toute impunité <strong>et</strong> d’une manière persistante la<br />
bonne société zurichoise a toujours regardé avec méfiance,<br />
voire avec condescendance l’homme d’Oerlikon, quand elle<br />
ne lui tournait pas franchement le dos.<br />
Des achats d’exception mais peu scrupuleux<br />
Pour envenimer <strong>les</strong> choses, la réputation d’Emil G. Bührle<br />
fut ternie encore du plus grave des péchés à l’égard du politiquement<br />
correct après celle de marchand de guerre, celui<br />
d’avoir profité de la spoliation par <strong>les</strong> nazis d’œuvres juives,<br />
en somme d’avoir fait son marché sur le malheur des dépouillés.<br />
Douglas Cooper, l’expert chargé au lendemain de<br />
la guerre de faire toute la lumière sur <strong>les</strong> biens spoliés ayant<br />
atterri dans des collections suisses, en répertorie septante sept<br />
dont treize parmi <strong>les</strong> achats récents de Bührle. Comment<br />
sauver encore le personnage ? Pourtant force est de constater<br />
qu’il est impossible à quiconque de mesurer la bonne foi<br />
d’un ach<strong>et</strong>eur, pas plus que celle d’un marchand. <strong>Les</strong> œuvres<br />
passent d’une main à l’autre <strong>et</strong> ma foi, à plusieurs reprises,<br />
E.G. Bührle n’a pas tellement insisté auprès de son marchand<br />
(concernant la plupart des œuvres incriminées, le galeriste<br />
Theodor Fischer de Lucerne) pour connaître la provenance<br />
des chefs-d’œuvre dont il se portait acquéreur. <strong>Les</strong> procès<br />
consécutifs à ces achats peu scrupuleux vaudront au collectionneur<br />
de devoir rendre trois tableaux <strong>et</strong> de rach<strong>et</strong>er au<br />
prix du marché <strong>et</strong> à leur propriétaire légitime <strong>les</strong> neuf autres<br />
œuvres. Le tort est réparé, tant bien que mal certes, mais<br />
honorablement. Il serait injuste de se laisser dissimuler une<br />
forêt saine par quelques arbres morts.<br />
A l’égard de la ville, une politique du rachat ?<br />
Faire l’histoire de la collection Bührle, mais il n’est pas en<br />
cela un cas isolé, revient à se confronter avec une passion<br />
dévorante <strong>et</strong> un amour inconditionnel pour la peinture. Fûtil<br />
resté le détenteur jaloux de ses chefs-d’œuvre, la postérité<br />
pourrait juger son activité avec scepticisme, sinon plus sévèrement.<br />
Mais Emil G. Bührle fut aussi en son temps un exceptionnel<br />
mécène <strong>et</strong> un acteur important de toute la scène<br />
culturelle zurichoise. Doit-on y voir une tentative de rach<strong>et</strong>er<br />
l’impopularité qui entourait sa fortune ? Allez savoir.<br />
Toujours est-il qu’en 1949, Bührle fait un don généreux de<br />
deux millions de francs suisses au Kunsthaus. Et en eff<strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
directeurs du musée de l’époque ne s’y étaient pas trompés<br />
<strong>et</strong> ont su très tôt collaborer de manière intelligente avec l’industriel<br />
d’Oerlikon. Issus de ce don, on trouve la magnifique<br />
Porte des enfers de Rodin qui accueille le visiteur à l’entrée<br />
Vincent van Gogh<br />
Semeur au coucher de soleil, 1888<br />
Huile sur toile, 73 x 92 cm<br />
Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich<br />
Paul Gauguin<br />
L’Offrande, 1902<br />
Huile sur toile, 68,5 x 78,5 cm<br />
Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich
Frans Hals<br />
Buste d’homme, 1660/66<br />
Huile sur toile, 70 x 58,5 cm<br />
Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich<br />
même du Kunsthaus. Idem de la nouvelle aile du bâtiment<br />
qui le jouxte sur la droite lorsqu’on se tient en face, construite<br />
grâce à la générosité de l’homme d’Oerlikon. L’exposition<br />
Bührle en quelque sorte commence déjà dans la rue.<br />
A sa mort en 1958, Bührle laisse une collection de près de<br />
quatre cent cinquante peintures, soixante-dix dessins <strong>et</strong><br />
quatre-vingts sculptures. Une fondation est créée en 1960<br />
qui en accueille la majeure partie <strong>et</strong> l’une des maisons-dépôts<br />
du collectionneur est ouverte au public au numéro 172 de la<br />
Zollikerstrasse. La propriété ne va se r<strong>et</strong>rouver vraiment sous<br />
le feu des projecteurs qu’en 2008, non pas pour le prestige de<br />
la collection qu’elle recèle, mais à la faveur d’un spectaculaire<br />
vol à main armée. En soi, un événement qui rappelle bien<br />
d’une part le trop peu d’intérêt dont la collection à toujours<br />
été l’obj<strong>et</strong>, mais aussi la nécessité de l’exposer finalement<br />
dans un lieu plus adapté à son exceptionnelle qualité, telle<br />
que dans une extension du Kunsthaus, ce qui a toujours été<br />
le souhait de Bührle lui-même.<br />
Paul Cézanne<br />
Le Garçon au gil<strong>et</strong> rouge, 1888/90<br />
Huile sur toile, 79,5 x 64 cm<br />
Stiftung Sammlung E.G. Bührle, Zurich<br />
De quoi demain sera fait<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
La balle est désormais dans le camp du peuple zurichois. Vat-il<br />
reconnaître dans la très belle collection exposée ces joursci<br />
c<strong>et</strong>te œuvre ultime à laquelle le collectionneur a rêvé, une<br />
œuvre collective dont la valeur finale dépasse de loin la mécanique<br />
addition de cel<strong>les</strong> de chacune de ses parties ? <strong>No</strong>us<br />
le lui souhaitons <strong>et</strong> justement car nous ignorons ce que nous<br />
réserve l’avenir, nous invitons tous <strong>les</strong> amateurs, <strong>les</strong> curieux<br />
<strong>et</strong> même <strong>les</strong> sceptiques à se précipiter au cœur de tant de<br />
merveil<strong>les</strong>. On n’en sort point intact.<br />
Yves Guignard<br />
Van Gogh, Cézanne, Mon<strong>et</strong> – La collection Bührle,<br />
Kunsthaus Zürich, jusqu’au 16 mai 2010.<br />
Site : www.kunsthaus.ch<br />
45<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
46<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
« Crime <strong>et</strong> Châtiment », une exposition du Musée d’Orsay,<br />
imaginée par Robert Badinter <strong>et</strong> réalisée par Jean<br />
Clair, explore, à travers plus de quatre cents œuvres, la<br />
face cachée de l’humanité. Fascinant <strong>et</strong> dérangeant.<br />
Il est de nombreux commissaires pour qui le but d’une exposition<br />
est de dérouler sous <strong>les</strong> yeux du spectateur l’histoire<br />
des formes <strong>et</strong> des couleurs. Le contexte des œuvres est<br />
alors soigneusement gommé : il pourrait entraver le plaisir<br />
esthétique. Jean Clair ne fait pas partie d’eux. Pour lui, c’est<br />
au contraire le contexte qui donne son sens à l’œuvre <strong>et</strong> nous<br />
perm<strong>et</strong> de la comprendre. Au delà du plaisir esthétique, il y a<br />
une interrogation anthropologique sur ce que nous sommes.<br />
Pour Jean Clair, le but d’une exposition est de soulever des<br />
questions de fond, de fournir des éléments <strong>et</strong> d’ouvrir des<br />
pistes perm<strong>et</strong>tant à chacun de chercher ses propres réponses.<br />
Ces questions, en l’occurrence sont <strong>les</strong> suivantes : pourquoi<br />
l’homme, depuis qu’il existe, tue-t-il son semblable, non pas<br />
pour le manger (sauf exception), mais pour le plaisir de tuer ?<br />
Pourquoi, parmi <strong>les</strong> plus vieux mythes évoquant le destin<br />
de l’homme, est-il si souvent question de meurtre : meurtre<br />
d’Abel par Caïn, son frère ; meurtre de Laïos par Œudipe,<br />
son fils ; meurtre des enfants de Saturne, par leur père ? Rares<br />
sont <strong>les</strong> animaux qui tuent pour tuer, si ce n’est le loup. Homo<br />
homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme, disaient<br />
déjà <strong>les</strong> anciens, <strong>et</strong> Bacon <strong>et</strong> Hobbes après eux.<br />
Or quelle est l’attitude de la société vis-à-vis de ces crimes ? Et<br />
comment artistes <strong>et</strong> écrivains représentent-ils ces horreurs ?<br />
Pourquoi <strong>et</strong> depuis quand <strong>les</strong> grands criminels fascinent-il<br />
plus que <strong>les</strong> modè<strong>les</strong> de vertu ? C’est à ces questions que Jean<br />
Clair nous incite à réfléchir, à l’aide de Goya, de Géricault,<br />
de Victor Hugo, de Munch, de Degas, de Picasso, mais aussi<br />
