Sciences au Sud n°56 - Recherches ( PDF , 953 Ko) - IRD
Sciences au Sud n°56 - Recherches ( PDF , 953 Ko) - IRD
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© <strong>IRD</strong>/ E.Dounias © <strong>IRD</strong>/Y.Boulvert<br />
Mobilité et dispersion<br />
La structure démographique des Pygmées pourrait fournir de précieuses informations<br />
pour comprendre certains mécanismes de l'histoire génétique de l'Homme.<br />
Ils constituent en effet actuellement le plus grand groupe de chasseurs-cueilleurs<br />
<strong>au</strong> monde, conservant en cela un mode de vie fait de petits groupes seminomades<br />
qui a prévalu pendant 99 % de l'existence de l'humanité. Une étude,<br />
entreprise <strong>au</strong>près des Pygmées du groupe Baka <strong>au</strong> Cameroun, apporte ainsi des<br />
éléments inédits sur les processus de dispersion déterminant la distribution géographique<br />
de la diversité génétique humaine. Le rapport entre la mobilité et la<br />
diffusion locale, défini par la distance entre le lieu de naissance des parents et<br />
celui des enfants, reste mal connu chez l'Homme. Ce travail, basé sur l'échantillonnage<br />
de trois zones de 2 500 km 2 chacune, établit la corrélation entre<br />
distance génétique et distance géographique, pour estimer la dispersion de ces<br />
populations particulièrement mobiles. Et il révèle de façon surprenante que la<br />
dispersion des Baka est très limitée : malgré une mobilité certaine tout <strong>au</strong> long<br />
de l'année, les enfants voient le jour à quelques dizaines de kilomètres <strong>au</strong> plus<br />
du lieu de naissance de leurs parents. Ce comportement pourrait être l'un des<br />
mecanismes essentiels de l'isolement génétique des populations Pygmées, un<br />
processus décrit par les généticiens comme le modèle de l'isolation par la<br />
distance, cette tendance des individus à trouver des partenaires parmi les<br />
groupes proches plutôt qu'éloignés. ●<br />
Patrimoine en péril<br />
La sédentarisation et la<br />
précarité, qui guettent<br />
les Pygmées à mesure<br />
que leurs territoires<br />
s’amenuisent, pourraient avoir raison<br />
d’un formidable trésor culturel »,<br />
estime l’ethnoécologue Edmond Dounias1<br />
, en marge d’une conférence<br />
internationale qui vient de se tenir<br />
sur le sujet2 . Car ces peuples, comptant<br />
400 000 personnes réparties en<br />
une vingtaine d’ethnies dispersées à<br />
travers toute l’Afrique centrale, ont<br />
leur destin étroitement lié à celui des<br />
forêts. Ils possèdent des traditions<br />
très riches et variées, qui dépassent<br />
largement les clichés simplistes de<br />
l’imaginaire populaire occidental.<br />
« La réalité est bien plus complexe<br />
Abattage d'un grand arbre,<br />
témoin de la forêt dense<br />
disparue, par deux Pygmées Aka.<br />
que les lieux communs faisant du Pygmée<br />
un noble s<strong>au</strong>vage, vivant en<br />
totale <strong>au</strong>tarcie et harmonie avec la<br />
jungle luxuriante », explique le chercheur.<br />
Ainsi, ils entretiennent des<br />
relations très anciennes et fluctuantes<br />
avec les <strong>au</strong>tres populations<br />
de la région vouées à l’agriculture. Et<br />
s’ils partagent tous le mode de vie originellement<br />
nomade et privilégiant la<br />
collecte des produits s<strong>au</strong>vages, les<br />
peuples réunis sous le terme de Pygmées<br />
se démarquent les uns des<br />
<strong>au</strong>tres par leurs spécificités linguistiques<br />
et culturelles. « Ils incarnent<br />
des coutumes matérielles et symboliques<br />
intégralement dédiées à la<br />
forêt, raconte le chercheur : ils excellent<br />
dans l’art de collecter du miel et<br />
des tubercules s<strong>au</strong>vages, sont passés<br />
Feuilles d'Aframomum mises à brûler pour empêcher<br />
la pluie avant une expédition de chasse (Baka, Est Cameroun).<br />
Les Pygmées,<br />
un peuple en transition<br />
Les changements glob<strong>au</strong>x actuels menacent le mode de vie des Pygmées. La pression<br />
économique, démographique et politique sur la forêt tropicale d’Afrique centrale, leur<br />
environnement ancestral, est intense. Elle pourrait bouleverser à court terme le<br />
destin de ce dernier grand groupe de chasseurs-cueilleurs, de près d'un demi million<br />
d'individus, réparti en multiples ethnies sur huit pays*<br />
Sous le règne de l’environnement<br />
La trajectoire des Pygmées<br />
est étroitement<br />
liée à leur choix d'environnement<br />
et de mode<br />
de vie », explique l'anthropologue et<br />
médecin Alain Froment 1 . Ce peuple<br />
d'Afrique centrale, constitué de plusieurs<br />
groupes, se distingue nettement<br />
des <strong>au</strong>tres occupants de la<br />
région, tant <strong>au</strong> plan morphologique<br />
qu'<strong>au</strong> plan social : ils sont le peuple<br />
le plus petit – par la taille – de la<br />
variation humaine et ils mènent une<br />
existence semi-nomade, basée sur la<br />
cueillette et la chasse. « Leur origine<br />
est très ancienne, estime le chercheur,<br />
dont l'équipe a mené la plus<br />
vaste enquête jamais entreprise sur<br />
la génétique des populations africaines.<br />
La divergence entre leurs<br />
ancêtres et ceux de leurs voisins<br />
agriculteurs – appartenant <strong>au</strong> groupe<br />
linguistique Bantou – est estimée,<br />
selon les mutations accumulées dans<br />
l'ADN, entre 70 000 et 90 000 ans. »<br />
Au regard de l'histoire des hommes<br />
modernes, apparus il y a 200 000<br />
ans, c'est effectivement assez précoce.<br />
« Comme à l'époque tous les<br />
hommes étaient chasseurs-cueilleurs,<br />
on suppose que l'éloignement de ces<br />
peuples tient initialement à leurs<br />
choix écologiques, précise-t-il : les<br />
maîtres dans la chasse à l’éléphant,<br />
transition sont les <strong>au</strong>teurs d’œuvres<br />
musicales polyphoniques tout à fait<br />
particulières, et leur connivence avec<br />
les esprits de la forêt justifie leur<br />
prestige de guérisseurs. » La compréhension<br />
des interactions multiples<br />
liant ces peuples <strong>au</strong>x forêts et à leurs<br />
nombreux <strong>au</strong>tres occupants – qu’ils<br />
soient humains, végét<strong>au</strong>x, anim<strong>au</strong>x,<br />
