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Ma copine-tortue

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Patrick Niezewski<br />

<strong>Ma</strong> <strong>copine</strong>-<strong>tortue</strong><br />

Tome 14 : Encore autrement


Les petits pas de Gérard et Patricia, amoureux l'un de l'autre sans se l'avouer. Sous mille variantes,<br />

la même petite histoire, miraculeuse.<br />

Il s’agit ici encore de petites historiettes sans aucune importance, train-train d’écriture en roue<br />

libre. Pour libérer l’esprit et continuer à rêver, à inventer.<br />

Christophe Meunier, 2011-2012<br />

« L'imagination est la seule arme dans la guerre contre la réalité. »<br />

(Jules de Gaultier)<br />

2


Nouvelle Page n°<br />

THÉRAPIE ASIATIQUE 5<br />

UN CONFRÈRE POLONAIS DE L'USINE 7<br />

DÉSOLÉE POUR LES LÉGUMES DES FRANÇAIS 10<br />

TRIPLE TRIPLE-SAUVETAGE 12<br />

TAXI, ZÉRO 16<br />

JAVIER 17<br />

VOGELIEN PEUT-ÊTRE 21<br />

DOCTEUR SYLVEE 23<br />

CONVERSION ENCOURAGÉE 27<br />

L’ASSISTANTE ANGLOPHONE 31<br />

EMMENAGEMENT À DEUX 34<br />

CCD : CHEF CONDUCTEUR DÉPANNEUR 38<br />

AIDER LA PAUVRE CHÉRIE 45<br />

DU CINÉMA ENCORE, MAIS ÉCRIT 48<br />

L’HÔPITAL DUSSYEL DE LILLE 52<br />

MISSION ÉTRANGE 55<br />

PETIT HAMSTER EN PELUCHE 59<br />

AIDE MÉDICO-FAMILIO-ROMANTIQUE 62<br />

DOUBLE OU TRIPLE CATASTROPHE 67<br />

MORPHING 74<br />

PRIX SUPER-NOBEL DE VENTE 79<br />

ROGNURE D’ONGLE 95<br />

POUR LES 30 ANS D’UN GARS CHEZ NOUS 99<br />

DÉBRIDÉE 103<br />

LETTRE FORCÉE, VRAIMENT 104<br />

QUESTION EN DEUX TEMPS 108<br />

QUESTIONNAIRE « CADEAU » 110<br />

SALON DE THÉ 114<br />

VACANCES AUTREMENT ABORDÉES 117<br />

LIBÉRATION, PROFESSIONNELLE OU SENTIMENTALE 118<br />

LE PRIX EST RELATIF 120<br />

BURQA-LUNETTES 122<br />

POÉSIE-MUSIQUE : SUR L’AIR DE… 127<br />

INPIRÉE PAR RENAUD SÉCHAN 131<br />

MISS INTERNATIONALE 133<br />

L’AUTRE CÔTÉ DE L’AIGUILLE 134<br />

TÉLÉPHONE D’URGENCE 135<br />

ANNIVERSAIRE ANNULÉ 143<br />

CADEAUX SECONDES 147<br />

LE FROMAGE, C’EST GRAVE 151<br />

LE CINÉMA SIMPLE 154<br />

AMOUREUSE EN SECRET, 1, AVANT 155<br />

AMOUREUSE EN SECRET, 2, LECTURE 158<br />

MULTI-CATASTROPHES, PUISSANCE TREIZE 178<br />

RELIGIEUSES VENUES D’AILLEURS 183<br />

LETTRE DE RUPTURE 186<br />

EN POSTE À CÔTÉ DU COMPTOIR 188<br />

GÉRARD HOSPITALISÉ, LES YEUX FERMÉS 191<br />

AVEU, APRÈS TRAITEMENT 193<br />

QUESTION TRAGIQUE ET SOURDE 197<br />

AGRESSION FÉMININE ANTI-FOOT 205<br />

PÂTISSIO-VOYAGEO-MATRIMONIALE 206<br />

HANDIFFÉRENCE OU NON 209<br />

FIN TÉLÉPHONIQUE 212<br />

AUTRE LENT CHALLENGE, DIFFÉRENT 215<br />

LE CINÉMA PAR LETTRES 221<br />

3


PARLER PARLER 225<br />

BOÎTE ICOSAÈDRE 228<br />

LETTRE TRÈS GRAVE 232<br />

VICTIME MORTE DU NATIONALISME ? 235<br />

CONCOURS MAQUETTISTE PAR CORRESPONDANCE 240<br />

EMPLOYEUR DE MÉNAGE 245<br />

C’EST PAS DRÔLE 248<br />

UNE DATE SAINT-VALENTIN BANCALE 251<br />

ASSISTANTE REMETTEUSE SOCIALE 252<br />

CORVÉE SEMI-AMICALE ? 258<br />

LETTRES INDIRECTES 262<br />

FIN DU MONDE (OCCIDENTAL) 265<br />

PATRONNAGE DE LAURÉATE CERTAINE 267<br />

UNE DÉCLARATION D’ELLE 270<br />

LA POLAK ET LA CHINETOQUE 272<br />

ÉGZÈRSIS ? : LÈKTUR PA FASIL 277<br />

PRIÈRE SCEPTIQUE 280<br />

FAIRE CONNAISSANCE 282<br />

PRISON ET NATIONALISME 284<br />

AFP-2 289<br />

GÉRARD-PÈRE PARLE À GÉRALD-FILS 293<br />

CINÉ-CONNERIES TOULOUSAINE ET PHILIPPINE 294<br />

THÉ SRI-LANKAIS, SUCRE PHILIPPIN 301<br />

CONGELER LA PÂTISSIÈRE 304<br />

VACANCES RESTÉ À LILLE 305<br />

PRESQUE ILLETTRÉE MAIS UTILE ? 306<br />

ÉNERVANT UN PEU 310<br />

TCHING-TCHONG-COO-KING 312<br />

DIRE MERCI, SIMPLEMENT, ESSAYER 316<br />

CATACLYSME SEMI-ASIATIQUE 317<br />

VIOLENCES SEMI-BESTIALES 323<br />

LETTRE FINALE (PAS ENVOYÉE) 324<br />

4


THÉRAPIE ASIATIQUE<br />

Sa petite pâtissière chérie a soupiré, bu une gorgée de son verre. Il a continué, à expliquer :<br />

– Le même visage que Lucie, vous avez, pardon, c’est… incroyable, merveilleux, pardon (ou gênant,<br />

de votre point de vue, je comprends). Peut-être les mêmes origines polonaises, ou même famille,<br />

ancêtres. Si vous vous appelez Lucia (écrit L-U-C-J-A), je sais pas.<br />

Silence. Elle a fait non, du menton, faiblement. Silence.<br />

– Et, donc, je me suis dit : j’ai pas le droit de… mentir, faire semblant, vous payer ces centimes insultants,<br />

et pour votre patron pas même vous… ‘fallait avouer, pardon. Payer ce… cette culpabilité de…<br />

d’être revenu, trois ans et demi, voler votre image, votre sourire, pardon.<br />

Elle a soupiré encore – mais sans froncer les sourcils, gentille, ouf.<br />

– Alors voilà : ce chèque, c’est toutes mes économies, pour vous, sans rien demander en échange.<br />

En vous disant pardon, pardon.<br />

Elle a fermé les yeux.<br />

– k… comme t… testament… ?<br />

Oui. « Intuition féminine », il en avait entendu parler, il se sentait tout nu.<br />

– C’est pas votre faute, manemoiselle.<br />

Elle a soupiré.<br />

– n… nohmanement, k… que j… je êteu n… naine… p… pas cultivée… pas bavahde… s… c’est m…<br />

mal, p… pouh les f… Fhançais…<br />

– Ça dépend lesquels, je suis pas normal, pardon. J’aime pas le vin, ni le fromage.<br />

Elle a souri, soupiré.<br />

– j… je a… p… pas ne bague, m… mais…<br />

Silence.<br />

– <strong>Ma</strong>is des milliers d’amants, riches et musclés, un milliard de fois mieux que moi, je comprends, oui.<br />

Je suis pas jaloux, je dis juste « merci, pardon »…<br />

Elle a fait Non. Oh… mon dieu, seule et triste, cherchant un ami, consolateur ???<br />

– p… pouh sèhvih l… les gâteaux, l… la k’ème… m… monsieur n… ne pennec n’a dit… n’enlever n…<br />

na bague…<br />

<strong>Ma</strong>riée, oui. Bien sûr. Connard. Connard.<br />

– et je êteu f… finèle…<br />

Oui, fidèle. Merveilleuse, petite chérie, snif.<br />

– m… même s… si mon mahi, b… bhutal, v… vodka, et v… vous s… si gentil, et doux…<br />

? Préférant un romantique comme lui ? oh… mais « fidèle », coincée… euh…<br />

– Et… je pourrais… apporter des cadeaux à vos enfants, à votre mari ? vous… revoir… ?<br />

Elle a soupiré, et… ça ne voulait pas dire Oui… (sans dire explicitement « adieu, j’espère que<br />

vous partirez sans souffrir », mais…)…<br />

– s… c’est pas l… le mieux p… pouh vous… j… je c’ois…<br />

Ne pas pleurer, non.<br />

– p… pahdon, s… c’est ça n… ne z’a dit… l… Lucie… ? ne hefuser v… vous hevoih… à jamais… ?<br />

Hélas. Immense soupir, pardon.<br />

– m… meu-s… sieu n… Nesey, j… Géhah, m… moi j… je vous dis n… nifféhent…<br />

? Se revoir ? Un apéritif, une fois tous les cinq ans ? Oh joie… ?<br />

– s… cet ahgent, j… je le hefuse p… pouh moi, m… mais j… je vous nemande n… n’utiliser…<br />

Pour nourrir les petits africains, pour le secours catholique ? Pour que vivent ceux que vivre<br />

intéresse encore ?<br />

– n’aller n… n’agence n… ne henconte…<br />

Non, oh non, non… Les autres, les normales, sont tellement… Seule sa petite pâtissière, polak<br />

gentille… comme Lucie, dernière de la classe, insultée… (avant de devenir fière française, salope,<br />

quand même, une fois décoincée à seize ans, par ses amants, multiples… snif).<br />

– géhah… v… vous n’avez dih… ne l’histoih… Lucie… n’aboh v… voteu coeuh… n’amitié Dhu-<br />

Wang… peut-ête n… n’une Chinoise l… là-bas… t… t’è pauve… et n’amouheuse n… ne p’ince ch…<br />

chahmant, ne ici… qui voudhait bien de elle…<br />

– <strong>Ma</strong>is Dhu-Wang, finalement, elle était effacée timide qu’en apparence, noceuse danseuse en vrai,<br />

avide de vrais mâles…<br />

Elle a souri, petite pâtissière jolie.<br />

– p… peut-ête s… ça éziste p… pas, l… là-bas, n… ne disco… et… homantique, t’iste… ça éziste,<br />

p… peut-ête…<br />

Il a soupiré.<br />

5


– Oui, je peux essayer. Donner cet argent à une agence, matrimoniale, internationale. Et aucune fille<br />

sera intéressée, par moi, et puis voilà.<br />

– v… voilà, ou… ou-i…<br />

Et… il pensait que ce « voilà » signifiait la mort, que toutes les vietnamiennes du monde<br />

l’enverraient promener, lui. Si laid, et nul, déséquilibré, pas musclé, ni riche.<br />

C’est l’Agence AmeriChallenge qui a géré l’affaire, finalement. Et… Patricia Niezewska, sa<br />

petite pâtissière chérie, et son mari, Piotr Niezewski, ont envoyé des fleurs, si gentiment, quand il s’est<br />

marié, finalement, aux Philippines, avec une petite vahiné…<br />

Rien n’est jamais désespéré, on dit. <strong>Ma</strong>is Patricia avait vraiment été merveilleuse, là… quand<br />

Lucie, elle, l’avait tué. A quoi tient la vie… des fois.<br />

6


UN CONFRÈRE POLONAIS DE L'USINE<br />

Gérard regardait cette photo, de groupe à leur usine, dubitatif. Oui, ce gars avait un air de ressemblance<br />

avec sa petite pâtissière chérie, mais ça ne prouvait évidemment rien. Il n’aurait pas dû<br />

faire ce geste stupide, de l’aborder, l’autre jour, au changement d’équipe (les ouvriers de l’équipe 1<br />

sortaient, laissaient la place à eux, de l’équipe 2) :<br />

– euh, pardon, msieu’. Vous… ressemblez à…<br />

Le gars s’était arrêté, souriant.<br />

– une jeune fille que…<br />

Pardon, il a rougi ou quoi, ne trouvant pas les mots.<br />

– que… euh, vous êtes de sa famille ?<br />

Qu’avait-il espéré ? Revoir sa petite pâtissière chérie, sans blouse blanche, à un apéritif familial<br />

? (Savoir si elle était seule timide et triste, ou bien en ménage séductrice heureuse ?)… Le gars<br />

avait souri :<br />

– J’m’appelle Ambroziak, j’suis Polonais, pas d’famille ici !<br />

Ah.<br />

– euh, elle est… traitée de… « sale polak », aussi, merveilleuse petite jeune fille, peut-être une cousine,<br />

venue de son côté ? Je… serais… heureux de… aider à ces… retrouvailles, possibles…<br />

– Elle est jolie ?<br />

Il a rougi, pardon.<br />

– immensément…<br />

– Ah-ah-ah ! Ça m’intéresse ! Où j’peux la voir ! (Pour « parler famille », hein !) et « tout ça »…<br />

– euh, elle est… employée de pâtisserie, le vendredi soir, 79 Rue Saint-Jean, dans le quartier Nord,<br />

d’ici à Lille.<br />

– Pff, ici on est banlieue Sud, vachement loin… elle est vraiment TRÈS jolie ?<br />

– immensément…<br />

Il a ri.<br />

– OK, j’irai pt’être faire un tour, un jour. Allez salut !<br />

Et il est parti, oui. Et lui il avait complètement oublié cette histoire (il y a peut-être trois mois),<br />

quand cette semaine, lundi soir, il a trouvé dans son casier de vestiaire, inséré par les fentes<br />

d’aération, ce mot :<br />

« Neussé, Necey<br />

File-moi ton adresse, je viens te voir jeudi soir, super-important. ‘Rapport à la "super-jolie" pâtissière.<br />

Polikarp Ambroziak »<br />

Et, euh, perdu, ne comprenant pas, il avait glissé, pareillement, son adresse dans le vestiaire<br />

d’Ambroziak, mais il ne comprenait pas pourquoi. Il a ajouté, sous son adresse à lui, ce qui semblait<br />

répondre, rendre inutile cette visite : « je reprécise : c’est 79 Rue Saint-Jean, de l’usine on prend le<br />

bus 23 jusqu’à l’Esplanade au Centre-ville puis le bus 27 jusqu’à l’arrêt Saint-Jean, et cent mètres à<br />

pied en arrière. Seulement le vendredi soir, pas les autres jours, ni vendredi matin, je sais pas pourquoi.<br />

» <strong>Ma</strong>is il a quand même fait le ménage, comme un fou, pour rattraper cinq ans de retard, il a<br />

rebranché la sonnette… il n’a pas croisé Ambroziak de la semaine, pas pu échanger de… précision,<br />

explication, et… jeudi soir, chez lui, Gérard attendait, une venue éventuelle (si la reprécision ne suffisait<br />

pas), inquiet (il avait acheté deux verres, du whisky, de la vodka, des cacahuètes).<br />

A 20h14, la sonnette : Ding-Dong ! Il s’est levé, perdu. Et dans le judas optique : oui, c’était<br />

Ambroziak, il a ouvert.<br />

– Salut Necey, collègue !<br />

<strong>Ma</strong>is ! derrière lui, il y avait leur petite pâtissière, petite naine reine de beauté, oh… Et toute<br />

timide, merveilleuse, et en vêtements sages pudiques, délicieuse… (sans sa blouse blanche).<br />

– entre, euh… Ambroziak, collègue, oui… et… manemoiselle…<br />

Future <strong>Ma</strong>dame Ambroziak, donc, hum. Il espérait tant devenir (rester ?) un ami de leur famille,<br />

si c’était effectivement grâce à lui qu’avait eu lieu cette rencontre. Oh joie, bonheur infini… une<br />

photo d’elle, de leur futur mariage, même peut-être…<br />

Ils sont entrés.<br />

– euh, pardon, j’ai qu’une chaise, un fauteuil, mais en m’asseyant au bord du lit, pardon, ça fait trois<br />

(j’avais pas prévu ça, pardon).<br />

Bizarrement, Ambroziak a pris le fauteuil, sans l’offrir à leur idole, à tous deux – elle s’est hissée<br />

sur la chaise, en arrière, timide, pardon.<br />

– euh, je vous sers à boire ? euh… je connais pas les… j’ai acheté : whisky, vodka, ça va ?<br />

– C’est quoi comme Vodka ?!<br />

– euh…<br />

7


Il a dit la marque, écrite dessus, un nom russe, pas polonais pardon (il paraît que les Polonais<br />

détestent les Russes, comme les Toulousains détestaient les Parisiens, il se souvenait, pardon).<br />

– Ouais, file-moi ça !<br />

– euh, je sais pas… combien.<br />

Ambroziak a pris la bouteille, le verre, s’est servi.<br />

– OK !<br />

Il a repris la bouteille, lui, merci, euh…<br />

– euh, manemoiselle, pour vous : vodka aussi ?<br />

– n… ne l… l’eau, s… s’y vous plaît…<br />

Oh, adorable chérie… mais…<br />

– Euh, j’ai pas… acheté d’eau minérale, pardon, euh… j’ai que… de l’eau du robinet, pas froide,<br />

euh…<br />

Elle a souri, mais pas pour se moquer, pour hocher le menton, comme pour dire « ça me va,<br />

c’est mon chéri qui veut de l’apéritif, pas moi ». Enfin, il a donc rempli deux verres aux robinet, le dernier<br />

verre apéritif pour elle, et son verre à moutarde (de table) pour lui. Il a donné le sien à la jeune<br />

fille, qui lui a souri, merveilleusement, oh… Il est allé s’asseoir, au bord du lit, euh.<br />

– à votre santé, à… votre bonheur…<br />

– Na zdrowie !<br />

– v… voteu s… santé, j… géhah…<br />

Oh, merveilleuse chérie, ayant remarqué son prénom, s’en souvenant, le traitant en ami, pas<br />

en client anonyme, oh…<br />

– Eh, Nesey ! Juste un truc : ça t’est pas vnu à l’idée d’me dire, oh (ptits détails), qu’ta pâtissière<br />

« immensément jolie », elle était naine, bègue, débile mentale !<br />

La petite jeune fille a baissé les yeux, toute malheureuse, pardon.<br />

– euh, pardon, euh… C’est ce qui fait son charme, oui, qu’on a tous envie de la protéger, tendrement…<br />

Ambroziak a ricané.<br />

– Tu vois, Patricia ! Il est dingue de toi ! Ch’te l’avais dit ! Tu voulais pas y croire ! Connasse !<br />

– euh, non, Ambroziak, euh… c’est ma faute, pardon…<br />

Il a ricané encore, et la petite jeune fille avait rougi, immensément.<br />

– Eh, Necey, tu sais : j’avais amné le bulletin d’l’usine, avec note photo, aux équipes de prod’, pour<br />

dire « éh, j’invente pas, c’est lui qui m’a dit, c’est un client à toi ? ». Eh ben, j’peux dire adieu à<br />

s’torchon !<br />

? Mh ?<br />

– Elle le serrait contre son nichon ! Elle doit l’avoir couvert de trois miyons d’bisous dpuis vendredi !<br />

Ou fait agrandir, ta photo, encadrer, avec des cœurs partout !<br />

???<br />

– p… ponik… kap…<br />

Polikarp ? Voulant faire taire son compatriote, oui, timide perdue, euh…<br />

– euh, Ambroziak, c’est tout ma faute, pardon… je…<br />

– Ben non, c’est vote faute à tous les deux : coincés timides débiles ! En tout cas, (elle a pas d’salaire,<br />

elle) mais toi, tu vas m’payer un abonnement d’un an aux matches de foot, ouais ! Eh, c’est grâce à<br />

moi, si tu vas t’la faire ! Lui défoncer l’cul !<br />

? Et la petite jeune fille (Patricia ?), immensément rouge, ne disait pas non… oh…<br />

– euh, Ambroziak, Polikarp, oui, immenses mercis, je… je serai heureux de remercier, euh… offrir cet<br />

abonnement, mais… pour notre amitié, Patricia et moi… et plus si affinités, ou mariage, pas… euh…<br />

– T’inquiète ! On est catho mais on vit avec notre temps, nous les Polonais d’aujourd’hui ! Tu peux t’la<br />

faire et la lourder, pour trouver mieux quand même, quand tu sra plu’ puceau, ça change le rgard, tu<br />

verras.<br />

Oh… et Patricia, les yeux fermés, ne disait pas non…<br />

– polikarp, je… crois que j’ai un siècle ou deux de retard… je… préfère jurer ma fidélité avant… éternelle…<br />

– Ah-ah-ah ! Connard ! Ben j’comprends pourquoi è t’vénère, cette connasse, putain, comment elle a<br />

trouvé un naïf pareil ?<br />

– oui, euh, je suis niais, pas musclé, pas viril, pardon. Même simplement être amis, elle et moi, remplirait<br />

mon cœur de bonheur, infini…<br />

Il a croisé ses yeux à elle, oh, comme éperdus de tendresse, infinie, oh…<br />

– C’est ça, à votre vitesse ! Prendre un verre d’eau du robinet, en tête à tête, tout habillés, trois-quatre<br />

ans, et puis… « envisager », oh… un bisou sur la joue ?<br />

Il a baissé les yeux, rougi, et perçu que Patricia piquait du nez aussi.<br />

8


– Ah-ah-ah ! Vous êtes super ridicules, les amoureux ! là !<br />

– pardon.<br />

– p… pahdon, m… mèhci…<br />

Ambroziak a rigolé, encore.<br />

– <strong>Ma</strong>is moi j’m’en fous : si j’y gagne un abonnement annuel au stade, jusqu’au mariage !<br />

Euh, il a souri, lui, pardon.<br />

– oui, chaque année, Polikarp, promis… Merci, infiniment…<br />

9


DÉSOLÉE POUR LES LÉGUMES DES FRANÇAIS<br />

Sa petite pâtissière chérie faisait le paquet, silencieuse gentille, la dame grognait :<br />

– Parce que ces bougnouls, ‘font chier, avec ribambelles de gamins à pomper les allocs, bouffer l’pain<br />

des Français, merde ! Et toi, sale naine à la con, t’es bien Française au moins ?! Avec tes chveux<br />

moitié blondasse, t’as l’air d’une sale polak de merde ! A bouffer l’pain des Français, merde !<br />

La petite jeune fille a fait la moue, toute triste coupable.<br />

– p… pahdon, p… pahdon…<br />

– Salope ! J’espère qu’on va élire l’aute, là, qui va tous vous virer, avec note pied au cul !<br />

Oh… Et elle a hoché le menton, pauvre chérie, pliant faiblement, esclave… Il n’en pouvait<br />

plu’, lui :<br />

– Euh, mdame, ça dépend, moi je voterai contre.<br />

– Merde, t’es un sale polak aussi ? T’as pas l’air arabe !<br />

– Français, pardon, mais pas fier de l’être.<br />

– C’est insulter nos morts, ça ! Y devraient foutre en prison les enfoirés comme toi, privés d’vote, moi<br />

je dis !<br />

Il a baissé les yeux, il ne voulait pas se battre avec la dame. Et… oui, la petite jeune fille avait<br />

retrouvé un demi sourire, un peu moins malheureuse, c’était pour lui le but. Elle a rapporté la tarte,<br />

emballée.<br />

– Bon ! Je paye, mais j’ui dirai, à ton patron : faut embaucher des Françaises ! Sinon, paf dans sa<br />

gueule, bientôt, des tonnes d’impôts, punitifs, ah-ah-ah ! Facile d’renflouer les caisses : zéro alloc pour<br />

les bougnouls, taxes plein la gueule pour leurs employeurs, ah-ah-ah ! La vraie France est en marche<br />

!<br />

Et elle est partie, et la petite jeune fille le regardait, lui, émue.<br />

– m… mèhci, m… meu-s… sieu, p… pahdon…<br />

<strong>Ma</strong>is elle est allée chercher sa part de flan habituelle, sans vouloir en parler, être réconfortée,<br />

apparemment. Et elle faisait le petit paquet inutile, et il y avait personne derrière lui.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle a paru très malheureuse.<br />

– j… je mange p… pas n… ne pain, p… pahdon, m… mais j… je mange n… n’un peu l… légume ne<br />

l… les f… fhançais p… pahdon… pahdon…<br />

Il a souri, doucement.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, moi je vous dis : bienvenue…<br />

Elle a relevé les yeux, ébahie, comme si elle n’avait jamais entendu ça…<br />

– Moi, je vous dis Merci, d’être ici. Moi, au monde, j’ai que le sourire, de ma petite pâtissière gentille,<br />

je serais immensément triste, si vous étiez restée en Pologne.<br />

Elle… avait les larmes aux yeux, immensément touchée, émue.<br />

– p… peut-ête j… je va n… n’êteu henvoyée, p… pahdon…<br />

Oh…<br />

– Si vous êtes renvoyée en Pologne, je… j’irai chercher du travail en Pologne, ptêtre, sans vous déranger.<br />

Et ptêtre que je me ferai traiter de sale Français, sale bougnoul, venu manger le pain des Polonais,<br />

c’est pas juste, pas joli, non…<br />

Larmes, demi-sourire, petite chérie.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… veux pas vous déranger, mais j’ai besoin de vous revoir, sans déranger… pardon…<br />

Elle a reniflé.<br />

– p… pahdon, k… que… n… nans t… t’ois mois, t… toute façon…<br />

Mh ? Elle allait se marier, quitter ce métier, le miracle n’aurait duré que trois ans et demi ?<br />

– Mh ?<br />

– m… mon k… cont’a… n’insèhtion, f… fini, j… je va… hetouhné ch… chez les némiles, n… ne une<br />

aute ville… et… et pas mesoin n… ne m’èspulser n… ne Fhance… que je sehai m… mohte n… ne<br />

chaghin… n… ne plu’ vous hevoih… m… meu-s… sieu, s… si gentil…<br />

Oh… !!!<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… je vous épouse, ils vont pas vous expulser…<br />

Elle pleurait, à grosses larmes, maintenant.<br />

– m… mèhci, m… mais j… je p… peux pas, p… pahdon… k… comme j… je sehais n… n’une ange…<br />

Mh, malformation génitale ?<br />

– On est pas des animaux… Moi je rêve de vous caresser les cheveux, pas vous défoncer le ventre…<br />

Elle a baissé les yeux, à mi-chemin entre sourire immense et éclatement en sanglots…<br />

10


– Si on peut pas avoir les autorisations médicales, pour le mariage, on se Pacsera, ça s’appelle, je<br />

crois : être ensemble, être deux, simplement…<br />

Elle a porté la main à son cœur, son sein, toute au bord de s’évanouir, ou de mourir, de bonheur.<br />

11


TRIPLE TRIPLE-SAUVETAGE<br />

Sa petite pâtissière était encore terriblement triste ce soir. Plus encore que vendredi passé (et<br />

pire que jamais en ces trois ans et demi, toujours un peu tristounette gentille mais là c'était bien plus<br />

grave semblait-il). Elle pliait le papier d'emballage, reniflait, et il y avait personne derrière lui, alors...<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle... si vous avez besoin d'aide, sachez que... je ferais n'importe quoi pour vous...<br />

Elle a relevé les yeux, ébahie. Touchée.<br />

– m... mais j... je n'a p... pas ne dhoit, v... vous néhanger... m... meu-s... sieu s... si gentil...<br />

– C'est pas me « déranger », manemoiselle. C'est pour moi : « remercier »... Y a trois ans, vous<br />

m'avez sauvé la vie, avec votre sourire timide.<br />

Elle en est restée la bouche entrouverte, immensément surprise.<br />

– Oui c'est vrai, je le jure. <strong>Ma</strong>intenant, pour remercier, je... pourrais faire quelque chose, pour vous<br />

aider ?<br />

Elle a baissé les yeux. Silence. Et hoché le menton.<br />

– On pourrait en parler en dehors du magasin (il peut arriver quelqu'un, pardon). Ce soir après votre<br />

travail ? Demain ?<br />

Elle a rougi, un peu. Et fait oui, du menton. Oui-oui.<br />

– Trois minutes ce soir et organiser peut-être demain quelque chose?<br />

Oui.<br />

– m... mèhci...<br />

Ce n'était pas grand peine : le magasin fermait dans moins d'une demi-heure, et le samedi, il<br />

rêvait d'elle de toute façon, venir la voir serait encore mieux. Il l’a donc attendue dehors, un peu plus<br />

loin sur la rue, et – après avoir chargé une camionnette avec les invendus – elle est venue le rejoindre,<br />

timide gentille, triste.<br />

– p… pahdon, v… vous n… n’attende…<br />

– Pardon. <strong>Ma</strong>nemoiselle, qu’est-ce que… je peux faire ? pour vous aider ?<br />

Elle a avalé sa salive, baissé les yeux, si petite chérie. Silence.<br />

– n… ne p… pahler n… nemain, m… mèhci…<br />

? Oui, euh, mais ils auraient pu dire ça au magasin.<br />

– j… je n’a m… mesoin ch… chèhché n… nes mots, n… ne z’èspliter…<br />

Oui, elle avait envisagé de le dire ce soir, mais préférait y repenser, préparer quelque chose,<br />

ou amener des papiers, factures, OK.<br />

– D’accord, pas de problème. Demain matin ? Par ici ?<br />

Oui, oui.<br />

– Vers neuf heures trente ?<br />

Il pouvait difficilement avant, avec les deux bus, la correspondance. Réponse : oui, du menton.<br />

– m… mèhci…<br />

– Bien. Ce soir, y’a rien que je peux faire d’autre, pour vous ?<br />

Euh, merde, il regrettait ces mots, pardon. Elle pouvait prendre ça pour un dragueur en<br />

chasse, sous-entendant "« tu veux vraiment pas coucher ce soir, seulement on fait ça demain ? ».<br />

Pardon…<br />

– s… si v… vous p… pouvez ch… chècher n… nes mots p… pouh z’èspliter n… ne quoi j… je a s…<br />

sauvé, n… ne vous… ou… ou photos…<br />

Oh, il se sentait tout nu. Et il aurait voulu se donner des baffes, à lui-même (dans ses rêveries,<br />

il imaginait qu’elle était handicapée mentale, puisque si souvent traitée de débile, et n’aurait comme<br />

admirateur que lui-même…). Elle avait deviné qu’elle était la sosie, de visage, petite naine si jolie, de<br />

l’amour de sa vie… (Lucie).<br />

– Oui, j’amènerai ça. Pardon. Bravo pour votre analyse, manemoiselle.<br />

Elle a cligné des yeux, avec un très faible sourire. Comme presque surprise d’avoir vu juste.<br />

– <strong>Ma</strong>is vous, y faut pas y réfléchir toute la nuit. Essayez de dormir. C’est pas grave si les mots sont<br />

pas parfaits, vous savez. Reposez-vous. Si c’est des gros problèmes, y faudra qu’on soit lucides, tous<br />

les deux, demain.<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

Mh ? Qu’est-ce qu’il avait dit, la touchant tellement ? Le fait de la considérer « lucide » plutôt<br />

que « débile » ? Pauvre chérie.<br />

– Bien, pour ce soir, je vais vous dire au revoir, manemoiselle. A demain.<br />

– a… a n… nemain, m… mèhci…<br />

Euh, et… il est parti, vers son Abribus, donc. Euh… en se sentant tout couillon, pardon. Enfin,<br />

oui, c’était un adieu respectueux, pas de dragueur voulant l’accompagner jusque chez elle, jusque<br />

12


dans les draps, mais… si elle allait de ce même côté, pour rejoindre chez elle, c’était très con de pas<br />

avoir demandé de quel côté elle allait, pardon. Soupir. Enfin, il a donc été jusqu’à l’Abribus, et là il a<br />

regardé par terre, comme sourd et aveugle, dans ses pensées, pour ne pas devoir avouer – si elle<br />

passait, dans dix secondes – « ah, euh, oui ? vous alliez par là ? au revoir, oui, pardon »… nullissime.<br />

Il n’a… pas su, si elle était passé, finalement. Ou partie de l’autre côté. Ou fait le tour du pâté de maison<br />

pour aller dans ce sens sans lui faire sentir à lui combien il avait été couillon, pardon.<br />

Et puis… le bus, le changement, le bus… rentrer chez lui. Sortir les photos de Lucie (agrandies<br />

de photos de classe), son journal numéro un (Lucie), et le numéro deux aussi (petite pâtissière).<br />

Soupirs. Ses derniers relevés de banque, et d’épargne. Sa carte de groupe sanguin, si elle avait besoin<br />

de globules, petite anémique chérie. Il a mis le réveil, il a dormi (et oublié de manger, en plus de<br />

son flan dans l’autobus, mais peu importe). Le lendemain, douche, se raser, petit déjeuner, brosser<br />

les dents, peigner les cheveux – il était très laid mais c’était pas le problème.<br />

Sortir dans la rue, prendre les deux bus, et atteindre la Rue Saint-Jean. Elle était déjà là, oh…<br />

l’attendant près de l’Abribus, même s’il avait vingt cinq minutes d’avance – pardon. Il l’a rejointe et elle<br />

a fait quelques pas vers lui, gentille.<br />

– ‘Jour manemoiselle.<br />

Elle avait un sac plastique, elle aussi, avec comme un cahier (ou journal intime elle aussi ?),<br />

pas des pochettes A4 pour papiers officiels.<br />

– j… jouh… m… meu-s… sieu…<br />

Elle tremblait un peu, pardon. Il ne faisait pas froid.<br />

– Euh, on va s’asseoir sur un banc ? parler tranquille, posés.<br />

– m… mèhci, k… comp’ende…<br />

? Qu’est-ce qu’il avait compris ? <strong>Ma</strong>is bien, il était heureux d’avoir dit ce qu’il fallait, ou quoi. Ils<br />

sont allés jusqu’au banc public de bois peint, là-bas. Assis (à cette heure, il n’y avait pas encore de<br />

retraités, de mères de familles avec bébés). Silence. Il a cherché ses yeux, mais elle regardait en face<br />

de la rue, un peu perdue. Elle était jolie, si jolie, pardon. Il hésitait à dire, sur un ton engageant « ditesmoi,<br />

ce qui va pas », ou « dites-moi c’est quoi, le problème ». <strong>Ma</strong>is… elle cherchait peut-être les mots,<br />

et la brusquer serait agressif, pardon.<br />

– Quand… les mots seront là… dites-moi, manemoiselle…<br />

Non, merde, elle pouvait répondre « moi, manemoiselle », comme il l’avait dit, connard (entendu<br />

« Dites "moi, manemoiselle" » !).<br />

– m… mèhci…<br />

Ouf. Silence. Long silence.<br />

– que…<br />

Silence.<br />

– m… ma tutelle…<br />

Oh, « sous tutelle », pauvre chérie ? Effectivement classée « handicapée mentale » ? C’est<br />

pas juste.<br />

– n… ne k… congé m… matèhnité…<br />

Oui. Euh, il remplacerait volontiers, si elle avait des problèmes de papiers, mais : la laisser<br />

finir.<br />

– et n… na hemplaçante…<br />

Oui, évidemment remplacée, il avait bien fait de taire sa gueule, pardon.<br />

– n… ne t… t’è m… méchante…<br />

Oh, la réconforter ? Il serait immensément heureux, de ce faire, mais ça semblait trop beau<br />

pour être vrai.<br />

– n… ne dihe… j… je va t… tout suite n… n’ahêter… a… aloh… j… je va mouhih…<br />

Mourir ???<br />

– Mourir ?<br />

Oui. Oh… Et le silence.<br />

– Expliquez-moi, s’y vous plaît… Pourquoi « mourir », « arrêter quoi » ?<br />

Elle a avalé sa salive, et cherché ses yeux, si proche, si merveilleuse, comme appelant au<br />

secours, et il était là pour elle, oui, il ferait n’importe quoi. Il donnerait sa vie pour elle. Même « tuer la<br />

tutelle » et 300 ans de prison, éventuellement. Non, pardon, il comprenait rien.<br />

– k… que n’ahêter n… ne cont’a n… n’inséhtion…<br />

Oh, en contrat d’insertion ? Et mourir de chagrin si elle retournait en centre pour handicapés ?<br />

– Oh… Et… c’est « l’enfer », là où elle veut vous envoyer ?<br />

Elle a oscillé de malaise, pardon.<br />

– Pardon, non, je… retire ce que j’ai dit, pardon. Le prenez pas mal.<br />

– m… mèhci…<br />

13


Silence. Long silence.<br />

– j… je nois n… n’èspliter… p… pahdon…<br />

– Merci. Ça m’aidera, à vous aider, essayer. Pardon.<br />

Silence.<br />

– d… depuis n… ne sept m… mahss, n’y a t… t’ois ans…<br />

Hein ? Le 7 <strong>Ma</strong>rs y a 3 ans ? Sa première venue à lui ? Comment pouvait-elle s’en souvenir ?<br />

Pile son premier jour dans ce job, hasard incroyable ?<br />

– v… voteu s… souhih n… n’éclaih m… ma vie… m… meu-s… sieu, p… pahdon…<br />

???<br />

– Oh, vous aussi ? Dans les deux sens ?<br />

Elle écarquillait les yeux, comme lui. Comme si, pour tous les deux, c’était trop beau pour être<br />

vrai.<br />

– Et quand vous serez… renvoyée en centre, si… on se voit plu’, vous allez… mourir de chagrin ?<br />

Elle avait les larmes aux yeux.<br />

– ou… ou s… si ne Seiyeuh n… n’y pas ahêté s… ce coh… j… je va m… mette sous le t’ain… et p…<br />

punie n… n’enfèh…<br />

Oh-là-là… Les yeux dans les yeux, très graves, tous les deux. <strong>Ma</strong>is – il avait connu ça : ne<br />

pas lui faire un reproche, ne pas l’attacher prisonnière, menacée…<br />

– Si… on explique ça à… votre nouvelle tutelle, pardon… elle… va pas vous « tuer », quand même…<br />

pourquoi pas vous laisser une chance ? Y faut lui expliquer, elle va comprendre, j’espère.<br />

– n… n’è dit j… je p… pas s… sohtih… pas p… pahler, s… ça sèh à hien… êteu là dehoh… j… je<br />

p’ends n’une place n… ne foyer s… social… pouh hien…<br />

Il a souri, faiblement.<br />

– Aujourd’hui, vous êtes sortie, vous me parlez. Vous… êtes guérie…<br />

Elle souriait à demi, les larmes aux yeux. Silence.<br />

– Et demain dimanche : pareil, on va se revoir, se parler. J’espère. Je le dirais à la dame, juré.<br />

Elle le regardait, comme un sauveur.<br />

– oh… oh… m… moi, s… c’est k… comme ça, j… je vous n’a s… sauvé… ? s… sans faih èsp’è… ?<br />

Oui. Il a sorti, du plastique, son journal numéro un. Ouvert à la page de la plus belle photo,<br />

Lucie à seize ans.<br />

– Elle était votre sosie… Elle a refusé de me revoir… même quand je… suis sorti de l’hôpital… elle<br />

me voulait enfermé, ou mort… je… lui demandais qu’un… bonjour, une minute, par an… une photo<br />

d’elle…<br />

Elle a fait la moue, en fronçant un peu les sourcils, en direction de la photo, comme pour condamner<br />

Lucie, petite pâtissière gentille (pas le condamner lui, apparemment).<br />

– t… tènement m… méchante…<br />

– Et moi je pardonnais tout, tout… mais j’en pouvais plu’, de souffrir, pardon. J’allais ré-essayer… Et<br />

puis, votre sourire… comme une photo d’elle, nouvelle, chaque semaine, miracle…<br />

Elle a baissé les yeux, rougi. Euh…<br />

– Non, pardon, je voulais pas dire… <strong>Ma</strong>nemoiselle, en plus : vous êtes pluss humble timide effacée<br />

modeste… je préfre vous, un million de fois…<br />

Toute toute rouge.<br />

– <strong>Ma</strong>is…<br />

Elle a frémi. Vite : trouver les mots.<br />

– <strong>Ma</strong>is je suis pas beau.<br />

– s… si…<br />

Il a souri.<br />

– Merci d’être aveugle gentille. Je… je suis pas musclé, pas séducteur, pas vraiment « mâle »…<br />

– p… pas méchant, n… non, j… gentil…<br />

Oh, miracle. Il a soupiré.<br />

– Oh… <strong>Ma</strong>is… pas riche… j’ai… voulu être… comme dernier de la classe, comme Lucie, balayeur, de<br />

crottes de chien, pardon. Salaire minuscule. Commandé par des idiots, méchants.<br />

– j… je n… n’idiote… p… pahdon…<br />

– Non, pardon, merveilleuse gentille. Si brillante en calcul. Euh ils comprennent rien, j’ai détruit leurs<br />

statistiques, tout faux, mal pensé. Y a que vous, honnête, au Monde, manemoiselle…<br />

Elle a rougi, touchée. Silence. Ses paupières, gonflées de larmes, retenues.<br />

– j… je n’a s… sauvé ne vous… v… vous s… sauvez n… ne moi…<br />

Il a souri.<br />

– Youpi, la vie est belle, finalement…<br />

Un sourire triste, elle a eu, fait non, du menton. Silence.<br />

14


– n… na n… nouvelle t… tutelle j… juste n… n’avancer n… na date… k… quateu m… mois… k… que<br />

f… fin n… nécembe… n… ne quate ans s… ce t’avail, f… fini, m… ma vie…<br />

Oh…<br />

– Troisième péril : troisième sauvetage… <strong>Ma</strong>nemoiselle, qu’est ce que… ?<br />

Euh, comment dire ?<br />

– n… ne cont’a k… quate ans… f… fini…<br />

– D’insertion ?<br />

Oui.<br />

– <strong>Ma</strong>is… si vous êtes insérée, bien, dans la société, c’est… gagné…<br />

Elle a fait la moue, comme ayant mal, pardon.<br />

– Votre patron, le pâtissier, il veut pas vous embaucher ? En vrai ? Avec un salaire ?<br />

Non…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… je lui donnerai l’argent, pour vous payer, ces heures… une après-midi par semaine,<br />

ça suffit ? Vous avez une allocation ?<br />

Elle a reniflé, les yeux fermés. Il ne comprenait pas.<br />

– Ou je vous demande en mariage, manemoiselle, petite manemoiselle chérie… je vous aime…<br />

Elle pleurait, en silence.<br />

– j… je… p… pas n’assez bien… p… pahdon…<br />

– Ou… un PACS, ça s’appelle… pas grand mariage, juste un papier qui… dit que… on est ensemble…<br />

pour toujours… s’aider…<br />

– v… vous sèhvih…<br />

Le servir ?<br />

– Vous seriez pas esclave… mais ma petite reine, adorée…<br />

Elle a fait non.<br />

– s… si z’heuheuse n… n’êteu v… vote èstlave…<br />

Il a souri.<br />

– Voilà, trois sauvetage, et pour le troisième : trois vies possibles… embauchée, mariée, <strong>copine</strong>… on<br />

expliquera ça, à la dame méchante…<br />

Elle pleurait.<br />

– v… vous s… si j… gentil, n… n’à n’infini… m… méhitez t… tennement m…mieux que moi…<br />

Sourire.<br />

– Moi je préfère ma sauveteuse gentille, ma petite pâtissière… ex-petite-pâtissière, de la Rue Saint-<br />

Jean…<br />

Elle cherchait l’air.<br />

– j… je n’ête l… la pluss z… z’amouheuse ne vous, du monde… mais t… tènement p… pas bien…<br />

n… naine b… bègue d… démile…<br />

Il a souri, cherché un geste tendre, pour lui donner confiance…<br />

– Attendez, c’est vrai, y faut que j’essaye : est-ce que je peux vous prendre les épaules, comme dans<br />

mes rêves ?<br />

Elle a rougi, timide. Et elle s’est laissée passer le bras autour des épaules, tendrement. Il l’a<br />

serrée doucement, contre lui.<br />

– Ça marche, vous voyez…<br />

Et elle a hoché le menton, confuse. Sauvée…<br />

15


TAXI, ZÉRO<br />

C’était la toute dernière ligne droite. Avant le précipice, oui. Sa petite pâtissière avait disparu,<br />

à jamais. Sa remplaçante avait dit « Non, è rviendra pas, la naine débile, bon débarras ! »… Et lui, la<br />

semaine passée, il avait… (voyant ses larmes perdues, petite chérie, pliant le paquet, en silence)… il<br />

avait donné ce RIB, adresse de chèque, dit : « manemoiselle, si… vous êtes perdue, si vous avez<br />

besoin d’aide… c’est mes coordonnées, personnelles… ». Oui, et il avait rebranché la sonnette, au<br />

cas où. Et acheté un téléphone, même, branché au mur (déjà câblé par le locataire d’avant). Il… attendait…<br />

au cas où…<br />

<strong>Ma</strong>is elle semblait si désespérée, pauvre petite chérie… elle était peut-être déjà morte, et il ne<br />

ferait que la rejoindre. Quand il déciderait que… pas besoin d’attendre encore, sans espoir, aucun…<br />

Ce soir là, il s’est couché, en reniflant, pardon. Ça pleure pas un homme, vivant, mais il était<br />

déjà mort, lui, en un sens.<br />

…<br />

? Ça sonnait, quoi ?<br />

Il a allumé, il s’est levé. Aller jusqu’au téléphone.<br />

– allô ?<br />

Non, c’était pas ça. L’interphone ? au mur ?<br />

– allô ?<br />

– Hé, msieur Nesey ?!<br />

Un type. Démarcheur publicité, au milieu de la nuit ??<br />

– oui, pardon.<br />

– Eh ! Vous connaissez une ptite naine bègue bizarre ?<br />

???<br />

– oui ! Qu’est-ce que… ? rien de grave, ou… ?<br />

– V’devriez descendre ou quoi ! Elle est là, dans mon taxi, j’l’ai prise à la gare, elle a donné votre machin<br />

bancaire… son dernier espoir, j’crois… J’savais pas quoi faire, ou l’SAMU psychiatrique, j’y connais<br />

rien !<br />

– mon Dieu… je… j’arrive… pardon…<br />

Il s’est habillé, à toute vitesse, et il est sorti. Descendu les escaliers, quatre à quatre… A la<br />

porte du hall, un barbu, l’air embêté. Il a ouvert.<br />

– euh, pardon, je suis Gérard Nesey, que… ?<br />

– Ben, elle est toute ratatinée, sur la banquette arrière, elle pleure, elle pue… Clocharde ? A la gare,<br />

elle allait faire une connerie, hein ?<br />

Oh…<br />

– Eh ! Moi ch’uis pas toubib. Vous allez m’payer la course ? Ch’uis taxi !<br />

Il a hoché le menton.<br />

– Je… vais la mettre… à l’abri, chez moi, elle pourra prendre une douche, la pauvre, si è dort sous les<br />

ponts… elle a perdu son emploi…<br />

– Merde, y’a des centres et tout ! Pas s’fout’ sous un train pour ça !<br />

– pardon…<br />

– Comment vous allez passer les portes et tout ? Incapabe d’tenir debout, la microbe, j’suis sûr !<br />

– je… vais la porter… si… vous pourrez ouvrir les portes, jusque chez moi… mon portefeuille est resté<br />

là-haut, pardon. Je vous… réglerai, pour cinq ou dix courses ou quoi, mon dieu, merci de… lui avoir<br />

sauvé la vie…<br />

– Ah-ah-ah ! Bonne pioche ! Moi j’me disais : Igor, t’es trop con, tu sras même pas payé d’l’essence,<br />

sur s’coup ! Ouf !<br />

Il a souri, faiblement.<br />

– Pt’être qu’y a une justice, quand même, en ce monde. Elle… elle a une croix autour du cou… si on<br />

la sauve, elle priera pour votre place au Ciel…<br />

– Alléluia ! Ouais, c’est un peu pour ça qu’j’lai fait, aussi. <strong>Ma</strong>is merde, avec tous ces tordus, dans les<br />

rues, ça paye pas, d’habitude !<br />

– Là, ce sera pas zéro, j’espère… Allons-y… La sauver, essayer.<br />

– Attends ! Tu vas lui faire quoi ? La sauter ?<br />

?<br />

– Plutôt l’épouser, lui proposer.<br />

– OK, ça, ça me va, pas complice de trucs ou quoi ! Eh, ch’uis taxi, moi.<br />

– Merci, taxi, oui…<br />

16


JAVIER<br />

Gérard n’aimait pas beaucoup les nationalités. Il aimait la région Nord pour ses brumes, son<br />

absence de grandes chaleurs, de soleil violent, c’est tout. Simplement, il avait entendu son frère et<br />

son père discuter des couleurs « sang et or » du football à Lens, « parce que la région appartenait à<br />

l’Espagne au Moyen-Age ». Lui, ça ne l’avait pas intéressé, pardon. Pareil : à l’usine, ses collègues lui<br />

ont dit un jour que – tout triste silencieux – il ressemblait à un Espago du service Contrôle : Javier<br />

Perales, « mais marié lui quand même ah-ah-ah ! ».<br />

Oui, l’essentiel, de sa vie, était – effectivement : son problème côté cœur, Gérard. Enfin, après<br />

deux tentatives de suicide, deux ans et demi d’hôpital, il n’était plu’ « amoureux » de Lucie, mais…<br />

celle qui l’avait guéri : cette petite pâtissière naine, adorable timide toute douce (et sosie de Lucie, de<br />

visage)… allait disparaître, donc lui aussi, différemment, hum. C’était une immense douleur, intérieure,<br />

mais, un vendredi soir « comme les autres », au cours de cette troisième année (141 e part de flan), il<br />

a… parlé :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, pardon, euh… est-ce que… je pourrais vous parler, une minute, après vote travail ?<br />

pardon…<br />

Il avait pensé qu’elle froncerait les sourcils, dirait qu’il n’y avait personne dans les rues en ce<br />

moment, pas de client en vue, il pouvait parler ici (mais il aurait essayé, de la libérer, des consignes<br />

de « ne pas gifler les clients », pardon).<br />

<strong>Ma</strong>is… elle a juste fait Oui, faiblement, du menton, continuant son pliage. Euh… il a presque<br />

failli répéter la question, mais si elle avait effectivement entendu, ce serait atroce d’irrespect, envers<br />

sa réponse, pardon. Inversement, si elle n’avait pas écouté, et répondu Oui-oui, comme aux clients<br />

qui parlent, sans l’intéresser, elle serait choquée tout à l’heure, en le trouvant dehors, l’attendant, pardon.<br />

Euh… Il a payé, dit « bonsoir, merci », il allait sortir, puisqu’elle a répondu pareillement (« s…<br />

soih m… meu-s… sieu, m… mèhci… », classique). <strong>Ma</strong>is il a ajouté, donc : « A tout à l’heure. Pardon.<br />

» Et… elle a fait Oui, en avalant sa salive, comme un peu inquiète. Pas terrorisée, mais… inquiète,<br />

pardon.<br />

Il l’a attendue dehors, donc, se forçant à manger son flan. Silence, immense, dans sa tête,<br />

même s’il avait répété dix mille fois les mots… Un peu plus tard, une camionnette est venue se garer<br />

sur le trottoir, avec un gros monsieur barbu, ils ont chargé les invendus. Et… la petite jeune fille l’a<br />

aperçu, lui, et – très gentiment – elle a fait le signe 5, avec ses doigts, « dans cinq minutes », oui. Il a<br />

fait « Oui, merci », du menton, pardon. Et, cinq minutes après, elle était là, oui. Sans petit copain débarqué<br />

en moto, les yeux froncés – non, personne, étonnamment.<br />

– Euh, manemoiselle, je… voulais vous dire, pardon : je sais que… demain, ou dans une semaine, un<br />

mois, un an, vous allez vous marier, disparaître…<br />

Elle a cligné des yeux.<br />

– Et je voulais vous demander : est-ce que, sans déranger, je… pourrais vous revoir ? sans déranger,<br />

une fois par an, dire bonjour, pardon…<br />

Bouché bée.<br />

– Si c’est en Californie, ou Floride, ou Australie, je prendrais l’avion. S’il est Saoudien, ou Koweitien,<br />

j’apprendrai l’arabe, simplement, pardon. Sans déranger.<br />

Elle a baissé les yeux, les épaules comme… effondrées, pardon. Il hésitait à dire : « craignez<br />

rien : je vais pas me tuer, si je peux vous revoir », mais il n’avait pas le droit, car ce serait avouer « je<br />

vais me tuer, si vous dites non »… et il n’avait pas le droit de lui faire ce mal là, pardon (elle avait une<br />

croix autour du cou, classant le suicide comme démoniaque, sans doute, pardon).<br />

Silence.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Il s’est baissé un peu, pour qu’elle puisse le gifler, sans qu’il soit trop haut, inaccessible, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle a poussé un très gros soupir.<br />

– j… je m… miyons ch… choses v… vous dihe…<br />

Elle aurait des millions de choses à lui dire ? des millions d’objections ? de raisons de répondre<br />

Non ?<br />

– et j… je peux l… les dihe k… que à vous…<br />

Mh ? Entre silencieux, elle voulait dire ? Même si c’était paradoxal, des silencieux qui se parlent,<br />

pardon.<br />

– m… mais n… n’impossibe v… vous dihe à v… vous…<br />

? Elle savait qu’elle allait le tuer ? Comment elle faisait d’habitude ? Il était peut-être le millionième<br />

amoureux à se déclarer, à elle tellement si belle toute douce…<br />

17


– k… comment faih… ?<br />

Et elle a cherché ses yeux, elle était effectivement toute troublée, profondément, oh… Merveilleuse<br />

petite chérie, ne voulant pas tuer, elle, les indésirables. Comme toute désolée, de sa beauté,<br />

son charme infini…<br />

– v… vous z… z’avez pas n… ne j… jumeau, ou… ou… ?<br />

?? Et c’est là que… « Javier » !<br />

– A mon usine, mes collègues y disent que… y a un msieur qui me ressemble, pardon, Javier. Y<br />

s’appelle. Vous… pourriez lui dire, à ma place ?<br />

C’était immensément idiot, comme scénario, mais ça lui avait paru la réponse adéquate, à cet<br />

instant. Et, contre toute attente, la petite pâtissière a fait Oui, du menton.<br />

– Merci, manemoiselle. Merci infiniment. Euh… j’espère qu’il va accepter.<br />

Il lui donnerait toutes ses économies, à ce Javier évidemment, en « paiement »,<br />

« remerciement », « testament », pardon. Et, « au cas où » il accepte, où il puisse, Javier, ils ont fixé<br />

leur entrevue le dimanche en huit, repas de midi au restaurant, snack, là à côté, Rue Saint-Jean. Au<br />

revoir, pardon, il l’a laissée, sans lui faire peur, bien. Il avait un peu la tête qui tourne, comme la première<br />

fois, au bord de la falaise.<br />

Lundi, il est allé voir, à la pause de dix heures, l’équipe du Service Contrôle, et ce Javier<br />

(« Javier ?! C’est lui, là, l’barbu ! »). Qui a accepté de lui parler, pour raison personnelle, en dehors du<br />

groupe, cafés.<br />

– euh, pardon, msieur, c’est… mes collègues, chaîne 8, qu’ont dit qu’on se ressemblait, vous et moi<br />

(sauf que vous êtes marié), et… une… jeune fille, euh… m’a demandé si… j’avais un jumeau, à qui<br />

parler, pas me parler à moi, bien sûr… pardon.<br />

– Tu es pas catholique ?<br />

Ça se lisait sur son visage, qu’il allait se tuer ? pardon…<br />

– elle l’est elle. Vous pourrez parler, me dire. Je vous en supplie. Je vous donnerai toutes mes économies.<br />

– Bien sûr, je comprends.<br />

Hélas. Il respirait. Il était peut-être déjà mort. Plonger la tête dans le métal en fusion, tout à<br />

l’heure, oui. Peut-être. Silence.<br />

– Tu t’appelles comment ?<br />

– nesey, Gérard Nesey. Pardon.<br />

– T’as quel âge ? J’ai entendu parler de toi, moi aussi.<br />

– vingt neuf ans, pardon.<br />

– Le service du personnel m’avait dit, y’a cinq ans ou quoi : j’devrais pt’être aller te parler, à l’hôpital.<br />

Moi j’ai dit non, pardon.<br />

– pardon. C’est pas votre faute.<br />

– C’est… à cause d’elle… ? que t’es « tombé », l’autre fois ?<br />

Officiellement, c’était un « accident », en lavant les vitres, il se sentait tout nu, il avait honte,<br />

pardon.<br />

– sa sosie, pardon. Elle, petite chérie, elle est un milliard de fois plus jolie encore… plus douce timide<br />

mignonne…<br />

– Shht… OK, je vais la voir, moi et mon épouse. Et… puisque tu nous auras payé (tu as dit, « toutes<br />

tes économies » – et on peut pas refuser, on est surendettés)… tu viendras à la maison, après, on<br />

t’èspliquera, ce qu’elle a dit, ta chérie. Comment survivre ou quoi, hein ?<br />

– merci, Javier.<br />

Voilà. Et… le vendredi suivant, il a laissé la petite jeune fille, timide perdue, aller chercher le<br />

flan, l’emballer. Emue, mais ne disant rien. Il a payé, et… dit :<br />

– Javier et sa femme ont accepté, y seront là, au snack, dimanche, vers midi, pardon. Pardon…<br />

Ses yeux troublés, mouillés, gentils.<br />

– p… pahdon…<br />

Il a failli dire : « c’est pas votre faute, je suis pas un prince charmant, c’est la vie ». Il a dit :<br />

– ‘Soir manemoiselle, merci…<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Traditionnel, oui, comme si de rien n’était. Et… dans le bus :<br />

– Eh msieur, ça va ?!<br />

? Il s’est essuyé la joue, l’œil, pardon, hocher le menton.<br />

– Pardon…<br />

Lundi matin, à la… « pause café », il est allé au service Contrôle, et… Javier souriait, il est<br />

sorti du groupe, avec son gobelet fumant.<br />

– Salut Gérard !<br />

18


– oui, pardon. Vous… avez, euh… « vu », euh…<br />

– Ta ptite naine ? Oui !<br />

Avalé sa salive.<br />

– <strong>Ma</strong> femme et moi, faut qu’on t’parle ! Gérard ! Tu viens dîner s’soir à la maison ?<br />

– euh, pas déranger, pardon…<br />

– C’est ma femme, Agata, qui m’a dit : ce soir !<br />

Oui. Et il a pris les coordonnées, pardon. Il avait un plan, à la maison. Il a fini la journée de<br />

travail à dix-huit heures, arrivé chez lui à 18 :15, reparti à 18 :20, avec le plan, le cœur serré.<br />

C’est <strong>Ma</strong>dame Perales qui a ouvert, avec un immense sourire.<br />

– Gérard ? Entre, ptit gars !<br />

Oui, pardon. Et… « apéritif » (jus d’orange, pour lui), cacahuètes… Javier a levé son verre,<br />

d’alcool :<br />

– Longue vie et prospérité, je crois qu’on dit, en France !<br />

– Ah-ah-ah !<br />

– ‘santé, pardon.<br />

Ils ont bu. Agata Perales avait l’air très amusée, peut-être que Javier ne lui avait pas dit,<br />

l’hôpital, la menace imminente, pardon. Elle avait l’air toute excitée, rigolarde :<br />

– Eh, Gérard, elle s’appelle Patricia, ta ptite.<br />

Oh, Patricia…<br />

– merci… merci infiniment…<br />

– Elle ! Elle a dit « m… mèhci n… n’infini… », quand on lui a dit ton nom ! Pareil !<br />

– oui, différent, pardon. Pour dire à la police, j’ai peur.<br />

– Non ! Pour dire dans ses prières ! Pour ton bonheur !<br />

– oh… si merveilleuse, petite chérie…<br />

– Ah-ah-ah !<br />

Il s’en voulait de… d’être si lisible, d’avoir inquiété la petite jeune fille, euh…<br />

– vous… lui avez pas dit, euh… que je vais… euh…<br />

– Ben non ! Et tu vas pas l’faire !<br />

Pardon… Euh, elle a fini son verre, et Javier avait déjà fini, alors il a tout bu aussi, pardon.<br />

– Passons à table !<br />

Oui, pardon. Et Agata a apporté une marmite de soupe, qui sentait l’huile d’olive, pardon. Servi<br />

dans les assiettes creuses.<br />

– Gérard ! Si j’ai bien compris : t’es amoureux fou d’cette petite ! Tu veux la rvoir une fois par an,<br />

quand è sra mariée à un milliardaire, c’est ça ?!<br />

– ce… c’était… mon espoir, sans déranger, pardon.<br />

– Ouais ! Et… pourquoi elle épouzrait un milliardaire ?!<br />

?<br />

– ou… millionnaire musclé, oui, pardon…<br />

– Ben oui ! Parmi les quatre cent milles candidats !<br />

Oui, pardon. <strong>Ma</strong>is elle a éclaté de rire, encore. Rire nerveux ? Pardon… désolé de faire peur,<br />

aux anti-suicides terrorisés ou quoi…<br />

– Au fait, è nous a dit sa taille exacte : cent vingt six centimètres !<br />

– Merci…<br />

Oh, si mignonne, petite chérie…<br />

– Et ! Ça t’vient pas à l’idée qu’on met des talons, nous, les normales, parce que les hommes préfèrent<br />

les grandes !<br />

– non, c’est le contraire, pardon.<br />

– Et, ta ptite adorée : son QI a été mesuré à trente quatre l’an passé ! En net progrès !<br />

– si mignonne, oui…<br />

– Et toi, combien d’QI ?<br />

– ça veux rien dire, c’est…<br />

– Combien ?<br />

– on m’a mesuré 199, mais…<br />

Enfin, 169 à 199, mais ça veut rien dire, et…<br />

– <strong>Ma</strong>is t’es ouvrier, non qualifié, t’es malade ! OK !<br />

Pardon…<br />

– T’es puceau ?<br />

Pardon… oui, bien sûr.<br />

– Ben ! Elle è pense que y’a un milliard de femmes dans ton lit ! Candidates ! Ah-ah-ah !<br />

???<br />

19


– Que tu es le pluss beau du monde, le pluss gentil du monde, selon elle !<br />

– non, bien sûr…<br />

– Si !!! Garanti !!! Elle est con, elle est aveugle, c’est pas ma faute ! Ah-ah-ah !<br />

Oh… Patricia… ?<br />

– <strong>Ma</strong>is è pense que ! Si vous devnez amis ! Tu vas t’rende compte combien elle est nulle, archi nulle,<br />

tu vas t’réveiller ! La lourder ! Et è va mourir de chagrin ! <strong>Ma</strong>nge ta soupe !<br />

Euh… soupe, oui, bouillante, euh… il avait la tête qui tourne. Il entendait des voix ou quoi.<br />

– pardon, je… vous disiez ? Agata…<br />

– Elle est folle amoureuse de toi, et sûre que c’est elle la pluss amoureuse au monde, sûre à 100%,<br />

mais sûre aussi qu’elle est la pluss nulle au monde, la dernière des dernières…<br />

– Ouais, Gérard !<br />

Javier.<br />

– Elle est minuscule, rachitique, ça fait pas envie !<br />

– envie de la protéger, la consoler… tous les hommes, tous, on…<br />

– Ben non ! Pas du tout !<br />

– moi si j’étais musclé et riche et séducteur, pareil, je…<br />

– Avec le même cœur malade, c’est ça le problème !<br />

– <strong>Ma</strong>is non, Javier ! C’est les toubibs athées gros couillons, qui disent ça ! Nous on sait qu’Le Seigneur,<br />

il a fait Gérard déglingué pour cette crevure, et vice versa !<br />

Oh… oh…<br />

– Alors ! Vu qu’ça fait trois ans qu’vous avez pas osé, vous parler, ça risque de prendre encore cinquante<br />

ans, avant d’vous effleurer les doigts !<br />

Oh… toucher ses doigts, Patricia, oh…<br />

– Alors ! Ce samedi, on vous emmène en ballade, en forêt ! Vous srez derrière, dans la bagnole, tous<br />

les deux ! Et puis on s’baladra ! C’est nous qu’avons décidé ! Et vous êtes réquisitionnés, tous les<br />

deux, nuls esclaves, pour porter l’pique-nique !<br />

– euh, je… porterai tout… pardon, pas la charger, elle…<br />

– Ah-ah-ah ! È nous a dit pareil ! Ouh-là-là, qu’est-ce qu’on s’marre ! Et avec des couvertures, dans<br />

l’herbe, on fra une sieste ! Moi contre mon Javier, et vous loin, poussez-vous !<br />

– Ouais, Agata, mais pas sûr que l’curé accèptra, d’les marier, à l’Eglise. Tu sais, y brûlaient les fous,<br />

autrefois !<br />

– Les fous d’amour ?!<br />

– Même ! Ouais ! Et pas qu’en Espagne, ici aussi ! J’crois !<br />

– j’ai… la tête qui tourne, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Géant ça ! Tu nous rfait ça Samedi, et ta ptite infirmière Patricia è va t’guérir avec un<br />

bisou ! Sur les lèvres, j’ui commandrai ! J’ai suivi des cours, d’réanim’ !<br />

– Agata, tu vas les tuer !<br />

– <strong>Ma</strong>is non, Javier ! C’est un cadeau du Ciel, pour nous : du fric, d’la rigolade, sauver deux vies, tout !<br />

Géant !<br />

20


VOGELIEN PEUT-ÊTRE<br />

Gérard, qui avait été un garçonnet brillant et souriant, était devenu un adolescent triste, et il<br />

aurait dû mourir à 15 ans, en tombant de la falaise – le cœur brisé (par Lucie, l’ayant rejeté), et brisant<br />

donc le reste, les os, boîte crânienne. <strong>Ma</strong>is son départ fut refusé, par Dieu ou quoi, s’Il existe, et il est<br />

resté sous la torture – avec des cachets liquéfiant le cerveau, avec l’interdiction cruelle de mettre un<br />

mort sur la conscience de Lucie, piqûres. Avec les mots terribles que « ça ne pleure pas un homme,<br />

un vrai », et donc que Lucie bisouillant maintenant des camarades garçons, dans la cour, avait eu<br />

raison de le jeter. Atroce.<br />

Devenu « adulte », enfin « en âge de voter » (même si puceau éternel), il s’est enterré, autrement<br />

: devenir balayeur de crottes de chien, et rester chez lui, enfermé, volets fermés, le reste du<br />

temps. Et très loin, à Lille, à distance du Soleil et des chaleurs toulousaines, et du sourire tueur de<br />

Lucie, avec ses amants, très multiples… Et les années ont passé, dans les larmes secrètes. Jusqu’à<br />

cette convocation, à la Sécu psychiatrique (formalité semestrielle, mais…) il a pensé acheter un petit<br />

gâteau, en guise de repas du soir, et… rencontré la sosie de Lucie, de visage… Une petite naine bègue<br />

et tristounette, sorte de Lucie-15 ans, à humilité puissance mille… il est tombé amoureux, retombé<br />

amoureux, oui, pardon. <strong>Ma</strong>is sans jamais le dire, pour ne pas refaire la même erreur.<br />

<strong>Ma</strong>is… « ce qui devait arriver arriva », on dit, proverbe (son cerveau était anéanti, incapable<br />

de penser, pardon) : le 141 e vendredi du Monde, 141 e visite à sa petite pâtissière chérie, elle a cherché<br />

ses yeux, après qu’il ait payé, le flan traditionnel :<br />

– m… meu-s… sieu… è… est-ceu j… je pouha v… vous pahler… p… pahdon, s… sans néhanger…<br />

Sans relever la phrase en interrogation (« est-ce que je pourrai vous parler, pardon, sans déranger<br />

?? »), non. Ça voulait dire « dites-moi quand ». Ça voulait dire, vraisemblablement : « Tant de<br />

sourires, je vous ai donné, stop, ça suffit, j’ai pas le droit de le dire ici, mais attendez moi dehors, je<br />

vais vous casser, non mais ». Et pourtant les yeux si doux gentils, sans les sourcils froncés de Lucie…<br />

Il a hoché le menton, Gérard :<br />

– Oui. Le magasin ferme dans dix-quinze minutes ? à sept heures et quart ? je… vous attendrai dehors,<br />

oui. Pas de problème.<br />

Sans ajouter en clair « votre amant (actuel) pourra me fracasser, me massacrer, je ferai un<br />

papier si vous voulez ("c’est moi-même qui me suis suicidé, à coups de cric"), pardon ». Voilà, c’était<br />

la vraie fin, cette fois.<br />

<strong>Ma</strong>is… quand est sortie sa petite pâtissière chérie, elle… était seule. Sans motard musclé ou<br />

banquier-cravate, venu l’attendre, Gérard ne comprenait pas du tout.<br />

– Rebonsoir manemoiselle, pardon.<br />

– p… pahdon, n… ne vous n… n’avoih f… fait n… n’attende…<br />

Oh, et ça semblait sincère, tellement immensément bonne de cœur, petite chérie. Il partirait<br />

« apaisé », pas heureux tout à fait mais… presque réconcilié avec le monde. Juste débarrasser<br />

l’humanité d’un raté, poubelle, pardon.<br />

– Merci, manemoiselle.<br />

– m… mèhci…<br />

Il a fermé les yeux. Ça faisait mal, en même temps, de la trouver tellement adorable, en vrai,<br />

hors obligations professionnelles. Et… la perdre, à jamais, en même temps. Silence. Devait-il l’aider,<br />

lui ? Dire « vous m’interdisez de revenir ? », ou… « il vaut mieux que je revienne plu’ jamais ? », ou…<br />

– m… meu-s… sieu, v… vous p… p’éféhez n… nes gahçons… ?<br />

??? Il a souri, hébété, ahuri. Qu’est-ce que ?<br />

– Moi ???<br />

Oui, lui. Il a cligné des yeux.<br />

– Euh je… je comprends pas la… question, pardon.<br />

Elle a avalé sa salive.<br />

– s… c’est n… na n… neuzième f… fois m… ma vie j… je tombeu z… z’amouheuse un… un meu-s…<br />

sieu… et… et na p’emièh f… fois, n… n… n’y p’éfèhait… nes gahçons…<br />

??? Il cherchait l’air. Elle serait amoureuse de lui ??? Pareil en deuxième amour (comme lui<br />

après Lucie) ? Après un homo, elle. Homo, doux oui, pas « viril » mais…<br />

– Pfouh… Je… c’est différent, c’est… le contraire, presque, y faudrait que je vous èsplique des heures,<br />

euh… Je peux vous inviter au restaurant ? euh…<br />

Elle a rougi, timide. Euh… peut-être qu’elle avait l’expérience, pardon, qu’un homme invitant le<br />

soir sous-entendait « et pour la nuit ».<br />

– Ou demain midi. S’il vous plaît, manemoiselle, je… j’ai tellement besoin de… de vous èspliquer,<br />

vous écouter. Voir ensemble ce que… ou se revoir, en dehors du magasin, chaque semaine…<br />

21


Elle écarquillait les yeux, le regard larmoyant, ne semblant pas y croire, elle non plu’. Elle a<br />

fait Oui, du menton, et il ne savait pas si ça voulait dire « oui, demain midi », ou bien « oui, nous revoir<br />

en dehors du magasin, dorénavant, on verra à quelle fréquence ». Ou les deux, oui-oui… Ou trois<br />

(« et chaque semaine, OK aussi »)…<br />

Et le lendemain « midi » (enfin : arrivés avant onze heures, tous les deux), ils se sont retrouvés,<br />

pour aller manger des nuggets, poulet, au restau américain (gentil simple, silence), à côté. Officiellement<br />

« manger », même si leurs esprits étaient ailleurs. Et… en plusieurs heures, ils se sont<br />

expliqués, leurs cœurs. A leur vitesse, de timides peu habitués à parler, pardon.<br />

Patricia (elle s’appelait Patricia, Niezewska, d’origine polonaise comme Lucie) avait été une<br />

adolescente immensément triste, méprisée par tous et toutes, insultée (naine, débile, bègue, dépressive,<br />

immobile, coincée, malformée) mais – au centre de handicapés – leur professeur de secourisme,<br />

le beau Docteur Haugel, lui avait souri, l’avait « embauchée » comme secouriste active, bénévole,<br />

pour distribuer des sparadraps, faire des pansements, au public d’une course de vélo, dans un village<br />

là-bas. Bonheur. <strong>Ma</strong>is… toutes les jeunes filles de l’association civile étaient folles amoureuses de lui,<br />

en secret, mais… lui, Bernard Haugel, n’aimait pas les femmes, il aimait les garçons, qui l’admiraient<br />

mais… voulaient lui ressembler pour que les filles les aiment… et ça marchait pour eux… (les filles<br />

grandes et avec du caractère, ils voulaient). <strong>Ma</strong>is le Docteur Haugel était triste, très triste, très beau…<br />

C’était pas juste. Et puis, il avait été « muté neudéhèf » de Lille à Bordeaux-Toulouse, disparu, donc,<br />

et la Protection Civile 59 s’est éteinte, simplement. Histoire triste. Patricia a immensément pleuré,<br />

sauté par la fenêtre pour ne plu’ souffrir, mais les docteurs (des méchants, ceux-là, des normaux) l’ont<br />

recousue, ça fait très mal, plâtrée, transfusée, droguée… Et les services sociaux l’ont sortie, de<br />

l’hôpital psychiatrique, pour la placer en insertion, dans ce magasin, pâtisserie. Pour cinq ans, avant<br />

internement définitif, si elle ne devenait pas « normale »… Et elle pleurait, en foyer social, avec le<br />

bruit, les cris, violence, elle voulait mourir, mais… « 17 <strong>Ma</strong>rs il y a trois ans », oui, leur rencontre, tous<br />

les deux, et… ces secondes, les yeux dans les yeux… Et se revoir, le vendredi d’après, et… 141 vendredis<br />

à ce jour (elle avait compté, aussi)…<br />

Gérard a expliqué son histoire, triste tragique pareillement. Et…<br />

– Patricia, j’ai un ordinateur chez moi (où je tape/corrige les histoires d’amour triste que j’invente, pardon),<br />

et… je pourrais faire installer le téléphone, donc Internet, chercher le Docteur Haugel à Toulouse.<br />

Si c’est un brave homme, enfin « un gentil » je veux dire, je suis sûr qu’il acceptera de vous<br />

revoir, une fois par an, dire bonjour, simplement. Vous donner une photo de lui.<br />

Il n’a pas ajouté : « ça vous fera une raison de vivre, de rester sur cette Terre, moi c’est ce<br />

que j’espérais de Lucie, seulement… ».<br />

– m… mais n… non, j… je k… connais pas n… ne t’ain…<br />

– Les trains ? pour aller le revoir ? Oui, je… je serais heureux, de vous montrer, vous expliquer, Patricia.<br />

Vous accompagner si vous voulez, vous payer le billet, même. Pardon.<br />

Elle a rougi, très fort. Pardon.<br />

– m… mais…<br />

Il avait peur des mots qui allaient suivre.<br />

– m… maindenant j… je p’éfèh v… vous… k… que ne nocteuh hau-gel… j… géhah…<br />

Oh, miracle…<br />

– Comme moi, qui préfère vous… que ma Lucie, devenue mangeuse d’hommes, fière, fêtarde…<br />

Ils ont rougi, tous les deux.<br />

– <strong>Ma</strong>is, Patricia, je… suis pas bien, pardon, pas un homme normal. Pardon, mon cœur préfère « les<br />

filles » (enfin Lucie autrefois, et vous depuis que je vous ai rencontrée), pas les garçons du tout,<br />

mais… je sais pas si… je peux vous rendre heureuse ou quoi, et pas musclé, pas riche, pas « mâle »<br />

prince charmant, non…<br />

Elle a souri, avec une douceur infinie, un regard à vous flinguer le cœur.<br />

– n… nes m… monsieurs n… nohmals t… t’è m… méchants…<br />

Il a souri.<br />

– Je croyais que les femmes aimaient ça.<br />

– l… les f… femmes n… nohmales… m… moi j… je n’ête u… une hatée…<br />

– Non, Patricia, pas une ratée : juste parfaite, pour moi, pour mon cœur.<br />

Finalement, trois ans après, Gérard et Patricia se sont mariés. Ils ont envoyé une invitation au<br />

Docteur Haugel, à Lucie, mais il n’y a pas eu de réponse. C’est la vie. Triste parfois (avec Dieu sait<br />

quoi, peut-être prison ou sida, pour leurs anciens amours), mais pas forcément désespérée.<br />

22


DOCTEUR SYLVEE<br />

Il était venu de Lille sans valise, sans « espoir » ou quoi. Même si c’était un moment immensément<br />

important. Revoir Lucie, douze ans après… Elle avait maintenant trente ans, lui vingt neuf et<br />

demi, et… c’était peut-être la fin, pour lui. Ou le prélude à la fin, c’était compliqué. Là, assis dans ce<br />

café parisien, de son Boulevard, Lucie, il attendait, il espérait qu’elle viendrait, peut-être. Déjà une<br />

heure et demie de retard, mais il n’était pas pressé. La gare pour rentrer à Lille était un peu loin, mais<br />

il y avait cette autre gare là, pas loin, Austerlitz ou quoi, s’il voulait se jeter sous un train, ce serait<br />

moins pénible à rejoindre. Soupir. Refermer les yeux. Faire le point, essayer.<br />