de l’histoire de la Révolution française, de l’invention de la<br />
guillotine, de la pratique de la peine de mort, jusqu’à son<br />
abolition en France, en 1981, par Robert Badinter, garde des<br />
sceaux du président Mitterand.<br />
Nikolaï Gay<br />
Le calvaire, 1893<br />
Huile sur toile, 278x223 cm<br />
Paris, Musée d’Orsay<br />
© RMN (Musée d’ Orsay) / Droits réservés<br />
Jean-Joseph Weerts<br />
Marat assassiné ! 13 juill<strong>et</strong> 1793, 8h du soir, 1880<br />
Huile sur toile, 268x360 cm<br />
Roubaix, La piscine, musée d’art <strong>et</strong> d’industrie<br />
© Photographie Arnaud Loubry<br />
<strong>Les</strong> enfants de Caïn
1789 pour départ<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
La Révolution française s’impose comme point de départ<br />
pour plusieurs raisons. C’est à c<strong>et</strong>te époque que <strong>les</strong> procès deviennent<br />
publics, se transformant en spectacle, tout comme<br />
<strong>les</strong> exécutions d’ailleurs. Avant 1789, <strong>les</strong> criminels étaient jugés<br />
à huis-clos. La Révolution a besoin de se m<strong>et</strong>tre en scène,<br />
y compris à travers sa justice, d’autant plus que <strong>les</strong> procès<br />
sont des procès politiques à forte charge symbolique.<br />
Même si la guillotine a été inventée avant la Révolution, c’est<br />
la Révolution qui en a généralisé l’usage, dans un souci d’égalité,<br />
d’humanité <strong>et</strong> de rationalité. Finie la distinction entre<br />
la pendaison, réservée aux manants, <strong>et</strong> la décollation par le<br />
glaive, réputée plus noble. Fini aussi le spectacle révulsant<br />
d’un bourreau obligé de s’y prendre à plusieurs reprises avant<br />
de réussir à trancher la tête du coupable. « Le couper<strong>et</strong> siffle,<br />
la tête tombe, le sang jaillit, l’homme n’est plus ; avec ma<br />
machine, je ferai sauter vos têtes en un clin d’œil <strong>et</strong> vous<br />
ne sentirez qu’une légère fraîcheur dans le cou. » C’est dans<br />
ces termes que le docteur Guillotin proposa à l’Assemblée<br />
nationale, le 10 octobre 1789, l’unification des peines de<br />
mort. Mais ce ne fut que le 25 mars 1792 que son proj<strong>et</strong><br />
de loi fut voté, ainsi que <strong>les</strong> crédits pour la fabrication de 83<br />
machines, une par département. Entre temps, elle avait été<br />
expérimentée sur des moutons dans un hangar du passage du<br />
Commerce-Saint-André, représenté par Balthus dans un tableau<br />
riche en réminiscences. La guillotine exposée au musée<br />
d’Orsay ne date pas de la Révolution (il en subsiste plusieurs,<br />
conservées au musée Carnaval<strong>et</strong> ainsi que dans des musées<br />
de province). Est montrée ici celle qui a servi à la dernière<br />
exécution, en 1977.<br />
La Révolution bouleverse dix sièc<strong>les</strong> d’histoire, renverse un<br />
édifice social vieux de trente générations, m<strong>et</strong> fin à la monarchie<br />
de droit divin dans laquelle le roi n’était pas seulement<br />
le père du peuple, mais le représentant de Dieu sur<br />
terre. Sa personne était sacrée <strong>et</strong> son exécution au nom du<br />
peuple souverain, un sacrilège pour <strong>les</strong> uns, un acte de justice<br />
Paul Jacques Aimé Baudry<br />
Charlotte Corday, 13 juill<strong>et</strong> 1793 assassinat de Marat, 1860<br />
Huile sur toile, 203x154 cm<br />
Nantes, musée des Beaux-<strong>Arts</strong><br />
© RMN / Gérard Blot<br />
Henri Meyer – François-Louis Méaulle<br />
Le Drame des Ternes, Supplément illustré du P<strong>et</strong>it Journal, 1892<br />
Impression en couleur, 45x31 cm<br />
Paris, Musée des Civilisations de l’Europe <strong>et</strong> de la Méditerranée<br />
© MuCEM dist. RMN / image MuCEM<br />
47<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
48<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
pour <strong>les</strong> autres. Popularisées par la gravure à travers toute<br />
l’Europe la mort de Louis XVI, celle de Marie-Antoin<strong>et</strong>te,<br />
puis de Danton <strong>et</strong> enfin de Robespierre, ont profondément<br />
marquée l’imaginaire de tout le XIX e siècle. Que de têtes<br />
coupées, de Géricault à Picasso, de Victor Hugo à Anatole<br />
France, en passant par <strong>No</strong>dier, Barbey d’Aurevilly <strong>et</strong> Elimir<br />
Bourges. El<strong>les</strong> sont d’un enjeu capital pour <strong>les</strong> artistes <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
écrivains qui s’interrogent sur <strong>les</strong> zones frontières entre la vie<br />
<strong>et</strong> <strong>les</strong> mort. On se souvient de la gifle donnée par le bourreau<br />
sur une joue de la tête décollée de Charlotte Corday : comme<br />
<strong>les</strong> deux joues rougirent sous le coup, on conclu que la jeune<br />
fille, vierge, avait gardé toute sa pudeur.<br />
Châtiment <strong>et</strong> physiologie du criminel<br />
Le crime fascine <strong>et</strong> horrifie à la fois, tout comme le châtiment.<br />
A la justification de la peine de mort par Joseph de<br />
Maistre, un des maîtres à penser de Baudelaire <strong>et</strong> de Barbey<br />
d’Aurevilly, répondent <strong>les</strong> plaidoyers pour l’abolition de<br />
celle-ci, de Victor Hugo à Albert Camus. Mais partisans <strong>et</strong><br />
adversaires lisent avec la même avidité la Gaz<strong>et</strong>te des Tribunaux,<br />
où nombre d’écrivains trouvent leur inspiration, de<br />
Victor Hugo à Balzac, de Stendhal à Flaubert.<br />
Si tout au long du XIX e siècle le Code civil est resté le même,<br />
l’appréhension du criminel en revanche a changé avec la<br />
naissance d’une anthropologie criminelle notamment grâce<br />
aux ouvrages d’un médecin italien, Cesare Lambroso (1835-<br />
1909). S’opposant aux conception sociologiques, selon <strong>les</strong>quel<strong>les</strong><br />
<strong>les</strong> déviances seraient dues au milieu, Lombroso est<br />
convaincu que la criminalité est innée <strong>et</strong> qu’elle peut se déduire<br />
des caractéristiques physiques, grâce à des études d’anthropométrie.<br />
Dans Génie <strong>et</strong> folie, il lie le génie à la folie <strong>et</strong><br />
à la dégénérescence ; l’inspiration artistique (<strong>et</strong> scientifique)<br />
devient pour lui un équivalent de l’épilepsie. Thèses qu’il<br />
illustre à travers des études consacrées à Newton, Fénelon,<br />
Baudelaire, Verlaine, parmi d’autres. Traduits dans toutes<br />
<strong>les</strong> langues, <strong>les</strong> livres de Lombroso ont exercé une influence<br />
considérable dans toute l’Europe. On en trouve des échos<br />
chez Zola aussi bien que chez Degas. Lombroso, homme de<br />
gauche, était d’ailleurs animé d’un proj<strong>et</strong> humanitaire : si le<br />
criminel l’est de naissance, il ne convient pas de l’enfermer<br />
dans une prison, mais de le soigner dans un asile.<br />
Comme il l’avait déjà fait dans ses précédentes exposition,<br />
Vienne, 1880-1938, l’apocalypse joxeuse (1986), L’âme au<br />
corps (1995) ou La Mélancolie (2005), Jean Clair croise l’histoire<br />
de l’art avec celle des sciences, des idées, du droit, des<br />
institutions. Il en résulte une histoire culturelle autrement<br />
plus solide que <strong>les</strong> approximations prétentieuses de nos modernes<br />
« cultural studies ».<br />
Robert Kopp<br />
Jean-Jacques Grandville<br />
L’Homme descend vers la brute, 1843<br />
Gravure<br />
Musée d’Orsay<br />
© Musée d’Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt<br />
Andy Warhol<br />
Big electric chair, 1967-1968<br />
Encre sérigraphique <strong>et</strong> acrylique sur toile, 137,2x185,3 cm<br />
Paris, musée national d’art moderne<br />
© Collection Centre Pompidou, dist. RMN / Droits réservés<br />
© Adagp, Paris 2010<br />
Crime <strong>et</strong> Châtiment, jusqu’au 27 juin 2010 à Paris, au<br />
Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion d’honneur (7 e ).<br />
Le catalogue, dirigé par Jean Clair, a paru chez Gallimard<br />
(416 pages, 49 €).<br />
Un Gallimard/Découvertes a également été préparé par<br />
Bernard Oudin pour l’occasion, intitulé Le Crime, entre<br />
horreur <strong>et</strong> fascination (128 pages, 14 €).<br />
La revue Connaissance des arts a publié, en coédition avec<br />
le Musée d’Orsay, un hors-série actuellement en kiosque<br />
(68 pages, 9 €).