minér<strong>au</strong>x ou surnaturels – mobilise<br />
de vastes compétences scientifiques :<br />
archéologie, histoire, anthropologie<br />
sociale et physique, biomédecine, linguistique,<br />
musicologie, écologie historique<br />
sont à pied d’œuvre pour<br />
recueillir les ultimes témoignages de<br />
ce mode de vie en perdition.<br />
« Quelle que soit leur discipline, les<br />
chercheurs ont l’obligation morale<br />
de collaborer avec les acteurs du<br />
développement et de la société civile<br />
pour concourir favorablement à<br />
l’avenir de ces populations fragilisées<br />
», juge le spécialiste. Que<br />
restera-t-il du patrimoine culturel<br />
des Pygmées – qui ne se nomment<br />
jamais ainsi eux-mêmes parce qu’ils<br />
trouvent cela péjoratif – lorsqu’ils ne<br />
pourront plus arpenter les forêts en<br />
quête des ressources spontanément<br />
prodiguées par la nature ? ●<br />
1. <strong>IRD</strong>, UR Dynamiques socio-environnementales<br />
et gouvernance des ressources.<br />
2. International Conference on Congo<br />
Basin Hunter-Gatherers, Montpellier 22-<br />
24 septembre 2010.<br />
ancêtres des Bantous <strong>au</strong>raient choisi<br />
d'habiter la savane tandis que ceux<br />
des Pygmées s'adaptaient progressivement<br />
à la forêt, où vivent toujours<br />
leurs descendants. » Ainsi, c'est la<br />
barrière de la forêt équatoriale qui<br />
<strong>au</strong>rait longtemps maintenu l'isolement<br />
génétique des Pygmées. Des<br />
événements climatiques plus récents,<br />
impliquant la régression des massifs<br />
forestiers lors de périodes particulièrement<br />
sèches et le confinement<br />
des Pygmées dans de rares réduits<br />
forestiers, <strong>au</strong>raient abouti à la formation<br />
des sous-groupes actuels du<br />
Cameroun, voilà moins de 3 000 ans.<br />
Les études génétiques, paléo-climatiques<br />
et botaniques 2 semblent<br />
concorder en ce sens. « Par la suite<br />
et jusqu'à maintenant, la distance<br />
entre Pygmées et Bantous s'est perpétuée<br />
du fait de leurs modes de vie<br />
dissemblables, raconte le scientifique,<br />
les premiers ayant conservé<br />
une subsistance fondée sur la chasse,<br />
alors que les seconds ont adopté<br />
l'agriculture. » Mais <strong>au</strong>jourd'hui les<br />
Pygmées, comme toutes les sociétés<br />
marginales, doivent négocier leur<br />
place dans un monde de plus en plus<br />
globalisé : l'intensification de l'exploitation<br />
forestière et minière, le développement<br />
urbain et leur propre<br />
Consommation de miel d'abeilles<br />
sans dard (Baka, Est Cameroun).<br />
© <strong>IRD</strong>/ E.Dounias<br />
croissance démographique les<br />
confrontent à un épuisement de leur<br />
milieu, surtout en gibier. « Pour vivre<br />
de la forêt équatoriale, il ne f<strong>au</strong>t pas<br />
dépasser une densité d'un individu<br />
par kilomètre carré, précise Alain<br />
Froment, ce qui est de plus en plus<br />
compromis, notamment parce qu'<strong>au</strong><br />
nom de la préservation de la biodiversité,<br />
une partie de leurs territoires<br />
est transformée en aires protégées<br />
dont l'accès leur est interdit. » Poussés<br />
vers la sédentarité et l'agriculture,<br />
en bute <strong>au</strong>x préjugés tenaces<br />
des <strong>au</strong>tres commun<strong>au</strong>tés, les Pygmées<br />
vivent actuellement des transitions<br />
culturelle, démographi que,<br />
alimentaire et épidémiologique rapides.<br />
Tiraillés entre attirance de la<br />
vie urbaine et tentation de l'indigénisme<br />
3 , ils font certainement face <strong>au</strong><br />
plus grand bouleversement de leur<br />
longue histoire. ●<br />
1. <strong>IRD</strong>, UMR Patrimoines loc<strong>au</strong>x (<strong>IRD</strong>,<br />
MNHN).<br />
2. Pour caractériser les traces de ces isolats<br />
forestiers.<br />
3. Repli sur la notion de commun<strong>au</strong>té<br />
<strong>au</strong>tochtone.<br />
* Au Cameroun, <strong>au</strong> Gabon, en République<br />
centrafricaine, en République démocratique<br />
du Congo, <strong>au</strong> Congo, <strong>au</strong> Rwanda, en<br />
Ouganda et <strong>au</strong> Burundi.<br />
Dents<br />
et mode de vie<br />
L'analyse de la micro-usure dentaire<br />
permet de reconstituer le régime alimentaire<br />
des hominidés. Pour mieux<br />
connaître le rapport entre la striation<br />
de l'émail et la nature de la subsistance,<br />
une étude a été menée <strong>au</strong>près<br />
de Pygmées Baka du Cameroun, qui<br />
ont une alimentation fondée sur la<br />
cueillette et la chasse. Les moulages<br />
dentaires fins de 42 d'entre eux ont<br />
ainsi été examinés, <strong>au</strong> microscope<br />
électronique à balayage, et comparés<br />
à ceux de squelettes de 5 Pygmées<br />
Babinga et 6 Babongo du Congo et<br />
du Gabon – issus du fond du Musée<br />
de l'Homme –, ainsi qu'à ceux de 36 Européens contemporains utilisés comme<br />
contrôle. Sans surprise, les traces relevées sur la dentition des Pygmées se sont<br />
avérées bien différentes de celles des Européens, dans leur longueur et dans leur<br />
densité. Mais ce qui est plus intéressant, et qui atteste de la précision de ce marqueur,<br />
ce sont les dissemblances relevées entre les groupes pygmées : la densité<br />
des micro-stries est ainsi plus élevée chez les Babongo, ce qui les<br />
rapproche des Européens, et indique des composantes plus abrasives dans leur<br />
alimentation liées à un pourcentage plus élevé de végét<strong>au</strong>x cultivés. Ce résultat<br />
est conforme <strong>au</strong> mode de vie plus sédentaire et <strong>au</strong>x relations plus étroites des<br />
Babongo avec les populations Bantou agricultrices. La présence de longues stries<br />
chez les <strong>au</strong>tres Pygmées est en rapport avec une alimentation plus riche en<br />
viande, tandis que leur densité plus basse est due à une alimentation végétale à<br />
base de plantes s<strong>au</strong>vages plus faiblement abrasives. Ces résultats ont des applications<br />
immédiates en paléo-anthropologie, aidant à reconstituer l'alimentation<br />
des populations disparues, et notamment lors de la transition néolithique. ●<br />
Contacts<br />
alain.froment@ird.fr – edmond.dounias@ird.fr<br />