Bon, s’il avait cherché à sortir de l’hôpital, ce n’était pas pour « vivre », mais pour fuir les piqûres,<br />

les cris de kiné, la nourriture pas à son goût et obligatoire. Et… pour téléphoner à Lucie. Et se retuer,<br />

mieux cette fois, si elle répondait « vas chier, je t’ai déjà dit : je veux plu’ te voir ! »… <strong>Ma</strong>is… il y a<br />

cinq ans en arrière, donc, sa réponse avait été différente : « Fais chier, merde, putain, quel boulet !<br />

Putain et même pas un bisou j’t’ai fait, rien ! Complètment malade, gosse attardé ! Eh, on n’a plu’<br />

quinze ans ! J’souriais aux mecs, voir si ça marchait, si ça accrochait ! C’est tout ! Bon, espèce<br />

d’malade, putain, OK pour un verre chez Mimile au bas de chez moi, ici, dans cinq ans ! Alors faut<br />

vivre et pas m’faire chier, tu l’entends ça ?! ». Voilà, et on y était. Elle avait répondu la date (Samedi<br />

12 Novembre) et l’heure (treize heures), il y a deux semaines. Elle avait peut-être oublié depuis.<br />

– Salut !<br />

? Il a ouvert les yeux. Lu-cie, oh… Lucie, « différente », « mûre » ou quoi, plu’ du tout jeune<br />

fille, et les cheveux courts maintenant, maquillée, immensément moins jolie. Bijoux, vêtements snobs.<br />

Euh…<br />

– bonjour Lucie.<br />

– Moi j’prends un <strong>Ma</strong>rtini, on the rocks !<br />

Il est allé commander, payer, il a ramené le verre (lui, il avait pris un jus d’orange, tout à<br />

l’heure – pour attendre ici, il faut consommer, avait dit le type).<br />

– OK ! Allez, trois minutes ! J’ai pas qu’ça à foutre ! Faut que j’me change, des tas de trucs, j’vais danser<br />

et tout, s’soir ! T’es pas invité, tu m’fais pas chier !<br />

– pardon, Lucie. Je… tout a changé, Lucie, c’est… différent…<br />

– T’es plu’ puceau ?! T’as été aux putes ?! C’est moins niais qu’tu croyais ?!<br />

Avalé sa salive.<br />

– non, pardon, c’est… enfin, après ma… deuxième « chute », pardon… le coma les séquelles… enfin,<br />

« impuissant » ou quoi, t’façon… jamais essayé…<br />

– Ah-ah-ah ! Super nul ! Ça manquait au tableau, ça !<br />

– euh, Lucie, ce qu’a changé, immensément, ma vie, c’était y a trois ans et demi… rencontrer une…<br />

sosie, de toi (toi autrefois, je veux dire).<br />

– T’veux dire : « vieille peau, qu’est-ce que t’es moche maintnant ! », purée, moi j’me casse le cul à<br />

vnir m’faire chier, et tu m’dis ça ?!<br />

– je veux dire, Lucie, je… suis guéri : je t’aime plu’.<br />

– Ouf ! Bon débarras !<br />

Elle a voulu finir le verre d’un trait, pour se lever et partir, mais l’alcool était fort, elle n’a bu<br />

qu’un tiers, en faisant une grimace.<br />

– je viens aujourd’hui… parler à la traductrice de… ces livres de cœur, experte en amours…<br />

– Ah-ah-ah ! Non, c’est business, ça, des conneries !<br />

– je veux dire : les psychiatres sont idiots, à juste chercher à plaquer leurs cours de fac débiles sur<br />

tout le monde, sans rien chercher à comprendre…<br />

– C’est à cause du psy qu’t’as sauté, l’aute fois ? Ouais, pas à cause de moi : c’est médical, rien à voir<br />

avec moi !<br />

Ne pas soupirer.<br />

– euh, Lucie, je… suis amoureux de… ton double, enfin… celle que tu étais, que j’avais cru voir en<br />

toi : dernière de la classe, petite taille, faible…<br />

– Pas faib’ du tout, t’y comprenais rien ! J’me préparais ! Un an de pause-école, pour rgarder autour,<br />

choisir à quel mec me donner en premier, comment séduire les hommes, à grosse bagnole pleins de<br />

fric, âge : 25 ans minimum !<br />

Il a fermé les yeux.<br />

– je veux dire, elle… est « employée », dans une pâtisserie, le vendredi soir, seulement. J’ai imaginé<br />

qu’è s’appelait Galina, Wanewska.<br />

– Eh ! C’est qu’mon arrière grand-père maternel qu’était Polonais ! Tu délires ! 95% Française, j’suis !<br />

Oui. Sept huitièmes, 87,5%.<br />

– Je l’imagine : classée handicapée mentale, anémique sévère, elle est bègue presque muette…<br />

23


– Ah ben merci ! C’est comme ça qu’tu m’voyais, qu’tu m’rêvais ?! S’t’insulte, merde !<br />

– non, pardon, pour moi, ça veut dire : merveilleuse.<br />

– Ah-ah-ah ! Connard !<br />

– et toute tristounette, sans salaire, en insertion professionnelle, sans espoir de contrat, de travail, et<br />

malformée, et naine (un mètre vingt six, j’ai estimé, pardon).<br />

– Eh ! Non ! Un cinquante et un, je fais, quand même ! Et avec ces talons, ben, encore plus ! Normale<br />

! <strong>Ma</strong>is « malformée », tu veux dire : imbaisable ? pucelle éternelle ? Ah-ah-ah ! C’est ça ton<br />

idéal ! Ah-ah-ah ! Qu’il est con, ce nul !<br />

– voilà. C’est mon rêve. Merveilleux. <strong>Ma</strong>is en vrai, elle doit avoir mille amants, comme toi. Et moi je<br />

vais m’éteindre, quand elle va partir, mariée, voilà. Normalement. Si c’était un sujet de livre…<br />

– C’est nul !<br />

– oui, mais ça serait quoi, une autre fin, possible, mieux ?… Que les psys nous classent fous, moi et<br />

elle, c’est pas le sujet… Lucie, comment sortir de cette histoire, nouvelle, pire peut-être ?<br />

Elle a bu une gorgée, presque fini.<br />

– Ben ! Si tu restes coincé, amoureux secret, t’es pas un vrai mec, et tu la mérites pas, alors, faut<br />

bouger ton cul !<br />

– mais, Lucie, quand je t’ai invitée au cinéma, autrefois, tu m’as…<br />

Non, pas dire « tu m’as tué », euh…<br />

– Pour un mec, un vrai, c’est ça la vie : il invite dix mille gonzesses, neuf mille l’envoient chier<br />

(s’prendre un « rateau », ça s’appelle), et y s’en tape mille !<br />

– moi je voudrais l’épouser, elle, elle seule au monde…<br />

– Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is non ! Même dans les bouquins pour ados sub-débiles, midinettes, y racontent plu’<br />

ces conneries !<br />

– le mariage existe plu’ ?<br />

– <strong>Ma</strong>is si mais c’est pas ça ! Plein d’femmes, è veulent surtout des gosses ! Et un mari qui paye qu’è<br />

restent à la maison, avec les gosses ! Pour ça, y faut qu’è s’fassent engrosser, et capturer un mec<br />

naïf, piégé, tu comprends ?!<br />

Euh… Et elle a fini son verre.<br />

– Alors, voilà l’diagnostic d’ta Docteur Lucie, connard ! Nullard ! Ta ptite pâtissière à la con (si elle<br />

existe !), tu lui dis qu’t’es amoureux d’elle, qu’tu veux juste la rvoir une fois tous les cinq ans, trois<br />

minutes, à ma place (me fais plu’ jamais chier moi !). Et voilà !<br />

Elle s’est levée, elle est partie. Lucie. Oui. Et… c’était si… « moche », et triste ou… non, pas<br />

« triste », euh… Quatorze ans de sa vie… de l’âge 15 à 29, pour… « elle »… pour ce qu’il avait imaginé<br />

voir en elle… pauvre dernière de la classe perdue, espérant de l’aide…<br />

Enfin, il n’a pas été Gare d’Austerlitz, se jeter sous le train le plus proche, non. Gare du Nord,<br />

il est monté à bord, sans se tuer non plu’. Non, obéir une nouvelle fois à Lucie, comme quand elle<br />

avait commandé qu’il aille voir un psychiatre, il y a tant d’années… Et puis, il s’en irait, réessaierait,<br />

mieux, pardon. Sans le dire. Un accident ou quoi, désolé, ça arrive. Accident-machine, à l’usine, peutêtre.<br />

Et… dans le train, chez lui, des larmes peut-être, mais pas de sanglot, rien, fini, fini… Et le<br />

vendredi d’après, à la pâtisserie du quartier Nord, pendant que sa petite chérie, l’air inquiète, faisait le<br />

paquet :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, pardon, est-ce que… je pourrais vous parler, demain samedi, treize heures, devant<br />

un verre, au bas de chez vous ?<br />

Il n’a pas ajouté en clair « vous pouvez me gifler », non. Il suffisait qu’elle dise : « non,<br />

j’accompagne mon mec actuel au match, et je sors pas avec les clients ! déontologie d’not’ métier,<br />

éh ! ». Il allait mourir à la place, demain treize heures, oui. Silence.<br />

– n… ne bas ch… chez moi… ?<br />

Mh ? Elle semblait vouloir dire « Eh, comptez pas que j’vous donne mon adresse en vous<br />

disant : non, pas chez Riri, et j’suis occupée, et foutez-moi la paix ! ».<br />

– ou-i… v… vous p… pahler…<br />

? Oui ?<br />

– n… ne bah… n… n’ici… n’à k… côté… ?<br />

– Oui, le bar ici à côté, par exemple, merci infiniment, infiniment, si vous accepteriez…<br />

Et elle a fait Oui, du menton, pardon (avec l’intuition de le voir au bord du gouffre, apparemment).<br />

Le lendemain, quand il est descendu du bus, à midi vingt, elle était déjà là ! Oh, adorable petite<br />

chérie… Et habillée tout le contraire de Lucie maintenant : en humbles habits gris, timides pudiques,<br />

sans sac à main ni bijou, ni maquillage, oh…<br />

24


Ils sont allés au café, et… elle a pris un jus d’orange, comme lui. Comme s’ils avaient quinze<br />

ans, miette de bonheur immense dans son cœur à lui, avant la catastrophe imminente. Ils sont allés<br />

s’asseoir. Et puis, après deux premières gorgées, il lui a expliqué (il avait apporté la photo de Lucie,<br />

agrandie de leur photo de classe, autrefois) :<br />

– Lucie, à qui vous ressemblez tant, manemoiselle, elle… a été l’amour de ma vie.<br />

Elle a rougi, Galina…<br />

– Je veux dire : « dans mon cœur » – je suis vieux garçon, idiot, impuissant, sans danger, craignez<br />

rien.<br />

Silence. Elle avait les yeux baissés. Sans froncer les sourcils ni paraître choquée.<br />

– J’ai revu Lucie, il y a dix jours. Elle m’a conseillé de vous parler, puisque c’est vous que j’aime, pardon,<br />

depuis trois ans, et demi…<br />

Elle a rougi, encore plus fort, retenant un sourire confus. Silence. Continuer, oui :<br />

– Je sais que vous allez vous marier, manemoiselle, avec un riche, danseur, qui vous paiera des domestiques,<br />

pour élever vos enfants, j’espère seulement vous… revoir, dire bonjour, sans déranger,<br />

une fois tous les cinq ans… trois minutes.<br />

Elle a fermé les yeux, comme si ce qu’il disait lui faisait mal.<br />

– Pardon.<br />

Est-ce qu’il fallait dire les « mots corrects » ? (« vous sentez pas obligée d’accepter, sous<br />

menace de mort suicidée, c’est pas votre faute »). Silence. Long silence. Immense silence, pardon.<br />

Est-ce qu’elle allait se lever et partir, comme Lucie ?<br />

– m… meu-s… sieu, v… vous k… c’oyez j… je n… n’êteu k… qui…<br />

Mh ? « Vous croyez je n’être qui » ? peut-être « qui vous croyez que je suis ? ». Euh, répondre<br />

« le double de Lucie », ou… ?<br />

– Dans mon rêve, pardon, vous vous appelez Galina Wanewska, d’origine Polonaise, et les gens ici<br />

vous traiteraient de sale polak, y aurait que moi (comme Français) qui vous aime, pardon.<br />

Elle a rougi encore, pardon.<br />

– Et vous seriez seule et triste, habitant en foyer social, travaillant en insertion à la pâtisserie le vendredi<br />

soir, classée handicapée mentale, injustement, vous si brillante en calcul mental.<br />

Cramoisie.<br />

– Et votre toute petite taille jolie, vos bégaiements touchants, les autres gens verraient pas le charme,<br />

y diraient tous que c’est mal. Et votre timidité mignonne, votre lenteur délicieuse – les clients qui vous<br />

insultent, y feraient pas semblant, de vous mépriser. Et vous auriez pas d’amants pour vous consoler.<br />

Que mon sourire, amoureux, pardon. Vous seriez malformée, incapable de faire l’amour, comme moi,<br />

depuis mon dernier « accident », pardon, « impuissant » même si j’avais pas utilité du truc, pardon.<br />

Silence, elle cherchait l’air, perdue.<br />

– Voilà. Et, « pire » : dans mon rêve, vous seriez folle amoureuse de moi, seul « gentil » avec vous, au<br />

monde. Voilà, c’est mon délire, pardon. Qu’il fallait plu’ garder secret, pardon. Vous pouvez me gifler,<br />

manemoiselle, dire que c’est pour vous des insultes, pardon. Si vous frappez très fort, peut-être ça va<br />

me guérir, je sais pas, j’espère, pardon.<br />

Elle gardait les yeux fermés, haletante perdue, oh…<br />

– Pardon, manemoiselle.<br />

– j…<br />

Elle allait répondre, des mots, merci, petite chérie, adorable. Avant de frapper, ou menacer,<br />

insulter en retour, pardon.<br />

– j… je m… m’appelle pas g… ganina…<br />

– Merci.<br />

Il espérait qu’elle démonte ses délires un par un, explique toutes ses confusions, pardon,<br />

casse menu le rêve, oui.<br />

– p… pat’icia n… niezewska…<br />

– Merci, manemoiselle…<br />

Oh, Patricia… Pouvoir dire dans son oreiller « je l’aimais, Patricia », jusqu’à la dernière seconde,<br />

du monde… Silence. <strong>Ma</strong>is elle n’attendait sans doute pas « Moi, c’est Gérard Nesey, enchanté<br />

! On se revoit quand la prochaine fois ? », non…<br />

– l… le hèste, s… c’est t… tous j… juste… n… n’incoyabe, v… vous t… tènement z… z’intènigent…<br />

et s… si beau v… voteu cœuh…<br />

??? Non, bien sûr, c’était immensément trop beau pour être vrai. Elle allait conclure « Non<br />

mais ! Vous imaginiez ça comme réponse ? N’importe quoi : Eh, on se réveille ! ». <strong>Ma</strong>is le silence,<br />

seulement, la rougeur de ses joues, petite chérie, oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, Patricia… c’est… vrai… ?<br />

25


Elle a relevé les yeux, catastrophée, et regardé autour, comme si elle craignait d’apercevoir<br />

un réveil, un oreiller. Et puis elle a cherché ses yeux, adorable :<br />

– s… si c’est v… vhai, s… c’est n… ne puss beau jouh, n… ne toute ma vie, m… mais k… comment<br />

on sait s… si c’est v… vhai… ?<br />

Il a souri.<br />

– On peut pas savoir, je crois. Et… mon Dieu, si… si, de tout ce que j’ai dit, la seule erreur, c’est… le<br />

nom, le prénom, c’est… c’est le Paradis, pas la vie sur Terre méchante… le Paradis… même si c’est<br />

pas dans les nuages (physiquement, je veux dire).<br />

Elle a regardé vers la vitre, vers dehors, souriante, immensément belle, merveilleuse. Et il y a<br />

eu un grand crac dehors, automobile, un chauffeur sortant furax, des cris, bagarres…<br />

– Patricia, ça ressemble au monde en vrai, incroyable…<br />

Elle a rougi, en baissant les yeux, silence. Euh… que dire ?<br />

– Je m’appelle Gérard, Gérard Nesey, dans ce monde. On existerait tous les deux, vous et moi.<br />

Elle a fait Oui, touchée, heureuse… Silence. Il hésitait entre demander « on pourrait devenir<br />

amis ? » et « vous accepteriez de m’épouser ? », euh…<br />

– m… mèhci m… maname l… lucie, n… ne vous dih… me dih…<br />

Oui, Lucie, lui commandant d’avouer son nouvel amour (lui dire de dire), avait cette fois accompli<br />

un miracle, salvateur. Si Patricia existait, ou non, peu importe.<br />

26


CONVERSION ENCOURAGÉE<br />

Gérard s’est assis, à ce siège au fond, le bus était reparti. Oui, il repensait à ce visage…<br />

étrange, de sa petite pâtissière chérie, ce vendredi soir, pour leur 141 e rencontre. A mi chemin entre<br />

crainte et… « espoir » ? ou quoi ? espoir de quoi ? Mystère. Ou logique féminine. Ou plus vraisemblablement<br />

: au sujet de quelque chose dans sa vie à elle, sans rapport avec son travail. Peut-être un<br />

rendez-vous ce soir avec son amant, qui allait peut-être la demander en mariage, ou non. Soupir.<br />

Il a ouvert le petit paquet, du flan. Oui, si ç’avait été un flan avarié, de la veille, elle aurait seulement<br />

été inquiète, de perdre sa clientèle fidèle à lui – ou, oui c’est vrai, elle serait rassurée en même<br />

temps, parce qu’elle devinait que lui reviendrait dans tous les cas, puisque amoureux secret, pardon.<br />

Intuition féminine.<br />

Il a soulevé le flan pour mordre dedans, mais… oh, il y avait… son petit collier à elle, sa petite<br />

croix, tombée là, dans le paquet ! Oups, avait-elle paru si « différente », ce soir, parce que consciente<br />

d’avoir perdu son collier, protection religieuse, sans réaliser qu’elle venait de le perdre à l’instant, dans<br />

ce paquet, et pas deux heures avant ? Vite ! Il s’est levé : « arrêt demandé » ! Avalé le flan en deux<br />

bouchées, pour se libérer une main, mieux se tenir au montant.<br />

Et quelques secondes plus tard, il descendait, à cet arrêt inconnu, pardon. En face, on ne<br />

voyait pas arriver d’autre bus, qui le ramènerait vite Rue Saint-Jean, il était 19:28, alors… il a couru,<br />

oui lui : couru. Pour rapporter son précieux collier protecteur à sa petite chérie. Presque heureux, de<br />

cette mission salvatrice, de presque héros, pour réconforter sa belle… petite naine chérie…<br />

Et traverser trois carrefours, en courant toujours, heureusement sans voiture. Et la Rue Saint-<br />

Jean enfin, ouf… <strong>Ma</strong>is il craignait que ce soit fermé… non, ouf, le rideau n’était pas abaissé encore ! Il<br />

est entré, tout haletant pardon.<br />

Un type barbu le regardait, la petite jeune fille n’était pas là.<br />

– Désolé msieu, c’est fermé ! Il est ‘quarante !<br />

Ah, euh…<br />

– elle est djà partie, la petite jeune fille ? Elle a perdu son collier, pardon, tombé dans l’gâteau que j’ai<br />

acheté, ici, pardon. J’venais l’rapporter.<br />

– Merde, qu’elle est con ! Ça a tout sali avec la crème, inbouffable ? Tu veux ête remboursé ?<br />

– euh, non, msieu pardon, elle est merveilleuse, le flan était délicieux, mais ce collier était très important<br />

pour elle, je crois, avec une croix religieuse…<br />

– Pf ! L’est handicapée mentale, qu’est-ce qu’elle y comprend, à la rligion, ste conne !<br />

– euh, vous savez de quel côté elle est partie ? je peux peut-être la rattraper…<br />

– Ah-ah-ah ! Zorro ! Ouais, c’est par là, son foyer social, mais pas loin, faudra courir vite !<br />

– merci msieu, pardon.<br />

Et il est sorti, et il a couru, couru, pardon, espérant apercevoir sa petite silhouette, mais… non,<br />

et… après, la rue Saint-Jean bifurquait en deux… Ou bien, ce « bâtiment », là… oui ! : « Foyer Social<br />

Féminin Coluchettes ». Il y est allé, euh… « Foyer féminin », c’était peut-être interdit aux hommes,<br />

euh…<br />

Il arrivait à la porte. Oui : « fermeture : 22 heures / interdit aux mâles et aux trans. Sonnerie<br />

d’appel » Il a… sonné, pardon. Silence. Long très long silence. Oui. Attendre. Et… la porte<br />

s’ouvrait, oh joie, elle ? Non, une noire, avec un foulard autour de la tête.<br />

– Qu’est-ce tu viens nous faire chier, sale blanc ?!<br />

Outch.<br />

– euh, pardon, mdame, je… venais rapporter… à une jeune fille, qui loge ici, son collier, qu’elle a perdu,<br />

en faisant un paquet, au magasin là-bas.<br />

La noire a froncé les sourcils :<br />

– Fais voir !<br />

Euh, oui : il l’a sorti de sa poche, lui a donné.<br />

– c’est une jeune fille de très très petite taille… très très jolie…<br />

– La naine ? Ah-ah-ah !<br />

Qu’est-ce que ça avait de drôle ?<br />

– <strong>Ma</strong>is pas en or ! C’est nul ! Qu’est-ce que j’vais faire de ça ?!<br />

– euh, lui rendre, madame, s’il vous plaît…<br />

Elle a refroncé les sourcils, avec un demi-sourire.<br />

– Pourquoi tu m’dis pas « j’ai pas confiance, sale négresse bougnoule, voleuse ! », hein ? Et Musulmane<br />

en plus, je suis ! Voler les infidèles, c’est juste et bon !<br />

Oh…<br />

– madame, je… je suis ouvrier, et à mon usine, y a des sénégalais, des tunisiens, honnêtes, bons de<br />

coeur.<br />

27


Elle a souri.<br />

– Purée ! <strong>Ma</strong>is tu sors d’où ? D’la planète <strong>Ma</strong>rs ? En tout cas, du Ciel Allah te voit et tu viens<br />

d’marquer un point, là. Si tu t’convertis à l’Islam, c’est pas foutu, tu m’parais sauvable, toi, anormal !<br />

– merci, madame… vous lui donnerez, n’est-ce pas ? à la petite jeune fille – même si vous lui expliquez<br />

que c’est un miracle d’Allah, d’accord, mais rendez-lui, je crois que c’est important pour elle,<br />

pour la rassurer, dans ce monde méchant…<br />

Elle a froncé les sourcils, aïe.<br />

– Attends ! J’réfléchis ! Tu m’as l’air…<br />

? Hein ? L’air « pas honnête », ou quelque chose ?<br />

– Si c’est Allah qui t’envoie déguisé en blanc ou quoi, euh.<br />

? Il a souri. Pardon.<br />

– T’es amoureux d’la naine ?<br />

???! Outch, oui, l’intuition féminine, il se sentait tout nu.<br />

– oui, pardon, sans déranger.<br />

– Ah-ah-ah ! Alors !<br />

Elle lui rendait le collier, elle refusait ?<br />

– Tu lui rendras dmain midi ! J’ui dit que t’es vnu lui rapporter, mais j’ai pas voulu m’salir les mains<br />

avec cette cochonnerie croisée ! Tu l’invites au restau là, à côté, dmain midi !<br />

?…<br />

– euh, pas la déranger, pardon…<br />

– Eh, t’es client fidèle, depuis longtemps ?<br />

?<br />

– trois ans et demi, cent quarante et un vendredis, pardon.<br />

– Ouais, moi j’suis là dpuis six mois, mais on est dans la même chambre, douze ensembe, et<br />

l’vendredi soir elle écrit toute la nuit s’qu’y s’est passé pour elle, tes mots ou quoi, connard ! Ah-ahah<br />

!<br />

Oh…<br />

– ou… un autre client, beau, riche, musclé…<br />

– Ah-ah-ah ! Non, l’est l’genre anémique débile, dans les nuages ! Pas une danseuse à vouloir s’faire<br />

des super-virils, et tant mieux ! Les beaux noirs, on s’les garde, nous entre négresses, ah-ah-ah !<br />

Hum, euh…<br />

– Non ! A mon avis, mec, elle l’a pas perdu, s’collier ! É t’l’a rfilé pour qu’tu lui rapportes sur la route<br />

d’ici ! Un truc comme ça ! Amoureuse, elle est ! De toi !<br />

Il a souri, faiblement.<br />

– euh, vous… pensez… qu’elle… acceptera… cette invitation… ?<br />

– Sûre ! 100% !<br />

– euh… si elle a un… empêchement, ou quelque chose, dites lui que c’est pas grave, je jure de lui<br />

rendre, vendredi prochain, qu’elle s’inquiète pas…<br />

– Tt-tt ! Attends ! Et pourquoi j’ferais ça, moi, d’abord ? Bon, ouvrier t’as pas d’fric, OK, mais… en<br />

échange, jure moi qu’tu vas lire le Coran ! Intégralement ! D’ici la fin d’l’année ! (En Français, OK,<br />

j’t’oblige pas à apprendre l’arabe).<br />

– je le jure, madame.<br />

– Ah-ah-ah ! Allah akbar !<br />

Et elle est rentrée à l’intérieur. Et lui est parti, tout chose, rejoindre l’Abribus, là-bas. Rentrer<br />

chez lui. Et… repasser, au fer, une deuxième chemise de la semaine, un deuxième pantalon, incroyable…<br />

Le lendemain, il est parti très en avance, pardon, et arrivé bien trop tôt, à 10:46 à l’Abribus<br />

Saint-Jean. Bien, il aurait le temps de chercher le restaurant, tranquillement, et le bonheur de<br />

l’attendre, la voir arriver… Il est allé par là, donc, vers le foyer social. Traverser, au cas où ce soit sur<br />

le trottoir du foyer, oui.<br />

? Oh… sa petite chérie l’attendait là-bas, debout toute seule, timide… Déjà là, il était à peine<br />

onze heures. Oh… le miracle continuait ? Ou bien folle d’inquiétude de chaque seconde sans son<br />

collier protecteur ?<br />

Il l’a rejointe… enfin, elle a rougi, fait trois pas dans sa direction à lui, aussi, et puis elle s’est<br />

arrêtée, regardant le restaurant, et réalisant apparemment qu’il valait mieux attendre là. Elle a regardé<br />

par terre, souriante toute rouge, confuse. Comme… confirmant l’hypothèse incroyable de la dame<br />

noire (l’amour secret réciproque…).<br />

– ‘Jour, manemoiselle…<br />

– j… jouh, m… mèhci, p… pahdon…<br />

Il a sorti le petit collier :<br />

28


– Tenez, je vous rends, euh…<br />

Elle a tendu la main, crispée, elle tremblait toute entière, pardon.<br />

– n… n…<br />

? Elle ne prenait pas le collier, gardant la main entrouverte comme pour dire « non, enfin : si<br />

vous y tenez, je le reprends, mais je préfère pas ». Comment lui donner raison, lui donner confiance ?<br />

– Ou bien… je vous le rendrai tout à l’heure : je le garde avec moi, au restaurant, pour que vous<br />

m’expliquez votre religion, par exemple.<br />

Elle s’est signée, avec un sourire radieux. Le Miracle, oui, apparemment, pour elle… Et… il a<br />

souri, lui, pardon (enfin : sourire de bonheur, de rendre heureuse celle qu’il aimait, et sourire<br />

d’amusement, devant cette course chrétienne-musulmane pour convertir le sceptique qu’il était).<br />

<strong>Ma</strong>is, finalement, le restaurant était fermé, pas encore ouvert, et ils sont allés s’asseoir sur un<br />

banc public, tous les deux, souriants, émus, heureux, c’était fabuleux… Silence. Long silence, de<br />

bonheur. Et puis, pour tendre la main, il a dit :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… m’appelle Gérard, Gérard Nesey, j’ai 29 ans. Pas de religion, encore, pardon.<br />

Elle a rougi, sans froncer les sourcils du tout.<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

? Elle préférait qu’il soit « à convertir » plutôt que déjà catholique ?<br />

– j… je p… pat’icia n… niezewska, p… pahdon, v… vin six ans… p… pahdon… k… k’étienne…<br />

Il n’a pas demandé « chrétienne catholique ? ou… ». Peu importait. L’ancien pape, polonais,<br />

était catholique, mais il y avait peut-être des orthodoxes là-bas aussi, près de la Russie.<br />

– j… je n’a z… z’inquète n… ne vote âme, m… meu-s… sieu, k… que v… vous avez pas n… ne cohier<br />

ne c’oi…<br />

Pas de collier, de croix ?<br />

– Merci, manemoiselle… de… vous inquiéter pour « le salut » de mon âme, merci…<br />

Elle a rougi, très fort. Et elle s’est signée, comme remerciant le Ciel de ce « nouveau Miracle<br />

» ? Il a souri.<br />

– Vous pouvez m’expliquer le principe ? s’y vous plaît…<br />

Elle a tressailli, comme essayant de se reconcentrer, sur sa « mission ». Et puis… elle a…<br />

baissé le menton, les épaules, comme toute abattue, se sentant incapable, la pauvre. Oh…<br />

– Sshht… manemoiselle, craignez-rien. Même si vous bégayez, si vous hésitez, si vos mots sont pas<br />

parfaits… je préfère vos mots à vous, sincères, que les grands mots d’un spécialiste méchant. Vous<br />

êtes gentille, vous… vous me donnez envie de croire…<br />

Elle a rougi, souri, et s’est redressée un peu, en se signant encore. Hésitante quand même…<br />

– m… mais j… je sais p… pas lihe… p… pahdon… j… je n… n’han…<br />

« Je n’handicapée mentale » ?<br />

– Shht… Respirez. Dites-moi les choses, le merveilleux, les problèmes, vos certitudes, vos incertitudes…<br />

Ça va m’aider, je suis sûr…<br />

Elle avait les larmes aux yeux, mais demi-souriante. Se signant encore. Comme émerveillée<br />

par chaque mot qu’il disait, c’était inouï…<br />

– m… meu-s… sieu n… Nesey…<br />

– Gérard, vous pouvez m’appeler : Gérard, Patricia…<br />

Heureuse, mais… elle a fermé les yeux, comme pour se concentrer sur ses idées, pardon.<br />

– n… nes sœuh… ch… chez nes démiles…<br />

Oh, elle venait de « chez les débiles » ? c’était confirmé ?<br />

– n… ne dih… s… si p… pas c’oih… ne Seiyeuh j… jésus n… n’y nest Nieu, aloh… n’aller n…<br />

n’enfèh… tohtuh… et… et si k… c’oih… n’aller p… pahadis…<br />

Silence. Oui, le Pari de Pascal, bâton et carotte, mais vers Islam comme vers Christianisme.<br />

– Craignez rien, manemoiselle : si vous croyez, vous irez au Paradis, c’est sûr.<br />

Elle a fait non, faiblement.<br />

– s… si v… vous p… pas êteu l… là, j… géhah, s… ça pas êteu p… pahadis…<br />

Il a souri. Tellement amusé, ou impressionné, qu’il en a presque claqué dans ses doigts, pour<br />

dire « bravo : vous venez d’invalider ces religions débiles ! ». Non, hum…<br />

– Patricia, je vous remercie, infiniment de… ce sentiment, merci, tellement. Simplement, je pense que<br />

ça s’explique, on va réfléchir ensemble, d’accord ?<br />

Elle a fait la moue.<br />

– j… je n… ne zého n… n’intéhigence…<br />

Zéro de QI ?<br />

– Patricia… Personnellement, je crois le contraire : votre idée « le Paradis que vous offrez, c’est pas le<br />

Paradis », c’est très très intelligent, c’est interdit parce que… « tellement c’est intelligent » ils ont pas<br />

de réponse alors ils interdisent, c’est eux les débiles pas vous…<br />

29


Elle a souri, amusée, contente.<br />

– m… mèhci…<br />

Silence.<br />

– m… mais j… je va k… c’oquer n… ne pomme z’intèhdite… n’avec vous… et le Seiyeuh… ne va n…<br />

nous m… massaker…<br />

Oh, religion de sauvages.<br />

– m… moi s… c’est p… pas ghave, m… mais v… vous… v… vous n… ne p’uss gentil m… meu-s…<br />

sieu nu monde, s… c’est t… tènement pas juste…<br />

– Merci, Patricia. Et moi je trouve que c’est grave pour vous aussi : vous, la plus gentille personne de<br />

l’Univers, je suis sûr…<br />

Elle… pleurait… de… bonheur ou/et crainte…<br />

– Patricia, hier, la dame qui a organisé ce repas, pour nous, en refusant de vous rendre le collier, elle<br />

m’a fait jurer de lire le Coran, le livre d’une autre religion. Et moi, j’ai lu la Bible (le début – j’ai craqué<br />

avant la fin), et les Evangiles (donnés par ma sœur).<br />

Elle a cligné des yeux.<br />

– et v… vous p… pas c’oih… ?<br />

– Non, j’ai été très choqué, par les horreurs écrites, ce Dieu massacreur, raciste, ces « élus » esclavagistes,<br />

mais… votre cœur à vous est pur, Patricia… Patricia vous êtes belle de cœur, je suis sûr,<br />

pas seulement jolie fille…<br />

Elle a rougi, très fort.<br />

– Patricia, je… crois que… « ne pas savoir lire » vous a protégée, des mensonges, écrits. Ce que<br />

vous direz, pour expliquer que la religion est belle, c’est comme une ré-invention, en mieux, en prophète-tesse…<br />

Sourire, confus. Silence. Long silence. Elle réfléchissait intensément.<br />

– n… ne Seiyeuh… s… c’est… t… t’ois…<br />

Trois ? Trinité, le Père le Fils le Saint-Esprit, quand les Israélites et Musulmans crient « Non,<br />

Dieu est Un ! », beuh, c’était décevant, pardon…<br />

– un : l… l’amouh (des faib’)… d… deux : n… n’aider s… samahitain (pas hacisme)… t… t’ois : t…<br />

t’endeu n’auteu joue (s… si giffé)…<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique, Patricia, magnifique…<br />

Elle a rougi, immensément, de confusion, étonnée de sa « victoire », de sa logique, de son<br />

pouvoir de conviction donc.<br />

– a… aloh… s… c’est p… pas vhai n… Nieu n’auhait k… condamné à moh… ne manger ne pomme…<br />

ne casser n’immeube des gens ensembe sans hacisme…<br />

La tour de Babel, oui ! cassée en refusant la performance d’une humanité unie et fraternelle…<br />

conte bidon ou fait atroce.<br />

– et… et pas vhai n… ne veux f… femmes dominées, f… filles k… coupabes ne naissance…<br />

– Bravo, oui. Et Jésus aurait pas dit que les Non-Juifs sont des chiens.<br />

– n… non…<br />

– Et il aurait pas dit qu’y faut tuer les parents éloignant leurs enfants de Dieu.<br />

– n… non, n… ne faut ê… êteu j… gentil, s… c’est tout… p… pouh n’èspoih ne hécompense ou… ou<br />

juste de gentillesse, puh…<br />

Il a souri. Euh, « gentillesse pure » ou…<br />

– Ou par calcul, intelligent : si on est gentil, on fait sourire… si on est méchant on attire la colère en<br />

retour… donc essayer…<br />

Elle s’est signée, émerveillée, de sentir ses neurones clignoter, comme comprendre le monde<br />

entier…<br />

– j… géhah… s… ça n’éziste n… n’un cohier ne géhahnienne… ?<br />

?? Elle voulait se convertir à la religion gérardienne ?…<br />

– Patricia, c’est… vous qui l’avez inventée, pas moi… moi, je suis croyant Patricien, je vous vénère…<br />

oh…<br />

Il est descendu du banc, pour se mettre à genoux, à sa hauteur, les mains jointes. Amoureux<br />

de sa petite Patricia, fabuleuse oui. Et… elle s’est laissée glisser, au sol, émerveillée d’être à sa hauteur,<br />

à lui, pour la première fois…<br />

– s… c’est p… pouh ça j… je n… naine… ?<br />

– Peut-être Oui. Le Seigneur veut que je sois à genoux, à votre hauteur, peut-être.<br />

– oh… oh l… le Seigneuh… s… si bon… j… je le savais… s… c’est pouh ça j… je c’oyais…<br />

Il n’a pas conclu : « ou le rêveur est bizarre gentil », non, il était crédule, heureux, de la suivre,<br />

les yeux fermés.<br />

30


L’ASSISTANTE ANGLOPHONE<br />

Patricia, assise près de lui, était toute voûtée, presque recroquevillée. Sans espoir, la pauvre.<br />

Pensant mourir bientôt, quand sa tutelle confirmerait, hélas, qu’elle devrait retourner « chez les débiles<br />

», à Douai, dans quatre mois et demi.<br />

Sur la porte, il y avait écrit « Ville de Lille, Assistante Sociale Chef, Béatrice Berg », et iceberg,<br />

elle avait sans doute été taquinée avec ça, éclats de rire à l’école, mais ce n’était pas drôle, non.<br />

Enfin, heureusement, il n’y avait pas aujourd’hui de grand soleil, indécent, éclaboussant les yeux<br />

mouillés de sa petite Patricia chérie. Silence. Klaxons derrière eux, loin en bas, voitures. Ils étaient au<br />

quatrième étage… (Il ne faisait pas chaud, il n’y avait pas de fenêtre ouverte, ouf, il aurait eu peur<br />

pour son amie, désespérée…).<br />

La porte s’ouvrait. Une voix féminine, forte.<br />

– Allez mdame ! ‘Faut pas prende la république pour une vache à lait, quand même !<br />

– Ouais mais fait chier, quand même !<br />

– S’z’êtes pas contente, barrez-vous ! rtournez au bled !<br />

– Putain !<br />

– Vas chier, la fatma !<br />

Euh, il s’est levé, il a aidé Patricia à descendre, jusqu’au sol, petite naine chérie.<br />

– Ah ouais, c’est la naine, après ! Entrez !<br />

Ils sont entrés, pardon. Patricia est allée vers la chaise du fond, un peu en retrait. Il l’a aidée à<br />

monter.<br />

– Ah-ah-ah ! Eh ! È sait grimper toute seule, éh !<br />

– Pardon.<br />

– p… pahdon…<br />

Il s’est assis sur l’autre chaise. La dame le fixait droit dans les yeux, lui, ignorant Patricia,<br />

c’était pas juste.<br />

– Èsplique-toi, toi !<br />

Oui, euh.<br />

– <strong>Ma</strong>dame, je sais que… vous êtes la tutelle de… Patricia.<br />

– Ouais !<br />

– Et, dans quatre mois, et demi, se finit son contrat d’insertion.<br />

– Bien sûr ! Quatre ans ça suffit ! C’était même pas la peine d’essayer ! Aucune chance !<br />

Ne pas contredire la dame de pouvoir, ne pas dire que Patricia (sa petite pâtissière chérie)<br />

était la meilleure employée du monde…<br />

– Et je, euh… voulais vous proposer une autre… fin…<br />

Elle a froncé les sourcils.<br />

– Patricia pourrait venir habiter chez moi. Je gagne assez d’argent pour deux.<br />

La dame a… éclaté de rire. Presque hurlé de rire. Et il y avait deux possibilités, deux interprétations<br />

opposées, à ce rire : soit elle allait dire « c’est magnifique, inespéré ! Oui ! », soit « c’est<br />

complètement idiot, je dis Non ! »…<br />

– Hé ! Et…<br />

Elle cherchait son souffle, tellement écroulée de rire.<br />

– Hé ! Et si j’te dis qu’elle est malformée ! Pas baisable ! « Ah, euh… ! », hein ?! Tu « vas y réfléchir »,<br />

tu m’recontacteras ?! Hein ! Ou pas ! Ah-ah-ah !<br />

C’est pas ça, non.<br />

– Mdame, Patricia m’a avoué cette raison de désespoir pour elle, oui. <strong>Ma</strong>is elle a un cœur, immense,<br />

Patricia, pour moi. Et je maintiens ma proposition, d’hébergement, refuge.<br />

– Hé ! Elle a jamais touché une casserole, un feu, nulle ! Même pas è srait ton esclave : elle est bonne<br />

à rien !<br />

– Je ferai la cuisine, j’aime bien faire la cuisine. On s’organisera pour le midi, si je mange à l’usine, ou<br />

non, on verra.<br />

La dame a froncé les sourcils, encore, fait une moue bizarre avec la bouche. Regardant ses<br />

vêtements à lui ou quoi.<br />

– T’es ouvrier ?! Au SMIC ?!<br />

– Oui, pardon. <strong>Ma</strong>is ça suffit (je sors pas), et des « économies », même.<br />

– Hé ! J’veux dire : t’es débile mental aussi, toi ?!<br />

– J’ai eu le Bac, félicitations du jury.<br />

– Vache ! Quel Bac ?!<br />

– <strong>Ma</strong>ths, général, mais Patricia est mille fois plus brillante que moi en calcul mental.<br />

Elle a rigolé encore, la dame.<br />

31


– Eh ! Tu connais des langues étrangères ?!<br />

? Quel rapport avec la situation, gravissime ? Ou une contre-épreuve, pour vérification, par la<br />

dame littéraire, nulle en <strong>Ma</strong>ths, elle.<br />

– Je suis bilingue anglophone, je lis le Russe en alphabet cyrillique. A la maison j’ai étudié un peu le<br />

Japonais (avec idéogrammes et lettres-syllabes), le Finnois en lettre latines phonétiques, orthographe<br />

transparente. J’envisageais d’apprendre le Polonais, pour me rapprocher de Patricia… mais elle ne<br />

connaît pas la langue de ses origines, pardon.<br />

– Ouais ! La polak débile ! Nourrie à nos frais !<br />

Outch. (Il avait cru que les assistantes sociales faisaient « dans le social », mais ça semblait<br />

plutôt « les gendarmettes de l’aide sociale »).<br />

– Patricia !<br />

Mh ? La dame s’était tournée vers la petite jeune fille, qui a essayé de lever le menton. Ses<br />

joues étaient couvertes de larmes, oh…<br />

– Hey ! You speak English ?! You understand ce que I say ?!<br />

Et… la petite jeune fille a… cherché ses yeux à lui, perdue, désemparée. Oh… Vite, dédramatiser<br />

:<br />

– Patricia, madame Berg vous demande si vous parlez en langue anglaise aussi, si vous comprenez<br />

la langue anglaise.<br />

Patricia pleurait, à grosses larmes.<br />

– j… je p… pas n… n’inténigente, p… pahdon…<br />

Il a essayé de lui sourire :<br />

– L’intelligence c’est nos <strong>Ma</strong>ths à nous, Patricia, moi je dis.<br />

Elle a eu un faible sourire, émue, oh adorable.<br />

– Éh !<br />

Mh ? Oui, la dame méchante.<br />

– Eh ! <strong>Ma</strong>n, why ! Why you faire this ?! If you peux pas fuck her ! Putain !<br />

Outch. Euh… Et… elle voulait visiblement que Patricia ne comprenne pas ce qu’elle disait.<br />

Peut-être parce que… si elle la faisait sortir, pour lui parler à lui en privé (plus librement ?), elle craignait<br />

que Patricia saute par la fenêtre…<br />

– I do that to help her, madam.<br />

– Eh ! You mean : for sauve her ?! Merde…<br />

Pfouh… Avouer « Yes » ? ou répondre « <strong>Ma</strong>ybe », ou… comment on dit « oui, c’est bien le<br />

risque : qu’elle se tue »… Euh…<br />

– Eh ! She speak de killing elle-même ?! Hein ?!<br />

Soupir.<br />

– She… is very very shy, and secret. She would not say it, I fear. But she may do it, yes. <strong>Ma</strong>dam, I<br />

would be happy to welcome her.<br />

– Eh, no need ! Si you help me, that is assez ! : keep her vivre one week, and I go put her in a… camisole<br />

! Then you are free !<br />

Oh… (camisole de force ? straitjacket ? pauvre chérie…).<br />

– <strong>Ma</strong>dam, I am not a saver. I… love her… I want her happiness.<br />

– Hé ! You cannot fuck her ! What you want faire ?! She is a… a naine !<br />

Dwarf, oui, pardon.<br />

– Hé ! Her ass and mouth is very little, you cannot fuck le moindre hole of her !<br />

Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>dame, mon cœur aime Patricia, infiniment. Tendresse infinie, simplement. J’ai besoin de la revoir,<br />

plus que de respirer ou boire.<br />

– Pff ! Ça existe pas, ça ! Les hommes, c’est pas ça !<br />

– Je suis pas « super viril », non. J’ai la chance infinie que… Patricia me sourit, depuis trois ans et<br />

demi. S’il vous plaît, ne nous enfermez pas tous les deux, donnez-nous une chance.<br />

– Vachment dangereux ! Merde ! C’est pas vivab’, ça peut m’péter à la gueule !<br />

– Je signerai toutes les promesses que vous voulez. Je travaillerai dur, à l’usine, pour l’économie<br />

française, et alors : nourrir Patricia coûtera rien à la société française. Ni moi. Je mettrai même un peu<br />

d’argent de côté, pour dans cinquante ans, nos funérailles.<br />

– Hum ! Sous-entendu : sinon, à la Roméo et Juliette demain ?!<br />

Non, pas le poison, mais sous le train sans doute.<br />

– <strong>Ma</strong>dame, laissez-nous vous prouver notre bonne foi, notre volonté de nous en sortir, de vivre, ensemble.<br />

– Ouais, mais toi, matheux à la con, t’as pas fait d’vraies études, supérieures, psycho et tout ! Ça va<br />

rater, je l’sais : moi j’ai la connaissance !<br />

32


– <strong>Ma</strong>dame, la science (et les sciences humaines, pareil), c’est des… régularités apparentes, jusqu’à<br />

ce qu’on rencontre un cas différent.<br />

– Non ! C’est La Connaissance !<br />

Pfouh… Une scientiste idiote, c’était elle la débile, mais il ne fallait pas le dire, ou bien elle<br />

allait les tuer, indirectement.<br />

– Mettez-nous à l’essai : deux jours, une semaine, un mois, un trimestre, un an, cinq ans… Et vous<br />

publierez un grand article qui fera date dans la communauté psy. Chamboulant tous les vieux dogmes.<br />

La « loi alternative » de Berg.<br />

– Ah ? Tu m’intéresses, là !<br />

– Et… vous vérifierez la traduction anglaise, dans « Scientific American », juste avant de recevoir le<br />

Prix Nobel !<br />

– Ah-ah-ah ! Eh ! Ça srait mérité ! J’étais de très très loin la meilleure d’la promo, enfin sauf la bougnoule,<br />

là, mais ça compte pas !<br />

– Sans vous, on pourrait pas accomplir ce miracle, scientifique, tout le mérite vous en revient oui.<br />

– Je veux, oui !<br />

Elle voulait qu’ils essaient, vrai ? Il s’est tourné vers sa petite chérie, adorable interloquée, à<br />

mi-chemin entre larmes et sourire.<br />

– Patricia, <strong>Ma</strong>dame Berg envisage de dire Oui…<br />

Oh, émue, rougissante, immensément touchée…<br />

– Ouais ! et j’deviendrai prof de fac ! Avec l’Elite ! Pas rester ramasser toutes les merdes du Monde !<br />

– Bravo, madame : vous avez aidé et vous serez récompensée…<br />

– Ben ouais ! Normal, moi je dis ! Supérieure, je suis ! Bien au-delà de leur tire « chef » à la con !<br />

Il s’est tourné vers Patricia, et ils se sont souris, tendrement… Dans ses yeux à elle, il y avait<br />

comme une infinie admiration, et davantage encore, oh…<br />

33


EMMENAGEMENT À DEUX<br />

Il était bientôt midi, enfin dans moins d’une demi-heure. Il a appuyé sur le bouton « arrêt demandé<br />

», il est descendu du siège, avec la lourde valise de Patricia. Son ex « petite pâtissière adorée<br />

», oui, maintenant <strong>copine</strong>, sous sa protection, officielle. Elle s’est aussi laissée glisser jusqu’au<br />

« sol », plancher du bus… Toute intimidée, perdue, la pauvre.<br />

– C’est le prochain arrêt, Patricia : « Cité K », il s’appelle.<br />

Elle a fait Oui, du menton, gentille. <strong>Ma</strong>is un peu inquiète.<br />

– Je vous donnerai des tickets de bus. On prendra ensemble le bus, en sens inverse, vers le centre<br />

ville, vous verrez : c’est simple. Et pour revenir aussi : facile, vous verrez.<br />

Il a hésité à ajouter : « ne vous sentez pas perdue, sur une île déserte, loin de tous repères<br />

»… <strong>Ma</strong>is le dire avec des mots n’apporterait rien, peut-être. Le bus ralentissait, il s’est arrêté. Ils<br />

sont descendus. Oui. Etrangement, Patricia ne regardait pas partout autour, pour se familiariser avec<br />

ce qui serait son nouveau quartier, elle gardait les yeux baissés, les épaules voûtées, mignonne intimidée.<br />

– C’est par là : la deuxième rue à gauche : rue Mickey Newbury. Vous connaissez ce nom, de chanteur<br />

?<br />

Elle a fait Non.<br />

– Je vous ferai écouter, si vous voulez. Il y a quelques magnifiques chansons tristes, et belles. (Avant,<br />

j’étais triste, pardon).<br />

Elle a rougi, souri, hoché le menton.<br />

– m… mèhci, j… géhah…<br />

Oui, comprenant que sa venue à elle lui réchauffait le cœur, comme il avait dit à sa tutelle, en<br />

signant la transmission de charge.<br />

Ils ont traversé, au carrefour.<br />

– j… géhah, v… vous v… vounez j… je pohte n… na valise… ?<br />

Il a souri.<br />

– Non, ça va : c’est juste pour escalader le trottoir, là, un peu lourd. <strong>Ma</strong>is plus facile pour moi, et je me<br />

sens comme chevalier servant, avec ma petite princesse, c’est merveilleux…<br />

Elle a rougi, très fort.<br />

– m… moi j… je voudhais n… ne deviende v… vote èstlave, j… géhah, s… si gentil…<br />

– Merci, Patricia.<br />

Oui, c’était pur et simple, comme offre d’elle, puisqu’elle l’avait averti qu’elle était malformée,<br />

sans capacité à faire l’amour. Ce qu’avait confirmé la tutelle, les yeux froncés, ne comprenant pas sa<br />

tendresse à lui, platonique et pure, innocente.<br />

– Voilà, c’est la rue Mickey Newbury, là.<br />

Elle a relevé les yeux, vers lui, souriante timide. Avec comme des soupirs, retenus. Qu’il ne<br />

comprenait pas bien. Ou bien elle était émue, et sous-entendait : « et chaque vendredi, vous faisiez<br />

tout ce chemin, à travers la ville, pour me revoir à la pâtisserie ? ». Oui, petite chérie, mais… ils pourraient<br />

en reparler une autre fois, ils avaient peut-être cinquante ans devant eux, maintenant. Elle<br />

n’allait pas disparaître mariée (comme il l’avait craint trois ans et demi), ni disparaître « renvoyée chez<br />

les débiles » (comme il l’avait découvert l’autre mois passé). Enfin, ils marchaient très doucement, au<br />

petit pas lent de sa naine <strong>copine</strong> gentille. Ils approchaient. Ils sont arrivés à l’immeuble, la porte de<br />

verre. Il a posé la valise.<br />

– J’ai fait faire un double des clés, pour vous, Patricia.<br />

– p… pahdon…<br />

Pardon de coûter ? Il a souri.<br />

– Elles sont là-haut, dans le studio. Je vous les donnerai tout à l’heure.<br />

– m… mèhci, j… géhah… m… mèhci…<br />

Euh, pardon, le mot « donner » ne voulait pas dire ici « cadeau », comme les fleurs l’autre<br />

jour, qui l’avaient immensément faite rougir, larmoyer, renifler… (Il a ouvert,) ils sont entrés.<br />

– Voilà ; ici c’est le hall de l’immeuble, avec les boîtes aux lettres. Vous voyez : j’ai changé l’étiquette :<br />

maintenant « Nesey G, Niezewska P ».<br />

Elle a rougi, très fort, encore. Il a hésité à confirmer « Oui, on est ensemble, officiellement,<br />

Patricia »… <strong>Ma</strong>is il ne savait pas s’il fallait insister pour le faire digérer ou bien… passer à autre chose,<br />

comme si c’était anodin, à ne pas dramatiser.<br />

– L’escalier est là. Pardon : y a pas d’ascenseur. Cinq étages. On… pourra chercher ailleurs, peutêtre,<br />

ou si « l’appart’ », ça s’avère trop petit pour deux, on verra.<br />

– j… je p… pas meaucoup n… ne place…<br />

? Mh ?<br />

34


– Vous avez peur de pas avoir assez de place ?<br />

Elle a secoué la tête, perdue. Un peu affolée. De ne pas trouver les mots. Aparemment ce<br />

n’était pas « Non, pas assez de place », mais « Non, c’est pas ce que je voulais dire ».<br />

– Vous voulez dire : « vous êtes de petite taille, vous prenez pas beaucoup de place » ?<br />

Oui. Oui-oui, et ses yeux levés, disant des mercis infinis… Il s’est penché, lui faire une bise<br />

sur le front… et elle lui a rendu, sous le menton, délicieuse petite chérie, oh… Heureux, il était.<br />

Il a ouvert le casier à lettres. Publicités, facture électricité.<br />

– Patricia, vous pouvez me tenir ces papiers, les monter ? C’est mieux de garder la main gauche libre<br />

: pour se tenir à la rampe, monter doucement.<br />

Ils ont gravi les escaliers, donc. Et atteint le cinquième étage, le couloir B. La porte B523, oui.<br />

– ‘Encore marqué « Nesey G Niezewska P », euh : vous préférez que je change pour « Niezewska »<br />

en premier ?<br />

Elle a rougi, fait Non.<br />

– m… mèhci, p… pahdon…<br />

Ils sont entrés et il a refermé derrière, à clé (pour les protéger du monde extérieur). Laissant<br />

les clés sur la porte, bien sûr, mais elle ne semblait pas « peureuse prisonnière ». Ils ont enlevé leurs<br />

manteaux, il a accroché ça aux cintres, du placard d’entrée (il achèterait un marchepied, pour qu’elle<br />

puisse les atteindre, pardon). Et puis il lui a fait visiter, le petit studio. Le coin cuisine, le coin salle de<br />

bains, la pièce chambre-séjour-salle à manger.<br />

– Seize mètres carrés, ça fait, au total. On verra si c’est possible, à deux.<br />

Elle a pâli, paniquée.<br />

– Shht, Patricia : je veux pas dire « sinon je vous jetterai dehors », non, je veux dire « sinon, on cherchera<br />

un peu plus grand, pour abriter notre bonheur »…<br />

Elle a souri, immensément, rougi, très fort.<br />

– m… mèhci, p… pahdon… m… m…<br />

Silence. <strong>Ma</strong>is il connaissait cette pensée qu’elle avait tant répétée, pour le dissuader (de lui<br />

sauver la vie) : « m-mais je v… va v… vous néçuver… » (mais je vais vous décevoir).<br />

– On verra, shht, vous inquiétez pas. Et donc, là, oui, pour le soir : ce lit de camp, que m’ont donné<br />

mes parents, pour dépanner.<br />

Elle a frémi.<br />

– ou… ou leuh hende…<br />

Leur rendre ? Elle voulait dormir dans son lit monoplace, entre ses bras serrée ? oh joie…<br />

– k… que j… je va n… nohmih p… pah tèh… s… sans néhanger, p… pahdon…<br />

« Je va dormir par terre sans déranger » ? Sur la descente de lit ?<br />

– Ou bien moi, par terre, en laissant le lit à ma petite chérie…<br />

Elle a rougi très fort, fait Non de la tête. Il a souri :<br />

– Alors : on va faire comme ça, le grand lit et le petit lit d’appoint. On verra si on achète un lit double<br />

un jour, si ça tient.<br />

Euh, et puis la valise, expliquer peut-être qu’il avait libéré deux tiroirs, au meuble là, pour elle.<br />

Mis à la cave ses vêtements d’été.<br />

– j… géhah, v… vos pahents n… n’en colèh… n… ne moi… ? k… que v… vous méhitez m… mieux…<br />

t… tènement, p… pahdon…<br />

Il a souri, et… il lui a pris les épaules, tendrement…<br />

– Patricia, mes parents sont très… très heureux, de votre venue, de mon bonheur tout neuf. Ils ont<br />

moins peur que…<br />

Elle a frémi, et fait Oui. Genre « oui, moi aussi, c’était pas en nettoyant les vitres, à l’époque je<br />

savais pas que vous existiez, qu’une réciprocité serait un jour possible »… Les yeux dans les yeux,<br />

tous les deux, un long et tendre moment. Et, touchante, elle a eu le courage de lever les mains, pour<br />

lui toucher les coudes, comme une caresse en retour (oui, pardon, il lui caressait les épaules, c’était<br />

une étreinte tendre)…<br />

<strong>Ma</strong>is ! (son ventre à lui avait fait Grr-ôôh), pardon.<br />

– Pardon, oups.<br />

– p… pahdon, j… géhah… que v… vous avez faim…<br />

Il a fermé les yeux, mais ne pas soupirer, de… soulagement, bonheur. (C’était pas qu’il mourrait<br />

de faim, pas du tout, c’est que…) Lucie, la sosie de Patricia autrefois, avait mis fin à leur dernière<br />

entrevue comme ça : « Faut pas s’èscuser tout le temps, c’est nul. On y peut rien, le ventre qui grogne,<br />

rentre chez toi, va bouffer ou quoi ! » et puis sa lettre de « je préfère plu’ te voir, fous-moi la<br />

paix »…<br />

– Euh, on rangera la valise cette après-midi, ou demain dimanche, oui.<br />

Il l’a lâchée, pour aller vers le frigo.<br />

35


– Regardez, ce que j’ai, à vous proposer (on pourra faire les courses, cette après-midi). Qu’est-ce qui<br />

vous fait envie ?<br />

Elle a fermé les yeux, comme douloureusement.<br />

– m… même n… nu f… fhomage…<br />

? « Même du fromage » ? Il… n’avait pas de fromage, il avait horreur du fromage. Ses<br />

yaourts, elle voulait dire ? mais pourquoi « même » ?<br />

– Vous aimez le fromage, Patricia ? Pas de problème, on pourra en acheter.<br />

Il tolérerait l’odeur, pas de problème. Pour elle, il ferait n’importe quoi.<br />

– m… même s… si v… vous v… voulez j… je mange f… fhomage, k… que me fait v… vomih… je v…<br />

vas le manger… pouh vous êteu k… content, ne moi…<br />

Il a souri :<br />

– Shht, vous inquiétez pas : moi aussi, ça me fait vomir, le fromage, le vin, le saucisson, je suis un<br />

« mauvais Français ».<br />

Eberluée heureuse, petite chérie.<br />

– Et je veux pas vous forcer à manger des choses mauvaises. Je veux votre bonheur Patricia.<br />

Elle a baissé les yeux, rougissant énormément…<br />

– Quel est votre plat préféré, Patricia ?<br />

Cramoisie, la pauvre… Elle a fait Non, faiblement.<br />

– Un jour peut-être, je veux dire, pas aujourd’hui forcément.<br />

Silence. Elle cherchait les mots, elle cherchait l’air. Silence.<br />

– n… ne j… jaune m… miyeu, n… ne blanc n… n’autouh… n… ne couper n… ne jaune k… qui<br />

coule…<br />

– Un œuf au plat ?<br />

Il avait six œufs, oui, il devait en rester quatre, au moins.<br />

– j… je connais p… pas n… ne nom, t… t’è n… néhicieux… k… que j… je n’a m… mangé n… une<br />

seune fois t… toute ma vie… n… n’a huit ans…<br />

Il y a huit ans, ou quand elle avait huit ans ? peu importe.<br />

– k… que j… je n’a v… vu u… une fois n… ne vit’ine… k… que hessembe, m… mais n… n’avec<br />

t…tomate, p… tomate p… pas bon, j… je c’ois… de tout casser n… ne déhicieux…<br />

Il a souri encore :<br />

– Moi aussi, j’aime pas la tomate, le poivron, le piment, cette famille, là.<br />

Elle a fait oui, souriante, heureuse. De ne pas être forcée par lui d’avaler ces choses immondes,<br />

qu’elle aurait acceptées, comme du fromage même, avait-elle dit. Oh, petite chérie.<br />

– Patricia…ce midi, je vais essayer de faire des œufs au plat, vous me direz si c’est ça, votre régal. Si<br />

c’est ça, on essaiera des variantes, les autres semaines : cuisson au beurre pas avec mon huile normale.<br />

Omelette mélangée, et avec pommes de terre (mes œufs préférés à moi). Sans jamais de tomate<br />

ni fromage, promis.<br />

Heureuse…<br />

Et il a donc fait des œufs au plat, les quatre œufs disponibles. Pendant que ça cuisait, sur la<br />

plaque électrique, Patricia ne réagissait pas, ne confirmait pas si c’était ou non son plat préféré du<br />

monde – ça se passait trop haut, pardon. Une fois les œufs cuits, il a descendu la poêle pour lui montrer,<br />

et… oh, elle a failli s’évanouir, de bonheur, pur… C’était ça ! Son plat préféré du monde, mangé<br />

une seule fois dans sa vie (sa tutelle avait dit qu’elle ne savait pas faire la cuisine, n’ayant vécu que<br />

« chez les débiles » puis en foyer social).<br />

– Si c’est pas parfait, on ré-essaira des autres fois : le blanc plus ou moins croustillant, le jaune plus<br />

ou moins liquide, avec plus ou moins de sel, tout est possible.<br />

Elle cherchait l’air, elle… pleurait de bonheur. Elle… a relevé les yeux vers lui, comme toute<br />

désemparée… comme pour dire « pour rester avec vous, j’étais prête même à manger du fromage, à<br />

vomir souffrir… ». Il s’est penché, lui faire une bise sur le front, et elle lui a rendue, sous le menton,<br />

encore, merveilleuse… Il a transféré les œufs dans les assiettes, deux et deux.<br />

– Patricia, je… comprends…euh… on nous apprend « tout se paye », « l’effort mérite le réconfort »,<br />

mais…<br />

Elle ne respirait plu’.<br />

– Y a un autre mécanisme, vous savez, et vous le deviniez, je suis sûr : c’est… le Miracle, de<br />

« l’amour réciproque »…<br />

Elle pleurait, à chaudes larmes.<br />

– Je veux vous rendre heureuse, et vous voulez me rendre heureux, simplement, merveilleusement…<br />

Il n’aurait peut-être pas dû le dire, aussi crûment, parce qu’elle a pleuré, pleuré, pleuré. De<br />

bonheur, oui, mais c’était beaucoup trop fort, pour une introduction à leur nouvelle vie, pardon. Finalement,<br />

ses pleurs se sont calmés, doucement. Et il l’a invitée à goûter ses œufs au plat à lui. Il l’a<br />

36


installée sur la chaise, expliquant qu’ils achèteraient une deuxième chaise, plus tard, en prenant la<br />

hauteur adéquate, ils verraient. Et lui il s’est assis au bord du lit, avec son assiette. <strong>Ma</strong>ngé une bouchée,<br />

oui. Réussi, OK.<br />

– oh… oh…<br />

– Mh ?<br />

Les yeux en larmes de sa petite chérie, tournée vers lui.<br />

– s… c’est s… ça, ou… ou-i… s… si mèhveilleux, n… n’infini… n… n’inf… fini…<br />

Il a souri.<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique, Patricia… Et c’est un des plats les moins chers du Monde.<br />

– m… monde, n… ne p… pahadis… ?<br />

Sourire.<br />

– Notre Paradis à deux, oui : le Miracle de l’Amour réciproque, vous voyez… Le monde dehors reste<br />

un peu méchant mais, ensemble, on aura la force de faire face…<br />

Elle pleurait, pleurait.<br />

– m…mais j… je peux pas hemèhcier… p… pahdon… pahdon…<br />

– Oh si, Patricia… tout se passe merveilleusement, là, c’est le plus beau jour de ma vie. Je rêvais de<br />

vous rendre heureuse, c’était le plus grand rêve de ma vie. Et je suis comblé de bonheur, là, par vous,<br />

donc…<br />

Elle a sangloté, de bonheur, trop grand… oh…<br />

– Patricia, je… rêvais de… ma petite pâtissière, adorée, connaître son prénom, avoir sa photo, la revoir<br />

toujours… toujours… et… tout ça, s’est produit, ou va arriver, c’est le bonheur, pur… pour moi,<br />

merci…<br />

Larmes, la pauvre, enfin : larmes de bonheur, immense, l’aidant à « digérer » le bouleversement,<br />

le changement d’univers.<br />

Enfin, elle a réussi à finir ses œufs, ils ont mangé un yaourt sucré aussi. Sourires immenses.<br />

Elle a tenu à faire « la vaisselle », debout sur la chaise (attention que ça bascule pas en se penchant),<br />

l’évier étant si haut, pardon. Lui, il a essuyé les deux assiettes, les deux cuillères. Et… il lui a proposé<br />

que… ils s’assoient, dans le fauteuil, là. Elle a paru désemparée, oui, parce que une seule place…<br />

– Vous sur mes genoux, je voulais dire…<br />

Elle a rougi immensément… mais pas dit non, au contraire presque. <strong>Ma</strong>is elle a demandé à<br />

passer la serpillière, avant. (Même si lui avait passé la serpillière hier, il ne l’a pas dit).<br />

– Patricia, c’est… pour « mériter » ? ce petit moment, sur mes genoux ?<br />

Elle a reniflé émue, hoché le menton.<br />

– m… mèhci k… comp’ende…<br />

Et il lui a donc sorti le bac, le produit ménager, le ballet crosse, la serpillière, oui. Comprenant<br />

qu’elle passerait la serpillière tous les jours, comme au foyer social, même s’il y avait 16 mètres carrés<br />

au lieu de peut-être 1600… Pour mériter logement, nourriture… et elle frotterait mille fois plus fort,<br />

pour mériter bises, œufs au plat et revoir celui qu’elle aimait…<br />

Après une demi heure de serpillière, pardon (il lisait son magazine d’aviation, pendant ce<br />

temps), elle a rangé les ustensiles, puis est venue vers lui, timide confuse… Il a posé le magazine sur<br />

le lit, à côté, et… il a soulevé sa petite chérie, l’a posée assise sur ses genoux, avant de l’entourer de<br />

ses bras, la serrer doucement, amoureusement…<br />

Elle a pleuré, pleuré, de bonheur encore. Ils se sont fait des millions de bises… Finalement, ils<br />

ne sont pas allés faire les courses cette après-midi, ils avaient tant d’heures de câlins en retard…<br />

(seulement dans leurs rêves, jusqu’ici, à supposer qu’ils ne soient plu’ en rêve, cette fois).<br />

37


CCD : CHEF CONDUCTEUR DÉPANNEUR<br />

Gérard était ouvrier micro-soudeur chez Photronics-59, la société lilloise de cartes CCD<br />

(Charge-Coupled Device, dispositif à transfert de charge, un bidule photoélectrique). <strong>Ma</strong>is ce n’était<br />

qu’un travail alimentaire, simplement, sa vie était ailleurs : dans ses rêves domestiques, un oreiller sur<br />

la tête… Enfin, pour mieux distinguer le visage de l’héroïne (de ses romances platoniques), il allait<br />

chaque semaine revoir la sosie de sa Lucie d’autrefois, une petite naine gentille, employée de pâtisserie<br />

dans le quartier Nord (à côté de la Sécu psychiatrique).<br />

Et ce vendredi encore, donc, il souriait, heureux, micro-soudant les composants avant d’aller<br />

revoir sa petite chérie secrètement adorée… <strong>Ma</strong>is… à la pause de dix heures, ses collègues criaient,<br />

à propos des bus en grève, et… il a perdu son sourire, il a craint de ne pas pouvoir rejoindre le quartier<br />

Nord aujourd’hui. Ou bien il prendrait un taxi, oui. Ouf. <strong>Ma</strong>is… à la pause de quinze heures, une<br />

dame a dit aussi : « pour l’rendez-vous au toubi-spécialiste, à mon fils, j’vais prend’ l’taxi » avant que<br />

ses collègues ricanent : « aucune chance aujourd’hui : pour les taxis, y’a quatre heures d’liste<br />

d’attente, éh, tout l’monde veut un taxi : y’a pas d’bus ! ». Patatras. Enfin… il aurait pu attendre vendredi<br />

prochain, Gérard, pour cette visite numéro 142 à sa petite chérie, mais… oui, il « pressentait »<br />

une catastrophe. Enfin, il avait toujours su qu’elle disparaîtrait un jour, petite reine de beauté, partant<br />

se marier à un milliardaire sans plu’ servir les gens méchants (ou amoureux laids pardon), mais…<br />

cette « grève-surprise », cet orage affreusement violent l’autre jour, ça sonnait comme une fin du<br />

monde, et elle aurait sans doute disparu à jamais vendredi prochain. Ce soir était donc la toute dernière<br />

occasion, du monde, pour oser lui demander une photo, de son délicieux visage…<br />

Quand a sonné la fin de service à dix-sept heures, il ne s’est donc pas – aujourd’hui – rué vers<br />

le vestiaire puis la porte puis l’Abribus, non, il est allé voir le chef d’atelier, qui racontait toujours fièrement<br />

ses bricolages auto, pendant les repas (quand il y avait plu’ de place aux tables de chefs).<br />

– Ouais, entre, Nesey ! Qu’est-ce y’a ?!<br />

– euh, pardon, msieu Stanzo, euh… Est-ce que, euh…<br />

– Accouche !<br />

– je crois que vous avez une auto, et y’a pas de bus, pas de taxi, je dois aller quartier Nord…<br />

– Mon cul ! Chacun s’démerde !<br />

– je voulais dire : je vous donnerais un mois de mon salaire, pour ce… service, pardon. Si vous acceptiez.<br />

– Bof ! Mille Euros, à peu près ?! Bof !<br />

– ou davantage, j’ai des « économies » à la banque, enfin : argent pas dépensé.<br />

– Ah-ah-ah ! Ça m’intéresse ! La course, là, dans ma Lamborghini Super Plus ! (Non : Mégane Turbo<br />

seulement, mais customisée géniale !) : deux mille cinq cent Euros !<br />

Il a sorti son carnet de chèques. Pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! J’y crois pas !<br />

Euh, sans bousculer les papiers du chef, pardon, mais sur quelque chose de solide, pardon…<br />

– L’est pas en bois ?!<br />

– euh, je… ferai le transfert, demain, du compte-« épargne ». Promis-juré.<br />

– OK ! Ah-ah-ah ! Attends ! Faut qu’j’appelle Bobonne ! Sinon, è va croire qu’j’arrive en rtard pour<br />

m’ête tapé une gonze !<br />

Il a fini le chèque, pendant que le chef téléphonait, parlait. Il a signé, détaché le chèque, lui, l’a<br />

posé sur les papiers de Msieu Stanzo.<br />

– Hein ?! <strong>Ma</strong>is oui, il existe ! Ah-ah-ah, qu’t’es con, <strong>Ma</strong>rgo, putain ! Tiens la preuve : ch’te l’passe !<br />

Nesey ! Dis à ma femme qu’t’existes !<br />

??? Il a pris le combiné qu’on lui tendait.<br />

– allô, pardon.<br />

– Ah ouais ?! T’existes ?! Ah-ah-ah ! C’est quoi s’t’histoire ?!<br />

Voix féminine criarde, tout le contraire de sa petite chérie, bègue timide silencieuse…<br />

– je dois aller quartier Nord, mdame, et ‘grève des bus, quatre heures d’attente pour les taxis, j’ai fait<br />

un chèque de deux mille cinq cents euros à votre mari, mdame, pardon.<br />

– Putain ! Yes ! Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is ! C’est quoi s’t’histoire ! Putain ! Deux mille cinq cents ! Pfouh !…<br />

Il a laissé la dame souffler, il a regardé son chef, savoir s’il pouvait rendre le combiné, s’il avait<br />

fait ce qu’il fallait. Il lui a tendu le combiné, oui, la dame parlait à nouveau mais sans doute pas à lui.<br />

– Allô, chérie ! Alors ! Tu m’crois maintnant ?! Ouais, t’auras la preuve bancaire sous les yeux s’soir !<br />

OK, 50% pour toi, (enfin : 500 pour les frais « auto », mille pour toi, mille pour moi), mais… OK, j’ui<br />

dmande !<br />

Le chef a relevé les yeux vers lui.<br />

– Nesey, pourquoi tu payes ça pour ça ?!<br />

38


Euh…<br />

– Chérie, y rougit ! C’est sa réponse, c’est un tordu, tout silencieux débile, tu sais ! Quoi ?! Ah-ah-ah !<br />

Eh, Nesey !<br />

Le chef le regardait, hilare.<br />

– <strong>Ma</strong> femme veut voir ça pour y croire, on passe la prende avant d’filer quartier Nord, en quatrième<br />

vitesse !<br />

??? Et le chef, abandonnant tous ses papiers, « super-importants, urgents » il disait<br />

d’habitude, a éteint son ordinateur, enfilé sa veste.<br />

– On y va !<br />

Euh, lui, il est passé au vestiaire Ouvriers, pour se mettre en civil, très vite, pardon, et ils sont<br />

sortis, allés au parking.<br />

– La mienne, c’est la plus belle ! (La verte) Ch’ais pas pourquoi j’précise, éh, ça saute aux yeux !<br />

Qu’l’est au-dsu du lot !<br />

Oui, ils arrivaient à la voiture verte.<br />

– euh, je monte derrière, votre épouse : devant ?<br />

– Ouais, sinon è va t’virer ! C’est sa place, éh ! Et pour deux mille balles, tu peux t’la jouer « émir »,<br />

avec moi loin devant : ton chauffeur, domestique !<br />

– pardon…<br />

– <strong>Ma</strong>is non ! Qu’t’es con ! C’est comme ça qu’marche le monde ! Putain, t’as rien compris toi ! A<br />

« faire des économies », avec s’salaire d’misère, au lieu d’aller au foot, aux putes, ah-ah-ah !<br />

Il est entré, par la porte arrière, pardon. Refermé. Le moteur a vrombi.<br />

– T’entends cette mécanique ?! Un bijou ! Tous les réglages : c’est moi !<br />

Et ils sont allés, roulant très vite (pardon), vers un quartier qu’il ne connaissait pas, pardon.<br />

– La vlà, c’est <strong>Ma</strong>rgo !<br />

La voiture a freiné, la dame est montée.<br />

– Salut <strong>Ma</strong>rgo !<br />

– Salut Jeff !<br />

– (madame…)<br />

– Ah, c’est toi le dingue ?!<br />

… Euh, la dame hilare le regardait à moitié, en mettant sa ceinture de sécurité en même<br />

temps.<br />

– Eh connard ! A l’arrière faut mette sa ceinture aussi, main’nant !<br />

– pardon…<br />

– Rgarde <strong>Ma</strong>rgo !<br />

– Deux-mille-cinq-cents, ah-ah-ah !<br />

– Nesey, dis-moi l’adresse ! Pour l’GPS !<br />

– rue Saint-Jean, pardon.<br />

– L’numéro !<br />

– 79, pardon.<br />

– OK ! C’est parti !<br />

– Eh, Nesey !<br />

La dame, curieuse, se tournait en arrière vers lui, pardon.<br />

– Eh ! C’est quoi s’t’histoire ? T’as gagné au loto ?!<br />

– non, pardon.<br />

– Mrm ! C’est la combien-tième fois qu’tu vas Rue Saint-Jean ?!<br />

– cent quarante deuxième, pardon, mais…<br />

– <strong>Ma</strong>is quoi ?!<br />

– je sais pas.<br />

Ne pas dire « mais la dernière je le crains », c’était immensément personnel.<br />

– Tous les jours t’y vas ?!<br />

– tous les vendredis, pardon.<br />

– Merde ! De smaine, avec cinquante par an ou quoi ! Presque trois ans ?!<br />

Trois ans et demi, avec les fermetures de la pâtisserie en Août, les absences « maladie » de<br />

sa petite chérie, sans doute anémiée – il donnait son sang pour ça (« pour elle ») depuis.<br />

– Eh ! <strong>Ma</strong>chin anticancéreux, ces trucs là ?! Pourquoi t’aurais rougi ? Cancer des roubignolles ?!<br />

T’faut un rayon laser super-urgent ?!<br />

?<br />

– non, pardon. C’est… pas médical, c’est… personnel, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>is une question d’vie ou d’mort quand même ?!<br />

39


– Chérie, il est dingue, cherche pas ! J’crois qu’il est compté dans les handicapés, ça diminue nos<br />

pénalités, à l’usine, avec leurs lois à la con, d’embaucher de force des débiles !<br />

– L’a pas l’air débile du tout, Jeff ! Eh, Nesey, t’as l’bac ? ou quèque chose ?<br />

– oui.<br />

– Oui quoi ?!<br />

– le bac.<br />

– Lequel ?!<br />

– bac maths-sciences, général.<br />

– T’as eu combien en <strong>Ma</strong>ths, au bac, sur 20 ?!<br />

– 18, pardon.<br />

– Ah-ah-ah !<br />

– Ouais, y dit n’importe quoi, mytho’ ou quoi, nous on s’en fout, on prend l’fric, hein ?!<br />

– Nesey ! C’est quoi un isomorphisme ?! (Eh, j’ai fait C-maths avant d’être virée en A-lettres !)<br />