Henri Rousseau, idiot…<br />
Henri Rousseau<br />
Surpris !, 1891<br />
Huile sur toile, 129,8 x 161,9 cm<br />
The National Gallery, London<br />
© 2010 The National Gallery, London<br />
Henri Rousseau<br />
Le Lion, ayant faim, se j<strong>et</strong>te sur l’antilope, 1898/1905<br />
Huile sur toile, 200 x 301 cm<br />
Fondation Beyeler, Riehen/Basel<br />
Photo: © Robert Bayer, Basel<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
…mais d’abord joyau<br />
L’exposition rétrospective qui, jusqu’au 9 mai prochain à la<br />
Fondation Beyeler, célèbre <strong>les</strong> cents ans de la mort du peintre<br />
Henri Rousseau, est non seulement un véritable p<strong>et</strong>it bijou,<br />
mais encore – <strong>et</strong> cela en vérité le transcende pour de bon – il<br />
est très précieusement enchâssé dans un magnifique écrin.<br />
Deux raison à cela :<br />
La première, comme on le sait, réside dans le charme propre<br />
à la Fondation Beyeler, ses éclairages zénithaux, la manière<br />
délicieuse avec laquelle le bâtiment s’inscrit dans le paysage,<br />
<strong>les</strong> environs, la nature, quel endroit rêvé pour exposer l’exotisme<br />
d’un Rousseau.<br />
La seconde est plus subtile <strong>et</strong> pour faire tout son eff<strong>et</strong>, elle<br />
nécessitait aussi bien l’intelligence d’un accrochage central<br />
qu’une collection alentour qui puisse servir d’ostensoir. Tous<br />
ces éléments sont réunis à la Fondation Beyeler.<br />
Mais soyons plus précis. L’exposition Rousseau est accrochée<br />
en plein cœur du musée, autrement dit d’une manière<br />
inhabituelle puisqu’il faut au visiteur traverser plusieurs<br />
autres sal<strong>les</strong> avant de se trouver in medias res. La Fondation<br />
de Riehen avait pourtant l’habitude de faire commencer<br />
ses expositions avec au moins un accès direct à l’exposition<br />
temporaire depuis le foyer, c’est-à-dire l’entrée du musée ; le<br />
parti-pris actuel est donc curieux. Est-ce en raison de la taille<br />
modeste de l’exposition qui ne comporte pas tout à fait une<br />
quarantaine d’œuvres ?<br />
Nenni. L’idée était bien ici d’enchâsser l’exposition au centre<br />
d’une constellation de différentes sal<strong>les</strong> consacrées à d’autres<br />
artistes, en l’occurrence aux résidents coutumiers de la Fondation,<br />
qui ont pour noms Braque, Picasso, Léger, Gauguin,<br />
Matisse.<br />
Qu’est-ce à dire ? Qu’on a voulu comparer Rousseau aux modernes<br />
? Vieil<strong>les</strong> rengaines…<br />
Nenni, à nouveau. Un accrochage mixte avec des dialogues<br />
pénétrants entre <strong>les</strong> Rousseau <strong>et</strong> <strong>les</strong> tableaux de la génération<br />
suivante ou même de celle d’après, là n’est pas le propos. Et<br />
pourtant de beaux rapprochements auraient pu être faits telle<br />
c<strong>et</strong>te Vue de Malakoff du Douanier <strong>et</strong> ce Passage à niveau de<br />
Fernand Léger, accrochés à deux sal<strong>les</strong> de distance l’un de<br />
l’autre. Alors, quoi ?<br />
Il est véritablement question ici de plonger dans le monde<br />
de Rousseau pour lui-même, de se confronter tout d’abord<br />
49<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
50<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
à son étrang<strong>et</strong>é mais aussi à la logique implacable <strong>et</strong> captivante<br />
de ses mécanismes internes. Après quoi, son immersion<br />
terminée, le visiteur peut sortir dans l’exposition par le<br />
côté qu’il voudra, <strong>les</strong> clins d’œil, <strong>les</strong> références au Douanier,<br />
son héritage en un mot, lui apparaîtront où qu’il aille, quel<br />
que soit l’embranchement de la constellation qu’il choisisse.<br />
Qu’il sorte par la salle Matisse, il lui saute aux yeux que la<br />
force visuelle des papiers découpés du maître agit selon des<br />
principes déjà explorés par Rousseau ce génial inventeur du<br />
« copy / past » que la révolution in<strong>format</strong>ique à universalisé,<br />
ou autrement dit, ce génial précurseur de la pin-up, au sens<br />
étymologique du terme, à savoir de la figure qu’on épingle<br />
au mur, ou sur la porte du frigo. Rousseau a eu la perspicace<br />
naïv<strong>et</strong>é d’imposer à la grande Histoire de l’Art des personnages<br />
qui semblaient flotter en l’air, comme n’appartenant<br />
pas au plan, pin-up avant l’heure, nombre de modernes ont<br />
eu l’intelligence ensuite de reconnaître la force plastique qu’il<br />
pouvait y avoir dans l’exploitation de ce type d’eff<strong>et</strong> visuel.<br />
Prenez Léger – autre « embranchement » possible ! – tout<br />
cela est stupéfiant de proximité, mêmes collages, mêmes<br />
jeux, comme un vibrant hommage.<br />
Si le visiteur cherche maintenant à faire un croch<strong>et</strong> par <strong>les</strong><br />
sal<strong>les</strong> Picasso, qu’il ne lui échappe pas, en plus des aspects<br />
plastiques <strong>et</strong> de composition évoqués ci-dessus, qu’on r<strong>et</strong>rouve<br />
dans deux toi<strong>les</strong> cubistes du couple de compères que<br />
Picasso formait avec Braque, pour chacune, sur la gauche de<br />
la composition, un lourd rideau, tenu par une corde, une fois<br />
avec un nœud tombant, une fois sans. D’où vient donc c<strong>et</strong>te<br />
marque cossue d’un intérieur bourgeois ? <strong>No</strong>s deux jeunes<br />
peintres montmartrois n’habitent-ils pas un prototype de<br />
la bohème dans leur fameux Bateau Lavoir, courants d’air,<br />
froid, rats, poutres moisies <strong>et</strong> murs fissurés ? Certes, mais<br />
c’est sans compter l’inspiration quotidienne qu’ils pouvaient<br />
tirer d’un intérieur bourgeois « dans le tableau », <strong>et</strong> pas n’importe<br />
lequel, puisqu’il s’agissait du grand Portrait de femme<br />
que Rousseau a peint en 1895 <strong>et</strong> qui figure dans l’exposition<br />
: branche à la main, fleurs en pot, rideau, il fut ach<strong>et</strong>é par<br />
Picasso en 1908 pour la modique somme de… 5 francs ! A<br />
nouveau, hommage, à nouveau, clin d’œil. On n’explique<br />
guère l’apparition du Douanier dans l’histoire de la peinture,<br />
on peut au mieux l’éclairer par ce qui vient ensuite… Sur<br />
ce point la Fondation Beyeler se montre le lieu privilégié de<br />
tel<strong>les</strong> lumières.<br />
Henri Rousseau idiot<br />
Ni tout à fait aussi cruel que le personnage de Moravagine<br />
par Cendrars, ni tout à fait aussi névrosé que l’auteur de Ma-<br />
Henri Rousseau<br />
Portrait de Monsieur X (Pierre Loti), vers 1910<br />
Huile sur toile, 61 x 50 cm<br />
Kunsthaus Zurich<br />
© 2010 Kunsthaus Zurich<br />
dame Bovary vu par Sartre, Henri Rousseau – idiot, est une<br />
équivalence qui pourtant après qu’elle m’a frappée un jour<br />
au sortir de l’exposition de la Fondation Beyeler, ne devait<br />
plus me lâcher.<br />
Le parcours du peintre, né à Laval en 1844, Henri Rousseau,<br />
certes, peut se r<strong>et</strong>racer sans peine, début de carrière tardive<br />
comme peintre du dimanche dans <strong>les</strong> années 70, prise de<br />
conseil chez un Prix de Rome de ses voisins – qui lui recommande<br />
de conserver à l’avenir c<strong>et</strong>te touche naïve qui est<br />
la sienne ! – l’homme d’ailleurs intervient en la faveur du<br />
douanier afin qu’il obtienne une carte de copiste au Louvre,<br />
premiers Salons aux Indépendants (mais pas sans avoir sans<br />
succès tenté sa chance au Salon officiel) dès 1886, mise en<br />
r<strong>et</strong>raite anticipée de l’octroi en 1893 afin de se consacrer exclusivement<br />
à la peinture, reconnaissance en 1905 avec une<br />
entrée au Salon d’Automne qui se fait sur présentation à un<br />
jury, mort en 1910 dans un relatif anonymat. Pourquoi relatif<br />
? Parce que le grand public connaissait fort bien ses tableaux<br />
de jung<strong>les</strong> qui créaient l’événement à chaque salon,
Pablo Picasso<br />
Rousseau dans son atelier, Rue Perrel 2bis, Paris, 1910<br />
Musée national Picasso, Paris<br />
© 2010 Succession Picasso / ProLitteris, Zurich<br />
© RMN, Paris – © Droits réservés<br />
mais seulement pour s’en moquer.<br />
Rousseau fait figure d’astre filant, trouant le ciel de l’histoire<br />
de l’art, comme d’un coup de canne on viendrait trouer une<br />
toile de grand maître. A ce geste-là, nulle explication. L’idiot<br />
vient de faire son entrée, il n’aura de cesse de poursuivre son<br />
propre chemin, sous <strong>les</strong> quolib<strong>et</strong>s <strong>et</strong> moqueries.<br />
Car idiot si l’on remonte au grec, c’est d’abord le « simple,<br />
particulier », celui qui est « étranger à telle ou telle spécialité<br />
», le non académique en somme, mais qui s’entête. Rousseau<br />
n’est pas seulement étranger à telle ou telle spécialité,<br />