<strong>Sciences</strong> <strong>au</strong> <strong>Sud</strong> - Le journal de l’<strong>IRD</strong> - n° 56 - septembre/octobre 2010<br />
<strong>Recherches</strong><br />
7
<strong>Recherches</strong><br />
8<br />
© S.Brabant<br />
Le genre <strong>au</strong> cœur<br />
du développement<br />
Depuis les années 90, l’approche scientifique « genre et développement » a pris le pas<br />
sur la thématique « femmes et développement ». Les femmes sont ainsi désormais<br />
pensées comme acteurs et partenaires, et non simples bénéficiaires, des processus<br />
de développement. Qu’en est-il concrètement vingt ans après…<br />
Vers un Indice africain du genre<br />
If not engendered, development<br />
is endangered<br />
», clamait le fameux<br />
slogan du rapport mondial<br />
du PNUD 1 en 1995, exhortant à<br />
intégrer des indicateurs des progrès<br />
en matière d’égalité de genre et<br />
d’<strong>au</strong>tonomisation des femmes dans<br />
l’Indice de développement humain.<br />
Deux marqueurs, l’Indice Sexo-spécifique<br />
de Développement Humain<br />
et l’Indice de participation des<br />
femmes, virent le jour. « Des efforts<br />
importants ont été accomplis depuis,<br />
estime l’économiste Jacques Char -<br />
mes 2 , en vue de dépasser le caractère<br />
un peu trop simpliste de ces<br />
indices, fondés sur un petit nombre<br />
de variables – espérance de vie, éducation<br />
et revenu pour le premier,<br />
représentation parlementaire, repré -<br />
sentation dans les décisions économiques<br />
et revenu pour le second. »<br />
Dès 2004, le Centre africain pour le<br />
genre et le développement 3 a ainsi<br />
conçu un indice de développement et<br />
des inégalités entre les sexes en<br />
a crise économique peut<br />
avoir des effets inattendus<br />
sur les relations de<br />
genre ! En Afrique subsaharienne<br />
et particulièrement en<br />
Afrique de l'Ouest, elle impulse un<br />
nouve<strong>au</strong> positionnement des femmes<br />
dans les sphères domestique et économique.<br />
« Les difficultés chroniques,<br />
que connaît cette région depuis les<br />
dernières décennies du XXe XX siècle,<br />
entrainent une redéfinition des rapports<br />
soci<strong>au</strong>x qui bouleverse les relations<br />
de genre », explique la sociodémographe<br />
Agnès Adjamagbo1 . La<br />
dégradation des modalités de production<br />
dans les campagnes et l'effondrement<br />
de l'offre de travail salarié dans<br />
les villes a en effet abouti à une p<strong>au</strong>périsation<br />
sensible de la société.<br />
Cette récession impacte directement<br />
les conditions de vie des ménages, et<br />
les baisses de revenus induites sont<br />
en grande partie compensées, selon<br />
des études menées sur les retombées<br />
de la crise des années 80, par<br />
l'activité des femmes, qu'elles soient<br />
chef de famille ou non. « Au Sénégal<br />
par exemple, les mutations liées à<br />
la conjoncture économique se tra -<br />
duisent notamment par un retard<br />
Afrique (Idisa) et l’a appliqué à 12<br />
pays représentatifs de l’ensemble<br />
des sous-régions ; les résultats ont<br />
été présentés dans le Rapport sur la<br />
femme africaine de 2009. Il est<br />
constitué de deux composantes :<br />
l’Indice de la condition de la femme<br />
et le Table<strong>au</strong> de bord des progrès de<br />
la femme africaine. Le premier est<br />
une mesure quantitative des écarts<br />
de performance entre femmes et<br />
hommes sur plus de quarante<br />
variables réparties en trois blocs<br />
(l’un « pouvoir social » correspondant<br />
<strong>au</strong>x « capabilités 4 » dans la<br />
théorie d’Amartya Sen, l’<strong>au</strong>tre « pouvoir<br />
économique » correspondant<br />
<strong>au</strong>x opportunités, et le dernier<br />
«pouvoir politique » correspondant<br />
<strong>au</strong> pouvoir d’action). « Cet indice a le<br />
mérite d’introduire l’emploi du<br />
temps parmi les variables utilisées,<br />
dont on sait qu’il est le meilleur indicateur<br />
de mesure de la p<strong>au</strong>vreté des<br />
femmes, comparée à celle des<br />
hommes », note le chercheur. Le<br />
Table<strong>au</strong> de bord des progrès de la<br />
d'entrée en union des hommes – à<br />
c<strong>au</strong>se des contraintes d'emploi et de<br />
logement – et par un désir accru d'<strong>au</strong>tonomie<br />
chez les femmes, explique la<br />
chercheuse. Cette revendication se<br />
manifeste plus par le divorce que par<br />
le célibat. » En outre, la plupart des<br />
études menées sur cette partie du<br />
monde s'accordent pour établir un<br />
lien direct entre la dégradation des<br />
conditions d'existence et la réduction<br />
de la fécondité. « Ces tendances sont<br />
également renforcées par un certain<br />
nombre de facteurs cruci<strong>au</strong>x tels que<br />
l'amélioration du nive<strong>au</strong> de scolarisation<br />
– et donc d'instruction – des<br />
femmes ou encore la mondialisation<br />
des archétypes occident<strong>au</strong>x », note-telle.<br />
Ainsi, les modèles classiques de<br />
partage des responsabilités entre<br />
hommes et femmes changent : dans<br />
bien des ménages, en milieu urbain<br />
tout particulièrement, ce sont désormais<br />
ces dernières qui tiennent les<br />
cordons de la bourse. « Le relais<br />
s'opère dans la plus grande discrétion,<br />
estime la scientifique, et cela<br />
échappe encore largement <strong>au</strong>x statistiques.<br />
» Les femmes sont souvent les<br />
premières à cacher leurs nouvelles<br />
prérogatives, pour ne pas faire perdre<br />
<strong>Sciences</strong> <strong>au</strong> <strong>Sud</strong> - Le journal de l’<strong>IRD</strong> - n° 56 - septembre/octobre 2010<br />
femme africaine, seconde composante<br />
du nouvel indice, est une<br />
mesure qualitative de la façon dont<br />
les pouvoirs publics mettent en<br />
œuvre les traités, recommandations<br />
et résolutions adoptés <strong>au</strong> nive<strong>au</strong><br />
international en vue d’améliorer le<br />
statut des femmes et leur <strong>au</strong>tonomisation.<br />
Là encore, une trentaine<br />
d’items correspondant <strong>au</strong>x trois<br />
blocs précédents, plus une sur les<br />
