« L'arme de la parole » dans le Dialogue des orateurs de Tacite

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« L'arme de la parole » dans le Dialogue des orateurs de Tacite Isabelle Cogitore - Grenoble3, équipe RARE, Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution Paru dans L’art de la parole, pratiques et pouvoirs du discours, dir. Ph. Guisard et Chr. Laizé, Paris, Ellipses, 2009, p.44-57 (l'astérisque * signale des mots ou des noms pour lesquels on trouvera des précisions dans l'annexe) Le Dialogue des orateurs, maintenant attribué à Tacite* de manière à peu près incontestée 1 , est une œuvre relativement brève, dans laquelle l'historien présente une discussion entre quatre personnages, tous liés à la rhétorique, à une date située en 75 ap. J.-C., c'est-à-dire sous Vespasien*. La date d'écriture est postérieure en revanche, et les avis divergent entre les spécialistes qui la placent soit au début des années 80, quand Tacite est encore tout jeune homme, soit plus tardivement, vers 100-105 et donc sous Trajan* 2 . Tacite y use d'un style bien différent de celui de ses œuvres historiques majeures, les Annales et les Histoires; les tournures, les formulations et les structures de phrase sont plus classiques, plus cicéroniennes. Les idées politiques, bien qu'elles soient portées par différents interlocuteurs, sont pour leur part assez proches de ce qu'on trouve dans les autres œuvres. Ce qui fait vraiment la singularité du Dialogue, c'est précisément cette forme même du dialogue. Les interlocuteurs sont, par ordre de prise de parole dans le dialogue, Julius Secundus, présenté comme une gloire du forum, un orateur de talent. Il nous est connu aussi par une autre source, Quintilien*, de manière aussi élogieuse 3 , mais aucun texte de lui ne nous est parvenu. Maternus, personnage central, chez qui le dialogue se déroule, a été célèbre pour ses talents d'auteur de tragédie ainsi que d'orateur; dans son cas aussi, les œuvres sont perdues et Tacite est le seul à nous parler de lui 4 . Prend la parole en troisième Marcus Aper, maître de Tacite (tout comme 1 J. P. Murphy, « Tacitus on the Education of the Orator », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 33, 3, 1991, p. 2284-2297, résume les nombreux débats sur l'attribution de l'œuvre et donne une large bibliographie. L'œuvre est en elle-même problématique, avec une histoire relativement complexe des manuscrits la transmettant et avec des lacunes de longueur indéfinie qui brouillent les pistes. La grosse étude d'E. Aubrion, Rhétorique et histoire chez Tacite, Metz, 1985, reste utile et intéressante, surtout pour l'étude des outils rhétoriques précis employés par Tacite, uariatio, amplificatio, etc. 2 H. Bornecque et H. Goelzer, dans l'édition des Belles Lettres 1985 (6ème éd.) placent la rédaction en 81ap. J.-C. , pour la raison que Tacite dit que quelques années se sont écoulées depuis cette discussion, mais qu'il a gardé la mémoire de nombreux détails; J. P. Murphy, op. cit., la situe sous Trajan, entre 102 et 105, pour des raisons de climat politique. 3 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 120-121: Iulio Secundo si longior contigisset aetas, clarissimum profecto nomen oratoris apud posteros foret: adiecisset enim atque adiciebat ceteris uirtutibus suis quod desiderari potest, id est autem, ut esset multo magis pugnax et saepius ad curam rerum ab elocutione respiceret. 121. Ceterum interceptus quoque magnum sibi uindicat locum, ea est facundia, tanta in explicando quod uelit gratia, tam candidum et leue et speciosum dicendi genus, tanta uerborum etiam quae adsumpta sunt proprietas, tanta in quibusdam ex periculo petitis significantia. « S'il avait vécu plus longtemps, Julius Secundus aurait certainement transmis à la postérité un renom d'orateur des plus illustre. Il aurait ajouté à toutes ses autres qualités, il y ajoutait d'ailleurs déjà, ce qu'il pouvait améliorer : être plus combatif et plus souvent attentif aux situations qu'à leur énoncé. De plus, tout en ayant été surpris par la mort, il s'arroge encore une belle place, car il a une telle facilité d'expression, tant de grâce à exprimer tout ce qu'il veut, un style si pur, doux et brillant, tant son élocution a de propriété jusque dans ses métaphores et de valeur expressive dans certaines de ses hardiesses ». 4 Il a été identifié avec un autre Maternus, mis à mort sous Domitien pour avoir abusé de la liberté de parole et parlé contre les tyrannies. Cette identification permettrait de voir en Maternus un auteur de littérature politique, de façon

<strong>«</strong> <strong>L'arme</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> <strong>»</strong> <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong> <strong>de</strong>s <strong>orateurs</strong> <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong><br />

Isabel<strong>le</strong> Cogitore - Grenob<strong>le</strong>3,<br />

équipe RARE, Rhétorique <strong>de</strong> l'Antiquité à <strong>la</strong> Révolution<br />

Paru <strong>dans</strong> L’art <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong>, pratiques et pouvoirs du discours,<br />

dir. Ph. Guisard et Chr. Laizé, Paris, Ellipses, 2009, p.44-57<br />

(l'astérisque * signa<strong>le</strong> <strong>de</strong>s mots ou <strong>de</strong>s noms pour <strong>le</strong>squels on trouvera <strong>de</strong>s précisions <strong>dans</strong> l'annexe)<br />

Le <strong>Dialogue</strong> <strong>de</strong>s <strong>orateurs</strong>, maintenant attribué à <strong>Tacite</strong>* <strong>de</strong> manière à peu près incontestée 1 , est une<br />

œuvre re<strong>la</strong>tivement brève, <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> l'historien présente une discussion entre quatre<br />

personnages, tous liés à <strong>la</strong> rhétorique, à une date située en 75 ap. J.-C., c'est-à-dire sous Vespasien*.<br />

La date d'écriture est postérieure en revanche, et <strong>le</strong>s avis divergent entre <strong>le</strong>s spécialistes qui <strong>la</strong><br />

p<strong>la</strong>cent soit au début <strong>de</strong>s années 80, quand <strong>Tacite</strong> est encore tout jeune homme, soit plus<br />

tardivement, vers 100-105 et donc sous Trajan* 2 . <strong>Tacite</strong> y use d'un sty<strong>le</strong> bien différent <strong>de</strong> celui <strong>de</strong><br />

ses œuvres historiques majeures, <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s Histoires; <strong>le</strong>s tournures, <strong>le</strong>s formu<strong>la</strong>tions et <strong>le</strong>s<br />

structures <strong>de</strong> phrase sont plus c<strong>la</strong>ssiques, plus cicéroniennes. Les idées politiques, bien qu'el<strong>le</strong>s<br />

soient portées par différents interlocuteurs, sont pour <strong>le</strong>ur part assez proches <strong>de</strong> ce qu'on trouve <strong>dans</strong><br />

<strong>le</strong>s autres œuvres. Ce qui fait vraiment <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité du <strong>Dialogue</strong>, c'est précisément cette forme<br />

même du dialogue. Les interlocuteurs sont, par ordre <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> <strong>dans</strong> <strong>le</strong> dialogue, Julius<br />

Secundus, présenté comme une gloire du forum, un orateur <strong>de</strong> ta<strong>le</strong>nt. Il nous est connu aussi par une<br />

autre source, Quintilien*, <strong>de</strong> manière aussi élogieuse 3 , mais aucun texte <strong>de</strong> lui ne nous est parvenu.<br />