il incarne l’étrang<strong>et</strong>é, il est montreur d’étrang<strong>et</strong>és, c’est sa<br />
dimension la plus fascinante.<br />
Que l’on prenne la définition de l’exotisme par Victor Segalen<br />
pour mieux comprendre. Ce dernier perçoit l’exotisme<br />
comme l’antithèse du banal, du quotidien, de la succession<br />
de p<strong>et</strong>its éléments qui font que l’on se sent « à la maison ».<br />
Rousseau est le chantre de l’exotisme, mais certainement pas<br />
pour ses jung<strong>les</strong>, épiphénomène au fond, ou fausse clé. Si<br />
Rousseau est le plus grand peintre exotique français n’ayant<br />
jamais quitté Paris, c’est précisément à cause de ses vues des<br />
faubourgs parisiens.<br />
L’exposition de la Fondation Beyeler fait mouche une nouvelle<br />
fois en choisissant une présentation thématique des<br />
tableaux, réduite à trois grandes lignes essentiel<strong>les</strong> : <strong>les</strong> portraits,<br />
<strong>les</strong> paysages parisiens, <strong>les</strong> jung<strong>les</strong>.<br />
Dans la plus grande des sal<strong>les</strong>, celle qui est consacrée aux<br />
jung<strong>les</strong> (mais aussi aux forêts de type plus occidental, de purs<br />
chefs-d’œuvre !), on se promène des théâtres de la cruauté<br />
animale à des scènes rappelant <strong>les</strong> loisirs des prolos parisiens,<br />
puisque des singes y pèchent à la ligne, y présentent<br />
un gratte-dos <strong>et</strong> une bouteille de lait, en pleine jungle ? De<br />
qui se moque-t-on ? Sans doute du public de l’époque…<br />
Rousseau au fond invente un type de miroir déformant, pied<br />
de nez artistique qu’il tend aux ricaneurs pour lui-même se<br />
payer leur tête.<br />
Mais l’intérêt principal de la salle ne réside peut-être pas tant<br />
dans ces tableaux de jung<strong>les</strong> très élégants <strong>et</strong> maintes fois étudiés<br />
que dans le savoureux contraste qu’ils inscrivent avec <strong>les</strong><br />
tableaux des joueurs de football, de l’Heureux quatuor, de<br />
La noce <strong>et</strong> de La muse inspirant le poète. Souvent en plus de<br />
dialogues plastiques intéressants, tels que ce soleil rouge d’un<br />
tableau qui, descendant en dessous de la ligne d’horizon, devient<br />
le ballon des joueurs de foot juste à côté (toujours le<br />
principe du « copy / past » !), on parvient aussi à mieux comprendre,<br />
par le côté maladroit <strong>et</strong> balourd des secondes compositions,<br />
le foisonnement grisant des premières, des jung<strong>les</strong>.<br />
N’est-ce pas une manière de noyer <strong>les</strong> corps ? De distraire le<br />
regard du spectateur afin qu’il ne s’arrête pas trop aux détails<br />
fâcheux de l’anatomie ? Et puis l’anatomie des singes <strong>et</strong> des<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
Henri Rousseau<br />
La carriole du père Junier, 1908<br />
Huile sur toile, 97 x 129 cm<br />
Musée national de l’Orangerie, Paris,<br />
Collection Jean Walter <strong>et</strong> Paul Guillaume<br />
© RMN, Paris – © Franck Raux<br />
51<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
52<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
antilopes, qui en connaît quelque chose ?<br />
Rousseau a ses côtés pudiques, une façon très intelligente de<br />
contourner la difficulté de ce qu’il sait ne pas très bien maîtriser.<br />
<strong>Les</strong> pieds posent problème ? Il peint par-dessus des<br />
giroflées comme dans La muse inspirant le poète – <strong>et</strong> d’ailleurs<br />
il se trompe, ce qui lui vaut de recommencer une deuxième<br />
fois, avec des œill<strong>et</strong>s turcs. C’est son côté « à la science approximative<br />
», spontané, touchant.<br />
Si <strong>les</strong> jung<strong>les</strong> <strong>et</strong> la salle qui <strong>les</strong> abrite sont une belle occasion<br />
de se confronter aux talents divers <strong>et</strong> à la maladresse si attendrissante<br />
de Rousseau, la p<strong>et</strong>ite salle intermédiaire consacrée<br />
aux paysages des faubourgs offre véritablement la possibilité<br />
de se confronter à la question – quelle que soit sa formulation<br />
– primordiale <strong>et</strong> agaçante par-dessus toutes : quand on<br />
parle de naïf, c’est-à-dire grossier ? Rousseau, au fond, c’est<br />
de l’art brut ? Il peint comme un enfant ?<br />
Qu’on regarde une minute <strong>et</strong> se convainque du contraire.<br />
Quels ciels splendides Rousseau étend-il sur ses tableaux !<br />
La maîtrise tranquille <strong>et</strong> altière d’un Nicolas Poussin, rien<br />
de moins. Chaque p<strong>et</strong>it paysage est aussi tributaire d’une<br />
fantastique maîtrise de la perspective atmosphérique, chaque<br />
espace créé à l’intérieur de ses scènes fonctionne admirablement,<br />
on y pénètre, on y est accueilli… <strong>et</strong> repoussé à la fois.<br />
Car on touche ici au mystère essentiel du peintre, à c<strong>et</strong>te<br />
épine qu’il plante insidieusement dans notre œil. Si tous <strong>les</strong><br />
tons, toutes <strong>les</strong> couleurs sont d’une justesse providentielle<br />
vis-à-vis de l’espace, de la nature, de la manière traditionnelle<br />
de composer une peinture, presque chaque ligne est<br />
tronquée par rapport à l’horizon, idem pour presque chaque<br />
rapport de proportion entre deux obj<strong>et</strong>s.<br />
L’écart entre une maîtrise absolue des couleurs, des tonalités,<br />
<strong>et</strong> des compositions systématiquement banca<strong>les</strong> alimente<br />
une fantastique mécanique d’attirance <strong>et</strong> de répulsion. C’est<br />
la mise en valeur de c<strong>et</strong>te dimension qui est le très grand<br />
mérite de l’exposition de la Fondation Beyeler.<br />
Et enfin, le peintre Henri Rousseau fait-il exprès d’être « à<br />
côté » ou est-il simplement malhabile ? Le mystère pour l’auteur<br />
de ces lignes reste entier. Toujours est-il que l’occasion<br />
est belle <strong>et</strong> se doit d’être saisie d’aller, d’ici au 9 mai, s’en faire<br />
une opinion par soi-même.<br />
Yves Guignard<br />
Henri Rousseau, Fondation Beyeler, Riehen/Bâle,<br />
jusqu’au 9 mai 2010.<br />
Catalogue paru chez Hatje Cantz, 120 pages, 64.– CHF.<br />
Site : www.beyeler.com<br />
Henri Rousseau<br />
La charmeuse de serpents, 1907<br />
Huile sur toile, 169 x 189,5 cm<br />
Musée d’Orsay, Paris, legs de Jacques Douc<strong>et</strong>, 1936<br />
© RMN, Paris – © Hervé Lewandowski<br />
Henri Rousseau<br />
Joyeux farceurs, 1906<br />
Huile sur toile, 145,7 x 113,3 cm<br />
Philadelphia Museum of Art,<br />
The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
De Chirico <strong>et</strong> la peinture moderne :<br />
de Max Ernst à Balthus<br />
« De Chirico torna a casa », tel était le<br />
titre d’un compte rendu paru dans un<br />
quotidien italien au lendemain de l’inauguration<br />
de l’exposition De Chirico, Max<br />
Ernst, Magritte, Balthus : un sguardo<br />
nell’invisibile, qui se tient actuellement<br />
au Palazzo Strozzi à Florence.<br />
En eff<strong>et</strong>, c’est ici, Piazza Santa Croce, par<br />
une chaude après-midi d’octobre, en 1909,<br />
que De Chirico a eu la « révélation » de ce<br />
qui sera désormais pour lui la peinture :<br />
l’expression d’une vision intérieure <strong>et</strong> non<br />
plus la reproduction du monde extérieur.<br />
La nouvelle peinture devra se situer au-delà<br />
de la réalité, être « métaphysique », au sens<br />
premier du terme.<br />
Au moment de c<strong>et</strong>te « illumination », De<br />
Chirico se relevait d’une longue <strong>et</strong> douloureuse<br />
maladie intestinale <strong>et</strong>, comme le<br />
conva<strong>les</strong>cent dont Baudelaire analyse <strong>les</strong><br />
réactions dans <strong>Les</strong> Paradis artificiels <strong>et</strong> dans<br />
Le Peintre de la vie moderne, il voyait tout<br />
en nouveauté. « La conva<strong>les</strong>cence – écrit Baudelaire – est<br />
comme un r<strong>et</strong>our à la vie. Le conva<strong>les</strong>cent jouit au plus haut<br />
degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement<br />
aux choses, même <strong>les</strong> plus trivia<strong>les</strong> en apparence. Remontons,<br />
s’il se peut, par un effort rétrospectif de l’imagination,<br />
vers nos plus jeunes, nos plus matina<strong>les</strong> expressions, <strong>et</strong> nous<br />
reconnaîtrons qu’el<strong>les</strong> avaient une singulière parenté avec <strong>les</strong><br />
impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus<br />
tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que c<strong>et</strong>te maladie<br />
ait laissé pures <strong>et</strong> intactes <strong>les</strong> facultés spirituel<strong>les</strong>. »<br />
La Piazza Santa Croce, la façade néo-gothique de son église,<br />
la statue de Dante, De Chirico <strong>les</strong> avait vues de nombreuses<br />