droits de la femme, sont croisés avec<br />
une douzaine de modalités permettant<br />
d’apprécier la volonté et<br />
l’engagement des pouvoirs publics à<br />
réduire les inégalités de genre. « La<br />
combinaison des deux approches,<br />
quantitative et qualitative, et l’uti -<br />
lisation des budget-temps repré -<br />
sentent des avancées notables dans<br />
l’appréhension des inégalités de<br />
genre en Afrique et dans la<br />
démarche de sensibilisation de<br />
pouvoirs publics dont ce n’est<br />
pas toujours la priorité affichée »<br />
affirme-t-il. À l’heure où les Nations<br />
unies se penchent sur le bilan des<br />
la face à leur mari devant le voisinage<br />
et la famille. « Mais dans les faits, la<br />
nécessaire substitution des rôles <strong>au</strong><br />
sein du ménage n'est pas forcément<br />
synonyme de liberté pour les femmes,<br />
estime-t-elle. Elle s’opère <strong>au</strong> prix<br />
d'un accroissement considérable de<br />
leur charge de travail. Certaines<br />
doivent cumuler les occu pa tions :<br />
employées la journée et commerçantes<br />
le soir et le week-end. » De<br />
plus, la nécessité de se faire seconder<br />
dans les tâches ménagères, pour<br />
celles qui travaillent hors de leur<br />
domicile, génère de nouvelles formes<br />
d'assujettissement des femmes par<br />
les femmes. « La difficile conciliation<br />
entre quête de revenus et obligations<br />
conjugales et familiales – le mariage<br />
et la maternité restent des composantes<br />
consubstantielles de l'identité<br />
féminine africaine – est vécue comme<br />
un pénible dilemme par les femmes<br />
d'<strong>au</strong>jourd'hui », conclut-elle. ●<br />
1. UMR Laboratoire population-environnement-développement<br />
(<strong>IRD</strong>, Université de<br />
Provence).<br />
Contact<br />
Genre et<br />
conjoncture<br />
économique<br />
en Afrique<br />
de l'Ouest<br />
Agnes.Adjamagbo@ird.fr<br />
objectifs du millénaire pour le développement<br />
5 – et notamment sur les<br />
réalisations et les retards en vue<br />
d’atteindre l’Objectif 3 « Promouvoir<br />
l’égalité des sexes et l’<strong>au</strong>tonomisation<br />
des femmes » – et tandis qu’une<br />
agence « ONU-Femmes » vient ainsi<br />
de voir le jour, le programme Idisa<br />
entre dans une seconde phase et va<br />
être étendu à 23 pays supplémentaires.<br />
●<br />
Le droit de la famille<br />
instrument de développement<br />
e refus<br />
d’accorder<br />
<strong>au</strong>x femmes<br />
l'égalité des<br />
chances et l’absence de<br />
réalisation de leur plein<br />
potentiel entravent le progrès<br />
et la prospérité des<br />
sociétés arabes. Cette<br />
assertion sans appel n'est<br />
pas le slogan d'une ONG<br />
militante mais émane du<br />
Rapport arabe sur le<br />
développement humain du<br />
PNUD 1 , consacré en 2005 a<br />
la promotion des femmes<br />
dans le monde arabe.<br />
« Dans la sphère publique,<br />
des facteurs culturels,<br />
juridiques, soci<strong>au</strong>x et économiques<br />
empêchent en<br />
effet encore les femmes<br />
arabes de mener leur vie<br />
à l'égal des hommes, explique la<br />
juriste Nathalie Bernard-M<strong>au</strong>giron2 .<br />
Elles ne peuvent accéder comme eux<br />
à l'éducation, à la santé, <strong>au</strong>x opportunités<br />
professionnelles, <strong>au</strong>x droits<br />
civiques et à la représentation politique.<br />
» Il en va de même dans la<br />
sphère privée, où les schémas éducatifs<br />
traditionnels et les dispositions<br />
discriminatoires du droit de la famille<br />
perpétuent les inégalités et la subordination.<br />
« Le droit de la famille, en particulier,<br />
continue de traiter différemment<br />
l'homme et la femme, précise<br />
la chercheuse, alors que les <strong>au</strong>tres<br />
branches du droit sont généralement<br />
neutres en matière de genre – dans<br />
les textes, car ce n'est pas toujours<br />
le cas dans la pratique. » Le droit de<br />
la famille, qui est le domaine juridique<br />
le plus empreint de droit<br />
musulman – et donc a priori le plus<br />
immuable et monolithique – connaît<br />
pourtant des évolutions importantes<br />
depuis quelques années. « Au nom du<br />
progrès social, des réformes législatives<br />
ont été introduites dans différents<br />
pays arabes, afin de mieux<br />
répondre <strong>au</strong>x besoins soci<strong>au</strong>x et économiques<br />
changeants des femmes et<br />
de la famille dans les sociétés<br />
modernes », explique la chercheuse.<br />
L'Égypte a ainsi modifié ses lois du<br />
statut personnel en 2000, 2004 et<br />
2005 et de nouve<strong>au</strong>x amendements<br />
sont en cours d'élaboration.<br />
Le Maroc a révisé sa moudawana3 aa<br />
en 2004 et l’Algérie son code du statut<br />
personnel en 2005, pour garantir<br />
à la femme plus d'égalité avec<br />
1. Programme des Nations unies pour le<br />
développement.<br />
2. <strong>IRD</strong>.<br />
3. De la Commission Économique des<br />
Nations unies pour l’Afrique.<br />
4. En rapport avec les états (santé, éducation,<br />
etc) et les actions des individus.<br />
5. OMD, visent à réduire de moitié la p<strong>au</strong>vreté<br />
d’ici 2015.<br />
Contact<br />
jacques.charmes@ird.fr<br />
l'homme, et le Yémen vient d'<strong>au</strong>gmenter<br />
l'âge minimum du mariage<br />
pour lutter contre les unions précoces...<br />
« Le processus de codification<br />
entraîne l'intégration de normes<br />
religieuses dans les textes juridiques<br />
et permet à l'État d’affirmer son<br />
<strong>au</strong>torité sur la société, en se posant<br />
comme centre unique de décision et<br />
seul habilité à dire le droit », notet-elle.<br />
Le législateur arabe s'est<br />
efforcé de trouver des solutions<br />
endogènes, légitimées par le recours<br />
<strong>au</strong>x enseignements de la sharia.<br />
Au gré des réformes, la situation des<br />
femmes s'est ainsi transformée tout<br />
<strong>au</strong> long du XX e siècle. « Mais la mise<br />
par écrit et l'unification des normes<br />
– ainsi que l'amélioration du statut<br />
de la femme dans les relations familiales<br />
qui en résulte – ne constituent<br />
qu'une première étape, estime la<br />
scientifique. Dans un second temps,<br />