Maternus, personnage central, chez qui <strong>le</strong> dialogue se dérou<strong>le</strong>, a été célèbre pour ses ta<strong>le</strong>nts d'auteur<br />

<strong>de</strong> tragédie ainsi que d'orateur; <strong>dans</strong> son cas aussi, <strong>le</strong>s œuvres sont perdues et <strong>Tacite</strong> est <strong>le</strong> seul à<br />

nous par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> lui 4 . Prend <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> en troisième Marcus Aper, maître <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> (tout comme<br />

1 J. P. Murphy, <strong>«</strong> Tacitus on the Education of the Orator <strong>»</strong>, Aufstieg und Nie<strong>de</strong>rgang <strong>de</strong>r römischen Welt, II, 33, 3,<br />

1991, p. 2284-2297, résume <strong>le</strong>s nombreux débats sur l'attribution <strong>de</strong> l'œuvre et donne une <strong>la</strong>rge bibliographie.<br />

L'œuvre est en el<strong>le</strong>-même problématique, avec une histoire re<strong>la</strong>tivement comp<strong>le</strong>xe <strong>de</strong>s manuscrits <strong>la</strong> transmettant et<br />

avec <strong>de</strong>s <strong>la</strong>cunes <strong>de</strong> longueur indéfinie qui brouil<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s pistes. La grosse étu<strong>de</strong> d'E. Aubrion, Rhétorique et histoire<br />

chez <strong>Tacite</strong>, Metz, 1985, reste uti<strong>le</strong> et intéressante, surtout pour l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s outils rhétoriques précis employés par<br />

<strong>Tacite</strong>, uariatio, amplificatio, etc.<br />

2 H. Bornecque et H. Goelzer, <strong>dans</strong> l'édition <strong>de</strong>s Bel<strong>le</strong>s Lettres 1985 (6ème éd.) p<strong>la</strong>cent <strong>la</strong> rédaction en 81ap. J.-C. ,<br />

pour <strong>la</strong> raison que <strong>Tacite</strong> dit que quelques années se sont écoulées <strong>de</strong>puis cette discussion, mais qu'il a gardé <strong>la</strong><br />

mémoire <strong>de</strong> nombreux détails; J. P. Murphy, op. cit., <strong>la</strong> situe sous Trajan, entre 102 et 105, pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong><br />

climat politique.<br />

3 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 120-121: Iulio Secundo si longior contigisset aetas, c<strong>la</strong>rissimum profecto<br />

nomen oratoris apud posteros foret: adiecisset enim atque adiciebat ceteris uirtutibus suis quod <strong>de</strong>si<strong>de</strong>rari potest, id<br />

est autem, ut esset multo magis pugnax et saepius ad curam rerum ab elocutione respiceret. 121. Ceterum<br />

interceptus quoque magnum sibi uindicat locum, ea est facundia, tanta in explicando quod uelit gratia, tam<br />

candidum et <strong>le</strong>ue et speciosum dicendi genus, tanta uerborum etiam quae adsumpta sunt proprietas, tanta in<br />

quibusdam ex periculo petitis significantia. <strong>«</strong> S'il avait vécu plus longtemps, Julius Secundus aurait certainement<br />

transmis à <strong>la</strong> postérité un renom d'orateur <strong>de</strong>s plus illustre. Il aurait ajouté à toutes ses autres qualités, il y ajoutait<br />

d'ail<strong>le</strong>urs déjà, ce qu'il pouvait améliorer : être plus combatif et plus souvent attentif aux situations qu'à <strong>le</strong>ur énoncé.<br />

De plus, tout en ayant été surpris par <strong>la</strong> mort, il s'arroge encore une bel<strong>le</strong> p<strong>la</strong>ce, car il a une tel<strong>le</strong> facilité d'expression,<br />

tant <strong>de</strong> grâce à exprimer tout ce qu'il veut, un sty<strong>le</strong> si pur, doux et bril<strong>la</strong>nt, tant son élocution a <strong>de</strong> propriété jusque<br />

<strong>dans</strong> ses métaphores et <strong>de</strong> va<strong>le</strong>ur expressive <strong>dans</strong> certaines <strong>de</strong> ses hardiesses <strong>»</strong>.<br />

4 Il a été i<strong>de</strong>ntifié avec un autre Maternus, mis à mort sous Domitien pour avoir abusé <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> et parlé<br />

contre <strong>le</strong>s tyrannies. Cette i<strong>de</strong>ntification permettrait <strong>de</strong> voir en Maternus un auteur <strong>de</strong> littérature politique, <strong>de</strong> façon


d'ail<strong>le</strong>urs Secundus). Plus tard arrive Vipstanus Messal<strong>la</strong>, orateur et historien, dont <strong>le</strong>s œuvres aussi<br />

sont perdues pour nous. Le <strong>Dialogue</strong> est donc <strong>la</strong> rencontre <strong>de</strong> ces voix perdues pour nous, mises en<br />

scène d'une manière vivante et agréab<strong>le</strong>.<br />

Or, c'est précisément <strong>la</strong> va<strong>le</strong>ur même <strong>de</strong> cette mise en scène que je prendrai comme point <strong>de</strong> départ<br />

<strong>de</strong> ma réf<strong>le</strong>xion ici; en effet, il me semb<strong>le</strong> qu'en réduisant à une mise en scène <strong>le</strong>s indications<br />

données au début, on se prive d'un moyen d'interprétation <strong>de</strong> l'œuvre, qui est bien plus qu'un<br />

dialogue, mais porte un sens politique profond, que je vais tâcher ici <strong>de</strong> mettre en lumière. Pour plus<br />

<strong>de</strong> c<strong>la</strong>rté, j'ai choisi d'avancer cette réf<strong>le</strong>xion en suivant <strong>le</strong> mouvement du texte, avec un fil<br />

conducteur qui concerne, bien sûr, l'art <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce que <strong>le</strong>s interlocuteurs du dialogue lui<br />

accor<strong>de</strong>nt. Une introduction, paragraphes 1 à 5, 2, <strong>la</strong>isse <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce à une première partie (5,3 à 13)<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> sont posés <strong>le</strong>s mérites respectifs <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie et <strong>de</strong> l'éloquence; <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième partie (14<br />

à 27) s'attache à une réf<strong>le</strong>xion sur <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> <strong>la</strong> l'éloquence, déca<strong>de</strong>nce dont <strong>la</strong> troisième partie<br />

(28 à 40,1) cherche <strong>le</strong>s causes; 40,1 et 42 marquent une conclusion, si on se reporte au mouvement<br />

dégagé par <strong>le</strong>s éditeurs du texte aux Bel<strong>le</strong>s Lettres.<br />

A. Une mise en scène?<br />

Le début <strong>de</strong> l'œuvre a généra<strong>le</strong>ment été considéré comme une simp<strong>le</strong> mise en scène, faisant partie<br />

<strong>de</strong> l'introduction, après un paragraphe <strong>de</strong> l'auteur sur <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l'éloquence. Cependant, cette<br />

<strong>«</strong> mise en scène <strong>»</strong>, occupant <strong>le</strong>s paragraphes 2 à 5,2, me paraît bien plus importante et sa portée ne<br />

doit pas être limitée à une présentation <strong>de</strong>s lieux, <strong>de</strong>s personnages et <strong>de</strong> l'occasion <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur rencontre.<br />

En effet, <strong>Tacite</strong> situe <strong>la</strong> rencontre, non par rapport à une date précise du ca<strong>le</strong>ndrier, mais par rapport<br />