fois. Mais c<strong>et</strong>te fois-ci, ce décor familier lui apparut comme<br />
un faux-semblant, cachant une vérité inconnue. La réalité,<br />
devenue une « énigme » que seuls des tableaux composés suivant<br />
une vision toute intérieure, pouvaient perm<strong>et</strong>tre d’approcher,<br />
sinon de résoudre. « Enigma », tel sera donc le titre<br />
ou le sous-titre de la plupart des toi<strong>les</strong> <strong>et</strong> des dessins datant<br />
des années 1909-1911, fondatrices de c<strong>et</strong>te « pittura m<strong>et</strong>afisica<br />
» qui devait révolutionner la peinture européenne.<br />
La Renaissance – reprenant la conception d’Aristote – avait<br />
Balthus (Balthasar Klossowski de Rola)<br />
Le passage du Commerce-Saint-André, 1952-1954<br />
Huile sur toile, 294 x 330 cm<br />
Collection particulière<br />
défini l’art comme « imitation » de la nature, une définition<br />
valable tant pour la littérature que pour la peinture. De<br />
Chirico, en congédiant le concept d’imitation, espérait inaugurer<br />
une autre renaissance, tenant compte d’une nouvelle<br />
idée de l’homme. Ce n’était plus l’individu créateur, qui se<br />
trouvait placé au centre de l’univers, mais un amalgame de<br />
forces obscures qui, en deçà du seuil de la conscience <strong>et</strong> de<br />
la raison, façonnent nos comportements <strong>et</strong> infléchissent nos<br />
pensées. L’artiste aux pouvoirs démiurgiques, à l’image d’un<br />
Raphaël, d’un Michel-Ange ou d’un Léonard de Vinci, a<br />
cédé la place à l’explorateur mélancolique de ce misérable tas<br />
de secr<strong>et</strong>s qu’est l’homme sans Dieu <strong>et</strong> sans conscience claire<br />
de lui-même. De Chirico a pleinement intégré <strong>les</strong> leçons de<br />
Ni<strong>et</strong>zsche, de Schopenhauer <strong>et</strong> de Freud.<br />
A ses yeux, Picasso – en dépit de l’aventure cubiste – était le<br />
dernier grand peintre relevant d’une tradition plusieurs fois<br />
53<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
54<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
Carlo Carrà (Quargnento, 1881-Milan, 1966)<br />
Il gentiluomo ubriaco, 1916<br />
Huile sur toile, 60 x 45 cm<br />
Collection particulière<br />
séculaire. Il a achevé – se plaisait-il à dire – le cycle du visible,<br />
alors que lui, De Chirico, prétendait inaugurer le cycle de<br />
l’invisible. D’où le sous-titre de c<strong>et</strong>te exposition (un sguardo<br />
nell’invisibile).<br />
C<strong>et</strong>te ambition de passer de l’autre côté du miroir r<strong>et</strong>enait<br />
également l’attention de quelques poètes qui, dans la succession<br />
de Rimbaud, se livraient à des expériences comparab<strong>les</strong>,<br />
au premier rang desquels Apollinaire <strong>et</strong> <strong>les</strong> Surréalistes. C’est<br />
en octobre 1913 – l’année de la publication d’Alcools <strong>et</strong> des<br />
Peintres cubistes – qu’Apollinaire rend compte, pour la première<br />
fois, d’une exposition d’atelier de De Chirico à Paris,<br />
qui précède de peu sa participation au onzième Salon d’automne<br />
: « L’art de ce jeune peintre est un art intérieur <strong>et</strong> cérébral<br />
qui n’a point de rapport avec celui des peintres qui se<br />
sont révélés ces dernières années. Il ne procède ni de Matisse,<br />
ni de Picasso ; il ne vient pas des impressionnistes. C<strong>et</strong>te originalité<br />
est assez nouvelle pour qu’elle mérite d’être signalée.<br />
<strong>Les</strong> sensations très aiguës <strong>et</strong> très modernes de M. de Chirico<br />
prennent d’ordinaire une forme architecturale. Ce sont des<br />
gares ornées d’une horloge, des tours, des statues, de grandes<br />
places désertes ; à l’horizon passent des trains de chemin de<br />
Niklaus Stoecklin (Bâle 1896-1982)<br />
Perückenstock (mit Sparbirne), 1929<br />
Huile sur toile, 47 x 38 cm<br />
Collection particulièr<br />
fer ». L’année suivante, De Chirico a fait le fameux « portrait<br />
» onirique <strong>et</strong> prémonitoire d’Apollinaire, qui se trouve<br />
aujourd’hui au Centre Georges Pompidou, à Paris.<br />
C’est Apollinaire qui a révélé De Chirico aux Surréalistes <strong>et</strong><br />
notamment leur chef de file André Br<strong>et</strong>on. A vingt-cinq ans,<br />
ce dernier fit l’acquisition du Cerveau de l’enfant, tableau<br />
avec lequel il a passé tout sa vie, comme en témoignent <strong>les</strong><br />
nombreuses photos de la rue Fontaine, avant de le céder, en<br />
1964, au Musée de Stockholm. Selon la légende, Br<strong>et</strong>on aurait<br />
aussi aimé acquérir le tableau mythique, Enigme d’une<br />
après-midi d’automne, de 1909. A défaut, Max Ernst en a<br />
fait une copie, d’après une reproduction publiée dans la revue<br />
Cicerone ; elle est exposée au Palazzo Strozzi <strong>et</strong> ce n’est<br />
pas la moindre des surprises que réserve c<strong>et</strong>te exposition. Le<br />
tableau n’était pas entré dans la collection de Br<strong>et</strong>on, mais<br />
dans celle d’Eluard, tout comme Œudipe roi, une des toi<strong>les</strong><br />
<strong>les</strong> plus surréalistes de Max Ernst.<br />
Le dialogue de Max Ernst avec De Chirico s’est poursuivi<br />
tout au long des années. En témoigne, entre autre, la série<br />
rarement montrée, Fiat modes pereat ars, de 1919, composée<br />
à la fois sous le choc de la guerre <strong>et</strong> de la découverte
du peintre italien à travers le numéro spécial que lui avait<br />
consacré la revue Valori plastici. On ne s’étonnera donc pas<br />
de voir figurer De Chirico dans le tableau programmatique<br />
de 1922, Au rendez-vous des amis, où il est placé entre Br<strong>et</strong>on<br />
<strong>et</strong> Gala Eluard, sous forme d’un stylite au socle trop étroit,<br />
c’est-à-dire en situation d’instabilité. En eff<strong>et</strong>, l’admiration<br />
des Surréalistes pour De Chirico allait bientôt faire place<br />
à une animosité certaine. Le problème des copies que De<br />
Chirico faisait de ses propres œuvres n’était pas étranger à ce<br />
revirement.<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
<strong>Les</strong> rapports entre De Chirico <strong>et</strong> Max Ernst avaient déjà été<br />
explorés à l’occasion d’une autre exposition, montée avec<br />
beaucoup de succès en 1997-1998 à Zurich, à Munich <strong>et</strong> à<br />
Berlin, Eine Reise ins Ungewisse : Arnold Böcklin, Giorgo De<br />
Chirico, Max Ernst. Le responsable en avait été le vice-directeur<br />
du Kunsthaus de Zurich <strong>et</strong> futur directeur du Musée<br />
Tinguely à Bâle, Guido Magnaguagno. Il a fait équipe, c<strong>et</strong>te<br />
fois-ci, avec Paolo Baldacci <strong>et</strong> Geerd Roos, de leur côté commissaires<br />
de la grande rétrospective De Chirico à Padoue en<br />
2007.<br />
À la fois chaînon <strong>et</strong> point de rupture entre le XIX e <strong>et</strong> le XX e<br />
siècle, De Chirico est envisagé, au Palazzo Strozzi, comme<br />
le précurseur d’une myriade de peintres figuratifs ayant revisité<br />
avec succès à la dictature de l’abstraction. Une descendance<br />
qui révèle bien des surprises. Ainsi, il est peu connu<br />
que Carlo Carrà, après sa période futuriste <strong>et</strong> avant de se<br />
tourner vers l’académisme, a créé tout une série de tableaux,<br />
dont Il gentiluomo briaco ou L’ovale delle apposizioni, inspirés<br />
directement des Philosophes de De Chirico ou de son Troubadour.<br />
Toutes aussi étonnantes <strong>les</strong> citations pictura<strong>les</strong> que fait<br />
Morandi dans certaines de ses natures mortes. Sans parler de<br />
Niklaus Stoecklin, traité à tort comme p<strong>et</strong>it maître <strong>et</strong> qui, à<br />
travers ses têtes de perruques (Perückenstock), r<strong>et</strong>rouve ici sa<br />
Giorgio de Chirico (Volos, 1888-Rome, 1978)<br />
L’enigma dell’arrivo e del pomeriggio, 1911-1912<br />
Huile sur toile, 70 x 86,5 cm<br />
Collection particulière<br />
Giorgio de Chirico<br />
La nostalgia dell’infinito, 1912<br />
Huile sur toile, 135,5 x 64,8 cm<br />
New York, The Museum of Modern Art,<br />
Purchase, 1936, inv. 87.1936<br />
55<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4<br />
56<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Expositions<br />
vraie place.<br />
L’héritage de De Chirico est aussi varié qu’inattendu. On le<br />
r<strong>et</strong>rouve aussi bien dans <strong>les</strong> tableaux de son frère, Alberto<br />
Savinio, que dans ceux d’un surréaliste dissident – <strong>et</strong> totalement<br />
occulté par Br<strong>et</strong>on –, Pierre Roy. Et, bien entendu,<br />
chez Magritte.<br />
Le tableau qui résume le mieux toutes ces tendances <strong>et</strong> <strong>les</strong><br />
transcende est sans doute Le Passage du Commerce-Saint-André<br />