les femmes arabes doivent pouvoir<br />
accéder à la connaissance des<br />
droits qui leur ont été octroyés et<br />
parvenir à les imposer et à les faire<br />
respecter. » La question de la mise<br />
en œuvre effective de ces réformes,<br />
qui subissent la concurrence d'<strong>au</strong> -<br />
tres normes – religieuses et sociales<br />
notamment –, se pose plus que<br />
jamais. ●<br />
1. Programme des Nations unies pour le<br />
développement.<br />
2. <strong>IRD</strong>, UMR Développement et Sociétés.<br />
3. Code du statut personnel marocain.<br />
Contact<br />
nathalie.bernard-m<strong>au</strong>giron@ird.fr<br />
© C.Couzon<br />
© <strong>IRD</strong>/ J.Bonne
© <strong>IRD</strong>/C.Leduc<br />
Zones semi-arides<br />
en ligne de mire<br />
Les recherches menées dans le domaine des sols, de l’e<strong>au</strong>, du climat… offrent<br />
des pistes de compréhension et d’action pour améliorer de la sécurité alimentaire et<br />
de la protection de l’environnement en zones arides et semi-arides.<br />
Comprendre pour prévoir les sécheresses<br />
i de tous temps les zones<br />
arides et semi-arides<br />
se révèlent p<strong>au</strong> vres en<br />
e<strong>au</strong>x, l’activité humaine et<br />
les changements climatiques font peser<br />
sur ces régions des risques accrus de<br />
pénuries de la ressource. « L’équation<br />
de la gestion de l’e<strong>au</strong> doit prendre en<br />
compte un développement mal maîtrisé<br />
de l’urbanisme, du tourisme et de la<br />
démographie, ainsi que des besoins<br />
d’irrigation en <strong>au</strong>gmentation dans ces<br />
régions particulièrement fragiles et<br />
sensibles <strong>au</strong>x variations climatiques »,<br />
explique Abdelghani Chehbouni, direc -<br />
teur de recherche à l’<strong>IRD</strong> et représentant<br />
de l’<strong>IRD</strong> <strong>au</strong> Moyen-Orient. Fournir <strong>au</strong>x<br />
décideurs des outils afin de les aider à<br />
mieux planifier l’utilisation de l’e<strong>au</strong> est<br />
alors un objectif important des<br />
recherches qui sont menées par les<br />
équipes de l’<strong>IRD</strong> dans ces régions.<br />
Pour Abdelfettah Sifeddine, paléoclimatologue,<br />
« les reconstructions climatiques<br />
passées permettent de<br />
contraindre les modèles climatiques<br />
afin d’améliorer les prévisions pour le<br />
futur ». En étudiant les sédiments<br />
lacustres et les spéléothèmes (des<br />
concrétions calcaires trouvées dans<br />
les grottes) de la région semi-aride du<br />
u fait de leur environnement<br />
très particulier, les<br />
milieux arides et semiarides<br />
sont à la fois<br />
extrêmement fragiles et susceptibles<br />
d’évolutions très rapides. Des modifications<br />
importantes peuvent ainsi<br />
survenir à l’échelle d’une décennie<br />
avec des conséquences majeures pour<br />
les populations. Un tel contexte justifie<br />
que des ressources <strong>au</strong>ssi fondamentales<br />
que l’e<strong>au</strong> ou les services<br />
rendus par les écosystèmes fassent<br />
l’objet d’une attention toute particulière<br />
de la part de l’<strong>IRD</strong> et de ses partenaires.<br />
Dans les régions semiarides,<br />
la gestion du carbone, et donc<br />
de la biomasse, est indissociable de la<br />
maîtrise des contraintes hydriques.<br />
Gérer la matière organique du sol<br />
devient une des principales clés de la<br />
production végétale après l’e<strong>au</strong>. « Les<br />
spécialistes maîtrisent les concepts et<br />
Nordeste brésilien, le chercheur docu-<br />
mente les variations climatiques natu-<br />
relles sur des échelles variant de mille<br />
à dix mille ans. L’objectif est de compléter<br />
les données instrumentales<br />
obtenues ces dernières décennies<br />
pour décrire les modes d’oscillation<br />
du climat à l’aide d’informations sur<br />
les variations naturelles sur des<br />
échelles plus longues. Des trav<strong>au</strong>x<br />
que ceux qui s’intéressent <strong>au</strong>x<br />
impacts des variations climatiques<br />
futurs sur le terrain ne manquent pas<br />
de suivre en y trouvant des pistes de<br />
recherche à explorer. « Pour prédire<br />
le futur, il f<strong>au</strong>t connaître le passé :<br />
d’où nous venons et où nous allons ? »,<br />
résume Abdelghani Chehbouni, pour<br />
qui l’étude des contributions des différents<br />
facteurs <strong>au</strong>x régimes des pluies<br />
passés donne les moyens de mieux<br />
interpréter les observations actuelles<br />
et à terme anticiper l’avenir.<br />
Alors que les spécialistes de l’e<strong>au</strong><br />
s’accordent pour dire que mesurer<br />
et évaluer la ressource est <strong>au</strong>jourd’hui<br />
techniquement maîtrisé, les<br />
difficultés pour prévoir les évolutions<br />
en fonction des variations climatiques<br />
résident dans la prise en compte des<br />
usages de la ressource. Comment<br />
les outils d’évaluation et de prévision<br />
des ressources en e<strong>au</strong> », souligne<br />
Christian Leduc, hydrogéologue et<br />
directeur adjoint de l’UMR G-E<strong>au</strong>.<br />
Cependant, depuis plusieurs dizaines<br />
d’années les rése<strong>au</strong>x d’observation se<br />
détériorent et les données scienti-<br />
fiques de terrain manquent. De même,<br />
« la distribution du carbone dans les<br />
sols est mal connue car les données<br />
disponibles sont éparses, incomplètes<br />
et nécessitent encore d’importants<br />
efforts d’acquisition », estime Michel<br />
Brossard, chercheur à l’UMR Eco &<br />
Sols. Les chercheurs insistent sur la<br />
nécessité d’assurer la pérennité des<br />
dispositifs d’observation de longue<br />
durée et des bases de données. La FAO<br />
estime que 20 % des régions semiarides<br />
sont dégradées à différents<br />
degrés. L'érosion par l'e<strong>au</strong> et par le<br />
vent est de loin le processus le plus<br />
important avec comme principales<br />
quantifier les pompages non <strong>au</strong>torisés<br />
? Comment prédire les besoins en<br />
fonction de scénarios d’occupation du<br />
sol ? Comment intégrer l’évolution du<br />
couvert végétal dans des prévisions ?<br />
Ces questions s’adressent à différentes<br />
disciplines scientifiques, allant de la<br />