à une <strong>le</strong>cture publique :<br />

2, 1: Postero die quam Curiatius Maternus<br />

Catonem recitauerat, cum offendisse potentium<br />

animos diceretur, tamquam in eo tragoediae<br />

argumento sui oblitus tantum Catonem<br />

cogitasset, eaque <strong>de</strong> re per urbem frequens<br />

sermo haberetur, uenerunt ad eum Marcus Aper<br />

et Iulius Secundus.<br />

<strong>«</strong> Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main du jour où Curiatius Maternus<br />

avait lu en public son Caton, alors qu'on disait<br />

qu'il avait offensé l'opinion <strong>de</strong>s puissants, parce<br />

qu'il se serait oublié lui-même, <strong>dans</strong> ce sujet <strong>de</strong><br />

tragédie, et n'aurait pensé qu'à Caton, et qu'on<br />

par<strong>la</strong>it beaucoup <strong>de</strong> cette affaire en vil<strong>le</strong>, Marcus<br />

Aper et Iulius Secundus vinrent chez lui. <strong>»</strong><br />

Le fait que <strong>la</strong> tragédie en question s'intitu<strong>le</strong> Caton <strong>la</strong> définit d'emblée comme une tragédie prétexte,<br />

c'est-à-dire à sujet romain, et surtout comme une pièce politique: <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> Caton*, adversaire <strong>de</strong><br />

César et <strong>de</strong>venu très vite <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance au pouvoir absolu que César cherchait à obtenir<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> guerre civi<strong>le</strong>* <strong>de</strong>s années 48-45 av. J.-C., a <strong>le</strong> poids et <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> d'un étendard politique. On<br />

peut retracer, sur plusieurs sièc<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s références à Caton et son suici<strong>de</strong>, à Utique, qui marque <strong>la</strong> fin<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> République et l'avènement d'un pouvoir quasi-monarchique, débouchant sur <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> dynastie julio-c<strong>la</strong>udienne*. Prendre comme date <strong>de</strong> référence, pour <strong>la</strong> mise en scène du<br />

dialogue, <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture <strong>de</strong> cette pièce donne, à mon sens, à tout <strong>le</strong> dialogue une coloration politique: <strong>la</strong><br />

référence à Caton n'est pas une simp<strong>le</strong> toi<strong>le</strong> <strong>de</strong> fond, mais instal<strong>le</strong> un contexte signifiant 5 .<br />

L'ensemb<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>la</strong>tine d'époque impéria<strong>le</strong> joue sur <strong>de</strong>s symbo<strong>le</strong>s et <strong>de</strong>s exemp<strong>la</strong>, qu'il<br />

s'agisse <strong>de</strong> personnages, <strong>de</strong> lieux ou <strong>de</strong> monuments, qui constituent une mémoire col<strong>le</strong>ctive,<br />

politique et très marquée par <strong>le</strong> souvenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> République. Maternus est donc ainsi, d'entrée <strong>de</strong> jeu,<br />

un auteur politique, que nous dirions <strong>«</strong> engagé <strong>»</strong>, et marqué par l'opposition aux Julio-C<strong>la</strong>udiens.<br />

Allons plus loin: Secundus, Maternus et Aper entreprennent alors une discussion sur <strong>le</strong>s tragédies <strong>de</strong><br />

Maternus.<br />

cohérente avec ce qu'on lit <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong>.<br />

5 L. Pernot, La rhétorique <strong>dans</strong> l'Antiquité, paris, 2000, p. 172, souligne aussi l'importance <strong>de</strong> l'explication politique<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion que <strong>Tacite</strong> mène ici sur l'éloquence.


3, 1 Igitur ut intrauimus cubiculum Materni,<br />

se<strong>de</strong>ntem ipsumque quem pridie recitauerat<br />

librum inter manus habentem, <strong>de</strong>prehendimus.<br />

3,2 Tum Secundus <strong>«</strong> nihilne te <strong>»</strong>, inquit,<br />

<strong>«</strong> Materne, fabu<strong>la</strong>e malignorum terrent, quo<br />

minus offensas Catonis tui ames? An i<strong>de</strong>o<br />

librum istum adprehendisti, ut diligentius<br />

retractares, et sub<strong>la</strong>tis, si qua prauae<br />

interpretationi materiam <strong>de</strong><strong>de</strong>runt, emitteres<br />

Catonem non qui<strong>de</strong>m meliorem sed tamen<br />

securiorem ? <strong>»</strong><br />

<strong>«</strong> Donc, quand nous entrâmes <strong>dans</strong> <strong>la</strong> chambre<br />

<strong>de</strong> Maternus, nous <strong>le</strong> trouvâmes assis, tenant<br />

entre <strong>le</strong>s mains <strong>le</strong> livre même qu'il avait lu <strong>la</strong><br />

veil<strong>le</strong>. Alors Secundus lui dit: <strong>«</strong> Les rumeurs <strong>de</strong>s<br />

gens malintentionnés ne t'effraient pas,<br />

Maternus, et ne t'empêchent pas d'aimer ton<br />

héros Caton, bien qu'il ait déplu 6 , ou bien as-tu<br />

pris ton livre pour <strong>le</strong> revoir plus soigneusement,<br />

supprimer ce qui a pu donner lieu à une<br />

interprétation malveil<strong>la</strong>nte, et produire un Caton<br />

qui soit, non pas meil<strong>le</strong>ur, mais moins<br />

dangereux? <strong>»</strong><br />

Il est c<strong>la</strong>ir que, si <strong>le</strong>s premières lignes correspon<strong>de</strong>nt bien à une mise en scène du dialogue, par <strong>la</strong><br />

mention du lieu et l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Maternus, <strong>la</strong> suite a un tout autre intérêt: c'est bien <strong>de</strong> politique qu'il<br />

s'agit, <strong>dans</strong> un climat où <strong>le</strong>s rumeurs <strong>de</strong>structrices vont bon train et où il y a un réel danger à écrire<br />

<strong>de</strong>s tragédies. Les fabu<strong>la</strong>e malignorum tout comme <strong>le</strong>s interprétations faussées, prauae, constituent<br />

<strong>le</strong> terreau même <strong>de</strong> ce que <strong>Tacite</strong> décrit <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s, ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> fausseté, <strong>de</strong> rumeurs, <strong>de</strong><br />

trahison <strong>dans</strong> <strong>le</strong>quel <strong>la</strong> dynastie julio-c<strong>la</strong>udienne s'est épanouie. Qu'on pense aux nombreux cas,<br />

<strong>dans</strong> <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s, <strong>de</strong> sénateurs poussés au suici<strong>de</strong> par <strong>de</strong>s accusations mensongères ou exagérées.<br />

Dans ce climat, <strong>le</strong>s dé<strong>la</strong>teurs étaient <strong>le</strong>s maîtres d'une opinion publique terrifiée, et surtout <strong>le</strong>s<br />

manipu<strong>la</strong>teurs du pouvoir, y compris <strong>de</strong>s empereurs. Mais <strong>Tacite</strong> avance avec discrétion <strong>dans</strong><br />

l'œuvre qui nous occupe ici: si <strong>la</strong> politique est capita<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> est cependant dissimulée <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong><br />

discussion littéraire. Ainsi, en s'attardant encore sur ces premiers paragraphes, on notera que<br />

Maternus cite ensuite une autre <strong>de</strong> ses pièces, Thyeste, et Aper signa<strong>le</strong> pour sa part <strong>de</strong>ux autres<br />