?<br />

– euh, iso-morphisme ? je crois que c’est un endomorphisme bijectif, qui transfère les structures, je<br />

crois me souvenir, mais c’est du par-cœur, c’est pas ça, la beauté des maths, éventuelle.<br />

– Ah-ah-ah ! Jeff ! C’est ça ?!<br />

– J’en sais rien, moi, y dit n’importe quoi ! L’est ouvrier ! De merde ! Salaire de merde !<br />

– Tu réponds quoi, Nesey ?!<br />

– pardon…<br />

– Pardon quoi ?! Pardon d’ête supérieur aux chefs ?! Ah-ah-ah !<br />

– pardon, oui…<br />

– Ah-ah-ah ! Alors ! Cette fille ! Qu’tu vas voir ! Qui c’est ?!<br />

– <strong>Ma</strong>rgo, qu’t’es con ! Avec tes histoires à l’eau d’rose ! T’as plu’ douze ans !<br />

– Ta gueule, Jeff !<br />

Outch.<br />

– Nesey ! C’est qui cette fille ?!<br />

– c’est… personnel, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>rgo, fous lui la paix, si ça s’trouve, il est homo, l’est pas sportif, pas écraseur, rien !<br />

– Eh ! Tu permets ! Si y t’donne son trou du cul, j’ai mon mot à dire aussi, pareil !<br />

?<br />

– Nesey ! C’est qui cette fille ?!<br />

– une… jeune fille… simplement.<br />

– La plus belle du monde ?!<br />

Démasqué, oui…<br />

– Ah-ah-ah ! J’le savais !<br />

– Eh, Nesey ! Dmain samdi, ça continue la grève des bus, j’crois ! Z’ont dit « illimitée » ! Après ta nuitde-foliiie,<br />

t’faudra rentrer chez toi ! Deux mille cinq cents euros : pareil !<br />

– non, pardon, je…<br />

– Deux mille !<br />

– non, euh…<br />

– Mille !<br />

– je… vais juste… faire une course, ce soir, quatre minutes…<br />

– Euh ! Jeff, c’est quoi s’histoire ?!<br />

– J’en sais rien, moi ! Nesey, tu veux qu’on t’pose, on t’attend, et on t’ramène ?!<br />

… (Soit elle ne serait plu’ là, à jamais, et ce serait la fin du monde, soit… elle dirait adieu, à<br />

tous ses clients fidèles, et ce serait la fin du monde aussi…)<br />

– je… sais pas…<br />

– Jeff, y va pas bien ! Y’a une voie ferrée ou une connerie comme ça, à côté, là-bas ?<br />

– J’en sais rien, moi ! Fous lui la paix ! Chacun sa merde !<br />

– Et Dieu pour tous, ouais !<br />

Ils l’ont laissé tranquille, après, ouf. Et le chemin s’est effectué, par des rues différentes des<br />

bus, oui. <strong>Ma</strong>is… le rond-point, là, qu’il reconnaissait, et… la Rue Saint-Jean, finalement…<br />

– <strong>Ma</strong>rgo, rgarde les numéros !<br />

– 19, 21 ! Continue !<br />

– Merde ! Nesey, ch’te dépose en double file, j’vais m’garer où j’peux, si j’peux, ou j’fais l’tour du bloc !<br />

Ils ont fait comme ça, oui : il est descendu de la voiture, arrêtée au milieu de la route, avec<br />

des Klaxons derrière, pardon, couvrant ses « merci, merci ». Et… aller vers la petite pâtisserie, tout<br />

honteux, ayant peut-être été vu par la jeune fille, en flagrant délit de boucher la rue, par amour pour<br />

elle, pardon. <strong>Ma</strong>is ce serait moins pire que de constater son absence, à jamais…<br />

40


Rejoindre le trottoir, pardon. Pousser la porte de verre… Elle ! elle était là ! Elle lui souriait,<br />

merveilleuse gentille, oh… Et, comme d’habitude, rougissant légèrement, elle est allée chercher sa<br />

part de flan. Derrière lui, quelqu’un était entré (avec le bruit de la rue, ouverture de porte). La petite<br />

jeune fille était jolie… oh, si jolie. Faisant le paquet, silencieuse mignonne, appliquée… Et, à leur habitude<br />

– merveilleuse toujours – il a regardé la vitrine un peu, pour ne pas rester trop à la regarder, et<br />

il lui a semblé qu’elle le regardait alors (enfin : c’était son délire à lui, de l’imaginer amoureuse secrète<br />

pareil, en face). Le bonheur… Et… tourner la tête, croiser ses jolis yeux, un quart de demi-seconde,<br />

avant qu’elle baisse les yeux, timide… Oh, si merveilleuse, chérie adorée, délicieuse routine… Soupir,<br />

il a pris son porte-monnaie, toujours coupable de payer un Euro quarante seulement ce pur diamant,<br />

hebdomadaire – deux mille cinq cents un Euros quarante aujourd’hui, mais, hum… Il a posé les pièces,<br />

l’appoint, dans le réceptacle. Euh… lui dire ?<br />

– manemoiselle…<br />

Il ne lui avait jamais parlé, mais il sentait comme le besoin de se justifier, aujourd’hui, pardon.<br />

Elle a relevé les yeux, un peu craintive, mais gentille confiante en même temps – il ne savait pas lire<br />

les visages.<br />

– m… meu-s… s… sieu…<br />

– y a eu un orage terrible l’autre soir, comme une fin du monde, j’ai cru que vous seriez plu’ là aujourd’hui.<br />

Elle a… cligné des yeux, souri, faiblement. Sans répondre « quel rapport entre les deux ? »,<br />

non, gentille, semblant comprendre. Ou bien… est-ce qu’elle voulait dire… ?<br />

– euh, vous voulez dire… confirmer : c’est… la dernière fois ? C’est… la semaine prochaine, que vous<br />

serez plu’ là ?<br />

Elle a baissé les yeux, rougi.<br />

– m… mèhci… m… mèh-ci…<br />

Il ne comprenait rien. Merci d’accepter son départ ? sans tomber aussitôt mort de chagrin ?<br />

Ou merci de s’inquiéter de son départ ? même si c’était plutôt prévu dans trois mois ? Elle… finissait<br />

le paquet. Elle l’a rapporté sur le comptoir, timide, un peu tremblante, gentille. Elle a pris les pièces.<br />

– m…mèhci, m…meu-s… sieu, s… ‘soih, m… mèhci, n… n’inf… fini…<br />

Ce « n’infini », « merci à n’infini » (inhabituel), semblait inclure un « (c’est) fini (oui, adieu) »…<br />

Ou non. Pouvait-il la supplier de lui laisser une photo d’elle ? … Il a pris la part de flan.<br />

– merci, manemoiselle, ‘soir… Merci à l’infini, aussi…<br />

Et… il est parti, mais… pardon, euh, la dame (après lui) bouchait le passage… il a relevé les<br />

yeux. <strong>Ma</strong>dame Stanzo (<strong>Ma</strong>rgo) ! Hilare…<br />

– Ah-ah-ah ! J’y crois pas ! D’cette grève de bus à la con, t’as payé 2.500 Euros mon mari-conducteur,<br />

pour « ça » ?!<br />

… Il a fermé les yeux, il devait être tout rouge, et la jeune fille allait venir le gifler, il allait en<br />

mourir, oui…<br />

– Eh ! Nesey ! Ta naine genre-débile ! Elle est toute larmoyante émue, rgarde !<br />

Oh non, non, bien sûr, pardon… mille pardons, millions…<br />

– Eh connasse ! Qu’est-ce qu’y te trouve, ce con ! Naine, bégue, anémique, moitié muette coincée,<br />

putain ! « La plus belle fille du monde », selon lui, ce con ! Rougis pas, que t’es con ! Toi aussi,<br />

merde !<br />

Oh… Et… lui et la petite jeune fille, ils… n’ont pas osé relevé les yeux, se regarder, après<br />

ça… mais la dame a dit qu’ils étaient convoqués chez eux, les Stanzo, dimanche midi, tous les deux.<br />

Oh… mais… la petite jeune fille a… hoché le menton, incroyablement, les pommettes toutes rouges,<br />

sans haine ni même colère, il n’y comprenait rien. Il a dit, euh :<br />

– mdame, euh… manemoiselle a une croix autour du cou, elle va peut-être à l’Eglise, le dimanche<br />

matin, plutôt…<br />

– On s’en fout ! Ou à treize heures ! Non, éh, ch’t’èsplique, toi, couillon ! Mon mari qu’a dit « cinq cent<br />

Euros pour l’essence et l’usure des bougies n’allumage électronique », conneries ! Moi : j’prends l’fric,<br />

mais tu vas en avoir pour ton fric, ouais ! C’est trop con ! Vous vous rgardez pas ! Z’êtes amoureux<br />

timides coincés, comme des cons, tous les deux, à croire que l’aut’ peut bien sûr pas vous aimer, nuls<br />

comme vous êtes ! Ben ouais ! En un sens ! <strong>Ma</strong>is en deux sens, ça s’annule ! Moins fois moins, ça fait<br />

Plus, hein, matheux d’mes deux ?! Allez, on s’décide, vite fait, hop-hop ! Un vrai client peut entrer !<br />

Et… la petite jeune fille a… larmoyé qu’elle « ne savait pas aller », ni prendre l’autobus. Lui, il<br />

a proposé de venir la chercher, de la raccompagner après le repas, mais <strong>Ma</strong>dame Stanzo a répété<br />

que c’était une grève de bus illimitée… Elle a décidé qu’elle viendrait les chercher, avec sa 207<br />

« Elégance bleu métal », puisque « Jeff sra parti au match, ce gros con ».<br />

41


Et donc, le surlendemain (emmené par <strong>Ma</strong>rgo Stanzo vers la Rue Saint-Jean)… pour la première<br />

fois, il a vu sa petite chérie sans blouse blanche… oh, si belle… sur ce trottoir gris, hors du magasin.<br />

<strong>Ma</strong>dame Stanzo a crié :<br />

– <strong>Ma</strong>is qu’elle est con ! Habillée toute grise, cachée dans s’décor pouilleux ! sans décolleté ni minijupe,<br />

nulle ! Eh !<br />

– p… pahdon…<br />

– Non, madame, c’est adorable, de pudeur timide, manemoiselle est merveilleuse, comme ça, au<br />

naturel, merci, infiniment.<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’y sont cons !<br />

Les joues toutes rouges, elle était montée à l’arrière, et lui, on lui a commandé de se mettre à<br />

l’avant, « parce que la route sans personne à qui parler, putain, merde »… Tout le trajet, de la Rue<br />

Saint Jean à l’Avenue Mérassyon, <strong>Ma</strong>dame Stanzo a parlé, parlé. De ses problèmes de boulot, à la<br />

banque, des enculés d’la politique tous des voleurs, ces choses là. Des fois, elle demandait<br />

« hein ?! » et il répondait poliment « oui », la petite jeune fille, derrière, confirmant « ou… ou-i… »,<br />

gentille…<br />

Arrivés Avenue Chose, ils sont descendus, entrés. <strong>Ma</strong>dame Stanzo leur a fait éplucher les<br />

pommes de terre, et ils l’ont fait avec bonheur, en échangeant des sourires, petite jeune fille et lui…<br />

c’était immensément merveilleux… Et puis <strong>Ma</strong>dame Stanzo (<strong>Ma</strong>rgo, « applez-moi <strong>Ma</strong>rgo ! ») a coupé<br />

en lamelles, pour faire le gratin, et… quand elle a sorti le fromage râpé… la petite jeune fille, adorable,<br />

avait la même grimace que lui… (pardon). Il a dit :<br />

– Euh, <strong>Ma</strong>rgo, je crois que… manemoiselle et moi, on… n’aime pas bien le fromage, je crois que c’est<br />

possible sans fromage, le « vrai » gratin dauphinois (c’est le ‘savoyard avec fromage, un nom comme<br />

ça, pardon).<br />

– Ouais, mais arrête de t’èscuser tout l’temps, connard, ça fait pas viril !<br />

Il n’a pas dit pardon, qui lui paraissait la réponse naturelle, il a fait une grimace, qui a fait sourire<br />

délicieusement la petite naine gentille, et il a essayé de dire :<br />

– yéaah… ?<br />

– Voilà ! C’est mieux ! <strong>Ma</strong>is ta <strong>copine</strong>, elle a l’air tellement carpette, t’auras pas bsoin d’faire les gros<br />

bras pour lui marcher dsu !<br />

– c’est pas mon intention, je… respecte manemoiselle, infiniment…<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

Et les yeux dans les yeux, oh…<br />

– Voilà ! Enfourné ! <strong>Ma</strong>intenant ça cuit ! Sans from’, ben, à mon avis, ça va êt’ dégueu, mais tant pis<br />

pour vous !<br />

– Merci, oui.<br />

– m… mèhci, ou… ou-i…<br />

– Allez ! Pendant qu’ça cuit ! L’apéro ! Et on fait connaissance ! VOUS faites connaissances, bande<br />

de couillons !<br />

? Découvrir son prénom, petite chérie ? oh… joie…<br />

– Voilà ! Moi j’prends l’fauteuil ! Vous deux : sur l’canapé, là ! Vous virez l’chat !<br />

– euh, pardon, monsieur chat…<br />

Le gros matou avait l’air indifférent, sur son coussin, alors – pardon – il a bougé le coussin et<br />

le chat est parti, avec un miaulement de colère. Pardon. Ils se sont assis, enfin : la petite jeune fille<br />

s’est hissée en arrière, restant au bord, pardon, oui, sans atteindre le dossier, les genoux pliant au<br />

bord, pardon. Il s’est ré-avancé pour être près d’elle, moins distant. Et… comprenant ce geste, elle a<br />

rougi, souri, paraissant touchée, comme peu habituée à… tant d’attention envers elle, ou quelque<br />

chose.<br />

– Ouais, là, ces bouteilles, c’est tout s’qu’on a : whisky, pastis, gentiane, ces trucs quoi, vous prenez<br />

quoi ?!<br />

– rien pour moi, merci.<br />

– Merde ! T’es musulman ou quoi ?!<br />

Pardon.<br />

– pardon, j’aime pas le goût du vin, du fromage, du saucisson, les trucs fermentés.<br />

– T’es nul ! ‘Pas un bon français !<br />

Il allait dire « pardon », mais… la petite jeune fille, au lieu de froncer les sourcils, le regardait<br />

avec comme… une grande tendresse, merveilleuse.<br />

– Et toi, la minus ! Tu bois quoi ?!<br />

– hien, m… mèhci… j… je pas bien f… fhançaise, p… pahdon…<br />

– Merde ! Et moitié blondasse ou quoi, t’es pas une fatma, t’es quoi ?! une sale polak ?!<br />

– ou… ou-i… p… pahdon…<br />

42


Oh, d’origine polonaise comme Lucie, ça expliquait peut-être, partiellement…<br />

– les petites polonaises sont les plus jolies filles du monde, je pense, <strong>Ma</strong>rgo.<br />

– Ah-ah-ah ! Nulles, oui !<br />

La petite polonaise jolie était toute toute rouge, touchée, timide, merveilleuse…<br />

– Eh ! V’z’avez djà goûté l’pastis ?!<br />

?<br />

– non, le whisky, ou gin, ou je sais pas les noms : pas bon, pardon.<br />

– j… je k… connais pas… n… n’aussi, p… pahdon… pahdon…<br />

– C’est pas fermenté du tout, ça ! C’est d’l’anis ! alcoolisé, c’est tout ! Super bon ! Allez, hop, j’vous<br />

sers, d’autorité !<br />

Et puis elle est allée chercher de l’eau, des glaçons. Elle les a servis, ils ont trinqué.<br />

– A vous deux, imbéciles, et aux lendmains qui chantent !<br />

Et… les yeux dans ceux de sa petite chérie, avec le cœur qui cogne, il a dit :<br />

– à vous, manemoiselle…<br />

Elle a frémi, comme touchée très profondément. Oh…<br />

– a… à v… vous m… meu-s… sieu…<br />

– Ah-ah-ah ! Moi j’existe plu’ ! <strong>Ma</strong>is v’z’avez raison, v’z’êtes sur l’bon chmin ! Allez, on s’dit Tu, tous<br />

les trois, hein ?!<br />

– tu, madame.<br />

– t… tu… p… pahdon…<br />

Et sourires encore.<br />

– Allez, boire le truc, maintenant ! Allez !<br />

Oui, pardon. Outch, c’était… « fort », ou quoi. Le goût : assez bon, mais… re-goûté… oui,<br />

pareil. Enfin, pas mauvais, pourquoi pas. La petite jeune fille semblait ressentir les choses de même,<br />

plus ou moins, sans grimace, mais avalant sa salive, pas tranquille.<br />

– Alors ! Moi j’m’appelle <strong>Ma</strong>rgo Stanzo ! J’ai 47 ans ! <strong>Ma</strong>riée dpuis 27 ans ! Mon fils est à la fac<br />

d’mécanique auto, un truc comme ça, à Strasbourg !<br />

Oui. Passion auto, de la famille.<br />

– Toi ! Présente toi !<br />

Pardon, oui.<br />

– euh… mon nom est Nesey, Gérard Nesey. J’ai 29 ans. Vieux garçon. Innocent, pardon.<br />

Il devait avoir rougi, pardon.<br />

– Eh ! La naine ! Tu sais s’que ça veut dire « innocent » ?!<br />

Il avait honte, honte…<br />

– ou… ou-i… n… n’est pas k… coupabe n… ne hien… n’est n… ne pluss gentil m… meu-s… sieu nu<br />

monde…<br />

– Connasse : il est pas accusé, il est puceau ! Ça veut dire ! Normalement les mecs commencent à<br />

niquer vers dix-sept ans, les filles : seize ! (moi : quatorze, mais j’étais un peu en avance, ouais, faut<br />

dire, pas prudente).<br />

Il cherchait l’air. Il craignait le pire.<br />

– A toi ! Dis-nous !<br />

Silence.<br />

– Allez ! Bouge ton cul, enfin ta langue, merde !<br />

– margo, manemoiselle prend le temps de chercher les mots, pour moins bégayer, gentiment, toujours,<br />

c’est mieux de lui laisser un peu le temps…<br />

– Pf ! ‘mporte quoi !<br />

– m… mèhci, j… géhah… m… mèhci…<br />

Oh… si merveilleuse, comme pardonnant sa nullité, infinie…<br />

– n… ne m… m’appelle d… (de na sécuhité s… sociale…) p… pat’icia n… niézéwska… p… pahdon…<br />

pahdon…<br />

Oh… « Je vous aime, Patricia » serait dorénavant le refrain de tous ses rêves…<br />

– Ah-ah-ah ! Nom d’bougnoule !<br />

– ma petite polonaise préférée, du monde…<br />

Elle avait baissé les yeux, timide confuse.<br />

– v… vin six ans… v… vieille fille… pahdon… n… « n’innocente »…<br />

En rougissant très fort…<br />

– Ah-ah-ah ! J’le savais ! Punaise, le méchant couple de nuls, que vous faites ! Et ça aurait pu durer<br />

cinquante ans, vos conneries ?! A vous faire les yeux doux en cachette ?!<br />

Pardon, oui…<br />

43


– Ah-ah-ah ! Eh ! Puisque vous rgardez par terre, tous les deux, j’vous informe : l’autre a dit Oui aussi<br />

!<br />

Oh…<br />

– Ah-ah-ah ! Bon ! Avec les conneries d’bondieuseries polak, c’est « jamais avant l’mariage » ?! On<br />

l’fait quand, s’mariage ?!<br />

Il… tremblait, il ne respirait plu’. Qu’allait dire la jeune fille ? « Non », bien sûr, mais en quels<br />

termes ? « Jamais de la vie » ?<br />

– Eh ! Vous attendez pas l’un l’autre ! Je compte jusqu’à trois : à trois, pile quand je dis trois : vous<br />

dites Oui, ou vous dites Non, en même temps tous les deux ! OK ?!<br />

<strong>Ma</strong>is non, mais pas si vite, pardon… Ne pas bousculer la pauvre jeune fille, si timide touchante…<br />

(et bien sûr pas amoureuse de lui, pardon).<br />

– Un !… Deux !… …<br />

Et à l’instant où <strong>Ma</strong>rgo a dot « Trois ! », il a dit « Patricia décidera ». Pendant qu’elle disait autre<br />

chose, elle. « mèhci pahdon », il lui semblait avoir entendu.<br />

– Nuls ! Nuls ! Nuls ! On reprend, pff… T’as dis quoi, toi, connard ?<br />

– euh : « Patricia décidera ».<br />

– Décidera quoi, connard ?<br />

– Je voulais dire : je veux pas la brusquer, la bousculer, je… l’adore, je… souhaiterais la connaître, lier<br />

amitié, se revoir…<br />

– Eh ! Et dans cinquante ans, ptêtre ! risquer un dmi bisou ! Sur la joue !<br />

– Par exemple. Tendrement.<br />

– Putain, rgarde la !<br />

? Patricia, les joues toutes rouges, souriait immensément. Comme « au septième ciel »…<br />

– J’sais pas, merde, si j’ai bien fait, pour l’pastis ! Elle est « partie », là ! È va nous faire un orgasme<br />

« à sec » ou quoi, putain, quels tordus vous êtes, vous deux, là ! C’est pas ça, l’amour ! V’z’êtes pas<br />

« humains » ? V’z’êtes èstra-terrestres ou quoi ?<br />

– moins animaux que la normale, pardon, oui, peut-être… Oh… !<br />

Patricia tombait ! Il l’a retenue, l’a soutenue… perdu.<br />

– Allonge la, merde, putain ! Merde, c’est pas fort, l’pastis, putain ! C’était pas une gosse, seulement la<br />

taille, putain ! ‘Gros nichons, putain !<br />

Il a allongée sa petite chérie, sur le canapé, souriante, et belle, si belle, oh… Il lui caressait les<br />

cheveux, la joue…<br />

– J’vais chercher une bassine ! Putain, si è m’vomit partout ! J’ai passé la machine-moquette y’a<br />

quinze jours, merde, louée et tout, pas rcommencer !<br />

Patricia pelotonnait sa joue dans sa main, merveilleusement. Pur instant de bonheur, infini. Où<br />

mène une grève d’autobus, des fois, c’est vraiment inattendu…<br />

44


AIDER LA PAUVRE CHÉRIE<br />

Après trois ans et demi de visites anonymes, simple client fidèle de sa petite pâtissière chérie,<br />

Gérard envisageait de… enfin, pas d’« avouer » sa tendresse, ni de bousculer celle qu’il aimait,<br />

mais… bouger les choses. Vendredi passé, « J140 », elle paraissait encore si triste, pour la troisième<br />

semaine consécutive, il avait essayé un mot : « ça va, manemoiselle ? », et elle avait eu un demisourire<br />

triste, elle avait reniflé. Silence. <strong>Ma</strong>is sans dire « laissez-moi tranquille », ni « mêlez-vous de<br />

vos oignons » (enfin, ce qui aurait été l’équivalent à sa façon, petite bègue gentille). Et donc, après<br />

préparation, il envisageait de dire ce soir, « J141 » : « <strong>Ma</strong>nemoiselle, si vous avez des ennuis, je ferais<br />

n’importe quoi pour vous aider, dites-moi ». Et il avait amené ses relevés de banque, au cas où le<br />

problème soit financier, simplement, heureusement (il serait bien en peine si la réponse allait être<br />

« mon amant refuse que nous ayons un enfant, et j’ai tellement besoin de cet enfant de lui, pour qu’il<br />

m’épouse »). Soupir. Il a poussé la porte de verre, le cœur serré…<br />

? Ce n’était pas elle, derrière le comptoir, mais une dame âgée (d’une cinquantaine d’années<br />

peut-être), très maquillée grande (tout le contraire de sa naine et humble petite chérie, ça ne semblait<br />

pas sa mère, non). En vacances, petite chérie ? La dame servait une cliente, devant lui.<br />

– (Douze euros cinquante, s’y ou plaît). Ouais-ouais, un anticyclone ou quoi, z’ont dit ! Tranquilles<br />

plein d’jours !<br />

– Ben ouais, pasque nous, pour la réfection du toit, c’est hachement important !<br />

– Nous pareil, si on le fait un jour !<br />

– Ah-ah-ah ! En tout cas : ça fait super-plaisir d’pouvoir causer, échanger ! Vous l’avez virée, la naine<br />

débile, moitié muette ?!<br />

… ??? Catastrophe… <strong>Ma</strong>lheureuse en voie d’être renvoyée, et il n’aurait pas proposé son<br />

secours, à temps…<br />

La dame a tordu le nez, comme si ce n’était pas ça, mais pas tout à fait faux non plu’. Lui, il ne<br />

respirait plu’.<br />

– Ben, en tant que… « employeur », on l’aurait virée dpuis longtemps ! <strong>Ma</strong>is elle était gratuite, en insertion,<br />

handicapée mentale – ouais : nous, avec un salaire en plus, on fermrait boutique ici ! On garderait<br />

qu’le magasin principal Avenue <strong>Ma</strong>chin !<br />

– Ah merde, ouais, j’comprends ! <strong>Ma</strong>is là, elle est où ?! È va revnir ?!<br />

Lui, son cœur s’était arrêté, attendant les mots qui décideraient de sa survie ou non.<br />

– T’façon ! J’crois : c’était deux ans renouvlab’ une seule fois ! Dans un mois ou quoi, l’aurait fallu<br />

trouver une aut’ débile, à la place, pareil ! Ou mieux, quand même, un peu, pt’être !<br />

Il cherchait l’air.<br />

– Ouais, j’vous comprends, mdame ! Et l’aut’ ptite nulle, elle est rtournée chez ses débiles ?! Sans plu’<br />

nous faire chier ?<br />

– Pire : elle a essayé de se suicider !<br />

Catastrophe… ! Oh… non… Bordel, pourquoi est-ce qu’il n’avait pas insisté, vendredi passé ?<br />

Euh, il avait respecté son silence, oui, mais… euh…<br />

– Ah-ah-ah ! Moi aussi j’ai fait ça quand j’avais quinze ans ! T’avale trois aspirines, et puis tu cries :<br />

« j’me suis donné la mort, aahh », pour que tout l’monde accoure ! C’est du bidon ! Y’a qu’les mecs<br />

qui s’suicident pour de vrai, on l’sait bien ! Quels cons, ces mecs ! Moitié tarés, y’en a !<br />

– Ouais, des vrais cons, vous avez raison ! Enfin, la ptite là, c’était pas des aspirines, è nous a dit la<br />

‘sociale, mais s’couper les veines, porte fermée à clé ! Salope !<br />

– Putain ! Et dvoir tout défoncer ! Réparer ! D’un foyer social ?<br />

– Un truc comme ça, ouais ! Enfin, là, avec leurs paprasses de merde, c’est moi qui dois m’coller au<br />

job, minimum trois smaines ! Merde ! Si j’ai épousé un artisan : c’était pour arrêter d’bosser, moi !<br />

– Ah-ah-ah ! Vous m’faites rire !<br />

– Non mais : c’est vrai, quoi !<br />

– Eh, nous à la Sécu, on est pt’être 98% de femmes ! de travailleuses ! Merde, on aurait dû épouser<br />

un riche, ouais, prince charmant !<br />

– Et pourquoi Dieu y nous aurait donné le charme si c’était pas ça, l’ord’ des choses ?!<br />

– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Putain, c’est à pisser de rire, toute cette histoire !<br />

… Non, il n’a pas uriné dans le magasin, lui. Il a acheté un mille-feuilles (quand la dame<br />

d’avant est partie) – pas acheté un flan comme avec sa petite chérie, fidèle – il avait la larme à l’œil,<br />

pardon. Chez lui, il a pleuré, plus franchement (et dans l’autobus, déjà, pardon).<br />

Le lendemain samedi, le soleil s’est encore levé, bizarrement, sans plu’ de raison, de continuer<br />

à tourner autour de cette planète de merde. Soupirs. A moins que… il est sorti, de chez lui (oui<br />

un samedi, sans raison, sans obligation professionnelle), il est allé à une cabine, un téléphone :<br />

– ‘le numéro d’téléphone des hôpitaux, ici, à Lille, pardon.<br />

45


– Ne quittez pas !<br />

Et il a écrit les numéros, sur la couverture de son carnet de chèques. Avec les noms. Il a essayé<br />

en premier le CHR, « Célèbre » Hôpital Régional ça veut dire, un truc comme ça.<br />

– Allô ?!<br />

– pardon, mdame, euh… une jeune fille naine a hospitalisée récemment, pour des veines tranchées,<br />

est-ce que c’est chez vous ? pardon…<br />

– Hein ?! Quel nom ?!<br />

– je sais pas, pardon.<br />

– Ben comment voulez-vous ! Imbécile !<br />

…<br />

– Allô ?!<br />

…<br />

– Hé, attendez, merde ! Faites pas aussi une connrie, vous ! J’vous passe l’service Psychiatrie ! È<br />

srait suivie là-bas, vote <strong>copine</strong>, sûre, même si Chirurgie bien sûr !<br />

Sa… « <strong>copine</strong> », à lui ?… Tut-tut-tut…<br />

– Allô ?!<br />

– pardon, madame, euh… une jeune fille, de très petite taille, a été hospitalisée je crois, pour une<br />

tentative de suicide, « tranchée les veines », est-ce qu’elle est chez vous ?<br />

– Hein ?!<br />

– pardon, non, escusez-moi…<br />

– Attendez ! J’veux dire : attendez ! On peut pas dire comme ça ! <strong>Ma</strong>is ! Attendez !<br />

Et il a été convoqué au CHR, il y est arrivé vers onze heures et demi, mais il devait attendre<br />

(« ‘rapport au rpas du chef ! »). A quatorze heures quinze, et des poussières, un monsieur chauve en<br />

blouse blanche est venu lui dire de le suivre, d’entrer, s’asseoir.<br />

– Espliquez-moi, jeune homme !<br />

– pardon, euh… j’ai… entendu dire que… la toute petite employée, de la pâtisserie, Rue Saint-Jean,<br />

où j’allais toujours, s’était ouvert les veines… je… j’espérais la… voir… lui proposer soutien, aide…<br />

– Mouais, hum !<br />

Il a pianoté sur son ordinateur. Et puis secoué la tête, comme gêné, embêté. Et puis il a poussé<br />

un énorme soupir, comme de colère ou quoi. Lui Gérard il n’y comprenait rien. Peut-être que les<br />

docteurs sont en week-end, normalement, le samedi, et celui-là, de garde obligée, souffrait du dérangement.<br />

Pardon. (Même si – pour aider sa petite chérie – il aurait dérangé, ou tué, la Terre entière, il<br />

se foutait de tout, maintenant).<br />

– C’est plu’ mon truc ! Moi ! J’appelle l’aute connasse, de bondieuzries à la con !<br />

Oh… non… décédée, petite chérie… ? oh, non…<br />

– Allô ! Ouais c’est Goldman Straub ! Elle est là, l’aumônière ?! Dis-lui d’monter, y’a un mec, pour la<br />

naine ! Vite ! Avant qu’elle crève ou quoi, merde !<br />

Pas décédée ? Ouf… Le docteur a raccroché.<br />

– Allez toi : barre-toi ! T’attends dvant la porte l’aute connasse bigleuse ! ‘Bondieuzries d’merde !<br />

Oh… « les derniers sacrements » comme dans les films ? Mourante, pauvre petite chérie ? Il<br />

est sorti, il a essuyé ses joues, pardon. Etre fort, essayer, un peu. Dernière fois peut-être.<br />

Et attendu… et, de l’ascenseur là-bas, une… dame, à énormes lunettes épaisses, avec<br />

comme un chapeau breton sur la tête. Elle est venue droit vers lui, pardon. Elle s’est arrêtée à un<br />

mètre, et elle l’a regardé en portant la main à ses lunettes, pour ajuster quelque chose.<br />

– C’est vous ? Le jeune gars, pour la petite perdue à taille d’enfant ?<br />

Il a avalé sa salive.<br />

– oui, madame, je voudrais… lui apporter soutien, aide, si je peux. Ou des litres de sang, qui me servent<br />

à rien.<br />

Elle a souri. Un immense sourire, et… ça lui a comme redonné confiance, un peu.<br />

– Voilà. Et ce sourire, qui revient presque sur ton visage, c’est un cadeau du Seigneur, tout pareil !<br />

Comme ta venue est le cadeau du Seigneur pour la ptite !<br />

?… Euh, merci, euh…<br />

– Viens, avec moi, on va la voir.<br />

Miracle, oui… La revoir, oh… Elle, petite chérie… adorée…<br />

– Elle disait qu’elle avait « prié et prié, notre Seigneur ! <strong>Ma</strong>is rien reçu du tout ! » jeune sotte ! Dieu<br />

décide quand et où ! C’est l’espoir, la foi, qui compte !<br />

Euh, pardon… (il n’a pas avoué qu’il n’était pas baptisé, pardon, et que si Dieu existait, Il lui<br />

aurait sans doute dit…). Ils ont passé la porte vitrée « Chirurgie », continué dans d’autres couloirs.<br />

Et… la dame a ralenti.<br />

46


– C’est ici. Avant de rentrer, je dois te demander : promets-moi que, en aucun cas, tu vas la détacher<br />

?<br />

? « Attachée », la pauvre ? Ligotée ? Torturée ?<br />

– Promets-le moi, ou bien on ne rentre pas. Et tu ne la reverras plu’. Jamais.<br />

– je… promets, pardon… pardon.<br />

Ils sont entrés…et… la petite jeune fille était allongée, les yeux fermés, si belle et douce et<br />

calme, oh… Elle… respirait (pardon, il ne se rinçait pas l’œil, c’était cette jolie courbure du drap qui<br />

montait et descendait, avec sa respiration, petite chérie.<br />

Tu-tut, tu-tut, disait une machine, au-dessus. Avec un fil sortant du drap. Oui, suivi cardiaque,<br />

pauvre chérie.<br />

– Oui, là, elle est… « partie », ils disent. <strong>Ma</strong>is elle nous entend sans doute. Dis, jeune, tu… étais<br />

« client d’la pâtissrie » ?<br />

Oui, pardon. Pas « ami », non, y avait que les amis qui avaient le droit, de venir ? normalement…<br />

– Et… tu achètes un flan, toujours ??<br />

??? Comment elle savait ça ? Le magasin vendait au moins dix autres gâteaux… Il a répondu<br />

Oui, du menton, pardon. La dame a claqué dans ses doigts, et… s’est tournée vers la petite malade<br />

blessée, endormie :<br />

– Petite, écoute-moi : le Seigneur t’envoie ton « gentil monsieur du vendredi soir, du flan à la vanille »,<br />

il est là, il est venu pour te voir ! te revoir ! pour être avec toi, un moment ! Regarde !<br />

Et… la petite jeune fille a… avalé sa salive, oui. Et… ses yeux se sont ouverts… si jolis yeux,<br />

si tristes perdus… Et son regard a croisé le sien, après quelques secondes. Il… a essayé de sourire.<br />

– ‘soir manemoiselle…<br />

– s… s… soih, m… meu-s…sieu… m… mèhci, p… pahdon…<br />

– On est pas le soir, mais y’a pas la lumière du jour, c’est pareil. Continuez, parlez-lui.<br />

– manemoiselle, je… suis venu vous dire… notre soutien, notre… amitié…<br />

– Non, dis pas ça, jeune : tout le monde entier lui chie à la tête, elle a que toi au monde. L’est folle<br />

amoureuse de toi.<br />

Oh…<br />

– je vous aime aussi, manemoiselle.<br />

Et elle… a souri, en baissant les yeux, comme pour retenir ses larmes, émue, profondément.<br />

Le tu-tut cardiaque, là-haut, sonnait plus vite, plus fort, pardon. Son cœur recommençait à battre, fort,<br />

petite chérie, c’était merveilleux. Même si… un bzz s’ajoutait au tu-tut.<br />

– Aïe, avance-toi, jeune. Mets ta main sur sa joue, ou son épaule, vite.<br />

? Il s’est avancé, et il a mis la main sur sa douce petite épaule, elle a frémi, toute. Tu-tut plus<br />

rapide, bzz plus fort. Euh, pardon. Il lui a caressé la joue, tendrement, et elle a pelotonné sa joue, son<br />

visage, dans sa main ouverte. Avec une petite bise, délicieuse, oh…<br />

Tuuuuuuut…<br />

– Voilà, c’est fini. Elle est partie. Réconciliée avec le Seigneur.<br />

Hein ?? Oh…<br />

– Jeune homme, tu l’as rendue heureuse, s’en aller heureuse au Ciel, infiniment heureuse, c’est magnifique,<br />

non ?<br />

Oh… éteinte, à jamais.<br />

– T’inquiète pas : tu la reverras au Ciel. Si tu te souviens d’elle. (C’est la vie).<br />

Ou la revoir dans ses rêves, oui, ses autres rêves, ici n’était sans doute qu’un de ces rêves<br />

bizarres, pardon (si c’est le moi qui rêve qui t’aie tué, Patricia – tu t’appellerais Patricia)…<br />

47


DU CINÉMA ENCORE, MAIS ÉCRIT<br />

Chaque soir, depuis trois ans et demi, Gérard s’endormait en rêvassant que sa petite pâtissière<br />

était… secrètement… amoureuse de lui. C’était délicieux et, dans la mesure où il ne faisait rien<br />

« dehors » (dans le monde extérieur) pour vérifier, il ne prenait pas de grande claque, désillusion<br />

mortelle. Ouf. C’est à ça que sert l’expérience, peut-être. (Sa petite pâtissière avait une croix autour<br />

du cou, alors) si Dieu existe, Il avait peut-être refusé son « départ » pour cette raison, le ramenant<br />

« post coma », après la falaise. Comme pour dire : « interdit de déclarer forfait, essaye encore. Lucie<br />

a refusé ton invitation au cinéma, elle t’a fait la gueule et plu’ jamais un seul sourire, mais : maintenant<br />

tu sais ce qu’il ne faut pas faire. » Enfin, il était resté onze ans légume, inerte, pleurnichard, le soir,<br />

après l’usine. <strong>Ma</strong>is, après une convocation de la Sécu psychiatrique, à l’autre bout de Lille : la rencontre<br />

de sa vie… cette petite employée de pâtisserie, avec le visage de Lucie, mais plus jolie encore,<br />

plus douce timide et faible… (et naine, bègue, traitée de handicapée mentale, pardon). Il était retombé<br />

amoureux, à 26 ans, donc. Entamant l’écriture d’un journal numéro deux, avancé miraculeusement,<br />

vendredi après vendredi. <strong>Ma</strong>is… ces sourires qu’elle lui faisait, tendres presque… et si… et si, en vrai,<br />

elle serait secrètement amoureuse de lui (mais pour de vrai, pas comme Lucie)… ? Il y réfléchissait<br />

depuis des années, donc, chaque soir en s’endormant.<br />

Finalement (était-ce un rêve ou un périlleux essai « dehors » ?), il lui a demandé, pendant<br />

qu’elle emballait son petit flan hebdomadaire :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, euh…<br />

Elle a relevé les yeux, étonnée qu’il parle, à la façon des autres gens.<br />

– Est-ce que vous savez si y’a un… cinéma, dans ce quartier ?<br />

Les scénarios (écrits dans son journal) étaient (la Réalité trancherait entre eux…) : 1/ – Je<br />

sais pas, moi mon travail c’est les gâteaux. 2/ – Mon dernier amant m’emmène souvent au ciné <strong>Ma</strong>chin,<br />

il est bien, oui (l’amant comme le ciné, ah-ah-ah !). 3/ – Si c’est une invitation, même pas avouée<br />

en clair, je vous dis merde. 4/ – Si vous êtes pas du quartier, qu’est-ce que vous venez foutre<br />

ici chaque vendredi ? 5/ – Oh… vous m’inviteriez ? ce serait si aimable à vous…<br />

Elle a avalé sa salive, et recommencé son pliage, ou continué, plutôt. Silence. Donc 1/, implicitement.<br />

Oui. Patatras. Pas 5/ en tout cas.<br />

– n… ne k… k…<br />

Silence. La pauvre, essayant de formuler des mots. « Ne qu’est-ce que c’est, ces histoires<br />

? », vraisemblablement. Oui, hélas.<br />

– n… ne k… connaîte n… nes s… cihémas, j… j… je p… pas k… connaîte, p… pahdon… p… pahdon…<br />

Avec un regard plaintif, comme immensément désolée. Et… pas « désolée de tuer un<br />

homme », apparemment, non, comme « désolée de ne pas savoir répondre ».<br />

– n… ne f… faude… hé-ponse t… tout ne s… suite… ?<br />

???<br />

– Euh, non, ‘faut rien d’urgent : c’est pas pressé, manemoiselle. Pardon. Juste une question que je me<br />

posais.<br />

Une ébauche de sourire est revenu sur ses traits.<br />

– j… je p… pouhoih… j…<br />

« Je (vais) pouvoir », oui, il connaissait cette tournure de phrase, chez elle, pour répondre aux<br />

clients, qui voulaient commander des choses compliquées, savoir si c’était possible, glaçage machin<br />

ou quoi. Pouvoir répondre la prochaine fois, ou « transmettre votre question ». Même si le pâtissier<br />

allait hausser les épaules, cette fois : « Quel con ce mec ! On est pas un syndic’ touristique ou quoi,<br />

n’agence renseignements : qu’y bouge son cul, prenne un annuaire, un plan ! ce sale con ! ». Oui,<br />

simplement. <strong>Ma</strong>is c’était gentil à elle d’avoir essayé, sans le casser d’un 1/ 2/ 3/ 4/, et même si « en<br />

vrai », ça ne pouvait évidemment pas être l’idyllique numéro 5/…<br />

– j… je pouhoih n… ne nemander… n… na héponse… m… mèhci…<br />

– Merci à vous. Si vous pouvez me dire la réponse, vendredi prochain. Grand grand merci.<br />

Et elle a rougi, toute, comme souvent, adorable chérie. Et spécialement avec lui, oui, mais il<br />

ne faut pas se faire de films. Ou bien si, mais… seulement avec un oreiller sur la tête, lumière éteinte,<br />

à son cinquième étage loin là-bas, sans déranger le monde… Quitte à l’écrire après, mais protégé par<br />

une porte close, fermée, verouillée…<br />

Et, au cours de la semaine, il avait même un peu oublié cette histoire, ou… enfin, il n’était pas<br />

très sûr que ç’ait été « en vrai », plutôt que dans un de ses rêves (nocturnes, vécus comme involontaires,<br />

pas idylliques délicieux sur commande, endormissements).<br />

Le vendredi « suivant »…Enfin, tous les soirs, on était vendredi, puisqu’il retournait voir sa<br />

petite chérie, mais… là, c’était la version longue, sans transport instantané « là-bas ». Donc bus, cor-<br />

48


espondance, bus encore. « Vendredi vrai », quoi. Pousser la petite porte de verre, et retrouver son<br />

doux sourire, petite chérie, adorée…<br />

– ‘Soir manemoiselle…<br />

– s…soih… m… meu-s… sieu… m… mèhci…<br />

Et elle est allée chercher sa part de flan traditionnelle. La 147 e , donc (il écrirait J147 dans son<br />

journal n°2, ce soir). Et elle faisait le petit paquet inutile, pour ce flan qu’il aurait pu manger en sortant<br />

d’ici – même s’il le mangeait plutôt dans le premier bus, en général.<br />

– m… meu-s… sieu… v… vous s…<br />

Il était immensément rare qu’elle parle, surtout d’elle même, sans répondre à une question de<br />

client(e).<br />

– s… souviende n… ne n… neman-ner… ne cihéma… k… quahtier… ?<br />

??? Aïe, ç’avait apparemment été « vrai », et la sanction allait tomber :<br />

– Oui, manemoiselle, vous avez… pu demander… ?<br />

Elle a fait Oui, toute sérieuse, mais comme gentille, sans colère ni même reproche. Apparemment<br />

sans préparer les mots pour dire : « je transmets la réponse : c’est une question très con,<br />

déplacée ici ! ».<br />

– j… je n’a é… ék’ih…<br />

« Je n’a écrire » ? Ecrit quoi ?<br />

– Vous avez « écrit » ? La réponse ?<br />

Oui, comme touchée, qu’il comprenne – la plupart des gens la faisaient répéter, en l’insultant.<br />

Pauvre chérie.<br />

– Merci, c’est infiniment gentil à vous. C’est le nom du cinéma ?<br />

Oui, ouf… (et pas une lettre de plainte pour harcèlement ou quoi). <strong>Ma</strong>is… il aurait tant voulu<br />

avoir ce petit papier d’elle, son écriture bien-aimée… :<br />

– Vous pourrez me laisser ce précieux papier ? Précieux pour moi, pardon…<br />

Il allait ajouter qu’il l’aurait volontiers acheté d’un mois de son salaire, mais ça risquait de lui<br />

faire froncer les sourcils, à elle, suspectant soudain des arrière-pensées, un amour secret.<br />

– m… mais j… je s…sais p… pas n… n’ék’ih…<br />

Ah. Donc… euh… Reprenons. Comme elle ne savait pas écrire, elle lui avait écrit les renseignements<br />

? Euh… Elle avait fini de scotcher le petit paquet et revenait vers le comptoir. Lui, il a mis<br />

un billet de vingt Euros, peut-être quinze fois le prix du flan individuel.<br />

– Vous pouvez garder la monnaie, en remerciements…<br />

Elle a rougi, mais ouvert le tiroir, les yeux baissés. Sortant un petit bout de feuille quadrillée.<br />

– l… les v… vahiétés, s… soixante-n… nix neuf… hue … deux ch… chaumes ou un… t-tendon…<br />

Mh ? La « Rue Deux chaumes ou un tendon », au croisement juste là ? (il se souvenait avoir<br />

hésité, la première fois, depuis l’arrêt de bus, cherchant la Sécu psychiatrique, et puis étonné par ce<br />

nom de rue bizarre).<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique enquête, manemoiselle, merci, infiniment…<br />

Elle a rougi, très très fort, encore. En souriant, heureuse, confuse.<br />

– Et je confirme : je paye mon flan vingt euros aujourd’hui, avec le pourboire. Est-ce que ça suffit ? Ça<br />

coûte combien, une heure de détective privée ?<br />

Rouge la pauvre, incapable de répondre.<br />

– Et je peux prendre le papier ? pardon…<br />

Il a tendu la main, et a pris son petit papier, sans qu’elle résiste.<br />

– j… je s… sais p… pas n… n’ék’ih… p… pahdon…<br />

Oh… une si jolie écriture, bleue, toute minuscule timide et propre, appliquée, délicieuse, toute<br />

à son image à elle… Euh, mais les lettres marquées, euh…<br />

79<br />

lé variété. ru dê côm û î tâdö<br />

Il a relevé les yeux, et l’a trouvée toute catastrophée, semblant attendre un hurlement « mais<br />

bordel ! c’est quoi s’t’écriture ptit nègre à la con ?! t’es vraiment handicapée mentale, c’était pas une<br />

insulte, les gens qui disaient ça ?! Merde ! Salope ! Débile ! ».<br />

Alors… il lui a souri, réconfortant.<br />

– Très bien : « Variétés », comme ça je me souviendrais, et « 79 », parfait, Rue Deux chaumes un<br />

tendon. Parfait.<br />

Ebahie, et puis, presque aussitôt : émerveillée…<br />

– ou… ou-i… ?<br />

49


– Oui. Je garde ce papier précieusement, merci infiniment.<br />

Elle en avait les larmes aux yeux, et tellement que… il a… risqué… :<br />

– Après demain dimanche, je… viendrai, je crois, à la première séance, de l’après-midi…<br />

Et en même temps qu’il disait ça, une tonne de cafard lui tombait sur les épaules… parce que,<br />

oui, c’était presque les mots de Lucie, quatorze ans plus tôt, qu’il avait crus décoder en rendez-vous<br />

inavoué, timide, au cas où… <strong>Ma</strong>is là c’était immensément sérieux, sincère, et inavouable bien sûr (elle<br />

était si belle, petite pâtissière chérie, plus jolie encore que Lucie… elle devait avoir dix mille amants,<br />

musclés millionnaires)…<br />

– Au revoir, manemoiselle.<br />

En prenant son flan. Et « au revoir » (sous-entendu « se revoir en dehors du magasin, si vous<br />

voulez »), pas son habituel « ‘Soir », non… Il sortait quand il l’a entendue réussir à prononcer, faiblement<br />

:<br />

– v… voteu m… m…<br />

« (Attendez) votre monnaie », oui, n’osant pas croire à son histoire de pourboire, pour service<br />

rendu – certes ça n’existe peut-être pas dans une pâtisserie, mais là, ça venait du cœur. Et c’était trop<br />

tard, il était sorti. Il était heureux.<br />

Il a cherché les mots, tout le long du trajet, pour raconter ça dans son journal. Et, une fois<br />

chez lui, il a tout écrit, chaque mot prononcé par elle… Et il a scanné cette « lettre » merveilleuse,<br />

avant de sauvegarder sur trois disques et deux clés USB ce fichier infiniment précieux (il laisserait un<br />

des disques en sauvegarde dans son vestiaire, à l’usine, au cas où l’immeuble ici brûle).<br />

Il s’est endormi bienheureux, et – au réveil – il a foncé vers la table, avant de pousser un Ouf<br />

énorme, de soulagement : les mots timides de sa petite chérie étaient encore là, « dehors » (de sa<br />

tête), ouf… Le samedi a été délicieux, long câlin à son oreiller « petite pâtissière », caressant ses<br />

cheveux, ses épaules, petite ange.<br />

Dimanche matin, il a écrit un petit poème naïf, en s’amusant à le transcrire dans son écriture à<br />

elle :<br />

Né au ciné né ô siné<br />

Le bonheur d’un sourire timide, le bonêr d’î sûrir timid,<br />

illuminant mon cœur resté candide. iluminâ mö kêr rèsté kâdid.<br />

C’est vrai que le cinéma fait rêver, s’é vré ke le sinéma fé révé,<br />

grâce à ma petite pâtissière aimée. gras a ma petit patisièr émé.<br />

Rue Deux chaumes ou un tendon, ru dê côm û î tâdö,<br />

je voudrais lui dire Merci pardon. je vûdrè lui dir mèrsi pardö.<br />

Ces mots d’elle, habituels, sé mô d’èl, abituèl,<br />

auraient là un sens inusuel. ôrè la î sâs inuzuèl.<br />

Oserai-je risquer une invitation ? ozerè-j riské un îvitasyö ?<br />

Donc une réponse Condamnation… dök un répös ködamnasyö…<br />

Il a mangé vers onze heures (une omelette aux pommes de terre, tradition de ses dimanches<br />

midis). Et puis il a pris le bus pour être quartier Saint-Jean vers treize heures. Il ignorait les heures des<br />

séances ciné, mais il comptait de toute façon passer l’après-midi là-bas, regardant les affiches (et,<br />

discrètement, regardant si venait sa petite chérie, passant voir, dire bonjour…). Lucie avait dit en clair<br />

« à la séance de dix-sept heures », mais… c’était une autre personne, presque un autre monde, quatorze<br />

ans après... Et ici à Lille, ayant fui Toulouse, en plus. Surtout, cette hypothèse d’amour secret<br />

réciproque était une idiotie complète, pardon, mais… c’était sa raison de vivre. Ce soir, quand elle ne<br />

serait pas venue, il retournerait chez lui, ou… Oui, si un vigile du ciné l’apostrophait : « hé, connard, tu<br />

viens voir un film ou quoi ? ça fait trois heures qu’t’es là, c’est pas clair ! », il répondrait « euh, pardon,<br />

msieu, je viens pour la séance de dix-neuf heures, je suis très très en avance, pardon ». Donc ciné ce<br />

soir, et retour par le dernier bus, vers vingt heures cinquante – et si, au centre ville, il n’y aurait plus de<br />

bus, pour retourner dans son quartier… il irait à pied, ou il irait se jeter dans le canal. Son rêve éteint.<br />

Dans le bus, il a relu son poème « bilingue », qu’il avait emmené, pour passer le temps, ne<br />

pas trop penser, ne pas désespérer, se morfondre… Il trouvait géniale cette écriture simplifiée, de sa<br />

petite chérie, et il aurait préféré appendre celle-là que la version scolaire stupide des enseignants<br />

traditionalistes, avec leurs millions de lettres inutiles ou non-prononcées mais obligatoires. Il est arrivé<br />

à l’arrêt Saint-Jean vers treize heures dix. Et il a rejoint le carrefour Chose, en passant devant la pâtisserie<br />

aimée (mais tellement moins aimée avec cette grande dame maquillée vulgaire). « Rue 2<br />

Chaumes ou 1 Tendon », oui, c’était marqué. Numéros 128-126… L’autre trottoir, donc. Oui : 119-<br />

117… Et là-bas, la grande enseigne « Les Variétés » était…<br />

50


?!! Là-bas, devant le cinéma, cette petite silhouette toute petite toute grise mignonne : c’était<br />

sa petite pâtissière chérie ! attendant ! faisant semblant de regarder les affiches ! Il a presque hurlé de<br />

joie ! Presque couru ! Non : respirer, souffler, marcher, il avait le cœur qui cognait à quarante mille à<br />

l’heure, au moins… <strong>Ma</strong>rcher. Respirer. Elle, oh… venue… comme à un rendez-vous, inavoué… <strong>Ma</strong>is,<br />

attention, Lucie avait semblé comme ça… et puis, quand il l’avait réinvitée en clair, patatras…<br />

Respirer, souffler. <strong>Ma</strong>rcher. Oh, si jolie et belle, et tellement humble mignonne, en civil aussi,<br />

sans sa blouse blanche, d’uniforme professionnel. Jupe mi longue et ras du cou, pas du tout une<br />

vampirelle allumeuse (à la « Lucie 16-18 ans et + »), qui affolerait la gent masculine par ses charmes<br />

semi-dévoilés, non, timide adorable, oh…<br />

Approcher.<br />

– ‘Jour <strong>Ma</strong>nemoiselle.<br />

Elle s’est retournée, rougissante confuse. Pas surprise, non, juste timide perdue.<br />

– j… j… jouh, m… meu-s… sieu…<br />

Et ils souriaient tous les deux, c’était incroyable de la voir ainsi heureuse, sans raison…<br />

Emue, par rien, que sa venue à lui… Enfin, il venait en amoureux, mais il n’était pas beau, ni riche, ni<br />

musclé, ni rien. Et – oui, il souriait immensément aussi, mais… enfin, elle se disait peut-être aussi, en<br />

un sens, qu’elle était une petite naine, bègue, handicapée mentale, mais… non, tous les hommes du<br />

monde devaient être amoureux d’elle, pour sûr. Ceux qui faisaient semblant d’être méchants, au magasin,<br />

étaient clairement des frustrés. Comme ceux qui trouvent la ville moche, alors : qui cassent les<br />

bacs à fleurs installés par la mairie… Non, sa petite chérie n’était pas qu’un bac à fleurs, une pure<br />

beauté : elle était aussi, et surtout, une jeune fille toute toute douce, effacée, infiniment touchante.<br />

– C’est écrit, les heures ?<br />

– j… je s… sais p… pas… p… pahdon…<br />

Il n’a pas demandé « Vous savez pas lire ? ». Il y avait écrit « 1 e séance : dix-neuf h en semaine,<br />

quinze h samedi-dimanches ». Quinze heures, dans presque deux heures…<br />

– J’ai… étudié votre écriture, un peu, manemoiselle…<br />

Elle a baissé les yeux, coupable, mais… pas craintive, et il lisait presque en elle, en clair, ce<br />

sentiment : « lui, je l’espère indulgent…si une seule personne au monde peut me pardonner, c’est lui<br />

je crois ».<br />

– Et je trouve ça : très très astucieux, merveilleusement inventé.<br />

Elle a relevé les yeux, incrédule, n’osant pas y croire, cherchant un clin d’œil explicatif, ironique.<br />

– Regardez : j’ai écrit un poème, dans nos deux langues : celle de l’école stupide, avec plein de lettres<br />

qui servent à rien, et… votre écriture, je crois…<br />

Il lui a tendu le petit papier, et… toute toute tremblante, elle l’a pris dans ses mains, elle… a<br />

pleuré, d’émotion, en lisant sa partie, claire pour elle, pour la toute première fois de sa vie, apparemment,<br />

venant d’autrui…<br />

Et… encore trois ans et demi plus tard, après 147 séances de cinéma dominical, ils ont envoyé<br />

ce mot (à leurs collègues et à la famille Nesey) :<br />

Patricia Niezewska et Gérard Nesey patrisya niézévska é jérar nêsé<br />

Sont heureux de vous inviter à leur mariage sö êrê de vû z îvité a lêr mariaj<br />

Qui sera célébré en la Cathédrale de Lille ki sera sélébré â la katédral de lil<br />

<strong>Ma</strong>rdi 3 Août à partir de 10h30 du matin mardi 3 ût a partir de 10 êr 30 du matî<br />

Avec nos remerciements, avèk no remèrsimâ<br />

(Les époux Nesey) (lé z épû nêsé)<br />

Oui, le cinéma peut être merveilleux, peut décoincer des timides. Là, cette première fois, elle<br />

était venue « officiellement » leur payer une place, avec l’argent qu’il avait oublié au magasin. Et avec<br />

le reste de monnaie, elle a acheté son papier-poème dans sa langue à elle, valant des milliards de<br />

dollars (pensait-elle). Poème de rien du tout, célébrant le cinéma. Le cinéma, ça ne rate pas à tous les<br />

coups. Dieu (s’Il existe) avait eu raison de leur donner une seconde chance, à tous les deux.<br />

51


L’HÔPITAL DUSSYEL DE LILLE<br />

– Voilà, c’est juste la ptite piqûre habituelle, faites pas l’douillet, allez !<br />

Non, je veux pas… Aïe. <strong>Ma</strong>udite tortureuse…<br />

– C’est des anticoagulants, tout ça, vous savez, c’est pour vot’ bien.<br />

Aïeu… ouf, fini.<br />

– Voilà ! È z’apportront l’repas vers treize heures aujourd’hui ! <strong>Ma</strong>nque d’personnel, éh !<br />

Elle est partie, en regardant ses aiguilles de torture. Et au-dessus d’elle est entré le barbu<br />

Saint-Pierre, voletant sans bruit, profitant de la porte entrouverte deux secondes. <strong>Ma</strong> porte s’est refermée.<br />

L’ange grisonnant est venu se poser au bout de mon lit, souriant :<br />

– Bonjour Seigneur !<br />

– ouais, salut Pierre, j’aime pas les piqûres.<br />

– Ah-ah-ah ! C’est « la vie » ! Ah-ah-ah !<br />

C’était pas drôle, non.<br />

– Ouais, Seigneur, les nouvelles du jour : Rien à Signaler – pour les sidaïques échangistes, on a appliqué<br />

vos directives passées, pas d’problème. L’ont bien mérité !<br />

J’ai soupiré, pas fier de Moi, non.<br />

– <strong>Ma</strong>is ! Là ! Un cas ! On sait pas comment s’en dépatouiller ! Ouais, pasqueu… Ben justement, ça<br />

rjoint, en plus, s’que j’disais avant ! En pire ! Ou inverse !<br />

J’ai soupiré encore.<br />

– réfléchis, Pierre, tu parleras après. Je suis fatigué.<br />

Il a pensé, sans le dire : « Ben ! L’enfoiré ! A pas bouger son cul d’ce lit ici, et c’est Lui qui srait<br />

fatigué ! Enculé ! ». Je l’ai pas taxé de blasphème, Je me fichais de tout, J’avais envie de dormir. Elles<br />

doivent mettre des saletés abrutissantes endormissantes, dans leurs anticoag-machins… ou c’est<br />

anticoagulant pour les Humains seulement, mais Je suis différent quand même, ils ne sont que « à<br />

Mon image », extérieure, pas pour les détails d’hématologie. Je sais plu’, J’ai un peu tout oublié.<br />

– Seigneur, je reprends ! Posément !<br />

Voilà, OK.<br />

– Parfois, Seigneur, des processus ratés d’embryogénèse, ça amène des ratés sur Terre ! Et dans<br />

Votre infinité bonté, Vous leur donnez aussi la vie !<br />

Pierre avait rien compris. C’est automatique, c’est pas Moi qui programme la souffrance. Et<br />

c’est pas que « tout mal foutu », des mutants peuvent survivre aux maladies tuant tout le monde,<br />

comme chez les bactéries – Darwin avait en ce sens raison, même s’il croyait Me dire Crotte.<br />

– Mieux ! : vous leur donnez la Vie ET la Foi !<br />

Mouais. Pas toujours, mais Je fais ce que Je peux, pour rattrapper, quand Je peux.<br />

– <strong>Ma</strong>is là ! « Patricia Niezewska », è s’appelait ! Suicidée ! Alors qu’on lui a mille fois répété que seul<br />

Le Seigneur a le droit de reprendre La Vie ! Ouais, euh… « ratée » : handicapée mentale, classée,<br />

mais ça èscuse pas du tout !<br />

– mh ? C’est pas la ptite, à l’image de…<br />

– Ben si ! De visage, c’est une des sosies de… la déesse, euh… non, « comment on dit » ?<br />

– le visage de l’amour.<br />

– Voilà ! La deuxième et dernière, pour cette génération. L’autre était une des sid… hum, attendez,<br />

j’explique, pour la ptite naine ! Ouais, pasque, Niezewska : pas seulement débile, mais naine, introvertie,<br />

anémique, timidissime, bègue, malformée imbaisable, la totale, côté ratées !<br />

– ça dépend…<br />

– Certes, les chemins du Seigneur sont impénétrabes, mais… hum ! Ouais, è Vous priait tous les<br />

soirs, tous les matins, tous les midis, c’est devnu rare, sauf chez les débiles (et les bougnoules arabes,<br />

polaks de merde, hum), mais… Ouais, enfin, Vous semblez avoir comblé ses vœux, en fzant<br />

revnir son client adoré, à la pâtissrie où è bossait, l’vendredi après-midi, en insertion. <strong>Ma</strong>is ! Hein ?<br />

Vous Vous en souvnez pas ?<br />

– ben Je sais plu’ Pierre, c’est partiellement automatique, tu sais. <strong>Ma</strong> sympathie est là, et gouverne le<br />

monde.<br />

– Ah-ah-ah !<br />

Limite hérétique, éh… Non, mais les guerres, l’appât du gain, du sexe, c’est pas Moi, c’est<br />

leur côté animal, à la plupart. Moi : c’est le reste. Couchers de soleil, nuages, romances platoniques…<br />

– Bref Seigneur ! Euh !<br />

– continue, Pierre.<br />

– Ben ! Seigneur ! Après ses 4 ans en insertion professionnelle, elle dvait être virée, renvoyée chez<br />

les débiles !<br />

???<br />

52


– non, <strong>Ma</strong> protection est sur elle.<br />

– Ça a pas marché ! Sa tutelle l’a faite pleurer, pleurer, pleurer, et la ptite a rgardé la fnêtre ! (Elle avait<br />

djà sauté, quand elle avait quinze ans !)<br />

– oh…<br />

– <strong>Ma</strong>is là, Mdame Jacob l’a faite attacher ! Camisole, pour pas qu’è redéconne !<br />

– que <strong>Ma</strong>dame Jacob meurre étouffée en mangeant son fromage puant, qu’elle aille en enfer…<br />

– Hein ? La grande et noble… euh ? Ouais, enfin ! c’était dans nos tablettes, s’truc bizarre : bien que<br />

née en France, cette sale ptite naine polak, débile, aimait pas l’fromage, refusait l’camembert, même<br />

un pistolet sur la tempe ! Sa dernière prière vers vous a été d’faire étouffer sa tutelle dans le fromage<br />

puant !<br />

– logique. Non, y suffisait de contacter son chéri, il l’aurait épousée, tendrement. Pas besoin de retourner<br />

en centres d’handicapées. Il était là pour la sauver, elle.<br />

– Hein ?! Le client du flan-vanille ? Ouais : un tordu aussi, anti-fromage ! Et pourtant 100% français, le<br />

sang pur !<br />

– tais-toi Pierre.<br />

– <strong>Ma</strong>is merde c’est pas moi qui l’dis ! C’est Vous ! La race élue ! Judaïque puis Française !<br />

– je vais vomir…<br />

– J’appelle une infirmière !<br />

– ben non, t’existes pas, J’te rappelle.<br />

– Ah oui, c’est vrai ! Enfin, Seigneur, reprenez-Vous ! Aidez-nous ! Je sais qu’mon prédécesseur<br />

croupit dans les flammes, pour avoir envoyé à ces mêmes flammes… une représentante de l’Amour,<br />

autrefois. Même pas sidaïque – ni syphilitique, à l’époque. Ni tueuse, rien.<br />

– alors tu envoies la petite naine amoureuse gentille, et pure, au Paradis. Voilà, J’ai dit.<br />

– <strong>Ma</strong>is Seigneur ! Le principe de Non-Contradiction !<br />

– hein ?<br />

– Seul Vous avez le droit d’reprendre la Vie ! Dogme numéro Un !<br />

– ben non, J’ai autorisé Hitler à s’tirer une balle dans la tête, non ? J’essayais même depuis des années<br />

d’le conduire là.<br />

– <strong>Ma</strong>is Vous étiez pas encore né ! (Non, j’rigole, j’veux dire : Oui, Seigneur, bien sûr Seigneur !) Et les<br />

Textes Sacrés, pourtant, enseignent que… Mh ?<br />

– ceux qui racontent que j’ai noyé vifs des millions d’bébés, d’embryons, et cramés vifs les enfants<br />

d’sodomites, foutaises !<br />

– Ah. « C’est cela, oui… ». Euh… <strong>Ma</strong>is, euh, côté non-contradiction, ayant besoin de « Vos lumières<br />

», quand même… la ptite naine (ouais elle s’est tuée sous camisole, en arrêtant d’respirer, disconnectant<br />

tous les réflexes, bon sang, c’était diabolique)…<br />

– le Paradis, J’ai dit.<br />

– <strong>Ma</strong>is justement ! Seigneur ! On peut pas ! A cause d’Votre logique, valeur suprême !<br />

– mh ?<br />

– La naine, elle veut le bonheur de son chéri, donc qu’il épouse une grande super-belle superintelligente<br />

! (tout l’contraire d’elle).<br />

– non, c’est la petite pâtissière qu’il aime, Je le veux.<br />

– Oui oui, mais attendez : elle, elle veut qu’il épouse cette femme merveilleuse, qu’il vive avec elle<br />

pour les siècles des siècles. Et, en même temps, elle veut se blottir dans son épaule, pour les siècles<br />

des siècles !<br />

– grmm… un humain a deux épaules.<br />

– Ben non : c’est l’épaule du cœur qui compte, et ce connard, vous lui avez mis dans la tête, dans le<br />

« cœur », l’esprit de fidélité, enfin : de monogamie (au moins, quand il trouverait l’amour réciproque,<br />

en Asie miséreuse, ou ici dans une poubelle). Tout ça ensemble, ça tient pas dbout. Sauf si on envoie<br />

la Naine en enfer. Sauf Vot’ respect, Seigneur.<br />

– non, Je suis pas d’accord.<br />

– Alors, on fait quoi ?! On renvoie l’âme de la naine sur Terre, dans une grande super-sexy, maîtresse<br />

de conférence à l’Université ?<br />

– non, il aime pas ça, Gérard.<br />

– Hein ? Seigneur, Vous connaissiez son nom ? à l’adoré d’la naine ?<br />

– ben oui, puisque Je sais tout.<br />

– C’est vrai, par définition. <strong>Ma</strong>is qu’est-ce que je fais là, moi ?<br />

La porte s’est ouverte, et l’infirmière revenait, avec quatre hommes en blanc, sans lunettes.<br />

Ce n’était bizarrement pas l’aide-soignante avec le repas, et Pierre restait là, sans s’envoler en catastrophe.<br />

Vite, finir avec cette histoire :<br />

53


– euh, Pierre, Je t’ai déjà dit : le secret, c’est de révoquer leur dogme idiot, de Réalité : avec les Univers<br />

parallèles, Patricia peut vivre heureuse dans l’épaule de son Gérard, en ayant le bonheur d’avoir<br />

fait le bonheur d’un autre Gérard – ses prières à elle lui ayant apporté la sublime dont elle rêvait…<br />

L’infirmière a dit :<br />

– Ah-ah-ah ! V’savez : moi aussi, j’parle toute seule, des fois, c’est pas grave. Et « la Réalité » c’est<br />

juste une façon d’dire, hein ? Tout va bien. On va juste vous emmner dans cet autre « département »,<br />

vous savez, le mot « psychiatrique » ça veut rien dire, rassurez-vous ! Tous les quatre, à mon commandement<br />

: top !<br />

On lui a pris les jambes, les bras, fortement. On l’a transporté sur un chariot lit à roulettes,<br />

l’ange Pierre faisait la moue :<br />

– Ça change rien, Seigneur, je continuerai à venir Vous consulter : Vous avez un peu oublié, mais<br />

c’est pas la première fois.<br />

Oh… ? C’étaient ces cachets abrutissants, qui embrumaient tout, apparemment. Il a été attaché,<br />

sanglé. L’infirmière souriait, diabolique :<br />

– Bien, ça c’est très bien passé !<br />

Alors il lui a craché au visage :<br />

– mangez du fromage !<br />

Elle a éclaté de rire.<br />

– Ah-ah-ah ! Merci ! Bon appétit ! Vous quatre, là, emmnez-le !<br />

Il aurait pu arrêter de respirer, comme la petite Patricia avait eu l’intelligence et le courage de<br />

le faire, mais le Seigneur est immortel, paraît-il, alors ça n’aurait pas marché. Dommage.<br />

54


MISSION ÉTRANGE<br />

Muhammad avait la voix tremblante :<br />

– T’y arrives, Gé ? J’ai pas pété la machine ? Merde… Que Allah nous vienne en aide !<br />

Outch, il espérait débloquer le… là, si on tournait le porte-membrane d’un millimètre, peutêtre…<br />

Ouf, décoincé !<br />

– voilà, ça remarche, Muham’… ça m’avait fait comme ça aussi, la semaine dernière.<br />

– Allah soit loué !<br />

– bonne continuation.<br />

– Merci Gé, super-sympa d’sacrifier ta prime d’rendment pour dépanner les collègues !<br />

Il a souri, lui.<br />

– la boîte y gagne aussi : s’y faut l’temps aux équipes d’l’atelier d’venir, investiguer, tester… c’est<br />

n’demi-journée fichue, pas quatre minutes.<br />

– Ouais j’le disais à notre imam à nous : Allah veille sur Dialix-Tronics ! Sûr !<br />

Il a souri, retournant à sa machine à lui, en pause degré 2.<br />

– Nesey !!<br />

Hein ? L’contremaître, au-dessus de lui, les sourcils froncés.<br />

– c’est rien msieu : j’reprends la cadence, là j’aidais une autre ligne, coincée bloquée, pardon. En trois<br />

minutes, c’est reparti.<br />

– <strong>Ma</strong>is qui es-tu Nesey ??<br />

? Aïe, ça les reprenait, aux gars de l’encadrement. Comme le grand chef, lors de l’entretien<br />

d’embauche, qui avait grommelé « Ouais, ça nous intéresse, 189 de QI sur chaîne, décoincer les trucs<br />

chroniques, dépister les erreurs d’concept, mais ça fait peur pour nos places à nous, comprenez-le !<br />

Pourquoi on srait payé trois à trente fois plus en vous arrivant même pas à la chville ?! ». Pardon…<br />

– euh, j’suis rien, pardon. Juste un « triste », avec des talents, un peu, sans faire exprès.<br />

– Eh, j’viens pas pour ta machine, cette minute de production, là, mais pour te dire : tu arrêtes la machine<br />

là tout de suite, tu es convoqué dehors sur l’parking. L’ordre vient de tout en haut en haut.<br />

Genre « superstar », y t’disent.<br />

?<br />

– euh, y doit y avoir erreur sur la personne, pardon. Je suis rien. Numéro 443 sur 445 employés ici…<br />

– Non, tout là-haut, z’ont l’air de dire : Dialix-Tronics, c’est rien, ça vient de beaucoup plus haut…<br />

?? Il a souri, euh… rebasculé la machine en mode pause. Degré 5, semi-éteinte.<br />

– je fais quoi ?<br />

– Tu sors, là, immédiatement. Pas l’temps d’te changer, file. S’y dmandent, tu dis que j’ai été bien,<br />

hein, que j’t’ai aidé à éteindre ta machine, parfait, hein ?<br />

– oui,msieu.<br />

– Raoul. Raoul Decazeau, mon nom (j’te rappelle). Sy cherchent un grand manager ou quoi, hein ?<br />

? Qui donc… « cherchent » ? Il était mis à la porte ou quoi ? il y comprenait rien, de rien. Enfin,<br />

il s’est levé, et… il est parti, quittant l’atelier, puis prenant la porte de sortie du bâtiment. Comment<br />

savoir où aller maintenant ? Il y avait une voiture énorme, genre Cadillac américaine, couleur dorée, la<br />

porte entrouverte… Et rien d’autre en vue, que des voitures (de chef) garées, l’Abribus au loin, sans<br />

bus… Il s’est approché de la limousine « en or massif », le genre… Le conducteur le regardait, fixement.<br />

– Gérard Nesey ?!<br />

– euh, oui, pardon, euh…<br />

– Montez, immédiatement !<br />

? Il s’est assis, à la place passager avant, « la place du mort », on dit, il paraît. Il a fermé la<br />

porte, cherché la ceinture de sécurité, mais il y en avait pas. La voiture a démarré, en trombe, il a été<br />

comme scotché au fond du siège, par l’accélération.<br />

– on va où ?<br />

– On y va !<br />

Où ? Très très bizarre. Ou c’était un rêve, sans avoir tout bien construit de manière cohérente,<br />

c’était juste n’importe quoi. Et… oui, le type avait visiblement un « masque », « humain » : près du col,<br />

ça plissait et on devinait comme des écailles dessous. Oui, un cauchemar, simplement. Et il allait servir<br />

de hors d’œuvre à un dîner de crocodiles, déguisés en humains, et puis le réveil allait sonner :<br />

debout, c’est fini, ces délires. <strong>Ma</strong>is outch, la voiture allait dix fois trop vite, dérapant dans les tournants,<br />

doublant tout le monde en prenant des risques (il y avait du monde en face, une ligne blanche…).<br />

– c’est… très très urgent ?<br />

– Super important, ouais !<br />

55


<strong>Ma</strong>is… pin-pon pin-pon, derrière, oui. On n’a pas le droit de rouler à cette vitesse, de menacer<br />

d’écrasement les piétons sur passage zébré…<br />

– Mer-deu !<br />

Le type a sorti de sa veste un… révolver, énorme, avec long canon, comme dans les films – et<br />

de « science-fiction », pas de « vrai », non… <strong>Ma</strong>is il s’est garé.<br />

– Allez, grouillez, merde !<br />

Deux policiers, en uniforme, casquette, venaient vers eux, depuis leur voiture bleue. Le conducteur<br />

a appuyé sur un bouton, faisant descendre sa vitre. Le premier policier s’est penché, ils<br />

étaient tous les deux passés du côté conducteur, mais un troisième arrivait, de l’autre côté, main à la<br />

hanche, prêt à dégainer. Au milieu d’une heure d’usinage machine : c’était n’importe quoi, ce rêve, lui<br />

il espérait seulement : se réveiller dans son lit, plutôt qu’affalé sur machine, pendant les heures de<br />

boulot…<br />

– ‘Jour msieu ! Permis d’conduire, papiers du véhicule ! Belle machine, hein ?!<br />

Le conducteur a grommelé, rentrant à moitié le revolver, pour prendre son portefeuille.<br />

– Merde, j’ai pas le temps ! Mission Zéta 4 ! Urgence absolue !<br />

– Zéta-bla-bla, oui ! C’est ça !<br />

– Non, Victorien…<br />

C’était le policier derrière le premier, qui parlait maintenant, ayant dégainé son arme, menaçant<br />

son collègue !<br />

– Zéta 4 : c’est les urgences divines ! Ça nous dépasse complètement, on laisse aller, on s’excuse !<br />

– Ah ! Pardon msieur ! On s’èscuse ! Bonne route !<br />

Et le moteur a vrombi, ils sont repartis ! Faussant compagnie à la police nationale… certes<br />

terrestre, les rêves sont bien au-dessus de ça. Il a souri. Et ils ont continué à foncer, dans les rues de<br />

Lille, jusqu’à un quartier… de gratte-ciels… à Lille, oui (!). Son cerveau jonglait vraiment n’importe<br />

comment, entre New York et Paris, Lille au milieu… Et ils allaient droit vers la plus grande tour, avec –<br />

bien sûr – gyrophares au sommet, rouges pourpres, et vitres bleu-vertes clignotantes, à un des étages<br />

: manifestement sa destination à lui. <strong>Ma</strong>is ce n’était même pas rigolo : même pas crédible, non :<br />

genre film petit budget à scénariste alcoolique. Le conducteur regardait sa montre en conduisant,<br />

nerveux, il disait « Allez ! vite ! » au moteur ou aux rues. Et puis, au pied de la grande tour, il a freiné,<br />

brusquement, mais en douceur, en même temps. Lui, il a eu le temps de tendre la main, pour ne pas<br />

être projeté vers le pare-brise. Ouf, arrêtés. Ils sont sortis.<br />

– Allez, vite ! vite ! vite !<br />

Ils sont entrés, et euh… il a un peu couru aussi, pour suivre le monsieur, qui avait ressorti son<br />

revolver, sans explication. A l’intérieur, un grand hall, une hôtesse s’est levée :<br />