sociologie à la pédologie, dont les<br />
acteurs ne sont pas toujours habitués<br />
à travailler ensemble. « Il est indispensable<br />
que ces trav<strong>au</strong>x soient menés<br />
par des équipes pluridisciplinaires<br />
pour aboutir à des résultats pouvant<br />
servir <strong>au</strong>x décideurs », explique Abdelghani<br />
Chehbouni, à qui la dimen sion<br />
politique de ces questions n’échappe<br />
<strong>au</strong>cunement. Alors que des modèles et<br />
des outils sont déjà opérationnels et<br />
disponibles, la difficulté est maintenant<br />
de faire accepter les contraintes<br />
d’usages que la science préconise par<br />
la société et les décideurs. ●<br />
Contacts<br />
abdel.sifeddine@ird.fr<br />
UMR Locean (CNRS, <strong>IRD</strong>, MNHN,<br />
Université Paris 6) et <strong>au</strong> LMI Paleotraces.<br />
Ghani.chehbouni@ird.fr<br />
UMR Cesbio (Cnes, CNRS, <strong>IRD</strong>, Université<br />
P<strong>au</strong>l Cezanne).<br />
Ressources naturelles, entre savoirs et usages<br />
c<strong>au</strong>ses le déboisement, le surpâturage<br />
et une gestion inappropriée du sol.<br />
Non seulement certains usages traditionnels<br />
deviennent des c<strong>au</strong>ses de<br />
dégradation lorsque les populations<br />
<strong>au</strong>gmentent, mais les modifications<br />
des formes de production entraînent<br />
<strong>au</strong>ssi des changements d’usages<br />
parfois préjudiciables. La dimension<br />
socio-économique interagit en perma-<br />
nence avec le milieu biophysique et<br />
doit être prise en compte à l’échelle<br />
des décisions politiques afin que<br />
soient intégrées les réalités et les<br />
attentes des populations. Les décideurs<br />
ayant besoin de réponses<br />
claires et rapides, un décalage existe<br />
souvent entre le temps scientifique et<br />
le temps politique, car observations,<br />
mesures et évaluations se font nécessairement<br />
sur le long terme. Tant pour<br />
la gestion de l’e<strong>au</strong> que pour celle du<br />
carbone, des pistes de recherche per-<br />
tinentes et novatrices devront intégrer<br />
les dimensions économique et socioculturelle.<br />
Alors que dans ces régions<br />
arides et semi-arides l’offre en e<strong>au</strong><br />
atteint ses limites, les chercheurs<br />
suggèrent de se concentrer sur la<br />
demande. E<strong>au</strong>, sols et biomasse étant<br />
liés, gérer la demande en e<strong>au</strong> permet<br />
d’améliorer la gestion de la biomasse<br />
et de mieux prendre en compte les<br />
contraintes climatiques fortes <strong>au</strong>x-<br />
quelles sont soumises ces régions. ●<br />
Contacts<br />
christian.leduc@ird.fr<br />
michel.brossard@ird.fr<br />
<strong>Sciences</strong>, politiques et pratiques<br />
contre la désertification<br />
F<strong>au</strong>te de moyens politiques<br />
et de concertations<br />
locales, les solu tions<br />
tech niques pour lutter<br />
contre la désertification, l'app<strong>au</strong>vrissement<br />
des sols et l'épuisement de la<br />
biomasse sont peu mises en œuvre<br />
en Afrique de l'Ouest, affirme<br />
l’anthropologue Peter Hochet 1 , dont<br />
les recherches portent sur les suites<br />
des sécheresses des années 70 et 80.<br />
Les régions soudaniennes sont ainsi<br />
directement menacées de dégradation<br />
par une activité humaine non régulée.<br />
» Ces zones intermédiaires jouent<br />
en effet un rôle de soupape de sécurité,<br />
en accueillant les migrants agri-<br />
coles et pastor<strong>au</strong>x chassés des zones<br />
sahéliennes par les sécheresses successives.<br />
Elles subissent, de ce fait,<br />
une pression anthropique intense,<br />
avec des institutions pas toujours<br />
adaptées à l'accueil massif de<br />
migrants. Des stratégies de gestion et<br />
de préservation sont pourtant élabo-<br />
rées <strong>au</strong> plan international et déclinées,<br />
<strong>au</strong>x échelles nationales des<br />
pays concernés, en politiques. Mais la<br />
question de leur application est sou-<br />
vent laissée dans un angle mort : les<br />
populations ont peu accès à une information<br />
claire et les <strong>au</strong>torités locales<br />
disposent rarement des moyens<br />
matériels, financiers et politiques<br />
pour les mettre en œuvre. « Lutter<br />
contre la désertification, ce n'est pas<br />
seulement aligner des réponses techniques,<br />
souligne le chercheur. C'est<br />
surtout affronter la question de la traduction<br />
des résultats de sciences<br />
naturelles et sociales en politiques<br />
publiques, puis la traduction de ces<br />
politiques en pratiques quotidiennes<br />
des acteurs loc<strong>au</strong>x. » En somme, il<br />
f<strong>au</strong>t réguler les modalités et les<br />
termes de l'accès <strong>au</strong>x ressources, en<br />
disant « Qui peut faire quoi ? Quand<br />
et comment ? À propos de quelle ressource<br />
? ». Cela touche à des enjeux<br />
d'appartenance, de droit, d'équité et<br />
de citoyenneté. « S'agissant de telles<br />
questions, le passage de la science<br />
<strong>au</strong>x politiques publiques ne s<strong>au</strong>rait<br />
s'affranchir d'un ancrage local, <strong>au</strong><br />
moyen de la négociation, du débat<br />
public », précise-t-il. Une telle<br />
concertation suppose une connaissance<br />
fine du contexte sociopolitique<br />
et des savoir-faire rôdés car il y a une<br />
superposition de registres de normes<br />
– État, ONG, coutumes, marché... – et<br />
une multiplicité d'usagers <strong>au</strong>x objectifs<br />
variés – éleveurs, agriculteurs,<br />
bûcherons, populations locales... Sans<br />
ce travail d'explication, d'appropriation,<br />
les mesures efficaces restent<br />
lettre morte ou peuvent s’avérer<br />
contre-productives sur le long terme.<br />
Ainsi, la zone pastorale de Samoroguan<br />
<strong>au</strong> Burkina Faso, créée en 1975<br />
pour préserver les ressources des<br />
éleveurs, s'est muée en véritable<br />
front pionnier agricole et les arbitrages<br />
tendent désormais à y<br />
condamner les éleveurs pour dégâts<br />
dans les champs ! ●<br />
1. <strong>IRD</strong>, UR Dynamiques socio-environnementales<br />
et gouvernance des ressources,<br />
Laboratoire Citoyennetés (Ouagadougou)<br />