œuvres, une Médée et un Domitius. C'est là tout ce qu'on sait <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> Maternus et on ne peut<br />

guère faire que <strong>de</strong>s hypothèses. Mais il me semb<strong>le</strong> que, précisément, ces pièces aussi pouvaient<br />

avoir un sens politique, soit direct, soit allégorique; <strong>le</strong> Domitius qui aurait donné son nom à <strong>la</strong><br />

tragédie <strong>de</strong> Maternus, pourrait être L. Domitius Ahenobarbus, <strong>le</strong> consul <strong>de</strong> 54 av. J.-C., qui était un<br />

oposant à César, si on tire argument <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon dont <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux titres sont associés et mis sur <strong>le</strong> même<br />

p<strong>la</strong>n: Domitium et Catonem, id est nostras quoque historias et Romana nomina (3, 4): <strong>«</strong> Domitius<br />

et Caton, c'est-à-dire <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> notre propre histoire et <strong>de</strong>s noms romains <strong>»</strong>. Pour Médée et<br />

Thyeste, on peut avancer une même coloration politique, détournée, si on se fon<strong>de</strong> sur <strong>le</strong>s exemp<strong>le</strong>s<br />

donnés par <strong>le</strong>s pièces homonymes <strong>de</strong> Sénèque; <strong>la</strong> démonstration est trop longue pour prendre p<strong>la</strong>ce<br />

ici, mais une étu<strong>de</strong> du Thyeste <strong>de</strong> Sénèque montre qu'il s'est inspiré probab<strong>le</strong>ment d'une tragédie<br />

d'Accius, auteur <strong>la</strong>tin du IIème sièc<strong>le</strong> av. J.-C., souvent interprété <strong>dans</strong> un sens politique<br />

républicain; Médée pour sa part s'ouvrait sans peine à une réf<strong>le</strong>xion sur <strong>le</strong> pouvoir et ses abus.<br />

Maternus est donc bien présenté <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong> comme un auteur <strong>de</strong> tragédies à portée politique 7 ;<br />

<strong>le</strong> discours se passe chez lui et fait suite à <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture publique: nous sommes c<strong>la</strong>irement au confluent<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> politique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature.<br />

On peut continuer <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture du <strong>Dialogue</strong> au moyen <strong>de</strong> ce prisme politique. Ainsi, <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière<br />

intervention <strong>de</strong> Secundus, avant que ne commence <strong>la</strong> première partie, instal<strong>le</strong>, sous prétexte<br />

d'humour, une scène qui est cel<strong>le</strong> d'un procès, avec juges et accusé: <strong>le</strong> procès <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />

(entendons par ce mot, l'écriture en vers, comprenant aussi <strong>le</strong> théâtre). La métaphore judiciaire fait<br />

d'ail<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> lien avec <strong>la</strong> première partie:<br />

5,1: Ego uero, inquit Secundus, antequam me<br />

iudicem Aper recuset, faciam quod probi et<br />

mo<strong>de</strong>rati iudices so<strong>le</strong>nt…Porro si poetica<br />

accusatur, non alium ui<strong>de</strong>o reum locup<strong>le</strong>tiorem.<br />

<strong>«</strong> Pour moi, dit Secundus, avant qu'Aper ne me<br />

récuse en tant que juge, je ferai ce que font<br />

d'habitu<strong>de</strong> <strong>le</strong>s juges honnêtes et modérés…En<br />

outre, si c'est <strong>la</strong> poésie qu'on met en accusation,<br />

6 Je reprends ici <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong>s Bel<strong>le</strong>s-Lettres pour offensas Catonis tui.<br />

7 On pourrait aussi ajouter un autre passage, Dial. 11, 2, qui mentionne un Néron, œuvre <strong>dans</strong> <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> Maternus<br />

aurait abattu Vatinius, favori <strong>de</strong> l'empereur.


5, 3: Ego enim, quatenus arbitrium litis huius<br />

inuenimus, non patiar Maternum societate<br />

plurium <strong>de</strong>fendi, sed ipsum solum apud se<br />

coarguam.<br />

je ne vois pas d'accusé plus compromis <strong>»</strong>.<br />

<strong>«</strong> En effet, du moment que nous avons trouvé un<br />

arbitre à ce procès, je ne tolérerai pas que<br />

Maternus soit défendu en étant associé à<br />

plusieurs personnes, mais je l'accuserai <strong>de</strong>vant<br />

son propre tribunal <strong>»</strong>.<br />

Ainsi, si <strong>la</strong> littérature et <strong>la</strong> discussion sur l'éloquence semb<strong>le</strong>nt <strong>de</strong>venir <strong>le</strong> sujet central <strong>de</strong> l'œuvre, on<br />

ne saurait oublier que <strong>le</strong> contexte est politique: <strong>le</strong>s accusations <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s tribunaux étaient<br />

fréquentes sous l'Empire et, comme <strong>Tacite</strong> <strong>le</strong> peint magnifiquement <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s, constituaient<br />

<strong>le</strong> pain quotidien <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie romaine; accusations, dé<strong>la</strong>tions, exils, condamnations, suici<strong>de</strong>s<br />

commandés se succédaient. La métaphore proposée ici ne peut être innocente.<br />

B. Première partie du <strong>Dialogue</strong><br />

Dans <strong>la</strong> première partie du <strong>Dialogue</strong>, Marcus Aper entreprend <strong>de</strong> défendre l'éloquence aux dépens<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie (5, 2-10), dont Maternus assure <strong>la</strong> défense (11-13); une <strong>le</strong>cture attentive du passage<br />

donnera d'intéressantes pistes <strong>de</strong> réf<strong>le</strong>xion, sur <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité et l'inscription <strong>de</strong>s activités<br />

poétiques et oratoires <strong>dans</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité, ainsi que sur <strong>le</strong> critère <strong>de</strong> l'uti<strong>le</strong> et celui <strong>de</strong> l'agréab<strong>le</strong>,<br />

notamment. Mais je me limiterai ici à <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture politique: Marcus Aper défend l'éloquence en <strong>la</strong><br />

présentant essentiel<strong>le</strong>ment comme <strong>le</strong> moyen d'obtenir richesse et pouvoir. La peinture qu'il fait <strong>de</strong><br />

l'orateur, jouissant <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire, entouré <strong>de</strong> clients, app<strong>la</strong>udi et couvert d'honneurs comme <strong>de</strong><br />

récompenses, reconnu <strong>de</strong>s enfants, <strong>de</strong>s étrangers, <strong>de</strong> tous enfin, est surprenante si on revient sur <strong>le</strong><br />

fait qu'Aper a été <strong>le</strong> maître <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong>, comme celui-ci l'affirme au début <strong>de</strong> l'œuvre. Or <strong>Tacite</strong> n'a pas<br />

usé <strong>de</strong> son ta<strong>le</strong>nt oratoire pour conquérir richesses, honneurs et considération politique; il a certes<br />

été consul mais sa participation à <strong>la</strong> vie politique active semb<strong>le</strong> avoir été limitée, à l'inverse <strong>de</strong> son<br />

activité d'historien <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique. Voici donc un point épineux <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong>: Aper ne<br />

correspond pas à l'image <strong>de</strong> maître <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> qu'on s'attendait à trouver.<br />

Continuons <strong>dans</strong> ce chemin <strong>de</strong> perp<strong>le</strong>xité: Aper loue <strong>de</strong>ux <strong>orateurs</strong> <strong>dans</strong> ce passage, Eprius<br />