– Là-bas ! L’ascenceur au fond à gauche ! Etage 19, Room 79 !<br />

Et ils ont couru encore. Son accompagnateur a appuyé sur le bouton d’appel, de l’ascenseur,<br />

regardant sa montre :<br />

– Vite, bordel ! Dans soixante cinq secondes !<br />

Mh ? Ça allait tout exploser ? Ou le réveil allait sonner ? Les longues secondes de montée, au<br />

dix neuvième étage. Et « ding », les portes se sont ouvertes, et…<br />

– Là-bas !<br />

? Des « gardes » en uniforme d’autrefois, genre carnaval, étaient devant une porte double.<br />

Avec des grandes trompettes dorées, au repos. Eux, ils ont couru vers là-bas, et puis… ils se sont<br />

arrêtés. Le « conducteur », regardant sa montre, a dit :<br />

– Ouf, encore dix-neuf secondes ! Pile arrivés, attends !<br />

Il a attendu, et les gardes, stoïques, étaient rigides, comme statuesques. Longues secondes,<br />

peut-être les dix neuf annoncées, et puis… les gardes ont levé leurs trompettes et se sont mis à souffler<br />

horriblement fort dedans. Avec des notes, un machin pompeux affreux, genre « vœux du Président<br />

de la République Française ». Et les portes se sont alors ouvertes… poussées par personne,<br />

comme automatiques, au son des trompettes. Et… à l’intérieur, ça semblait un tribunal. Ils étaient<br />

derrière le public, qui laissait comme une haie d’honneur, chemin jusqu’aux juges. Grand guignol, oui.<br />

– Vas-y, Nesey, à toi d’jouer !<br />

? Le conducteur lui faisait signe d’avancer, d’entrer dans le tribunal. Il a fait quelques pas timides,<br />

lui : tout le public s’était retourné, et le regardait, gêneur ? pardon… mais… il n’y avait pas de<br />

marches, pour monter dans ces gradins, de public, et… derrière lui, le conducteur (qui avait enlevé<br />

son masque) qui avait une tête de lézard, lui faisait signe de continuer à avancer, aller vers le juge.<br />

Euh… alors il y est allé, pardon. Le juge, tremblant, a dit :<br />

– Euh, je… répète la question : « quelqu’un, quelque part, a-t-il une objection ? à ce que la petite<br />

naine débile, nommée Patricia Niezewska, ici présente, soit renvoyée à jamais chez les débiles, à<br />

Douai »…<br />

56


? Petite naine ? Comme sa petite pâtissière chérie ? (secrètement aimée). Qui pouvait savoir<br />

que… ? là-bas, le lézard a déployé des ailes et s’est envolé vers un siège, derrière le public. Est-ce<br />

que c’était Dieu qui… ?<br />

– Personne ? Personne n’a d’objection ?!<br />

Le public semblait terrorisé, dans les rangs là semblaient des avocats, euh… Lui, il s’est<br />

éclairci la gorge :<br />

– ahem, euh… si c’est ma petite pâtissière adorée, j’objecte, pardon. Elle est la meilleure employée du<br />

monde, la plus aimée de l’Univers… la plus sérieuse appliquée employée du monde.<br />

Et… oh, se levant derrière la barrière de bois, là : « l’accusée », sa petite pâtissière jolie, oh…<br />

Les mains jointes, la larme à l’œil, voyant en lui le Sauveur envoyé pour elle par son Seigneur (il avait<br />

toujours su qu’elle avait cette croix autour du cou).<br />

– <strong>Ma</strong>is ! Jeune imbécile, en vêtements d’ouvrier inférieur ! Les plus hauts experts sont formels : sociabilité<br />

nulle, confirmée, repli para-autistique confirmé ! Irrécupérable !<br />

Oh, et dans ses yeux, petite chérie : une confiance absolue, se sentant sauvée, touchée par la<br />

Grâce divine. Patricia, Sainte-Patricia… (« Patricia Niezewska », avait dit le Juge, en perruque).<br />

– euh, si… le monde du travail la… refuse, pardon… je… l’inviterai comme compagne, je gagne assez<br />

d’argent pour deux, si elle accepte…<br />

Elle pleurait de joie, hochant le menton.<br />

– Objection ! Votre Honneur ! Je demande une expertise psychiatrique du contestataire ! Osant braver<br />

l’expertise des plus reconnus de… par l’Université de… l’Académie de… euh…<br />

Aïe… S’ils trouvaient trace de ses deux tentatives de suicide, de sa rencontre (initiale puis<br />

périodique) avec Patricia près de la Sécu psychiatrique…<br />

– Accordé ! Que les forces se saisissent du prévenu !<br />

Et des policiers, trois, venus de tous les côtés, l’ont empoigné, tiré vers les bancs là-bas,<br />

mais… Crac ! Immense fracas, un éclair tombé au milieu du tribunal ! Avec roulement de tonnerre<br />

gigantesque, dizaines de secondes.<br />

– Merde ! Dieu est pas d’accord ?!<br />

– Ou le Diable ! Putain ! C’est le Diab’ ! Lucifer !<br />

Et… les trompettes, là-bas derrière, se sont mises à jouer… le morceau de Louis Armstrong,<br />

guilleret : « what a wondeful world », un nom comme ça, et… une lumière bleue émanait de… une<br />

silhouette, approchant, par là où il était venu, lui. Silhouette de lumière, d’un jeune barbu, asiatique à<br />

petit nez, genre Tahitien ou Philippin. Les gens commençaient à s’agenouiller, dans le public. Et…<br />

Patricia s’est agenouillée aussi, alors lui aussi, pardon.<br />

Le procureur a essayé, timide :<br />

– Votre Honneur, j’objecte : c’est du Grand Guignol, de la mise en scène ! Un mauvais acteur, pourquoi<br />

pas un nègre tant qu’y z’y sont !<br />

– Forces de l’ordre : veuillez vous saisir du nouveau gêneur !<br />

Les trois policiers l’ont lâché, lui, bien inoffensif en comparaison, pour se ruer sur le magicien<br />

à lumière. Euh, et… ils ont… disparu, au sol remplacés par une courgette, un poireau, une carotte.<br />

L’apparition a parlé, d’une voix immensément belle, sans ouvrir les lèvres :<br />

– Votre Seigneur vous renvoie Son fils, laver vos pieds malodorants. Ne piétinez pas Gérard et Patricia,<br />

les plus beaux amoureux de votre monde.<br />

Oh… <strong>Ma</strong>is le juge a levé la main, comme un petit écolier demandant la parole. « Jésus »,<br />

enfin, le prestidigitateur, a répondu :<br />

– Parle, Nestor De Songe, je t’écoute.<br />

– C’est pas l’incarnation de l’amour du tout : elle est mal foutue, incapabe de baiser, d’enfanter. Et<br />

votre divin Papa, Y nous avait dit « Multipliez ! », alors ?!<br />

– Mensonges ! Et ma parabole du Bon Samaritain, l’avez-vous « oubliée » ? : écoutez votre cœur, pas<br />

les racontars des religieux professionnels ! Et je suis d’origine mexicano-philippine, pas Israélienne du<br />

tout ! Et citoyen du monde, pas blanc ni nationaliste !<br />

– La vache, le scoop !<br />

– Nous pardonnons ces propos blasphématoires. Comprendre vaut mieux que réciter.<br />

– Wah, re-la-vache ! re-le-scoop !<br />

– Je me retire, ne nous dérangez plu’ ainsi.<br />

– <strong>Ma</strong>is, euh Seigneur, les guerres et tout, on vous voyait pas, pourquoi ? Pourquoi pour cette petite<br />

crotte débile ?<br />

– Il est juste que les méchants s’entre-massacrent, mais ne touchez pas aux innocents ! Les bébés<br />

sont égoïstes, les enfants sont cruels, mais les amoureux platoniques timides sont intouchables.<br />

Adieu.<br />

57


Et… il est reparti, avec ses lumières, son aura. Les légumes, dans l’allée, se sont<br />

« regonflés », en humains, policiers, en uniforme, tout courbaturés, pardon. Les portes se sont refermées.<br />

– Oh-là-là, moi je reporte la séance ! Suspension de séance ! Suspension !<br />

Et il a tapé du marteau sur sa table, tapé encore, encore, encore, se muant en sirène ou…<br />

Non, c’était le réveil qui sonne. Il a tendu le bras, l’a arrêté. Dommage… Enfin, dommage que… il n’en<br />

ait pas profité pour faire une photo de sa petite chérie, son doux visage, en espérant qu’il aurait pu<br />

ramener cette image, presque « matérielle ».<br />

– s… c’est l… l’heuh… ?<br />

Hein ? Une voix féminine auprès de lui ! Dans son lit ! Grand lit deux places ! Il a allumé, pour<br />

voir, et… c’était sa petite pâtissière adorée, oh… « Patricia » (si elle s’appelait comme dans le rêve)…<br />

En nuisette, les yeux un peu éblouis par la lumière, souriante gentille, malgré tout…<br />

– Oui, ma chérie… C’est l’heure, d’aller pour mon travail. Euh…<br />

Quatre heures trente, disait le réveil.<br />

– Quatre heures et demi, oui, pour commencer à cinq heures trente, sur machine, l’équipe du matin.<br />

Tu pourras te rendormir.<br />

– m… mèhci, j… géhah, j… je t’aime, j… géhah…<br />

Il a souri, immensément.<br />

– Je t’aime aussi, petite chérie. Et j’aime ton Seigneur aussi, qui fait pour nous des miracles, on dirait.<br />

– a… amen…<br />

Il avait une bague au doigt, et elle aussi, oh… Ils s’étaient mariés à l’Eglise ? il avait été baptisé<br />

? Il acceptait tout, trop heureux.<br />

– Dans mon rêve, la musique – juste avant le réveil – c’était « what a wonderful world »…<br />

– n… ne m… monde m… manifique, ou-oui…<br />

Il ne savait pas qu’elle connaissait la langue anglaise, il avait été sur le point de lui traduire.<br />

Ou bien c’était une phrase rituelle entre eux, qu’il lui avait déjà traduite cinquante fois.<br />

– t… tènment mieux k… que ne monde « en vhai »…<br />

Mieux que le monde « en vrai ». Aïe, c’était les rêves imbriqués ? Un réveil rêvé ? Ou bien ils<br />

étaient « morts » (au sens « terrestre ») et ici au Paradis ? Enfin, pour mériter les fruits et légumes qui<br />

poussent dans les rayons d’EdenStore, il irait quand même travailler sur machine, discrètement, humblement<br />

: ça faisait partie de l’équilibre, du monde beau et pur.<br />

Merci Seigneur, et/ou merci Rêveur…<br />

58


PETIT HAMSTER EN PELUCHE<br />

Expéditeur : Gérard Nesey – 2 bis Rue Mickey Newbury, n°0013 – 59060 Lille<br />

Destinataire : Pâtisserie Le Pellec (à l’intention de la très petite employée du vendredi soir, merci)<br />

79 Rue Saint Jean<br />

59040 Lille<br />

Lille, Dimanche 05/12/2004,<br />

<strong>Ma</strong>nemoiselle (ou <strong>Ma</strong>name si vous ne portez pas votre alliance au travail),<br />

dans ce paquet, vous trouverez un petit hamster en peluche, que je vous offre amicalement, pardon.<br />

1– Si vous êtes mère célibataire, ce petit cadeau est pour votre enfant, bien sûr. En lui souhaitant un<br />

joyeux Noël, très bientôt, ou lui donner ce jour-là seulement (à vous de voir).<br />

2– Sinon, je dois vous expliquer, je pense.<br />

Pardon, ce petit animal en peluche ne signifie pas du tout que je vous considère comme une<br />

enfant. Je sais que vos 126cm environ de taille vous classent en ce que les gens méchants appellent<br />

« taille de gosse », et d’autres méchants, ou les mêmes, se moquent de vos bégaiements timides, si<br />

touchants, en disant que vous avez « six ans d’âge mental ». <strong>Ma</strong>nemoiselle, ne croyez pas du tout<br />

qu’en vous offrant un « jouet », je vous traite comme une gamine attardée ou ridicule, pardon, ce n’est<br />

pas ça du tout. C’est presque le contraire, il faut que je vous explique. Et j’aime pas les enfants, très<br />

méchants tous, accapareurs, exigeants, brutaux, hurleurs. Vous si douce mignonne, vous êtes un<br />

ange, pas une enfant, mais un milliard de fois mieux. Pardon.<br />

J’ai acheté ce petit hamster en peluche (ou cochon d’inde, ou rat même, pardon) il y a quatorze<br />

ou quinze ans, à Toulouse. J’avais quinze ou quatorze ans, et… je cherchais un cadeau de Noël<br />

pour ma petite sœur Natalia. Et, dans la vitrine, de ce petit magasin des boulevards, ce petit hamster<br />

avait un regard si triste timide, j’étais touché, ému aux larmes. Et… c’était pas un sentiment d’amour<br />

fraternel, pardon, ce petit animal doux et faible m’évoquait celle que j’aimais, <strong>copine</strong> de ma classe.<br />

Enfin… après « l’accident », la chute de la falaise, tout s’est un peu mélangé dans mon esprit malade,<br />

drogué par les médecins méchants, ne voulant pas que je recommence, que je m’euthanasie en paix<br />

sans plu’ souffrir. Bref, soit c’était pour la petite vietnamienne pour qui j’avais un faible à quatorze ans,<br />

soit c’était pour (sa meilleure amie) la petite polonaise dont j’étais fou amoureux l’année d’après –<br />

jusqu’à aujourd’hui, à travers vous, puisque vous êtes sa sosie exacte de visage, manemoiselle, la<br />

ressemblance est stupéfiante. J’ai donc acheté ce petit hamster, pour lui offrir. Je crois que c’était à<br />

votre sosie Lucie (l’année d’avant, je crois que j’avais envoyé un coquillage à Dhu-Wang, anonymement<br />

– elle n’avait bien sûr pas répondu). <strong>Ma</strong>is elle a refusé mon invitation au cinéma, Lucie, et elle<br />

m’a tourné le dos, fait la gueule, avant que je lui offre le petit hamster, en vrai. Ou bien j’ai acheté ça<br />

après, en espérant briser la glace, je me souviens plu’. Et je sais plu’ quand j’ai défait le paquet cadeau,<br />

mis ce petit animal gentil dans mes étagères, « en pension » car il n’était pas à moi mais à celle<br />

que j’aimais. C’est peut-être quand j’ai déménagé, en sortant de l’hôpital, après être tombé de mon<br />

cinquième étage, la semaine des 25 ans de Lucie, refusant de me revoir. (Je savais pas que vous<br />

existez, manemoiselle).<br />

Aujourd’hui, ça me paraît soudain un cadeau d’évidence : si vous ne prenez pas ce cadeau un<br />

peu ancien comme une offense, ce petit hamster vous revient de droit, manemoiselle, en remerciement<br />

de vos sourires m’ayant maintenu en vie, ces trois ans et demi. En hommage à votre personnalité<br />

timide toute douce, effacée timide craintive. C’est ce que je vois dans le regard de ce petit animal.<br />

C’est ce je croyais voir dans la réserve de Dhu-Wang, avant d’apprendre qu’elle allait danser (à la<br />

chasse au beau mec), avant de tomber fou amoureux du sourire vers moi de Lucie, sans comprendre<br />

qu’elle s’essayait à la séduction, en jetant les indésirables une fois ferrés, voulant se réserver pour<br />

beaucoup mieux, plus excitant, danseur, expert en trucs sexuels.<br />

<strong>Ma</strong>nemoiselle, j’avais besoin de vous dire tout ça, et je ne joins pas de photo, je ne vous paierai<br />

jamais de gros gâteau par chèque, vous ne pouvez pas savoir qui écrit ça. <strong>Ma</strong>is j’avais immensément<br />

besoin de le dire, de ne plu’ mentir, ou un peu moins ouvertement. Oui, je vous aime, éperdument,<br />

oui je sais je suis pas assez bien pour vous, bien sûr. Alors je fais semblant de venir acheter un<br />

petit gâteau, depuis trois ans et demi. Voilà. <strong>Ma</strong>is… ce petit hamster, et ma tendresse infinie envers<br />

(lui) vous, Lucie, Lucienne, Luciette, Lucielle, Lucine, Luciline… il fallait que je le dise un jour, ça m’a<br />

paru comme une évidence.<br />

J’aurais pu offrir à Lucie ce petit hamster en peluche, maintenant, « pour ses enfants » aussi,<br />

même si elle ne veut plu’ me voir, depuis tant d’années. <strong>Ma</strong>is elle était fille de divorcés, elle n’a pas<br />

d’idéal familial je pense (ce que les gens disent pourtant « inhérent à la féminité », je sais pas pourquoi).<br />

Elle consomme les mecs et les jette, poubelle. Ceux qu’elle choisit font pareil avec elles. Le<br />

virus machin applaudit, et fait plein de bébés virus, lui...<br />

59


Vous pouvez bien sûr jeter vous aussi cette lettre à la poubelle, en haussant les épaules.<br />

« Encore un dingue » est une expression assez judicieuse, mais ne craignez rien de moi : je suis nonviolent,<br />

totalement, mauviette. Je sais que Lucie (et vous sans doute) préfère(z) les cadres en cravate,<br />

riches, docteurs chefs d’équipe, circoncis pour raison religieuse. Elle les presse et les jette après<br />

usage, s’ils sont encore vivants elle les envoie à ses amants psychiatres. Je vais vomir pardon.<br />

Joyeux Noël, manemoiselle. (Si ce cadeau vous heurte, jetez le à la poubelle, ne me le rendez<br />

pas : je ferai semblant de ne pas comprendre, je prétendrais que ça n’est pas moi du tout, l’auteur de<br />

cette lettre). Pardon. C’est les médicaments, des méchants docteurs, qui me déglinguent le cerveau.<br />

N’ayez pas peur : je suis incapable de faire du mal, à autrui. Pour ne pas vous inquiéter, je ne viendrai<br />

peut-être plu’ jamais au magasin, vous déranger, j’ai tant profité de votre sourire, pardon. Si votre<br />

magasin est en difficulté, écrivez-moi pour vous envoyer de l’argent : si je suis encore de ce monde, je<br />

vous enverrai tout ce que j’ai. Ou si vous me laissez votre nom, je vous nommerai légatrice universelle,<br />

héritière, même si c’est pas des fortunes, mes « économies » (l’argent restant d’un ouvrier triste,<br />

ne sortant jamais). Je sais pas, si je reviendrai (comme si de rien n’était, anonyme) vous revoir, ou<br />

non, pardon. J’ai mal de tête, pardon, c’est les cachets.<br />

Avec mes remerciements, tendres et fidèles, et purs,<br />

Gé---d<br />

* * *<br />

Expéditeur : PATRICIA NIEZEWSKA - FOYER SOCIAL F59/3#9 - 227 RUE ST JEAN - 59040 LILLE<br />

Destinataire : Gérard Nesey<br />

2 bis Rue Mickey Newbury, n°0013<br />

59060 Lille<br />

Cher Gérard,<br />

Je vous remercie à l’infini de votre cadeau. Que je n’ai pleuré pleuré pleuré de bonheur à l’infini pardon.<br />

Dans mon cœur. La petite souris – Non c’est trop nul ce qu’elle raconte la naine, merde avec ses<br />

allocs pourries elle m’a payée trois fois rien, pour lecture + écriture, ça vaut pas, moi je lui dis merde,<br />

je vais pas rester là à l’écouter gémir ses conneries larmoyantes et faut tout que je corrige ces fautes<br />

ou quoi, merde, mon cul ouais. Moi j’ai fait l’université, presque un an de psycho, vachment supérieure<br />

je suis faut pas déconner. Et je dis : si l’autre connard qui va lire ça, il a des couilles, et un cerveau à<br />

la con à pas causer en face, comme cette débile, il a qu’à déchiffrer son écriture de merde. Moi je vais<br />

dire qu’elle a épuisé son crédit-minutes et qu’elle a qu’à joindre son charabia sub-débile marqué,<br />

jointe à mon écriture supérieure, et avec ça l’autre dingos il va comprendre, lire, sûr ! Qu’elle me fasse<br />

pas chier. Non, toute façon, c’est une crevure, toute ratatinée nulle, elle va pas me crêper le chignon,<br />

c’est pas le genre, juste pleurnicher comme une conne, qu’elle est. Vivement le mois de Juin, elles<br />

racontent qu’elle va virer, retourner enfin chez les débiles ou quoi, à Douai, super loin, bon débarras.<br />

Douai, je crois que c’est la déchettrie de Lille, je crois, ouais. Allez, stop, elle me fait chier, j’arrête,<br />

point final : .<br />

P-t----a<br />

* * *<br />

cèr jérar, je vû remèrsi anîfini ne vote kanô, ke je na plêré plêré plêré, ne monêur anîfini pardö, dâ mö<br />

ker, ne peti sûri (…)<br />

(Transcription, par Gérard)<br />

* * *<br />

Cher Gérard, je vous remercie à n’infini ne voteu caneau, que je n’a pleuré pleuré pleuré ne monheur<br />

à n’infini pardon, dans mon cœur. Ne petit souris blanc et beige ne regarne ne triste na pauve petite<br />

fille souris. Je crois je comprende votre sendiment ne dire trois petites et faibles, même que nes deux<br />

premières méchantes ne sexe maniaques pardon. Et si beaux vos sentiments ne tendresse hélas zéro<br />

retour pardon avant. Je voudrais faire une bise sur votre main vous nire on est pas toutes méchantes,<br />

je le jure, pardon. Et moi je comprende c’est pareil ne l’aute côté. Que c’est na première fois toute ma<br />

vie ne quéqu’un ne sentiments pour moi, je pleure je pleure je pleure, ne tendresse pardon. En plus<br />

que c’est le celui je crois vous être c’est vous c’est lui, je sais pas comment dire, je pleure. Autefois,<br />

60


chez les nébiles, nes enseignantes très en colère que je mélange ne lettres d(e) et n(e), b(e) et m(e),<br />

pardon. Et au magasin, le plus gentil monsieur du monde, au lieu me nisputer, ne corriger n’en colère,<br />

n’il dire si gentiment manemoiselle sauf mademoiselle la première fois. Comme pour me nire je n’a<br />

raison presque c’est plus joli n(e) moins dur que d(e) méchant. Et r(e) je nire mal aussi pardon, mais il<br />

comprende quand je parle c’est rare pardon. Si gentil à n’infini, alors je sais c’est vous, ne viendé 141<br />

fois acheter n’un flan vanille si gentiment ne me sourire oh si gentil et si beau je crois dans mon cœur.<br />

Gérard, si vous m’invitez n’au cihéma, je vas dire oui, je vas dire merci à n’infini du monde. Pas ne<br />

colère ne vous, ne contaire, ne monheur dans mon cœur, oh… Gérard, je fera n’imporne goi ne vous<br />

consoler ne toute ma tendresse n’infinie pour vous, ne vous consoler. Si vous voulez je deviende vietnamienne,<br />

je vas tirer mes yeux avec nu scotch par ézempe, ou faire mon nez plus joli comme elle,<br />

pardon. Gérard je a seunement six mois ne vous consoler, après je va n’êteu morte ne chagrin, partie<br />

loin et jamais revoir le gentil monsieur du flan à na vanille, je veux dire vous mais avant je pensais ça<br />

déjà, pardon. <strong>Ma</strong>is si je vous a réparé votre cœur un peu, je va mourir z’heureuse, dans mon cœur,<br />

c’est merveilleux, merci à n’infini. Gérard, si je va être morte, il faut pas retourner la falaise ou<br />

l’immeube très grand na fenête, pardon. Je vous en supplie, non, pas faire. Il faut aller ne Vietnamie,<br />

ne chercher n’une autre comme moi de Pohonaise : n’une petite naine, bègue, moins bien que la vraie<br />

pour nes gens normal mais mieux pour vous, pour n’êteu sauvée par vous. Gérard, moi je ête malformée,<br />

je pourra pas vous donner ne monheur et des enfants, mais elle, elle peut vous rende z’heureux<br />

je ête sûre, et dans ne Ciel, mon âme n’avec des ailes elle va prier de protéger voteu monheur, à<br />

n’infini. Ou je sais pas si c’est Vietnamie, de là-bas ne catholique, pour vous n’allez au Ciel après. Nes<br />

îles ne vietnamie catholique, n’un nom comme ça. Je n’aurais réussi ma vie, n’incroyabe de monheur,<br />

si ça fait comme ça. Je va prier nuit et jour pour que ça faire comme ça. Seigneur. Ne protéger une<br />

enfant, ou une jeune fille faible, c’est ça le monheur beau du cœur, pour nes hommes comme pour<br />

nous, ou pour nes hommes qui nous protègent et encore plus nos enfants avec nous bien ensembe.<br />

Quand je n’ête enfant avant je n’ête pas une méchante je le jure Gérard ça éziste. Vous ne va voir.<br />

Je vous aime, Gérard, même que nes infirmières ne rigoler je ête pas capabe n’amour, pardon.<br />

P-t----a<br />

(Lille, 23/11/2011)<br />

* * *<br />

<strong>Ma</strong>riah et Gérard Nesey, cinq ans après leur mariage aux îles Philippines, au large du Vietnam,<br />

sont heureux de vous faire part de leur adoption d’une petite orpheline, d’origine vietnamienne.<br />

La petite enfant, bègue timide en ce moment, se prénomme Duong (Duong Patricia, prénom complet,<br />

en France). Elle a été baptisée à la chapelle du cimetière lillois, pardon, elle aime beaucoup son petit<br />

hamster en peluche, lui fait des milliers de câlins. (Les anges comprendront).<br />

61


AIDE MÉDICO-FAMILIO-ROMANTIQUE<br />

Le jour J141 du monde n’avait a priori rien de spécial. Il profitait de ses dernières visites innocentes,<br />

du vendredi – à J150, il avait prévu d’avouer « je vous aime » à sa petite pâtissière chérie,<br />

prendre une paire de gifles, mourir de peine. <strong>Ma</strong>is on n’y était pas encore, donc. Alors il est descendu<br />

du bus avec le cœur paisible, heureux de la revoir une 141 e fois. Et marché, le long de la rue Saint-<br />

Jean, simplement, vers cette petite pâtisserie, « sise au » 79, Rue Saint-Jean, ils disent dans les livres.<br />

Avec, comme d’habitude, cette inquiétude au fond : aura-t-elle cette fois disparu ? à jamais…<br />

épousée par un milliardaire musclé, Monsieur Univers, choisissant évidemment la plus merveilleuse<br />

du monde, sa petite pâtissière chérie. Oui. C’est la vie. C’est la mort. C’est pas grave. C’est ainsi.<br />

« Ainsi soit-il », ils disent, dans les églises ou quoi. Sa petite pâtissière avait une croix autour du cou,<br />

mais n’allait pas à l’église locale – il était venu un dimanche matin, espérant la revoir, envisageant de<br />

se faire baptiser, pour elle. Vénération envers elle. Plus qu’envers le hideux massacreur du Déluge ou<br />

quoi, mais bref, elle n’allait pas à l’église, toute repliée sur une foi intérieure, à leur façon introvertie (à<br />

eux deux), et c’était un milliard de fois plus beau.<br />

Un gros tas de feuilles au milieu du chemin. Etant gosse, il aurait peut-être shooté dedans,<br />

pour marquer « un but », dans sa tête. Non, il n’aimait pas le sport. <strong>Ma</strong>is les jeunes filles préfèrent les<br />

sportifs, hélas. Sa petite pâtissière devait avoir des amants musclés, costauds, dominateurs, il espérait<br />

seulement qu’elle ne soit pas battue, non : elle, elle devait domestiquer les mâles facilement, les<br />

mettre à genoux, larmoyant à l’idée d’être abandonnés, à leur tour.<br />

? Là-bas, une ambulance, à moitié sur le trottoir. Juste à côté de la pâtisserie aimée… Il a<br />

froncé les sourcils. Une cliente avait fait un malaise ? Ou la petite employée ?? Il… il a couru, perdu,<br />

jusque là, affolé. Il est entré. Oh, sa petite chérie assise sur son petit banc, toute en larmes perdue, et<br />

une dame infirmière au-dessus d’elle, parlant fort.<br />

– <strong>Ma</strong>is bouge-toi, mince ! Y’a pas qu’un ptit nain au monde ! Hein ?!<br />

Oh… sa petite naine chérie, un énorme chagrin de cœur, oh…<br />

– Quoi ?! C’est pas un nain, ton chéri ?! Ben : raison d’plus ! Y’en a des milliards alors ! Un d’perdu dix<br />

de rtrouvés !<br />

Oh…<br />

– Quoi ?! De famille ? Tu veux baiser ton beau-père, un truc comme ça ?! Non, quoi ?! J’y comprends<br />

rien ! <strong>Ma</strong>is merde, parle ! On a eu des formations d’psycho ! Faut parler parler parler ! Ou tu crèves !<br />

Ça sert à rien ces piqûres de merde ! Comment ça tu peux pas parler ?! Ben j’vois bien qu’t’es bègue,<br />

et débile à moitié, qu’tu parles ptit nègre, mais merde, parle !<br />

Euh, non… Il s’est avancé.<br />

– Euh, mdame, pardon, non…<br />

– Toi ta gueule ! C’est fermé ! L’a fait un malaise, de chialer et tout, ste conne ! Casse-toi ! Ça rouvre<br />

demain ou quoi, me fais pas chier ! C’est fermé !<br />

Elle s’est retournée vers la petite pâtissière.<br />

– Hein ?! Quoi, « c’est lui » ?! Le client là ? Quoi, « chut » ?! <strong>Ma</strong>is qu’elle est con ! Parle ! Parle,<br />

merde !<br />

– <strong>Ma</strong>dame, euh… pardon, la bousculez pas…<br />

– Ta gueule : service médical ! Attends, tu la connais ?!<br />

– Je reviens fidèle, depuis trois ans et demi…<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’elle est con !<br />

– Dites pas ça, mdame, s’y vous plaît. Elle mérite respect, consolation…<br />

– T’as pas entendu, connard ! È murmure on entend rien ! Un mot tous les quarts d’heure ! Eh ! È<br />

vient d’dire : « seulement avec lui, je pourrais parler, il est le plus gentil monsieur du monde » !!! Ahah-ah<br />

! Qu’elle est con !<br />

– Non, immensément gentille, infiniment…<br />

– Bande de trous du cul ! Des niais ! Voilà s’que vous êtes ! Y devraient pas laisser en liberté des<br />

anormaux pareil, moi je dis, en ce siècle ou quoi ! Trois sièc’ de retard, moi je dis ! Eh ! Et toi connard,<br />

t’faut une piqûre d’nitroglycérine aussi ?!<br />

– On est juste des doux, sensibles, madame. Pardon.<br />

– Des trous du cul oui ! C’est FER-MÉ ! Barrez-vous, c’est FER-MÉ ! Médical !<br />

Des autres clients, pardon. Qui sont ressortis, partis. Euh…<br />

– Ouais j’ai applé l’numéro, là ! Son patron ! Qu’c’est fermé, y confirme, y dit qu’elle fait chier, la crevure,<br />

merde !<br />

– C’est pas juste…<br />

– Ouais, vas chier, Caliméro ! « C’est vraiment trop injuste », et gna-gna-gna ! Mon cul, oui ! Allez : toi<br />

aussi, tu soulèves ta manche, j’vais t’piquer, t’faire péter l’feu, merde !<br />

62


Euh…<br />

– Euh, mdame, euh…on vous remercie, pour…être venu en aide, euh… enfin, plutôt que ces piqûres,<br />

je propose de… emmener manemoiselle prendre un remontant. Au café, à côté. Par exemple. Si c’est<br />

fermé ici.<br />

– Hein ?! Qu’est-ce tu dis ?!<br />

Elle tendait l’oreille à un murmure de la jeune fille en larmes.<br />

– Connasse ! Et ma main dans ta gueule ? Mon pied dans ton cul, ça peut pas t’remonter, pt’être ?!<br />

Putain, j’y crois pas ! Deux sièques de progrès médicamenteux scientifique, et ça srait un pauv’ connard<br />

de trou du cul qui frait mieux ?! Eh, j’ai une unité d’valeur en psycho, moi, lui : que dalle, avec ses<br />

habits d’plouc ! Même pas été à la fac, j’suis sûre !<br />

La petite jeune fille, écrasée, larmoyait. Lui, il n’en pouvait plu’.<br />

– <strong>Ma</strong>dame, oui, vous êtes supérieure, vous êtes très grande et très intelligente, bravo. <strong>Ma</strong>is cette<br />

jeune fille a juste besoin d’aide amicale, peut-être…<br />

– Nos médicaments, ça remplace, en mille fois mieux ! Pluss : faut parler ! Aux formés en psy, comme<br />

moi, qu’ont étudié ! Qui savent ! Hein ?!<br />

C’était un nouveau murmure de la jeune fille, presque en sanglots, silencieux, oh…<br />

– Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is qu’elle est con ! Ben, c’est qui d’familial alors, tu disais ! T’es nulle, incohérente,<br />

débile ! Quoi « oui » ?! Putain t’es trop con !<br />

Il s’est éclairci la gorge, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>dame, moi je suis très con aussi, pareil, proche d’elle. On va parler, je pense, elle et moi.<br />

– Vas-y ! Fais la parler ! Moi j’surveille ! Je pique si ça vient pas ! Non ! : c’est FERMÉ mdame ! Service<br />

médical !<br />

La dame âgée est partie, ronchonnante. « (…) de scandale (…) service (…) manger (…) putain<br />

». Oui.<br />

– <strong>Ma</strong>dame docteur, euh… on va peut-être fermer, là, aller au café, et…<br />

– Hein ?! Ben non ! Sur place ! Si c’est la voie publique, c’est les pompiers, c’est super-réglementé !<br />

On fait pas n’importe quoi ! Y’a qu’les incompétents qui croient des connries ! Hein ?! Quoi « tu m’en<br />

supplies », ptite conne !<br />

– Oui, je vous en supplie aussi, madame. Grâce à votre aide, votre gyrophare, chassant les clients, ça<br />

peut aider manemoiselle… <strong>Ma</strong>intenant, elle a juste besoin de parler, tout doucement, en confiance.<br />

– Quoi « oui » ?! <strong>Ma</strong>is qu’elle est con ! C’est une naine débile qui va m’apprende mon métier ?!<br />

Oh, la petite jeune fille était comme cassée, là. Il a volé à la rescousse.<br />

– <strong>Ma</strong>dame, elle et moi, on respecte votre métier, vos grandes compétences. Et vous avez protégé des<br />

gens, vous l’avez peut-être sauvée, si elle craquait, merci.<br />

– Je veux, oui !<br />

– <strong>Ma</strong>intenant, pour l’aider, y faut rentrer dans sa tête, la rejoindre, et ça, y’a que des anormaux,<br />

comme nous, qui pouvons nous comprendre, peut-être.<br />

– Connard ! Hein ? Ah-ah-ah ! Tu sais s’qu’è m’dit, la naine débile ?!<br />

– Euh, « gentille jeune fille », je dirais…<br />

– Ouais, pareil : j’disais « connard », è m’fait : « n-non, le pluss gentil du monde » !!! Ah-ah-ah !<br />

Oh…<br />

– Non ! v’z’êtes vraiment trop con, allez, moi j’vous fais une ordonnance pour deux whisky nitro, et<br />

c’est toi connard qui paye la chambe d’hôtel !<br />

?<br />

– Allez !<br />

Et elle a empoigné la petite pâtissière, l’a mise debout. Lui a piqué le bras encore – aïe pardon,<br />

il ne pouvait pas regarder, ça (les méchants qui explosent sanguinolents, dans les films, c’est pas<br />

grave, mais voir sa petite chérie tressauter de douleur, ce serait insupportable à voir).<br />

– Allez, t’as la clé ? Tu fermes, il a dit, ton patron, crevure de merde ! Moi d’jà vingt minutes, putain !<br />

<strong>Ma</strong>is si y’a pas d’hospitalisation, ni internement, j’gagne au moins quinze minutes, ça m’va !<br />

« Internement », le mot lui faisait peur. Elle était menacée aussi ? pauvre chérie… Oui, et…<br />

ça remettait d’actualité le… l’article qu’il avait écrit, refusé par le journal des anciens élèves :<br />

« pourquoi cette répression de l’introversion ? »… Hélas.<br />

Ils sont sortis, et la petite jeune fille a fermé, au sol, la porte.<br />

– Bon, j’vais vous laisser, mais attends ! Toi, connard, tu m’files ta carte Vitale, d’Sécu, je trace : si tu<br />

la violes dans les poubelles, t’es mort !<br />

?<br />

– Non, j’déconne ! Merde, l’alcool, ça va t’faire du bien aussi, morveux ! Non, j’déconne : ta carte !<br />

La dame en blanc a relevé son numéro de sécurité sociale, ces choses-là. La petite jeune fille<br />

n’était plus en blanc mais en gris, jolie effacée… en larmes toujours.<br />

63


– Allez, je file ! Avec la « nitroglycérine » qu’j’ui ai injectée, t’as quarante minutes pour la faire parler,<br />

connard ! Après è rdevient légume, magne-toi l’cul ! Salut !<br />

Et elle est partie, et eux deux, gentiment côte à côte, ils ont regardé « l’ambulance » partir, ou<br />

voiture blanche avec caducée médical, oui.<br />

– p…pahdon, v…vous n…néhanger, m…meu-s…sieu… j… j…<br />

Silence.<br />

– C’est pas votre faute, manemoiselle. C’est la dame médicale, qui a dit, commandé… Venez.<br />

Elle a hoché le menton, et ils sont allés au café, plus loin, à petits pas, lents et doux. Et c’était<br />

merveilleux de marcher auprès d’elle, à sa toute petite vitesse, de faible petite naine, blessée.<br />

Au café, elle a préféré de l’eau, et lui de la menthe à l’eau. Elle a accepté de la menthe à<br />

l’eau, aussi, finalement, gentille, retrouvant une ébauche de demi-sourire. Surtout après avoir goûté,<br />

ce bon goût sucré. Silence. Sans la brusquer, non. Il était simplement là « à disposition », si elle voulait<br />

parler. Il la laissait chercher les mots, à sa vitesse. Silence.<br />

– que…<br />

Oui, elle allait expliquer, réconfortée par ce silence, ce respect, de sa très petite vitesse.<br />

– que n… n’au f… foyer s… social…<br />

Elle habitait ? ou travaillait ? en foyer social ?<br />

– n… nes d… dames n… ne dihe…<br />

Silence. Des commérages ? Disant que son amant à elle avait d’autres maîtresses, quelque<br />

chose comme ça ?<br />

– n…nes hommes t… tous m… menteuh…<br />

Les hommes : menteurs. Oui, c’était ça. L’homme qu’elle aimait la trompait, l’enfoiré (enfin,<br />

euh… il pouvait difficilement donner des leçons, lui qui faisait semblant de revenir comme amateur de<br />

flan, en fait amoureux secret de la petite pâtissière… euh)…<br />

– m… mais n… ne moheuh n… ne la vie…<br />

Le bonheur de la vie ? « Les enfants », disaient les bonnes femmes ? D’où le sujet<br />

« familial » ?<br />

– s… c’est ch… chacune n… ne hecevoih l… l’amouh s… ses pahents… et n… nes pahents n… ne<br />

donner n’amouh… l… leuh z… z’enfants…<br />

Oui, et… il l’imaginait « orpheline », abandonnée, le cœur brisé de comprendre que sa vie<br />

était donc ratée… Ou bien… comme Lucie (sa sosie, de visage)… des parents divorcés, aucun des<br />

deux ne l’acceptant chez eux, l’envoyant chez une grand-mère colérique, dictatrice…<br />

– s… c’est v… vhai, m… meu-s… sieu… ?<br />

Euh… Que répondre ? Euh… vite ? Non, elle… souriait un peu, lui laissant le temps de chercher<br />

les mots, semblant le remercier d’avoir fait pareil, ainsi. <strong>Ma</strong>is… euh, s’il cherchait quelle version<br />

présenter, comment mentir, ce serait pas honnête. Pardon. Autant parler vrai. Sincèrement. Comme<br />

« à une amie » (ou ce qu’il imaginait sous ce mot, n’ayant pas l’expérience).<br />

– Je crois que… c’est pluss compliqué, pluss… divers, il y a plein de… situations différentes, de drames,<br />

d’espoirs quand même…<br />

Bouche bée, elle semblait prodigieusement intéressée, par un mot qu’il avait dit ou quoi, pardon,<br />

il ne savait pas lequel.<br />

– Attendez, je reprends, étape par étape, j’essaye. En deux points : les hommes sont menteurs, et les<br />

parents aiment leurs enfants.<br />

Elle a fait Oui, mais apparemment pas au sens « Oui, c’est vrai », mais « Oui, c’est ce que j’ai<br />

du mal à croire ».<br />

– Les « hommes menteurs », d’abord. Ben, d’abord, y faut pas généraliser : ça existe des hommes<br />

pas menteurs.<br />

– k… comme v… vous…<br />

Il a souri.<br />

– Euh, attendez, je… c’est pas ce que je voulais dire.<br />

Elle a eu un demi-sourire, mettant la main devant sa bouche, signifiant « pardon de vous avoir<br />

interrompu », même si c’était bienvenu, pardon, pas un cours magistral, non. En tout cas, c’était merveilleux<br />

de voir revenir son visage à la vie, sans la douleur infinie de tout à l’heure, effondrée sur son<br />

petit banc d’attente, au magasin…<br />

– Je voulais dire : la fidélité, comme sentiment, ça existe chez certains hommes, pas tous, comme<br />

chez certaines femmes, pas toutes.<br />

Elle a fait Oui, comme approuvant tout à fait. Même s’il ne savait pas au juste quel côté de la<br />

phrase elle approuvait, d’après son expérience.<br />

– Et puis, le… mensonge, c’est pas… forcément de… la méchanceté pure… ça peut être de la timidité,<br />

simplement…<br />

64


Elle a baissé les yeux et rougi, très fort. Parce qu’elle comprenait que c’était une déclaration<br />

d’amour ? très très détournée…<br />

– Euh, mais pour ce qui vous concerne sans doute plus directement, euh…<br />

Elle a fait oui, très vite, comme heureuse qu’il change de sujet.<br />

– Un homme infidèle peut… « revenir », ou… j’ai entendu parler de… un type qui… enfin, son corps<br />

lui commandait de prende plein de maîtresses, mais… il regrettait, il… au fond de son cœur, il préférait<br />

son épouse, pardonneuse… et… avec l’âge, il est revenu à elle, amoureux…<br />

Elle a mordu sa lèvre. Comme pas convaincue, ou pas concernée, difficile à dire, à lire, sur<br />

son visage, ses paupières.<br />

– Du côté de l’amour parental, maintenant…<br />

Elle a fait Oui. Oui là semblait le problème principal. « Familial », avait-elle dit à la dame.<br />

– Enfin, des… gens qui imaginent, y disent que… chaque père est amoureux de sa fille, chaque fille<br />

est amoureuse de son père…<br />

Elle a fait non, faiblement. Non, pas un problème d’inceste ? Ou au contraire « c’est pas ça le<br />

vrai amour » ? Silence. Long silence. Elle ne disait rien, n’expliquait pas. Que dire ? Oh, et puis, allez :<br />

lâcher le morceau… (Lucie, de parents divorcés et…)<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… autrefois, quand j’avais quinze ans, je… je suis… « tombé amoureux » de… une<br />

sosie de vous…<br />

Elle a rougi, frémi, souri confuse, hochant faiblement la tête. Comprenant mieux, oui. Il a hésité<br />

à dire « de visage », mais craint que… soit elle pense « mais grande quand même, un mètre cinquante,<br />

pas une naine ridicule comme moi »… soit « il veut dire : surtout une naine, je suis que ça<br />

pour lui, mais un peu le même nez ou quoi, quand même ». Catastrophe… Euh… Que dire ? Merde…<br />

– v… vous z… z’avez pas n… ne bague…<br />

Non.<br />

– Non, elle a pas voulu de moi, pardon. Je… croyais que… qu’elle était amoureuse de moi, aussi…<br />

Elle a baissé le menton très bas, rougissante très fort… Non, ne pas ajouter « comme je rêve<br />

que vous êtes amoureuse de moi, je le rêve chaque soir, sans y croire, pardon », euh…<br />

– Comme j’étais amoureux d’elle, en secret, je veux dire.<br />

Elle a fait Oui, comme soulagée, et il ne savait plu’ où il en était. Pardon.<br />

– Euh, je veux dire : cette jeune fille, qui a tant compté pour moi, elle… elle a fait une dépression, une<br />

tristesse infinie… quelques mois avant ce… « printemps » ou… enfin, elle avait des parents divorcés,<br />

dans une autre ville, ayant pas voulu de… elle… Et personne qui semblait la chérir, la protéger…<br />

Seulement une grand-mère qui achetait à manger, en grondant toujours…<br />

Il a croisé ses yeux, perdus. Comme immensément touchée, émue. Et… la bouche entrouverte,<br />

elle semblait demander : « mais alors… mais alors, pourquoi elle a pas accueilli votre amour<br />

comme bouée de sauvetage… ??? ».<br />

– Voilà, je voulais vous dire : de cet exemple : même une jeune fille pas aimée, par ses parents, elle<br />

peut être aimée, consolée, plus tard. L’espoir existe. »<br />

– m…mais p… pouhquoi n… ne p… pas n… ne bague… ?<br />

Il a avalé sa salive, en faisant le gros effort de ne pas soupirer, pour ne pas paraître désapprouver<br />

la question.<br />

– Oui, je… je l’aurais épousée volontiers, cinq-dix ans après, quand on aurait gagné notre vie, à notre<br />

tour. Je voulais simplement l’aider, pour les <strong>Ma</strong>ths – elle était dernière de la classe, insultée par les<br />

profs… méchants.<br />

– m…mèhci…<br />

Oui, petite chérie, comprenant que – quand des clients de la pâtisserie la traitaient de débile,<br />

et qu’il se raclait bruyamment la gorge en fronçant les sourcils contre les insultants – il défendait en un<br />

sens sa Lucie d’autrefois, à travers sa petite pâtissière sosie…<br />

– <strong>Ma</strong>is elle a refusé mon aide, et mon amitié (invitation au ciné). Je comprenais pas, je…<br />

« J’étais cassé, laminé, j’ai essayé de me tuer », non, il n’avait pas le droit de le dire : c’est sa<br />

petite chérie qui avait besoin d’aide, aujourd’hui.<br />

– J’ai été triste, infiniment, des années, avec des médicaments contre…<br />

Pas dire « contre le suicide », ni « contre la "folie" », comment dire ?<br />

– Contre la tristesse. <strong>Ma</strong>is il y avait pour moi un espoir, en fait : j’ai rencontré votre sourire…<br />

Elle a rougi, baissant les yeux à nouveau, très fort.<br />

– Et elle… elle a eu plein d’amants, plein plein. Et dansé, chanter, s’éclater, ils disent les gens. Une<br />

vie de « jeune », normale. Plein d’hommes l’ont aimée, adorée, je veux dire, même si ses parents<br />

l’avaient rejetée.<br />

Elle respirait. Silence. Long silence.<br />

– m… m…<br />

65


Moi ? Silence.<br />

– m… mes pahents, n… ne m… me mettent ch… chez l… les n… némiles… j… jamais heviende….<br />

Elle a reniflé, reniflé. Les larmes coulaient. Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle… oui, c’est… triste… Euh… juste… vous dire… j’ai… un de mes oncles, euh… sa<br />

première fille, un… problème de cerveau, les docteurs ont dit, et… les « gens qui imaginent », je disais<br />

(les « freudiens », ils se disent, « docteurs »), ils affirmaient, ils disaient « sûr et certain » que…<br />

pour la guérir, il faut couper les ponts « père-fille ». Alors mon oncle il a pleuré, je crois, mais il a jamais<br />

revu sa fille, « pour son bien à elle », il croyait. C’est ces « docteurs » qui sont criminels, idiots.<br />

– n… némiles, eux…<br />

– Oui, c’est eux, les débiles, pas…<br />

Euh « pas vous », non, ne pas dire ça comme ça.<br />

– <strong>Ma</strong>is, manemoiselle, vous pouvez avoir mille amants qui vous adorent… sincèrement…<br />

Elle a fait non, triste.<br />

– que s… si hatée, t… toute…<br />

Ratée, toute ?<br />

– m… mann-fohmée…<br />

<strong>Ma</strong>lformée ?<br />

– en… en pluss k… que n… naine, némile, n… n’anémique, b… bègue… n’intovèhtie…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, votre sourire peut toucher un cœur… je le jure, je le sais, je le jure… je…vous<br />

aime…<br />

Elle a tressailli, toute. Silence. Immobile. Elle semblait se demander si… elle avait vraiment<br />

entendu… ou imaginé entendre…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… suis pas beau, pas riche, pardon… et si je vous demande en mariage, vous<br />

direz sans doute non, mais je serais heureux de… être un ami, à vous… fidèle… proche si vous voulez,<br />

ou à distance, comme vous voulez…<br />

Elle a relevé les yeux, perdue. Semblant s’attendre à le trouver hilare, avec un rire « mais non,<br />

pauv’conne, tu t’imagines quoi ! Rêve pas ! ».<br />

– Je jure que c’est vrai. Je… pensais que je pouvais pas le dire, sans que vous me giflez, que vous<br />

me tuez…<br />

– n… non… oh… oh, n… non…<br />

Non, pas le tuer ?<br />

– n… non, s… c’est m… moi, j… je vous aime, n… n’en sek’è… n… nepuis t… t’ois ans nemi…<br />

??? Il a souri, incrédule, et elle aussi. Chacun semblant attendre que l’autre ricane « Non, bien<br />

sûr, je disais ça pour rire ». Silence. Euh, alors…<br />

– Je jure que c’est vrai.<br />

– j… je juh… s… c’est v… vhai…<br />

Oh… c’est beau la médecine, quand même. <strong>Ma</strong>lgré les erreurs médicales. Et à leur mariage<br />

(enfin, leur PACS, suite à double double-refus des approbations médicales), ils ont invité l’infirmièredocteur<br />

<strong>Ma</strong>dame Hérick, et même les parents de la mariée, réconciliés malgré l’avis très défavorable,<br />

formel, des psys freudiens… Patricia, ex-petite-pâtissière adorée, n’a plu’ jamais pleuré… sauf quand<br />

leur demande d’adoption a été refusée, pour « difficulté psychiatrique » double, catégoriquement<br />

identifiée par les experts médicaux… Ils n’ont pas mis de bombe au Conseil Général, mais ça l’aurait<br />

mérité, en un sens. La médecine est un « art », ils disent, oui, comme les cacas colorés de l’ « Art<br />

moderne »…<br />

66


DOUBLE OU TRIPLE CATASTROPHE<br />

Gérard savait bien, depuis « toujours » (disons : depuis « J1 », J001), que cette histoire ne<br />

serait pas idyllique merveilleuse, non. Cette petite pâtissière mignonne était la sosie de Lucie, de visage,<br />

et elle avait le comportement de Lucie à 15 ans (quand il était tombé amoureux d’elle), donc il<br />

avait tout de suite deviné l’effondrement automatique : s’il interprétait ses sourires merveilleux, semaine<br />

après semaine, comme de timides sentiments secrets envers lui, s’il avait le courage de l’inviter<br />

au cinéma, elle froncerait les sourcils et l’enverrait promener (ce qui, indirectement, l’enverrait à la<br />

falaise, comme à 15 ans et demi, ou lui commanderait internement psychiatrique, donc chute du cinquième<br />

étage, s’il cherchait à la recontacter après l’avoir laissée « vivre » dix ans)… Non, avec<br />

l’expérience, il rêvait d’elle (petite pâtissière) dans sa tête ; se promener ensemble – c’était pas des<br />

rêves cochons. Dans le monde extérieur, il la revoyait pour réensemencer ses rêves d’elle, il achetait<br />

un flan, chaque vendredi – après deux heures de bus, depuis l’usine, fermant tôt le vendredi (pas<br />

besoin de dispense, pas besoin de convocation à la Sécu psychiatrique). Et les semaines avaient<br />

passé, tranquillement, les mois, les années même : trois et demi, oui. Presque chaque semaine – hors<br />

fermeture annuelle du magasin, et mission de son côté à lui, pour aller former les collègues de la nouvelle<br />

annexe slovaque de l’usine.<br />

Et ce soir (J141), sa petite naine bègue, petite chérie, était remplacée par une grande bavarde<br />

enjouée, tout le contraire. Enfin, ça aurait pu être des vacances ou un arrêt maladie ponctuel, mais il<br />

n’y croyait pas. Il avait le cœur cassé en petits morceaux…<br />

– (Voilà, ça fait douze euros) <strong>Ma</strong>is c’est sûr la météo y disent ! Ah-ah-ah !<br />

– Parfaitement ! Pasque mon frère y dit ! Y dit ! Paf, les salades ! Hop !<br />

– Ah ben ouais ! C’est sûr ! C’est bien vrai !<br />

– Ah-ah-ah ! Ça fait plaisir, n’empêche ! Pouvoir causer ! Pas comme avec la crevure débile, avant !<br />

Moitié muette !<br />

– Ben ouais, c’est sûr, not’ métier, c’est aussi d’êt’ à l’écoute ! Êteu là, avec les gens, ouais !<br />

La dame a payé, est partie, avec un immense sourire, et des tonnes de bla-blas n’importe<br />

comment encore.<br />

– Msieur ? V’désirez ?<br />

Lui ?<br />

– euh… elle est… partie… la petite jeune fille… ?<br />

– La naine ? Ouais ! Ah-ah-ah ! Bon débarras : avec moi, ça va relver l’niveau ! Du magasin ! Tout<br />

l’monde y dit ! Qu’est-ceu j’vous sers ?!<br />

– « partie »… se marier… ?<br />

– Hein ?! J’sais pas ! On s’en fout ! Qu’est-ce j’vous sers ? Un choux ? Baba au rhum ?<br />

– baba, oui, pardon.<br />

Il le mettrait à la poubelle, il n’aimait pas l’alcool. Rester fidèle au flan-coco de sa petite chérie.<br />

Donner à un clochard alcoolique le chose au rhum, sans tuer des mouches de poubelle, pardon.<br />

– Bon ! Juste un ptit truc comme ça : j’emballe pas hein ?! Vous l’tenez par là, ça coule pas !<br />

Tellement moins « bonne employée » que sa petite chérie, mais félicitée par tous, c’était tellement<br />

injuste… Même si ce n’était pas le problème. Le problème ce serait… son visage tant aimé<br />

devenant flou, dans les rêves, comme Lucie autrefois, refusant de le revoir, à jamais… Et… le train,<br />

ou le parachutisme, ou un pistolet, dans la tempe, ou sous le menton, vers le cerveau, douleur atroce,<br />

mais pas le temps de…<br />

– Hé ! Msieur ! Ça va ?! Pleurez pas, éh !<br />

– pardon…<br />

Reniflé, pardon.<br />

– Eh, non : si y s’est mariée ou pas, d’lui envoyer des fleurs ou quoi : v’devriez téléphoner à not’ patron<br />

! J’ai pas l’droit d’donner l’numéro, j’crois, mais y doit êt’ dans l’annuaire, l’père Le Pellec ! Fernand<br />

L’Pellec ! Appelez-le ! Voilà !<br />

Oui. Et il a payé, et il est parti.<br />

– <strong>Ma</strong>dame ! Oh, vous avez vu ce grand beau temps ! Ça creuse l’appétit des enfants, hein ?!<br />

– M’en parlez pas ! Un vrai ogre !<br />

La porte s’est refermée. Comme une fin du monde, à jamais, cette fois. Le train ou le pistolet,<br />

ça ne changeait rien, ça ramenait quatre ans en arrière, aux vingt-cinq ans de Lucie. « Vas voir un<br />

psychiatre, je te le demande, c’est moi qui te l’demande, et si tu prétends m’aimer connard tu dois<br />

suiv’ ma volonté ! ». Et l’hôpital, fracturé de partout, et… non, le train ou le pistolet, ça ne raterait pas<br />

une troisième fois…<br />

* * *<br />

67


– Allô ?!<br />

Voix féminine.<br />

– ‘soir madame, èscusez-moi de déranger… est-ce que je pourrais parler à Monsieur Le Pellec ?…<br />

– Ben non ! Eh ! Il dort ! V’vous doutez bien qu’pour avoir les gâteaux tout frais à sept heures du mat’,<br />

faut qu’y s’lève à trois ! Pas s’coucher après l’film du soir ou quoi ! Hé ! Hein !<br />

– pardon…<br />

– C’était pour quoi !<br />

– euh, je… donner mes économies, à la pâtisserie Le Pellec…<br />

– Ben, éh ! C’est moi qui tient les comptes ! Gestionnaire, on peut dire ! Lui, sorti d’sa farine, y comprend<br />

rien aux trucs ! Les gâteaux, c’est un peu les mêmes partout, mais la différence ent’ prospère et<br />

banq’route, c’est la gestion ! C’est moi !<br />

– et… les… employées… ?<br />

– Hein ?!<br />

– pardon, c’est vous, mdame, qui… embauchez les…<br />

– Pourquoi ?! Y’a un problème ?! Attendez, c’est quoi vot’ truc ?! V’voulez nous rachter et nous commander<br />

les tnues ou quoi, d’uniforme <strong>Ma</strong>c <strong>Ma</strong>chin ?! Mon cul ! Fernand y déteste les sales Ricains, de<br />

merde, y dit, à vende d’la saloprie en barre ! <strong>Ma</strong>de in China ! Lui l’a été formé en Bretagne, pur<br />

beurre !<br />

…<br />

– madame, c’est… juste… un don, sans rien demander, pour… le magasin…<br />

– Hein ?!<br />

– comme un… testament, je… suis « malade »… y disent… je vous donnerai tout, si vous pouvez<br />

m’aider, à revoir une dernière fois… ma petite pâtissière…<br />

– Hein ?!<br />

– de très très petite taille, le vendredi soir, seulement, elle était…<br />

– La naine débile ?!<br />

Il a avalé sa salive, n’osant pas la défendre, là, étant en position d’implorer seulement, ne<br />

pouvant pas fâcher.<br />

– très très petite taille oui, timide et humble, merveilleuse…<br />

– Ah-ah-ah ! Oulah, t’as l’air atteint, toi ! Eh ! Avec ton chèque, tu nous fait un papier, hein ?! « Je<br />

certifie ne pas être en position de faiblesse mais décider de mon plein gré », un truc comme ça,<br />

hein ?!<br />

– oui, pardon… elle… elle est partie parce que… mariée… ? partie se marier ?<br />

– Hein ?!<br />

Non ? Silence…<br />

– Eh ! Tu déconnes ou quoi ?!<br />

– non… je… sais que les jeunes, d’aujourd’hui, euh…<br />

Et Lucie était fille de divorcés, préférant consommer la multitude, que s’enchaîner… Purement<br />

physique, et plein de mecs, de corps, pas des sentiments, ni un seul amour par vie, non : le contraire.<br />

– Non ! Eh ! Quel mec voudrait d’une crevure pareille ! Toi ?!<br />

???<br />

– bien sûr, et… un million d’autres candidats… ou milliard… je sais pas…<br />

– Oulah-lah…! Non, éh ! Tu écris : « de mon plein gré, sain de corps et d’esprit », non, attends !<br />

Merde, euh ! C’est combien, ton fric ?!<br />

– trois mille neuf cent quarante trois euros, pardon.<br />

Presque quatre mois de son salaire.<br />

– Ah-ah-ah ! C’est pas un nabab ! Ça m’aurait étonnée aussi ! Ah-ah-ah !<br />

– pardon… pardon…<br />

– Non attends ! Raccroche pas, attends ! On va faire deux trucs, OK ?!<br />

?<br />

– J’vais prendre ! Ton nom, ton adresse, téléphone !<br />

– j’ai pas le téléphone, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Euh, tu vois, le truc où tu causes, là, nous on appelle ça un « téléphone » ! Sur not’ planète<br />

!<br />

– je veux dire : chez moi. J’appelle d’une cabine, publique, ici, avec une carte, pardon.<br />

– Ah ? On s’en fout, euh !<br />

– à mon travail, à l’usine, y’a le téléphone, l’atelier 4.<br />

– OK !<br />

Donné le numéro, le nom, Gérard Necey, oui.<br />

68


– Bon, ça c’était la première chose. Après tu m’envoies ton chèque. Même adresse ! Tu nous as trouvé<br />

par l’annuaire ?<br />

– oui, pardon.<br />

– Voilà, et moi faut qu’j’fasse divers trucs, à chercher dans les papiers pour t’dire. Deuxième étape : tu<br />

m’rappelles dans un mois ! Trente jours ! Ou Vingt huit : quat’ semaines pile, comme ce soir, là. OK ?<br />

Il respirait, cherchait l’air. Pas mariée, la petite jeune fille ? <strong>Ma</strong>is alors, pourquoi ? Ou pas<br />

« officiellement », mariée, non : juste devenir « poule de luxe » d’un émir saoudien, ou (ou/et…) d’un<br />

banquier américain, pour quand ils venaient en France, appartement de luxe parisien…<br />

– Eh ! T’es encore là ?!<br />

– oui, pardon.<br />

– Tu m’envoies l’chèque, avec un mot hein, on a dit ! Tu dis qu’tu nous lègues ça, sans faiblesse aucune,<br />

sain de corps et d’esprit, pour remercier Monsieur Le Pellec de sa recette géniale, qui a changé<br />

ta vie !<br />

– mh ?<br />

– On s’en fout ! « Tarte aux céleris » ou n’importe quoi ! Même pas bzoin d’préciser ! Juste qu’on nous<br />

cherche pas la merde après, j’veux dire. Sinon : moi je cherche rien, dans les papiers !<br />

…<br />

– oui, je…j’écrirai ça, quelque chose comme ça.<br />

– Et « écrit gros » ! Putain, tu ressembes à un d’mes nveux bizarres, qu’écrit minuscule illisibe !<br />

– pardon…<br />

– Allez salut ! A dans quat’ semaines !<br />

Et ça a raccroché. Et… il est rentré chez lui. Il a fait le chèque, la lettre, tant qu’il se souvenait<br />

des mots de la dame. Il est ressorti dans la nuit, poster la lettre. Il avait marqué son nom, adresse, au<br />

verso de l’enveloppe, comme expéditeur – car c’était la lettre la plus importante du monde, il ne fallait<br />

pas qu’elle s’égare, atterrisse en courrier perdu. Et puis il est rentré chez lui, et… il a attendu, l’heure<br />

d’ouverture des banques, de samedi matin. Il est sorti encore, aller jusqu’à l’agence bancaire du quartier.<br />

Transférer son « épargne » sur le compte chèque, pour approvisionner le chèque, oui.<br />

– Ah mais ! Msieur ! Faut laisser minimum quinze Euros, su’ l’compte épargne ! Sinon, on est obligé<br />

d’le clore ! Aïe !<br />

Il n’a pas dit « rien à foutre », il a dit « oui, terminé ».<br />

– Hum-hum ! Vous faites comme vous voulez ! C’est l’client qui décide ! <strong>Ma</strong>is ! C’est pas très prudent !<br />

On sait pas dquoi dmain sra fait !<br />

– si… pardon…<br />

– Euh ! Attendez, j’vais voir ma chef ! J’reviens !<br />

Et un long moment. Il respirait, soufflait. Attendait, ou non. Vingt huit jours devant lui.<br />

– Voilà ! è dit OK, on ferme le compte épargne, mais faudrait prend’ rendez-vous avec elle, pour en<br />

discuter hein ?<br />

Non.<br />

– Ou… ou aller voir un toubib ! Hein ! Y z’ont des médicaments, v’savez ! Hein !<br />

Oui, merci. (Non, il avait déjà donné, de ce côté, et on perd la lucidité, on néglige les voies qui<br />

marchent : le train, le pistolet, le parachutisme du ciel, et oublier d’ouvrir le parachute, ça arrive – il<br />

avait vu ça à Cazaux, ça faisait peur, pardon).<br />

Il est rentré chez lui. Il est tombé, endormi ou quoi. Presque un mois, en un sens.<br />

* * *<br />

– Allô !!!<br />

Une voix d’homme, bourrue, comme en colère. Peut-être parce que c’était un téléphone affichant<br />

le numéro qui appelle, et un numéro inconnu semble un truc publicitaire, gêneur, pardon.<br />

– euh… pardon, de vous déranger, monsieur Le Pellec, je… j’ai envoyé un gros chèque, y a quatre<br />

semaines, pour votre magasin…<br />

– Ah-ah-ah ! C’est l’dingue de La Naine ?!<br />

?…<br />

– euh… amoureux d’elle, oui, pardon, comme presque tous les clients, je pense, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Eh ! Ces histoires d’trou du c’ : ch’te passe <strong>Ma</strong>rylène ! C’est elle qu’a organisé<br />

l’truc, là !<br />

? <strong>Ma</strong>dame Le Pellec ? organisé quoi ? le… paiement ? Il avait écrit « Pâtisserie Le Pellec »,<br />

comme receveur du chèque. Et ç’avait bien été encaissé, prélevé, il y a deux semaines, plus de deux<br />

semaines aujourd’hui.<br />

– Allô ?!<br />

– ‘soir madame Le Pellec…<br />

69


– Salut ! Ah-ah-ah !<br />

Qu’est-ce que ça avait de drôle ? Son mari et elle semblaient prendre ça comme une bonne<br />

farce leur ayant rapporté trois mille euros… <strong>Ma</strong>is ce n’était pas drôle, non, sauf… miracle ?<br />

– Ouais ! Alors ! J’ai fait des rcherches ! Sur ta ptite naine !<br />

– merci, mdame…<br />

– Alors ! Eh ben… c’est pas… tout à fait, une « employée » !<br />

? Si elle était la fille ou la nièce du pâtissier, pourquoi avoir dû faire des « recherches » ? Le<br />

temps de recevoir le chèque, vérifier qu’il était approvisionné ? Ou bien… la petite jeune fille était-elle<br />

une actrice célèbre, la reine de beauté mondiale… répétant un rôle de pâtissière seulement ? Non,<br />

pas trois ans et demi, ou davantage.<br />

– T’es toujours là ?!<br />

– oui, pardon, je vous écoute…<br />

– Ben en fait : elle était pas « employée », elle était en « insertion professionnelle ». Voilà. Un contrat<br />

d’deux ans ! Fini !<br />

??<br />

– ça fait trois ans et demi que… je la vois, à…<br />

– Ouais ! Renouvlab’ une fois ! Deux plus deux égale quatre ! Bon, t’es assis, là ? Assis-toi !<br />

Y avait pas de siège dans la cabine.<br />

– Pourquoi l’est en insertion ou quoi, à vingt-deux ans à l’époque !<br />

Vingt deux ? il y a quatre ans ? Âgée de vingt six ans aujourd’hui, oui, merveilleuse petite<br />

chérie. (Comme petite sœur de Lucie, ayant elle vingt neuf ans comme lui, ou trente, oui, le 29 Juin<br />

était pour elle passé).<br />

– Ben : l’est « handicapée mentale » ! Paf ! Désolée, ah-ah-ah ! T’es assis, ça va ?!<br />

Mh ? Peut-être, oui, classée « débile » par les méchants toubibs, comme lui était classé<br />

« fou », comme les clients la traitaient de « connasse sub-débile », parfois, la pauvre…<br />

– Alors !<br />

– et… euh… après deux fois deux ans, avec vous, elle doit changer de… d’ « employeur » ? euh…<br />

– Eh ! T’as pas entendu ?! Elle est « handicapée mentale » ! Ah-ah-ah ! Quel con t’as été ! Ah-ah-ah !<br />

<strong>Ma</strong>is on t’as rien volé ! C’était juste une erreur ! J’pouvais pas savoir ! Ni toi, savoir !<br />

– madame, elle… devient quoi ? sans… ce « contrat », fini, pardon.<br />

– Hein ?!<br />

Et… merde, il n’avait plu’ trois mille Euros pour lui venir en aide, financière, si elle recherchait<br />

du « travail », euh…<br />

– vous savez ce qu’è devient ?<br />

– Oh-là-là ! Merde ! Eh ! T’es… « handicapé mental » aussi, toi ?<br />

– pas exactement, pardon…<br />

– Un peu quand même, hein ?!<br />

Bac S mention très bien, mais c’était pas le problème, non.<br />

– elle… cherche du… « travail »… ?<br />

– Hein ?! Ben, y’a les allocs de handicapée ou quoi, ’sont pas à la rue, nos débiles ! La France est<br />

trop con ! Nous on paye des miyons d’charges « sociales », pour qu’les débiles s’la coulent douce :<br />

pas bzoin d’bosser, eux !<br />

Euh…<br />

– ouf, oui, des… « circuits d’aide », euh… officiels, oui.<br />

– Mon mari y dit ! Les arabes, au lieu d’toucher ces allocs, merde, y z’ont qu’à s’bouger l’cul ! Euh !<br />

« Arabe » ! J’disais ! Ouais ! Aussi : paf ! Ta crevure, aussi, l’est pas française ! Paf !<br />

– oui, polonaise ou d’origine polonaise, j’imagine…<br />

Comme Lucie, évidemment.<br />

– Et ben ?! T’en conclue pas : qu’elle aille s’faire foute, sale bougnoule !?<br />

– non, oh non, non…<br />

– Eh ! Faut êt’ patriote !<br />

– pourquoi ?…<br />

– Ah-ah-ah ! Ah ben ! J’regrette pas une seconde, pour l’chèque, là, du coup !<br />

?<br />

– Ouais, éh ! Toi, qu’on t’rembourse les médicaments, l’hôpital, ça t’paraît pas mériter d’dire Merci !<br />

Hospitalisé de force, maintenu en vie de force, non, pas merci… Enfin, c’est vrai, ça avait<br />

permis de rencontrer sa petite pâtissière adorée… mais ça ne faisait que retarder de quatre années le<br />

passage sous le train.<br />

– Et tes études ! Payées par la nation ! Même si t’as arrêté à quatorze ans ou quoi ! D’six à quatorze,<br />

payé par nous ! Tu nous dis merde ?!<br />

70


L’usine à crétins scolaire ? Apprendre à vénérer, ne pas contester… obéir… Ne pas oser<br />

douter, interdit de démolir par la logique…<br />

– désolé…<br />

– Ben ouais, quand même !<br />

Non, ce n’était pas un « désolé, j’avais tort », mais un « désolé de pas penser comme vous ».<br />

– madame, la petite jeune fille, je… pourrais connaître son prénom… ?<br />

– Hein ?! Patricia, y’avait écrit ! Patricia Niewska ! Un nom comme ça ! Bougnoule ! A vnir piquer note<br />

pain, nos gâteaux !<br />

– non, les servir, humblement, merveilleusement… « Patricia »…<br />

– Ohlaaa… t’es atteint, mon pauv’ mec ! Eh ! Et Fern y dit qu’les femmes c’est très con : c’est « fleurs<br />

bleues », ah-ah-ah ! S’y savait qu’ça existe, des mecs encore pire ! Comme toi !<br />

– … existera plu’ bien longtemps, pardon…<br />

– Hein ?! Attends ! Attends ! Merde ! Merde Fern, attends (s’y s’flingue ou quoi, chht, merde, taistoi…)<br />

Ouais, jeune, là, euh, attends ! Le truc, tu vois, euh… j’vais passer ton adresse aux services<br />

sociaux, là, qu’ont dû récupérer la ptite, là !<br />

Avalé sa salive.<br />

– je… devrais m’adresser aux… services sociaux… ?<br />

– Ben ouais ! C’est eux qui gèrent ! Les insertions d’débiles ! Les foyers sociaux, toute cette merde<br />

puante ! Poubelles ! Z’immigré(e)s ! Dépêche-toi, vite, avant qu’on vote pour les foute tous dehors,<br />

d’note beau pays ! Ou vas la chercher en Pologne, si elle a djà viré, lourdée : bouge ton cul ! Bas-toi !<br />

Il a soupiré.<br />

– aucune chance, non, pardon, et… pas la déranger, j’ai pas le droit…<br />

– Attends, éh, connard : juste une question : tu prendrais pas du flan-coco, toujours, avec ta crevure<br />

?!<br />

? Il y avait des dizaines d’autres choses en magasin.<br />

– si, mais… qu’est-ce qui vous… fait dire ça… ?<br />

– Ben ! Fern m’a raconté ! Qu’la naine, en partant, toute larmoyeuse débile, elle a seulement demandé<br />

à mon mari : d’ « continuer à faire du flan-coco pour les siècles des siècles, pour le gentil monsieur…<br />

» !<br />

Oh… oh, mon dieu, et… et lui, au lieu de tendre la main… oh, quel con, merdeu…<br />

– Eh ! T’es toujours là ?!<br />

– pardon…<br />

– Allez ! Tu vas aux trucs sociaux-machins pourris ! Tu vois avec eux !<br />

– merci…<br />

– Ben ouais, c’est grâce à nous ! On l’a pas volé s’fric ! Ouais !<br />

Et ça a raccroché.<br />

* * *<br />

Hélas… en prenant une demi-journée, « pour convenances personnelles », à son usine, il est<br />

allé faire la queue un matin, à la « <strong>Ma</strong>ison de la Solidarité » du conseil régional (au téléphone, ils avait<br />

dit « on peut pas dire comme ça, faut vnir, èspliquer en face, merde quoi »). <strong>Ma</strong>is, en trois heures et<br />

demi d’attente, ça n’a pas été son tour, encore, et il devait retourner à l’usine pour l’après-midi… Et le<br />

délai entre absences autorisées étant de deux mois… deux mois plus tard, il a re-posé une matinée,<br />

en allant là-bas, en taxi tarif nuit, dès quatre heures du matin. Arrivé à cinq heures et demi, troisième<br />

de la queue – il est passé à dix heures quarante, juste après « la pause du personnel », après la<br />

« remise en route, café ».<br />

– Ouais c’est pour quoi !<br />

– euh… une jeune fille, de vingt six ans, en « insertion professionnelle », rue Saint-Jean, a fini son<br />

contrat…<br />

– Son nom, numéro Sécu !<br />

– euh… je connais pas le numéro, pardon…<br />

La dame a poussé un énorme soupir.<br />

– Ah putain, on est pas aidées !<br />

Pardon…<br />

– Le nom, prénom ! Date de naissance !<br />

– euh… je crois : Patricia Niewska, un nom comme ça… y a vingt six ans… pardon.<br />

– Ouais ! ’M’aurait étonné qu’ça soit Dupont-Durand, l’nom, putain, si vous voyez s’que j’veux dire !<br />

– euh… je sais pas si c’est… je crois : W-S-K-A, à la fin… ou V-S-K-A, mais W je crois.<br />

– Attends !<br />

71


Il a attendu.<br />

– Non ! Y a pas ! Ni W ni V ! Eh ! Ah-ah-ah ! Tu t’es fait embobinné, pauv’ con ! Nous les femmes on<br />

est comme ça : super sérieuses, on balance les pires craques, et les mecs y z’y croient, ces cons !<br />

Ah-ah-ah !<br />

… Euh, est-ce qu’il pourrait redéranger les Le Pellec, demander le nom exact ?<br />

– Attends ! Ni-… Pas Niktamère (un sale arabe, pas un vrai nom), mais… Ni-ézéwska, ouais, ça<br />

existe ! Ah-ah-ah ! « 126 centimètres » ! Ah-ah-ah !<br />

– oui, une jeune fille de très très petite taille, pardon, j’ai oublié de le dire… pardon…<br />

– Pfouh ! Non, éh ! Handicapée mentale, handicapée physique, et bègue, « introvertie », aussi, je lis,<br />

comme maladies ! Et c’est les Français qui payent ! Et y s’étonnent qu’on vote Front National ! Merde !<br />

Y’a assez d’crasse ici, pas récupérer les merdes d’toute la planète, merde ! Nous on est djà débordées<br />

!<br />

Euh…<br />

– madame, euh… Est-ce que, euh… je pourrais aider cette… jeune personne à… retrouver du travail<br />

ou…<br />

– C’est note boulot à nous ça ! Enfin l’aute département là ! Si tu nous bouffes note métier, on t’crache<br />

à la gueule, ptit con !<br />

– pardon…<br />

– Ben ouais ! Connard ! Un peu d’respect pour nous, quand même ! Le respect, ça existe !<br />

– pardon… euh… est-ce que… euh… vous pourriez… seulement… lui transmettre mes coordonnées…<br />

ou me dire où lui écrire… ?<br />

– Non : 26 de QI y’a marqué : è sait pas lire ! ’sûr !<br />

– comment l’aider, la revoir… ?<br />

– T’fais quoi, comme métier ?!<br />

– ouvrier, pardon.<br />

– Empoyé municipal ?!<br />

?<br />

– euh, chez… Textronics Systems, y… z’embauchent parfois… une dame sans jambe, autrefois,<br />

euh…<br />

– Les pourris du privé, à s’faire du fric sur not’ dos, enculés ! Avec leurs prix à la con ! Ouais ben tu<br />

rtournes dans ton usine à fric pourri, toi, tu nous laisses gérer la naine débile, chacun son métier !<br />

– madame, je… j’ai besoin de l’aider… j’ai besoin de son aide… son sourire, d’autrefois… plus que de<br />

pain et d’air, même…<br />

Elle a froncé les sourcils.<br />

– T’as un suivi, psychiatrique ?<br />

– oui, Rue Saint-Jean, précisément la rue où travaillait Patricia…<br />

La dame a poussé un énorme soupir et fait un geste de la main, genre « oh, encore des conneries<br />

de dingue ou quoi ».<br />

– Allez ! Tu m’files tes coordonnées et moi j’transmets ! ’Pas mon job à moi, ça ! J’transmets !<br />