Centre Norbert Elias (EHESS/CNRS).<br />
Contact<br />
peter.hochet@ird.fr<br />
Barrage El Haouareb (Tunisie).<br />
<strong>Sciences</strong> <strong>au</strong> <strong>Sud</strong> - Le journal de l’<strong>IRD</strong> - n° 56 - septembre/octobre 2010<br />
© E.Duron<br />
<strong>Recherches</strong> 9
<strong>Recherches</strong><br />
10<br />
© <strong>IRD</strong>/D.Sabatier<br />
Des arbres singuliers<br />
Sous toutes les latitudes, des arbres particuliers sont mêlés de près <strong>au</strong>x activités<br />
humaines comme c’est le cas du palmier babaçu <strong>au</strong> Brésil ou des Ficus à Madagascar.<br />
Quant <strong>au</strong> Cecropia, a il est devenu un <strong>au</strong>xiliaire de recherche précieux…<br />
Le babaçu, un palmier à facettes<br />
u Brésil, les grands propriétaires<br />
rur<strong>au</strong>x ou<br />
fazendeiros et certains<br />
citadins considèrent le<br />
palmier babaçu comme une plante<br />
envahissante à détruire tandis que les<br />
migrants et les familles sans terre le<br />
conservent et l’utilisent. Ces palmiers<br />
qui sont présents dans la forêt primaire<br />
résistent <strong>au</strong> défrichement, ne<br />
nécessitent ni engrais ni protection<br />
phytosanitaire et s’adaptent <strong>au</strong>ssi<br />
bien en milieu urbain que rural.<br />
Entre 300 000 et 400 000 famille<br />
brésiliennes survivraient grâce à<br />
l’extractivisme 1 de cette plante. Pour<br />
les Quebradeiras de coco babaçu<br />
(casseuses de coco) qui en extraient<br />
les semences, cette ressource est<br />
souvent leur seul gagne-pain. Regroupées<br />
en mouvement national 2 , elles<br />
ont réussi à faire voter la loi dite du<br />
« babaçu libre » qui leur garantit dans<br />
certaines municipalités le libre accès<br />
à la ressource même sur des terres<br />
privées ! « Le babaçu est la première<br />
espèce extractiviste du Brésil,<br />
explique Danielle Mitja, botaniste à<br />
L’arbre qui date la forêt<br />
a forêt tropicale est un<br />
énorme réservoir de carbone.<br />
Ce fait établi est à<br />
nuancer en fonction du<br />
type de forêt et de son âge, mais comment<br />
accéder à cette dernière information<br />
? La réponse pourrait venir d’un<br />
protocole d’estimation de l’âge des<br />
forêts en cours de régénération susceptible<br />
de mieux évaluer la capacité<br />
de ces milieux à stocker le carbone.<br />
Cette méthode mise <strong>au</strong> point il y a peu<br />
par P<strong>au</strong>l Camilo Zalamea 1 , doctorant<br />
en accueil à l’<strong>IRD</strong>, est basée sur des<br />
arbres du genre Cecropia dont la<br />
croissance périodique en fait une<br />
« horloge végétale ».<br />
« Lorsqu’une trouée – naturelle ou non<br />
– se fait dans la forêt, certaines<br />
espèces, dites « pionnières », sont les<br />
premières à réoccuper l’espace créé.<br />
Si l’on pouvait connaître l’âge de ces<br />
plantes, cela nous donnerait l’âge<br />
approximatif de la parcelle une fois la<br />
végétation reconstituée », explique le<br />
botaniste. Il s’est donc intéressé <strong>au</strong>x<br />
Cecropia connus dans les forêts tropicales<br />
du continent américain comme<br />
l’<strong>IRD</strong>. De fait, sa part dans l’économie<br />
est significative : la production de<br />
graine à elle seule a généré<br />
l’équivalent de 43 millions d’euros en<br />
2007. » Cette valeur pourrait même<br />
être plus élevée car la disponibilité de<br />
la ressource est bien supérieure <strong>au</strong><br />
prélèvement effectué. Mais revers de<br />
la médaille, cette capacité<br />
d’adaptation voire cette facilité à proliférer<br />
dans les cultures jusqu’à former<br />
des forêts secondaires<br />
pratiquement monospécifiques pose<br />
un véritable souci car le palmier<br />
entre alors en concurrence avec les<br />
cultures. L’enjeu des recherches<br />
<strong>au</strong>jourd’hui réside d’une part dans la<br />
nécessité d’évaluer avec précision<br />
cette ressource et d’<strong>au</strong>tre part<br />
d’envisager les moyens d’en contrôler<br />
la prolifération. La télédétection<br />
pourrait permettre d’accéder à une<br />
appréciation fiable de ces végét<strong>au</strong>x<br />
car les données cartographiques disponibles<br />
d’occurrence du babaçu <strong>au</strong><br />
Brésil sont anciennes ou partielles.<br />
« Après adaptations méthodologiques,<br />
il devrait être possible grâce à l’outil<br />
l’une des plantes pionnières les plus<br />
caractéristiques. « Le genre Cecropia<br />
est très pratique, s’exclame P<strong>au</strong>l<br />
Camilo Zalamea, parce qu’il est important<br />
tant en nombre d’individus que<br />
d’espèces et se trouve dans différents<br />
milieux, du nive<strong>au</strong> de la mer jusqu’à<br />
2 400 m d’altitude. » Concrètement, ce<br />
dernier a inventorié sur les arbres les<br />
signes visibles qui pourraient être<br />
reliés à leur croissance et donc à leur<br />
âge et a finalement retenu les cicatrices<br />
foliaires 2 . «Restait à connaître<br />
la vitesse et le rythme de production<br />
de ces feuilles, explique le chercheur.<br />
J’ai suivi des individus pendant trois<br />
ans en mesurant les distances entre<br />
deux feuilles, en notant les périodes de<br />
floraison, etc. Au final, j'ai constaté<br />
que le nombre de feuilles produites<br />
annuellement est constant. Pour<br />
connaître l'âge de l'arbre, il suffit donc<br />
de compter les cicatrices foliaires sur<br />
le tronc. »<br />
Cette horloge naturelle a été calibrée<br />
sur le terrain pour l’espèce Cecropia<br />
sciadophylla puis validée pour plusieurs<br />
<strong>au</strong>tres en Colombie et en<br />
<strong>Sciences</strong> <strong>au</strong> <strong>Sud</strong> - Le journal de l’<strong>IRD</strong> - n° 56 - septembre/octobre 2010<br />
satellitaire à très h<strong>au</strong>te résolution de<br />
repérer des individus de babaçu dans<br />
le paysage, d’identifier les facteurs<br />
environnement<strong>au</strong>x et humains déterminant<br />
sa présence et son abondance,<br />
et d’en suivre ainsi la dispo ni bil ité<br />
pour les populations locales », estime<br />
Michel Petit, chercheur à l’<strong>IRD</strong>. Des<br />
données qui s<strong>au</strong>ront contribuer à optimiser<br />
la gestion durable de ces<br />