Marcellus et Vibius Crispus:<br />

5, 6: quid aliud infestis patribus nuper Eprius<br />

Marcellus quam eloquentiam suam opposuit?<br />

Qua accinctus et minax disertam qui<strong>de</strong>m sed<br />

inexercitatam et eius modi certaminum ru<strong>de</strong>m<br />

Heluidii sapientiam elusit.<br />

8, 1: Ausim conten<strong>de</strong>re Marcellum hunc Eprium,<br />

<strong>de</strong> quo modo locutus sum, et Crispum Vibium…<br />

non minores esse in extremis partibus terrarum<br />

quam Capuae et Vercellis, ubi nati dicuntur. Nec<br />

hoc illis alterius bis, alterius ter milies<br />

sestertium praestat… sed ipsa eloquentia.<br />

<strong>«</strong> Récemment, qu'est-ce qu'Eprius Marcellus<br />

opposa aux sénateurs qui lui étaient hosti<strong>le</strong>s,<br />

sinon son éloquence? Equipé <strong>de</strong> cette arme 8 ,<br />

menaçant, il a su se jouer <strong>de</strong> <strong>la</strong> sagesse<br />

d'Helvidius, qui certes savait par<strong>le</strong>r mais<br />

manquait d'exercice et avait peu l'expérience <strong>de</strong>s<br />

combats <strong>de</strong> ce genre <strong>»</strong>.<br />

<strong>«</strong> J'oserais affirmer que cet Eprius Marcellus<br />

dont je viens <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r, et Vibius Crispus (…)<br />

n'ont pas moins d'importance à l'autre bout du<br />

mon<strong>de</strong> qu'à Capoue et Vercelli où ils sont nés,<br />

dit-on. Et cet honneur, ce n'est pas, pour l'un ses<br />

<strong>de</strong>ux cents millions <strong>de</strong> sesterces et pour l'autre<br />

ses trois cents millions <strong>de</strong> sesterces qui <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur<br />

va<strong>le</strong>nt, mais l'éloquence el<strong>le</strong>-même <strong>»</strong>.<br />

Ces éloges sont à première vue <strong>«</strong> normaux <strong>»</strong>; mais on pourra, tout d'abord être surpris par <strong>le</strong><br />

qualificatif minax, <strong>«</strong> menaçant <strong>»</strong>, apposé à Eprius Marcellus: l'idée d'une menace n'est guère<br />

positive, surtout quand on note que, armé <strong>de</strong> cette éloquence (et l'image militaire que contient <strong>le</strong><br />

participe accinctus est capita<strong>le</strong>, nous y reviendrons), Marcellus remporte <strong>la</strong> victoire par ce qui<br />

ressemb<strong>le</strong> à une traîtrise, comme l'indique <strong>le</strong> verbe elu<strong>de</strong>re (elusit). Ensuite, <strong>la</strong> formu<strong>la</strong>tion du<br />

8 Traduction personnel<strong>le</strong>.


<strong>de</strong>uxième passage, avec <strong>le</strong> subjonctif d'atténuation ausim, signa<strong>le</strong> une précaution <strong>dans</strong> l'énonciation,<br />

qu'on peut reconnaître pour une marque <strong>de</strong> l'ironie: ironie en effet que <strong>de</strong> comparer <strong>le</strong> <strong>«</strong> bout du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>»</strong> et <strong>de</strong>ux vil<strong>le</strong>s d'Italie, ironie aussi <strong>de</strong> préciser <strong>le</strong> montant <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs fortunes, considérab<strong>le</strong>s si<br />

on se rappel<strong>le</strong> que, pour être sénateur, <strong>le</strong> montant du cens était d'un million <strong>de</strong> sesterces! Ironie<br />

enfin, et magistra<strong>le</strong>, que <strong>de</strong> citer ces <strong>de</strong>ux noms qui sont ceux, comme <strong>Tacite</strong> l'écrira <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s<br />

Anna<strong>le</strong>s, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux dé<strong>la</strong>teurs sans scrupu<strong>le</strong>s, âmes damnées <strong>de</strong> Néron! Eprius Marcellus est en effet<br />

connu pour avoir dénoncé et accusé Thrasea Paetus, sénateur aux mœurs irréprochab<strong>le</strong>s qui refusa<br />

<strong>de</strong> secon<strong>de</strong>r Néron <strong>dans</strong> ses vices, stoïcien que sa stature philosophique et son poids politique<br />

p<strong>la</strong>çaient <strong>dans</strong> <strong>la</strong> lignée <strong>de</strong> Caton auquel il est comparé explicitement, <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s 16, 22, 2 9 .<br />

<strong>Tacite</strong> reprend <strong>le</strong> discours <strong>de</strong> Marcellus, Anna<strong>le</strong>s, 16, 28-29, contre Thrasea et son gendre Helvidius<br />

Priscus, et <strong>le</strong> réécrit au discours indirect, en insistant sur sa force <strong>de</strong> menace, sa vio<strong>le</strong>nce<br />

enf<strong>la</strong>mmée; ail<strong>le</strong>urs <strong>dans</strong> <strong>la</strong> même œuvre, il donne <strong>de</strong> Thrasea, d'Helvidius Priscus et <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong><br />

<strong>le</strong>ur famil<strong>le</strong> une peinture très positive, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> gens dédiés à <strong>la</strong> philosophie stoïcienne, à <strong>la</strong><br />

réf<strong>le</strong>xion, marqués <strong>de</strong> <strong>la</strong> mora<strong>le</strong> <strong>la</strong> plus rigoureuse. <strong>Tacite</strong> ne pouvait qu'estimer Thrasea et<br />

Helvidius…et ne pouvait donc admirer Eprius Marcellus et Vibius Crispus, proche <strong>de</strong> Vitellius puis<br />

du tyran Domitien. La seu<strong>le</strong> issue est <strong>de</strong> considérer que tout <strong>le</strong> discours d'Aper est ironique et ne<br />

doit pas être pris au premier <strong>de</strong>gré. Outre <strong>le</strong>s éléments que nous avons déjà signalés et qui vont <strong>dans</strong><br />

ce sens, on en donnera pour preuves <strong>la</strong> fin du discours d'Aper, qui reconnaît aux œuvres <strong>de</strong><br />

Maternus <strong>le</strong>ur vrai poids politique:<br />

10,7: Tol<strong>le</strong> igitur quietis et securitatis<br />

excusationem, cum tibi sumas aduersarium<br />

superiorem.<br />

<strong>«</strong>Renonce à donner pour excuse ton repos et ta<br />

sécurité, puisque tu te choisis un adversaire au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> toi <strong>»</strong>.<br />

Aper, en affirmant que Maternus choisit <strong>de</strong> heurter <strong>le</strong>s puissants, ces adversaires <strong>«</strong> au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

lui <strong>»</strong> à travers ses tragédies, reconnaît donc bien, en réalité, <strong>la</strong> va<strong>le</strong>ur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tragique, vraie<br />

éloquence juste et mora<strong>le</strong>, tandis que son éloge ironique <strong>de</strong> l'éloquence <strong>de</strong>s dé<strong>la</strong>teurs est une<br />

accusation d'autant plus forte qu'el<strong>le</strong> est détournée.<br />

De ce fait, quand Maternus prend à son tour <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> pour défendre <strong>la</strong> poésie, il va en réalité <strong>dans</strong> <strong>le</strong><br />

même sens, mais <strong>de</strong> manière directe cette fois: l 'éloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie y est net, <strong>dans</strong> une opposition<br />

tota<strong>le</strong> avec l'éloquence dévoyée d'Eprius Marcellus:<br />

12, 2: Haec eloquentiae primordia, haec<br />

penetralia; hoc primum habitu cultuque<br />

commoda mortalibus in il<strong>la</strong> casta et nullis<br />

contacta uitiis pectora influxit; sic oracu<strong>la</strong><br />

loquebantur. Nam lucrosae huius et<br />

sanguinantis eloquentiae usus recens et ex malis<br />

moribus natus, atque, ut tu dicebas, Aper, in<br />

locum teli repertus.<br />

<strong>«</strong> Tel<strong>le</strong> fut <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> l'éloquence, tel est son<br />

berceau; c'est d'abord sous cette apparence et<br />

cette parure que, pour <strong>le</strong> bien <strong>de</strong>s mortels, el<strong>le</strong><br />

pénétra <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s cœurs purs et encore intacts <strong>de</strong><br />

tout vice; c'est ainsi que par<strong>la</strong>ient <strong>le</strong>s orac<strong>le</strong>s.<br />