Et il a laissé ses coordonnées, et… il est parti, la dame sortant en même temps, pour aller se<br />

chercher un autre café à sa salle de pause ou quoi. Pardon, de l’avoir fatiguée, débordée, pardon. Il a<br />

pris le bus, les deux bus, jusqu’à l’usine – sans manger, pas la peine, et accompli sa demi-journée de<br />

travail, pardon.<br />

Et puis… il a attendu. Des jours, des semaines, des mois. A la convocation suivante, de la<br />

Sécu psychiatrique, ils n’ont rien dit de spécial, comme « pas informés » de sa démarche sociale, de<br />

son amour désespéré envers Patricia… La psy freudienne débile a seulement dit, comme d’habitude<br />

« parlez-moi de votre mère, sans doute si belle, avouez-le ! et parlez de votre père, ce salaud, j’suis<br />

sûre ! »…<br />

Enfin, il… ignorait les délais, les… possibilités, ou… voies d’enterrement, des dossiers. Dans<br />

le doute, il est resté sur Terre. Chaque fois que le téléphone de l’atelier sonnait, il avait un serrement<br />

du cœur, mais <strong>Ma</strong>thilde, la chef, appelait la personne concernée, jamais lui, bien sûr. Et… peu à peu,<br />

il a commencé à… moins y croire… Il… économisait, pour s’acheter un pistolet.<br />

Le 29 Juin, jour triste (les 31 ans de Lucie, quelque part à Paris, loin de Lille ici, dans des<br />

draps pleins de sueur torride, loin de ses larmes à lui…)… <strong>Ma</strong>thilde, loin là-bas, répondait au téléphone,<br />

criait :<br />

– Putain d’saloprie d’merde !<br />

Elle a raccroché, violemment. A la pause, Kaleb lui a demandé :<br />

– Hé <strong>Ma</strong>t’ pourquoi tu gueulais, au téléphone ? Y z’ont dit d’aller s’faire foutre, pour l’branchment<br />

gamma qu’on avait dmandé ?<br />

– Ah-ah-ah ! C’est pas ça !<br />

72


– Non, pasqu’y’a vachment bzoin ! On doublerait les rendments, ch’uis sûr, presque !<br />

– <strong>Ma</strong>is non, sale arabe ! C’était une ptite conne !<br />

Le mot « petite » lui a fait tendre l’oreille, lui Gérard, il ne respirait plu’.<br />

– Hé <strong>Ma</strong>t’, paf ! : fonction gamma, tu dérives sur l’truc, toutes les pièces hors-scale ! Plu’ bzoin<br />

d’contrôle en ligne ! Moi j’dis !<br />

Et ils ont parlé et ils sont repartis sur machine, mais… il a attendu que <strong>Ma</strong>thilde lave son<br />

verre :<br />

– euh, <strong>Ma</strong>thilde, euh… le… téléphone, euh… une… « petite »… ? jeune fille ?<br />

– Hein ?! Non, une voix minuscule, inaudibe… et bègue !<br />

– une… une BÈGUE ??? toute douce et faible ?…<br />

– Shht ! Necey, oh… Merde… « n-n-neucheuï »… ça voulait dire « Neucé » ? N-E-C-E-Y, elle sait pas<br />

lire ? Elle a quel âge ? (mental, euh…)<br />

– oh, mon dieu, è… elle…<br />

– Shht ! Assis-toi, respire, là.<br />

Oh, Patricia… ayant appelé, au numéro qu’il avait laissé… Patricia, envoyée promener, qui<br />

peut-être n’essaierait plu’ jamais…<br />

Enfin… l’armurier a refusé de vendre moins cher, tout de suite, avec une seule balle. Et l’autre<br />

armurier a dit non aussi, qu’il « était sur les listes », Necey, maintenant, « interdit » d’armes.<br />

Les trains continuaient à rouler… <strong>Ma</strong>is, il n’y a même pas eu besoin d’affronter cette horreur :<br />

un simple rhume, affaibli, complications, hospitalisation, perfusion, septicémie nosocomiale. Il n’y a<br />

pas eu besoin de train. C’était deux ans avant l’apparition du nouvel antibiotique sauveur, la fameuse<br />

Cefloxacine-T. Trois ans avant le branchement gamma sur la chaîne 4 Textronics, ajoutant 38% de<br />

rendement à la production (française, sans plu’ besoin de seconde délocalisation). Le monde est<br />

beau, un peu. Il y a de l’espoir, disent-ils, tous ! (presque tous).<br />

73


MORPHING<br />

Il paraît qu’au vingt et unième siècle en France, on est un extra-terrestre si on n’a pas le téléphone<br />

– c’est ce qu’avait dit Lucie en éclatant de rire (il l’appelait d’une cabine, avec des bruits de<br />

camion, pardon, espérant reprendre contact maintenant passés ses 25 ans, se revoir… elle avait dit<br />

« non, vas chier »). Avant de sortir de l’hôpital (un an plus tard…), on lui a encore répété qu’il fallait un<br />

téléphone, parler, parler, pas « rester dans sa tête » comme il préférait, lui. Pour l’installation du téléphone,<br />

il a répondu « on verra », ça voulait dire « non ». <strong>Ma</strong>is… il a accepté, en cadeau de Noël, un<br />

ordinateur, pour taper ses textes, histoires d’amour imaginaires, platoniques et tristes, entre des doubles<br />

de Lucie et lui – Lucie et Dhu-Wang, d’ailleurs, son cœur ayant penché vers Dhu-Wang à quatorze<br />

ans, avant qu’il ne tombe fou amoureux de Lucie… (Ce n’était pas sexuel du tout, ce n’était pas<br />

bisouiller Dhu-Wang puis niquer Lucie, pas du tout, il ne les avait jamais touchées, même en rêve –<br />

enfin, en rêve il imaginait des promenades main dans la main, sans avoir jamais effleuré leurs mains<br />

en vrai, mais bref.)<br />

En dehors du logiciel traitement de texte, permettant une impression propre et des corrections<br />

infinies (de ses textes romantiques), super… il a aussi joué avec le tableur, pour ses calculs trigonométriques<br />

de loisir (pour dessiner des avions imaginaires – avec le logiciel de dessin vectoriel). Et<br />

puis, il y a eu – deux ans après – la retouche d’image : comment rétablir les couleurs de ses images<br />

de mélèzes dorés d’autrefois, dénaturés par le scan numérique. Comment truquer des images<br />

d’avions trouvées dans les livres de la bibliothèque municipale, avec des ailes en plus ou des moteurs<br />

en moins, asymétriques pour sourire…<br />

Enfin, c’était « un loisir » anodin, sans plus, peut-être quatre heures par semaine. Bien moins<br />

majeur que ses écritures de rêves, romantiques tristes. Et puis… quand il avait vingt six ans, il y a<br />

eu… LA rencontre… de cette petite pâtissière, sosie de Lucie (de visage, quoique naine, bègue, durablement<br />

timide et faible)… Et ce nouvel amour triste, donc, version secrète, pour ne pas prendre<br />

dans la tronche la grande gifle virtuelle de Lucie, le chassant, puis l’envoyant au psychiatre dix ans<br />

après, donc à la mort brutale… (la psy exigeant une déclaration écrite solennelle de non tentative de<br />

suicide pour daigner « accepter de travailler ensemble », ne comprenant rien à rien). Non, avec sa<br />

petite pâtissière : une relation paisible, « professionnelle, commerciale », anodine. Petite chérie, revue<br />

à l’autre bout de la ville, le vendredi soir où l’usine ferme tôt… Dans le quartier de la Sécu psychiatrique,<br />

peu importe. Acheter un petit flan, chaque semaine, et revoir son délicieux sourire… Plus de cent<br />

fois déjà, ces minutes de pur bonheur.<br />

<strong>Ma</strong>is… une fois par an, avant les vacances d’été, il achetait un magazine « L’ordiNature ! », et<br />

il négligeait tout ce qui parlait d’Internet (il refusait le téléphone, lui, donc « le Web » dont il parlait<br />

tant), pour ne regarder que les idées de logiciel créatif, et… « Morph’A.L. ! le logiciel pour les morfals<br />

de morphing », un article intéressant, plaisant, oui. Sur les transitions graduelles entre photos distinctes,<br />

générant des vues hybrides crédibles, différentes, "inspirées". Il a ainsi inventé d’autres vallées de<br />

mélèzes, des demi-lacs estompés rêveurs, mirages. Euh… un jour, pardon, euh… il a fait mouliner le<br />

film passant des traits de Dhu-Wang à Lucie (agrandies de leurs photos de classe, de troisième et<br />

surtout : seconde). Et… travailler l’image, des mois, avec le cœur qui cogne… Enfin, ce n’était pas<br />

une infidélité à sa petite pâtissière chérie, comment dire ? (Bien sûr, elle devait avoir des centaines ou<br />

milliers d’amants, comme Lucie, mais…). Bref, l’image de Lucie ne représentait pas « Lucie la<br />

tueuse » ni « Lucie d’autrefois gentille » (ça avait été un malentendu) mais… une image sosie de sa<br />

petite pâtissière chérie : son cœur hésitait entre… vietnamienne et polonaise (ex-Dhu-Wang, ex-<br />

Lucie…). Alors il inventait au milieu, avec l’aide du logiciel, l’hybride métis parfaite. Enfin, Lucie avait<br />

les cheveux blonds et lisses, Dhu-Wang avait les cheveux noirs frisés (étant issue d’une des rares<br />

tribus frisées du Viet-Nam, près de la frontière Cambodgienne), et la perle entre elles était brune à<br />

cheveux lisses, sans yeux bridés, adorable... <strong>Ma</strong>is pas du tout une latine mégère, non, comme une<br />

toute douce vahiné tahitienne, une philippine ou hawaïenne. Et mois après mois, ils construisait<br />

d’autres visages intermédiaires différemment, en rajoutant ou enlevant des points de référence, forçant<br />

de légères déformations par recadrage des sources.<br />

En même temps, évidemment, il regrettait de ne pas avoir (bien sûr) la vraie photo de sa vraie<br />

petite chérie, petite pâtissière si jolie… <strong>Ma</strong>is c’était totalement exclu, et cela, c’était davantage certain<br />

que la levée du soleil demain matin (bêtement anticipée par induction, erreur logique)…<br />

Et puis, le tortutant dans tous les sens, il y a eu ce changement de psy, assurant le suivi obligatoire,<br />

de la Sécu, et cette ordonnance de trucs pourris en énormes gélules, et lui faisant faire<br />

n’importe quoi. Sursauter, se relaver les dents en ayant oublié s’il l’avait fait, il faisait n’importe quoi, le<br />

cerveau tout déglingué. <strong>Ma</strong>is les rendez-vous n’étaient que tous les trois mois, et… il a arrêté ces<br />

cachets pourris, de son propre chef. Quoique l’effet dure, hélas.<br />

74


C’est alors que, encore tout perturbé, pas encore délivré, il a… parlé, oui, parlé à sa petite<br />

pâtissière chérie. Pour raconter n’importe quoi, comme font les gens, racontant leur vie. Elle le regardait,<br />

surprise, ébahie. Entre deux pliages du petit paquet inutile. Et lui, il continuait, pardon :<br />

– Non, mais c’est pas moi, là. C’est les docteurs, qui donnent des cachets pourris, à déglinguer tout le<br />

cerveau, pardon, n’effets scondaires, pardon. Là, j’recommence à peine à respirer, j’étais encore pire,<br />

y’a trois jours.<br />

Comme les dames parlaient du cousin de la belle-fille de la cousine de la voisine de… et les<br />

mecs du super-but de l’avant-centre, ouais là, super-célèbre, du club adverse de l’autre équipe qu’a<br />

gagné le…<br />

– Moi là j’suis comme « intermédiaire » entre « disjoncté » et « normal », comme ma ptite chérie imaginaire<br />

est intermédiaire entre votre photo et celle de Dhu-Wang.<br />

Aïe ! Il avait dit quoi, là ?!<br />

– Non, j’veux dire (pardon je dis n’importe quoi, pardon). Euh… j’ai pas vote photo à vous, en vrai,<br />

c’est votre sosie, que j’aimais, Lucie, et…<br />

<strong>Ma</strong>is non, merde !<br />

– Non, euh… c’est votre photo à vous que je voudrais mais, pardon, euh…<br />

Une dame derrière lui entrait.<br />

– Ah-là-là ! Ce temps ! C’est pas possib !<br />

Et il a dit à la dame :<br />

– Heureusement que c’est pas en vrai, que c’est un rêve. Si c’était en vrai, ça serait pas possible.<br />

– Ben ouais, pas possib’ putain ! J’me suis habillée chaud s’matin, et là paf, super chaud !<br />

– Paf !<br />

– Oui, paf ! C’est un scandale, moi je dis !<br />

Il a réussi à payer, à partir, prendre le bus, sans exploser tomber par terre. Dans le bus, il<br />

continuait à parler, mais – personne ne se retournait – ça devait être intérieur, il disait n’importe quoi.<br />

La semaine suivante, après le week-end et lundi-mardi encore difficiles, ça allait mieux, ouf.<br />

Retrouver le silence, extérieur solide et puis même intérieur. Avec le sentiment d’avoir été empoisonné.<br />

Ces médecins prétendent combattre « la folie », mais ils rendent les gens complètement tarés<br />

(selon ses valeurs à lui – même s’il s’agissait peut-être de rendre « normal » selon les valeurs des<br />

méchants, des extravertis).<br />

Euh, le vendredi toutefois, euh… Il est allé à la pâtisserie du quartier Nord (Saint-Jean), oui,<br />

mais… face à « elle », son regard attentiste, il a hésité entre : ne rien dire, ou bien s’excuser de son<br />

bla-bla malade passé. Il a dit :<br />

– ‘Soir, manemoiselle…<br />

Comme d’habitude (la semaine passée, ça avait enchaîné aussitôt sur trente mille phrases).<br />

Silence. Elle a souri doucement, comme le reconnaissant cette fois.<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu…<br />

Comme d’habitude, oui. Et il lui laissait le temps de répondre, cette semaine, pardon. Elle est<br />

allée chercher son flan, sans qu’il le demande, c’était leur tradition, gentille, de client fidèle et marchande.<br />

Elle emballait le flan, souriante gentille. Peut-être même : davantage souriante que d’habitude,<br />

et… les pommettes un peu empourprées, comme souvent, avec lui, pardon. (L’intuition féminine, oui,<br />

se sachant adorée, aimée, petite chérie). Il a regardé ailleurs, la vitrine, pour ne pas la gêner, trop,<br />

pardon.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Hein ? Avant d’avoir fini le paquet ? Premier mot ainsi en ce jour 141, vendredi n°141… Il<br />

craignait la catastrophe, il ne se souvenait pas ce qu’il avait dit, dans ses délires, la semaine passée. Il<br />

avait peur, là. Silence.<br />

– Oui ? pardon.<br />

Elle a avalé sa salive, restant concentrée sur ses lents pliages, appliqués.<br />

– v… vous v… voulez m… ma f… photo p… pouh v… vous… ?<br />

??? Merde, alors qu’il ne la regardait pas, là, c’était pas du tout l’expression ado « Qu’est-ce<br />

t’as à m’regarder, t’veux ma photo ?! Non, alors fous-moi la paix ! ». Il avait apparemment « craché le<br />

morceau », dans son délire la semaine dernière, avoué en clair rêver de cette photo…<br />

– Non, pardon, manemoiselle, je… j’étais… intoxiqué, par les médicaments, ma bouche disait<br />

n’importe quoi, vendredi passé, pardon… pardon.<br />

Elle n’a pas froncé les sourcils pour demander des excuses, ni poussé un ouf de soulagement.<br />

Elle… a paru toute triste, elle a reniflé.<br />

– ou… i… j… je p… pas n… n’assez m… melle…<br />

« Pas assez belle » ??? complexée, elle ???<br />

75


– Hein ? Si, manemoiselle, vous… êtes la plus jolie fille du monde, mais… j’ai pas le droit de demander<br />

ça, « en vrai »…<br />

Et elle a rougi, cramoisie, en retenant un immense immense sourire.<br />

– Je… je dis pas ça pour rire, je le jure : je le pense : j’ai pas le droit de vous demander cette photo, et<br />

puis… elle vaudrait combien ? un milliard de milliard d’Euros, c’est pas à ma portée…<br />

Elle a relevé les yeux, comme triste, un peu. Comme attendant un démentis : « <strong>Ma</strong>is non, sale<br />

naine ! t’es très laide, berk ! ». Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, j’ai… le visage de votre sosie, et… avec, j’invente la fille imaginaire que…<br />

– j… je pouhoih… v… vous n… nonner m… ma photo…<br />

Je « pouvoir vous donner ma photo » ??? Hein ? Sérieux ?<br />

– Ce serait un infini bonheur, manemoiselle, et je… je pourrais emprunter à la banque, euh…<br />

Quoique, côté approbations psychiatriques de santé…<br />

– n… non, v… vou n… nonner…<br />

Lui donner ??? Cadeau ??? Il cherchait l’air…<br />

– m… mais…<br />

Bien sûr, il y avait un « <strong>Ma</strong>is » terrible, en suspens, et il le devinait, c’était tellement évident :<br />

« mais je vous demande de ne plus jamais venir me regarder, en vrai, me déranger, menteusement<br />

pour un petit gâteau. Adieu. »…<br />

– m… mais j… je sais p… pas faih…<br />

Hein, elle ne savait pas faire quoi ?<br />

– n… nes f… photos…<br />

Elle ne savait pas comment faire marcher la machine qui fait les portraits d’identité ? ou…<br />

– Vous voulez dire : pour des photos « mieux », chez un photographe ou…<br />

Oui.<br />

– j… je sais p… pas f… faih…<br />

Hein ? Elle ne savait pas qu’il existait des machines automatiques ou bien : elle ne savait pas<br />

combien ça coûtait chez un photographe ? Et… elle avait vers lui ce regard mouillé, touché, implorant…<br />

qui semblait supplier : « aidez-moi »… Oh, peut-être embarassée pour des papiers d’identité,<br />

demandant assistance…<br />

– Euh, je… pourrais vous montrer, vous expliquer, payer les photos bien sûr, au moins trois pour vous<br />

(et une pour moi peut-être)…<br />

Elle a baissé les yeux, rougi, souriante… merveilleuse. Et… ils se sont donnés « rendezvous<br />

» pour le lendemain samedi (incroyable ! la revoir elle, en dehors du magasin ! et pour qu’elle lui<br />

donne une photo d’elle !)… Euh, dans son esprit – un peu défaitiste – la conclusion était : du coup,<br />

dans le dégradé d’images entre elle (vraie !) et Dhu-Wang, je ne choisirai plu’ vers 40-60% mais 95%<br />

de son côté à elle… (comme <strong>copine</strong> imaginaire, idéale). Voire 97%…<br />

Et la retrouver, ce samedi matin, a été un pur enchantement… Toute souriante, comme heureuse<br />

! Et toute toute timide, confirmant que ce n’était pas du tout une habitude pour elle… Et sans<br />

blouse blanche, habillée de sages et simples vêtements gris, pudique mignonne. Délicieuse.<br />

Enfin, le sujet était le magasin photographe :<br />

– Euh, hier, je… suis allé téléphoner aux renseignements, demander un magasin photo, Rue Saint-<br />

Jean ou à côté, Rue Pozo Seco S. Et là, oui (la rue de la Sécu, euh…).<br />

Hum (mais elle n’a pas fait la moue, pas interrogé : « la Sécu psychiatrique ? vous connaissez<br />

ça comment ? vous qui vnez en bus, hein ? »).<br />

– 17, Rue Pozo Seco, « Phot’Art », ça s’appelle.<br />

Elle a souri, merveilleuse. Il n’a pas su si ça voulait dire « Moi ? Une œuvre d’art ? c’est bien<br />

de le reconnaître, enfin ! » ou quelque chose. Et ils y sont allés, à petits pas délicieux… souriants,<br />

tous les deux, se regardant parfois, pardon… Lui, son cœur tambourinait incroyablement, il allait sans<br />

doute éclater, exploser. Il hésitait à dire : « Si je tombe, vous inquiétez pas : prenez le portefeuille<br />

dans cette poche, allez au 17, le photographe vous expliquera ». Il n’a rien dit. Ils sont arrivés au 17,<br />

après les 119-117… 51-49… Ils sont entrés, par la double porte vitrée, grande ouverte.<br />

– Bonjour !<br />

Une dame, à chignon, grisonnant.<br />

– ‘<strong>Ma</strong>dame.<br />

– m… m… maname… p… pahdon…<br />

– Bien ! J’crois pas vous avoir vu(s) encore ! C’est pas pour des dévloppments, hein ?!<br />

Non, pardon, euh…<br />

– <strong>Ma</strong>dame, ce serait euh… pour euh…<br />

Il espérait que la petite jeune fille ajoute « des photos » (« n… nes f… pho-tos… »), mais elle<br />

n’a rien dit.<br />

76


– Euh, pour des… photos… de… manemoiselle…<br />

Elle a rougi, toute, oh pauvre chérie, immensément timide…<br />

– Très bien ! Aucun problème, a priori ! Toutefois ! Vous voulez dire ! Des photos « comment » ?<br />

Hein ? Et la petite jeune fille, toute empourprée, regardait par terre. La dame a fait un signe,<br />

étrange, comme « pfuit » avec quelque chose qui tombe, des deux mains ou… Aïe, ça semblait vouloir<br />

dire « des photos nue ? » (en enlevant les vêtements, pfuit ? il vaut mieux fermer la porte ?).<br />

– Son joli si joli visage, ses cheveux, doux cheveux, on voulait dire…<br />

La dame a eu un très grand sourire.<br />

– Des photos d’art, vous voulez dire… Pas d’identité genre machine pourrie, hein ? Non, plutôt<br />

« star », hein ?<br />

Il a avalé sa salive.<br />

– <strong>Ma</strong>is pas « maquillée », non. Les « stars » sont prétentieuses méchantes, manemoiselle est un<br />

miyard de fois plus belle…<br />

– Bien sûr ! Venez, petite demoiselle : je vois bien que vous n’êtes pas une enfant, craignez rien !<br />

L’respect, chez moi, c’est sacré !<br />

Et la dame a emmené la petite jeune fille vers le coin « studio », à draps blancs, et colorés,<br />

accrochés sur des montants. Et, oh, magnifique, la dame a fait des « clic » avant même que la rougeur<br />

ait disparu des jolies joues. Il y aurait des photos d’elle en « toute timide », c’est sans doute une<br />

de celles-là qu’il choisirait. Euh… il… téléphonerait, indépendamment, pour demander si… officieusement,<br />

il pourrait avoir la collection complète, grand format – même si officiellement, ce serait : trois<br />

petites photos pour elle et une petite pour lui…<br />

Clic-Clic-Clic… magiques. Peut-être une demi-heure, et puis… la petite jeune fille a murmuré<br />

quelque chose, et la dame s’est approchée. La petite jeune fille a murmuré encore, la dame a souri.<br />

– Ben ! Demande lui !<br />

<strong>Ma</strong>is la jeune fille s’est toute empourprée, et… la dame est venue vers lui.<br />

– Ah, jeune homme ! Y’a un problème, venez m’aider !<br />

Euh… il est entré aussi, dans le « studio », délimité par la moquette rouge, au sol, pardon (Il<br />

aurait dû s’essuyer soigneusement les pieds, en entrant, s’il y avait un tapis pour ça, pardon).<br />

– Voilà ! Rapprochez-vous ici !<br />

Près de la jeune fille, pardon, que ? (Il risquait de gêner sur la photo.)<br />

– Euh… Tenir un écran ? pour faire des reflets dans ses cheveux ?<br />

– Ouais ! Enfin ! Ça j’ai djà mais ! Attendez ! Là, faut qu’è soit super parallèle mais è dit qu’è peut pas !<br />

Aidez-moi ! : prenez-lui les épaules !<br />

Hein ?!<br />

– Voilà, j’vous montre comment ! Et j’retourne au déclencheur !<br />

Et… auprès de la jeune fille, elle… lui a entouré les épaules, fermement, euh…<br />

– Voilà ! Compris ? A vous ! Bien la maintnir parallèle à l’écran au fond !<br />

L’écran ? euh…<br />

– Allez !<br />

Euh… et… c’est ainsi que… il a… entouré de ses bras, les frêles épaules de sa petite chérie,<br />

oh… Il respirait, il… elle rougissait, souriait, perdue, larmoyait, oh… Euh, ils ont quand même réussi à<br />

regarder l’objectif, pardon, euh…<br />

– Voilà, attendez ! C’est presque parfait, mais faut qu’je change la pellicule ! Bougez pas !<br />

Et, oh… ils se sont regardés, si proches, de bas en haut et haut en bas… Elle semblait émue,<br />

il ne comprenait pas, il cherchait l’air, son cœur à lui cognait, cognait…<br />

– Super, là !<br />

Hein ?<br />

– Ah-ah-ah ! Et « ahuris », dérangés : super aussi ! Cht, là, vous m’faites un sourire, allez !<br />

Pardon, oui, euh… mais… il était sur la photo, lui ? Parfait mais… c’était pas prévu du tout, du<br />

tout, pardon.<br />

– Voilà, ben, ça y est ! Quarante-tois prises ! 18+25 !<br />

<strong>Ma</strong>gnifique ! Euh, il… a lâché « manemoiselle », pardon, et elle a rougi encore. Ils sont allés<br />

au comptoir, tous les trois ensemble. Euh, au fait, même si la dame avait parlé de « pellicule »…<br />

– Mdame, euh… si c’est… format électronique, ça m’intéresse aussi, autant que papier, je veux dire.<br />

– Ben oui ! Les nouvelles technologies !<br />

Oui. <strong>Ma</strong>gnifique.<br />

– Donc oui, j’prévois deux albums, un pour mademoiselle, un pour monsieur !<br />

Euh, officiellement, ils… euh… « identité », ou… La petite jeune fille ne fronçait pas les sourcils.<br />

– Enfin ! C’est à quel nom ?!<br />

77


– Nesey, Gérard Nesey, euh… je peux euh…<br />

Payer d’avance, ou ? au contraire, payer discrètement, bien davantage, euh… La dame regardait<br />

la petite jeune fille près de lui, qui… le regardait ? non, elle a baissé les yeux, rougissante<br />

timide, pardon.<br />

– J’ai besoin des DEUX noms, pour les assurances, les papiers, tout ça ! <strong>Ma</strong>nemoiselle : vous vous<br />

applez ?<br />

?<br />

– n… nié… z… zévska… p… pahdon, p… pat’icia…<br />

Oh, Patricia… et se confirmant petite polonaise adorée, peut-être cousine de Lucie (Torowski)…<br />

– Enfin ! Evidemment ! Ça sra un peu cher !<br />

– Pas de problème, madame. Merci. Infiniment.<br />

– Ah-ah-ah ! Non mais, v’z’êtes super bien tombés ! Sur une pro’ ! <strong>Ma</strong> fille et mon gendre… bref ! Oui,<br />

euh, msieu ! Là, y’a juste un truc ! La ptite, là, elle m’a l’air « pas bien » !<br />

Hein ?!<br />

– Si : merveilleuse.<br />

– Ah-ah-ah ! Non, j’veux dire : « pas bien bonne santé », un peu souffrante, vertige ou quoi !<br />

Euh, lui aussi, il était pas loin du vertige, mais la petite jeune fille hochait le menton.<br />

– p… pahdon, p… pahdon…<br />

En rougissant, incompréhensible.<br />

– Alors ! Jeune homme ! Vu qu’elle allait un peu mieux tt’à l’heure, quand tu appuyais son bras, son<br />

épaule…<br />

Hein ?<br />

– Tt’à l’heure, quand vous sortez : pour pas qu’è tombe, tu lui tiens encore les épaules, comme tt’à<br />

l’heure, OK ? C’est ça ou une ambulance !<br />

– Euh je… euh, oui, je vais euh…<br />

Cramoisie la pauvre.<br />

– m… mèhci…<br />

– Oui, on vous remercie infiniment, madame, infiniment…<br />

– Ah-ah-ah ! Allez-y ! Et faut qu’elle marche au moins quatre kilomètres, promenade ! Moi je dis !<br />

Ch’uis scouriste diplômée !<br />

Et euh… ils… ont fait comme elle a dit… marcher… en lui tenant les épaules, tendrement,<br />

euh… médicalement, enfin… euh…<br />

<strong>Ma</strong>is… ce projet de morphing 60% entre elle et une autre… s’éteignait, totalement. En un<br />

sens, il n’y a pas besoin de haute technologie, de puissance de calcul… Quand il l’a ramenée chez<br />

elle, au foyer social, il… lui a fait une bise, sur la joue… (Oui, ça existe encore, au vingt et unième<br />

siècle, aussi).<br />

78


PRIX SUPER-NOBEL DE VENTE<br />

(D’abord, je mets les choses au point, pour situer le truc, faire le point quoi, ce qui explique le truc : je<br />

m’appelle Grégoire Harrington IV, j’ai 57 ans, je suis le futur prix Nobel de venteketing, quand ce Nobel<br />

sera ajouté aux autres, eux super-nuls. Moi je suis très très haut au-dessu. C’est moi qu’a inventé<br />

le venteketing : le marketing c’est super-nul : ils sont esclaves du marché, moi je dis Non : la vente<br />

c’est séduire en force, le client subjugué par ton discours elle ouvre les cuisses et tu lui prends tout<br />

son fric, yes ! J’ai de mon père américain, Greg Harrington III, l’esprit de gagneur et de triomphe total,<br />

et j’ai de ma mère, Régine De Sainte Croix, la plus Haute Culture, supériorité de ce côté là aussi, alors<br />

ça a produit un mélange détonnant, moi fils unique brillantissime. A l’école, j’avais des années et des<br />

années d’avance : à quatorze ans, je me suis tapé l’assistante de Chimie des profs, avec ses gros<br />

nichons, et après trois-quatre fois je l’ai lourdée pour me taper les collégiennes à nichons précoces,<br />

alors quand j’entends dire que les mecs normals commencent vers dix sept ans, je rigole, moi mon<br />

compteur de salopes a dépassé les cent bien avant cet âge là : intellectuellement supérieur je suis,<br />

pour ce qui compte au Monde : la séduction du client – avant c’était la Préhistoire : la merde des<br />

boues agricoles puis le camboui des uzines, avec moi arrive l’âge adult de l’Humanité : 100% vente !<br />

Bon, en pratique, les sales nègres seraient aux champs, esclaves primaires avec une demi-banane<br />

par jour, les sales chinetoks seraient dans les usines secondaires à fabriquer nos bagnoles, avec les<br />

sales basanés qui fabriquent notre essence, avec par jour un demi-bol de riz ou de semoule à couscous,<br />

les sales youtres tertiaires compteraient mes billets, et les supérieurs quaternaires (moi et mes<br />

disciples) on seraient les rois, de la vente pure, orgasmique, triomphe de l’Humanité. Les femmes<br />

seraient que des culs, et s’occuperaient des gosses, on éliminerait celles qui sont moches, euthanasier<br />

moi je dis, on me présenterait toutes les jeunes femmes et jeunes filles sur catalogue avec photo<br />

à poil, les mieux m’étant réservées évidemment. Bien sûr, pour ce Prix Nobel Supérieur, je serai titulaire<br />

éternel du titre, mais on nominera chaque année mes meilleurs admirateurs, la récompense étant<br />

que je leur vende un truc, personnellement à eux, leçon époustouflante de savoir-faire Vente. Moi,<br />

numéro 1 de l’Humanité depuis la Création. C’est ça le contexte, objectivement.)<br />

Là, si je dois prendre ma plume-clavier, et pas pour un acte de vente là, c’est que tout s’est<br />

chamboulé dans ma vie à cause de ce nul anormal : Gérard Nesey, fils de rien et puceau ou quoi,<br />

complètement nul. Je me la raconte, pour faire le point, trouver ce qui a cloché ou quoi, entre deux<br />

réussites sublimes, à ma façon d’aller toujours de l’avant, toujours plus haut. Y faut que je m’assois làdessu<br />

pour grimper encore, comprendre ce qui s’est passé, pour progresser encore : over the top, audessu<br />

des sommets – mais pas dans les nuages à la façon de ce con rêveur tout silencieux nul, ouvrier<br />

de merde, le cul plus bas que terre.<br />

(Enfin, avant, je regarde plus loin en arrière, pour cadrer le truc, logique d’une certaine façon.<br />

J’ai fait l’école Supérieure de Commerce ESCSE, je suis bien sûr sorti majeur de promo, facile,<br />

brillantissime. Après, avec le fric familial, j’ai obtenu mes grades en université américaine, à Harvard<br />

s’il vous plaît, et puis je suis revenu passer une thèse en Europe, puis un post-doc particulièrement<br />

génial, applaudi par les experts, morts de trouille que je pique leur place – mais j’ai préféré le business<br />

actif, la vraie vie du commerce et du riche succès, je suis parti en Chine implanter la filiale asiatique<br />

de Wheels Corp Inc. Je me suis tapé des tas de Chinoises sexy, ça manquait à ma collection, puis j’ai<br />

été évidemment choisi quand j’ai postulé pour être directeur de Wheels Vietnam. Là, j’ai dû épouser la<br />

plus belle salope, sale chienne – disant « non avant le mariage », salope. J’ai divorcé en droit canadien<br />

quand je suis devenu directeur adjoint de Daltonasol Amérique du Nord. <strong>Ma</strong>is après quelques<br />

centaines ou millier de petites aventures pas mal, j’ai été piégé par une polonaise catholique, la salope.<br />

J’ai re-divorcé de cette salope l’année suivante, en revenant en Europe. Là, je me suis éclaté,<br />

multipliant les challenges et succès – commerciaux surtout, et me tapant un arc-en-ciel d’Africaines,<br />

Muslimanes, Latines, Germaines, Suédoises : l’orgie, géniale, je débordais de fric : irrésistible. En<br />

Ferrari chromes-argent et tout, attention j’éblouissais dur ! Enfin, il y a eu un contretemps : quand j’ai<br />

voulu faire virer le PDG de Johmann Co Europe, pour prendre sa place, cet enfoiré m’a doublé, à la<br />

déloyale pourrie, et je me suis retrouvé à la porte ! Temporairement, je veux dire, puisque – via Flomberg<br />

Insurance, où je peux postuler victorieusement facile, je vais pouvoir racheter Johmann World et<br />

foutre dehors cet enfoiré de petit chef local à la con : lui foutre le nez dans sa merde, bientôt, avec des<br />

procès au cul pour le ruiner, le faire chialer de honte et remords, soumission à mes pieds – mais je<br />

vais pas le relever en prenant sa main, je vais lui marcher sur la gueule, le faire chialé. L’an prochain<br />

au plus tard. Enfin, ça c’était le projet, mais là je suis un peu paumé à cause du cas Nesey, nullissime<br />

mais qui perturbe tout. Ouais, enfin là, moi « viré pour faute », j’avais une sale ombre à mon parcour,<br />

un CV ruiné, et j’ai trouvé qu’un poste archi-minabe, même pas cent fois le salaire ouvrier français, à<br />

Telco, une boite minabe à 200 kilomètres de Paris, Lille ça s’appelle, loin des parties de fesses dans<br />

la neige ou le sable chaud, putain le trou à rats. « Chef de Production », on m’avait nommé, avec que<br />

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des cons et connes « dans le camboui » sous mes ordres supérieurs, peut-être deux cents bougnouls<br />

et trente français. La vache. Bon, je pense bien rebondir : fort de cette compétence industrielle, je<br />

pensais postuler à IBComputer ou General Petroleum, avant d’en devenir le grand chef mondial, rachetant<br />

Flomberg donc Johmann. <strong>Ma</strong>is là, en attendant, il me fallait six mois sur poste pour valider ma<br />

compétence je crois, alors – à part lire le journal de foot – je devais signer un peu les trucs ou quoi,<br />

lire aussi leurs stupides courriers d’information interne. C’est le contexte, voilà.)<br />

La société Telco commercialise (et fabrique, connement sans externaliser en Chine) une machine<br />

à cocktails, sans pétrole ni informatic technology, un peu nulle mais on s’en fout, c’est classé<br />

haut de gamme quand même, spécial beaux quartiers. On est pas côté en bourse, c’est un truc familial<br />

d’un vieux petit juif avec le regard éteint nul, Bloomstein. Même pas la cravate tous les jours, pour<br />

dire le genre : nul. Enfin, on exporte 93% de la production, vers les US et Israël surtout, mais c’est très<br />

nul quand même. Bon, côté Forces de Vente, c’était pas mon poste encore, mais j’ai voulu faire virer<br />

le minabe petit con qu’était là à ma place : Moreau, un nom comme ça je sais plu. Ou Morro un sale<br />

rital ou espago de merde (j’aime bien me taper les Méditéranéènes, mais leurs mecs sont nuls, comparés<br />

à moi). Ouais, enfin : sortir de ce camboui pourri pour respirer au-dessu, c’était pour moi la<br />

moindre des choses, et ça paraissait super-facile : Moreau, il avait des chiffres lamentables en ventes<br />

dans les pays du Golfe, comme s’il était pas intéressé par les pétrodollars, ce con. Moi je suis allé voir<br />

Bloomstein, là :<br />

– « Chef » : je vous assure, c’est super-facile de vendre des tonnes de machines Telco aux sales<br />

arabes : moi dans mon équipe d’ouvriers numéro 4, j’ai 95% d’Arabes, Muslims, et moi : je suis capable<br />

fastoche de faire d’eux des acheteurs de Telco. Pour vous le démontrer – avec les pseudo<br />

« salaires » qu’ils ont eux ici, sans pétrole – je vous demande 20 machines à promotion tiret 8. Et je<br />

vais leur vendre facile, c’est sûr à 100%, vingt sur vingt en vente, garanti ! Même si leur prétendu Prophète<br />

a dit machin, pas d’alcool ou quoi. Je peux le faire, je peux briefer les vendeurs Middle-East,<br />

facile !<br />

Il a dit OK, intéressé, enfin… avec les sourcils froncés, inquiet. Moi j’ai rigolé :<br />

– Hé, vous inquiétez pas : je vais pas piquer votre place : je suis loin au-dessu de ça, là je suis temporairement<br />

en Europe, mais je vais beaucoup plus haut. J’en ai juste un peu marre du camboui, et<br />

booster vos Forces de Vente serait moins dégradant, pour moi.<br />

– euh, Harrington, essayez, tentez votre chance, mais je doute du vingt sur vingt, avec l’équipe 4.<br />

J’ai ricané, de mépris, ce con savait pas à qui il avait affaire, il me croyait un normal médiocre,<br />

sans imaginer mon pur géni. J’ai donc convoqué, un par un, ces 20 ouvriers de l’équipe 4, en commençant<br />

bien sûr par le challenge : les 19 Arabes, et surtout les deux premiers, super durs : le barbu<br />

intégriste et le communiste syndical, les pires cons de ces connards de sales bougnouls. Et je les ai<br />

foutus dans ma poche, génial je suis : j’ai eu les 2 commandes payantes de Telco, puis 10 puis 19 !<br />

Eh, il suffisait de parler de jus de fruits à la place d’alcool, et – pour faire avaler le prix, même avec<br />

80% de réduction – le secret c’était la phrase que j’avais préparée e:<br />

– Oui, et cette machine est pleine de possibilités, potentielles. La plus appréciées de nos clients, je<br />

vous le dis à vous, même si je comprends que c’est pas applicable pour vous, pardon, c’est la partie<br />

programmation secrète, de cocktails alcoolisés sans aucune trace, in-dé-ce-lable, ça a beaucoup de<br />

succès en Israël, ça, chez les sales Juifs menteurs. Et ça leur fait une queue raide, les sales Juives en<br />

sont folles, les salopes ! Pour vous bien sûr, qui prenez pas d’alcool c’est différent bien sûr, mais toutes<br />

les surprises en jus de fruits sont possibles, pareil, pour un anniversaire par exemple ! Ou pour<br />

bien célébrer votre fête de l’aïd. Préparer la cérémonie en secret ! Ça fait rire bien des clients !<br />

Et carton plein, je collectionnais les commandes, de ces alcoolaux en cachette si nuls. 19 sur<br />

19, carton plein, j’étais vraiment super fort, Moreau était virtuellement viré, il me restait juste à vendre<br />

le 20e Telco au non-muslim, facile (je croyais). Gérard Nesey.<br />

Il referme la porte derrière lui, il entre, tout timide, nul.<br />

– Asseyez-vous ! Nesey ! Ouf ! Je reçois tous les ouvriers de l’équipe 4, et… ces sales Arabes qui<br />

nous envahissent, on en a un peu marre, hein ?<br />

Là, il doit répondre « pas qu’un peu, marre, y font chier, ouais, mais on a pas l’droit d’le dire,<br />

merde, heureusement ici avec les murs capitonnés, ouais ! Ah-ah-ah ! ». Et là, je l’aurais dans ma<br />

poche, il signe n’importe quoi, ça marche comme ça d’habitude, je sais y faire, avec les nuls.<br />

<strong>Ma</strong>is il fait que froncer les sourcils. Et moi là j’ai cru que ça voulait dire « ouais ils font chier<br />

ces bico », mais sans le dire à haute voix.<br />

– Eh, Nesey ! Y’a pas d’micro, vous pouvez parler franco, ah-ah-ah !<br />

– vous voulez dire… « qu’un sang impur abreuve nos sillons » ?<br />

– Ben ouais ! Y’en a marre, quoi, hein ?!<br />

– et vous… aimeriez… qu’on vous tranche la gorge parce que votre nom sonne anglo-saxon ? pas<br />

français…<br />

80


? Là, j’avale ma salive ou quoi, qu’est-ce qu’il dit, ce con ? Alors je rigole :<br />

– Ah-ah-ah ! Excellent mot d’esprit, Nesey ! Non, l’Amérique, l’Europe, c’est pareil ! L’problème, c’est<br />

l’Orient, les sales Chinetoks, les sales Arabes, sales Roms, la plaie ! Nous, aux USA, on a les latinos<br />

c’est pareil : des métis d’Indiens barbares, sales puants !<br />

– vous êtes plus sale qu’eux, msieur, et c’est vous les envahisseurs.<br />

Oh-là-là, il dit quoi ?<br />

– N’empêche : ces arabes, « odorants », qui connaissent pas l’eau, dans l’bled, qui égorgent le mouton<br />

dans la baignoire ! Ou les otages, d’islami-machin ! Et que si t’encules une chèvre, faut juste te<br />

laver les mains à « l’eau », super rituel précieux, dans l’désert ! Bougnouls de merde, hein ?<br />

Il baisse les yeux, mais je veux pas le foutre trop minable, c’est un client !<br />

– Ce qui compte : c’est votre récompense à vous, Nesey, c’est sûr, meilleur des meilleurs ouvriers !<br />

D’où votre convocation en tout dernier, dans ce riche cadre doré !<br />

Il regarde les meubles, les tableaux, un peu grimaçant, pas ébloui, non, comme désapprobateur.<br />

Là, facile, je lui rejoue le couplet qu’a vaincu le leader syndical arabe :<br />

– Nesey : comme vous, je désapprouve tout ce luxe immérité ! <strong>Ma</strong>is la fonction m’oblige à faire semblant<br />

d’apprécier. Non, vous et moi, on sait très bien que le vrai mérite appartient aux ouvriers, sans<br />

qui on aurait rien à vendre !<br />

Il hoche la tête, et je pense avoir gagné, là, vrai. Bien sûr, il est trop con pour comprendre que<br />

sans vendeurs de haut vol, sa production irait à la poubelle invendue.<br />

– Grâce à vous ouvriers, nous avons la plus parfaite production et…<br />

Il fait non, un peu, et… moi j’avale ma salive. Merde, l’info est remontée jusque en fabrication<br />

?<br />

– Non ? Euh, vous pensez peut-être au lot C83 ?!<br />

Oui. Vache !<br />

– Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is là ! Le défaut apparaîtra pas la première année, sous garantie, j’ai eu raison de<br />

faire pression pour faire accepter l’lot, sûr ! Sinon, la prime de fin d’année : pour vous comme pour<br />

moi : bien moindre !<br />

Il fait la moue. Au lieu de dire « vous avez raison », mais on s’en fout.<br />

– Non-non, mais ça c’est des détails super-mineurs, oublions, non là le sujet de cette entrevue, c’est<br />

votre récompense bien au-delà d’une petite prime financière à tous ! Personnellement vous allez recevoir,<br />

vous-même, une machine à cocktails Telco !<br />

– non merci.<br />

Hein ?<br />

– Attendez ! Je veux dire : pour emmener chez vous librement ! Votre propriété ! Pleine et entière !<br />

Avec facture le certifiant ! Officiellement ! Et ! Pour à peine 20% du prix public ! C’est ça le miracle, la<br />

récompense !<br />

– ça reste au-dessu du prix de revient industriel…<br />

– Hein ? Ah-ah-ah ! Non, c’est pas pour gagner des cacahuètes, en plus, c’est un sacrifice de<br />

l’entreprise, qu’aurait pu la vendre 80% plus cher !<br />

– moins 80% dans un sens, ça fait plus 400% dans l’autre sens.<br />

– Ah-ah-ah ! Oui c’est ça !<br />

Je dis pas, « et moi j’suis la Reine d’Angleterre », mais il est clairement très con, il dit un truc<br />

débile, comme :<br />

– moins 80% ça fait qu’y reste 20%, un cinquième du prix, et l’inverse c’est cinq, un plus quatre.<br />

– Oui-oui, bien sûr, des calculs très compliqués, c’est pas grave, que vous comprenez à vot’ façon,<br />

bravo !<br />

<strong>Ma</strong>is il reste tout coincé, clairement tordu, « névrosé » je pense alors (psychotique, en vrai,<br />

j’allais l’apprendre plus tard).<br />

– Nesey, sérieux : comme tout le monde, vous recevez vos amis !<br />

– non, ’pas d’amis.<br />

– Enfin : oui : ou des réunions de familles, cordiales, je veux dire.<br />

Non.<br />

– Ou pas « amis », non, juste les « copains » du club de sport !<br />

Non.<br />

– Les supporters avec vous, je veux dire ! Du « club » !<br />

Non. Là, je sais plu quoi dire – un mec « asocial », nullissime. Peut-être le genre à pas sortir<br />

de chez lui sauf pour bosser et acheter à bouffer… Nul. Et sans <strong>copine</strong> évidemment, du coup. Sans<br />

besoin de la soûler pour la dérider. Je me fous de sa gueule à lui, pour le faire rire :<br />

– Eh Nesey, vous êtes extra-terrestre ?!<br />

– non, triste, seulement.<br />

81


– Ben justement, avec notre machine à cocktails Telco, la tristesse est guérie, c’est la convivialité, la<br />

bonne humeur, la joie !<br />

Là, ça doit emporter le morceau, automatiquement, mais ce connard continue à résister.<br />

– je préfère le rêve triste, solitaire.<br />

– Ah-ah-ah ! Exactement ! Telco est faite pile pour vous ! Le plaisir solitaire des boissons alcoo…<br />

Il fait non, de la tête.<br />

– Ou « parfumées », saveurs, tout est possible, tout !<br />

Une grimace, merde par quel bout prendre ce con, pire qu’un arabe, c’est quoi ce bordel ?<br />

– je préfère pleurer.<br />

Hein ? Ça existe pas, ça !<br />

– Vous aimez pas le bonheur ?! Vous préférez l’malheur ? la douleur ??<br />

– non, je suis pas maso.<br />

– Ben alors ! Telco !<br />

– non, je suis là, légume, je devrais être mort, mais j’ai pas le droit, pas d’excuse, encore.<br />

De quoi il parle ? Complètement incohérent le mec.<br />

– Nesey, petit, t’as arrêté tes études à quel âge ? t’as été à l’école des « normaux » ?<br />

Sous-entendu « ou t’es classé handicapé ? ». Enfin, j’aurais pu demander le dossier, comme<br />

avec les Arabes, mais j’ai pas de temps à perdre, j’avais déjà dépassé les dix minutes, max prévu de<br />

client français.<br />

– oui.<br />

– Jusqu’à quel âge ? Douze ?<br />

– dix-sept, la trigo et les probas c’était bien, j’aimais pas les isomorphismes bijectifs, les équa-dif.<br />

Du bluff, clairement, je crois, alors. Les équations différentielles j’en ai entendu parler, je sais<br />

pas ce que c’est, on s’en fout. Je lui dis :<br />

– C’est vrai, en ce pays bizarre, obligation scolaire jusqu’à seize ans ou quoi, pour rien. Au fond de la<br />

classe, on dérange personne, hein ? T’as combien de Q.I. ?<br />

– Cent quatre vingt neuf, ils ont mesuré.<br />

– Oui, oui, bien sûr !<br />

J’ai pas ajouté « et tu t’appelles Napoléon, Bonaparte, je sais bien, oui c’est vrai » mais ça me<br />

paraissait clair. 189 de QI ! Eh, moi c’est 113 (c’est gradué de zéro à 113, en fait – c’est pour ça, la<br />

superstition pour le chiffre 13, éh ouais tout s’explique moi je dis). <strong>Ma</strong>is je m’engage dans une manœuvre<br />

que je pense habile, pour le ramener au sourire acheteur :<br />

– L’école, c’était pas bien, hein ?<br />

Il répond pas. Et oui, un débile sait pas forcément s’il doit dire Oui ou Non à une interronégative<br />

qu’il approuve.<br />

– T’es d’accord ?<br />

– oui.<br />

– C’était bien trop compliqué, hein ? Tous ces trucs à apprendre, à essayer d’comprendre un peu,<br />

super-durs, hein ?<br />

– non, c’était des racontars à répéter sans objecter. Moi je cassais les profs par la logique.<br />

– Ah-ah-ah ! Oui, tous des cons, ces profs !<br />

– non.<br />

Pfouh, quel tordu bizarre. Et l’heure tournait. Et c’était complètement aberrant, de ramer<br />

comme ça, pour un même-pas-représentant-d’émir !<br />

– Non, attends : pas bzoin d’études ou d’aimer les cocktails, attends : la Telco, tu l’achètes 20% du<br />

prix, tu la rvends 50%, à un mec tout content d’faire 50% d’économie ! Hop, 30% d’ta mise dans ta<br />

poche !<br />

– de mon point de vue, zéro virgule cinq sur zéro virgule deux, ça fait deux virgule cinq, pluss 150%,<br />

pas 30%.<br />

N’importe quoi !<br />

– Ouais-ouais, encore mieux : génial ! Hop dans ta poche, sans travailler, sans te salir !<br />

– je serais moralement sali, si.<br />

– Hein ?!<br />

Quoi ? Le genre à dire que le commerce, principe du monde humain, serait « sale » ???<br />

– soyez heureux, ’vous posez pas de question, ça fait mal.<br />

Trop con, inaccessible, genre ermite débarqué de sa montagne, planète <strong>Ma</strong>rs. Bon, alors là,<br />

s’il est inapte à recevoir le commerce moderne, je me rabats sur le marchandage à l’ancienne, dans le<br />

caniveau :<br />

– A quel prix tu l’achèteras ?<br />

– j’achète pas.<br />

82


– Tu la voles ?!<br />

– non, ’me désintéresse.<br />

– <strong>Ma</strong>is merde, Nesey, avec un peu d’alcool, t’aurais une bite en béton, les filles laissent aller, ça va<br />

changer ta vie ! Tu vas les faire hurler de jouissance, les salopes !<br />

Il s’en fout de mon argument. Inaccessible, malade. Genre « le sexe aussi, c’est sale » !!!<br />

– Allez, petit : moi j’ai besoin de ce score vingt-sur-vingt, pour raison personnelle. Je te l’offre, cette<br />

Telco. Tu payes zéro, garanti. Tu signes ici, et j’te file l’argent qui rembourse ! En liquide, demain !<br />

Je me dis : face à un handicapé mental, l’intelligence a pas d’autre arme.<br />

– je signerai pas.<br />

– Sinon j’te fais virer ! Crever la bouche ouverte !<br />

Et ce con, au lieu de parlementer, il se lève, il s’en va !<br />

– Attends ! Nesey !<br />

Dur en affaire, l’enfoiré, mais pas plus fort que moi, c’est pas ça – c’est que l’intelligence a<br />

aucune prise sur la connerie pure. Il sort…<br />

– Attends ! Nesey !<br />

La porte se referme. Il est parti, cet enculé. Alors moi : je fais le point : c’est pas que j’ai « raté<br />

une vente », pour la première fois de ma vie, non, c’est pas humain : comme on peut pas vendre une<br />

Telco à un chien, à un singe (quoique… à un nègre : je pourrais facile, oui, quand même, sangria grigri<br />

vaudou aphrodisiaque). <strong>Ma</strong>is là, Nesey c’est « hors-échelle », un cas maladif, pas humain normal<br />

ou anormal-normal même – et je suis pas toubib, moi, chacun son truc, merde. Je domine l’Humanité,<br />

ouais, mais l’Humanité-proprement-dite, il faut le préciser. Enfin, oui, quand même : avec 19/19, j’ai<br />

bossé l’argumentation autrement, donc : l’argumentaire « Golfe » devenè : « j’ai réussi facile avec<br />

100% d’arabes pris au hasard, des dizaines et des dizaines, pas un seul Arabe a dit Non, j’ai la<br />

preuve, les bons de commande, payante par eux, avec leurs noms en Ben-machin » – non, y faut que<br />

je fasse gaffe, la moitié des youpins y sont moitié arabes ou berbères, ou un truc comme ça, Jacob<br />

Ben Goldstein ou quoi. Enfin, j'ai peaufiné l'argumentaire, super. Et avec ma grosse liasse de 19 bons<br />

de commande, je suis allé voir Bloomstein, j’étais sûr de faire virer Moreau et d’avoir le job, facile :<br />

– Monsieur, j’ai le grand honneur de vous présenter ce succès total et absolu : 100% de Musulmans<br />

convertis acheteurs-de-Telco, ah-ah-ah ! Plus fort que « Le Prophète » !<br />

Le patron m’écoute, tout ce que j’explique, la stratégie de persuasion bi-volet et tout. Il est<br />

super-impressionné, mais clairement : un peu inquiet que je lui pique sa place à lui. Il le dit pas mais<br />

moi je dis :<br />

– Rassurez-vous : je vous laisse les rênes de commande. Moi je suis transitoirement ici mais je vais<br />

retourner à Paris puis New York ! Mon avenir c’est certainement pas Telco ! Je suis des kilomètres audessu<br />

! <strong>Ma</strong>is profitez d’la leçon !<br />

Le grand chef en reste ahuri, évidemment dominé : je suis éclaboussant d’over-intelligence<br />

victorieuse.<br />

– Moi je vais seulement récupérer les ventes, à l’international : je laisse le camboui aux crasseux, aux<br />

ouvriers de merde, ou chefs-ouvriers, ou techno-trucs à la con. Avant de quitter la prod’, je vais juste<br />

virer ce Nesey débile mental.<br />

Le vieux fait Non, et je ricane :<br />

– Oui-oui, je connais votre discours « humaniste », pour l’image de marque : « faibles-et… forts, subalternes-et…<br />

directeurs, unissons-nous pour… ». Non, mais le débile, là, il pénalise fortement la performance<br />

de l’équipe, c’est grave.<br />

Il me fait, de mémoire , sans sortir de papier ni rien :<br />

– non : Nesey, Gérard Nesey, est 15% au-dessu de la moyenne en rendement, 39% au-dessu en<br />

qualité. C’est encore bien davantage par rapport à la médiane, puisque il tire la moyenne vers le haut.<br />

Hein ??<br />

– Nesey ?! Ce connard ?<br />

– non, Harrington : il est l’inventeur du moteur en boîtier Telco, la « boîte noire ». Et… si vous le poussez<br />

au suicide, Telco est morte : ça tombe dans le domaine public à son décès, c’est dans les statuts.<br />

Merde !<br />

– C’est qui ce mec ! Qu’est-ce qui fout là comme ouvrier de merde ?!<br />

– éh bin, Harrington, c’est l’exact contraire de vous : c’est un brillant réservé, qui a voulu s’enterrer<br />

ouvrier, tout en bas de l’échelle, besogneux triste.<br />

– Hé ! ça existe pas ! Enfin : « malade mental », vous voulez dire ?!<br />

– ou malade du cœur, supérieur intellectuellement.<br />

– Ah-ah-ah ! Sûrement pas ! C’est moi l’meilleur ! Pas réussir à faire du fric, c’est être une merde !<br />

– hmm, rappelez-moi combien de Telco au rabais vous avez réussi à lui vendre ? avec votre montagne<br />

de diplômes et d’expériences ? supérieures et terrain.<br />

83


– Hé ! Un malade mental : ça vaut pas !<br />

– en tout cas, Moreau reste donc chef des ventes, vous : chef de prod’. Bonne chance pour trouver<br />

« mieux », quand vous aurez digéré l’humiliation.<br />

Moi, « humilié » ??! L’enfoiré ! (Nesey surtout, mais l’autre sale youtre aussi).<br />

– Ah-ah-ah ! Monsieur Bloomstein, vous avez raison bien sûr : prenons-le avec le sourire. Vous avez<br />

entièrement raison d’adoucir mon écrasement de Moreau. Après tout, les ventes aux pays du Golfe<br />

sont pas « à une semaine près » : donnez à Moreau son mois de préavis légal, sans le virer pour<br />

faute lourde, OK, j’attendrai : pas d’problème ! L’important, c’est de gagner, c’est pas le minutage !<br />

– non, Harrington, vous avez perdu : je ne plaisantais pas. Sortez maintenant, retournez à votre travail.<br />

Oh-la-la ! Le premier échec de ma vie ?! Ah, ça allait pas se passer comme ça, une bataille<br />

juste demi-laissée à eux en-face, OK, mais pour la guerre totale, ça sera mon triomphe ! (Et c’est ce<br />

qui s’est passé ! mais tout bizarrement, j’explique, pour y voir clair). Enfin, la semaine suivante,<br />

j’aurais pu accepter l’offre de merde de Central Gas pour leur annexe du Kirguisitan, un nom comme<br />

ça, de merde, et j’aurais pu prendre le contrôle, local puis continental, mondial, mais je devais laver<br />

mon honneur, avant, et – je vais brûler ces notes, y aura aucune trace, je peux l’écrire – ouais, y me<br />

fallait casser ce minus Nesey, ayant insulté ma supériorité manifeste. J’ai imaginé divers trucs pour<br />

l’amener à se traîner à genoux en me léchant les bottes, mais il était tellement bizarre, c’était pas<br />

complètement sûr-sûr. Alors je me suis di : je vais débarasser la planète de ce raté puant, qui dégueulasse<br />

tout, qui respecte même pas la <strong>Ma</strong>rseillaise, c’est œuvre de salubrité publique. <strong>Ma</strong>is j’ai<br />

pas demandé remboursement Sécu ou République, parce qu’avec leurs lois à la con, on sait jamais.<br />

J’ai versé cinquante mille Euros à Luigi, un gars de la technique, peut-être deux ans de son salaire,<br />

pour organiser « l’accident », sans trace. <strong>Ma</strong>is ça a merdé, merde : je voulais Nesey agonisant, me<br />

suppliant d’appeler une ambulance, signant douze bons de commande Telco avant que je rentre dans<br />

mon bureau et que j’oublie de téléphoner, héh-héh ! <strong>Ma</strong>is non, c’est Aziz qui a pris la barre au milieu, il<br />

a eu la tête coupée, et Nesey a juste eu la jambe broyée, par le retour du truc, et il est tombé dans les<br />

pommes, et le chef d’atelier avait appelé les secours avant que j’arrive, merde (je l’ai viré, ce petit chef<br />

à la con, pour non-respect de la voie hiérarchique : Abdallah puis Omar puis Abdel puis moi). Bref<br />

Nesey était même pas mort, même pas trépignant de douleur sous mes rires moqueurs, nul ce mec,<br />

c’est un raté, ce con, ouais, totalement, affreux, de merde. Putain.<br />

Pire : Bloomstein me convoque la semaine après ou je sais pas combien après, et moi je suis<br />

prêt à tout nier si Luigi a déconné, à s’acheter une <strong>Ma</strong>zérati-Turbo ou quoi – éh, je risquais rien : aucune<br />

trace : j’avais même mis des gants pour toucher les billets ! <strong>Ma</strong>is le chef est encore plus con que<br />

je croyais :<br />

– je vous en supplie, Harrington, aidez-nous : votre ouvrier Nesey, qui a été amputé, il dit à l’hôpital<br />

qu’il arrive plu à dormir !<br />

Je le laisse finir, sans ricaner « rien à foutre, qu’il crève ! qu’il en chie à beugler nuit et jour,<br />

yééh ! ».<br />

– or, Harrington, c’est très grave pour nous : ces cachets (barbituriques, i se dit allergique aux benzotrucs)<br />

éh ben : il les cache, au lieu de les bouffer ! Pour amasser la dose létale ou quoi !<br />

Bon débarras, ouais. A chercher la merde, on la trouve, éh.<br />

– je dis bien, Harrington, c’est hyper grave : si on arrête de lui donner ces trucs, ou si on jette son<br />

stock caché, y peut se jeter par la fnêtre ou quoi, bon sang !<br />

– Non, il a pas assez de couilles ! Il a pas d’gonzesse, pas un whisky, rien. L’a pas les couilles pour<br />

sauter !<br />

– y a presque cinq ans, i s’est jeté du ciel, et pas ouvert le parachute… son premier saut, et décrit<br />

comme super-triste par les autres, pas du tout excité par le saut. C’est des branches qu’ont fait rater le<br />

truc, une « chance » inouïe, pour Telco.<br />

Mouais, bof, moi je serais allé ailleurs que ce Lille pourri. Un truc moins pourri.<br />

– d’après le dossier des RG : à 15 ans, Nesey s’est jeté d’une falaise, à 24 ans : du ciel, là à 29, il<br />

nous fait très peur, vous comprenez ?<br />

– Je comprends tout, toujours. Y suffit de l’attacher. Camisole. Piqûres dans son cul, pour la bouffe !<br />

Ah-ah-ah ! Facile !<br />

– je crains que Nesey trouve un truc, pour se tuer quand même. Il est comme d’un autre monde. Vous<br />

qui le connaissez, empêchez-le, de se tuer. C’est une mission énorme, capitale, que je vous confie.<br />

Même si vous êtes pas Juif.<br />

– Mouais, mais je suis sur le départ, v’savez, je reçois plein d’offres, j’attends juste une « vraiment<br />

bien » ! Et adieu !<br />

– écoutez-moi, je vous dis un… secret : le moteur de la Telco, il peut remplacer pétrole et électricité (si<br />

Nesey voulait casser l’économie dominante, s’il risquait sa vie sans être descendu avant).<br />

84


Nul ! Le mec qui a peur des tueurs, qui préfère se suicider tout seul ! Non, plutôt la trouille de<br />

se faire torturer, se faire brûler la zigounette ou quoi, arracher les yeux. Ça me plaît, cette idée, le<br />

« chef » m’intéresse, là.<br />

– je suis sûr que Nesey aurait pu être archi-multi-milliardaire. Si vous lui sauvez la vie, malgré lui,<br />

(Telco vivra et) il peut vous faire « on sait pas quel cadeau après », ou quoi.<br />

– Yes ! J’y cours !<br />

– il a confiance en vous ?<br />

– Le management d’approche psychologique, ça m’connaît !<br />

Enfin, là je faisais le fier, super heureux de ce challenge, mais c’était pas facile. D’où ma<br />

gloire, entièrement méritée, si je réussissais : archi-multi-milliardaire à la place de ce con ! Yes !<br />

– go Harrington go !<br />

– Yes sir ! Sir, yes sir !<br />

A beugler comme un US <strong>Ma</strong>rines, super marrant, guerre pour le fric ! Bon, et là, je suis allé<br />

voir mes subalternes. <strong>Ma</strong>is ils étaient tous tellement nuls, pas moyen d’en trouver un ayant approché<br />

le dingue. <strong>Ma</strong>is Abdoul m’a dit que Béchir Kebarh, un des collègues de Nesey, était le seul un peu<br />

proche de Nesey, qui l’avait aidé à déménager ou quoi, porter des trucs. J’ai convoqué ce bougnoul :<br />

– Assis-toi Béchir ! Dis-moi, t’as été témoin de l’accident de Nesey ? (ou « Gérard », je sais pas comment<br />

vous dites).<br />

– qu’Allah lui vienne en aide, dans Sa miséricorde immense. Qu’Allah reçoive l’âme de Aziz, qu’Il<br />

vienne en aide à sa femme et ses enfants, seuls maintnant.<br />

Comme si je l’avais convoqué pour subventionner ses prières ! Eh, mon cul !<br />

– Bien sûr : que ton Allah leur vienne en aide. Mieux, Béchir : si tu m’aides de manière décisive, moi<br />

personnellement, je vais aussi aider cette veuve, ces orphelins ! Financièrement !<br />

– gloire à Allah ! <strong>Ma</strong>is je fais quoi pour ça ? J’y connais rien à cette machine, je sais pas trouver le truc<br />

qu’a merdé.<br />

– Sht, Béchir ! C’est moi qui pense, et tu m’aides c’est tout !<br />

– o.k.<br />

– Bon ! On m’a dit que Nesey était « proche » de toi, vrai ?<br />

– ouais, un brave gars, triste simplement. Pauvre gars. Une fille lui a fait du mal, je crois.<br />

– Tu la connais ?! Une fatma ?!<br />

– il en parle jamais, jamais. Non, mais je crois, c’est tout.<br />

– C’est nul ! Merde ! Béchir, comment « devenir proche » de Nesey, pourquoi toi ?<br />

– j’sais pas, msieu.<br />

– Réfléchis ! Vachement important ! Ch’te vire de la boîte, si tu m’aides pas ! Ou pas assez !<br />

– ouille.<br />

– Pourquoi il t’aimerait bien toi ? plus que moi, a priori.<br />

– je crois, msieu, qu’il aime pas les chefs, les gens en cravate.<br />

– Pf ! Enfin ! La question, quand même, c’est : pourquoi toi et pas les autres ouvriers de merde ?<br />

Il a souri, Béchir.<br />

– je crois qu’il aime pas ceux qui parlent fort, ou qui parlent beaucoup, ou qui froncent les sourcils,<br />

comme vous faîtes là.<br />

– Pf ! Conneries !<br />

– y préfère les « gentils effacés », comme lui, quelque chose comme ça.<br />

– T’es le seul qui correspond à ça ?<br />

– euh, et peut-être… Altaf, en bout de chaîne, et Altaf en arabe ça veut dire « gentillesse ». <strong>Ma</strong>is…<br />

non, plutôt moi, pardon.<br />

– Crois pas sauver ton collègue ou quoi : s’il m’aide pas, lui aussi, j’le vire !<br />

– non, msieu, j’veux dire : Altaf, il a été presque jusqu’au Bac, c’est un costaud, Nesey préfère, euh…<br />

je crois…<br />

– Les nuls ??? i préfère les nuls !?<br />

– ben, les autres me traitent de « débile » : « ghabi ». Nesey, i m’a demandé, un jour, ce que ça voulait<br />

dire, ou si c’était mon deuxième nom. C’est ce jour là, quand j’ai répondu « ça veut dire : débile »,<br />

que… son regard est devnu « proche » – je sais pas pourquoi, puisque lui c’est une super tronche,<br />

comme un savant.<br />

– Oh putain de Dieu ! De merde !<br />

– pardon, msieu.<br />

– <strong>Ma</strong>is ! Moi ! Bon j’peux me déguiser comme toi, en ouvrier de merde, avec des vêtements de merde,<br />

du camboui sur les joues !<br />

– y’a pas d’camboui chez Telco, msieu.<br />

85


– J’me comprends, connard ! <strong>Ma</strong>is merde, comment j’peux m’déguiser en débile pour lui parler ! J’suis<br />

trop fort ! Intellectuellement !<br />

– je peux lui parler, moi, msieu.<br />

– <strong>Ma</strong>is t’es trop con ! Faut jouer un truc super-serré ! Aux limites de ma compétence supersupérieure<br />

: le challenge de ma vie ! C’est pas un débile, et sale arabe en plus, qui va gagner l’truc !<br />

– je peux lui parler, essayer, vous transmettre.<br />

– Ouais, j’allais l’dire ! <strong>Ma</strong>is ça fait chier ! C’est vachment risqué ! C’est pas moi qui contrôle, là !<br />

– aucun collègue est allé le voir, je suis sûr… i sra peut-être content que quéqu’un vient dire<br />

« bonjour, ça va ? » Enfin, il est pas le genre à sourire, surtout tout mutilé et tout, pas facile.<br />

– Mrm, pff.<br />

– guidez-moi. Espliquez-moi, transmettez-moi un peu votre intelligence : comme un pion, pour vous,<br />

éclairé par vous.<br />

Il m’énervait ce con.<br />

– Pas facile, merde ! T’es trop con ! T’es arabe !<br />

– je suis fier d’être Arabe.<br />

– C’est encore pire !<br />

<strong>Ma</strong>is j’étais coincé, et j’ai fait comme ça : j’ai « accordé » à Béchir la demi-journée de congé<br />

exceptionnel que je lui ai demandé de prendre – en balayant les conneries des petits chefs de merde,<br />

qui voulaient pas.<br />

Je l’ai emmené à l’hôpital où était Nesey (dixit l’infirmière de l’usine – une vieille grosse, bof).<br />

Et j’ai laissé Béchir y aller, moi je restais dans la bagnole. Ses instructions étaient de reprendre contact,<br />

voir où il en était, ce qui le rendait triste, sachant qu’y a des prothèses et des trucs possibles,<br />

quand même. Ou quoi. Est-ce que les deux salopes qui l’avaient jeté autrefois, c’était fini à jamais ou<br />

quoi, aucune chance de les revoir ou quoi ? C’était ça ? È cracheraient sur un mec infirme, à roulettes<br />

? Est-ce qu’une escort girl pourrait le « consoler » ? Je voyais pas encore bien quel chantage<br />

pourrait l’amener à me filer ces trucs de moteur ou quoi, mais c’était un premier pas, tâter le terrain.<br />

Après une heure, Béchir est revenu. Il est remonté en bagnole, à côté de moi.<br />

– Je démarre pas tout de suite ! Raconte, sale arabe ! Ça s’présente comment ?<br />

– je sais pas, msieu, c’est compliqué.<br />

– Merde, débile à la con ! Répète s’qu’il a dit !<br />

– attendez : j’essaye de…<br />

– T’essayes rien du tout : t’es trop con ! Eh ! Si tu t’imagines pouvoir me doubler, me black-mailing, je<br />

vous casse tous, et la fatma d’Aziz, elle sra à la rue, expulsée, procès au cul, expulsion vers son bled<br />

pourri ! Toi aussi !<br />

– monsieur, Allah m’est témoin : je veux pas voler votre argent, jamais voler, pas un centime, Allah<br />

m’en garde. <strong>Ma</strong>is… Nesey, c’est pas facile, à suivre, digérer, ses valeurs…<br />

– Déballe, débile, c’est Moi qui pense !<br />

– le… problème… de Nesey, c’est – vous aviez raison – c’est pas la douleur, pas d’être infirme, pas le<br />

handicap pour toujours…<br />

Silence.<br />

– Alors ! C’est quoi, merde !<br />

– il l’a pas dit la première demi-heure. Il parle presque pas Nesey. Vous auriez rien tiré de lui.<br />

J’avais envie de l’étrangler, cet arabe à la con.<br />

– OK, débile connard : cinq mille pour toi. En déduction sur les vingt mille prévus de Nesey, sans toucher<br />

aux dix mille de la veuve d’Aziz.<br />

– non, msieu, je veux pas d’argent. Je préfère le paradis d’Allah, au Ciel.<br />

– Voilà. Et si Nesey i s’tue (c’est interdit par tous les dieux), ça choque là-haut, alors si tu sauves le<br />

coup, ça vaut le coup, ouais !<br />

Les cent mille vierges ou quoi, j’en ai entendu parler, ouais.<br />

– pas facile…<br />

– Parle ou je te frappe ! Indigène à la con !<br />

– oui misié. Le problème de Nesey, son seul problème, c’est…<br />

Silence. Moi je lève les mains comme pour l’étrangler.<br />

– c’est qu’avec une jambe en moins, i pourra plu acheter un flan, le vendredi soir, sans jambe.<br />

– Hein ? Conneries ! J’te crois pas : y veut pas d’alcool, pas d’cocktails soda-cola urangina, rien !<br />

C’est pas vrai, tes connries ! Sale arabe, menteur ! Tu vas morfler, et la veuve et les gosses aussi !<br />

– misié, écoutez s’i vous plaît : c’est pas le flan, c’est la petite pâtissière, qui lui sert toujours, qu’i reverra<br />

plu jamais. Alors i veut s’éteindre, plu jamai se réveiller (je crois – il l’a pas dit en face, ça).<br />

– Une salope ? Hé, une jambe en moins, ça empêche pas de niquer ! La plupart des positions, j’veux<br />

dire ! J’lui payerai un bouquin qu’explique ! Quel con !<br />

86


– c’est pas ça je crois, misié.<br />

– J’m’en fous de ce que tu crois, débile !<br />

– ah bon.<br />

– <strong>Ma</strong>is raconte tes conneries, tout, tu comprends pas mais moi j’comprends tout.<br />

– son histoire, c’est sentimental, incroyable, misié. J’ai jamais vu ça.<br />

– De quoi ?!<br />

– ce qui y a, c’est que… Nesey i veut seulement la revoir, sans déranger. Acheter un flan chaque<br />

vendredi.<br />

– Ouais pas se faire lourder direct comme étant jeune, mais quoi, trois-quatre fois avant d’attaquer<br />

sévère, s’il est long à la détente, ce con ! Ou une autre, qu’est-ce qu’i nous fait chier ?<br />

– sa petite pâtissière, il l’a revue 141 fois, depuis trois ans et demi. 141 flans. Et c’est fini.<br />

– Oh-la-là, raide-raide-dingue ! C’est s’que j’disais !<br />

– je crois pas, misié. C’est un amour timide, c’est super rare côté hommes, il est peut-être impuissant,<br />

mais avec un cœur, grand.<br />

– De femmelette, à la con ! Nous, on prend, on jette, c’est ça un vrai mec ! Une vraie femme fait pareil<br />

! È lourde les mecs qui s’accrochent ! Comme è s’est faite jetée ! par moi ! ah-ah-ah !<br />

– pas chez nous : fonder une famille, élever des enfants, dans l’amour d’Allah.<br />

– Conneries ! Tous des cons, bordel ! J’suis pas aidé !<br />

– au contraire, je crois : je suis… intermédiaire entre… votre grandeur et… son côté à lui.<br />

– Ouais, anormaux, je confirme ! (j’allais le dire !), mais merde ! C’est pas juste ! C’est complètement<br />

malsain, ce monde de dingues, de débiles, de sale race !<br />

– c’est en tant que croyant, j’ai pu lui parler.<br />

– Bullshit !<br />

– mh ?<br />

– Merde de porc à la con !<br />

Ouais les arabes, c’est le porc, pas le taureau, leur truc.<br />

– euh, simplement : sa petite pâtissière chérie, petite naine (moi je mesure un mètre soixante quand<br />

même), elle a une croix autour du cou, moi un croissant. C’est pour ça qu’il a parlé, un peu. Ce signe<br />

autour du cou.<br />

– C’est autour du cul, qui compte ! pour les gonzesses, sauf les nichons ! Et la bouche, pour les suceuses<br />

!<br />

– misié, il me demandait si… des infirmes… i peuvent être conduits à l’églize, d’un quartier loin, et<br />

puis être baptisés, revenir chaque dimanche, à la messe. « La revoir », elle, en fait… (si elle va à la<br />

messe, pratiquante, il en sait rien).<br />

– Nul, éh ! L’aurait été baptisé et plein de fric (comme moi), ptêtre ! <strong>Ma</strong>is s’il est mécréant et pauvre<br />

nul : l’enverront chier ! éh !<br />

– alors, hélas… (alors que tous sont bienvenus chez nous, dans la maison d’Allah).<br />

– Nuls, à vous prosterner l’cul en l’air pour vous faire défoncer l’cul ! Et puis égorger les otages désarmés,<br />

tournés vers La Mecque, ah ouais, super ton truc connard de connard !<br />

– les violents sont de faux musulmans, je crois. Oui, je le crois. En Allah je crois.<br />

– Un débile qui le croit, c’est une preuve de connerie, par l’absurde, paf dans ta gueule !<br />

– désolé.<br />

– Attends connard ! Attends ! Moi j’démarre pas la bagnole avant de… Qu’est-ce i veut qu’on fasse,<br />

Nesey !<br />

– je crois qu’i veut mourir, s’éteindre, sans douleur si possibe.<br />

– Non ! Merde ! Pas si vite ! Faut qu’y m’signe un ou deux trucs avant !<br />

– s’il revoyait sa petite pâtissière naine, ça change tout je crois. Elle peut le ramener à la vie.<br />

– Hein ? Ouais, mais pas trop quand même, faut qu’i signe le truc, pas facile merde !<br />

Silence. J’imaginais, j’essayais.<br />

– Ouais ! Si je la paye, pour lui tailler une pipe, mille Euros pièce, vingt jours, y fait n’importe quoi,<br />

hébété d’bonheur ?<br />

– euh, il fume pas, Nesey.<br />

– « Pipe », connard de… Laisse tomber ! Eh : si je la paye comme pute, ça va le faire ?<br />

– une musulmane n’accepterait jamais, mais une chrétienne ou juive : peut-être.<br />