de Balthus. Il arrive en conclusion de l’exposition. On y<br />
r<strong>et</strong>rouve l’atmosphère onirique d’une réalité devenue irréelle,<br />
d’obj<strong>et</strong>s familiers se transformant en menace, de figures humaines<br />
oscillant entre la marionn<strong>et</strong>te <strong>et</strong> le monstre. La scène<br />
est d’autant plus inquiétante que ce passage est chargé d’histoire<br />
: c’est ici que fut, semble-t-il, expérimentée pour la première<br />
fois la guillotine, mais sur des moutons (le chien du<br />
tableau ressemble d’ailleurs à un mouton). En faut-il plus<br />
pour nous rappeler que l’homme est désormais en sursis ?<br />
Robert Kopp<br />
Indications pratiques<br />
Au Palazzo Strozzi, Piazza Santa Croce, Florence, jusqu’au<br />
18 juin 2010.<br />
Y aller<br />
En train : de Zurich ou de Genève en 4h (avec changement<br />
à Milan) ; arrivée à la gare de Santa Maria <strong>No</strong>vella,<br />
en plein centre ville.<br />
Séjourner<br />
• Hotel Roma, place Santa Maria <strong>No</strong>vella ; adresse confortable<br />
<strong>et</strong> raisonnable dans <strong>les</strong> prix (200-300 €).<br />
• Antica Torre di Tornabuoni, en face du Palazzo Strozzi ;<br />
vieux palais disposant de chambres d’hôte ; pour <strong>les</strong> amateurs<br />
de vieux décors <strong>et</strong> de vieux meub<strong>les</strong> ; p<strong>et</strong>it déjeuner<br />
sur la terrasse dominant <strong>les</strong> toits de Florence ; le luxe absolu,<br />
mais accessible (200-400 €).<br />
Pierre Roy (Nantes, 1880-Milan, 1950)<br />
L’orage, 1929<br />
Huile sur toi<strong>les</strong>, 62 x 47 cm<br />
Bâle, Collection Carl Laszlo<br />
Carlo Carrà<br />
Il figlio del costruttore, 1917 <strong>et</strong> 1921<br />
Huile sur toile, 60 x 45 cm<br />
Collection particulière
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Beaux-livres<br />
Aux origines des civilisations pas toujours évidente. Des<br />
Ce qui nous distingue<br />
<strong>et</strong> ce qui nous<br />
rassemble, à travers<br />
nos racines culturel<strong>les</strong><br />
<strong>et</strong> spirituel<strong>les</strong> : tel est l’obj<strong>et</strong><br />
de la somptueuse exposition<br />
de la Fondation Bodmer<br />
(prolongée jusqu’au 25<br />
avril prochain) <strong>et</strong> de ce volume<br />
qui en présente <strong>et</strong> en<br />
commente <strong>les</strong> documents<br />
essentiels, à savoir 81 obj<strong>et</strong>s<br />
sélectionnés parmi <strong>les</strong><br />
160’000 pièces de la Fondation<br />
Bodmer <strong>et</strong> complétés par des documents d’autres bibliothèques.<br />
Martin Bodmer souhaitait « réaliser un édifice<br />
spirituel, un lieu où deviendra visible le chemin de l’homme<br />
vers lui-même » <strong>et</strong> c’est ainsi autour de cinq piliers (Homère,<br />
Dante, la Bible, Shakespeare <strong>et</strong> Go<strong>et</strong>he) qu’il rassembla sa<br />
collection entre 1919 <strong>et</strong> 1971.<br />
Ce catalogue d’exposition nous proj<strong>et</strong>te dans un nouveau<br />
monde à chaque obj<strong>et</strong>, systématiquement expliqué par un<br />
commentaire <strong>et</strong> rattaché par une photo inédite à un lieu significatif.<br />
Ce sont ainsi 45 sièc<strong>les</strong> d’histoire culturelle <strong>et</strong> spirituelle,<br />
explorés par septante-deux spécialistes <strong>et</strong> dignitaires<br />
religieux, qui défilent devant le lecteur, des premières traces<br />
de textes sumériens (III e millénaire av. J.-C.) au Coran de<br />
Soliman le Magnifique (XVI e siècle). Quatre axes sont tour<br />
à tour explorés : <strong>les</strong> trois religions monothéistes, « incompatib<strong>les</strong><br />
» comme nous le rappelle F. Möri, mais élaborées en<br />
interaction, auxquel<strong>les</strong> vient s’ajouter l’Antiquité. Au seuil<br />
de l’exposition, un colloque (UniFR, 16-19 novembre 2009)<br />
a précisément envisagé <strong>les</strong> enjeux <strong>et</strong> <strong>les</strong> implications de la<br />
translatio studiorum au sein des trois religions monothéistes.<br />
Du Livre des morts d’Hor à Palladio en passant par Homère,<br />
Platon <strong>et</strong> Aristote, la section sur l’Antiquité illustre la richesse<br />
de l’héritage gréco-latin <strong>et</strong> l’importance du r<strong>et</strong>our aux<br />
textes qui s’opère à la Renaissance. <strong>Les</strong> traductions latines<br />
de Bruni, Traversari <strong>et</strong> Ficin rendent disponib<strong>les</strong> des originaux<br />
inconnus, alors que <strong>les</strong> grandes dynasties d’imprimeurs,<br />
comme celle d’Alde Manuce, en facilitent l’accessibilité. On<br />
parcourt ensuite <strong>les</strong> traditions judaïques, à travers le livre de<br />
la Genèse, <strong>les</strong> manuscrits de la mer Morte, la Vie de Philon<br />
d’Alexandrie de saint Jérôme ou encore <strong>les</strong> Dialogues d’amour<br />
(1535) de Léon L’Hébreu. Section la plus importante quantitativement,<br />
<strong>les</strong> « Traditions chrétiennes » brossent une<br />
fresque grandiose, dont la cohérence chronologique n’est<br />
papyrus grecs <strong>et</strong> des manuscrits<br />
sahidiques à Luther,<br />
Erasme <strong>et</strong> Calvin, ce sont<br />
<strong>les</strong> fondements spirituels de<br />
l’Occident qui sont ainsi revisités.<br />
La fameuse controverse<br />
de Valladolid (1552),<br />
qui oppose Sepulveda <strong>et</strong><br />
Las Casas, apparaît comme<br />
un moment décisif, où<br />
l’Européen se sent le droit<br />
de décider si l’Indien a une<br />
âme. Enfin, <strong>les</strong> traditions<br />
musulmanes révèlent leur importance <strong>et</strong> leur rôle de passeur,<br />
autant pour la philosophie aristotélicienne que pour la médecine<br />
d’Avicenne. Un index des principa<strong>les</strong> références anciennes<br />
vient clore c<strong>et</strong> ouvrage.<br />
Le souci de confronter le lecteur aux sources même, l’intelligence<br />
des textes, le regard original des 221 photographies<br />
de lieux significatifs, leur choix <strong>et</strong> leur confrontation ainsi<br />
que la qualité matérielle de l’ouvrage font de ce volume un<br />
témoin magistral de la rencontre, autant féconde que difficile<br />
<strong>et</strong> tumultueuse, entre l’Orient proche <strong>et</strong> l’Occident. « Il<br />
n’est aucune qualité si universelle, en c<strong>et</strong>te image des choses,<br />
que la diversité <strong>et</strong> variété. […] La ressemblance ne fait pas<br />
tant un, comme la différence fait autre. Nature s’est obligée<br />
à ne rien faire autre, qui ne fut dissemblable » écrivait Montaigne<br />
(<strong>Les</strong> Essais, III, 13). Tout c<strong>et</strong> ouvrage montre que c’est<br />
c<strong>et</strong>te diversité, irriguée par le dialogue, la confrontation voire<br />
l’opposition, qui force à repenser <strong>et</strong> à reformuler l’héritage<br />
culturel. C’est donc, en définitive, à notre responsabilité face<br />
au pluralisme, à la nécessité du dialogue <strong>et</strong> de l’ouverture<br />
ainsi qu’à la primauté de la quête sur la possession qu’il nous<br />
renvoie.<br />
Loris P<strong>et</strong>ris<br />
Orient-Occident. Racines spirituel<strong>les</strong><br />
de l’Europe, sous la dir.<br />
de Frédéric Möri, avec la collaboration<br />
de Guy Bedouelle,<br />
Char<strong>les</strong> Méla <strong>et</strong> Char<strong>les</strong>-Antoine<br />
Chamay, Paris/Genève,<br />
Cerf/Fondation Bodmer, 2009,<br />
543 pages, 225,70 CHF. Site :<br />
www.fondationbodmer.org<br />
57<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°4
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
58<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Beaux livres<br />
La magie de l’art<br />
Il est des auteurs – ou plutôt des artistes<br />
– à qui tout réussit. Vagabondant<br />
d’une discipline à une autre,<br />
d’un genre à un autre, ils finissent par<br />
toucher à tout. C’est à c<strong>et</strong>te polyvalence<br />
qui habite Cocteau que le Palais Lumière<br />
d’Evian rend hommage avec l’exposition<br />
qui lui est consacrée jusqu’au<br />
23 mai, Jean Cocteau. Sur <strong>les</strong> pas d’un<br />
magicien. Le livre qui l’accompagne,<br />
que <strong>les</strong> auteurs refusent de qualifier de<br />
catalogue, reflète admirablement bien<br />
<strong>les</strong> multip<strong>les</strong> fac<strong>et</strong>tes de c<strong>et</strong> homme<br />
énigme à qui l’on doit tant de dessins,<br />
de photographies, de poèmes, de textes,<br />
de films, de scénarios… que l’on ne finit<br />
guère de <strong>les</strong> évoquer. Le littéraire est<br />
trop habitué à ses deux volumes Cocteau<br />
de la Pléiade <strong>et</strong> oublie parfois que,<br />
avant d’être écrivain, Cocteau est un artiste<br />