Car l'usage <strong>de</strong> cette éloquence du profit et du<br />

sang est récent, provoqué par <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce<br />

mora<strong>le</strong> et, comme tu <strong>le</strong> disais, Aper, inventé<br />

pour servir d'arme <strong>»</strong>.<br />

Ainsi, au terme <strong>de</strong> <strong>la</strong> première partie du <strong>Dialogue</strong>, <strong>le</strong>s choses sont c<strong>la</strong>ires: l'éloquence est<br />

indissociab<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> politique, mais cel<strong>le</strong> <strong>de</strong>s dé<strong>la</strong>teurs est condamnab<strong>le</strong>, tandis que <strong>la</strong> vraie<br />

éloquence est poétique.<br />

C. Deuxième partie<br />

La <strong>de</strong>uxième partie du <strong>Dialogue</strong>, <strong>la</strong> plus longue (§14-27) se présente comme <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> l'œuvre, <strong>la</strong><br />

réponse à <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l'éloquence posée par <strong>Tacite</strong> au tout début. Il s'agit surtout<br />

<strong>de</strong> comparer <strong>le</strong>s mérites <strong>de</strong>s Anciens et <strong>de</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes… en ce premier sièc<strong>le</strong> <strong>de</strong> notre ère! Ici<br />

encore, limitée par <strong>le</strong> temps, je ne traiterai que <strong>de</strong>s aspects politiques <strong>dans</strong> ce passage. Marcus Aper<br />

continue à tenir <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> diffici<strong>le</strong> d'avocat du diab<strong>le</strong>, si l'on veut, ou plutôt <strong>de</strong> maître d'ironie; il défend<br />

9 Sur <strong>le</strong>s dé<strong>la</strong>teurs, voir Y. Rivière, Les dé<strong>la</strong>teurs sous l'empire romain, BEFAR 311, Rome-Paris, 2002; sur Eprius, n°<br />

26; Vibius Crispus, n°75.


<strong>le</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes, tandis que Messal<strong>la</strong> fait l'inverse ensuite et défend <strong>le</strong>s Anciens. Aper, tentant <strong>de</strong><br />

trouver où situer <strong>la</strong> limite entre Anciens et Mo<strong>de</strong>rnes, affirme que ne sont pas <strong>«</strong> anciens <strong>»</strong> ceux<br />

qu'un homme encore vivant a pu entendre lui-même: <strong>la</strong> limite sera donc toujours variab<strong>le</strong>, et à <strong>la</strong><br />

mesure <strong>de</strong> l'homme, Aper donnant <strong>le</strong> chiffre <strong>de</strong> 120 ans comme <strong>la</strong> durée maxima<strong>le</strong> d'une vie et<br />

comme <strong>le</strong> temps écoulé <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Cicéron, en 43 av. J.-C., ce qui correspond bien à <strong>la</strong> date<br />

<strong>«</strong> dramatique <strong>»</strong> du <strong>Dialogue</strong>, environ 75 ap. J.-C. Ce qui m'intéresse ici est <strong>le</strong> choix <strong>de</strong> <strong>la</strong> date <strong>de</strong> 43,<br />

motivé par <strong>le</strong>s événements suivants:<br />

17, 2: Nam ut <strong>de</strong> Cicerone ipso loquar, Hirtio<br />

nempe et Pansa consulibus, ut Tiro libertus eius<br />

scribit, septimo idus Decembris occisus est, quo<br />

anno Diuus Augustus in locum Pansae et Hirtii<br />

se et Q. Pedium consu<strong>le</strong>m suffecit.<br />

<strong>«</strong> En effet, pour ne par<strong>le</strong>r que <strong>de</strong> Cicéron, c'est<br />

bien sous <strong>le</strong> consu<strong>la</strong>t <strong>de</strong> Hirtius et Pansa, comme<br />

l'écrit son affranchi Tiron, qu'il est mort, <strong>le</strong><br />

septième jour avant <strong>le</strong>s I<strong>de</strong>s <strong>de</strong> décembre,<br />

l'année où <strong>le</strong> Divin Auguste* a substitué luimême<br />

et Q. Pedius comme consuls à Pansa et<br />

Hirtius <strong>»</strong>.<br />

Tout <strong>le</strong> paragraphe est ensuite un comput, à <strong>la</strong> façon <strong>de</strong>s abréviateurs, <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> règne <strong>de</strong>s<br />

empereurs julio-c<strong>la</strong>udiens, puis <strong>de</strong> Galba*, Othon* et Vitellius*, jusqu'à Vespasien: c'est dire que <strong>le</strong>s<br />

repères sont politiques. La date qui marque <strong>le</strong> tournant d'une <strong>«</strong> durée <strong>de</strong> vie <strong>»</strong> est aussi-et surtout- <strong>la</strong><br />

date <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> <strong>la</strong> République, avec <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> Cicéron, autre symbo<strong>le</strong>, aux côtés <strong>de</strong> Caton, <strong>de</strong> cette<br />

fin. Comment mieux marquer <strong>le</strong> lien intime entre éloquence et politique?<br />

Continuons avec <strong>le</strong> discours d'Aper, encore une fois trompeur et ironique; il défend <strong>le</strong>s Mo<strong>de</strong>rnes,<br />

mais sa défense ne présente qu'un nom, celui <strong>de</strong> Cassius Severus. Or voici que nous retrouvons <strong>le</strong><br />

même cas <strong>de</strong> figure que précé<strong>de</strong>mment: un paragraphe entier, §19, est consacré à Cassius Severus,<br />

dont <strong>la</strong> caractéristique stylistique est <strong>la</strong> rapidité, voire <strong>la</strong> brutalité. Et Cassius Severus est à son tour<br />

décrit par Messal<strong>la</strong> comme un orateur peu recommandab<strong>le</strong>, dépourvu <strong>de</strong> toute mo<strong>de</strong>stie et <strong>de</strong> tout<br />

sens <strong>de</strong>s convenances: ipsis etiam quibus utitur armis incompositus et studio feriendi p<strong>le</strong>rumque<br />

<strong>de</strong>iectus, non pugnat sed rixatur (26, 4 <strong>«</strong> se servant sans art <strong>de</strong>s armes mêmes qu'il emploie, et, <strong>dans</strong><br />

l'ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> frapper, se découvrant souvent, il ne boxe pas, il fait <strong>le</strong> coup <strong>de</strong> poing <strong>»</strong> trad. Bel<strong>le</strong>s<br />

Lettres). Dans <strong>le</strong>s Anna<strong>le</strong>s (4, 21, 3), <strong>Tacite</strong> en donne un portrait cohérent avec cette image:<br />

ma<strong>le</strong>ficae uitae, sed orandi ualidus, <strong>«</strong> homme à <strong>la</strong> vie malfaisante, mais puissant par son art<br />

oratoire <strong>»</strong>. C'est donc encore <strong>de</strong> l'ironie, à mon sens, que cet éloge <strong>de</strong> Cassius Severus <strong>dans</strong> <strong>le</strong><br />