– T’as l’adresse de cette salope ?<br />

– pas le domicile, mais… le magasin, oui.<br />

– Tu m’files ça, et tu fais pas chier ! Si tu m’arnaques, j’te fais bouffer tes dents, et vous rtournez tous<br />

au bled ! Et comme esclaves !<br />

– … la pâtisserie de la Rue Saint-Jean.<br />

– On y va !<br />

87


J’ai programmé le GPS, démarré. Hop.<br />

– euh, misié, vous pouvez me laisser vers l’usine ? euh…<br />

– Ta gueule ! Tu viens avec moi ! En tant qu’croyant à la con ! Si l’fric suffit pas (y’a des coincées du<br />

cul), tu lui dis qu’ça sra l’enfer pour elle, si elle sauve pas l’âme d’un mourant qui va s’flinguer ou quoi !<br />

– inch’Allah.<br />

Il a fallu traverser toute la ville, un vrai bordel, Nesey faisait tout ce chemin chaque semaine ?<br />

Et en bus ou quoi – un ouvrier de bas étage, ça doit pas avoir de bagnole. On s’est garé au bout de la<br />

rue Saint-Jean, juste après, l’arabe avait été trop nul pour voir où était la pâtisserie. Il a fallu marcher,<br />

merde, moi avec mon standing, obligé de marcher à pied ! Comme des gueux, du Moyen Age du prophète<br />

arabe ou quoi – c’était surhumain, ces efforts que je faisais pour ce connard de Nesey, pour<br />

avoir les milliards, au bout du compte. Et puis, l’enseigne moche pourrie :<br />

– Eh l’arabe, c’est là, rgarde ! Pâtisserie ! Merde, t’es trop con pour avoir vu !<br />

– c’est pas écrit en grand sur le mur : seulement pour les piétons.<br />

– Vas chier ! T’es nul !<br />

– pardon, misié.<br />

– Eh, même les indigènes à la con, i doivent parler Français, on dit Monsieur ! Ou Seigneur !<br />

– à vos ordres, misié.<br />

– Connard !<br />

On rentre dans ce minuscule magasin de merde, super bas-de-gamme, nul. Putain, ça me<br />

faisait descendre d’au moins cinq classes sociales, toute cette histoire à la con. Et y avait du monde,<br />

fait chier – normalement, en tant que riche, j’ai priorité, les gueux me laissent passer, mais si y’avait<br />

des excités à hurler « priorité au premier arrivé ! », ça allait bastonner, me faire perdre du temps,<br />

même si je l’aurais mis KO facile, ce con. Ou vieille conne.<br />

– misié, c’est pas ça. « Petite naine, jeune fille », il a dit, Nesey. Là c’est une grande, plutôt mère ou<br />

quoi.<br />

Oh merde !<br />

– Eh, l’arabe ! T’aurais été moins con, t’aurais vu qu’y avait deux pâtisseries dans ste rue !<br />

– peut-être la naine, c’est le vendredi seulement. On est jeudi.<br />

– Connard d’sale arabe, tu pouvais pas dire ça avant ! M’faire conduire une heure pour rien, avec toi<br />

qui t’pavane dans ma super bagnole gratis ! Salaud !<br />

– je l’ai dit, misié : 141 vendredis. C’était pas un hasard, son miracle à Nesey, le vendredi, notre jour<br />

sacré à nous.<br />

– Hé, faut être très très con pour pas comprendre que le jour sacré, c’est le dimanche !<br />

– ça dépend des…<br />

– Ta gueule ! T’es trop con, débile !<br />

C’était à nous après, au comptoir.<br />

– messieurs, qu’est-ce que je vous sers ?<br />

Avec un regard que j’ai pas aimé, genre : « qu’est-ce que ce bel homme en cravate fait avec<br />

un sale arabe, ils sont pédés ? ».<br />

– Ta gueule, salope ! Eh, juste une question : est-ce qu’y a une naine ici des fois ?! Ou c’est un autre<br />

magasin ?!<br />

Elle a porté la main à ses lèvres, peureuse ou quoi, presque.<br />

– la débile ? elle a fait une connerie ?<br />

L’arabe a claqué dans ses doigts :<br />

– c’est elle : débile « comme moi », alors i m’aime bien, c’est ça.<br />

Ouais mais… et la conne essayait de rattraper le coup, la conne :<br />

– messieurs, en dédommagement, si è s’est gourrée ou quoi, la ptite, je peux vous offrir un chou ! En<br />

dédommagement, gratuit ! i nous en reste beaucoup mais i sont super bons, les gens l’savent pas !<br />

Goûtez, vous allez voir, de vos propres yeux !<br />

– Dans ton cul, salope ! Non, on rvient vendredi, merde !<br />

Et on est parti, et l’arabe m’a gonflé :<br />

– je refuserai pas une nouvelle demi-journée en auto, passager tranquille, plutôt que bosser sur machine<br />

dans le bruit terrible, c’est un don d’Allah, cette histoire, pour moi. Merci Nesey, et pardon de<br />

sourire du malheur, un peu.<br />

– Sale arabe, feignasse !<br />

<strong>Ma</strong>is dans la voiture, en conduisant, j’ai repensé à divers trucs :<br />

– Eh l’arabe ! Pourquoi Nesey i t’a causé maintenant à l’hôpital et pas avant à l’usine ou quoi ?! C’est<br />

mes vingt mille Euros qui lui délient la langue ? Tu lui en a parlé ? d’ce budget pour faire venir sa<br />

naine ? 2 ans d’votre salaire de merde !<br />

– non misié, j’en ai pas parlé, mais… comment on dit en Français ?<br />

88


– J’t’étrangle si tu dis pas !<br />

– comme « devnu fragile », je veux dire, avec son « armure de distance » un peu cassée. Ou les drogues<br />

des toubi, contre les tristes, v’savez.<br />

– Mouais, mais… un truc aussi, à la con, dans ton histoire ! : tu dis qu’ça fait trois ans et dmi qu’il reluque<br />

après cette naine débile.<br />

– oui, 141 vendredis, il a compté, comme instants précieux – dons d’Allah, moi je dis.<br />

– <strong>Ma</strong>is ! Y’a cinquante deux smaines par an, trois ans et dmi ça fait plus que 150 ! Pour ceux qui savent<br />

compter, toi t’es trop con, pas crédible, merde ! Putain si c’est des conneries, qu’tu m’doubles,<br />

t’es mort !<br />

– y a les congés, misié, et peut-être les congés maladie de la petite, « anémique gentille » il disait,<br />

anémique c’est maladie ?<br />

– Merde ! Bordel à chier ! Déconner comme ça, c’est un puceau, ça srait l’amour de sa vie, jamais<br />

couché ou quoi. Et alors, hein, comment t’expliques qu’il a essayé de se tuer y a cinq ans, avant d’la<br />

rencontrer ?!<br />

– je explique pas. J’ai seulement le savoir que me donne Allah, dans Sa miséricorde, infinie.<br />

– Et y’a quatorze ans, pareil ! Tu dis n’importe quoi ! Elle va pas réussir, ta naine ! A la con ! A supposer<br />

qu’elle existe !<br />

– attendez, misié, un mot que j’ai compris, de Nesey : ça veut dire quoi « une sosie de Lucie, de visage<br />

» ?<br />

Lucie ? Comme la super-belle jeune-salope, à Paris, que j’ai…<br />

– Merde ! Si c’est cette Lucie qu’il lui faut, de Paris, si è m’reconnaît, merde !<br />

– misié, cette Lucie – athée ou juive – elle l’a peut-être trompé ou quoi, et encore, et lui chier dessus,<br />

alors… la petite naine chrétienne (qui lui ressemble, de visage, cheveux, plus qu’une musulmane<br />

voilée), et ben, elle serait sa dernière chance, même s’il a peur de l’approcher, se faire jeter dehors.<br />

– C’est du mélo à la con ! Laisse ça à ta fatma débile, connard !<br />

– dans note religion, c’est mieux organisé : les parents donnent une épouse à un garçon comme ça : i<br />

risque rien, il a qu’à engrosser celle qu’on lui dit.<br />

– Moyen Age à la con ! Et la Liberté ?! Non, bande d’hypocrites menteurs ! Moi des filles bougnoules<br />

je m’en suis tapé des tonnes, è préfèrent se faire défoncer le cul, ou me sucer, pour garder « intact »<br />

leur truc machin, « vierge » pour leur futur mari, salopes pourries !<br />

– c’est pas vrai, Allah les en garde.<br />

– Ah-ah-ah ! Débile, t’es vraiment trop con !<br />

– mais cette « Lucie », elle pensait peut-être « mal », sale comme vous, en sexe partout avec plein de<br />

gens, hommes et femmes même, et la naine là, elle est peut-être innocente et pure, i veut pas<br />

l’abîmer, il a peur, je crois. Je le comprends presque.<br />

– Tu comprends rien ! Arrête ! Les vierges, c’est rigolo d’les bousculer, les décoincer, leur faire des<br />

souvnirs, mais c’est étroit, la vache, putains.<br />

– je veux dire : il rêve peut-être de se promener avec elle, seulement, la main dans la main.<br />

– T’es vraiment trop con ! Enfin… ouais, Nesey unijambiste, du coup, son rêve « promenade »<br />

s’écroule ! Ouais, je comprends le délire de ce con, putain merde !<br />

– bravo pour votre grande intelligence, misié.<br />

– Ben ouais, toi tu peux pas comprende, connard !<br />

Et les embouteillages du centre ville, merde ! Avec ces ptits cons des « classes moyennes »,<br />

dans leurs bagnoles toutes pourries, au lieu de prendre le bus, merde, y nous bouchent les avenues,<br />

font chier. Moi je t’euthanasierais tout ça, i feraient plu chier.<br />

<strong>Ma</strong>is l’arabe fait chier encore (j’ai pas encore dit que je vais le déposer vers chez moi, qu’il se<br />

démerde, je suis pas taxi) :<br />

– juste, misié, si on revient demain vendredi après-midi : vous devriez prendre la photo de Nesey, je<br />

crois.<br />

– Pourquoi ? T’es con ? A part le fric, à part jouir, à part le Paradis au Ciel, c’est quoi le problème,<br />

chez les débiles ?<br />

– c’est juste une idée, pas sûre, misié.<br />

– Une hypothèse à la con, ouais ! <strong>Ma</strong>is crache toujours ça : tu peux pas comprendre mais moi je peux<br />

voir quoi en tirer !<br />

– ben, euh… Nesey parlait (un tout petit peu) de… des sourires « comme tendres » de sa petite pâtissière,<br />

envers lui, spécialement.<br />

– Ouais, toutes des salopes ! A croire nous foutre à genoux avec une rose ! On fait semblant, à moitié,<br />

et puis on les défonce, ah-ah-ah ! Bien fait pour leur cul !<br />

– je veux dire : la petite naine sera peut-être peur, si vous l’envoyez à un méchant. <strong>Ma</strong>is avec sa<br />

photo, Nesey, elle va le reconnaîte : rien à craindre pour elle, avec çui-là.<br />

89


– Ouais : j’ai pensé à un truc : je vais lui amener sa photo, Nesey, à la ptite, je dis « t’as rien à craindre,<br />

même pas besoin de le sucer : tu lui fais un sourire, il jouit ou quoi ! » Ah-ah-ah, je suis trop génial,<br />

moi, avec les débiles coincés du cul !<br />

– bonne idée, misié.<br />

– Je suis très fort ! Pas bsoin qu’j’explique, tu peux pas comprendre !<br />

En l’écrivant, là, je me demande si ce sale arabe se foutait pas de ma gueule, cet enculé.<br />

<strong>Ma</strong>is on s’en fout. Enfin, ce scénario à la con, ça paraissait super idiot, mais j’ai pensé que ce connard<br />

était tout déformé par sa fatma débile, qui bouffait des livres à l’eau de rose – en fait écrit (et traduit de<br />

l’américain) par des jouisseuses échangistes, qui se fendent la gueule à leur faire bouffer cette merde<br />

de sentiments faux, à ces coincées du cul (voilées ou naines difformes) !<br />

<strong>Ma</strong>is vendredi, quand je suis revenu à la pâtisserie avec l’arabe : putain, une naine minuscule,<br />

complètement ridicule ! Enfin, pas difforme : baisable quand même je veux dire, une taille de sale<br />

gosse mais des gros nichons quand même, mais cachés sans décolleté ni rien, super nulle. Et une<br />

belle ptite gueule, ouais, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Une laide de gueule, on lui fout un<br />

oreiller sur la tronche, on la défonce pareil ! Enfin, y a des connards qui ont des goûts de connards,<br />

c’est comme ça ! (Euh, je me suis peut-être tapée une gonzesse avec un peu cette gueule, mais bien<br />

plus grande quand même, merde ! La Lucy de Paris, elle avait aussi un peu cette gueule, ouais. Je<br />

me souviens pas, sur le nombre, on oublie.)<br />

Y avait personne aujourd’hui, comme clients avant nous – ouais, elle a l’air si con que ça doit<br />

faire fuir les clients, qui préfèrent un autre jour, du coup. Un autre magasin, même plus cher ou plus<br />

loin ou moins bon, là le vendeur que je suis concluait facile : « il faut commencer par virer cette nullarde<br />

». <strong>Ma</strong>is bref, ce ptit magasin de merde peut crever, moi je suis des années-lumières au-dessu<br />

de ça.<br />

– Salut ma grande ! Je viens t’offrir mille Euros pour vnir faire un sourire à un blessé à l’hôpital !<br />

Plus d’un mois de son salaire de chiottes, là elle doit sourire heureuse, mais non ! Elle a l’air<br />

très très con, elle cligne des yeux. Elle dit :<br />

– n-ne… d-dâteau n’à la k’ème… ?<br />

Là, moi je soupire, l’arabe sourit, amusé, même lui il est moins con, quand même. A la naine,<br />

je sais pas quoi dire, c’est rare ça chez moi. Trop con, elle est. Vrai : elle ressemble à Nesey, comme<br />

inaccessible à nous, nos mots brillants et enchanteurs, nos valeurs trop supérieures, même détarées<br />

à bas niveau pour les ploucs. Je dis à l’arabe :<br />

– Non, elle est trop con. Essaye, toi, débile. Trop conne pour moi.<br />

– misié : la photo.<br />

Hein ? Ouais mais non, trop conne, je pense. Si je lui dis qu’il a une jambe coupée, qu’il chiale<br />

pour elle, elle va demander « c’est un gateau à la crème pour ce monsieur ? ». Les bras m’en tombent.<br />

Je passe le dossier au sale arabe :<br />

– Essaye, toi, c’est trop bas pour moi, là, nul-nul-nul, vous êtes, débiles à la con. Rfuser un mois de<br />

salaire, pour un sourire à la con ! Même pas comprende qu’c’est s’que j’dis… trop conne.<br />

– petite blanche, écoute-moi : y faut sourire, aux gens, et venir sourire à l’hôpital.<br />

Elle a peur, cette conne, elle a reculé, à mi-chemin de sa vitrine.<br />

– n-ne… dâteau… ?<br />

– Eh ! Deux mille Euros ! Rnouvlabes ! Merde : dis oui !<br />

L’arabe essaye autrement, paumé aussi :<br />

– c’est pas un arabe, t’inquiète pas, regarde !<br />

Elle regarde pas le dossier, trop conne, elle a peur, on sait pas de quoi.<br />

– n… ne d-dâteau deux m-mille pèhsonnes… ?<br />

<strong>Ma</strong>is qu’elle est con, bouchée ! Et à moitié en larmes, à moitié prête à s’enfuir, à travers sa<br />

vitrine, coupée à mort par les éclats de verre, suicidée, le genre « Nesey », oh quel bordel !<br />

L’arabe dit :<br />

– il vient acheter du « flan », toujours, ici.<br />

Elle comprend rien, visiblement.<br />

– n… ne f-flan m-mille p-pèhsonnes… n-ne comman-nez… ?<br />

Trop conne ! Moi j’en peux plu : je sors les billets, je les pose sur le comptoir :<br />

– Mille Euros ! Prends ! Et viens !<br />

<strong>Ma</strong>is elle :<br />

– p-pahdon, p-pas payer n-néjà… j-je sais pas s… c’est possime, n-ne flan n’un tilomète…<br />

Ah ben ouais, logique : mille Euros, mille mètres, un flan d’un kilomètre, le patron risque de<br />

répondre « c’est pas possible » !!! Comment on dit « sourde-dingue », en langue débile ? Putain,<br />

même pute gratuite, personne en voudrait ! <strong>Ma</strong>is « naine débile », la description de Nesey, ça colle,<br />

ouais c’est elle, j’y comprends rien, de rien. Ou bien : elle a pile le visage d’une belle salope grande<br />

90


cultivée sexy, que Nesey a pas eu à quinze ans, et qui l’a jeté aussi à 25, et le cerveau déglingué de<br />

Nesey mélange les filles, sans y toucher ! L’arabe tente un dernier essai :<br />

– le monsieur de la photo, i viendra pas ce soir, et il est pas venu pareil, la semaine passée, mais il<br />

pense à toi, beaucoup. Il est triste, très gravement blessé, il pense à toi, il est venu 141 fois.<br />

Là, elle sursaute, elle pâlit. A cause du 141 – complètement dingue, ça doit être une secte de<br />

débiles à la con, avec 141 comme chiffre sacré ou mot de passe débile, genre mélange de Muslimam<br />

et judéo-connerie, à la con.<br />

– s-cent k-quahante… un…<br />

Ah oui, en débile, c’est pas cent-quarante-ET-un, non ! Quatre-vingt-un, cent-un, donc centquarante-un<br />

! Eh, on a pas assez de neurones pour tous les trucs et les machins… affligeant !<br />

– oui, mademoiselle : très grave blessé, il pourra jamais revnir ici, et il pense à vous, il est très triste<br />

de pas pouvoir revenir.<br />

Elle… pleure, là ! Elle regarde même pas les billets ! Moi j’en peux plu, je les laisse entre débiles,<br />

d’une autre planète moi je dis ! A mi-chemin entre les amibes et les humains, plus bas que les<br />

singes !<br />

– venez avec nous le voir, mademoiselle, on vous emmène, le voir, le sourire, « réconfort ».<br />

Elle regarde sa petite montre pourrie, sans diamant ni rien, elle pleure, elle prend la feuille du<br />

personnel et elle l’appuie contre son nichon.<br />

– j-je… p-pas le dhoit…<br />

– si, vous avez le droit : mon patron, là, il a plein de fric. Les mille Euros, là, y sont pour votre patron,<br />

pour rembourser la fermeture en avance, et s’excuser. Venez.<br />

Et elle est venue ! Grâce à moi, donc : c’est moi qui ai eu l’idée géniale d’amener un débile<br />

pour parler à cette débile là ! Je vais jusqu’à gérer la bêtise inaccessible, triompher d’elle par<br />

l’intérieur, c’est immensément fort, surhumain !<br />

La conne a fermé le magasin, complètement nulle : restant en blouse blanche ! Bon y fait pas<br />

froid à mettre une veste ou quoi à cette saison, mais elle a pas compris qu’elle vient en tant que salope<br />

(à poil ça serait encore mieux) et pas en tant que pâtissière devant rester en uniforme pour tenir<br />

le rôle ! <strong>Ma</strong>is je m’en mêle pas, elle est tellement con que je laisse dire le sale arabe. Et elle a pas de<br />

sac à main, elle est pas femme elle est comme extra-terrestre : débile !<br />

On va à la bagnole, mais elle est si conne qu’on a failli partir sans elle ! : elle sait pas ouvrir<br />

une porte de voiture ! Et sans demander ni rien, restant comme une conne sur le trottoir ! C’est l’arabe<br />

qui est ressorti, pour lui ouvrir, putain ! Inimaginable, de connerie, pure. Je savais pas que ça existait,<br />

à ce point. Vrai.<br />

A l’hôpital, une aide-soignante négresse nous arrête dans le couloir :<br />

– c’est qui la ptite ? Eh, c’est super sérieux grave ici, faut pas déguiser les gamines en infirmières !<br />

C’est pas un mal masqué ici !<br />

– Ta gueule, la singe ! T’as pas vu ses nichons à la ptite, c’est pas une gosse ! Et pas une infirmière,<br />

mais boulangère ou quoi ! Connasse !<br />

– ah mais j’sais pas, j’vais appler la chef d’étage et… c’est pas l’heure des visites, et…<br />

Elle fait chier – je lui file cent Euros et elle ferme sa gueule, elle nous laisse, elle retourne à<br />

ses bananes ou quoi. Moi là, je suis vraiment au fond des poubelles, avec cette histoire. C’est pas le<br />

plus « noble » des challenges, ma mère serait horrifiée, mais gagner à ce prix c’est encore plus fort, il<br />

dirait papa Greg III, je suis sûr. Et Papy Greg II. Aucun client potentiel peut me résister, aucun. Merde,<br />

j’aurais dû amener le bon de commande de la Telco – faire chanter le blessé : s’il veut revoir sa chérie<br />

là derrière la porte, il faut qu’il signe, qu’il achète ! Merde, j’ai oublié d’amener le bon de commande,<br />

mais on s’en fout, j’entrevois immensément plus grand – et j’ai raison ! Medium je suis, en plus, géant,<br />

intellectuellement (et physiquement aussi, une bite en béton armé, endurance et rebelote !).<br />

Enfin, donc, j’allais amener la petite direct. L’arabe était là pour la rassurer un peu, il faisait<br />

moins peur à cette conne que moi. Enfin, le plan c’était qu’elle dise qu’elle pourrait revenir chaque<br />

semaine, le vendredi soir, avec notre aide, si Nesey était coopératif – enfin, je sais plu quel mot j’ai dit,<br />

« coopératif » elle aurait pas compris. Dans la bagnole, sur le chemin de l’hôpital, à l’arabe j’ai demandé<br />

d’expliquer à la débile – et il lui a dit que Nesey, Gérard Nesey (« j-géhah… » elle a répété,<br />

niaise), il avait eu un accident industriel, qu’il avait été amputé (« coupé une jambe, qui repoussera<br />

jamais »). Quand j’ai demandé à l’arabe si elle était française au moins, il lui a demandé, et elle a<br />

avoué avoir un nom polak (« p-pohonais, p-pahdon »), nulle intégrale, pire que mon arabe – les<br />

Rousskof et tout ça, c’était l’ennemi, on devait leur foutre mille bombes atomiques sur la gueule, s’ils<br />

avaient pas baissé leur froc devant notre supériorité, commerciale surtout (militairement, on était gêné<br />

par leurs bombes à eux, mais le commerce les a broyés menus, yes ! Et moins j’incarne la quintessence<br />

du commerce, mais on me fait pas « empereur du monde » parce que je préfère le fric et le cul<br />

que les couronnes coincées). Enfin, Béchir, mon arabe traducteur, là, je vais le nommer chef des cons<br />

91


de merde de la chaîne 4, avec super-bonus payé par Telco, même pas de ma poche, c’est ça le plus<br />

fort ! On se croyait dans un film de conneries à l’eau de rose, tellement il la travaillait bien, ce débile : il<br />

lui a dit que Nesey, Gérard, sur son lit de douleur, il pensait à elle, il rêvait de revoir son sourire – et<br />

elle, au lieu d’éclater de rire, de demander si ça le faisait bander, elle a chialé seulement, émue, nulle,<br />

incroyablement nulle !<br />

Bref, là, avec la ptite chialeuse pisseuse, on est arrivé à la chambre de Nesey, 19-79. Je dis à<br />

l’arabe de faire, moi je reste derrière au début (je contrôle dirige, je suis très fort – et si ça merde,<br />

seule mon intelligence over-supérieure peut rattraper le coup). L’arabe frappe toc-toc, silence. On<br />

entre. Il est là Nesey, il regarde le plafond, rêveur, nul. La fenêtre est cadenassée, OK.<br />

– éh, Nesey, c’est Béchir, de l’usine… je t’ai amené… ta petite pâtissière… adorée…<br />

Nesey descend de son nuage, bouche bée, et… il trouve les yeux de sa naine débile, ils se<br />

regardent… en silence, des minutes entières. A chialer à moitié, tous les deux, super nuls, à chier.<br />

Trop nuls pour moi, je laisse faire l’arabe, mais ce nul laisse faire la naine, qui fait rien. Que larmoyer,<br />

essayer de sourire. Sans regarder la jambe manquante sous le drap, sans regarder qu’il bande même<br />

pas, ça déformerait le drap, sauf zizi microscopique. Je rigole, je dis à l’arabe :<br />

– Eh, ils font quoi, là ? Faut qu’on sorte ? Elle osera pas le sucer si on est là ? Mille dollars de plus, tu<br />

lui as dit ?<br />

Et la réponse de l’arabe, incompréhensible :<br />

– chut, misié. Sans mots, c’est comme une déclaration, réciproque, qu’i se font. A se regarder les<br />

yeux dans les yeux, pour la première fois, je suis sûr.<br />

– Bull-shit ! (Merde de porc, pour toi, sale arabe).<br />

<strong>Ma</strong>is là, ça suffit, leur silence à la con, de merde. Moi je veux du résultat, du solide, qu’il<br />

s’accroche pour de bon à la vie réelle, ce dingue. Le temps de me léguer son moteur pourri, du moins.<br />

En location de sa naine. Commerce, toujours !<br />

– Petite ! Touche-le !<br />

Elle cligne des yeux, bouge d’un millimètre, elle a entendu. <strong>Ma</strong>is au lieu de passer la main<br />

sous le drap, aller chercher son sexe flasque ou quoi, elle… lève les mains, vers son bras piqué, de<br />

perf. Et… elle lui caresse, un peu, le pli du coude. Ils pleurent, sourient, immensément nuls. C’est ça<br />

« se toucher », pour eux ! Ils reniflent, se sourient, j’ai jamais vu aussi nul, de toute ma vie ! Au cinéma,<br />

ça ferait zéro entrée, les critiques diraient que c’est bien trop nul, ça serait même pas financé, pas<br />

produit, non. Même la fatma du sale arabe, elle dirait « trop nul », éh.<br />

– Ça marche pas, on perd notre temps ! Merde !<br />

Et ce con, à moitié la larme à l’œil aussi :<br />

– au contraire, misié : c’est très beau. Et sans notre mariage forcé à nous, c’est presque… encore<br />

plus beau.<br />

– Bull-shit ! Bouse de bœuf ! Ça donne pas faim, non. Qu’est-ce i va faire là Nesey ?<br />

L’arabe répond pas, il reste là à reluquer, ce rien, trop nul. Là, les bras m’en tombent. Les<br />

débiles, c’est une autre planète. Une race d’humains-singes, avec les sales nègres ou quoi, même<br />

bien pire. Et pas comme les bonobo, qui niquent à longueur de temps : non, le contraire : genre singes-escargots<br />

coincés du cul !<br />

– Hé, l’arabe ! Y se passe quoi, après ?! Quand ?!<br />

– je sais pas,misié. <strong>Ma</strong>is, à mon avis, y se passera rien. Y se passera rien. Y peuvent rester trois heures<br />

les yeux dans les yeux. Ou se caresser le bras, la joue.<br />

– C’est archi-nul !<br />

– c’est peut-être le plus beau jour de leur vie.<br />

Là, c’est trop : j’éclate de rire, j’éclate, écroulé de rire, putain ! J’y crois pas, mais c’est trop<br />

drôle ! Sans niquer, rien ! <strong>Ma</strong>is c’est trop, stop ! Je casse leur ronron à la con :<br />

– Hé, Nesey ! C’est vrai s’qu’y dit, l’arabe ?!<br />

Il répond pas, je crois qu’il m’entend pas. <strong>Ma</strong>is la naine, qui a peur de moi, dit trois mots :<br />

– ou-i… n-ne pluss meau… j-jouh… n-ne t-toute ma vie…<br />

Je réussis à pas pouffer de rire, ni lui coller une baffe de mépris, à travers sa gueule de<br />

conne.<br />

– Et tu vas faire quoi ? T’t’à l’heure ou une autre jour ?<br />

– n-ne p-pousseha… s-son n… n’assih k… qui houle, m… mon jéhah…<br />

– J’ai pas compris un mot ! T’es vraiment trop con !<br />

– misié, elle espère qu’elle poussera son « n’assir qui roule », asseoir, fauteuil qui roule, à son Gérard.<br />

– Grandiose, wah ! Elle va jouir, là, sûr, ah-ah-ah ! Quelle conne !<br />

– non…<br />

Hein ? C’est Nesey qui me parle !<br />

92


– Non bien sûr, je dis ça pour vous taquiner tous les deux ! Elle est pas conne du tout, elle est très<br />

charmante, hein ?<br />

Il fait Oui, j’ai le contact ! Je suis très très fort !<br />

– Voilà, Nesey, c’est très mignon votre silence immobile, à tous les deux, mais moi j’ai pas bien le<br />

temps, j’ai des responsabilités, professionnelles et sociales, tu sais ! Ecoute-moi !<br />

<strong>Ma</strong>is, merde, la phrase trop longue ou quoi, il a détourné les yeux. Ou le regard immensément<br />

attiré par celui de sa petite naine, il peut pas rester plus de dix secondes « loin d’elle », oh-la-la, ce<br />

dégât. Il est hypnotisé par elle, qui est hypnotisée par lui… mais pas sorcière du tout, non : ultra nulle,<br />

comme une crevure au bord du précipice, alors il la retient, à se croire héros ou quoi, au lieu de<br />

l’envoyer valdinguer, chercher dix fois mieux – il y a un milliard fois mieux aussi, mais celles-là : réservées<br />

pour moi !<br />

– Ta naine crevure, Nesey, elle sait pas ouvrir une portière d’bagnole, encore moins prendre un autobus,<br />

suivre un plan, le trouver… elle est to-ta-le-ment incapabe de revenir te voir ici toute seule. Vous<br />

avez besoin de notre aide, vous deux ! Alors moi j’vais filer quinze mille Euros à l’arabe là.<br />

– inch’ Allah !<br />

– Ta gueule, l’arabe. Ouais, Nesey, ton copain l’arabe débile, il va te la ramener et ramener encore,<br />

t’auras plu bsoin d’acheter un flan. T’es d’accord ptite conne ?<br />

Elle a hoché le menton, reniflé. <strong>Ma</strong>is Nesey a parlé :<br />

– msieu.<br />

– Ouais mec ! Dis-moi !<br />

– elle est pas conne : elle est immensément gentille, et douce, merveilleuse.<br />

Je rigole (intérieurement).<br />

– Ouais, c’est ça : dis n’importe quoi, on s’en fout, c’est pas grave. Non, éh Nesey, ces quinze mille<br />

Euros, dont a bsoin l’arabe pour faire le job, c’est plus qu’un an d’ton salaire d’ouvrier minable, et plusieurs<br />

jours d’mon salaire de chef, moi supérieur, pourquoi je claquerais ça pour toi ?<br />

Il cligne des yeux, il comprend pas, trop con.<br />

– Ben, trois choses, attention : 1/ tu commandes une Telco, avec 80% de remise !<br />

Il fait OK. Yes ! : je savais que je gagnerai, je gagne toujours, toujours, je suis le plus fort vendeur<br />

du monde.<br />

– 2/ tu me signes une déclaration où tu jures de pas t’suicider !<br />

Il fait Oui : j’ai encore gagné, là : rempli la mission super-dure, quassi impossibe, Bloomstein<br />

va me lécher les bottes ! <strong>Ma</strong>is j’ai rien à foutre de cette petite boîte locale, dans ce trou à rats. A moi<br />

New York, Los Angeles, je peux gagner où je veux, même ici je l’ai prouvé. Brillamment. Et là, je clôture<br />

mon triomphe :<br />

– 3/ tu me fais un papier où tu me cèdes, nommément à moi seul, tous les droits de ton moteur pourri<br />

sans pétrole ni électricité.<br />

– pour elle…<br />

Attention !<br />

– Oui, en un sens, c’est pour elle, que tu le fais, pour la revoir, pour votre bonheur ensembe !<br />

Pas qu’il lui cède « à elle » les droits, merde !<br />

– Ecoute-moi bien, Nesey : pour ton bonheur idyllique à toi, pour la rendre heureuse elle, tu dois me<br />

faire ce papier à moi, qui rend ça possible. Hé, rappelle-toi : ce matin, t’étais prêt à crever de désespoir,<br />

et là : c’est le bonheur infini ou quoi, assuré, hein Béchir on va le faire ?<br />

– oui misié, je crois bien, misié.<br />

– Voilà ! Alors ! J’écris le truc et tu signes !<br />

Et il a fait oui, vaincu, et même souriant, « acheteur » comblé : je suis le plus fort du monde,<br />

pour ça ! Toute catégories incluses, planète « débiles et dingues » comprise ! Eh, le mec dans son<br />

camboui, il remplace peut-être le pétrole par un truc gratuit ou quoi, mais il sait pas le vendre : sans<br />

moi il est rien, tout le mérite me revient, je suis tout dans staffaire.<br />

J’ai poussé des trucs sur la tablette à roulette sous les perfs, renversé des trucs mais l’arabe<br />

ramasse, normal. Et j’écris un truc (je cite de mémoire, je me souviens plu au mot près) :<br />

« Je soussigné Gérard Nesey, employé chez Telco à Lille, France, Europe, Occident, en pleine possession<br />

de mes moyens psychiques et nerveux, dicte ceci à mon légataire universel, nommé par la<br />

présente : Grégoire Hamilton IV, chef de production à Telco actuellement ce 14 <strong>Ma</strong>i, et je signerai<br />

pour authentifier mes dires. Je lui lègue l’intégralité des droits sur cette invention de moteur, son exploitation,<br />

directe comme indirecte, dans tous les pays du Monde, présente et future, illimitée. Je dis<br />

cela en totale liberté, pour le remercier d’une aide sentimentale valant à mes yeux des quadrilliards de<br />

dollars US et autant d’euros en plus. Il mérite intégralement ces droits financiers et légaux, et mes<br />

remerciements éternels.<br />

Gérard Nesey, Signature : Date : »<br />

93


Et (sans que je lise à haute voix) il a signé, daté (je lui ai dit la date) et je me suis barré vit fait,<br />

pour aller faire des photocopies et déposer ça chez huissier, certifié. J’avais juste lâché derrière moi :<br />

– Eh l’arabe, tu ramènes la naine chez elle en bus. J’te fais l’chèque demain à l’uzine !<br />

Et voilà, le pas triomphant, couronné de succès, je marchais vers mon destin d’archi-multimilliardaire,<br />

moi ! Au top de l’Univers ! Le meilleur du monde je suis ! Intellectuellement et moralement<br />

(sauvé une vie là, ou deux avec la conne qu’aurait chialé son amoureux pas revnu, è se srait<br />

foutue sous un train ou quoi) et avec vente à la clé : carton plein, SUCCÈS TOTAL ! C’est là prouvé,<br />

dans ce trou à rats, loin de l’Amérique, et ça donnait un sens à toute ma vie, et les pépins (apparents)<br />

qui m’avaient guidé là. Loin même de Paris – et je sais même pas si y a un musée à Lille, super nul !<br />

Tout avait convergé vers mon apothéose, partant d’ici et maintenant. Pour être sacré roi mondial, il<br />

avait fallu accepter la puanteur de provinciaux débiles et bougnouls : je l’avais fait : alors : couronnement,<br />

gloire et montagnes de dollars, infinis…<br />

(--------- ------- Oui, en pratique, ça a un peu merdé, temporairement, mais c’est du détail. Quand, au<br />

bout du couloir d’hôpital – puant d’éther ou quoi – j’attendais l’ascenseur… sont venus autour de moi<br />

cinq types en costard bleu marine, révolver au poing, braqué sur moi ! J’allais hurler, appeler la sécurité,<br />

quand un des types a dit :<br />

– chhhut : nous sommes la police, et si nous devons tirer, un dossier prouvera votre passé terroriste,<br />

alors faites gaffe : nous tirons à la moindre contrariété.<br />

Moi je crois à des gangsters, normals, je dis :<br />

– Prenez mon portefeuille, tout, mais tout l’fric est dans la pièce là-bas, où j’étais, j’ai quasi plu’ rien :<br />

allez les flinguer, ils ont bouffé le fric, pour le cacher, le ressortir en merdes, aux chiottes dans une<br />

bassine, demain !<br />

<strong>Ma</strong>is le type sourit :<br />

– arrête, Harrington IV, on est vraiment la police, internationale, section S-zéro, d’l’ONU, la chambre<br />

de Nesey était filmée, comme le bureau de Bloomstein, on sait tout.<br />

Merde, c’est quoi ce truc ?<br />

– on veut le papier que tu as fait signer à Nesey.<br />

– Désolé, c’est pas en blanc, c’est nominatif, à mon nom. Je vous file trente pour cent, de tout !<br />

– non, on va le brûler. Eh : le moteur gravi-machin, ça fait perdre de la masse à la planète Terre, on a<br />

juste laissé faire ce petit essai, tourner, pour confirmer les calculs. <strong>Ma</strong>is si la planète sort de son orbite,<br />

tout le monde crève, milliards de morts. Ça te classe terroriste, alors : ou tu donnes ce papier ou<br />

bien on te crève. Et la négresse là-bas qui fronce les sourcils, qui vient par ici, qu’a pas vu nos flingues.<br />

Sans sommation, il te reste trois secondes à vivre. Trois-deux-…<br />

Je sors le papier de ma sacoche, vite merde !<br />

– <strong>Ma</strong>is merde ! C’est dingue ! Eh, vous trompez pas d’cible : j’suis pas terroriste : j’suis pas arabe,<br />

moi !<br />

– tu es pire.<br />

Merde, c’est pas juste. Oui, ils ont pris le papier de Nesey, et ma sacoche, ma montre, la clé<br />

de bagnole (c’est Béchir qu’a dû me payer le bus), mais c’est que temporaire, leur « victoire » de<br />

merde, temporaire. Je vais postuler à Micro<strong>Ma</strong>gna, atteindre le top : dans deux ans, je place une option<br />

d’achat sur les Nations Unies, je domine le monde, et je casse ces cinq connards, à leur couper<br />

les couilles et reprendre mon papier. Eh, c’est moi le meilleur humain du monde, depuis la création,<br />

Djisus et <strong>Ma</strong>homud compris ! Les Saoudiens crèveront la bouche ouverte, personne voudra plu de<br />

leur pétrole puant, on aura des tonnes de moteurs gravimachins, et la planète ira valdinguer dans le<br />

cosmos. Moi je m’en fous, je serais mort noyé sous les billets et les diamants, les culs de gonzesses<br />

par millions. Apothéose ! Orgasme commercial ! et summum intellectuel, quoi qu’en disent les débiles<br />

à la con. Oui, en refaisant le point, ça me paraît la suite logique. Sûr ! victoire, étage 2. Final.)<br />

---------- -----------<br />

PS. Je vais bien sûr brûler ces papiers, foutre le fichier à la poubelle, vidée, mais, bon, imaginons, un<br />

volcan à la Pompéi nous pète à la gueule avant que je fais disparaître le truc, et des archéologues<br />

trouvent ça dans deux mille ans, effarés par certains mots que j’ai écrits. Alors je les préviens ! Enfin,<br />

ça dépend de quelle planète i déparquent. Si c’est des gauchos débiles, y vont peut-être geindre « oh,<br />

c’est pas vrai, les sales nègres Noirs sont pas des singes, les sales bougnouls Arabes sont pas des<br />

feignasses, les sales youtres Juifs sont pas malhonnêtes, et "Prix Nobel" ça veut dire quoi ? ça existe<br />

pas », gna-gna-gna, mon cul, oui. Non sérieux, s’ils disent « <strong>Ma</strong>is comment ose-t-il écrire que le commerce<br />

et le sexe seraient contestables, sales ! », éh, oh, réfléchissez, merde : citer un connard arabe<br />

ou dingue, c’est pas dire mon opinion à moi. Qui c’est le gentil dans cette histoire ? qui c’est le génial,<br />

la victime injuste ? C’est moi, au top ! Eh ben ouais ! Hein, merde, y faut pas sortir les mots-cités de<br />

leur contexte, faut pas oublier le message de fond ! OK ? Roger ! : à vous planète <strong>Ma</strong>rs !<br />

94


ROGNURE D’ONGLE<br />

C’est vrai, autrefois, je me rongeais les ongles. Toujours. Comme un besoin, une addiction. Et<br />

les gens qui me maudissaient pour ça, eux avec la cigarette au bec ou un verre dans le nez, c’était<br />

pas joli, mais j’y pouvais rien, apparemment. C’est quand je suis sorti du coma, après ma deuxième<br />

tentat mon deuxième accident, presque dix ans après, enfin, j’avais des perfusions partout, mais ils<br />

m’avaient pas attaché, bref j’aurais pu me ronger les ongles comme avant, mais j’y ai pas pensé. Plu’<br />

jamais pensé, comme guéri, à la dure. Autrefois, je gardais les bouts de mes ongles, dans une boîte<br />

ou quoi, pour éviter de les manger, avaler ou quoi, appendicite à la clé peut-être, et après j’allais vider<br />

cette boite à cachets « antipsychotiques, 3 fois par jour », de rognures d’ongles, dans la poubelle.<br />

C’est à ça que j’ai pensé, l’espace d’un quart de seconde, quand Patricia m’a demandé un morceau<br />

d’ongle à moi, hier soir.<br />

Oui, il faut que je réexplique, j’ai pas écrit dans ce journal depuis des années, je pensais que<br />

ça porterait malheur, qu’est-ce que j’étais bête… Oui, donc, les derniers mots avant… (je me suis relu,<br />

là) c’était : je sortais de l’hôpital, je voulais acheter un pistolet, m’exploser la tempe, le cerveau, ou le<br />

cœur (on a le « cœur » dans le cerveau, de toute façon). <strong>Ma</strong>is… en fait (si je suis pas mort, si ici est<br />

pas « au-delà »), je l’ai pas fait. Parce que… j’avais rendez-vous à l’armurier, mais j’y suis jamais allé,<br />

parce que… convoqué à la sécu, examen psychiatrique semestriel… en revenant vers l’arrêt de bus,<br />

j’ai acheté un petit gâteau, et… derrière le comptoir : une sosie, de Lucie, parfaite, fabuleusement<br />

belle, et toute toute timide mignonne, plus encore que Lucie à 15 ans, j’avais le souffle coupé. Enfin,<br />

c’était pas une jumelle de Lucie, puisque Patricia (je sais son nom depuis hier soir) était naine et bègue<br />

(et prononçant pas les R), différente, encore « mieux »… Et… quand je suis revenu la semaine<br />

suivante, elle s’est souvenue de moi, elle a rougi, elle est allée me re-chercher le même flan avant que<br />

je demande quelque chose. J’étais retombé amoureux, là, paf, deuxième, à 26 ans... Et je savais que<br />

je reviendrais tous les vendredis du monde (on sort plus tôt, de l’usine, le vendredi, et sa Rue Saint-<br />

Jean, est super loin, via deux bus)… jusqu’à sa disparition, évidemment mariée bien sûr – même si<br />

Lucie semble préférer s’éclater avec mille amants, slalomant entre les maladies… en refusant de me<br />

revoir, même prendre un simple verre d’eau sucrée, au bar en bas de chez elle… Et… ces trois ans et<br />

demi, de mes visites Rue Saint-Jean, ont été un pur bonheur, pardon. Enfin, en m’endormant, je rêvais<br />

que ses sourires timides vers moi, Patricia, cachaient un amour secret, timide, mais la même<br />

« hypothèse » (vécue comme certitude) m’avait tué quand j’avais quinze ans, avec la vraie Lucie la<br />

fausse Patricia. Je craignais que Patricia devine ma tendresse envers elle, donc me chasse en vrai,<br />

façon Lucie faisant la gueule. Je craignais que Patricia si belle soit attaquée dans la rue le soir, violée<br />

la pauvre. J’étais paumé, égaré, mais le miracle se renouvelait, semaine après semaine. Patricia souriait,<br />

ne disait jamais rien, que « s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci… », pour bonjour et au revoir,<br />

et moi je disais pareil « ’Soir manemoiselle, merci » (merci d’être là, de me recevoir, de sourire<br />

aux gens, ou aux fidèles gentils en tout cas). <strong>Ma</strong>is hier, vendredi 4 Novembre, et bien : tout ce cirque<br />

de non-dit s’est effondré – enfin, je craignais un petit peu le 11 Novembre, vendredi suivant, férié,<br />

donc vendredi sans elle, mais j’avais pas du tout vu venir le « tremblement de terre » de ce 4 Novembre<br />

précis.<br />

Comme à notre habitude 141 fois répétée, elle faisait le petit paquet inutile, et moi je la regardais,<br />

on souriait doucement, en silence. Et puis… elle a avalé sa salive, petit mouvement de gorge,<br />

et… elle a parlé, pour la première fois, hors salutations début et fin :<br />

– m… meu-s… sieu è… est-ce v… vous pouvoih… m… me nonner n’un ong… petit mohceau… p…<br />

pahdon…<br />

En rougissant, timide perdue. Et moi je… cherchais l’air. Je croyais comprendre (et c’était bien<br />

ça, en fait) : « Monsieur, est-ce (que) vous pouvoir me donner un ongle, petit morceau (d’ongle) ? ».<br />

Et, le temps d’une demi-seconde, j’ai pensé à un truc psy, d’analyse freudienne des rognures d’ongle,<br />

traduisant ci et ça, dans les délires freudiens. Non, une demi-seconde après, je me suis dit : OK, elle<br />

souhaite une base de données ADN, de ses mille amoureux secrets, comme ça, si un salaud veut la<br />

violer, il sait que la police identifiera son sperme, le bouclera pour cinquante ans (ou cinq ans, deux<br />

ans seulement avec remise de peine, ou possible en tout cas, c’est pourri les lois)…<br />

– Vous donner un morceau d’ongle à moi ? oui… pas de problème.<br />

Elle a souri, comme heureuse. Que j’ai compris sa phrase, ou que j’ai accepté, ça se passait<br />

sans doute mal avec certains autres amoureux, j’ai pensé.<br />

– Vous avez un coupe-ongles ? ou ça peut attendre la semaine prochaine ? ou celle d’après le<br />

11 férié : le 18.<br />

Elle a paru toute désemparée. Presque affolée. J’y comprenais rien. (En fait, je sais maintenant<br />

: elle pensait que j’allais refuser, ou pas comprendre la question, elle avait pas envisagé une<br />

réponse positive, ni imaginé quoi faire, pour traduire le projet en « Réel » – si ce monde est pas un<br />

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êve, elle pense comme moi à ce sujet, interdit, hum, puni de deux ans de prison par loi Gayssot, qui<br />

applique aux non-juifs le dogme israélite).<br />

Elle reniflait, elle larmoyait…<br />

– j… je seha p… plu’ là, n… ne semaine p… p’ochaine, p… plu’ j… jamais… s… c’est p… pouh ça j…<br />

je n’a mesoin n… ne z’ong’ n… ne vous…<br />

Je devais avoir la bouche grande ouverte. J’ai pas dit « Hein ? Quoi ? » mais c’était ça, j’étais<br />

ahuri. Si elle allait se marier, quittait ce quartier pauvre, pourquoi elle aurait voulu trace ADN (ou explication<br />

psy-astro) de chacun de ses amoureux ?<br />

– Vous allez vous marier ? « Félicitations », je crois qu’on dit, pardon.<br />

Elle a cligné des yeux, continué son paquet. Faisant non, du menton, très faible. Et un murmure,<br />

presque inaudible :<br />

– j… je n… n’aller nans ne Ciel… ne… neman-ner l… le Seigneuh n… n’y p’otège… v… voteu m…<br />

monheuh…<br />

Elle allait monter au Ciel ??? mourir ?! et… demander au Seigneur qu’il protège notre bonheur,<br />

nous clients gentils, ou moi en tout cas, oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… vous avez besoin de… d’aide… je veux dire : j’ai deux reins qui me servent à<br />

rien, cinq litres de sang que vous pouvez prendre, si vos globules sont faibles.<br />

Elle a fait Oui, j’ai cru que c’était pour la transfusion (et j’aurais été fou de joie de la sauver,<br />

donner ma vie pour elle), mais sa petite voix a dit :<br />

– n… non… s… c’est ne cont’aih…<br />

Le « contraire » d’un rein ou le contraire du sang, c’est quoi ? je comprenais pas.<br />

– k… que v… vous l… le puss gentil m… meu-s… sieu nu monde, on s… sait bien, et… on voudhait<br />

m… mouhih ne vous hemèhcier…<br />

Hein ?? Moi je serais le plus gentil monsieur du monde, « on » le sait bien, et « on » voudrait<br />

mourir pour m’en remercier ?!<br />

<strong>Ma</strong>is Patricia a sursauté, et regardé en catastrophe vers la vitrine, où (dehors) une dame inspectait<br />

les gâteaux, de l’extérieur, semblant hésiter à rentrer, ce qui mettrait fin, à jamais, à notre conversation…<br />

Elle m’a regardé, implorant comme une solution à cette catastrophe. J’ai dit :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je vais aller – en sortant d’ici – acheter un coupe-ongle, essayer de trouver, quelque<br />

part, ou une pharmacie. Je repasserai, vous donner, tout à l’heure.<br />

Elle pleurait, d’émotion, pure.<br />

– m… mèhci, n… n’inf-fini… f… fini…<br />

Ce mot me faisait peur. Parce que des larmes et dire « tout est fini… fini… », c’est ce que<br />

j’avais connu, quand Lucie avait refusé de me revoir, refusé mes économies (en fait : testament),<br />

m’avait commandé d’aller voir un psychiatre. Trois semaines après, je me réveillais à l’hôpital, cassé<br />

de partout, après quinze jours de coma, paraît-il. La vieille entrait, dans le magasin, merde. J’ai dit,<br />

très vite :<br />

– Et si c’est difficile, avec les gens, euh… après la fermeture, trois minutes, par exemple, pour le magasin<br />

qu’on disait.<br />

La cliente devait pas comprendre, OK, mais j’étais pas sûr que Patricia ait compris, pardon.<br />

Elle a fini le paquet, j’ai payé. Et puis, croisant ses yeux larmoyants, tellement touchants, j’ai dit :<br />

– A bientôt, c’est promis.<br />

Et elle :<br />

– a… à m… mientôt, m… mèhci, n… n’infini…<br />

– Voilà ! A moi ! Moi je veux voir de plus près cette religieuse, là, amène-moi ça !<br />

Je suis sorti. Tout chose. Il était sept heures moins dix, la pâtisserie ferme à quinze. Aux<br />

clients, avec peut-être sortie dix minutes après, pour planquer la caisse, ranger les invendus ou quoi.<br />

Avec le patron qui passe, ou pour le patron qui passera après. Donc j’avais devant moi vingt-cinq à<br />

trente cinq minutes, mais sans savoir où aller chercher, merde. Je suis allé par là, au hasard, en défaisant,<br />

mangeant, ce flan alibi, dont je devais me débarrasser, pardon. Je me disais : une pharmacie,<br />

ça doit avoir une croix verte qui clignote, ça se voit de loin, ou au carrefour là-bas. Ou une droguerie,<br />

ou épicerie-droguerie, supérette de quartier. <strong>Ma</strong>is merde, j’ai rien trouvé ! J’ai même – ce que je déteste<br />

faire – arrêté quelqu’un dans la rue :<br />

– Pardon msieur, vous sauriez où je peux trouver une pharmacie ?<br />

– Centre-ville ! chez les bourges ! Ou l’quartier machin, là-bas, chez les cons plus loin !<br />

Et il était sept heures cinq…<br />

– Merci, pardon.<br />

Le type a continué, et moi j’étais paumé : attendre un bus, et pareil pour revenir ? non, il fallait<br />

que je retourne de toute urgence à la pâtisserie… Bon sang, c’était (je croyais) la toute dernière fois<br />

de ma vie que j’allais la voir, elle avait dit, elle était en danger de mort ou quoi… Je comprenais pas<br />

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du tout ce que venait faire là-dedans cette histoire d’ongle à moi, mais je pourrais me couper un ongle<br />

avec les dents comme autrefois, même si j’aurais honte (affreusement) de lui donner une rognure<br />

d’ongle toute gluante de bave dégueulasse. <strong>Ma</strong>is j’avais un mouchoir dans la poche, ouf. <strong>Ma</strong>is pas<br />

propre, je m’étais mouché dedans ce matin, à la pause entre périodes machine. Pas facile, je pensais<br />

lui demander quoi faire, comment.<br />

<strong>Ma</strong>is, en fait, j’ai… complètement oublié, cet ongle, et elle aussi, finalement. Elle est sortie à<br />

vingt-cinq (je lui avais fait signe que je l’attendais) et… elle était adorable de pudeur timide, habillée<br />

toute sage et de gris effacé, pour passer inaperçue… J’étais ému aux larmes. Je savais pas quoi dire.<br />

– p… pahdon, m… meu-s… sieu n… ne voteu z… z’attende, n… n’à cause ne m… moi… pahdon…<br />

– C’est rien, manemoiselle, je… euh, vous avez seulement trois minutes ? vous devez partir, très<br />

vite ?<br />

Elle a cligné des yeux, fait non.<br />

– s… seunement, n… nes manames n… ne dihe… t… tès en colèh… si ne quéqu’un n… ne heviende<br />

n… n’ap’è v… vingt-neux heuh… n… n’au f… foyer s… social…<br />

Ouf, elle avait jusqu’à vingt deux heures, presque ? Elle habitait en foyer social, elle ?? Ses<br />

amants auraient pu la couvrir d’or et diamants, j’y comprenais rien – je savais pas encore qu’elle était<br />

« en insertion », classée « handicapée mentale »…<br />

Je l’ai emmenée à un petit restaurant, snack, bar-snack, haché-frites, simple, mais parfait pour<br />

nous, sans personne, au calme, silence, pas besoin de parler fort (je sais pas si elle aurait été capable)…<br />

Et, euh, avec des toilettes, pour elle qui avait pas de pause dans l’après-midi, ni de coin avec<br />

vestiaires, pas comme à l’usine.<br />

Et puis, assis, le plat servi, on a parlé, un peu, essayé – on est le contraire de bavards, elle<br />

comme moi…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous… avez… ? un très grave problème de santé ?<br />

Elle a cligné des yeux, baissé le menton. Silence. <strong>Ma</strong>is je lui laissais le temps, de chercher les<br />

mots, pas de problème : il y avait pas de client qui attendait derrière moi, ici.<br />

– s… c’est m… mon pied, n… ne vas g…guisser, et… et n… ne t’ain, p… pahdon… pahdon…<br />

Tomber sous le train, horreur…<br />

– Vous avez fait un cauchemar ? Comme un rêve du futur ?<br />

Silence.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, n’allez pas à la gare, et votre vie est sauvée. Simplement, ouf.<br />

Elle a fait non, comme tristement. Silence. Aïe, ça sonnait comme « le pied qui glisse, c’est la<br />

version officielle, pour ma religion, ma famille »… pour un suicide, en fait. Bon sang. Je tremblais de<br />

trouille… J’aurais pu hurler « faites pas ça ! je vous aime ! », mais je craignais que ça casse tout,<br />

puisque ce n’était sans doute pas du tout ce qu’elle avait espéré, de cette entrevue, envisagée.<br />

– è n… ne vouloih… je pahtih… n… ne lille… m…ma tutelle…<br />

? Sa tutelle voulait qu’elle parte de Lille ? Elle était sous tutelle ?<br />

– Donc : le train ? trajet obligé…<br />

Non.<br />

– v… vé ès è… èl…<br />

Oui V.S.L. Véhicule Sanitaire Léger, comme moi quand j’étais déplâtré, ramené pour la ènième<br />

opération, depuis ’convalescence jusqu’à l’hôpital.<br />

– Et… là où… vous allez partir, qu’est-ce que… il y a… terrible, ou mal, ou triste… ? pardon (dites<br />

pas, si c’est secret, pardon).<br />

Elle aurait pu répondre « secret, oui, personnel ». Elle a dit :<br />

– v… vous hevoih… p… plu j… jamais… j… jamais…<br />

Hein ? La mortelle cause de tristesse, pour elle, c’était de ne plus me revoir jamais, moi ???<br />

– m… mais n… ne comme dohmih… et… et n’au Ciel, j… je ne dih… pouh voteu m… monheur…<br />

– Vous allez dire à votre Seigneur, pour mon bonheur ?<br />

J’essayais juste de déchiffrer, son parler difficile, pardon. Elle a hoché le menton.<br />

– k… que j… je n’a pensé n… ne mihak…<br />

– Un miracle ? Oui… voilà, simplement…<br />

En parler ensemble était ce miracle, croyais-je. <strong>Ma</strong>is pas du tout :<br />

– k… que t… toutes les f… fhançaises t… t’è méchantes… et nes autes p… pohonaises, m… méchantes<br />

aussi, aloh… j… je vas nemander n… n’au Seigneuh… voteu z’amouh… ne u… une pedide<br />

pihipine…<br />

Une petite philippine ? Une asiatique catholique ? Catholique comme ma petite Patricia chérie<br />

? (avec une petite croix autour du cou). Me faisant gagner le Paradis même si je suis incroyant ?<br />

– C’est un magnifique projet, merci…<br />

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Elle a souri, là, franchement, comme heureuse pour la première fois ce soir. Elle a croisé mes<br />

yeux, et son sourire a vacillé, parce que – clairement – ce remerciement était de politesse.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, et moi… si je préférais ma toute petite polonaise gentille ? ex-pâtissière…<br />

– Hé les jeunes ! Vous bouffez pas ? C’est pas bon ?<br />

Le patron du snack, oui pardon.<br />

– C’est très bien, monsieur, pardon. On laisse refroidir un peu, on a à parler, un peu, pardon.<br />

– OK, bien !<br />

Il est reparti. Patricia avait baissé les yeux, à ce que je disais, rougi, très fort. Et puis pincé les<br />

lèvres, au bord des larmes, silence.<br />

– j… je va ê… êteu m… mohte… n… n’à cause l… le t’ain… m…mèhci…<br />

– Vous voulez dire : « merci de vous comprendre », ou… « merci de vous laisser aller à la gare »,<br />

ou… « merci d’avoir proposé une autre voie » ?<br />

Silence. Ou les trois, oui.<br />

– k… que…<br />

Silence. Les mots venaient, doucement.<br />

– que n… nes m… miyons n… ne z… z’amouheuses n… ne vous… v… vous pouvez pas n…<br />

n’occuper ch… chacune ne nous, p… pahdon…<br />

J’aurais pu éclater de rire, hurler de joie, parce que c’était – sous forme absurde – une déclaration<br />

d’amour… Oh, si touchante… petite chérie… J’ai répondu :<br />

– Je crois pas, qu’il y ait des millions d’amoureuses de moi, ou bien je le sais pas, du tout.<br />

Elle a relevé les yeux, comme toute heureuse, à nouveau.<br />

– s… si, s… c’est t… tomme ça…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…si… ce matin, encore, on m’avait demandé combien sont amoureuses de moi…<br />

Elle écoutait attentive, semblant se demander : « oui, comment on dit, plus grand que miyons,<br />

miyah ? ». J’ai souri :<br />

– J’aurais répondu : « Zéro, c’est sûr, sûr et certain. Ou bien une, ma petite pâtissière adorée, mais<br />

c’est pas possible, elle est trop merveilleuse, elle a des milliards d’amoureux, elle choisira les mieux,<br />

pas moi ».<br />

Elle a cligné des yeux, ne semblant pas comprendre.<br />

– n… ne n… n’auteu p… pâtissehie… ? n… ne pihipine…<br />

J’ai essayé de ne pas rire.<br />

– Non, en France, ici à Lille, sur cette rue même, où on est : rue Saint-Jean. C’est la plus jolie fille de<br />

l’Univers, vous l’avez déjà vue, je suis sûr : elle mange avec moi, là, ce soir, si gentille… je suis fou<br />

amoureux d’elle, depuis plus de trois ans… (en secret, pardon)…<br />

Là, elle a baissé les yeux, et rougi, très très fort. On a mangé nos hachés frittes, quand même,<br />

pour pas que le monsieur s’inquiète, sur ses talents cuisiniers, mais on se faisait des sourires et des<br />

sourires, amoureux, l’un de l’autre, c’est à peine croyable.<br />

J’ai rendez-vous avec elle, ce samedi après-midi, et demain dimanche. Et je vais demander<br />

un rendez-vous en urgence à sa tutelle. Tout devient possible, même un mariage, c’est fabuleux. Où<br />

conduit une rognure d’ongle, j’aurais jamais imaginé ça…<br />

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POUR LES 30 ANS D’UN GARS CHEZ NOUS<br />

Vous raconter une histoire, « sur n’importe quoi » ? C’est débile, ce sujet. Et en quatre pages<br />

ou quoi, éh, oh, c’est trop long, faut pas pousser. Je sais écrire, lire, compter, facile, j’aurais eu le brevet,<br />

même, si j’avais voulu, alors… Enfin, ouais, pour prouver ce que je dis, là, y faut que j’écrive ces 4<br />

pages, mais vous parler de quoi ? Une histoire belge, ça fait trois lignes, une vanne de cul : pareil,<br />

euh… Ou « une anecdote », ils demandent, à la télé, « vous avez une anecdote ? ». <strong>Ma</strong>is là : des<br />

pages et des pages, comme pour réfléchir en même temps, montrer que je suis capable… Moi, la<br />

politique, c’est pas mon truc, et si je dis « rouge c’est bien », un correcteur « bleu » va me saquer, et<br />

vice versa de l’autre côté. Et le centre : les deux côtés lui tapent sur la gueule, en le classant en face,<br />

dans le Camp du <strong>Ma</strong>l pourri…<br />

Sinon, ouais, les films « intellectuels » à la con, sans voitures qui explosent, ça se veut psychologique…<br />

Ouais, je le tiens, là, le sujet : Nesey ! ah-ah-ah ! : l’anormal !<br />

Attends, attends (enfin, attendez, Monsieur/<strong>Ma</strong>dame correcteur/correcteuse) : moi je suis ouvrier,<br />

j’ai 19 ans, Fabien je m’appelle, normal, bien, mais à l’usine y’a de ces anormaux aussi, parmi<br />

nos collègues ! Bizarre un peu, super marrant, en un sens, c’est un riche sujet, ça, yes ! Ouais, Nesey,<br />

comme ça, c’est un des rares « pas bougnouls » sur chaîne, avec moi, mais il est vachement différent.<br />

Y’en a qui disent qu’il a eu le Bac S mention Très Bien, qu’il a essayé de se suicider y’a cinq ans ou<br />

quoi, mais je sais pas, moi, c’est quoi les racontars genre bonne-femme et le vrai ou quoi. Enfin,<br />

c’était un type triste amorphe, tout replié, qui parle pas. A la cafète il prend des cachets, trois je crois,<br />

d’une petite boîte sans rien marqué dessus. Y en a qui disent, c’est des trucs contre les dingues, pour<br />

pas qu’y se flinguent ou quoi. Bof, s’y veulent se flinguer, ça les regarde, moi je dis, qu’y fassent ça<br />

proprement, c’est tout, genre se foutre dans une tombe et fermer le truc, asphyxier, crever sans faire<br />

chier personne. En ayant filé des sous au mec du cimetière pour pelleter la terre, le lendemain, ouais.<br />

Si nous on veut profiter de la vie, s’éclater avec les gonzesses, que les mecs que ça intéresse pas, y<br />

s’en vont, y crèvent, OK, moi je dis.<br />

<strong>Ma</strong>is là, mon chef de chaîne, Mouloud, y me prend à part un jour, l’an passé :<br />

– Fabien, euh… c’est pas pour les pièces de chaîne, là, mais… tu sais, la direction, chaque année, è<br />

fête les catherinettes, les Saint-Nicolas…<br />

– C’est quoi ?<br />

– Tu verras : les filles pas mariées à 25 ans dans l’année, les mecs pareils à 30 ans…<br />

– Le mariage, c’est nul ! C’était la préhistoire !<br />

<strong>Ma</strong>is bon, ce con y me dit qu’il faut offrir un cadeau à Nesey, et que personne le connaît, on<br />

sait pas ce qu’il aime. Tout le monde lui répond « des loukoums », mais il préfère l’avis d’un français<br />

« blanc » comme Nesey.<br />

– Je sais pas, un ballon d’foot !<br />

– Non, Fabien, il avait rien à foutre que Lille soit champion de France, la France championne ou quoi,<br />

personne le comprend, ce mec. Est-ce que toi, tu es capable ?<br />

– Eh ouais, je suis capabe, super-capabe !<br />

Enfin… c’est le mot « capable » qui m’avait piqué. Parce que, une fois, une seule fois, j’ai eu<br />

« une panne », avec une gonzesse, et ça m’a pas plu, qu’elle dise « tu es capabe ? ou tu es homo<br />

? ». Merde, quoi ! Je suis capable, merde ! Super-capable, normalement ! <strong>Ma</strong>is là Mouloud est<br />

parti, en disant :<br />

– Bien, je compte sur toi, pour trouver.<br />

Et il s’est barré, avant que je dise « Non, je parlais de : par rapport aux gonzesses, au pieu »,<br />

merde. Et… si je disais, dans trois jours : « désolé, j’ai pas trouvé, on peut rien en tirer, y cause pas,<br />

c’est un nul absolu, ce mec », c’est de moi que tous les collègues allaient rigoler : « il est pas cap’ ! il<br />

est pas capab’ ! ». Merde ! Bon, alors le soir même, après nous être remis « en civil » au vestiaire, en<br />

sortant, je dis à Nesey :<br />

– Eh, au fait, toi, si on t’offrait un truc, d’anniv’ ou quoi, tu voudrais quoi !<br />

<strong>Ma</strong>is il fait Oui-oui, de la tête, il continue à sortir. Merde !<br />

– Eh ! Comme cadeau, toi ! Tu dmanderais quoi ?!<br />

Oui-oui, y fait, l’enculé ! Pfouh, je me dis : « ce soir il est un peu pressé ou quoi, maintenant<br />

après avoir traîné, je réessaierai demain ». <strong>Ma</strong>is le lendemain, c’était spécial, on se barrait pas après<br />

la journée, on devait aller célébrer le pot de retraite d’une vieille, de la chaîne de conditionnement, excancéreuse<br />

ou quoi, obligatoire avait dit Mouloud, l’enfoiré. <strong>Ma</strong>is on s’est amusé, ouais, y’avait une<br />

fille qui jouait du saxo, on a dansé, super ! Disco ! Avec les gonzesses qui remuaient leurs roploplos,<br />

yes ! Enfin, assis, immobile regardant par terre, y avait Nesey, la larve, légume, mais on s’en fout.<br />

Plus tard, je le revois qui revient s’asseoir, revenant des tables de crudités ou quoi, sans avoir rien pris<br />

à bouffer, les serveurs discutent ou quoi, en le montrant du doigt, moi je flaire le bon coup : j’y vais :<br />

99


– Eh, y vous a dmandé un truc, Le Triste, y veut un truc, en ce monde ? ah-ah-ah !<br />

– L’a demandé de l’eau ! On a pas : que du vin. Du père de la dame, là, propriété viticole <strong>Ma</strong>chin.<br />

Merde. La direction y seraient ridicules, s’y z’offraient un verre d’eau en cadeau de Catherinette<br />

ou quoi. <strong>Ma</strong>is, déclic ! Je leur fais :<br />

– Y’a qu’du vin ? Pas un truc incolore, genre vodka ou quoi ?!<br />

– Si, si.<br />

Et me voilà qu’emmène un verre de shnaps super-fort à ce con assis immobile éteint. Il a tordu<br />

le nez, mais j’ai réussi à le saouler facile ! Un mec qui tient pas l’alcool ! Deux demi-gorgées (avant<br />

de dire « non, j’aime pas du tout, pardon »), et il était rond comme une queue de pelle ! Il avait peutêtre<br />

jamais bu d’alcool de sa vie, à presque trente ans ! <strong>Ma</strong>is il a pas du tout dit « C’est génial, s’t’effet,<br />

finalement j’adore ce truc, c’est ça que je voudrais, si on fêtait mon anniversaire ! ». <strong>Ma</strong>is ! Et c’était<br />

mon premier projet : complètement frappé, par l’alcool, il allait pas résister longtemps. J’ai posé cinq<br />

fois la question, il oscillait, presque à tomber.<br />

– Eh, réponds, juste, et j’te laisse tranquille : ça srait quoi, le cadeau idéal, géant, pour toi !<br />

S’il disait « une bagnole », ou « le permis de conduire », ça serait sans doute beaucoup trop<br />

cher, pas possible, mais j’aurais une réponse véridique à foutre dans la gueule de Mouloud ! Ouais, je<br />

suis capable !<br />

– pas possibe…<br />

– On s’en fout, dis-le !<br />

Il cherchait l’air, ou il respirait fort, bourré.<br />

– n’photo ne ma ‘tite pâtissière… adorée…<br />

Hein ? Petite comment ? 18 ans, ça m’intérresse ! Enfin, même 16 ou 15, mais faut faire gaffe,<br />

sans témoins, et sans faire trop mal, sinon elles peuvent porter plainte pour viol, les petites salopes,<br />

changeant d’avis après coup, merde.<br />

– Elle est super belle ?<br />

Il fait oui, et bouger la tête l’endort à moitié. Soûlard à la con, nul.<br />

– la pluss… belle du monde…<br />

Outch ! Ici à Lille ! <strong>Ma</strong>is éh, elle est pour moi, connard, alors. Faut juste qu’y me dise où la<br />

rencontrer. Putain, génial ce schnaps, jamais il aurait lâché le truc, sans ça !<br />

– C’est possible, une photo d’elle, je te le jure. Faut juste que je sache où elle est. Dis-moi. Quelle<br />

pâtisserie ?<br />

– rue Saint-Jean, au 79, le vendredi, après-midi, euh… euargh…<br />

Il a vomi, bah, dégueulasse ! Après, des mecs du service ont nettoyé, en grognant. C’est<br />

Mouloud qui l’a ramené, Nesey, puant le vomi, il a une bagnole Mouloud, et bonjour l’odeur après,<br />

dedans, j’imagine – mais dans le bus, y serait tombé, Nesey, ce con. Ivre mort, on dit, mais il est<br />

même pas crevé, en vrai. Il était là le lendemain. <strong>Ma</strong>is moi… je suis allé voir Mouloud :<br />

– Eh, je sais ce qu’y rêve Nesey, pour sa Sainte Nicolas ou quoi. Tu m’files mille Euro et j’lui trouve !<br />

En m’achetant un appareil photo, prenant la fille en photo au boulot : facile ! Et se voyant traitée<br />

comme une star, elle finirait dans mon lit, double banco, pour moi !<br />

– Mille ?? Fabien, ça va pas, la tête ? La direction donne une journée de salaire, ça fait peut-être mille<br />

si c’était le grand patron, mais pour un ouvrier, c’est quatre-vingt !<br />

– Je prends !<br />

Mouloud était suspicieux, mais… quatre vingt Euros, une journée de mon salaire aussi, j’allais<br />

pas m’enfuir en Suisse avec « le magot »…<br />

– J’te les rembourserai, Fabien, quand la direction donnera ça.<br />

Non, éh : moi je suis super fin, là :<br />

– Pas possible : c’est maintenant ou jamais, tu me les avances, tu te feras rembourser !<br />

Et ça a marché ! Bingo ! Et, en prime, il m’a accordé ce que j’avais le plus besoin : une demijournée<br />

de congé, vendredi après-midi, et payé par la boîte, en mission, pas des vacances à récupérer<br />

en heures sup’ ! Ça se présentait super bien, cette histoire !<br />

<strong>Ma</strong>is… ce vendredi après-midi, là… 79 Rue Saint-Jean (à l’autre bout de Lille, merde)… dans<br />

la pâtisserie, la vendeuse : une naine ! Je lui fais :<br />

– Euh, elle est pas là, la fille qui travaille ici, d’habitude, le vendredi ?<br />

– s… c’est m… moi, p… pahdon… p… pahdon…<br />

Une bègue ! Et l’air toute coincée, peureuse, nulle !<br />

– Dpuis quand ?! T’es nouvelle ?! È s’est barrée, la super-belle ?<br />

Elle a cligné des yeux, perdue. J’ai repris pas à pas :<br />

– Dpuis quand c’est toi qui fait l’vendredi après-midi ? ici…<br />

– p… p’esque k… quate ans, p… pahdon…<br />

100


Là je soupire. Est-ce que Nesey, dans son délire, il a mélangé les jours de la semaine ? Non,<br />

tous les jours, il traînasse, il laisse les arabes se bousculer pour sortir en premier, mais le vendredi,<br />

j’avais remarqué ça, déjà, il se grouille, même si les Bougnouls jouent des coudes pour aller prier le<br />

cul en l’air, vachement important pour eux (moi à leur place, je préférerais être derrière, que montrer<br />

mon cul comme ça à des mecs arrivés après, mais j’ai entendu dire qu’y avait pas assez de place<br />

dans leur mosquée pourrie, ceux en retard y lèvent le cul dans la rue).<br />

– v… vous p… p’ende g… gâteau… ?<br />

– Ben non, ptite conne, rien à foutre de tes gâteaux, de merde, putain…<br />

Je comprenais pas : comment Nesey, bourré, aurait pu me foutre sur cette piste piège, pour<br />

se foutre de ma gueule plein de jours après, dessoûlé, non, ça tenait pas debout. Enfin, il avait dit<br />

« tite pâtissière », et ça oui, elle était petite ! Peut-être un mètre vingt ! (mais pas une gosse, des gros<br />

nichons, apparemment, cachés sans décolleté ni rien). En tout cas pas petite au sens où je<br />

l’entendais : fraiche et pure de seize ans, non plutôt vieille de 21 ou 26 ans, je sais pas. <strong>Ma</strong>is naine<br />

coincée, genre pucelle, personne en voudrait. Sauf Nesey ? Pourquoi seulement sa photo ?<br />

– Allez, salut ! Je vais enquêter sur s’t’affaire ! Y vient t’t’à l’heure, t’façon !<br />

Elle a pas demandé Qui, elle avait l’ait très très con. Pas « indifférente », mais peureuse coincée,<br />

« craintive », je cherchais le mot, ce jour là. Et l’air toute triste immobile, à la Nesey, ouais ! <strong>Ma</strong>is<br />

OK, peut-être son style à lui, mais naine, et nulle, quand même ! Pas « la pluss belle du Monde » !<br />

aveugle, le mec, amoureux raide dingue, ouais, y paraît que ça existe. Encore aujourd’hui donc, pas<br />

du siècle romantique ou quoi, pas de nos générations pilule, non : deux siècles de retard… Je suis<br />

sorti, et j’ai attendu Nesey, devant la vitrine, là. C’était long, et je me faisais salement chier – je sais<br />

pas si on a le droit de l’écrire mais merde quoi : une chierie pas possible. Avec rien à foutre<br />

qu’attendre. Je m’étais assis sur le capot d’une bagnole, pour me reposer le cul, un peu, mais le proprio<br />

qui débarque, après, y se met à beugler, moi je le menace de lui foutre mon poing dans la<br />

gueule : OK je me lève, je le laisse se barrer, mais qu’est-ce que j’ai fait de mal, merde, j’ai pas chié<br />

sur sa Peugea pourrie ! Il se barre, et je vais m’asseoir sur la voiture d’après, à dix mètres du magasin,<br />

mais je verrai Nesey arriver pareil, surtout s’il vient de l’Abribus là-bas.<br />

Et puis, après des tonnes de minutes barbantes encore (à me faire chier) : le bus de je sais<br />

plu quelle heure (j’ai oublié), et Nesey qui descend ! Et il vient vers ici, en regardant par terre, un sourire<br />

niais aux lèvres. Ouais, amoureux, merde. <strong>Ma</strong>is là, je fais quoi, moi ? Je me dis : soit, je le laisse<br />

aller, il va pas me voir, il est sur son nuage, et après je vais voir la naine, je lui achète une photo d’elle<br />

(quanrante Euros, le reste c’est pour moi pour couvrir « les frais » – j’ai un abonnement de bus, OK,<br />

mais les heures à se faire chier, ça se paye, je dis, voilà, ça se facture, hop – en plus de mon salaire<br />

en mission : bonus, ouais). Soit, deuxième hypothèse, j’entre en même temps que lui, une seconde<br />

après, et je fais « oh, Nesey, incroyable d’te rencontrer ici, dans le quartier d’ma sœur, loin de notre<br />

usine ! », et puis quoi ? Soit, aussi possible, je l’arrête une seconde avant qu’il entre, et je lui fais<br />

« vrai, Nesey, c’est ici qu’elle est, ta beauté sublime ? ». Et il devient tout rouge et je fais quoi ?<br />

Non, ça colle pas, alors je reviens à Scénario numéro Un. Je le laisse entrer, je vais devant la<br />

vitrine, jeter un œil, comment ça se passe. Nul : il la regarde, souriant comme je l’ai jamais vu, amoureux,<br />

et elle est toute rouge, elle fait un paquet minuscule, toute souriante timide, nulle. Et puis, il<br />

paye, il prend le paquet, il sort, il m’a pas vu, à deux mètres de là. Il sourit, super heureux, c’est tout.<br />

« Amoureux en secret », ça s’appelait, autrefois, super-nul. Ça existe encore, apparemment, chez<br />

quelques anormaux.<br />

Et je regarde de l’autre côté, dans la vitrine : la naine est penchée, pour apercevoir son<br />

« admirateur » s’en aller, jusqu’à disparaître avec l’angle. Elle est toute larmoyante, émue, elle s’est<br />

mise une main sur le nichon, du cœur, très conne pareil… Putain, ça existe pas, ça ! Au vingt et<br />

unième siècle ! Et en France, pas dans un tibétistan arrieré, ni aux US puritains coincés (entre deux<br />

films pornos, pour le fric). Bon, moi je rentre dans le magasin, là. <strong>Ma</strong>is la petite naine paraît absente,<br />

comme toute illuminée par la vue de son « chéri », encore, alors moi client quelconque j’existe pas.<br />