arbres 3 dans les agrosystèmes. ●<br />
1. Collecte puis commercialisation de<br />
plantes s<strong>au</strong>vages.<br />
2. MIQCB – le Movimento Interestadual<br />
das Quebradeiras de Coco Babaçu est<br />
représenté dans 4 états Brésiliens sous la<br />
forme de 6 bure<strong>au</strong>x région<strong>au</strong>x qui organisent<br />
les actions locales de récolte, transformation<br />
et commercialisation des<br />
produits issus du babaçu.<br />
3. Les palmiers ne sont pas botaniquement<br />
parlant des arbres – leur « tronc »<br />
n’en est pas un – mais leur port arboré<br />
permet de les y assimiler.<br />
Contact<br />
danielle.mitja@ird.fr<br />
US Expertise et spatialisation des<br />
connaissances en environnement.<br />
Guyane sur différents sites où la date<br />
des perturbations subies par la forêt<br />
était connue : agriculture sur brûlis,<br />
piste forestière, sites <strong>au</strong>rifères.<br />
La corrélation entre l’âge trouvé pour<br />
deux espèces de Cecropia et celui des<br />
parcelles s’est révélée excellente !<br />
« En jonglant avec les différentes<br />
espèces du genre ayant le même<br />
rythme de croissance, on dispose de<br />
chronomètres végét<strong>au</strong>x sur l’ensemble<br />
du massif forestier néotropical<br />
», explique P<strong>au</strong>l Camilo Zalamea.<br />
La méthode ne permet pas de remonter<br />
très loin dans le passé. De fait,<br />
30 à 50 ans paraissent brefs <strong>au</strong><br />
regard du temps qu’il f<strong>au</strong>t à une forêt<br />
pour reconstituer complètement sa<br />
biomasse, <strong>au</strong> minimum 200 ans. Toutefois<br />
cette datation naturaliste est<br />
un excellent indicateur pour suivre<br />
les phases intenses de la reconstruction<br />
de l’écosystème forestier, reconstituer<br />
les défrichements pirates, les<br />
ouvertures de piste et les trouées<br />
consécutives à une chute naturelle<br />
d’arbres.<br />
« La méthode de Camilo est un outil<br />
<strong>au</strong> service de l’expertise sur les<br />
impacts de ces cinquante dernières<br />
années », renchérit Daniel Sabatier<br />
qui a co-encadré les trav<strong>au</strong>x du jeune<br />
docteur colombien. Ce dernier rapporte<br />
une application inattendue :<br />
L’ONF de Guyane l’utilise déjà pour<br />
expertiser des sites d'orpaillage<br />
abandonnés afin de diagnostiquer la<br />
dynamique naturelle de revégétalisation<br />
et d’appréhender l'impact de<br />
cette activité sur l'environnement. ●<br />
1. Actuellement attaché de recherches à<br />
l’université de Los Andes, Bogota, Colombie.<br />
2. Trace laissée sur le tronc après la chute<br />
d’une feuille.<br />
Contacts<br />
P<strong>au</strong>l Camilo Zalamea<br />
camilozalamea@gmail.com<br />
UMR Botanique et bioinformatique<br />
de l'architecture des plantes<br />
(Cirad, CNRS, INRA, <strong>IRD</strong>, Université<br />
de Montpellier 2)<br />
daniel.sabatier@ird.fr<br />
patrick.heuret@cirad.fr<br />
Le rôle clé des Ficus<br />
rbre isolé dans les paysages<br />
agricoles malgaches,<br />
le ficus pourrait<br />
rendre des services bien<br />
plus grands que son caractère<br />
esseulé ne le laisse présager. « Il est<br />
d’ailleurs protégé lors de défrichage,<br />
voire même planté, indique Stéphanie<br />
Carrière, chercheuse à l’<strong>IRD</strong>. Il<br />
peut avoir une importance symbolique,<br />
comme dans l’ethnie betsileo<br />
où cet arbre est lié <strong>au</strong> culte des<br />
ancêtres, mais également procurer<br />
des services écologiques et économiques<br />
ou encore avoir une utilité<br />
alimentaire ou médicinale. » L’étude<br />
qu’elle vient de conduire 1 montre le<br />
rôle prépondérant de ces arbres<br />
dans la conservation de la biodiversité<br />
en milieu rural. Et ce, en relation<br />
avec leur propension à attirer<br />
préférentiellement des oise<strong>au</strong>x frugivores.<br />
« Les oise<strong>au</strong>x sont de bons<br />
indicateurs de la biodiversité des<br />
milieux agricoles », souligne cette<br />
dernière. Les résultats de ses trav<strong>au</strong>x<br />
soulignent que la richesse spécifique<br />
avienne est nettement plus élevée<br />
dans les espaces où se trouvent ces<br />
arbres relais. La densité d’oise<strong>au</strong>x<br />
frugivores y est remarquable avec un<br />
avantage pour les Ficus.<br />
Si les arbres isolés 2 – <strong>au</strong> premier<br />
rang desquels les Ficus – ont un effet<br />
positif sur la diversité animale, en<br />
retour, les oise<strong>au</strong>x contribuent à<br />
enrichir le milieu en espèces végé-<br />
tales. « Ces arbres assurent le rôle<br />
de corridor, permettent <strong>au</strong>x oise<strong>au</strong>x<br />
de se déplacer en passant d'un arbre<br />
à l'<strong>au</strong>tre – ce qu'ils ne feraient pas<br />
dans un milieu ouvert dépourvu<br />
d’arbres –, et <strong>au</strong>torisent donc des<br />
flux d’espèces et de gènes entre le<br />
milieu cultivé et la forêt proche »,<br />
explique Stéphanie Carrière qui<br />
avait déjà mis en évidence ce rôle<br />
positif <strong>au</strong> Cameroun où ils sont<br />
appelés « arbres orphelins » 3 . Au<br />
final, « <strong>au</strong>tant utiliser toutes les ressources<br />
et tous les savoirs pour<br />
conserver la biodiversité partout où<br />
cela est possible et pas uniquement<br />
dans les aires protégées », relève<br />
cette chercheuse qui fait preuve de<br />
pragmatisme pour défendre l’idée<br />
que même les parcelles cultivées et<br />
donc productives peuvent – sous<br />
certaines conditions – contribuer à<br />
cette nécessité. Et en guise de<br />
conclusion, plaide pour que « ces<br />
pratiques traditionnelles bénéfiques<br />
pour la biodiversité soient identifiées,<br />
étudiées et valorisées... ». ●<br />
1. Avec AgroParisTech et la Faculté des<br />
<strong>Sciences</strong> d’Antananarivo.<br />
2.Appelés Trees Outside Forest par la FAO.<br />
3. Fiches actualité N°170.<br />
Contact<br />
stephanie.carriere@ird.fr<br />
UR Dynamiques socio-environnementales<br />
et gouvernance des ressources.<br />
Arbres et Ficus isolés <strong>au</strong>x abords d'une rizière, en pays betsileo, H<strong>au</strong>tes<br />
Terres malgaches.<br />
© <strong>IRD</strong>/S.Carriere