<strong>Dialogue</strong>, éloge trompeur comme ceux <strong>de</strong>s dé<strong>la</strong>teurs.<br />

La réponse <strong>de</strong> Messal<strong>la</strong>, qui défend <strong>le</strong>s Anciens, mérite aussi qu'on s'y attar<strong>de</strong>, non seu<strong>le</strong>ment pour<br />

<strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au qu'il donne <strong>de</strong> l'évolution <strong>de</strong> l'éloquence <strong>de</strong>puis Démosthène (§ 25), mais aussi pour <strong>la</strong><br />

façon dont Brutus est loué: selon Messal<strong>la</strong>, tous <strong>le</strong>s <strong>orateurs</strong>, y compris Cicéron, ont été limités par<br />

<strong>le</strong>s vices, <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature humaine: jalousie, envie, etc. <strong>«</strong> Je ne fais exception que pour<br />

Brutus: lui, ce n'est pas, je crois, par sévérité ni par envie, mais en toute bonne foi et en toute<br />

sincérité qu'il exprima sa conviction. Pouvait-il être jaloux <strong>de</strong> Cicéron, lui qui me semb<strong>le</strong> ne l'avoir<br />

pas été <strong>de</strong> César? <strong>»</strong> (25,6). Certes, Brutus était un <strong>de</strong>s plus grands <strong>orateurs</strong> <strong>de</strong> son temps et sa p<strong>la</strong>ce<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion <strong>de</strong> Messal<strong>la</strong> est méritée; toutefois, Brutus a <strong>la</strong>issé aussi une autre image <strong>de</strong> luimême,<br />

tout aussi importante: cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> l'assassin <strong>de</strong> César. La présence <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> Cicéron et <strong>de</strong><br />

César <strong>dans</strong> cette phrase, si el<strong>le</strong> s'impose pour <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion sur <strong>la</strong> rhétorique, ne contredit pas mon<br />

hypothèse d'une <strong>le</strong>cture politique <strong>de</strong> ce passage: Messal<strong>la</strong> fait l'éloge <strong>de</strong> Brutus* orateur, mais son<br />

aura <strong>de</strong> césarici<strong>de</strong>* se <strong>de</strong>ssine en filigrane. Tout se passe donc comme si l'opinion <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> sur <strong>le</strong>s<br />

grands hommes <strong>de</strong> <strong>la</strong> république se dissimu<strong>la</strong>it <strong>de</strong>rrière plusieurs porte-<strong>paro<strong>le</strong></strong>s.<br />

D. Troisième partie<br />

La troisième partie du <strong>Dialogue</strong> (§ 28 à 40, 1) s'attache aux causes <strong>de</strong> <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce qu'a connue<br />

l'éloquence. C'est ici qu'on peut trouver <strong>la</strong> confirmation <strong>de</strong> notre <strong>le</strong>cture politique <strong>de</strong> l'œuvre. En<br />

effet, <strong>la</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s conditions <strong>dans</strong> <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s un enfant est formé à <strong>la</strong> rhétorique, <strong>dans</strong> une<br />

comparaison entre autrefois, pri<strong>de</strong>m, et maintenant, nunc, ainsi que <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion sur <strong>la</strong> formation <strong>de</strong><br />

l'orateur font apparaître un élément, fondamental à mon sens: <strong>la</strong> question du climat politique. Ainsi,


l'éducation oratoire ancienne, prisée par Messal<strong>la</strong>, présente un lien capital avec <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité:<br />

l'orateur auprès <strong>de</strong> qui doit se former un jeune homme est reconnu, détient une p<strong>la</strong>ce <strong>dans</strong> <strong>la</strong> cité,<br />

principem in ciuitate locum 34, 1; <strong>le</strong>s jeunes gens, pour se former, fréquentent <strong>le</strong>s tribunaux, <strong>le</strong>s<br />

assemblées, au forum, <strong>de</strong>vant un public. De <strong>la</strong> sorte l'orateur <strong>de</strong>vient l'expression <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité,<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie politique; <strong>le</strong> résumé qui en est donné au § 34,6 met bien en lumière cette p<strong>la</strong>ce<br />

fondamenta<strong>le</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> cité:<br />

Iuuenis il<strong>le</strong>…oratorum discipulus, fori auditor,<br />

sectator iudiciorum, eruditus et adsuefactus<br />

alienis experimentis, cui cotidie audienti notae<br />

<strong>le</strong>ges, non noui iudicum uultus, frequens in<br />

oculis consuetudo contionum, saepe cognitae<br />

populi aures…<br />

<strong>«</strong> Ce jeune homme, discip<strong>le</strong> <strong>de</strong>s <strong>orateurs</strong>, qui sait<br />

écouter au forum, qui sait suivre <strong>le</strong>s tribunaux,<br />

instruit et formé par <strong>le</strong>s expériences <strong>de</strong>s autres, à<br />

l'attention <strong>de</strong> qui chaque jour <strong>le</strong>s lois sont<br />

rappelées, à qui <strong>le</strong> visage <strong>de</strong>s juges n'est pas<br />

inconnu, qui a souvent sous <strong>le</strong>s yeux <strong>la</strong> vue <strong>de</strong>s<br />

assemblées, qui a souvent fait l'épreuve <strong>de</strong>s<br />

oreil<strong>le</strong>s du public… <strong>»</strong><br />

On trouverait sans peine d'autres passages <strong>dans</strong> l'œuvre insistant sur cette intégration <strong>de</strong> l'orateur<br />

<strong>dans</strong> <strong>la</strong> cité, au point d'en être l'essence même. Ce qui peut nous apporter <strong>de</strong>s éléments pour notre<br />

réf<strong>le</strong>xion sur l'art <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> et <strong>la</strong> politique <strong>dans</strong> <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong> est l'autre thème lié à cette image <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> cité: <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> sécurité ou <strong>de</strong> l'agitation. Secundus développe en effet, <strong>dans</strong> un passage<br />

hé<strong>la</strong>s <strong>la</strong>cunaire, un avis présenté comme un paradoxe: l'éloquence d'autrefois était gran<strong>de</strong> parce que<br />

<strong>le</strong>s conditions politiques étaient dramatiques. Tel<strong>le</strong> est <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> idée <strong>de</strong> toute cette <strong>de</strong>rnière partie<br />

du <strong>Dialogue</strong> et c'est ce que je voudrais souligner.<br />

Les éco<strong>le</strong>s <strong>de</strong> rhétorique sont discréditées par Messal<strong>la</strong> (§ 35) et par Secundus (§ 36) pour <strong>la</strong> même<br />

raison: el<strong>le</strong>s sont hors <strong>de</strong> toute réalité, offrant une tranquillité trompeuse qui empêche <strong>le</strong><br />

développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> vraie éloquence. La vraie éloquence est combat, l'art <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> repose sur<br />

l'arme <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong>. Et c'est là que, précisément, <strong>le</strong>s différents interlocuteurs du <strong>Dialogue</strong> se<br />

retrouvent et donne un visage unique: Messal<strong>la</strong> stigmatise <strong>le</strong>s exercices rhétoriques détachés <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

réalité (35,5), par opposition aux <strong>«</strong> vrais <strong>»</strong> tribunaux et aux vrais juges, ueros iudices; Secundus<br />

affirme que l'éloquence a besoin <strong>de</strong> mouvement:<br />

36,1: magna eloquentia, sicut f<strong>la</strong>mma, materia<br />

alitur et motibus excitatur et urendo c<strong>la</strong>rescit<br />

<strong>«</strong> La gran<strong>de</strong> éloquence, comme <strong>la</strong> f<strong>la</strong>mme, se<br />

nourrit <strong>de</strong> matière, est animée par l'agitation,<br />

bril<strong>le</strong> en brû<strong>la</strong>nt <strong>»</strong><br />

Il n'est d'éloquence que <strong>dans</strong> <strong>le</strong> mouvement et l'agitation, tel<strong>le</strong> est l'opinion <strong>de</strong> Messal<strong>la</strong>, <strong>de</strong><br />