– Ého !<br />

Elle cligne des yeux, se ressaisit. Apparemment, elle me reconnaît pas de tout à l’heure. Elle<br />

a l’air d’attendre que je dise « je veux un éclair chocolat ! » ou « un baba-rhum, plus vite que ça ! »…<br />

– Eh ! Je suis un collègue du gars qui vient d’entrer ! d’sortir !<br />

Ebahie, la bouche entrouverte… elle regarde le plafond, en mettant la main à son cou, pour<br />

prendre une espèce de croix. Elle me prend pour un miracle ? ou un diable ? (à voir sa tronche avec<br />

une ébauche de sourire : je dirais : un miracle).<br />

– v… vous k… connaîte s… son p’énom… ?<br />

Ah-ah-ah, la conne ! Elle veut pas le nom de famille, pour dire à la police, si elle se fait violer<br />

par un mec masqué (disons : un pédophile, vue sa taille – pas un mec normal en voudrait), non : elle<br />

101


veut le prénom, pour roucouler des « Je t’aime » secrets à son oreiller ! Des grands malades, ces<br />

deux-là.<br />

J’ai dit :<br />

– Bien sûr, je connais son prénom, son nom, son âge, son emploi, son adresse d’employeur…<br />

Elle a joint les mains, en remerciant le Ciel, en silence, la conne.<br />

– <strong>Ma</strong>is c’est pas « gratuit » !<br />

Et là, elle a ouvert le tiroir-caisse ! Merde, je me suis dit : elle va sortir un flingue, me faire foutre<br />

en tôle (si y’a le téléphone) mais non, elle sort les gros billets ! Pour aller en tôle elle ! Avec le bonheur<br />

infini d’avoir su son prénom ! (donc d’être morte d’extase, j’imagine). Purée, ce dégât… Le ciné<br />

devrait être interdit aux gens comme ça, moi je dis, ils s’y croient, complètement déconnectés de notre<br />

monde !<br />

Bon, éh, vrai de vrai : j’ai pas pris la caisse, ni aucun billet (c’est pas la peur du gendarme,<br />

mais…), bref, mon sens de l’honneur ou quoi, je sais pas comment dire. Elle avait l’air d’une débile,<br />

arriérée mentale, et c’est comme demander à une petite fillette de bourge ou d’aristo, âgée de quatre<br />

ans : « tu me donnes le diamant de ta maman ? ». Ouais, ça peut marcher, mais c’est pas mon truc.<br />

Moi je préférais me faire, dans cette affaire marrante, les 80 Euros de Mouloud en bénéfice net, triomphe<br />

légal, génial, loyal :<br />

– Non, c’est pas du fric : y me faut ta photo, de ta ptite gueule, pour lui offrir, pour ses 30 ans, c’est<br />

son rêve.<br />

Elle a rougi, immensément… à se faire saigner la lèvre, presque, tellement elle mordait dedans,<br />

de confusion débile !<br />

Elle m’a donné sa carte d’identité, elle avait pas d’autre photo d’elle, cette conne. Ouais, 26<br />

ans, elle avait, et un nom polak à la con, pourvu que Nesey soit pas raciste.<br />

– Ouais, tu diras qu’tu l’as paumée. Ou ton Gérard, il te la rendra, je sais pas quand c’est, la fête des<br />

mecs qui vont avoir trente ans.<br />

– j…j… géhah…<br />

Et elle était toute transportée, elle tenait plus droit !<br />

– Merde, assis-toi ! Merde !<br />

J’ai à moitié couru derrière le comptoir, et je l’ai attrapée, tombant dans les pommes ! Ben oui,<br />

faut dire : « Gérard », c’est un nom « si fabuleusement beau, oh… ». Boum, tombée dans les pommes<br />

! Entre l’autre qui vomit après une demi-gorgée de schnaps, et celle-là qui disjoncte d’extase<br />

sans se toucher, putain, c’est quoi cette planète ?<br />

Enfin, ça y est, on est page 4, j’ai réussi ! Ouais, une conclusion, y nous disaient à l’école, les<br />

instits, les profs. Ouais, l’année d’après : Nesey m’a demandé si je pourrais être son témoin, à leur<br />

mariage (avec la naine), j’ai dit « Non, éh, pas qu’ça à foutre ! Ou sinon, c’est 80 Euros ! ». Et il a souri,<br />

il a payé, ce con. N’importe quoi – j’aurais demandé 80 milliards, il attaquait la banque de France !<br />

Non, pas pour moi, je rigole, mais peut-être si sa petite nulle chérie avait voulu un collier de perles ou<br />

quoi, mais c’était pas le genre. Comme « genre », assez géniale c’est vrai, elle était le genre<br />

« crevure », ah-ah-ah ! Géniale, pour lui ! Y faut de tout pour faire un monde ! Que les nuls se marient<br />

entre eux, c’est bien aussi, en un sens. (Trois pages et demi, ça fait quatre, hein ? basta)<br />

102


DÉBRIDÉE<br />

Gérard n’aimait pas les jeux de mots. Enfin… C’est plus compliqué que ça, mais « bridée »,<br />

jeune fille viet’ aux yeux "bridés" et douce timide au comportement "bridé"… C’est intraduisible, peutêtre<br />

dans une autre langue. Et Gérard aurait préféré une langue claire, sans ambiguïté ni jeu de mots.<br />

Etant jeune, oui (pardon a posteriori), il avait ri au sketch de Raymond Devos : « – Le train pour Caen,<br />

quelle heure ? – Comment voulez-vous que je vous dise quand si vous ne me dites pas où ? ». <strong>Ma</strong>is<br />

si un Zoulou hurle de rire parce que le même son veut dire dans sa langue nos "chaise" et "sexe", de<br />

l’extérieur c’est pas drôle du tout, comme le pick-pocket aérien qui vole et vole (genre de plaisanterie<br />

médiocre qu’ils faisaient dans le journal du collège, à 13 ans)… une langue mondiale (souhaitable)<br />

serait entièrement claire, sans confusions possibles. Juste un outil transparent aidant une pensée<br />

limpide, toute investie dans la recherche de démonstrations mathématiques, l’invention d’histoires<br />

touchantes, mais sans chercher la finesse de double-sens et mensonges, graves parfois. Comme le<br />

mot « juif », unique pour désigner les endogames rabbiniques racistes, et les enfants involontairement<br />

dits descendants d’Abraham, le jeu de mot ayant fait des millions de morts innocents… peut-être.<br />

Pfouh. Une langue claire n’aurait pas fait classer Patricia « handicapée mentale », elle, matheuse<br />

petite chérie, ayant inventé l’orthographe améliorée, rendant irrecevable la très stupide usine à gaz<br />

scolaire, des traditionalistes voulant dominer par maîtrise du bla-bla ampoulé autosatisfait, surfant sur<br />

les ambiguïtés et mensonges « habiles », ou dangereux.<br />

« Bridée » ou non… A 13-14 ans, Gérard avait un faible pour Dhu-Wang, toute douce mignonne<br />

silencieuse, et jolie aux yeux viet-namiens. <strong>Ma</strong>is s’il a presque pleuré en lisant le vers<br />

d’Eluard, « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur », ce n’était pas une question de langue, de<br />

rime franco-française ou quoi. Ç’aurait été pareil en Anglais, genre : « the curve of your eyes goes<br />

round around my heart ». Et l’idée était, au fond : une tendresse pour ses yeux doux, et la forme de<br />

ses yeux est inusuelle, c’est pas grave ou c’est encore mieux. Poésie… naïve. Il a dégringolé l’année<br />

suivante, quand Dhu-Wang racontait ses chasses au beau mec, en boîte disco… Comme chienne en<br />

chaleur, pas angélique timide non, pas du tout. Et le regard tendre de Lucie, vers lui, l’avait « consolé,<br />

ému », lui avait chaviré le cœur bientôt. Elle une fragile petite, en détresse scolaire, insultée par les<br />

profs, le contraire de Dhu-Wang dominatrice le concurrençant lui pour la tête de classe… Là, il est<br />

tombé fou amoureux, de Lucie, donc. Pour, en fait, le même malentendu : Lucie s’essayait à la séduction,<br />

pour se choisir des musclés super-virils, bientôt, des vrais hommes mûrs, des vieux riches plus<br />

tard…<br />

Il n’est pas mort, cet été là. Ni dix ans plus tard, quand Lucie a refusé de le revoir, « espèce<br />

de dingue, malade ! ». Les docteurs ont recousu, plâtré… de force. Drogué par les médicaments, il a<br />

erré hagard, légume. Il est tombé amoureux de cette petite pâtissière naine, sosie de Lucie, de visage.<br />

Il l’a épousée quatre ans plus tard, même, incroyable. <strong>Ma</strong>is, plus tard, elle a souhaité qu’ils adoptent<br />

un enfant – il a procrastiné faiblement : « pas la peine, crains rien, je te resterai fidèle, éternellement »,<br />

mais elle a répondu que ce n’était pas ça, qu’une femme a besoin d’un enfant, protéger un petit être,<br />

comme lui la protégeait elle, pareil. Hélas, comme un côté masculin, dans la féminité adulte. Ils ont été<br />

recalés comme « asociaux renfermés », au premier examen d’agrément, et pour le second, Gérard a<br />

beaucoup lu, pour savoir quels mensonges répondre à ces bonnes femmes ayatolanes du psychosocial<br />

extraverti. C’est au cours d’une de ces lectures que Gérard a trouvé mention d’un danger médical<br />

guettant les adolescents adoptés : la « sexualité débridée ». Ce mot lui a hélas fait penser à Lucie.<br />

<strong>Ma</strong>is… « débridée » lui a semblé un terme inapproprié, comme si la fidélité était une chaîne cloutée,<br />

genre collier étrangleur, empêchant la Nature profonde de s’exprimer. Comme si le penchant naturel<br />

de tous était la polygamie, polyandrie, la consommation effrénée de corps sans aucun attachement<br />

sentimental. Non, selon Gérard, c’était tout différent. Comme les humains sont à mi-chemin entre les<br />

fourmis collectivistes et les loups dominateurs, ils semblent à mi-chemin entre les chimpanzés bonobo<br />

niquant tout ce qui bouge et les oiseaux fidèles formant des couples éternels. En politique et en<br />

amour, c’est chez les humains indéterminé, fluctuant, hésitant, pesant le pour et le contre, avec des<br />

élans spontanés au milieu, intelligence et sensibilité, partielles. Lucie avait paru une romantique sensible<br />

avant de le jeter, lui, le tuer indirectement, pour se lancer dans une course au sexe effrénée,<br />

« débridée » du carcan familial qui avait visé la respectabilité sociale dans tel milieu. Lui, au passage,<br />

détail, il avait été cassé, laminé, et interdit d’auto-euthanasie, il avait vivoté en larmes une décennie,<br />

avant de recontacter Lucie, fière de ses innombrables succès amoureux comme le pire des machos,<br />

et refusant de le revoir lui, même seulement dire bonjour : « trop malsain, t’es, comme mec »... Après<br />

coutures et plâtres encore, centuple dose de médicaments ruinant le cerveau, rencontre de Patricia,<br />

Lucie-bis en mieux… Il avait trouvé la Lucie dont il avait rêvé, mais… il n’a pas voulu « brider » son<br />

« désir d’enfant », il est devenu Papa. Ce n’est pas magnifique, non.<br />

103


LETTRE FORCÉE, VRAIMENT<br />

Sa petite pâtissière semblait toute malheureuse, ce soir, la pauvre. Elle emballait son flan<br />

habituel, du traditionnel papier inutile, gentille, elle reniflait… Euh, lui il a posé ses pièces, l’appoint,<br />

comme d’habitude. Et elle a rapporté le petit paquet.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Tiens, étonnant, au lieu du bonsoir habituel (« m… mèhci, m… meu-s… sieu, s… ‘soih… »)<br />

140 fois répété, en 140 vendredis soirs… Il a cherché ses yeux, mais elle gardait le menton baissé,<br />

comme toute terrassée de timidité.<br />

– Oui, manemoiselle.<br />

Qu’allait-elle dire ? Peut-être : « j’ai décidé de vous demander de pas revenir, si vous avez<br />

des sentiments pour moi, sans que ce soit professionnel seulement »… hélas.<br />

– j… je v… vous n’a é… é-k’i… n… ne ghande lett’…<br />

Elle lui avait écrit une grande lettre ? De menace, de mise en demeure ? de ne plus revenir ?<br />

(sans doute pas une lettre d’amour, on était « comme en vrai », là, pas dans une rêverie idyllique<br />

d’endormissement, pardon).<br />

– Oui, je comprends.<br />

Elle a fait non, faiblement. Le pensant sans doute optimiste, éperdu, à tort, c’était un amour<br />

tendre mais triste, résigné, pardon.<br />

– n… ne p… p’omlème, s… c’est j… je sais p… pas n’ék’ih…<br />

Logique féminine, oui : plutôt que de lui dire en face, eh bien – comme elle ne savait pas<br />

écrire – elle lui avait plutôt écrit une lettre… Il a cligné des yeux. Euh… ou…<br />

– Vous voulez dire : vous écrivez polonais, pas français ?<br />

Non, très faible.<br />

– j… j… je pahle f… fhançais, m… mais z… ze sais pas n… n’ék’ih…<br />

Donc… il ne comprenait pas. Ou bien « pas écrire » voulait dire « pas (bien) écrire », pas<br />

écrire convenablement.<br />

– C’est pas grave, manemoiselle, même si c’est pas écrit parfait, je pense que je comprendrai, pardon.<br />

Non, encore, du menton, toute toute désolée, comme coupable… (alors que c’était lui, le coupable,<br />

de revenir, amoureusement, en faisant semblant d’acheter un petit flan, hebdomadaire, depuis<br />

trois ans et demi…).<br />

– m… mais n… n’ihisibe… p… pahdon…<br />

– Je vais essayer.<br />

Elle a fait une moue étrange, défaitiste. Il a hésité à dire : « et si je réussis pas à comprendre,<br />

je vous demanderais de me la lire vendredi prochain, s’il y a pas d’autre client, trois minutes ». Il n’a<br />

rien dit. Elle a sorti une enveloppe blanche, de sous le comptoir, et l’a posée, sur le petit paquet, elle<br />

tremblait la pauvre.<br />

– Ça va aller, vous inquiétez pas.<br />

– m… mèhci…<br />

Avec un petit sourire triste, gardant les yeux baissés, la pauvre… Il a pris le petit paquet,<br />

l’enveloppe, et regardé une dernière fois la petite naine en blouse blanche, plus jolie fille de l’Univers.<br />

Il ne la reverrait sans doute plu’ jamais, hélas.<br />

Il est sorti, triste, après un dernier « ‘soir, manemoiselle », le cent quarante et unième, oui.<br />

Snif. Et elle a répondu « s… soih, p… pahdon… », inhabituel, final sans doute. Désolée de briser un<br />

cœur, gentille d’éprouver de la compassion, si merveilleuse petite chérie, oui…<br />

<strong>Ma</strong>is, à l’arrêt de bus, il a… regardé l’enveloppe. Bizarre. Une enveloppe genre professionnel,<br />

avec fenêtre en plastique transparent, comme pour lire l’adresse – mais une zone blanche dessous,<br />

rien visible. Et l’enveloppe était tamponnée par la poste, bien que pas envoyée, remise en mains propres.<br />

Et… au verso, c’était… scotché, oui. Elle n’avait bien sûr pas utilisé une enveloppe neuve, un<br />

peu coûteuse, mais utilisé une enveloppe de facture ou quoi, trouvée dans sa poubelle. Pardon.<br />

Le long du chemin, de retour, double chemin de bus, et correspondance, il soupirait, immensément<br />

triste. Sans ouvrir la lettre, sans risquer qu’un coup de vent la fasse envoler, perdue à jamais.<br />

Et puis, à son immeuble, finalement, il a… gravi les marches, les jambes immensément lourdes.<br />

Reniflé, pardon. (<strong>Ma</strong>is c’était un rhume qui couvait, il ne pleurait pas, quand même). Snif. Le cinquième<br />

étage, le couloir, sa porte. Refermé derrière.<br />

Il est resté un long moment, debout, ayant posé l’enveloppe sur la table. Et puis il a enlevé sa<br />

veste, cherché un mouchoir, pour se moucher, pardon. Silence. Long silence. Et puis… il a défait le<br />

paquet du flan, mangé le flan, le tout dernier du monde, sans doute. Fini. Silence. Snif.<br />

104


Il était vingt et une heures passées, se coucher, dormir ? essayer ? A quoi bon repousser<br />

l’échéance ? Il a défait le scotch, ému (comme toujours) de trouver ses empreintes sur le ruban, petite<br />

chérie. Jour 141 et dernier. Scotch 141 et dernier (ou 142 : flan + enveloppe, ce soir).<br />

Et pris la… ? Euh, il y avait plusieurs… deux feuilles. Une dactylographiée et une manuscrite.<br />

Oui, sans doute menace officielle de porter plainte, copie à la police, et mot manuscrit pour expliquer,<br />

adoucir la mort… Il a soupiré, un énorme, énorme, soupir. Et regardé d’abord la lettre manuscrite.<br />

<strong>Ma</strong>is… illisible, effectivement. Ecrite immensément petit, plus encore qu’il ne faisait lui, mais surtout :<br />

incompréhensible pardon :<br />

« cèr mêsyê,<br />

je sè pa komâ nemâné, pardö, ke je va mûrir ne cagrî, ne plu vû revwar jamé, vû si jâti, le plus du<br />

möd a îfini, ke jamè tût ma vi kèkî ôsi jâti n avèk mwa. é ke vû z ètr ne plus bô du möd je köprâ<br />

vû (…) »<br />

Ecrit en français, ça, elle avait dit ? A part « le plus du », « ne plus »… il ne comprenait rien,<br />

et pourquoi tous ces accents circonflexes et trémas partout ? Pardon, petite chérie, impossible à lire,<br />

effectivement. Pardon.<br />

En bas de la lettre, elle n’avait pas signé, mais il y avait écrit :<br />

« patrisya (patrisya niézévska, fwayé sôsyal dê kôlucötû èf 2, 17 ru sî jâ, 59000 lil) »<br />

Patrisya ? prononcé Patrizia, petite chérie ? (l’équivalent polonais de notre prénom Patricia,<br />

sans doute.) Oh, si gentille de lui dire son prénom, adoré, adoré jusqu’à la fin du monde (guère lointaine,<br />

certes, pardon). Serrant son oreiller, il répéterait « je l’aimais, Patrizia » (et s’il avait encore la<br />

force de rêver : « je vous aime, Patrizia »…). Patrizia Niézévska, oui, petite polonaise chérie. Snif.<br />

<strong>Ma</strong>is, puisqu’il n’avait rien compris à cette longue lettre personnelle : lire la menace officielle, le commandement<br />

policier ou quoi, pardon :<br />

« Clarisse de Sainte-Claire<br />

Assistante Sociale Cadre 4<br />

Département Handicapés Mentaux & Insertion<br />

Conseil Général du Nord, Service Solidarité le 7 <strong>Ma</strong>i<br />

Patricia Niezewska (#1979-2C2)<br />

Foyer Social De Coluche-Hontout F2<br />

15-17 Rue Saint-Jean<br />

59000 Lille »<br />

Hein ? Est-ce qu’il y avait là une clé (par comparaison avec la fin de sa lettre à elle) ? Euh, il<br />

verrait ça après : lire la lettre claire, d’abord. Prendre le coup de massue sur la tronche. Enfin, euh…<br />

oui, sa petite chérie, souvent traitée de « débile » par les clients méchants, était peut-être handicapée,<br />

mais sa tutelle devait lui écrire à elle, juste après, de donner cette lettre de menace au sale type<br />

amoureux d’elle (lui ou tous les hommes, pardon).<br />

Continuer, allez, fort, presque :<br />

« Niezewska, petite naine, ça suffit : tes employeurs et les femmes du foyer social confirment complètement<br />

: tu en restes à zéro progrès en extériorisation, en sociabilisation, en Culture, joie de vivre,<br />

capacités, en bouger, rien : zéro absolu ! Alors j’ai décidé : c’est fini ton insertion, là, tu vas retourner<br />

chez les débiles profondes à Douai, le 1 er Juin. Voilà, tu auras été prévenue, mais tu es vraiment trop<br />

empotée, recroquevillée, ça sert à rien que tu prennes une place dans ce foyer de travailleuses, c’est<br />

pas ta place. Tu vaux moins que rien, tu prends de la place ici, tu as rien à faire dans ce monde, tu<br />

nous em**rde ! Prépare ta valise et sois prête, pour le 1 er , dès tôt le matin, on verra à quelle heure<br />

elles passeront te prendre, t’emmener, les bonnes sœurs à la con. Veuillez agréer etc. on dit, ouais –<br />

la dame qui te lira ça, elle complétera, et tu sais même pas ce que ça veut dire, de toute façon. Nulle.<br />

Clarisse de Sainte-Claire<br />

CDStC------- »<br />

Oh-là-là… Ce n’était pas du tout une lettre contre lui, mais contre elle… et… si la petite jeune<br />

fille lui avait donné ça, à lui, ça ressemblait à un au-secours, oh… Vite ! Il a pris une feuille, un stylo,<br />

pour essayer de déchiffrer la lettre manuscrite. Et… les larmes aux yeux, en moins d’une demi-heure,<br />

il a obtenu ça :<br />

« (wa oi, ô au, ê eu, c ch, ö on, û ou, î in/un, â an)<br />

Cher monsieur,<br />

Je sais pas comment nemander, pardon, que je va mourir ne chagrin, ne plu’ vous revoir jamais, vous<br />

si gentil, jamais toute ma vie quèqu’un aussi gentil n’avec moi. Et que vous être ne pluss beau du<br />

monde je comprende vous avez des miyons amoureuses folles amoureuses ne vous, pas dix minutes<br />

ne chacune pardon. <strong>Ma</strong>is comment elles faire les autes pour pas mourir ne chagrin quand ne plu’ vous<br />

revoir jamais, si vous savoir n’èsplication ne comment. Je comprende presque rien pardon de pas<br />

105


n’inténigente pardon mais je comprende c’est moi la pluss z’amoureuse ne toutes quand même pardon<br />

c’est pour ça votre gentillesse n’infinie sans me chasser pardon de être tranquille, et 140 minutes<br />

ne monheur n’infini ne donner de moi oh merci n’infini tennement. Les autes filles è sont normales<br />

avec un sexe alors de vous elles veulent ne sexe et bébés c’est tout, pas vous servir vous n’entendre<br />

respirer doucement calme et beau si gentil. Ce monheur n’a comblé mon cœur dans mon cœur très<br />

profonde à n’infini merci tennement même que c’est fini pardon. <strong>Ma</strong>is des madames elles dire, si on<br />

est tombée sous le train on va pas au Ciel que punie ne piqûres ne feu terribes toujours, et pas ne<br />

vous protéger dans ne Ciel ne vous et votre fiancée et vos enfants bientôt. Monsieur, je vous supplire<br />

vous demandez ne Seigneur ne pas piqûres, que c’est mon pied ne glisser n’à côté le train que va<br />

passer c’est pas ma faute, pardon pardon. La pluie elle va nettoyer je suis sûr, et je pas beaucoup ne<br />

sang ne z’anémique pardon c’est mal pardon. Et ne sang impur ne sale polak pardon pardon sans<br />

faire esprès. <strong>Ma</strong>is votre sourire ne z’un monheur tennement z’immense à n’infini, je suis tennement<br />

perdue à n’infini et pleurer pleurer pleurer je peux pas trop ne douleur dans mon cœur, ne plu’ vous<br />

revoir jamais jamais. Comment elles faire, nes autes ? Je vous en supplire ne me dire, ne trois mots.<br />

Ou ne pas revyinde, oui, et ça vounoir dire (") Sale démile polak ne merde ne sang impur pourri casse<br />

toi ("), et ça être plus facile pour le pied il glisse merci monsieur. Merci n’infini n’infini du monde.<br />

Patricia (Patricia Niezewska, Foyer Social De Coluche-Hontout F2, 17 rue Saint-Jean, 59000<br />

Lille) »<br />

Oh… lettre d’amour, si, d’amour éperdu. Et… comme Roméo et Juliette, ils auraient pu se tuer<br />

tous les deux… <strong>Ma</strong>is avec cette lettre, ainsi donnée à temps, déchiffrée à temps, tout devenait possible.<br />

Euh… est-ce qu’il devait courir au foyer social, appeler un taxi, une ambulance ? Non, apparemment,<br />

elle allait attendre vendredi prochain, son non-retour à lui (pensait-elle) valant « paire de gifles »<br />

et aide précieuse pour qu’elle ait le courage d’affronter le train… Oh…<br />

Il y a réfléchi tout le week-end, et – le lundi matin, à la pause de dix heures à l’usine, il est allé<br />

au téléphone public, dans le couloir B4, avec ses pièces.<br />

– Allô !<br />

Voix féminine criarde, « de caractère » on dit, hum.<br />

– allô, je voudrais parler à <strong>Ma</strong>dame de Sainte-Claire, s’y vous plaît.<br />

– C’est n’la part ne qui !<br />

– euh, c’est au sujet de son dossier Niezewska, pardon.<br />

– D’la part ne QUI !! Merde !<br />

– euh, Nesey, j’m’appelle Gérard Nesey, mais elle me connaît pas, pardon.<br />

– ‘Mon avis, ‘va vous envoyer chier ! <strong>Ma</strong>is j’essaye, ouais ! Connard !<br />

Outch. Et le silence. Long silence, pardon. Il était dix heures trois. A neuf, dernier délai, il devrait<br />

repartir, pour être sur machine usineuse à dix-onze, pardon.<br />

– Ouais ?!<br />

Une autre voix féminine.<br />

– madame de Sainte Claire ?<br />

– Ouais !<br />

– euh, excusez-moi, madame, je… suis un « ami » de… Patricia… (Niezewska).<br />

– C’est pas vrai ! C’est quoi s’t’embrouille ?! T’es polak aussi ?!<br />

– madame, non, je… suis « fidèle client du magasin », où Patricia travaille. Très fidèle. Et très très<br />

attaché à elle.<br />

– C’est pas vrai ! Eh ! Elle est malformée ! Pas baisable !<br />

– elle me l’a avoué, oui, pardon.<br />

– Hein ?! Elle « parle » ?!<br />

– elle me l’a écrit.<br />

– C’est pas vrai ! Illisibe, complètment !<br />

– j’ai trouvé la clé, de décodage, madame, d’après votre lettre, son écriture d’adresse.<br />

– Hein ?!<br />

– si elle écrit différemment, c’est qu’elle a inventé mille fois mieux que notre écriture pourrie, on tient<br />

pas la comparaison, à côté, pardon.<br />

– Connries !<br />

– madame, je… je vous supplie de… lui laisser… six mois… de répit, et… je vais lui apprendre notre<br />

écriture bizarre, très doucement, à notre vitesse timide… le week-end ou quoi, « sortir », se revoir,<br />

découvrir ensemble cette écriture bizarre scolaire, pardon, ou voir des films, vivre…<br />

– Mrmf ! <strong>Ma</strong>is ! Si t’es tout maladif introverti, le genre ! Toi aussi ! C’est comme soigner l’mal par le<br />

mal ! Un grand brûlé que tu re-crames ! Eh ! Ça va pas la tête !<br />

Il a soupiré.<br />

106


– madame, je… garantis pas de… la sauver à coup sûr, mais je vous en supplie, laissez-nous une<br />

chance…<br />

– Quoi, « sauver » ?! Merde, tu veux dire qu’è va s’flinguer ou quoi ?! Merde !<br />

– euh…<br />

– Moi j’la fait enfermer ! Sous camisole !<br />

Oh…<br />

– alors que… elle pourrait… être « heureuse », immensément… dans mon épaule…<br />

– Hein ?! T’es un ptit nain aussi ?!<br />

– en descendant sur mes genoux, je pense que… je serais pas trop grand, de trop, pardon.<br />

– Mrmf !<br />

– laissez-nous une chance… elle coûtera plu’ rien à la société : je la logerai s’y faut, la nourrir, la soutenir…<br />

– Pff ! J’sais pas trop, moi ! Tu fais ça pour quoi, toi ?!<br />

– je l’aime, Patricia, maname.<br />

– C’est pas vrai ! Tu bandes, là ? Tu veux lui défoncer l’cul ?! T’es pédophile ?! Une naine débile, ça<br />

t’excites ?!<br />

… Soupir.<br />

– je suis… « impuissant », mdame, je pensais être condamné à la tristesse, éternelle. Je l’aime, elle<br />

m’aime, et… platonique, tout peut être merveilleux… autorisez-le, simpement…<br />

– Pff ! Fais chier ! Pfffh… J’sais pas ! J’vais y réfléchir ! Consulter n’collègue(s) ! Ou quoi !<br />

– vite, mdame… j’ai très peur, pour… vendredi prochain…<br />

– Ouais ! Ouais ! Oh ! Minute ! Eh ! ‘Pas qu’ça à foute ! T’es dans l’privé, toi ?!<br />

– oui, ouvrier, mais je gagne assez pour deux, pardon.<br />

– Et tu crois qu’nous fonctionnaires on n’a rien à foute ?!<br />

– euh… je… respecte, vos… charges, pardon… je…<br />

Euh…<br />

– Ouais ! Y’a intérêt ! Bon, éh ! Ton patron exploiteur, j’ui chie à la gueule, moi ! Ch’te convoque, et la<br />

naine aussi ! Ici, lundi prochain ! Dix heures pile ! Tu lui fais sa première leçon d’lecture en ma présence<br />

! Voir si c’est crédibe ! J’y crois pas !<br />

Et c’est ainsi, finalement, que Patricia a été sauvée. Et après 141 leçons de lecture (la première<br />

à la <strong>Ma</strong>ison de la Solidarité, les autres dans un café-bar), doucement, 141 séances de cinéma,<br />

tendrement dans le noir, côte à côte, il l’a demandée en mariage PACS. Elle n’est pas tout à fait morte<br />

de bonheur, heureusement, en tout cas ça n’a pas été les roues du train. <strong>Ma</strong>dame de Sainte Claire a<br />

clamé « c’est grâce à moi ! », et elle a publié un article sur ce succès à elle, dans « Recherches Sociales<br />

Supérieures + ». Ce n’est pas Patricia, qui a postulé au Prix Nobel, mais sa lettre immensément<br />

courageuse l’aurait mérité, de l’avis de son Gérard…<br />

107


QUESTION EN DEUX TEMPS<br />

Après trois ans et demi de visites hebdomadaire, à sa petite pâtissière adorée (secrètement),<br />

il a franchi le pas – pendant qu’elle emballait doucement le petit flan (sans personne d’autre derrière<br />

lui) :<br />

– Pardon, manemoiselle, je voulais savoir…<br />

Elle a levé les yeux, comme un peu inquiète de ne pas savoir répondre (comme avec les gens demandant<br />

les ingrédients). Pardon (de rompre leur silence complice, habituel) :<br />

– Savoir si… je peux vous poser une question personnelle. Ou bien… est-ce qu’y faut rester professionnel<br />

? client du magasin…<br />

Toute égarée perdue, la pauvre. Ne sachant visiblement pas quoi répondre, à une question aussi<br />

vague, pardon.<br />

– p… pahdon, m…mèhci…<br />

? Pardon de refuser la question personnelle ? Donc « désolée » comme réponse, et merci à lui de<br />

l’accepter sans tristesse ni amertume ? Demander confirmation, simplement :<br />

– Y faut rester professionnel ?<br />

Oh là, non : toute perdue, catastrophée, comme si elle avait mal parlé, se trouvant incapable<br />

de dire clairement, sans incompréhension. Pardon. Vite :<br />

– Ou… je peux poser une question personnelle ?<br />

Oui, du menton. (Ouf.) Oui, il ne fallait poser qu’une question à la fois, pour réponse Oui ou<br />

Non, pas lancer un appel à réponse compliquée, genre « A ou B », sans réponse possible par hochement<br />

de tête, pour sa petite bègue chérie. Pardon. Hum. Allez :<br />

– Voilà : manemoiselle, souvent, je vous vois « triste », avec les gens méchants, souvent, et… je me<br />

demandais… est-ce que – en dehors du magasin – vous êtes heureuse ? avec des amis…<br />

Elle a cligné des yeux, toute perdue encore, mais sans le « Oui (sourire) » qu’il avait craint,<br />

qui aurait éteint la discussion.<br />

– Si c’était ça, je vous souhaiterais que… ça continue, bien, parfait.<br />

Parfait pour elle, triste pour lui, rêvant de la consoler, mais chut, il ne fallait pas le dire. Elle a<br />

baissé les yeux, triste, semblant peu concernée par cette hypothèse, mais touchée – n’osant peut-être<br />

pas dire merci car ce n’était pas la situation. (Lui, son cœur cognait)…<br />

– Sinon, si vous êtes seule et triste…<br />

Silence. Elle a hoché le menton, faiblement.<br />

– p… pahdon…<br />

– Je vous proposerais qu’on devienne amis, en dehors du magasin…<br />

Elle a rougi, très fort, en souriant, confuse perdue, toute… Elle a même vacillé et il a cru, un<br />

instant, qu’elle allait s’évanouir, mais ouf : c’est allé. Juste : cramoisie, perdue. Incapable de répondre<br />

à haute voix.<br />

– Et vous pouvez dire Non, ou dire Oui, pas de problème.<br />

Elle a fait Oui, Oui, Oui, du menton… comme immensément heureuse…<br />

– m… mais j… je pahle p… pas bien… n… ne vous néçuver…<br />

Néçuver ? Déçuver ? Décevoir ? Et elle a relevé les yeux vers lui, avec un regard humide,<br />

coupable, le sourire disparaissait presque, à regret, quoique profondément touchée. Genre « merci de<br />

l’avoir envisagé, même si je le vaux pas »… Oh…<br />

– Déçuver ? Vous pensez que je vais être « déçu » par vous ?<br />

Oui, sûre et certaine. Euh, pour ses silences, ses lenteurs, sa timidité extrême ? Ou… des<br />

problèmes physiques éventuels ? Ou… une chasteté perdue ?<br />

– Je crois que… l’amitié, c’est… pardonner, accepter, beaucoup, d’imperfections. D’un ami, d’une<br />

amie…<br />

Autrement dit : « c’est pas une proposition sexuelle ». Qu’allait-elle répondre ? Elle avalait sa<br />

salive, elle tremblait un peu, mais d’émotion apparemment, nullement de peur.<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

Touchée, profondément. Et ses grands yeux émus, droit dans les siens aujourd’hui, lui faisaient<br />

un peu plus chavirer le cœur… <strong>Ma</strong>is elle a baissé les yeux, très vite, pardon.<br />

– m… mais en… en plus k… que p… pas pahler, n… ne pas n… n’intéhigente n… nohmale, p… pahdon…<br />

pahdon…<br />

Oh… (les gens la traitant de débile ne seraient pas insultants mais simplement « mieux informés<br />

que lui » ?). Donc pas de conversation, timide, et pas même de capacité à écouter et comprendre.<br />

Euh…<br />

– Moi je pensais à… aller au cinéma, et si vous me tenez compagnie, gentiment près de moi, je serais<br />

heureux…<br />

108


Elle a rougi, très fort. Et il ne savait pas si ça faisait référence à quelque chose, ou quoi. De<br />

son expérience amoureuse à elle, ou d’images télé, ou autres. Genre parodie « sexe au ciné », euh…<br />

– Je veux dire : je vais plus au ciné, parce que… « tout seul », c’est triste…<br />

Oui, au milieu de couples, deux par deux, heureux… Ça fendait le cœur, pardon…<br />

– j… je sehais s… si z… z’heuheuse…<br />

Oh, joie…<br />

– m… mais j… je sais pas s… si j… je n’a a… assez n’ahgent, k…que ma t… tutelle n… ne donne s…<br />

cinq euho p… pah semaine…<br />

Hein ? Une demi-heure de salaire, pour une après-midi de six heures ? ou davantage, si elle<br />

travaillait ailleurs, aussi. Pauvre petite handicapée chérie, sous tutelle, oh…<br />

– Je paierai les deux billets, avec joie. Immense joie. Chaque semaine, j’espère. Ou chaque samedi,<br />

et chaque dimanche, ça serait possible ?<br />

Elle a rougi, immensément souriante. Et elle a fait oui. Et… il a rougi, lui aussi, pardon. Heureusement,<br />

elle ne le regardait pas, à cet instant.<br />

Et c’est ainsi qu’ils sont devenus amis.<br />

109


QUESTIONNAIRE « CADEAU »<br />

En ce 141 e vendredi soir, où il rencontrait sa petite pâtissière chérie, au magasin, il a remarqué<br />

la pile de feuilles sur le comptoir. Ces feuilles n’étaient pas là, assurément, la semaine passée,<br />

car il aurait remarqué ce détail très voyant : il faisait l’effort de ne pas rester des minutes entières à<br />

admirer cette si jolie demoiselle, faisant le paquet – il regardait toujours un peu ailleurs : la vitrine, le<br />

mur, le comptoir, oui. Enfin, il a posé ses trois pièces habituelles, dans le réceptacle, et il a regardé ce<br />

qui était marqué sur la première feuille, en haut de la pile – tournée vers eux, clients, avec un stylo<br />

bille posé à côté. C’était un questionnaire, à remplir. Il a souri : si c’était une enquête de satisfaction, il<br />

noterait sa petite chérie « 3.000/20 », ou davantage… Non, car ça risquait de ne pas être compris, et<br />

« décodé » à tort en « 03/20 », catastrophe. Plutôt « 20+/20 ».<br />

Hum, lire :<br />

« ENQUÊTE EXCEPTIONNELLE : LE CADEAU IDÉAL !<br />

Vous le savez tous, la Chambre de Commerce de Lille a prévu cette année que ce soient les<br />

boulangeries-pâtisseries qui offrent le cadeau au vainqueur des épreuves locales Talent Caché ! Or<br />

votre pâtisserie Le Pellec est aussi douée en pâtisseries qu’incompétente en cadeaux ou souvenirs…<br />

Aidez-nous s’il vous plaît à trouver des idées : si c’était vous qui gagniez, quel cadeau aimeriez-vous ?<br />

Ce n’est pas forcément un gâteau, ça ne peut pas être un château ou un troisième enfant pour vous,<br />

mais ça peut-être un autographe de notre avant-centre lillois Oblaniak, une tondeuse à gazon, une<br />

shampooineuse électrique, etc. Dites nous ! et nous vous disons Merci ! »<br />

Avec un grand blanc dessous, et puis :<br />

« Facultatif : votre nom et téléphone, si nous avons besoin de vous joindre pour mieux comprendre<br />

une demande inhabituelle intéressante. Merci. : »<br />

Il a souri, oui. Il a débouché le stylo, et… la petite jeune fille naine jolie a souri, toute seule,<br />

comme si elle était heureuse qu’il réponde, lui. Peut-être que beaucoup d’autres clients protestaient :<br />

« quel con, ce Le Pellec, tout le monde sait quoi offrir ! ».<br />

Euh, il a écrit, donc :<br />

« Le cadeau idéal, paradisiaque : une semaine de vacances à la montagne, en compagnie de votre<br />

toute douce petite employée du vendredi après-midi (et de son ami probable) ».<br />

Et puis, hésitant, timide, il a ajouté son nom (Gérard Nesey) et son téléphone au travail (à<br />

l’usine, il n’avait pas le téléphone chez lui). Simplement en pensant aux clients-clientes méchants qui<br />

rudoyaient la mignonne jeune fille souvent – lui, il répondrait « non, je disais pas ça pour me moquer,<br />

elle est merveilleuse, on est tous charmés par elle, monsieur. Et si c’est moi qui par hasard gagnais<br />

votre concours – qui le gagnais si j’habitais votre quartier – je vous demanderais de pas m’acheter<br />

votre tondeuse à gazon (j’ai pas de jardin), plutôt offrir cette somme à votre petite employée modèle,<br />

en prime de remerciement, cadeau de ses clients heureux. »<br />

Voilà, c’était le film qu’il se jouait, dans sa tête, mais ça n’arriverait pas, bien sûr. Et sa petite<br />

chérie, ayant fini le « paquet », à sa très petite vitesse gentille, revenait vers le comptoir – oui, elle<br />

était encore plus souriante que d’habitude, il avait dû y avoir un problème avec ce questionnaire, avec<br />

les clients juste avant, ou quelque chose.<br />

– Euh, manemoiselle, j’ai rempli le… questionnaire, on le met où ? y’a une « urne », « boîte à lettres »<br />

comme aux élections ?<br />

Elle a avalé sa salive, ne souriant plu’. Et, pardon, oui, il était désolé de la forcer à parler, petite<br />

bègue timide, au lieu de partager ses silences, à leur habitude.<br />

– j… je n… ne m… mette… n… nans le tihoih… p… pahdon… pahdon…<br />

Elle s’excusait de le mettre dans le tiroir caisse, sans urne protocolaire…<br />

– Oui, c’est très bien, tenez.<br />

Il lui a tendu la feuille, et… en la prenant, elle a rougi, en recommençant à sourire, très fort<br />

(sans qu’il comprenne, pardon, euh…). Peut-être que la cliente juste avant avait hurlé : « Eh, j’exige<br />

de voter à bulletin secret, non seulement j’marque pas mon nom, mais j’exige un isoloir et une urne<br />

sous clé ! avec ouverture par huissier ! Chez les ayatollah, on votait sans enveloppe, comme ça, bulletin<br />

rouge ou bulletin vert, et çui qui tnait le bureau d’vote, l’avait une mitraillette ! 100% de Oui, alors,<br />

facile ! Enfoirés ! ». <strong>Ma</strong>uvaise plaisanterie, parodique, que la petite jeune fille aurait encaissée comme<br />

reproche, la pauvre… Et donc, son sourire à lui la réconfortait, visiblement. Et il a conclu, sincèrement<br />

:<br />

– Merci infiniment, manemoiselle.<br />

Elle a rougi encore plus, et il a encore moins compris. (Elle avait rangé la feuille dans le tiroircaisse,<br />

ainsi que les pièces.) Peut-être qu’elle se disait « Cet imbécile, il croît que c’est moi qui paye le<br />

cadeau et pas le patron, il me remercie moi, il a rien compris. » Oui, pardon. Il a pris le petit paquet,<br />

souriant.<br />

110


– Bien, ‘soir manemoiselle, merci encore.<br />

Rougeur encore accrue, parce que c’était pas exactement les mots habituels (« ‘Soir manemoiselle,<br />

merci »). Et elle a dit, elle, les mots rétablissant la routine, rassurante, en un sens :<br />

– ‘s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci, m… mèhci…<br />

Il est sorti, heureux. Comme d’habitude, ou davantage encore. Oui, dans son journal intime, il<br />

raconterait cette anecdote du questionnaire « quel cadeau ? », et il imaginerait mille variantes de ce<br />

qu’il aurait dû dire, en prenant le temps de réfléchir, dix-vingt-cent heures… Sourires. Heureux, oui.<br />

Merci, petite chérie, encore une fois.<br />

Enfin, le retour s’est passé plutôt mal, le second bus (après la correspondance) tombant en<br />

panne après le pont, demandant à tout le monde de descendre. Et le suivant, trente minutes plus tard<br />

(environ) subissant la même panne au même endroit ! Les chauffeurs ont téléphoné, désemparés, et<br />

sont venus parler aux « naufragés » de la ligne 27 :<br />

– Y disent que c’est les nouveaux moteurs électriques, là, si un jeune ahuri du quartier fait des trucsmachins<br />

de Play Station ou quoi, des interférences ! Les bureaux, y Vous dmandent d’aller à pied<br />

Place <strong>Ma</strong>ttik, plus loin à gauche, d’prendre des taxis : nous, on vous fait à chacun/chacune, un ticket<br />

qu’on signe, et avec ça et votre facture de taxi, vous srez remboursés, garanti !<br />

Une vieille dame a grogné :<br />

– N’empèche que c’est un scandale, moi je dis ! Forcer les personnes âgées à marcher des kilomètres<br />

! Et l’service public, il est où ?! Et nos impôts, ‘sont partis dans quelle(s) poche(s) ?!<br />

– <strong>Ma</strong>dame, c’est une attaque cyber-terroriste, y pense, le chef : soyez heureuse d’être saine et<br />

sauve : le moteur a pas explosé, grâce à la prévenance de nos services techniques ! Pour votre sécurité,<br />

pour vous sauver la vie !<br />

– ‘N’vie d’merde, oui ! Avec la rtraite minuscule qu’y m’donnent, ces enculés ! Enculés !<br />

– Euh, ah les jeunes mères ? on a pas dmandé. Euh… Nous on doit rester avec les machines, mais…<br />

dmandez aux gens, là, s’y peuvent vous aider. Porter vos commissions, par exemple, si vous tnez<br />

l’bébé, oui.<br />

Et lui, pigeon, il a donc été « porteur » de sacs lourds, sur des kilomètres. Vers la place <strong>Ma</strong>chin.<br />

Où il n’y avait qu’un seul taxi, au début. Il est rentré chez lui à onze heures du soir. Et il est tombé<br />

endormi, sans même prendre le temps habituel (le vendredi soir, sacré) d’écrire dans son journal<br />

intime. Enfin, il l’a écrit le lendemain, mais… sans être tout à fait sûr que ç’ait été en vrai, ces péripéties.<br />

Ou il avait tout rêvé, c’était possible.<br />

La semaine s’est passé normalement, dans son indifférence à lui, effectuant simplement son<br />

travail d’ouvrier, mangeant ses nouilles au sucre, le soir. Et puis, vendredi : le doux petit bonheur habituel,<br />

du sourire timide de sa petite pâtissière chérie, loin dans le quartier Nord (celui de la Sécu psychiatrique,<br />

mais les consultations n’étaient que semestrielles). Sourire, bonheur…<br />

La semaine suivante encore, simplement. Et mercredi, anormalement, après que le téléphone<br />

de l’atelier 4 ait sonné (décroché par <strong>Ma</strong>rielle) :<br />

– Nesey, c’est pour toi !<br />

Pour lui ? En plein au milieu des heures ? Le service du personnel pouvait attendre la pause,<br />

ou…<br />

– allô ? Gérard Nesey à l’appareil, pardon.<br />

Pardon du temps à basculer la machine en stand by, atteindre le téléphone.<br />

– Ah-ah-ah ! Vous existez ?!<br />

??? Une voix d’homme. Pas les dames des « ressources humaines », ou des trucs administratifs.<br />

– Ouais, j’vous appelle ! Guillaume Le Pellec, j’suis !<br />

Hein ??? Le patron de la petite pâtissière jolie ? Son mari, jaloux ? (même si elle n’avait pas<br />

de bague, au travail, et se laissait appeler mademoiselle)…<br />

– Eh ! V’z’êtes toujours là ?!<br />

– oui, pardon…<br />

– Dans l’genre d’la ptite débile moitié muette, ah-ah-ah ! Ouais !<br />

Non, le pâtissier était pas son mari. <strong>Ma</strong>is « petite débile moitié muette », outch…<br />

– non, monsieur, l’insultez pas, s’y vous plaît, elle est merveilleuse, tous les clients l’adorent…<br />

– Non ! Oh non ! <strong>Ma</strong>is qu’est-ce que vous m’faites, tous les deux, là ! L’avait raison, ma Germaine, ahah-ah<br />

!<br />

Mh ? Deux clients fous amoureux d’elle, seulement ? Et elle s’appelait Germaine, la jeune fille,<br />

enfant ou nièce du pâtissier ?<br />

– mh ?<br />

– Ben ! Ta naine débile ! L’est folle amoureuse de toi !<br />

???<br />

111


– non, bien sûr, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! J’vais raconter ça à la Germaine, sûr ! Eh, ta ptite conne, è sait pas lire !<br />

Il a presque dit « ouf », parce que… si elle avait ressorti le questionnaire rempli, après qu’il<br />

soit parti, faute d’autre client(e) à la suite… elle aurait pu lire sa (presque) déclaration d’amour… secrète,<br />

théoriquement… anonyme en tout cas. Enfin, à moitié anonyme (avec nom et téléphone, mais<br />

sans photo montrant qui avait écrit ça)…<br />

– <strong>Ma</strong>is ! L’aute vendredi !<br />

? Elle ne travaillait à la pâtisserie que le vendredi après-midi, oui, il le savait depuis ses vacances<br />

à lui, il y a trois ans.<br />

– È m’a avoué qu’elle avait gardé, « pardon » (ou « p-p-pahdon » ! Ah-ah-ah !), gardé un de mes<br />

questionnaires, pardon !<br />

?? Le sien, à lui ? Pourquoi ? si elle ne savait pas lire…<br />

– Et è m’a supplié de lui lire s’que t’as marqué !<br />

?? Pourquoi l’aurait-elle gardé si elle ignorait le contenu ? Elle le savait « amoureux secret » ?<br />

(il avait entendu parler de « l’intuition féminine », oui, pardon).<br />

– A cause qu’à son foyer social de merde, les femmes lui dmandaient cent Euros minimum, pour lire,<br />

et sa tutelle ou quoi, è hui donne que cinq Euros par smaine ! (Moi : zéro, éh, ch’uis djà sympa d’la<br />

prendre en insertion, sociale, dans l’monde du travail, comme une « normale », presque).<br />

– euh, merci, monsieur, oui.<br />

– OK ! Alors ! Je lis ça à la naine, et elle fond en larmes !<br />

– oh, pardon, pardon… oh…<br />

– <strong>Ma</strong>is non !! Des chialeries de conne ! de niaise ! fleur bleue à la con ! Chialer de bonheur !<br />

???<br />

– Alors ! Ouais : Germaine a fait une copie, on lui a rendu l’original, à la naine, elle en srait morte si on<br />

lui avait pas rendu, ah-ah-ah !<br />

Ce n’était pas drôle, non. Oh, merveilleuse chérie, touchée par sa tendresse à lui ? Il aurait dû<br />

tendre la main ? même si… sa sosie Lucie, autrefois, l’avait envoyé promener (se tuer)… ? Elle, classée<br />

officiellement « débile », sous tutelle, logeant en foyer social, oh… sans personne pour lui faire<br />

des millions de bises, de réconfort ?<br />

– Ouais, alors : les décisions à ma Germaine : 1/ Le prix cadeau, officiel et tout, ça sera pas un bisou<br />

d’la naine débile, non ! <strong>Ma</strong>is une compacteuse à déchets : numéro Un avec quatorze voix ! 2/ Y’a un<br />

prix de consolation pour toi, avec ta réponse super amusante ! (émouvante, elle dit, Germaine, ste<br />

conne !)<br />

Un prix pour lui ??? Un bisou de sa petite chérie ? Sur la joue, en se mettant sur la pointe des<br />

pieds, lui baissé, oh suprême bonheur…<br />

– Ce prix, c’est… …<br />

Silence.<br />

– c’est… ?<br />

– Ah-ah-ah ! Intéressé, hein ? Ah-ah-ah ! C’est une smaine à la montagne, avec la ptite naine débile !<br />

Oh joie immense, oh…<br />

– <strong>Ma</strong>is, en vrai, c’est pas nous qui paye, c’est toi ! <strong>Ma</strong>is elle est trop con, elle va pas comprende, pas<br />

s’poser d’question. È va obéir, y aller, sûr !<br />

– euh… je… vous remercie… infiniment, monsieur Le Pellec, infiniment… mais… euh… ça me gêne<br />

de…<br />

– Foutu timide, toi aussi ! Merde ! Sois un mâle !<br />

– je veux dire… je suis désolé que… ce soit sous la contrainte, de son patron, qu’elle obéisse,<br />

vienne… euh…<br />

– Ah-ah-ah ! Oh non ! Tu la verrais, tu l’aurais vue, avec ta lettre contre son nichon et la larme à l’œil !<br />

Ah-ah-ah !<br />

???<br />

– Eh ! Si j’fais un concours, ouvert à mes neuf employées serveuses, des trois annexes, avec ta photo,<br />

pour « partager une semaine avec toi dans la montagne », sûr et certain qu’elle s’inscrit ! Sûr !<br />

???<br />

– <strong>Ma</strong>is j’le frai pas ! Elle srait tellement sûre de pas être « la choisie », elle pourrait assassiner les<br />

autres filles ! Ah-ah-ah ! A coups d’dents !<br />

– non, si gentille effacée timide…<br />

– Ah-ah-ah ! Nulle, oui, toute larmoyante nulle, oui ! Et vierge ! Garanti ! Ah-ah-ah ! Quel mec (vrai<br />

mec) voudrait d’un déchet pareil ?!<br />

– moi, euh… si… euh… je suis capabe…<br />

– Puceau ? Ah-ah-ah ! Merde t’as quel âge ?!<br />

112


– vingt neuf, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! Vite ! Avant trente ! Faut t’la faire ! Ah-ah-ah !<br />

– euh… je l‘aime de tendresse, infinie… pure tendresse, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>is ouais, connard, elle : pareille, super nulle, dans les nuages. « Sans se toucher », elle dit Germaine,<br />

ouais, leurs trucs de gonzesses. Putain, non, sans rire, qu’est-ce qu’on s’marre, avec cette<br />

histoire tordue !<br />

– euh, je… vous remercie, infiniment, infiniment…<br />

– Ouais, éh, quand même ! Pour l’mariage (ouais t’es l’genre mariage ?)…<br />

Silence. Hein ?<br />

– le mariage de qui, pardon ?<br />

– Ben : toi et la naine ! T’accepterais ?<br />

??!<br />

– si… elle… envisageait de… répondre oui, à cette demande, mon dieu… sûr, euh… assurément, oui,<br />

je lui proposerais…<br />

– Voilà, et donc : en pièce montée, pour la cérémonie : Pâtisserie Le Pellec. A un prix d’amis : moins<br />

de mille Euros, t’achètes ?!<br />

Il a rougi.<br />

– j’achète… je… j’achèterais si… elle envisageait de dire oui…<br />

– Garanti ! Non, éh !<br />

Non ?<br />

– J’veux dire ! En théorie, c’est nous qui t’offrons cette semaine cadeau, mais c’est toi qui paye,<br />

hein ?! Pareil la pièce montée : t’invites Germaine au mariage (elle est baptisée, elle), et moi tu profites<br />

pas cher de mes talents immenses en pièces montées caramel !<br />

– merci, infiniment, monsieur… oh…<br />

– Ah-ah-ah ! Super ! Quand j’imagine la tronche blasée de l’autre con ou conne, qui va rsevoir sa<br />

compacteuse à poubelle vide-ordure ! Le grand cadeau, c’est le prix d’consolation, pour toi ! Qui nous<br />

coûte zéro !<br />

– merci infiniment, monsieur, infiniment…<br />

<strong>Ma</strong>is Ahmed, le chef d’atelier est venu vers lui, montrant sa montre. Et faisant le signe Un<br />

avec le pouce. Oui, une heure de salaire retenue, pardon. Et c’est pas cher payé, pour cet immense<br />

immense cadeau, « commercial »…<br />

113


SALON DE THÉ<br />

Gérard, dans son journal intime « numéro deux », racontait toujours un peu la même chose,<br />

pardon. <strong>Ma</strong>is personne n’irait lui faire de reproches, puisque personne ne le lisait, que lui-même. Enfin,<br />

pour le conserver précieusement, même si l’immeuble brûlait (son cauchemar de toujours, depuis<br />

l’enfance), il tapait ça sur traitement de texte, le cryptait pour rester secret, et le chargeait sur Internet,<br />

en sécurité dans une banque de données étasunienne ou japonaise. Hum. Oui, il avait stocké comme<br />

ça les photos de classe de Lucie (la sosie de sa petite pâtissière chérie, de visage, cheveux), et puis<br />

les (récits de) minutes hebdomadaires de bonheur, à acheter un flan, échanger un sourire timide avec<br />

sa petite naine adorée. Il pensait qu’il n’aurait rien d’autre à dire, jamais, que répéter des variantes,<br />

puisque Lucie ayant refusé sa main tendue, il savait qu’il ne faut pas le faire (quand on est laid et<br />

triste, et pas musclé ni danseur ni sorteur)… <strong>Ma</strong>rquer les détails, vivre doucement, donc, en attendant<br />

le seul événement qui bouleverserait tout : la disparition de sa chérie, partie se marier (à un milliardaire<br />

sans doute), et quittant donc ce dur travail, ces gens méchants, la traitant de « débile », la pauvre.<br />

Si elle était handicapée (peut-être, imaginons), elle aurait surtout mérité des grosses bises et<br />

longs câlins, pour la rassurer, sur son charme infini, son droit au bonheur.<br />

Routine, en attendant. Douce routine, heureuse (ç’avait été les trois plus belles années de sa<br />

vie, ou trois et demi, à ce jour, 141 e aujourd’hui). Il a appuyé sur « Arrêt demandé », pour le chauffeur<br />

du bus, pardon, et il s’est levé. Revoir sa petite chérie, espérons. Encore une fois, même juste une<br />

fois, je Vous en supplie Seigneur (si Vous existez – puisqu’elle a une petite croix autour du cou,<br />

elle)…<br />

Le bus a ralenti, freiné, ouvert sa porte, Gérard est descendu, et puis il a marché, tranquille,<br />

comme d’habitude. Effectuer ce court trajet à pied, toujours, centaine de mètres aimée, le conduisant<br />

au sourire de « sa belle », toute toute douce timide et faible, adorée…<br />

!! (Un grand crissement de pneus, là.) Hurlements :<br />

– Chier, merde !!! Putain, les passages piétons, c’est pas pour les chiens !<br />

– Ch’t’emmerde, gros con !<br />

– Vas chier, bordel ! L’prochaine fois : j’écrase !<br />

– T’foute en tôle, enculé par les gros obsédés ! Ça va t’plaire !<br />

– Vas chier, merde ! ‘culé toi-même !<br />

Oui, le reste du monde « aidait », en un sens, à percevoir le miracle d’avoir rencontré cette<br />

petite jeune fille, effacée silencieuse, merveilleuse. Il arrivait. La petite enseigne aimée. « Pâtisserie<br />

Le Pellec /Farine Menier » sponsorisée, comme dans le reportage sur les Philippines (vu chez ses<br />

parents, qui avaient la télé) : toutes les enseignes sponsorisée Soda ou Rhum machin, gratuites pour<br />

le commerçant, oui. Il a poussé la porte de verre, le cœur serré, serait-elle là encore ?<br />

Oui ! Si jolie, si…<br />

Euh… dans ce « petit magasin », de peut-être quatre mètres sur trois, « ils » avaient installé<br />

aujourd’hui une chaise, une micro-table, un grand caisson distributeur de cafés ou quoi. Prenant presque<br />

toute la place (de la file d'attente éventuelle). Pourquoi pas, oui. Se faisant « salon de thé »,<br />

comme au centre ville, dans le quartier bourge. Pour les grands mères… enfin non, il n’y avait la place<br />

que pour une seule chaise. Et… (la dame devant était en train de choisir, il avait le temps) oui, c’était<br />

touchant, « apitoyant », ce salon de thé « bas de gamme », pas cher, de quartier humble, populaire<br />

différemment (différemment de sa banlieue Sud, davantage arabe que polonaise). Enfin, peu importe.<br />

Il a souri, il est venu derrière la dame, attendant son tour, regardant la si jolie jeune fille, oh si mignonne<br />

touchante…<br />

– Ouais, pasque moi je dis ! La météo, c’est des charlots ! Moi je dis !<br />

Et la petite jeune fille, silencieuse, emballait poliment, gentille.<br />

– Qu’moi, après ! Pas, habillée comme ça, j’attrappe froid ! Et merde ! S’qu’y z’en ont à foute ! Hein ?!<br />

La petite jeune fille a fait oui, faiblement, du menton, mignonne. Soumise aux gens parlant<br />

fort. Même si c’est pas juste. Heureusement que, en dehors du travail, ses amants doivent la couvrir<br />

de bisous et cadeaux, oui. (Façon Lucie). Soupir, pardon.<br />

– Là, avec mes jambes, bordel, les rhumatismes, z’en ont rien à foute, la télé ! <strong>Ma</strong>is ouais, ton connard<br />

d’patron, c’est bien, cette chaise, salon, là, pour nous, quand même ! Ouais.<br />

Bien, un compliment, c’était immensément rare (d’autres clients que lui, pardon, et son<br />

« merci infiniment, manemoiselle », traditionnel). La dame a sorti son portefeuille.<br />

– Ouais, t’as emballé ça pour rien, connasse, j’vais les bouffer ici, moi ! Qu’y m’fasse pas chier d’mon<br />

cholestérol, l’toubib, si j’le croise, st’enfoiré ! Tous des pourris ! Pour vende leur margarine qui pue !<br />

– n… nouze euho, p… pahdon… aloh…<br />

Elle a payé. La petite jeune fille a rendu la monnaie.<br />

– Attends, j’recompte ! Parce que t’es si con, sale naine, qu’faut faire gaffe, merde !<br />

114


Et la petite jeune fille a hoché le menton, adorable victime.<br />

– p… pahdon… m… maname…<br />

Et ça ne voulait pas dire « Eh, pardon d’vous contredire, d’vous dire merde, vieille conne »,<br />

mais « pardon de pas être bien, désolée, oui »… Oh, comme presque toujours, ça lui remuait à<br />

l’intérieur dans la poitrine, et il ferait un double câlin, consolateur, à son oreiller, en lui disant qu’elle<br />

était la plus merveilleuse, de l’Univers…<br />

– Ah-ah-ah ! C’est la première fois ! J’croyais qu’ça existait qu’chez les riches ! Eh ! Et une aute fois :<br />

j’peux vnir, j’massois sans faire la queue, rien ! Et c’est toi qui viens m’demander s’que j’désire ?!<br />

Comme au café chic, à la télé ?!<br />

– ou… ou-i, m… maname, p… pahdon…<br />

– Putain, j’le savais ! Je monte d’un cran, moi ! Classe « Palace(s) », ouais ! Qu’y disait, mon beauf,<br />

trop con : « vot’ quartier pouilleux », éh ! Je suis une dame, moi, ah-ah-ah !<br />

Et elle est allée s’asseoir, avec le pas très fier, seigneurial… C’était donc son tour à lui, et la<br />

petite jeune fille lui a souri, très doucement, gardant deux secondes les yeux dans les siens… avant<br />

de baisser les yeux, comme toujours, timide gentille. Aller chercher sa part de flan, traditionnel. Et<br />

l’emballer, si jolie aussi, les yeux baissés… Pardon, ne pas trop la regarder, pardon. Chercher les<br />

pièces, dans son porte monnaie.<br />

– Ouais !<br />

La dame assise, derrière lui, parlant toute seule.<br />

– Ouais, j’prends pas d’jus ou d’truc, quand même. Juste bouffer ça. Avec l’treizième mois à mon mari<br />

: on verra, mais là ! Ça fait cher quand même, putain ! Salope !<br />

Il a posé les pièces. Euh, mais…<br />

– euh, manemoiselle, c’est… inchangé ? le prix ? ou… y faut payer le… la nouvelle installation ?<br />

Elle a levé les yeux, un peu toute perdue. Pardon, il avait posé deux ou trois questions à la<br />

fois, imbécile. Elle préférait répondre d’un oui ou non, de la tête. Il le savait.<br />

– Le prix, c’est… un peu plus que Un quarante ?<br />

Elle a tressailli, mordu sa lèvre, comme coupable, petit ange. La rassurer, vite :<br />

– Ce serait pas grave, je resterais fidèle client…<br />

Elle a souri, comme rassurée, oh, si touchante… Ayant peut-être craint que tous les clients<br />

fuient l’augmentation, faisant fermer boutique, lui faisant perdre son emploi (à temps partiel, certes,<br />

elle n’était là que le vendredi après-midi).<br />

– m… mèhci… s… ça n… n’est n… ne p… pouh… empohter… ?<br />

Euh…<br />

– Non, euh, c’est… une très bonne idée, ce petit salon, je vais rester là, quelques minutes, manger<br />

mon flan, maintenant, chaque fois. Et je paye pour ça, oui, avec grand plaisir.<br />

Elle a rabaissé les yeux, rougi. Et il a craint que… euh, elle devine son sous-entendu : « peutêtre<br />

vous regarder six minutes de plus, chaque semaine, tellement tellement jolie mignonne toute<br />

douce »…<br />

– d… deux k… quahante, s… s’y v… vous plaît, p… pahdon…<br />

– Bien. C’est pas cher. Vraiment, je suis heureux.<br />

Cramoisie, la pauvre. Et il a mis son Euro supplémentaire, tandis qu’elle interrompait son paquet,<br />

transférait le flan dans une coupelle, avec une cuillère. Comment ils faisaient la vaisselle ? il n’y<br />

avait pas d’eau, c’était pas un snack-bar.<br />

<strong>Ma</strong>is… elle a fait le tour du comptoir, sortant de son refuge, passant devant lui (avec la coupelle),<br />

toute petite mignonne (à courte distance)… Pour aller vers la table, avec la dame, euh… une<br />

seule chaise, euh…<br />

– m… maname, s… si v… vous n’avez f… fini…<br />

– Hein ?! Non, là ! Tu vois, j’ai fini l’truc, mais je mâche ! Tu permets ! Oui !<br />

Et… la petite jeune fille, elle toujours si douce peureuse, a… presque, froncé les sourcils,<br />

comme pour exprimer sa désapprobation. Ça a mis la dame en colère :<br />

– Eh ! Ch’t’emmerde ! C’est la cliente qui décide ! Combien d’temps ! Je prends le temps qu’je veux !<br />

Merde, on chasse pas l’client ! Qu’t’es con, ‘spèce de débile !<br />

Oh… Il a fait un pas vers elles.<br />

– Ssht, madame, c’est un malentendu : je suis pas pressé…<br />

– Ben ouais ! Qu’elle est con, ste débile ! bougnoule et naine ! et bègue, la totale !<br />

Oh… elle baissait les yeux, la petite jeunefille, comme terrassée par la violence des mots en<br />

rafale.<br />

– Ssht, madame. Moi je trouve manemoiselle très très bien, gentille et appliquée. Et je la remercie<br />

d’avoir essayé de… que… je sois moins retardé, si j’étais pressé, mais je suis pas bien pressé.<br />

– Ouais ! Elle est complètment con !<br />

115


– Non, si gentille, essayant, maladroitement de…<br />

– Ah-ah-ah ! Eh, t’es un habitué ?<br />

Mh ? Oui.<br />

– n… n’a v…viendé s… cent quahante et… et un f… fois… s… si j… gentil… n… ne puss gentil nu<br />

monde…<br />

??? Elle avait compté ? Ou une intelligence surdouée, capable de retenir des milliards de<br />

détails, de comptes…<br />

– Ah-ah-ah ! J’vois l’genre ! Eh, ptite, en plus, hein, il est le pluss beau du monde, hein ?!<br />

Et elle a hoché le menton ! Oh, petite chérie…<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’elle est con ! Ah ben ! J’comprends mieux, qu’è m’foute dehors ! Pour son connard<br />

chéri !<br />

– Non, shht, madame… c’est simplement de la gentillesse, amicale, on s’entend très bien, elle et<br />

moi…<br />

– Ah-ah-ah !<br />

La petite jeune fille était cramoisie, sans protester, sans dire : « Non, madame, c’est pas ça,<br />

allez pas raconter ça à mon copain, surtout ». Non, ça ne semblait pas le sujet.<br />

– Et toi, connard ! Pourquoi qu’faut t’asseoir ?! T’as pas d’varices ni rien, à ton âge ! Combien ?!<br />

d’âge !<br />

– Euh, vingt neuf, pardon. Non, euh… juste être là, le… le bonheur de minutes entières, en plus, avec<br />

manemoiselle…<br />

Rouge, la pauvre, rouge… Se mordant la lèvre, confuse perdue.<br />

– Ah-ah-ah ! Rgarde la ! Ah ben ! Un aveugue pareil, normal qu’elle le retienne ! Qu’elle veut virer les<br />

vieilles qui prennent la chaise, ah-ah-ah !<br />

– Non, prenez votre temps, madame, tout va bien.<br />

– Oui c’est ça, salon d’thé, ça s’appelle, j’crois ! Même si on bouffe pas du thé, merde !<br />

– Heureusement que vous mâchez pas vos mots…<br />

– Hein ?!<br />

– Rien, un jeu de mots, pardon.<br />

– Ouais !<br />

– n… ne dihe… s… si gentil, v… vous dihe…<br />

– Hein ?! Ta gueule, la naine !<br />

– Ssht, madame : manemoiselle a compris, le jeu de mots, que je disais, simplement. C’est pas grave.<br />

– Ouais ! Dans l’genre très con, moitié coincés, débiles, vous allez bien ensemble ! <strong>Ma</strong>is v’z’êtes pas<br />

l’genre « conversation mondaine, salon d’thé », non, bande de nuls ! Moi j’ai la place, je mâche,<br />

j’digère, j’repose mes jambes, voilà !<br />

– Voilà, oui.<br />

– v… voiha, m… mèhci, m… mèhci…<br />

Et une autre dame, un peu jeune, était en train d’entrer, la petite jeune fille perdue, ne savait<br />

pas quoi faire de la coupelle flan-cuillère.<br />

– Je vais la prendre, merci beaucoup, manemoiselle.<br />

– m… mèhci, m… meaucoup…<br />

Elle est retournée, très vite, derrière son comptoir. La vieille a soupiré :<br />

– Wah, mes articulations aussi, font chier, merde ! J’me rpose, là, ouais ! C’est ça, salon d’thé !<br />

Il a souri.<br />

– C’est merveilleux, oui, avec ma petite pâtissière chérie, un salon de thé…<br />

116


VACANCES AUTREMENT ABORDÉES<br />

Cette année, la pâtisserie allait encore fermer en Août, comme son usine à lui, et… donc, il<br />

n’aurait pas la chance de revoir sa petite pâtissière adorée « 5 fois par semaine » au lieu d’une seule,<br />

ce qui aurait été le miracle, si l’usine fermait en Juillet à la place. Non : au contraire, un long mois,<br />

sans la revoir, sans ses sourires, et petits flans délicieux (même si c’était pour lui un alibi, pardon).<br />

Oui, et… l’an passé, comme les deux années précédentes, il lui avait demandé :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous allez « partir », en vacances ?<br />

Et elle avait répondu, chaque fois :<br />

– v… vous n’allez p… pahtih… n… n’en vacances… ?<br />

Comme quand un type, client, disait : « fait chier ce gel sur les trottoirs ! T’aimes le gel, toi<br />

ptite conne ?! ». Elle répondait « v… vous n… n’aimez n… ne gel… ? ». Et c’était bien la réponse<br />

attendue, puisque le type grognait « Ben non, personne aime ça, fait chier ce gel, ouais ! C’est bien<br />

vrai ! ». Il l’avait entendu, ce mécanisme, de question retournée poliment, des dizaines de fois… enfin<br />

peut-être pas deux ou trois dizaines, mais plus de une dizaine, assurément, en trois ans et demi. Dont<br />

trois fois avec lui, pour son voyage de vacances. A sa question à elle, demandant – donc – s’il partait,<br />

lui, il avait toujours répondu « Non », mais sans insister, restant poli, anodin, simple conversation,<br />

sans la pourchasser « façon interrogatoire personnel », pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is, cette année, et puisqu’après 141 rencontres, sourires, ils étaient presque<br />

« connaissances » maintenant, il a osé envisager une variante :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si ça ferme, un mois entier, vous… allez « partir », en vacances ?<br />

Elle a souri, très doucement, reconnaissant leur question traditionnelle, apparemment. Gentille.<br />

Elle a murmuré :<br />

– v… vous n’allez p… pahtih… n… n’en vacances… ?<br />

Comme d’habitude, mais là, au lieu de « Non », il a essayé :<br />

– En ce qui me concerne, je pars pas, non, mais… je m’inquiétais un peu pour vous, pardon. Chaque<br />

année, vous revenez de vacances toute toute pâle…<br />

Elle a rougi, parce que – peut-être – ça sous-entendait qu’il la regardait, et comme une personne,<br />

pas une machine distributrice de flan et rendu de monnaie – ou… interprêté comme, euh…<br />

l’idée qu’il aurait voulu la voir en bikini, ou monokini, seins à l’air, pardon.<br />

– p… pahdon, t… t’è laide… p… pahdon…<br />

Très laide, elle ??? Oh non… Il a souri, immensément.<br />

– Non, très jolie, la couleur compte pas… Juste, euh…<br />

Elle avait rougi, immensément, baissé les yeux. <strong>Ma</strong>is sans colère, ouf.<br />

– Juste, je me disais : si vous restez à l’intérieur, dans les bras de votre chéri, c’est bien. <strong>Ma</strong>is si vous<br />

êtes enfermée, triste, solitaire… c’est triste, pardon.<br />

Et… elle a relevé les yeux, larmoyante, comme « touchée ».<br />

– m… mèhci k… comp’ende…<br />

Comprendre ? Comprendre quoi ? Il avait dit deux choses à la fois, imbécile ! Comprendre<br />

qu’elle avait un petit ami, et accepter ça sans jalousie ? Ou comprendre qu’elle était seule ?<br />

– Euh, je… j’ai pas compris, pardon. Avec un chéri, vous êtes ?<br />

Elle a fait une petite moue triste, en silence, comme de reproche gentil. <strong>Ma</strong>is il ne comprenait<br />

pas davantage : soit « allez, faites pas le triste, vous, pour autant », ou bien « oui, vous moquez pas<br />

de moi, toute seule en ce moment ». Silence. Il ne respirait plu’, attendant un mot d’explication. Et elle<br />

a semblé déchiffrer son regard perdu, chercher les mots pour dire, gentille.<br />

– p… pèhsonne y… y voudhait n… ne u… une k… comme moi…<br />

??? Et comme Ulysse… (on lui avait raconté à l’école).<br />

– « Mon nom est personne », alors, manemoiselle… On pourrait se voir, se promener, alors, vous et<br />

moi, ce mois qui vient…<br />

Elle a rougi, très fort, avec un immense sourire, retenu, coincé, perdue… En faisant Oui, oui,<br />

oui… Et c’est ainsi qu’ils sont devenus officiellement camarades… puis amis, en se revoyant les samedis<br />

et dimanches, après-midi, en septembre et plus… Et pour le mois d’Août suivant, même, ils<br />

sont partis en voyage, si-si, et tous les deux. Voyage de noce, deux semaines ensemble les yeux<br />

dans les yeux… aux Philippines, sur la plage presque déserte de Robinson Crusoë, jardins et bungalows<br />

(Robinson Cruse Beach Resort). C’est immensément beau les vacances, finalement.<br />

117


LIBÉRATION, PROFESSIONNELLE OU SENTIMENTALE<br />

Gérard avait toujours su que – faisant semblant d’être un client normal, simplement fidèle – il<br />

profitait indûment de sa petite pâtissière adorée. Même si (compte tenu de l’intuition féminine dont il<br />

avait entendu parler) elle devait le savoir amoureux secret, elle était professionnellement tenue de<br />

l’accueillir, lui sourire même. Il avait donc programmé à la visite numéro 100, centième vendredi de<br />

bonheur, la « déclaration » : « manemoiselle, est-ce que – personnellement – ça vous gêne que je<br />

revienne ? est-ce que ça vous gêne un peu ou beaucoup, pardon… ». <strong>Ma</strong>is il y avait d’autres<br />

client(e)s derrière lui ce jour là, et le(s) suivant(s). Et, finalement, il avait décidé de le dire le jour numéro<br />

150, si elle était encore là, pas encore partie se marier à un milliardaire musclé. Là, on en était à<br />

la visite 141, et bientôt il s’attellerait à la tâche, rude, de trouver un énoncé formulable en tous les cas,<br />

même en présence d’autres client(e)s. <strong>Ma</strong>is ce n’était pas encore le moment, pensait-il.<br />

Pourtant, en cette visite 141, incroyable : sa petite chérie a « parlé »… Enfin, elle toute silencieuse<br />

effacée mignonne, elle ne parlait pas spontanément, d’habitude, avec lui, gentille souriante<br />

seulement, sachant qu’il prenait toujours un flan, et qu’il connaissait le prix… mais avec les autres<br />

gens, elle était parfois forcée de répondre, de dire, pauvre petite bègue souffrant à chaque mot.<br />

<strong>Ma</strong>is, pire, ça semblait les mots fatidiques :<br />

– m… meu-s… sieu… n… n’est-ce v… vous pen-sez… n… n’amouh… s… c’est l… libéher n… ne<br />

l’aute…<br />

(Monsieur, est-ce que vous pensez que l’amour, c’est libérer l’autre.) Il y avait un « est-ce<br />

que », mais ce n’était clairement pas une question. Et, il a encaissé ça, dans les dents, comme signifiant<br />

très clairement : « me faire prisonnière, de mes obligations professionnelles, vous trouvez que<br />

c’est de l’amour propre et pur ? ne revenez plu’ jamais, ce sera mieux ». Hélas.<br />

Il y avait quelqu’un derrière, et… mais… incroyable : la petite jeune fille le regardait droit dans<br />

les yeux, elle si timide repliée, d’habitude. Et ses sourcils n’étaient pas du tout froncés, en rejet, il n’y<br />

avait aucune colère, au contraire comme une immense détresse. Etait-ce le sentiment : « je veux pas<br />

tuer un homme, mais comprenez que vous avez pas le droit, allez voir un psychiatre » ? Non, elle<br />

semblait malheureuse. Et, alors, il a risqué… sa dernière chance, de survivre (avec peut-être une<br />

photo de son doux visage, une adresse où envoyer un « bonne année » chaque nouvel an… camarade<br />

distant, vivant…) :<br />

– Euh, je… vais y réfléchir, oui, pardon. Là, en mangeant ce flan délicieux, je… vais aller m’asseoir,<br />

sur le banc public, là-bas à gauche. Regarder les voitures, peut-être une heure.<br />