compl<strong>et</strong>, <strong>et</strong> l’artiste, de ce genre, le<br />
vrai, touche à tout. En cela, il est bien<br />
un magicien. L’ouvrage, comme l’exposition,<br />
porte bien son titre.<br />
Ainsi, en feuill<strong>et</strong>ant l’ouvrage on tombe<br />
sur des documents d’exception, peu<br />
croisés au préalable. Des photographies<br />
de Cocteau sur ses tournages aux<br />
encres, en passant par <strong>les</strong> photographies<br />
qu’il r<strong>et</strong>ouche à la main – pour y ajouter<br />
un brin de son esprit –, <strong>et</strong> par <strong>les</strong><br />
céramiques plus fines, plus épurées que<br />
cel<strong>les</strong> de Picasso tout se mêle dans une<br />
harmonie agréable. On r<strong>et</strong>rouve autant<br />
le dessin très connu représentant Marcel<br />
Proust engoncé dans son manteau,<br />
le bas du visage caché par la fourrure,<br />
que d’autres portraits moins diffusés,<br />
par exemple, d’Erik Satie, d’Apollinaire<br />
ou encore de Max Jacob, sur lequel il<br />
écrit : « Max l’ange de la rue Gabriel<br />
– Max tutoyé par la jeunesse – Max<br />
cocasse <strong>et</strong> magnifique comme le rêve<br />
– Max notre ami » tout en soulignant<br />
d’un trait bien assuré le crâne rond <strong>et</strong><br />
chauve de son ami. Plus loin Joséphine<br />
Baker, Raymond Radigu<strong>et</strong> endormi,<br />
Marianne Oswald coqueluche des in-<br />
tellectuels <strong>et</strong> des artistes, Paul Eluard,<br />
Chaplin, Tren<strong>et</strong>, Gen<strong>et</strong> <strong>et</strong> j’en passe.<br />
Très intelligemment conçu, le livre<br />
ouvre des fenêtres sans <strong>les</strong> refermer, sur<br />
presque toutes <strong>les</strong> fac<strong>et</strong>tes de Jean Cocteau.<br />
On y trouve même des esquisses<br />
de costumes <strong>et</strong> des essais de teintes<br />
pour ses films. L’affiche du Testament<br />
d’Orphée (1960) <strong>et</strong> une photographie<br />
exceptionnelle, prise lors du tournage,<br />
représentant Jean Cocteau en cravate,<br />
transpercé par la lance de Minerve. À<br />
la page suivante, la silhou<strong>et</strong>te sombre<br />
d’un homme cheval se dresse devant<br />
Cocteau, en salop<strong>et</strong>te de travail, la cigar<strong>et</strong>te<br />
dans la main, appuyé contre une<br />
palissade de planches. Et puis il y a <strong>les</strong><br />
céramiques, dont j’ai déjà parlé, d’un<br />
exthétisme très pur <strong>et</strong> gréco-latin avec<br />
<strong>les</strong>quel<strong>les</strong> on touche à la fin du livre qui<br />
nous laisse merveilleusement pantois,<br />
ensorcelés par le grand magicien dont<br />
nous suivions <strong>les</strong> pas, dans chaque page.<br />
Bernard Vicq<br />
Jean Cocteau. Sur <strong>les</strong> pas d’un magicien,<br />
sous la dir. de Robert Rocca <strong>et</strong><br />
Michel Bépoix, Paris/Evian, Thalia/<br />
Palais Lumière, 264 pages, 39 €.<br />
Beyeler derechef<br />
La Fondation BNP Paribas, qui<br />
pilote chaque année un livre de<br />
sa collection « Musées suisses »,<br />
consacre son 22 e volume à la Fondation<br />
Beyeler. On y lit le parcours de la Fondation,<br />
aujourd’hui déjà bien connu.<br />
De prime abord, on se demande pourquoi<br />
faire un volume sur Beyeler, alors<br />
que la bibliographie est déjà bien fournie.<br />
Pour combler le vide dans la collection<br />
? Au fil des pages, le lecteur se<br />
rend compte que non, qu’il y a bien un<br />
sens à faire paraître (encore !) un livre<br />
sur la Fondation. <strong>Les</strong> textes sont succins<br />
<strong>et</strong> justes, proposés par le conservateur<br />
de la Fondation, Philippe Büttner,<br />
par deux collaborateurs scientifiques<br />
(SIK-ISEA), Sylvia Mutti <strong>et</strong> Hans-<br />
P<strong>et</strong>er Wittwer, par un rédacteur de la<br />
NZZ <strong>et</strong> un chercheur britannique. Le<br />
tout, précédé, évidemment, d’un mot<br />
de Sam Keller, directeur de la Fondation<br />
Beyeler – qui l’a malheureusement<br />
transformée haut-lieu de l’industrie de<br />
l’événementiel. Quoi qu’il en soit, la<br />
collection superbe, riche, exceptionnelle<br />
pour c<strong>et</strong>te ville du bord du Rhin,<br />
est ici mise en avant dans une synthèse<br />
agréable, qui complète ou plutôt résume,<br />
le catalogue des collections de la<br />
Fondation, dont on vient d’éditer une<br />
nouvelle version mise à jour. C’est un<br />
bel aperçu d’ensemble, certes, mais vu<br />
le prix, à une dizaine de francs près, il<br />
est plus avantageux de s’ach<strong>et</strong>er le catalogue<br />
des collections. Voilà tout de<br />
même un frein considérable, d’autant<br />
plus que <strong>les</strong> deux ouvrages se font face à<br />
la boutique du musée.<br />
Bernard Vicq<br />
Fondation Beyeler, coll. « Musées<br />
suisses », édité par la Fondation BNP<br />
Paribas en collaboration avec l’Institut<br />
suisse pour l’étude de l’art, 128<br />
pages, 58.– CHF.
Un film Home made<br />
Jeune cinéaste franco-suisse, Ursula<br />
Meier fréquente régulièrement <strong>les</strong><br />
festivals de films. En présentant dans<br />
différents pays plusieurs de ses courtsmétrages<br />
<strong>et</strong> son téléfilm Des épau<strong>les</strong> solides<br />
diffusé entre autres sur Arte, elle<br />
s’est déjà offert une certaine réputation<br />
auprès d’un public étranger. C’est durant<br />
l’été 2007 que la jeune réalisatrice<br />
tourne son premier long-métrage :<br />
Home. Son film remporte très vite un<br />
succès auprès de la critique <strong>et</strong> du public.<br />
Si l’on j<strong>et</strong>te un coup d’œil sur le<br />
site officiel de Home, le grand succès<br />
cinématographique suisse de l’année<br />
2009, on constate que sa réussite<br />
dépasse largement <strong>les</strong> frontières helvétiques.<br />
Home ne s’est en eff<strong>et</strong> pas<br />
contenté de rafler <strong>les</strong> trois Quartz pour le Prix du Cinéma<br />
Suisse 2009 (meilleur film, meilleur scénario, meilleur<br />
espoir), il a été sélectionné dans plus d’une vingtaine de<br />
festivals autour du monde <strong>et</strong> primé à Namur, en Grèce, à<br />
Mar Del Plata <strong>et</strong> à Tübingen-Stuttgart. Depuis quelques<br />
années déjà, à l’intérieur du pays comme ailleurs, le cinéma<br />
suisse a du mal à se démarquer <strong>et</strong> à s’imposer. Comment<br />
expliquer alors c<strong>et</strong>engouement si soudain pour un<br />
film presque suisse ? Pourquoi Home est-il parvenu à séduire<br />
un public aussi large ?<br />
Choisissant de se couper du monde <strong>et</strong> de se replier sur ellemême,<br />
une famille s’est installée au bord d’une piste d’autoroute<br />
à l’abandon. Dans c<strong>et</strong> environnement aux allures<br />
cocasses <strong>et</strong> amusantes, tout semble aller pour le mieux. La<br />
famille entraînée par l’énergie enfantine du cad<strong>et</strong> joue, crie,<br />
rigole, s’amuse en toute innocence dans une proximité physique<br />
exacerbée. Mais dans c<strong>et</strong>te sérénité quelque peu factice,<br />
la situation ne va pas durer. Du jour au lendemain, des ouvriers<br />
s’emparent de leur espace de jeux aménagé directement<br />
sur la piste d’autoroute. Bientôt on entend à la radio que l’ouverture<br />
du tronçon qu’ils se sont appropriés, est imminente.<br />
Au début personne n’ose y croire. La séquence où la famille<br />
se dispute la couleur de la première voiture qui pénétrera sur<br />
la piste est d’ores <strong>et</strong> déjà révélatrice de l’attitude qu’adoptera<br />
chacun des personnages face à c<strong>et</strong> inévitable bouleversement.<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Cinéma<br />
Le cad<strong>et</strong> s’en amuse, le père feint de se prendre au jeu, la<br />
préado<strong>les</strong>cente analyse l’évènement scientifiquement, l’aînée<br />
est absente, <strong>et</strong> la mère s’enferme dans ses angoisses. Chacun<br />
vit finalement sa propre réalité. Et, avec l’ouverture de l’autoroute<br />
ou non, il est impossible pour la famille de rester<br />
éternellement dans l’osmose artificielle qu’elle recherche. Elle<br />
tentera de résister pourtant presque jusqu’au bout…<br />
Home est un film qui plaît, c’est certain. Mais pourquoi?<br />
La première raison est sans doute qu’il offre un subtil mélange<br />
de genres au spectateur. En eff<strong>et</strong>, l’ouverture du film<br />
se passe dans une ambiance légère, amusante, soutenue par<br />
des images colorées <strong>et</strong> une musique plus au moins festive.<br />
Le tout dans un contexte assez farfelu <strong>et</strong> surprenant r<strong>et</strong>enant<br />
d’entrée de jeu l’attention du spectateur. La touche originale<br />
de Home, <strong>et</strong> peut-être la seule, est que c’est précisément<br />
ce surprenant prétexte narratif de l’autoroute qui fait éclater<br />