Secundus…et <strong>de</strong> Maternus, qui (après une <strong>la</strong>cune qui, hé<strong>la</strong>s, nous prive sûrement d'informations<br />

crucia<strong>le</strong>s) vient clore <strong>le</strong> dialogue avec <strong>la</strong> même idée:<br />

40,2: non <strong>de</strong> otiose et quieta re loquimur, et<br />

quae probitate et mo<strong>de</strong>stia gau<strong>de</strong>at, sed est<br />

magna il<strong>la</strong> et notabilis eloquentia alumna<br />

licentiae, quam stulti libertatem uocitant, comes<br />

seditionum, effrenati populi incitamentum, sine<br />

obsequio, sine seueritate, contumax, temeraria,<br />

adrogans…<br />

<strong>«</strong> Nous ne parlons pas d'une chose calme et<br />

tranquil<strong>le</strong>, qui apprécierait l'honnêteté et <strong>la</strong><br />

modération; non, cette gran<strong>de</strong> éloquence, cette<br />

remarquab<strong>le</strong> éloquence est l'élève <strong>de</strong> l'excès, que<br />

<strong>le</strong>s sots appel<strong>le</strong>nt liberté, <strong>la</strong> compagne <strong>de</strong>s<br />

séditions, l'aiguillon d'un peup<strong>le</strong> sans frein, une<br />

éloquence dépouillée <strong>de</strong> tout respect, <strong>de</strong> toute<br />

sagesse, opiniâtre, téméraire, arrogante… <strong>»</strong><br />

Ainsi se nouent <strong>le</strong>s différents fils que nous avons vus se tisser <strong>dans</strong> cette <strong>le</strong>cture du <strong>Dialogue</strong> avec<br />

un filtre politique: <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> est une arme, une arme <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> crise et <strong>de</strong> guerre civi<strong>le</strong>. Quand <strong>le</strong>s<br />

temps sont à <strong>la</strong> sécurité, à <strong>la</strong> tranquillité, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> éloquence n'a plus sa p<strong>la</strong>ce… sauf sous un<br />

déguisement: celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> tragédie 10 . Voilà pourquoi Maternus écrit son Caton et en donne <strong>le</strong>cture<br />

10 L'analyse <strong>de</strong> M. F. Delpeyroux, <strong>«</strong> Sénèque <strong>le</strong> Père et <strong>la</strong> déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> <strong>la</strong> rhétorique <strong>»</strong>, <strong>dans</strong> L'ancienneté chez <strong>le</strong>s<br />

Anciens, B. Bakhouche éd., Montpellier, 2003, p. 629-651, n'amène pas aux mêmes conclusions, car <strong>la</strong> poésie y est<br />

rangée, aux côtés <strong>de</strong> l'éloquence <strong>de</strong>s éco<strong>le</strong>s, parmi <strong>le</strong>s formes qui s'éloignent <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Si cette<br />

conclusion peut être va<strong>la</strong>b<strong>le</strong> pour Sénèque <strong>le</strong> Père, el<strong>le</strong> ne s'applique pas aux idées <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> tel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong>


publique. Aussi sa conclusion, conciliante et qui peut sonner comme l'arrêt <strong>de</strong> mort <strong>de</strong> l'éloquence,<br />

en ces temps tranquil<strong>le</strong>s où tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> est d'accord avec un gouvernement sage et mesuré, est en<br />

réalité, el<strong>le</strong> aussi, ironique: <strong>le</strong>s armes détournées ne sont pas moins dangereuses, comme il avait été<br />

dit dès <strong>le</strong> début du <strong>Dialogue</strong>, quand <strong>le</strong>s amis <strong>de</strong> Maternus l'avertissaient du danger qu'il courait<br />

après <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture publique <strong>de</strong> sa pièce 11 . La bouc<strong>le</strong> est bouclée: <strong>la</strong> <strong>«</strong> mise en scène <strong>»</strong> du dialogue<br />

donnait <strong>le</strong> <strong>«</strong> <strong>la</strong> <strong>»</strong> d'une interprétation politique, fil <strong>de</strong> trame qui court toute l'œuvre et se noue <strong>dans</strong> <strong>la</strong><br />

conclusion. Et l'ironie, arme détournée s'il en est, court aussi toute l'œuvre, jusqu'à <strong>la</strong> fin du<br />

dialogue, surprenante et abrupte, qui voit <strong>le</strong>s interlocuteurs s'éloigner sur un éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> rire, nouvel<br />

indice du décryptage qu'il faut opérer.<br />

À l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce décryptage, <strong>de</strong> ce filtre politique appliqué à toute l'œuvre, on voit se <strong>de</strong>ssiner une<br />

possib<strong>le</strong> <strong>le</strong>cture en filigrane, où <strong>le</strong>s <strong>orateurs</strong> loués par <strong>le</strong>s maîtres <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> ne sont pas dignes<br />

d'éloge, tandis que Maternus, qui transfigure l'art <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> <strong>dans</strong> ses tragédies, donne naissance à<br />

une rhétorique nouvel<strong>le</strong> et mora<strong>le</strong>, proche <strong>de</strong>s stoïciens, s'inscrivant <strong>dans</strong> un courant qui fait <strong>de</strong><br />

Caton et Brutus <strong>le</strong>s martyrs <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté. Le lien avec <strong>le</strong>s autres œuvres <strong>de</strong> <strong>Tacite</strong> apparaît alors<br />

d'autant plus nettement, comme si <strong>le</strong> <strong>Dialogue</strong> était une réf<strong>le</strong>xion sur ce que vaut <strong>la</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong> quand<br />

el<strong>le</strong> est employée comme une arme. Les Anna<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s Histoires en seront l'application 12 . Comes<br />

seditionum, compagne <strong>de</strong>s séditions, l'éloquence est <strong>la</strong> plus dangereuse <strong>de</strong>s armes.<br />

<strong>le</strong>s exprime.<br />

11 Rappelons une hypothèse d'i<strong>de</strong>ntification donnée au début <strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong>: on connaît un Maternus, mis à mort sous<br />

Domitien pour avoir abusé <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong> <strong>paro<strong>le</strong></strong>…Il serait, certes, surprenant que <strong>Tacite</strong> ne par<strong>le</strong> pas plus <strong>de</strong> lui s'il<br />

s'agissait du même personnage, alors qu'il donne <strong>dans</strong> ses œuvres historiques <strong>de</strong> nombreux exemp<strong>le</strong>s <strong>de</strong> victimes<br />

politiques; mais l'homonymie reste à noter, en espérant qu'on trouve un jour <strong>de</strong> nouvel<strong>le</strong>s informations sur <strong>le</strong><br />

personnage.<br />

12 Voir par exemp<strong>le</strong>, sur <strong>le</strong>s liens entre histoire et tragédie, <strong>le</strong> livre <strong>de</strong> F. Santoro l'Hoir, Tragedy, Rhetoric and the<br />

Historiography of Tacitus'Anna<strong>le</strong>s, Ann Arbor, 2006.

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