<strong>les</strong> tensions familia<strong>les</strong>. En eff<strong>et</strong>, celle-ci joue d’abord un<br />
rôle unificateur, puis perturbateur <strong>et</strong> enfin séparateur. <strong>Les</strong><br />
personnages qui composent c<strong>et</strong>te famille sont quant à eux<br />
très banals. Une grande sœur belle <strong>et</strong> rebelle opposée à une<br />
p<strong>et</strong>ite sœur intello, un cad<strong>et</strong> insouciant <strong>et</strong> plein de vitalité,<br />
une mère dépressive, étouffante <strong>et</strong> étouffée <strong>et</strong> un père tiraillé<br />
entre son rôle de chef de famille <strong>et</strong> l’appréhension de ce qui<br />
surviendra. Chaque spectateur peut ainsi facilement identifier<br />
ses propres tensions familia<strong>les</strong> à cel<strong>les</strong> qui composent ce<br />
portrait de famille.<br />
59<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3<br />
60<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Cinéma<br />
Ce qui fait la force <strong>et</strong> le succès de Home, en<br />
plus des superbes plans <strong>et</strong> d’une distribution<br />
d’acteurs pertinente, c’est son oscillation<br />
constante entre légèr<strong>et</strong>é <strong>et</strong> gravité, entre<br />
drame <strong>et</strong> rire, qui a sans doute su toucher <strong>et</strong><br />
divertir de multip<strong>les</strong> spectateurs. Ce processus<br />
est engendré par deux membres de la famille.<br />
Le p<strong>et</strong>it Julien est à la source même du ton<br />
léger qui domine au début du film. Puis dans<br />
une seconde partie intervient le jeu attendu<br />
d’Isabelle Huppert dans son rôle de mère névrosée<br />
<strong>et</strong> acharnée attisant alors la tournure<br />
dramatique empruntée par le récit.<br />
Or il est peut-être dommage que Home ne<br />
creuse pas davantage le portrait psychologique<br />
seulement ébauché de c<strong>et</strong>te famille peu surprenante.<br />
Certes le changement de ton opéré<br />
dans la deuxième partie du film déconcerte le spectateur.<br />
Mais, épaulée par ses quatre scénaristes, Meier n’a pas souhaité<br />
pousser jusqu’au bout la situation malsaine dans laquelle<br />
s’enfermaient ses personnages. S’il ne fait aucun doute<br />
que l’on passe ici un bon moment devant un cinéma plaisant<br />
<strong>et</strong> techniquement maîtrisé, il y a peut-être quelque risque<br />
pour que Home ne soit pour le cinéma suisse qu’une belle<br />
surprise qui s’oubliera vite.<br />
Zoé Deuel<br />
Home, un film d’Ursula Meier (2008), avec Isabelle Huppert,<br />
Olivier Gourm<strong>et</strong>, Kacey Mott<strong>et</strong> Klein, Madeleine<br />
Budd, Adeleide Leroux.<br />
En DVD (98 minutes, 30 CHF + frais de port) commandable<br />
sur : http://home-lefilm.blogspot.com<br />
Derrière <strong>les</strong> scénarii<br />
Tout le monde connaît <strong>les</strong> ouvrages du<br />
genre Comment devenir écrivain en 10<br />
leçons ? <strong>et</strong> encore La Méthode Chaboussot.<br />
Si le premier ne mérite pas même que l’on<br />
s’y arrête, le deuxième est davantage une leçon<br />
d’autodérison qu’autre chose. Rien de<br />
véritablement littéraire là-dedans. Ces ouvrages<br />
ne cessent de répéter ce que Boileau<br />
répétait déjà, quelques sièc<strong>les</strong> auparavant,<br />
« Vingt fois sur le métier rem<strong>et</strong>tez votre<br />
ouvrage ». La parution que nous propose<br />
John Truby, scénariste à Hollywood, renverse<br />
l’idée que l’on s’est faite, en France,<br />
de ce genre de bouquins. C’est que l’américain<br />
procède à une véritable analyse du mécanisme<br />
du récit, s’arrêtant sur une foule de notions ; de la<br />
structure narrative <strong>et</strong> des personnages au réseau des symbo<strong>les</strong><br />
<strong>et</strong> au tissage des scènes. Pour ce faire, Truby ne se contente<br />
pas de raconter une anecdote <strong>et</strong> de transm<strong>et</strong>tre quelques<br />
conseils, comme le font <strong>les</strong> autres ouvrages, il a décortiqué un<br />
bon nombre de films, de romans, de séries télé, qu’il prend à<br />
témoin pour chaque conseil qu’il avance, sans se priver sur le<br />
nombre, d’où l’épaisseur du bouquin. Du coup, il ne servira<br />
pas qu’aux écrivaillons en herbe, mais surtout à celui qui veut<br />
procéder à une analyse profonde des structures d’une œuvre,<br />
de son mécanisme, de sa portée. En cela, l’ouvrage porte bien<br />
son titre, il est à l’instar d’une anatomie humaine, l’anatomie<br />
des façons de raconter des histoires.<br />
<strong>No</strong>émie Schaller<br />
John Truby, L’anatomie du scénario. Cinéma, littérature,<br />
séries télé, <strong>No</strong>uveau monde éditions, 462 pages, 25€
Tranches de vie d’une légende<br />
Et une de plus ! s’exclamera<br />
le badaud dans une librairie.<br />
Il est vrai que Clint<br />
Eastwood compte quelques biographies<br />
à son palmarès, juste à<br />
côté des Oscars <strong>et</strong> autres décorations.<br />
Il n’y a que la légion d’honneur<br />
qui lui fasse encore défaut.<br />
Mais le grand Sarkozy ne manquera<br />
pas de la lui rem<strong>et</strong>tre prochainement.<br />
Qui sait ? Napoléon<br />
IV a fait pire. Là n’est pas la question.<br />
<strong>Les</strong> édition nouveau monde<br />
publient la traduction française<br />
de l’énooorme (entendez la voix<br />
de Castaldi) pavé que Patrick Mc-<br />
Gilligan consacre au tout aussi<br />
énorme Clint Eastwood.<br />
Laissons le graphisme de côté –<br />
la couverture semble dater des<br />
années soixante <strong>et</strong> <strong>les</strong> en-têtes de<br />
page sont d’un mauvais goût flagrant.<br />
L’ouvrage en soi comporte<br />
ses mérites, même si l’on peut<br />
ém<strong>et</strong>tre des réserves sur la capacité<br />
d’un biographe à analyser<br />
pertinemment des faits récents,<br />
sans le recul que confère le temps.<br />
McGilligan y échappe, puisqu’il n’analyse rien. Il se contente<br />
de raconter. Ce qui rend sa biographie désuète dès publication,<br />
puisqu’entre-temps Clint Eastwood a sorti un nouveau<br />
film <strong>et</strong> vécu de nouvel<strong>les</strong> histoires… Très riche en anecdotes<br />
– c’est bien là ce qu’attend le public, toujours friand de ragots<br />
–, l’ouvrage présente l’avantage de se bâtir autour de<br />
« mémoires vivantes » à qui l’on doit <strong>les</strong> racontars, tantôt<br />
passionnants, tantôt voyeurs, tantôt dérisoires. Le défaut de<br />
ce processus de travail est que toutes ces in<strong>format</strong>ions n’ont<br />
pas vraiment de sens commun, ou plutôt ne donnent pas de<br />
sens à l’œuvre cinématographique de Clint Eastwood.<br />
Au fond, la biographie reflète le travail d’un historien, l’analyse<br />
en moins. C’est à la fois dommage tant il est vrai que<br />
<strong>Les</strong> <strong>Arts</strong><br />
Cinéma<br />
l’œuvre reste le centre d’intérêt<br />
des eastwoodiens <strong>et</strong> divertissant<br />
étant donné que la bibliographie<br />
générale sur Clint Eastwood est<br />
suffisamment fournie <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te<br />
biographie-ci se lit – presque –<br />
comme une comédie larmoyante.<br />
Si le travail de fond de McGilligan<br />
est colossal, le résultat peutêtre<br />
ne valait pas tant de peine.<br />
C’est léger, c’est drôle, c’est futile,<br />
bref, c’est admirable pour le public<br />
en quête d’un divertissement,<br />
de quelques rigolades, c’est royalement<br />
ennuyeux pour le cinéphile<br />
à la recherche d’une vérité<br />
dans le rapport entre l’homme <strong>et</strong><br />
l’œuvre.<br />
McGilligan s’attache à raconter<br />
<strong>les</strong> coulisses d’une œuvre grandiose,<br />
derrière laquelle se cachent<br />
beaucoup d’histoires de fil<strong>les</strong>,<br />
d’argent, de magouil<strong>les</strong> <strong>et</strong> de canail<strong>les</strong>.<br />
M<strong>et</strong>tre cela en avant du<br />
vivant de Clint est sans doute<br />
une audace – ou une provocation<br />
– qui a nécessité de longues<br />
recherches <strong>et</strong> de laborieux entr<strong>et</strong>iens,<br />
c’est certainement le mérite essentiel de l’ouvrage. La<br />
filmographie relativement détaillée qui clôt l’ouvrage servira<br />
aux fouineurs, surtout pour r<strong>et</strong>rouver d’anciens films dont,<br />
pour la plupart, on ne se souvenait pas. Est-ce déjà un gage<br />
de désuétude ?<br />
Comme <strong>les</strong> biographies de Fritz Lang <strong>et</strong> de George Cuko,<br />
écrites par le même auteur, c’est énorme ! mais creux.<br />
Bernard Vicq<br />
Patrick McGilligan, Clint Eastwood. Une légende, <strong>No</strong>uveau<br />
monde éditions, 768 pages, 24 €.<br />
61<br />
<strong>Les</strong> <strong>L<strong>et</strong>tres</strong> <strong>et</strong> <strong>les</strong> <strong>Arts</strong> – n°3