(Il devait être dix-neuf heures, la pâtisserie fermait à sept heures quinze.)<br />

– Si quelqu’un du quartier vient me parler, m’aider à faire le point, je dirai merci, pardon. Merci.<br />

Et, immensément sérieuse, larmoyante, sans crainte aucune (le sachant non violent ?), elle a<br />

hoché le menton, et baissé les yeux, ramassé les pièces. Lui, il a pris le petit paquet, il est sorti, en<br />

disant « ‘Soir », pour faire semblant, la dame derrière écoutant, visiblement.<br />

Et donc, il est allé jusqu’au banc là-bas, les épaules immensément lourdes, essayant de ne<br />

pas traîner les pieds, cassé qu’il était. Il allait sans doute mourir, de chagrin, mais c’est pas grave – la<br />

partie affreuse, c’était d’avoir obligé, celle qu’il aimait, à faire ce pas terrible (parler, presque en clair).<br />

Au lieu de lui demander, implicitement, à la visite 140, ou 125. Quelque chose comme : « Les femmes,<br />

ça lit des romans sentimentaux, nous les hommes on y connaît rien pardon. Dites : vous savez si<br />

on a le droit ? de revenir voir une employée de commerce, secrètement aimée, et qui peut pas nous<br />

envoyer promener ? prisonnière pardon… il vaut mieux ne plu’ revenir ? dans un cas comme ça ? ».<br />

Oui, il aurait dû. Il n’était qu’une merde, vraiment, puante immonde. Il devrait peut-être se jeter sous<br />

un camion, qui passe, comme celui-là… <strong>Ma</strong>is pas devant son magasin, non, ce serait atrocement<br />

méchant de lui dire ainsi « regardez, c’est votre rejet qui a tué, bravo ! votre Seigneur, s’Il existe, Il va<br />

le mettre à votre compteur ». Soupir, infinis soupirs. Silence. Bruits d’auto. <strong>Ma</strong>nger le flan quand<br />

même, la gorge serrée, pardon. Ne pas vomir, essayer. Soupirs.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Sa petite pâtissière, oh, déjà. Si merveilleuse jolie, sans sa blouse blanche aussi. Habillée<br />

toute pudique et humble, grise, délicieuse.<br />

– Merci infiniment, manemoiselle, de vous être arrêtée, parler, un peu.<br />

– m… mèhci…<br />

Oui, il fallait dédramatiser, et en ce sens, il allait l’aider, oui. Elle avait sans doute des centaines<br />

de suicidés sur la conscience, si belle timide et faible, irrésistible…<br />

– Vous disiez, manemoiselle, oui : « aimer, c’est laisser l’autre libre » ?<br />

Elle… semblait au bord des larmes, elle a fait Oui. Et… il cherchait les mots, pour dire, euh…<br />

quelque chose comme (dit plus doucement) : « donc je reviendrai pas vous regarder, trop jolie pardon,<br />

118


et je vous mettrai pas ma mort sur la conscience, je vais devenir légume, voilà. » Enfin, sans dire,<br />

euh…<br />

– k… que v… vous t…tènement z… z’inténigent…<br />

? Hein ? Elle se moquait de lui, amoureux idiot (pardon) ? Non, toute sérieuse, presque malheureuse…<br />

– v… vous n… n’avez comp’ende…<br />

« Vous avez comprendre » ? compris ?<br />

– j… je n’ête l… la pluss z’amouheuse du monde… ne vous… d… dans mon cœuh…<br />

??? Hein ? Elle le croyait mythomane ? S’imaginant aimé en sens inverse ? <strong>Ma</strong>is non ! Il faisait<br />

très clairement la différence (entre ses rêveries d’endormissement et le monde extérieur, vrai ou<br />

cauchemar)…<br />

– et… je nois v… vous dih… v… vous êtes p… pas obigé n… ne heviende…<br />

Pas « obligé » de revenir ? Hein ? Pas « autorisé » à revenir, elle voulait dire, sûrement. Pauvre<br />

chérie, sans doute d’origine polonaise, ayant des difficultés avec notre langue méchante, pardon.<br />

– j… je v… va p… pas me tuer, s… si v… vous me dih… ne faut vive… (sans vous hevoih…)<br />

??? Non, c’était le contraire, il n’y comprenait rien.<br />

– Attendez, manemoiselle, pardon, je… comprends rien, pardon, je… suis vulnérable, ce soir, un peu<br />

secoué, par tout ça, ou quoi. Ou un microbe mangé à midi, je veux dire (c’est pas votre faute).<br />

Elle a reniflé, elle pleurait, oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, j’avais prévu de vous dire ça, à ma visite numéro Cent (c’est la 141 aujourd’hui, pardon).<br />

Elle a fait Oui, mystérieusement, avec une ébauche de sourire, et ses lèvres ont même semblé<br />

dire « mèhci » (comme « merci d’avouer »).<br />

– Je devais dire : « manemoiselle, je sais que tous les hommes tombent amoureux de vous, automatique,<br />

pardon, mais qu’est-ce qu’on doit faire, pour pas déranger, et pas mourir, le cœur brisé ? est-ce<br />

qu’on peut revenir, en faisant semblant d’être client, sans déranger ? ».<br />

Elle a cligné les yeux, toute perdue, la bouche entrouverte.<br />

– n… non, s… c’est n… ne cont’aih… p… pahdon…<br />

– Le contraire ?<br />

– s… c’est moi et… et nes autes…. ne f… folles z’amouheuses ne vous…<br />

Sans clin d’œil, rien, sans éclater de rire. Il n’y comprenait rien.<br />

– Euh, non, pardon, bien sûr : c’est moi (et tous les hommes), on tombe amoureux de vous, fatalement.<br />

Eberluée. Cherchant son souffle.<br />

– m… meu-s… sieu j… je p… pas n’inténigente, p… pahdon…<br />

– Adorable, oui.<br />

Elle a eu un petit sourire, timide, et elle s’est reconcentrée sur son idée.<br />

– n… na seule ch… chose j… je suis sûh… n’au monde… s… c’est j… je n’ête n… n’une hien nu tout,<br />

et f… folle z’amouheuse ne vous…<br />

??? Il a dégluti. Non, c’était immensément trop beau pour être vrai.<br />

– Oui, c’est ce que je dois dire, vous avez raison : je suis un moins que rien, et fou amoureux de vous,<br />

pardon, qu’est-ce que je peux faire, pour pas en mourir ?<br />

Catastrophée, perdue.<br />

– j… je p… pas k… pas capabe n… ne héfléchih… n… n’aidez moi, z… ze vous en suppie…<br />

??<br />

– Euh, attendez… si… si vous… plaisantez pas, euh…<br />

Elle n’a pas souri, ni fait de clin d’œil, ironique. Toujours pas.<br />

– Vous seriez sûre de m’aimer, et vous pensez ne valoir rien.<br />

Oui, ferme.<br />

– Et moi, je suis sûr de vous aimer, et je pense ne valoir rien.<br />

Ebahie, perdue.<br />

– Si on additionne les termes, ça fait : je vous aime c’est sûr, vous m’aimez c’est sûr, je suis un nul<br />

c’est pas sûr, vous êtes une nulle c’est pas sûr.<br />

Et… un immense sourire, immense immense, se dessinait sur ses traits, petite chérie. Libérée…<br />

Oui, ouf, et ça pouvait tourner en mariage au lieu du suicide prévu (double suicide même, pardon).<br />

Ils revenaient de loin.<br />

119


LE PRIX EST RELATIF<br />

La toute première fois, qu’il avait rencontré sa petite pâtissière chérie, il avait hésité, pour le<br />

gâteau à choisir, il avait demandé le prix. <strong>Ma</strong>is… les 139 fois suivantes… (il avait déjà acheté 140<br />

petits flans en 140 vendredis – aujourd’hui était le cent quarante et unième) elle avait toujours apporté<br />

un flan en le reconnaissant, sans rien demander, souriante complice (de sa gourmandise coupable –<br />

en fait amour secret pour elle mais chut, il faut pas le dire)… Et il avait toujours posé trois pièces, le<br />

compte pile : Un Euro plus Vingt centimes plus Vingt centimes, pour faciliter sa gestion de caisse (il<br />

allait prendre, de temps en temps, deux rouleaux de pièces, à la banque).<br />

<strong>Ma</strong>is, donc, à ce sujet, (au cours de sa quatrième année de visites) le 141 e vendredi a tout<br />

chamboulé. De manière complètement inattendue.<br />

La dame devant lui a demandé trois flans, et… ce n’était pas grave, s’il n’en restait plu’ après<br />

ça, il prendrai un éclair ou mille-feuilles. OK. En donnant deux Euros, au cas où ce soit plus cher. Il a<br />

jeté un œil dans la vitrine, pendant que la petite jeune fille tremblante prenait les flans… Il y en avait<br />

quatre, ouf, il en resterait un pour lui (celui avec l’étiquette de prix plantée – tournée vers l’extérieur).<br />

– Combien ch’te dois, ptite conne ?!<br />

Elle tremblait perdue, elle ramenait avec précaution les trois flans, sur son plateau, sans risquer<br />

de tomber.<br />

– Hein ?! Microbe !<br />

Là, il n’en pouvait plu’, lui, pardon. Il fallait protéger sa petite naine chérie :<br />

– <strong>Ma</strong>dame, s’y vous plaît. <strong>Ma</strong>nemoiselle est de petite taille, mais infiniment gentille, et appliquée. Et<br />

c’est mignon, la petite taille, pour une jeune fille.<br />

– Ah-ah-ah ! N’importe quoi, connard ! Et les mannequins super-vedettes, tu crois qu’è sont nabots<br />

comme ça ?! Les plus belles femmes du monde !<br />

– Euh, pour plaire aux acheteuses, è sont grandes comme des hommes, c’est pas illogique.<br />

– Ah-ah-ah ! N’importe quoi, éh tordu ! Non, éh, « ma grande et belle », ah-ah-ah, combien ch’te<br />

dois ?!<br />

La petite jeune fille, toute toute rouge (pardon) ne semblait pas en état de répondre.<br />

– Ben non, je l’sais, connasse : c’était Un cinquante pièce y’a six mois, ce flan, y’a plu’ d’inflation, et<br />

c’était marqué dsu ! Donc quat’cinquante les trois ! Ch’suis super-bonne en calcul mental, moi !<br />

??? Un cinquante depuis (au moins) six mois ??? Et… elle, petite employée chérie, acceptait<br />

son Euro quarante, sans rien demander de plus ??? Pardon, oh… comme pensant qu’il escomptait<br />

10% de remise pour sa fidélité, oh…<br />

La dame a payé, hilare.<br />

– En tout cas, super, on aura bien rigolé ! Putain, une naine « mieux » qu’les super-top-models, ahah-ah<br />

! Super silhouette, rachitique et tout : géniale, pour vende les robes d’grand gala aux éthiopiennes<br />

affamées, ah-ah-ah !<br />

Et… la dame est partie. Et la petite jeune fille était toute toute rouge, mais pas souriante, non,<br />

comme immensément coupable, perdue. Euh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, c’est… ma faute, pardon. Je paierai Un cinquante, maintenant, toujours, promis.<br />

Elle a tressailli, et… levé les yeux, larmoyants, oh…<br />

– ou… i… ? v… vous n’allez heviende… ? k… quand même… ?<br />

??? Comme si elle avait craint que l’augmentation fasse perdre sa clientèle…<br />

– Oui, bien sûr, manemoiselle, et je… euh, pour remercier de… cette réduction, de fidélité, merveilleuse<br />

gentille, euh…<br />

Elle a rabaissé les yeux, encore plus rougissante, mais avec un sourire confus, timide adorable…<br />

– Je voudrai rembourser, amicalement, ces ristournes dont j’avais pas conscience.<br />

Cramoisie, la pauvre… Euh, oui, il percevait le malentendu, il hésitait à dire en clair<br />

« Craignez rien, même si en m’endormant j’aime rêver que vous m’aimez en secret aussi, je sais que<br />

c’est pas vrai, que c’est votre patron qui vous a dit de faire comme ça : petite réduction aux superfidèles<br />

clients ».<br />

– A votre patron, je veux dire.<br />

Elle a entrouvert la bouche, perdue. Et sa rougeur avait disparu, elle avait même pâli. Sans<br />

qu’il comprenne, du tout (puisque son visage n’avait pas du tout exprimé la joie anodine de recevoir<br />

un peu d’argent pour elle-même). Euh… enfin, il entrevoyait une explication, complètement dingue,<br />

mais c’était même pas la peine d’y penser (elle aurait ajouté dix centimes de sa poche depuis des<br />

mois, et serait immensément embarrassée d’expliquer à son patron ce paiement brut soudain, réparant<br />

quoi ?). Non, euh… Ou faire un chèque, laissant le destinataire en blanc, comme si c’était pour<br />

son patron, mais elle pourrait écrire son nom à elle, pour être remboursée, oui.<br />

120


– Je peux faire un chèque, euh…<br />

Elle a rougi, souri, à nouveau, très très fort. Ouf, ça semblait décoincer quelque chose, qui<br />

l’avait terrorisée ou quoi. Une gestion de caisse pas juste ou quoi, oui. Simplement.<br />

– Et, euh… si vote patron veut que j’èsplique, ce don, il peut m’écrire (j’ai pas le téléphone), et je répondrai<br />

que vous êtes la plus merveilleuse employée du monde, manemoiselle, je le remercie de vous<br />

embaucher…<br />

Rouge, la pauvre… Il a fait le chèque : en comptant 140 fois dix centimes, ça fait 14 Euros.<br />

– m… mais j… je sais pas l… lihe…<br />

Hein ? Ben si, elle savait lire et écrire (même si beaucoup de gens la traitaient de « débile<br />

mentale », pardon) : elle prenait les commandes, et plein de gens payaient les gros gâteaux par chèque,<br />

qu’est-ce que… ? Ou bien…<br />

– Euh, mon nom, c’est Nesey, Jérar’ Neussé, ça se prononce. Pardon.<br />

Elle a rougi, très fort, et puis levé les yeux aux Ciel (plafond) en joignant les mains, comme<br />

pour un silencieux « Merci Seigneur »… Oh… Est-ce qu’il fallait… insister ?<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, ce… chèque, ça sera pour votre patron, ou pour votre porte-monnaie, si c’est vous<br />

qui ajoutiez les dix centimes…<br />

Toute toute rouge timide, elle a fait Oui.<br />

– <strong>Ma</strong>is, en dehors de l’argent, enfin : côté « geste gentil »… j’ai pas remboursé, encore.<br />

Elle a frémi, comme peureuse.<br />

– Vous inquiétez pas : je voulais dire, euh… moi, comme geste gentil, et simple et pur, je pourrais<br />

vous aider, à apprendre à lire, manemoiselle. Avec une infinie patience, gentillesse. Sans jamais de<br />

colère, juré. Même s’il faut mille leçons, très doucement, à notre vitesse…<br />

Elle a levé les yeux au plafond, encore. Transportée, de bonheur pur. Il ne comprenait pas<br />

tout, mais elle lui a expliqué, bien plus tard, qu’elle gagnait cinq euros par semaine (le prix d’une demiheure<br />

de travail, le foyer social prenant le reste), et elle avait investi presque toutes ses économies,<br />

quatre mois auparavant – vingt sept Euros – dans une fontaine sacrée, plouf, en priant pour un miracle,<br />

et connaître son prénom à lui, plus merveilleux monsieur de l’Univers (plus que le Seigneur Jésus,<br />

même)…<br />

Enfin, il n’était pas un prince, et il a seulement « loué » la robe de mariée, quatre ans plus<br />

tard, après deux cents cinquante leçons de lecture-écriture (et loué le costume, pour lui, aussi). C’était<br />

plus cher que les quatorze et vingt-sept Euros miraculeux, mais sans doute moins cher qu’une agence<br />

matrimoniale (elle même : peu chère pour sauver une vie ratée, économiser l’enterrement prématuré).<br />

Tout est relatif, oui.<br />

121


BURQA-LUNETTES<br />

Gérard regardait sa petite pâtissière chérie, si triste encore ce soir, faisant le petit paquet inutile.<br />

– Ça va, manemoiselle ?<br />

Elle a pincé les lèvres, comme coupable d’avoir laissé voir son chagrin (pardon : il aurait dû se<br />

taire, ne pas avouer que… enfin, elle n’était pas « comme il faut », ce soir encore, pour les clients<br />

habituels). La dame derrière lui s’est raclé la gorge, en signe de désapprobation, et la petite jeune fille<br />

n’a rien répondu, ou presque. Qu’un murmure « m… mèhci, p… pahdon… » à son habitude, comme<br />

pour recevoir les pièces. Il a failli soupirer – d’auto-colère (envers lui-même) mais il a fait le gros effort<br />

de ne pas soupirer, pour ne pas que la petite jeune fille croit entendre ça comme mouvement<br />

d’humeur, de désapprobation envers elle, pardon. Alors… il a juste sorti ses trois pièces habituelles :<br />

1+0,20+0,20, oui. Il les a posées dans le réceptacle. Silence. Regarder le mur, sans la faire souffrir<br />

par son regard insistant, pardon. Ou regarder la vitrine. Gâteaux, oui. Dehors, regardant la vitrine aussi,<br />

il y avait une dame arabe en burqa, et en plus : avec lunettes de soleil noires, dès fois qu’on risque<br />

de voir les yeux… Enfin, le soleil couchant de Juin était un peu gênant, pour cette rue orientée Est-<br />

Ouest, mais ça semblait pas le problème, en jeu, dans la pudeur. Oui, et lui qui venait « regarder » sa<br />

petite pâtissière chérie, il se faisait honte, pardon. Elle si belle jolie mignonne, oui, sans faire exprès la<br />

pauvre… sans maquillage jamais, sans bijoux – même si elle était peut-être en minijupe et décolleté,<br />

sous sa blouse toujours « ras du cou ». Enfin, non, il y a trois ans, quand – en vacances, ici à Lille – il<br />

était revenu chaque jour ici pour la revoir davantage (en vain), euh… les deux autres femmes avaient<br />

des décolletés (modérés ou criards), il n’y avait que sa petite chérie qui rabattait ce pan de blouse, là,<br />

bouton du haut. Non, ne pas la regarder trop, pardon. Dehors la « dame cosmonaute » en noir était<br />

toujours là, immobile. Euh… il avait entendu, dans les propos contre la burqa, l’idée que sous les vêtements<br />

amples très longs, pouvait se cacher un homme avec une bombe terroriste. Et Gérard se<br />

demandait s’il devait rester, protéger sa chérie, ou…<br />

Il a croisé ses yeux, petite chérie, en se tournant vers elle, mais elle a aussitôt baissé le regard,<br />

vers son petit paquet, fini, oui, pardon. Retour au comptoir. Il n’a pas dit « voilà, j’ai mis les pièces,<br />

là », elle n’était pas aveugle. Elle a murmuré « m… mèhci, p… pahdon… ». Et il a conclu comme<br />

d’habitude : « Oui, merci pardon, manemoiselle, ‘soir »… Et il est sorti, mais euh… inquiété, un peu,<br />

par cette histoire de bombe potentielle, et… la dame arabe, comme démasquée, s’était tournée vers<br />

lui, il a froncé les sourcils. <strong>Ma</strong>is sans savoir quoi dire ou faire – on ne peut certes pas dire : « faites<br />

voir ce que vous cachez (éventuellement) sous cette robe immense », euh…<br />

– Msieur, venez, à l’écart, par là.<br />

Hein ? C’est elle qui parlait, sans se faire discrète, innocente inaperçue ? C’était contradictoire<br />

avec cet uniforme. Quoique… à la télé (chez ses parents, chaque mois, il voyait la télé, un peu, les<br />

« informations » sionistes), ils disaient : « les femmes en burqa, c’est souvent des bien-françaises,<br />

blondes ou quoi, qui font ça pour emmerder le monde, leurs parents ou quoi, pour hurler leur<br />

haine tordue de notre société libre et bonne et protectrice d’Israël ».<br />

– euh…<br />

<strong>Ma</strong>is il a suivi la dame, souriant un peu. (Secrètement, il espérait qu’elle allait sortir un couteau,<br />

le tuer lui – qui allait empêcher l’explosion de la pâtisserie – et quand il allait s’écrouler, les passants<br />

interviendraient, sa petite pâtissière serait sauvée, il serait mort pour elle, super.<br />

– Ouais, mec ! Eh. J’suis déguisée, là, pour pas qu’la ptite naine me r’connaisse ! J’suis pas une bougnoule<br />

!<br />

? Il a froncé les sourcils. Hein ? c’était bien la petite jeune fille qui était personnellement visée<br />

? La dame a enlevé ses lunettes noires, maintenant qu’ils étaient à distance du magasin, un peu,<br />

et ses yeux étaient bleus – mais restait l’hypothèse-télé de blonde terroriste déguisée.<br />

– Eh ! On peut parler quèque part ? Faudrait qu’j’enlève cette tenue débile, mais merde, si j’enlève ça,<br />

ici, y’a des bougnouls qui peuvent me trucider, pour rébellion cont’ la rligion, une connerie comme ça,<br />

hein ?<br />

Il n’avait pas confiance, mais ils s’éloignaient du magasin, l’explosion éventuelle ne menaçait<br />

plu’ sa petite chérie, ouf.<br />

– Ouais, OK-OK ! Tu viens juste achter un gâteau, « qu’est-ce que j’t’emmerde », tu t’dis, mais ! éh !<br />

c’est une question de vie ou de mort, pour la ptite.<br />

Il se souvenait des cours d’aïkidô, qu’il avait reçus, autrefois, il aurait pu se mettre en position<br />

de défense, pour terrasser l’attaquante au couteau imminente, mais le scénario « mourir pour son<br />

adorée » lui paraissait très préférable. Il a juste gardé les yeux froncés, en tenant son petit flan comme<br />

si de rien n’était.<br />

122


– Ouais, ch’t’èsplique ! Visiblement (j’vous ai rgardés) : t’as bien rmarqué qu’elle est très très bas, côté<br />

moral ! Et dpuis plusieurs semaines !<br />

Oui. <strong>Ma</strong>is qui c’était cette dame ? Pourquoi menacer la délicieuse jeune fille ? Si un homme<br />

avait été séduit par elle, le mari de la fausse musulmane, euh… c’était pas la faute de la petite pâtissière,<br />

cachant presque sa beauté infinie… (et sans attirer l’attention, à l’opposé de cette burqa en<br />

France).<br />

– A priori, elle va se suicider, dans les vingt jours qui viennent.<br />

– hein ??<br />

– Y’a que toi qui peut empêcher ça !<br />

– hein ???<br />

– Hé, ch’uis sa tutelle ! J’la connais mieux qu’personne ! Et là, ch’uis en dehors d’mes heures, merde,<br />

pour assitance à personne en danger, tu l’comprends ça ?! Alors, bouge ton cul aussi !<br />

– euh… mdame, je… ferai n’importe quoi pour elle, n’importe quoi, je le jure.<br />

– Ouais ! C’est s’qui m’semblait, à ton rgard, pour cette conne, nulle à chier !<br />

– l’insultez pas, madame, s’y vous plaît.<br />

– Ben, éh ! Pas étonnant, connard – si tu la défends comme ça – qu’è soit tombée folle amoureuse de<br />

toi ! Anormal !<br />

??? La petite jeune fille serait… « amoureuse » de lui ? Pour de vrai ? (comme dans les rêveries<br />

idiotes qu’il faisait en s’endormant, chaque soir)…<br />

La dame l’a emmené à un « restau rapide, <strong>Ma</strong>c-Truc-<strong>Ma</strong>chin » et elle lui a demandé de<br />

l’attendre devant la porte des toilettes. Plusieurs minutes. Et puis une dame est sortie, âgée d’une<br />

quarantaine d’années, yeux bleus, cheveux courts (blonds, sourcils bruns), avec un vêtement noir plié<br />

dans ses bras. Il a froncé les sourcils.<br />

– Eh, connard, c’est moi ! Tu rconnais ma voix !<br />

– euh, mais… si… la… « vraie » ressort quand j’ai le dos tourné, et va faire exploser la pâtisserie…<br />

Elle a éclaté de rire, apparemment sincère.<br />

– Connard de connard, attends, j’t’èsplique : tu vas t’asseoir là, alors. Avec un œil sur les toilettes pour<br />

plaquer la terroriste-burqa quand elle sortirait (à supposer que !), et en même temps, tu m’surveilles<br />

moi qui vais achter à bouffer là, pour payer les chaises, pour causer tous les deux, OK ?<br />

Il a cligné des yeux, cherchant l’embrouille éventuelle.<br />

– euh…<br />

– Allez, on fait comme ça, m’emmerde pas ! Et puis : ch’te rappelle qu’t’as dit, explicitement t’as dit :<br />

qu’tu frais n’importe quoi pour ta ptite naine !<br />

Euh… « sa » petite naine, « à lui »… euh…<br />

– Rougis pas, connard. Tu vas faire deux choses pour elle, pour commencer. 1/ Tu m’payes ce rpas,<br />

pour qu’on discute comment la sauver, je peux moi mais avec ton aide.<br />

Ouf, oui.<br />

– Ouais, juré ! Et : 2/ (Pas bzoin d’me rembourser pour location d’burqua, j’l’ai juste empruntée à notre<br />

théâtre du personnel) mais tu m’feras un papier tt’à l’heure, ou tu dates tu signes, comme quoi j’ai<br />

géré ce cas de seize à vingt heures trente ou quoi, hein ?<br />

Euh, il était dix neuf heures trois, oui. Le dernier bus était à… peu importe, la survie de sa<br />

petite chérie était en jeu, oh… Il donnerait ses cinq litres de sang, jusqu’à la dernière goutte pour la<br />

malheureuse petite anémique, si faible la pauvre, si triste de s’éteindre, oh… envisageant de se suicider<br />

plutôt que de souffrir des semaines ou mois, abominablement.<br />

Il a hoché le menton, et… la dame a tendu la main, paume vers le plafond. Demandant un<br />

billet, oui, euh… Il a ouvert son porte-monnaie, pardon, euh… vingt euros, ça suffit ?<br />

– euh, tenez, je vous laisse le porte-monnaie, y’a vingt et des pièces en plus, un peu, pardon. Ça suffit<br />

?<br />

– Ch’ais pas : tu veux bouffer quoi ?!<br />

– moi, rien, merci, j’ai ce petit flan, sacré, ça suffit.<br />

Elle a re-éclaté de rire. Bizarre, il n’avait rien dit de drôle.<br />

– Ouais ! Allez ! Ça va aller ! Tiens, tu m’tiens ça !<br />

Euh… il s’est trouvé chargé du… tissu noir, burqa de théâtre ou quoi. Et euh, la dame est<br />

partie, à une sorte de bar de commande, et lui il s’est assis, à mi-chemin entre là et les toilettes, en<br />

arrière un peu pour tout voir à la fois. Et cinq minutes plus tard, peut-être, la dame est revenue, avec<br />

un plateau.<br />

– Ouais, comme c’est toi qui payes, et ‘pas sûre qu’l’admin’ m’paye les heures, j’me suis prise : double<br />

Cheese-Burger super-<strong>Ma</strong>x-pluss, avec Ketchup triple ! Et ! Grande frite, limonade grande, glacecachuète,<br />

yes, man ! So good !<br />

123


Elle s’est assise, et elle a commencé à manger. Euh, lui, il a déplié, doucement, le joli paquet<br />

fait par sa chérie.<br />

– Ah-ah-ah ! « Pliage sacré » ! C’est ça ?!<br />

Euh, qu’elle avait fait toute appliquée, oui, pour lui, avec ses petits doigts.<br />

– Ah-ah-ah ! Connard ! <strong>Ma</strong>is j’crois qu’on peut la sauver, là !<br />

Ouf. Oui, les cinq litres, il donnerait. Ou six litres, s’il avait ça, sans faire exprès. Jusqu’à la<br />

dernière goutte de son sang, oui. Tout vidé, il serait moins lourd à enterrer, bien.<br />

– Bon éh ! Avec ces vêtments nuls, t’as pas l’air d’la Haute ! S’en fout si j’parle la bouche pleine,<br />

hein ?!<br />

Oui, allez-y, pardon.<br />

– Alors, dis-moi : y’a quoi entre toi et la naine ?!<br />

Euh, outch, direct, euh… Répondre « je donnerai mes cinq ou six litres de sang, tout », ou…<br />

– Allez, accouche ! T’es pas un causant ?<br />

Non, pardon, euh.<br />

– Comme elle ! Ouais ! <strong>Ma</strong>is bouge ton cul, merde ! ‘Question d’vie ou d’mort, pour elle ! Et moi j’vais<br />

pas y passer la nuit ! Réponds s’qui t’passe par la tête, réféchis pas !<br />

– je… suis amoureux d’elle, comme tous les hommes, qui passent, pardon…<br />

– Ah-ah-ah !<br />

Ouf, elle le prenait bien, sans colère ni jalousie.<br />

– Eh ! Et tu crois qu’elle est quoi ?!<br />

?<br />

– euh, la plus merveilleuse personne de l’Univers, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! Oh-là-là ! Non mais ! Même si ces cons, y m’payent pas, j’aurais super-rigolé ! Eh, euh…<br />

hum, t’as pas euh… « remarqué » que… si ch’te dis « naine débile et mollasse », tu réponds quoi ?<br />

?<br />

– c’est… des mots méchants, jaloux, pour… dire son… « charme » : « petite humble toute toute<br />

douce ».<br />

– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Aaah-ah-ah ! Ouh, j’vais m’pisser dsu !<br />

?<br />

– pardon.<br />

– Ouais ! Pfouh ! Ch’te pardonne d’être aussi con ! L’amour rend aveugle, ouais, on dit !<br />

– tous les hommes, oui, pardon.<br />

– Non ! Enfin ! Toi t’es aveugue pour cette crevure, d’autes sont aveugues pour une grande conne<br />

basketeuse géante avec des super-gros-nichons et un cerveau d’moineau, tous les hommes sont<br />

cons, OK, mais pour la naine, là, t’es l’seul ! Garanti !<br />

??? Hein ?<br />

– Bon, allez, attends, je remâche un coup quand même, et on emballe le truc !<br />

Emballer quoi ? Les… aliments ? Pour emmener où ? Ou bien… « emballer une affaire », un<br />

argot de policier, ou d’assistante sociale, oui. « Tutelle », elle avait dit, et le mot « débile » pour sa<br />

petite chérie, oh… peut-être officiellement classée « handicapée mentale »… Et… il lui proposerait<br />

son amitié, et millions de bises, de réconfort, si elle voulait, petite pâtissière chérie… s’il était (incroyablement)<br />

son seul et unique admirateur…<br />

– Ouais, alors ! Son contrat est fini, d’insertion, à la naine !<br />

Oh…<br />

– Au fait ! Niezewska, è s’appelle ! Une bougnoule polak ! <strong>Ma</strong>is française maintnant ! Patricia, Niezewska<br />

!<br />

Oh, Patricia… d’origine polonaise comme Lucie Podolski, son amour à lui d’autrefois (à sens<br />

unique)… « Pa-tri-cia »… prénom adoré, dorénavant… et jusqu’à la fin du monde, prochaine, quand<br />

ils prendraient tout le sang, pour la pauvre, devenue insolvable, sans plu’ de salaire…<br />

– Eh, mec ! Toi tu t’appelles comment ?<br />

– euh, Nesey, pardon. Gérard Nesey, pardon. N-E-S-E-Y, mais ça se prononce Neussé, pas Nézeuï,<br />

pardon.<br />

– Ouais ! Bref ! La naine : ses deux postes en entreprise, mardi matin à la mercerie et vendredi aprèm’<br />

à la pâtisserie !<br />

Zut… si c’était fini… Sinon, euh, aux prochaines vacances, il pourrait (chercher dans<br />

l’annuaire un mercerie proche et) acheter des boutons de chemise, le mardi matin… Trop tard, merde.<br />

– Tous les deux finis au 31 Juin ! Donc è va rtourner, direct, chez les débiles, à Douai ! (Là où elle<br />

était, avant).<br />

Ah… Douai ? C’est dans le 59 aussi ? En train et/où taxi, euh…<br />

124


– Bon ! Donc, d’ton point d’vue d’mec, j’imagine, ça paraît clair : « merde, VRAIMENT débile elle<br />

est ?! », et puis « On s’en fout, j’peux trouver mieux, facile ! », hein ? <strong>Ma</strong>is…<br />

Euh, non, non pas du tout, mais elle mâchait, la dame, en regardant son plateau et sortant de<br />

sa bouche un morceau pas bon ou dur ou quoi. Pardon.<br />

– Yakr ! <strong>Ma</strong> dent d’sagesse, qui m’fait chier toujours ! ‘Va pas rcoller ça l’dentiste, ‘ s’en fout !<br />

Silence.<br />

– Bref ! Ouais ! La naine ! È s’est suicidée le 29 Juillet de ses 15 ans ! ET l’vingt-neuf juillet d’ses vingt<br />

ans ! Alors !<br />

Mon dieu, et… vingt cinq ans cette année ? Son anniversaire le 29 Juillet ? <strong>Ma</strong>is… pourquoi la<br />

dame avait parlé d’un suicide dans les vingt jours à venir ? donc en Juin…<br />

– Attends ! Tu comprends pas, mais faut qu’j’èsplique ! Attends, avec cette dent d’merde, ça m’tourne<br />

tout les idées en désorde ! Attends !<br />

La bouche grande ouverte, elle a enfoncé la main dedans, et lui, il a regardé ailleurs, pardon.<br />

Mon dieu, sa petite chérie s’étant suicidée deux fois comme lui… Quoique différemment : lui, c’était à<br />

ses quinze ans effectifs (quinze jours après le « adieu, fous moi la paix » prononcé par Lucie), et au<br />

moment des vingt cinq ans de Lucie (la sosie de Patricia, de visage), six mois avant ses vingt cinq ans<br />

à lui…<br />

– Mium-Mium ! Ouais, OK ! Mrm ! Ah ben ça va mieux ! <strong>Ma</strong>is avec la glace glacée, après, j’ai peur !<br />

Lui, il avait peur, un milliard de fois davantage, du décès de sa petite chérie dans la souffrance...<br />

Il a laissé la dame finir son gros chose fromagé. Et attaquer les frites.<br />

– Ouais, vingt neuf juillet d’ses vingt-cinq ans, c’était l’année dernière !<br />

Ouf… mais alors : sauvée ?<br />

– Hein ?! T’en dis quoi ?<br />

– sauvée ?<br />

– Ben non, enfin oui et non ! J’ai interviewé ses co-« locataires », au foyer social !<br />

Oh, logeant en foyer social, pauvre chérie, sans intimité personnelle, elle si timide repliée…<br />

(ou bien c’était une conséquence, une attitude de refus devenue « manière d’être »).<br />

– È m’ont dite : « la naine elle est heureuse, l’est folle amoureuse, d’un mec qu’elle voit l’vendredi, à<br />

son boulot d’merde » !<br />

– sans doute un… collègue, pâtissier, musclé, qui transporte les énormes sacs de farine sur<br />

l’épaule…<br />

– Ah-ah-ah ! Que t’es con ! Les mecs sont cons ! Y croient qu’y’a qu’le muscle, qui nous touche, éh,<br />

z’êtes trop con, moi je dis ! <strong>Ma</strong>is bref ! En tout cas, la naine elle a jamais rien raconté, jamais répondu,<br />

mais elle rougit comme une folle pour pas dire Oui, côté cœur, ça’a été super fastoche pour savoir,<br />

pour moi (moi super intelligente).<br />

Il cherchait l’air, un peu, perdu.<br />

– A la question « c’est un collègue ? », è répond Non, Un policier du quartier ? Non. Un client d’la<br />

pâtissrie ? là : le fard…<br />

– mais… dix mille clients…<br />

– Non : ptêtre une centaine : éh, j’étais là toute l’après-midi, aujourd’hui (sur le trottoir en face, jusqu’à<br />

s’que j’vois la scène, avec toi !)…<br />

? Une « scène » ? Hein ? L’intuition féminine ? La tendresse se lisait dans ses yeux ? Depuis<br />

le trottoir en face ?<br />

– Eh ! Ce sourire niais, de toi, en marchant, en arrivant !<br />

Pardon – lebonheur, de la revoir, pardon (bonheur sans faire exprès, mêlé d’inquiétude, pour<br />

cette tristesse en elle, Patricia, ces dernières semaines…).<br />

– Et puis vous rgarder à tour de rôle, quand l’autre regarde pas, en rgardant vot’ idole là tout langoureux,<br />

nuls à chier, tourtereaux à la con ! (Bon, elle, elle est débile, mais qu’tu sois pareil, sûre qu’elle<br />

est conquise !).<br />

? Euh, la dame disait que lui était débile ? <strong>Ma</strong>lgré les félicitations au Bac <strong>Ma</strong>ths, l’invention<br />

personnelle du théorême de probabilités croisées bi-directionnelles de Hofmann (prise et baptisée par<br />

son prof Monsieur Hofmann) ? <strong>Ma</strong>is amoureux aveugle idiot, oui, tout à fait. A cent pour cent.<br />

– Bref : elle s’est pas tuée pour ses vingt cinq ans, mais maintnant : qu’elle chiale et tout, tous les<br />

soirs (en silence, complètment nulle mais bref !).<br />

Oh…<br />

– Ouais, c’est nouveau, jamais comme ça dpuis qu’elle était sortie d’chez les débiles, ça. C’est clairement<br />

l’idée d’quitter Lille, de plu’ t’revoir jamais !<br />

<strong>Ma</strong>is… non, pas « vingt jours », on… tient « presque dix ans », dans cette situation. Entre<br />

Lucie le condamnant à vivre sans la revoir, et la tentative de re-contact, l’annuaire et l’agenda la disant<br />

125


catherinette… il avait tenu dix ans, presque. Héroïque, oui. <strong>Ma</strong>is, effectivement, une faible jeune fille<br />

pouvait ne pas avoir ce cran. <strong>Ma</strong>is…<br />

– Ouais ! J’me suis dit ça aussi : è va « sauter » l’vingt neuf juillet s’t’année, avec 26 ans révolus au<br />

lieu d’vingt cinq, et moi j’m’en fous : è sra plu’ sous ma responsabilité !<br />

Oh, salope…<br />

– Non, j’veux dire : « éh, ta gueule, j’tue personne moi – mais je srai plu’ en première ligne sur le cas,<br />

j’aurais branché des psy, sur le coup, d’là-bas chez les débiles, z’ont des camisoles et tout, fenêtres<br />

cadenassées et tout ! ». OK ?<br />

Il a avalé sa salive.<br />

– <strong>Ma</strong>is ! éh, là, je crains qu’elle pête les plombs avant. Sachant qu’è pourra pas s’tuer là-bas, è peut<br />

s’tuer ici l’vingt neuf Juin. Et moi la promotion « sociale sup d’arrondissement », paf, on m’dirait :<br />

« attendez, des échecs et… » merde !<br />

– madame, qu’est-ce que… je « peux » faire… ? je ferais n’importe quoi.<br />

– Voilà ! Alors, euh… Ben, attends !<br />

Mh ?<br />

– Non, faut que j’remouline ça dans ma tête – ch’uis super-brillante mais… et… bref ! Ouais ! Si<br />

t’avais été indifférent et elle folle amoureuse, j’t’aurais dmandé d’aller dire bonjour à Douai une fois par<br />

an ! T’as une bagnolle ?<br />

Non, pardon.<br />

– le… train, taxi… ?<br />

La revoir, petite chérie, sauvée, oh… et amoureuse de lui, oh…<br />

– Mouais, mais ! Attends ! C’est trop con, si vous êtes raides dingues amoureux l’un d’lautre !<br />

Se… marier ??? Lui et elle ??? Patricia Nesey ??? « chérie », officiellement, oh… <strong>Ma</strong>is, euh…<br />

– mais euh…<br />

– Aaah, ouais ! Ben j’me disais aussi ! Pas une seule gonzesse, bien sûr !<br />

– non, mdame, je veux dire : je lui jurerai ma fidélité éternelle, juré, mais euh… euh…<br />

– Ouais : un mec sans couille ! Ça èsplique !<br />

Il a avalé sa salive.<br />

– je veux dire, euh… depuis… mes v… enfin, les vingt cinq ans de… enfin… depuis cinq ans, enfin…<br />

quand je suis sorti de l’hôpital, euh… « travailleur handicapé physique », je suis classé, pour une polyostéo-arthropathie<br />

neurogène, P.O.A.N., et… un peu tout cassé, pardon.<br />

– Ah-ah-ah, le zguègue tout mou, dis-le !<br />

Pardon…<br />

– Eh ! Avant, tu baisais ?!<br />

Non, pas utilité, Lucie n’ayant pas voulu de son amitié, sa tendresse, ni plus puisque pas<br />

d’affinités, en fait, son sourire n’avait pas du tout voulu dire un amour secret, elle… (contrairement à<br />

Patricia, oh, l’Univers est tellement tout chamboulé, et il avait encore fait le mauvais choix, de ne pas<br />

tendre la main cette fois, en croyant avoir finalement tiré les leçons du drame passé…).<br />

– Ben, PACSez-vous ! Vous vivez ensemble, sans jurer d’faire des gosses, ah-ah-ah ! Juste tu lui<br />

payes son loyer avec toi, sa bouffe (è bouffe trois fois rien), et è t’fait l’ménage en échange comme è<br />

fzait au foyer social, le deal est correct, non ?<br />

– Plus que correct, fabuleux, merveilleux. C’est trop beau pour être vrai, bien trop beau…<br />

Et Gérard a soupiré, et tendu le bras pour éteindre ce réveil méchant, qui sonnait dpuis on sait<br />

pas combien de temps. Enfin… « Gérard », moi, j’ai éteint le réveil. <strong>Ma</strong>is dans le silence, rétabli, ouf,<br />

je suis retourné… Gérard est… retourné, euh… non. Silence.<br />

On disait : c’était une assistante sociale déguisée en islamiste, en burqa, et… non. C’est pas<br />

crédible. Même si je signe un papier pour qu’on lui paye les heures après la sortie des bureaux. Ou si<br />

c’est moi qui paye ces heures. Et on s’en fout, de ces trucs là, mais… le fil est perdu, dommage. Ou<br />

c’était fini, sinon le réveil n’aurait pas existé, pas « atteint » le bonheur.<br />

126


(Voix masculine triste, intérieure)<br />

Ne me quitteu pas,<br />

ne me quitteu pas,<br />

ne-me-qui-tteu-pas…<br />

Petit’ mad’moisell’,<br />

on n’se tutoie pas,<br />

mais je fais comme si…<br />

Ne me quittez pas,<br />

ne me quittez pas,<br />

ne-me-qui-ttez-pas…<br />

Je suis qu’un client,<br />

pour une part de flan,<br />

si fidèleument…<br />

Cent quarant’ et un,<br />

de ses doux moments,<br />

votr’ sourire charmant…<br />

<strong>Ma</strong>is je vous aim’ tant,<br />

très secrèteument,<br />

pardon menteus’ment…<br />

Nos silenç’ mutuels,<br />

tout’ ma vie soupir’<br />

votreu gentilless’…<br />

Joli’ nain’ mignonne,<br />

Petit’ bèg’ touchant’,<br />

Tell’ment différent’…<br />

Effacée timide,<br />

tendr’ et romantiq’,<br />

chavirant nos cœurs…<br />

Vous allez partir,<br />

un jour rich’, enfants,<br />

je vous souhait’ bonheur…<br />

Même si moi je pleur’,<br />

je pens’ fort à vous,<br />

plus que lui peut-être…<br />

Pas beau, pas riche, non,<br />

je suis rien du tout,<br />

qu’un admirateur…<br />

Avouer le passé,<br />

expliquant aussi,<br />

que je suis coincé…<br />

Nous avions quinze ans,<br />

votr’ sosie et moi,<br />

au fond de la classe…<br />

POÉSIE-MUSIQUE : SUR L’AIR DE…<br />

127


Et elle aimait Brel,<br />

ne me quitteu pas,<br />

me concernant pas…<br />

Lucie la méchant’<br />

paraissant si douç’<br />

avant de me tuer…<br />

Jeu de séduction,<br />

pas amour secret,<br />

résultat : un mort…<br />

Votr’ rencontr’ ensuit’<br />

dix années plus tard,<br />

ne plu’ dir’ Je t’aime…<br />

Tordu déchiré,<br />

just’ rêver rêver,<br />

platoniqueument…<br />

Je serais fidèl’,<br />

éternelleument,<br />

si vous me vouliez…<br />

<strong>Ma</strong>is un autre dram’,<br />

votre mari-aj’,<br />

c’est normal je crois…<br />

Vous revoir seul’ment,<br />

au bas de chez vous,<br />

prendr’ un jus de fruits…<br />

Sans le déranger,<br />

celui qu’vous aimez,<br />

sans rien perturber…<br />

Un’ raison de vivr’,<br />

vous revoir sourir’,<br />

l’espoir d’vous revoir…<br />

Si vous partez loin,<br />

je prendrais le train,<br />

l’avion ou bateau…<br />

Si vous acceptez,<br />

me revoir OK,<br />

cordi-alité…<br />

J’amènerais cadeaux,<br />

pour tous vos enfants,<br />

mari, vos amants…<br />

Je ne serais rien,<br />

qu’un pauvreu destin,<br />

vous couvrant… de fleurs…<br />

* * *<br />

128


(Petite voix féminine triste, intérieure sans bégayer)<br />

Ne me quitteu pas,<br />

ne me quitteu pas,<br />

ne-me-qui-tteu-pas…<br />

Bien sûr pas en vrai,<br />

sinon vous dir’ « Vous »,<br />

et pas « Tu » osé…<br />

Ne me quittez pas,<br />

ne me quittez pas,<br />

ne-me-qui-ttez-pas…<br />

Monsieu’ si gentil,<br />

qui aimez le flan,<br />

toujours souri-ant…<br />

Silenç’ et puis calm’,<br />

grand cœur sans colèr’,<br />

moments de bonheur…<br />

Vous revoir fidèl’,<br />

sans vous déranger,<br />

just’ en profiter…<br />

Votreu doigt sans bag’,<br />

je le comprends pas,<br />

vous si romantiq’…<br />

<strong>Ma</strong>is une dénudé’,<br />

sur la plage très bell’,<br />

vous mettra la cord’…<br />

Finies vos soiré’,<br />

votreu liberté,<br />

vos amours passés…<br />

Elle ne voudra plu’,<br />

vous laisser sortir,<br />

petit flan de rien…<br />

Alors c’est la fin,<br />

de ce mond’ en paix,<br />

sourir’ si légers…<br />

M’éteindr’ simpleument,<br />

sans bruit sentiments,<br />

tristess’ douceument…<br />

Du Ciel vous aimer,<br />

le cœur emporté,<br />

petit anj’ blessé…<br />

Votre sourir’ pourtant :<br />

le plus important,<br />

aimer, s’ou-bli-er…<br />

* * *<br />

129


(Voix masculine, osant chanter doucement, pour elle)<br />

Ne me quitteu pas,<br />

ne me quitteu pas,<br />

ne-me-qui-tteu-pas…<br />

Ne plu’ rien casser,<br />

au bonheur trouvé,<br />

fragileu miracl’…<br />

S’êtr’ pourtant trouvés,<br />

en faç’ nous parler,<br />

et oser enfin…<br />

Découvrir aussi,<br />

l’autr’ ému troublé,<br />

par soi étonnés…<br />

Tendress’ partagé’,<br />

Beau et bell’ trouvés,<br />

Deux aveugl’ shootés…<br />

Puis nous promeuner,<br />

Hors travail, oser,<br />

Jusqu’à l’amitié…<br />

Et affinités,<br />

Et plus et encor’,<br />

Le bonheur rêvé…<br />

Lendemains tranquill’,<br />

Vie à deux peut-êtr’,<br />

L’un et l’autr’ sauvés…<br />

Ne me quitteu pas,<br />

ne me quitteu pas,<br />

ne-me-qui-tteu-pas…<br />

130


INPIRÉE PAR RENAUD SÉCHAN<br />

[Cassette audio C60 « De Gérard Necey à sa toute petite pâtissière »] :<br />

– Chère manemoiselle, puisque vous m’avez dit, toute désolée, ne pas savoir lire, ne pas savoir<br />

écrire, je vous envoie ce message, cette lettre, sous forme parlée, pardon. Si vous voulez la conserver,<br />

pour la police ou je sais pas, et si vous envisagez de répondre, avec un magnétophone à micro,<br />

je joins une autre cassette, réponse. <strong>Ma</strong>intenant, je vais vous lire la lettre que j’avais écrite, que je<br />

pensais vous donner, pour lire, sans déranger, pardon… … « Chère mademoiselle, Depuis trois ans<br />

et demi, chaque vendredi, je reviens fidèle à votre magasin, pour une petite part de flan, officiellement,<br />

pour vous revoir en fait, votre sourire timide, votre gentillesse infinie, votre lenteur touchante délicieuse,<br />

votre petite voix faible hésitante. Je crois que je devais vous l’avouer, pour que vous puissiez<br />

choisir en toute liberté : soit me chasser, soit me tolérer, soit l’accepter. Tout est possible. Je suis<br />

amoureux de vous, c’est vrai, depuis des années, mais sans déranger j’espère, sans nullement vous<br />

menacer. Je voudrais mourir pour vous protéger, je ne veux nullement vous bousculer. Je n’avais pas<br />

le droit de continuer, à vous mentir, acheter votre sourire, pardon, vous valez tellement davantage,<br />

des milliards de dollars, que je n’aurais jamais. Je n’ai pas le droit de profiter de votre présente humilité,<br />

très temporaire. Je vous donnerai tout ce que j’ai, si vous acceptez, mes économies, ne servant à<br />

rien. Sur des plages ensoleillées de Floride ou Californie, vous séduiriez cinquante milliardaires, vous<br />

trouveriez le bonheur, que vous méritez tant. Confirmez-moi, simplement, à qui faire le chèque, et si je<br />

pourrais vous revoir, jusqu’à votre voyage. Je paierai, ces quatre mille Euros et quelques, même si<br />

vous dites "Adieu, ça suffit, revenez plu’ ". Je comprends, hélas, pardon. Signé : Gérard Necey, 2 bis<br />

Rue Mickey Newbury, cinquante neuf mille Lille ». Voilà, pardon…<br />

* * *<br />

[Cassette audio C60 « (Cassette vierge) De patrisya niézévska à jérar nêsé, fwayé sosyal èfdê<br />

côbûmö– 79 rue sîjâ – 59000 lil »] :<br />

– meu… sieu, pahdon… que je… vous hemèhcie… n’à n’in-fini… vos mots ne moi… pahdon… je…<br />

sais pas quoi dih… je… méhite pas… ces… sentiments… g’ands, si… beaux… je vous dis… les<br />

mots… ne une… chanson… ça… sehait mieux vous… pensez comme ça… … « Non, ne c’ois pas,<br />

fillette… me hetenih encoh… dans tes hues sans violettes… dans ton t’iste décoh… N'essaie pas de<br />

me suiv’… désèhte mes hivages… loin de toi, je veux viv’… de plus beaux paysages… Petite fille des<br />

sombes hues, éloigne-toi… petite fille aux yeux pèhdus, tu m'oublihas… J'ai t’o longtemps vécu…<br />

dans de pauves huelles… t’o longtemps attendu… un dèhnier ahc-en-ciel… J'ai besoin de soleil… et<br />

d'hohizons moins ghis… je veux voih les mèhveilles… que p’è de toi, j'oublie… Je ne suis pas de<br />

ceux… que chasse la lumièh… et qui vivent heuheux… un étèhnel hivèh… De l'amouh je ne veux…<br />

que les filles des hivièh… lohsque j'aime les yeux… j'aime aussi la chaumièh... Nos chemins se sépah…<br />

entends, la vie m'appelle… je quitte tes t’ottoih… et tes ghises dentelles… Je pah pouh des<br />

hoiyaumes… où l'on m'attend peut-êt’… où le bonheuh embaume… et donne un aih de fête… Laissemoi<br />

m'en aller… je n'ai plus hien à dih… mais si tu veux pleuher… n'essaie pas de souhih… Hetouhne<br />

dans ta nuit… au fond de tes faubouh… hetouhne dans l'ennui… qui habite tes jouh… Petite fille des<br />

sombes hues, éloigne-toi… petite fille aux yeux pèhdus, tu m'oubliehas… ». … Voi-là… c’est fi-ni… si<br />

je pleuh… c’est pas g’ave… (snif)… j’espèh… vous… heviendha… pouh un flan… des fois… avant<br />

pahtih, ne le Sud, ca-hifohnie… nes filles t’è belles… moitié t-toutes nues… elles, pouh vous… voteu<br />

bonheuh… t’è… ghand… je seha z’heuheuse, m-moi si… je n’a aidé, un peu… moi ne hien du tout….<br />

pahdon… pahdon… (snif)…<br />

* * *<br />

Lettre « de jérar nêsé a patrisya niézévska (de Gérard Nesey à Patricia Niezewska, Foyer Social F2<br />

Chauboumont, 79 Rue Saint-Jean, 59000 Lille) » :<br />

[version scolaire, en plus de celle retranscrite en Français Patricien]<br />

Chère mademoiselle,<br />

Je vous demande pardon, je vous remercie, à l’infini, de vos mots vers moi, pardon. Je sais pas quoi<br />

dire, moi non plu’. Je ne mérite pas ces sentiments, grands, si beaux, de sacrifice de votre part. Enfin,<br />

je sais que je ne suis pas beau, je ne suis pas riche, mais… je suis (sentimentalement) incapable de<br />

suivre la chanson que vous disiez doucement. Je vous explique ce que je dirais à la place, presque<br />

contraire, mais merci de votre geste touchant : « Oui, tu peux croire, fillette… me retenir encore…<br />

dans tes rues sans violettes… dans ce paisible décor… Essaie donc de me suivre… Au long d’tes<br />

rivages… près de toi, je veux vivre… les mêmes paysages… Petite fille des sombres rues, accepte-<br />

131


moi… petite fille aux yeux perdus, future amie… J'ai si longtemps vécu… dans de pauvres ruelles… si<br />

longtemps attendu… un dernier arc-en-ciel… Nul besoin de soleil… j’aime les horizons gris… c’est<br />

pour moi une merveille : … auprès de toi je vis… Et moi je suis de ceux… que chasse la lumière… et<br />

qui vivent heureux… un éternel hiver… De l'amour je ne veux… que tes timides paupières… lorsque<br />

j'aime les yeux… j'aime aussi prendre un verre... Nos chemins se rejoignent… et la vie nous appelle…<br />

j’aime tant tes trottoirs… et tes gris vêtements… Je n’aime pas les royaumes… où l'on m'attend peutêtre…<br />

où le bonheur éclate… et hurle fête et disco… ’Me laisse pas m'en aller… et j'ai tant à te dire…<br />

et si tu veux pleurer… essaie aussi d’sourire… Et restons dans ta nuit… au fond de tes faubourgs…<br />

J’aime tant cette paix… qui habite tes jours… Petite fille des sombres rues, accepte-moi… petite fille<br />

aux yeux perdus, <strong>copine</strong> peut-être… ». … Voilà… ça ne rime peut-être pas bien, mais ce sont mes<br />

sentiments sincères. J’espère vous revoir en dehors du magasin, promenades gentilles, vous payer<br />

un jus de fruit, chaque semaine. Si vous préférez que je reste simple client du magasin, je resterais<br />

simple client du magasin, pour vous revoir toujours, toujours, si vous l’acceptez, merci. Tendrement<br />

vôtre, pardon,<br />

Gérard.<br />

132


MISS INTERNATIONALE<br />

Au comptoir de sa petite pâtissière chérie, la dame papotait, toute seule :<br />

– Ah non, mais, l’aut’ soir, à la télé, j’ai r’gardé jusqu’à point d’heure ! Comme on dit ! Hi-hi-hi !<br />

La petite jeune fille subissait le déluge verbal, sans hostilité ni intérêt, gentille, mignonne…<br />

– C’était l’élection d’Miss Univers, v’savez ! Toutes des très belles, très grandes, magnifiques !<br />

Et la petite naine complexée a baissé les yeux, la pauvre. Prenant dans la figure la gifle « très<br />

belles = très grandes »…<br />

– <strong>Ma</strong>is la Française, bon sang, elle a presque fini dernière ! C’est pas juste, c’est moitié politique, moi<br />

je dis ! Un scandale !<br />

La petite jeune fille avait fermé les yeux, souffrant encore des mots juste avant, semblait-il. Ou<br />

de l’exigence française, elle traitée de sale polak, parfois (comme sa sosie : Lucie, d’autrefois).<br />

– <strong>Ma</strong>is y a Miss France + Miss Nationale, un truc super compliqué, j’y comprends rien ! Ah-ah-ah !<br />

Mon mari y disait que j’comprenais rien au foot ! <strong>Ma</strong>is côté Miss, ça c’est mon truc (y’avait pas assez<br />

d’fesse pour lui), mais j’suis pas très au courant des détails, c’est vrai ! Ah-ah-ah ! Merde, y a quelqu’un<br />

qu’attend ?<br />

Elle se retournait la dame, lui il a souri :<br />

– Je suis pas pressé, mdame…<br />

– Ah-ah-ah ! Bien !<br />

Oui, minutes délicieuses, supplémentaires, à admirer sa petite chérie. La voir réagir, vivre,<br />

faiblement…<br />

– Ah non, mais faut qu’j’y aille, toute façon ! Un ragoût, faut qu’ça mijote longtemps, longtemps !<br />

Et elle est partie. Lui, il s’est avancé.<br />

– ‘Soir <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

– s…soih, m… meu-s… sieu…<br />

Elle est allée chercher son flan traditionnel, hebdomadaire, le cent quarante et unième, oui. Et<br />

puis l’emballer, doucement, pour rien. Proprement, gentille… Silence.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle a relevé les yeux, un peu inquiète, qu’il parle, aujourd’hui, comme les autres gens. « Pour<br />

un reproche, donc » semblait dire ses yeux à elle, coupables…<br />

– Non, je voulais dire… à propos de ce que disait la dame avant…<br />

Elle a cligné des yeux, souri. « Ouf » disait son regard.<br />

– Oui, manemoiselle, je voulais vous dire que… c’est un point de vue féminin, ce qu’elle a dit : « très<br />

grandes = très belles ». Pour les hommes, c’est le contraire : « très petites = très jolies »…<br />

Elle a rougi, très fort, en baissant les yeux. Souriante, se mordant la lèvre, timide, perdue,<br />

heureuse… Merveilleuse, oui.<br />

– Moi si j’avais été juré, à ce concours de Miss Monde, j’aurais voté pour vous…<br />

Rouge… Il n’a pas dit « si vous aviez été candidate, quoique… j’en doute – je crois qu’y a des<br />

séances en bikini, à moitié nues, et vous toute timide gentille, sans décolleté jamais, je pense que<br />

vous auriez pas pu… ». Non, euh, pas dire ça, euh…<br />

– Enfin… je crois que les plus jolies du monde, en général, c’est les petites chinoises, petites vietnamiennes,<br />

petites vahinés (pour nous, les Européens) – les Européennes préfèrent les Africains, je<br />

crois. Simplement, personnellement, j’avais (autrefois) un gros faible pour votre sosie, polonaise…<br />

Elle a fait Oui, du menton. Comme pour dire « Oui, je suis d’origine polonaise aussi, peut-être<br />

que ça explique la ressemblance, de visage ».<br />

Le bruit de la Rue, de la porte.<br />

– Ah mais non ! L’avant centre <strong>Ma</strong>chin, là ! Super dangereux, moi j’dis !<br />

– Aucune chance le mec ! Not’ défense centrale est en béton !<br />

Oui, tout le monde parle pour dire n’importe quoi. Il a sorti ses pièces, la petite jeune fille ramenait<br />

le gâteau, emballé. Ils se sont dits bonsoir, doucement, il est parti.<br />

133


L’AUTRE CÔTÉ DE L’AIGUILLE<br />

Gérard n’aimait pas les piqûres, les aiguilles. Enfin, personne n’aime ça, mais les drogués<br />

choisissent de se piquer, paraît-il. Gérard n’avait jamais été tenté de s’adonner à la drogue (ni au tabac,<br />

ni à l’alcool, ni au sexe). En un sens, il n’avait jamais été « jeune », puisqu’il était mort à 15 ans,<br />

ramené à « la vie » comme légume, shooté par les cachets imposés, médicamenteux, « pour ne pas<br />

refaire une connerie » (ils disaient, les gens).<br />

<strong>Ma</strong>is il avait, dix ans plus tard, rencontré cette petite sosie de Lucie, employée de pâtisserie,<br />

alors… il avait une addiction au flan-vanille, qu’elle lui servait, une addiction à son sourire timide, petite<br />

chérie. Et ça aidait à vivre, c’est vrai.<br />

A part ça, rien de spécial à noter. Il était ouvrier en usine, il refusait toujours les promotions<br />

(puisqu’il avait été amoureux de Lucie son année « dernière de la classe », et qu’il était maintenant<br />

amoureux de sa sosie, traitée de « débile » par les clients méchants). Son travail ne le dérangeait pas<br />

trop, lui payait son loyer en paix, son petit flan du vendredi soir, sacré… <strong>Ma</strong>is un jour, il a entendu au<br />

repas de midi une conversation dérangeante :<br />

– Ouais, la direction, y font chier : y z’ont rfusé d’nous filer une prime de risque, mais y nous payent<br />

une surveillance médicale : avec prise de sang annuelle gratuite pour tous les employés, obligatoire !<br />

Gérard aurait voulu dire « non merci », à la prime comme à la piqûre, mais c’était impératif,<br />

exigé sous peine de classement en faute professionnelle et renvoi.<br />

Il y est allé (pendant les heures de travail mais ce n’était pas le problème)… Il devait faire une<br />

tête affreuse parce que la vampirelle a ricané :<br />

– Ça fait pas mal ! V’z’allez voir ! Faites pas le douillet ! Soyez mâle !<br />

Salope… Comme on disait autrefois : « le devoir d’un homme, un vrai, c’est de prendre les<br />

armes, et aller mourir pour son pays » (pour les guerres décidées par les patrons nationalistes pourris).<br />

– Pensez à quèque chose d’agréable, une bonne raison ou quoi !<br />

Et… il s’est dit que… pour sa petite pâtissière, anémique timide, il donnerait tout son sang.<br />

Tout. Aïe, mais c’est pas grave, c’est pour elle. Pour ne pas la dénoncer, il subirait la torture. Aïe encore.<br />

– Voilà ! C’est fini ! Bougez pas ! J’mets un coton !<br />

Oui. Silence, dans sa tête. Il… « avait réussi », et c’était pas grandiose, mais… et… ce<br />

« mensonge », de n’avoir en fait rien fait pour sa chérie, l’a « travaillé », longtemps. Plusieurs jours<br />

même, et… le vendredi soir, pendant que la jolie petite naine faisait le paquet, emballait le flan, il a…<br />

parlé, oui, lui : parlé :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… devais vous… présenter mes excuses…<br />

Elle a cligné des yeux, et souri, doucement.<br />

– s… c’est p… pas ghave…<br />

Pas grave ? Elle semblait croire qu’il lui avait fait une infidélité en achetant un gâteau<br />

ailleurs… Non, oh non…<br />

– ‘Faut que je vous èsplique : à mon travail, y avait une prise de sang obligatoire, et… j’ai horreur de<br />

ces aiguilles, et pour faire face, accepter, j’ai pensé que je faisais ça pour vous… vous donner mon<br />

sang, pour vous soigner, vous aider, pour vous…<br />

Elle a rougi.<br />

– m… mèhci, m… mèhci…<br />

Oh, adorable, au lieu du haussement d’épaules que ça aurait mérité, avec le jugement<br />

« n’importe quoi ! » ou « c’est idiot ! ».<br />

– Merci à vous, manemoiselle, de le prendre comme ça. Et… je vous assure, c’était sincère : si vous<br />

avez besoin de sang, pour vos globules, je donnerai volontiers…<br />

Rouge, la pauvre…<br />

– s… si j… jendi n… n’inv… vini…<br />

« Si gentil, à l’infini » ? lui ???<br />

– Euh, c’est pas que… je suis quelqu’un « gentil », pardon. Je refuserais pour la plupart des gens,<br />

mais vous, si faible gentille… je voudrais vous soutenir, vous aider…<br />

Cramoisie la pauvre. Silence.<br />

– k… que v…vous dihe… v… vous dihe…<br />

« Vous dire » ? Dire quoi ?<br />

– s… « c’est pas m… mal n… ne pas m… meaucoup n… ne fohces… »<br />

Mh ? C’est pas mal, de pas avoir beaucoup de forces ?<br />

– Non, chez une jeune fille, c’est pas mal : c’est touchant, on voudrait vous protéger, vous aider…<br />

Elle a piqué un nouveau fard, la pauvre. <strong>Ma</strong>is la porte s’ouvrait, sur d’autres clients. C’était fini.<br />

134


TÉLÉPHONE D’URGENCE<br />

Autrefois, et depuis plus de trois ans, les visites banlieue nord, à sa petite pâtissière (secrètement<br />

adorée), avaient été comme « déconnectées » de sa vie, banlieue sud. Le magasin était à plus<br />

de deux heures de bus et correspondance, comme dans un autre monde. C’est pour ça qu’il n’y allait<br />

qu’une fois par semaine (au début, du moins, puisque lors de ses premières vacances hors période de<br />

fermeture annuelle, du magasin… il s’est avéré que ce n’était elle, qui servait, que le vendredi aprèsmidi…<br />

mystère).<br />

<strong>Ma</strong>is là, en ce mois d’Avril, la voir si triste larmoyante, deux vendredis de suite… il devait faire<br />

quelque chose. La sachant immensément timide, elle ne pourrait sans doute pas « accepter de<br />

l’aide » (si elle en avait besoin), d’un client du magasin, en expliquant à toute vitesse son problème,<br />

avant l’arrivée d’autres clients… elle petite bègue mignonne, déjà en temps ordinaires… Alors… il a<br />

fait installer le téléphone dans son studio – c’était branché, « possible », depuis longtemps – depuis<br />

les neuf ans qu’il était là (enfin ; sept ans de présence et deux ans de loyer en étant physiquement à<br />

l’hôpital, suite à « l’accident », Lucie ayant refusé de le revoir – Lucie, sosie de visage de sa petite<br />

pâtissière chérie…). Bref, on était en chemin vers une nouvelle catastrophe, d’une manière ou d’une<br />

autre. Les larmes sur son visage à elle traduisaient un drame, et il savait que ce serait lui qui paierait<br />

les pots cassés – il voulait bien en mourir si ça sauvait sa petite chérie, mais ce serait sans doute<br />

l’inverse. Peut-être son amant était décédé et elle allait se tuer, et lui aussi. Ou bien, ce sale type était<br />

parti avec une autre, et elle était dégoûtée des hommes, préférerait les femmes, chasserait même ses<br />

amoureux secrets… Il avait imaginé qu’elle s’en irait un jour heureuse, se marier à un milliardaire, et<br />

lui s’éteindrait triste, sans même photo d’elle. <strong>Ma</strong>is… la fin prenait une autre tournure, triste pour elle<br />

aussi. En un sens, il suffisait d’attendre, sans perdre sa solitude tranquille par un téléphone, avec<br />

agressions publicitaires et familiales… mais… il y avait une chance sur mille milliards que… ayant<br />

perdu son amant (probable) ou mal digéré le mariage de l’homme qu’elle aimait en secret (c’était plutôt<br />

son genre, elle, si loin de Lucie, tellement plus adorable…), peut-être qu’elle chercherait une<br />

épaule consolatrice, ne demandant rien, voulant seulement la consoler, protéger… D’où ce téléphone.<br />

Le téléphone a été installé <strong>Ma</strong>rdi soir, et… il a préparé un papier : son Relevé d’Identité bancaire,<br />

avec son nom, son adresse, et il a ajouté, manuscrit : « Téléphone », et le numéro. Prêt à lui<br />

donner, sans longue explication, s’il y avait du monde derrière. Il ne fallait pas attendre une semaine<br />

tranquille, la petite jeune fille semblant tellement triste qu’un décès « accidentel » risquait de survenir<br />

avant…<br />

Et, ce vendredi 29 Avril, elle était encore là, mais… toute en larmes. La dame qu’elle servait<br />

protestait un peu, mais ça ne semblait pas la source des larmes, non :<br />

– Putain, merde, chiale pas comme ça ! Bouge-toi ! Tout le monde a des problèmes, dans la vie ! Tu<br />

essayes de tenir le coup la journée, retenir ça, tu chiales le soir ! S’tu veux ! OK ?!<br />

Elle n’a pas répondu, continuant à emballer la tarte, renifler.<br />

– Putain, si t’étais ma fille, j’te botterai l’cul !<br />

La dame a payé, pris son paquet, elle est partie. Et… avant qu’il ait dit le traditionnel « ‘Soir<br />

manemoiselle… », la petite jeune fille a serré plus fort les paupières, allant chercher son flan traditionnel.<br />

Elle l’avait aperçu, reconnu, sans relever les yeux ? Elle souffrait, elle pleurait, elle emballait…<br />

Sans même la force de lui dire son traditionnel « s… soih, m… meus-sieu… m… mèhci… ». Oh… il<br />

en aurait presque larmoyé de compassion, mais il avait vu au cinéma : les jeunes filles préfèrent un<br />

homme solide, secourable, qu’un compagnon de tristesse. Il a sorti son relevé d’identité bancaire, l’a<br />

posé sur le comptoir :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… vous laisse mes… coordonnées… si… vous avez besoin d’aide, un jour…<br />

Elle n’a pas réagi, pas plus qu’aux cris de la dame avant. Oui, tous les gens qui passaient<br />

devaient avoir mille réactions différentes. Il était peut-être le soixantième homme laissant son téléphone,<br />

elle le mettrait sur la pile, ou sous la pile, puisque pas beau, pas riche, rien, pardon…<br />

Il a posé ses pièces aussi, comme d’habitude. Et elle ramenait le petit paquet inutile, et<br />

d’autres clients entraient. Voilà. Il a pris le paquet, et… oh, elle a relevé les yeux, chose infiniment<br />

rare, précieuse… Et il a croisé son si beau regard, tout embué de larmes, oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… je peux aider…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a fait non, faiblement… et rabaissé les yeux. Hélas.<br />

– ‘Soir, manemoiselle…<br />

Et il est parti. Un peu cafardeux. Enfin… chez lui, il a fait le ménage (il avait déjà rebranché la<br />

sonnette le week-end dernier), pour « au cas où »… elle vienne sonner à sa porte, demandant refuge,<br />

ou argent liquide ou quelque chose… Par décence, il devait en tout cas rattraper ces deux ans de<br />

retard, pour le ménage. La poussière ne le dérangeait pas, lui, mais à l’usine, les collègues femmes<br />

pestaient toutes après les hommes qui ne faisaient pas les tâches ménagères, qu’elles estimaient très<br />

135


obligatoires, elles. Pardon. Il voyait ça de loin, lui, d’habitude, mais là… si celle qu’il aimait, en secret,<br />

débarquait ici…<br />

Et puis, il s’est couché, tout triste, fatigué par tout ce frottage, de sol, émaux ou quoi (il avait<br />

tout fait à la main, sans aspirateur électrique à cette heure – s’il fonctionnait encore, l’aspirateur, peutêtre<br />

rouillé, par le manque d’usage).<br />

Et le samedi, pareil : il a continué, à ranger, nettoyer. Toute la journée. <strong>Ma</strong>is pas comme une<br />

corvée, comme un espoir, presque : ménager le petit nid où pourrait venir se blottir sa petite pâtissière<br />

tremblante, si elle avait besoin, si elle avait été chassée d’ailleurs – peut-être par un mec mille fois<br />

plus beau, mais exigeant paiement en nature, coucherie…<br />

Samedi soir, exténué, il est allé se coucher vers sept heures et demi, sans manger. Pour le<br />

délice compensateur de serrer son oreiller, dans son épaule, petite pâtissière imaginaire…<br />

…<br />

Le téléphone ! Dans la nuit noire. Il a rallumé, il s’est levé. Minuit passé… Pas une publicité,<br />

non, qu’est-ce que… ? Si c’était sa petite chérie, qui appelait au secours, il s’habillerait à toute vitesse,<br />

euh… ou appellerait un taxi, euh… Décrocher, le cœur serré.<br />

– Allô. Oui…<br />

– Allô !<br />

Voix féminine, mais… Non, pas le timide « a… a-llô, p… pahdon… » qui aurait été sa petite<br />

chérie, bègue timide.<br />

– Gérard Nesey, à l’appareil.<br />

– C’est vous ?! Ouais ! Eh, vous connaissez une ptite naine ! Grande comme ça, mais des gros nichons<br />

!<br />

??? Oh, sa petite pâtissière… ??? Qui était-ce ? Il redoutait une réponse : « la morgue »…<br />

– Oui, je la connais, je… lui proposais mon aide…<br />

– Ben là ! Elle a bsoin ! Elle est ratatinée par terre, ste crevure ! Y’a plu’ personne ! C’est une dame<br />

asiatique qui nous l’a amnée ! Qu’elle était au bord des voies, toute tremblante, toute en larmes, attendant<br />

un train pour se jter dsous ! Merde !<br />

Oh… Le service de police à la gare ?<br />

– Une chinoise, ou philippine, pt’être illégale, mais on lui a pas dmandé ses papiers ! La ptite qu’elle a<br />

amnée, è serrait contre son nichon votre adresse, votre téléphone ! Quand on lui arraché, nous, de<br />

force, elle est tombée, comme anéantie ! Merde, v’nez la rel’ver ! Nous on sait pas quoi en foutre !<br />

– Je… oui, je… euh… la gare, c’est… où…<br />

– Rue de l’Ecole !<br />

– euh, centre ville ?<br />

– Prenez un taxi ! Nous on a pas d’voiture pour ça ! Les patrouilles sont en poste, pas à not’ service !<br />

– y a des taxis à cette heure ?<br />

– Attendez !<br />

Et après avoir consulté un annuaire ou ordinateur, on lui donnait le numéro à appeler. Il a<br />

donc appelé, ensuite, et il s’est habillé en quatrième vitesse, et il a dévalé les escaliers, et… attendu,<br />

perdu… La petite jeune fille, au bord de la voie, serrait contre son (cœur) son adresse à lui ???<br />

Puis l’arrivée du taxi.<br />

– Vous avez pas d’valise ?!<br />

– Non, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Non, j’demande pas ça pour êt’ indiscret ! <strong>Ma</strong>is ! Souvent, les gens qui vont à la gare, ils<br />

ont une valise ! Ou un attaché-case (pour ceux en cravate) !<br />

Il est monté. Et ils ont fait la route.<br />

– J’sais pas quel temps ça va nous faire demain !<br />

Oui, le service de conversation… que les gens reprochaient à sa petite bègue chérie de ne<br />

pas tenir, au magasin… Lui, il aimait ses silences, sa réserve, mais il semblait presque le seul, ou il<br />

était le seul et unique en cela, et c’est peut-être ce qui avait consolé un chagrin ou quelque chose en<br />

elle. Qu’aurait-il dû faire ? tout en respectant sa réserve, retenue ? respectant son travail, son devoir<br />

de recevoir les indésirables… Et que devait-il faire maintenant ? D’après les mots entendus, elle semblait<br />

prostrée, comme anéantie… Le cerveau, le cœur, disjonctés, éteints… les poumons respirant<br />

encore un petit peu, automatiques…<br />

Ils sont arrivés vers une heure, du matin, il a payé, remercié.<br />

– Eh, plutôt qu’ « merci », on préfère une ptite rallonge, dans not’ métier à nous !<br />

Il a donné un pourboire, donc, pardon. Et puis, il est entré dans la gare voyageurs. Il a cherché,<br />

un peu longtemps, avant de trouver la salle « Police de gare », pardon. Il est entré, et… oh… la<br />

petite jeune fille était « en tas », par terre, dans le coin là-bas.<br />

– Eh ! V’z’inquiétez pas ! On s’en occupe ! Vnez par ici !<br />

136


Dame policière là-bas, oui. Il est allé jusqu’au « comptoir », vitré, anti-choc, « parlez dans<br />

l’hygiaphone ».<br />

– Euh, je m’appelle Gérard Nesey, vous m’avez téléphoné, pour elle…<br />

– Ah ouais ! Le mec à la naine ! OK ! Ben, essayez d’la remettre debout, de l’éloigner des rails ! Si ça<br />

marche pas, on appelle le SAMU psychiatrique, au ptit matin !<br />

Oh…<br />

– Allez-y ! <strong>Ma</strong>is faut crier fort ! Elle est sourde, ptête bien, en plus de naine ! <strong>Ma</strong>is merde, pas faire ça<br />

sur un lieu public à nous emmerder nous ! Y’en a qui s’coupent les veines chez elles, au moins ça<br />

emmerde personne !<br />

Il a fermé les yeux… Lui, il avait sauté de la falaise à quinze ans, sauté de la fenêtre à presque<br />

vingt cinq ans, Lucie… Et son fantôme était là, en petit tas par terre, en sens inverse… Comment<br />

trouver les mots ?<br />

– Attendez ! J’viens pour la réveiller ! Vous présenter ! Dieu sait où elle est partie, dans ses rêves<br />

noirs ou quoi, sur une autre planète !<br />

La dame est partie sur le côté, puis sortie, le rejoindre, par une porte. Et elle l’a conduit à la<br />

petite jeune fille prostrée, cassée… La dame a pris en main son « bâton », et… lui il a levé la main,<br />

pour retenir le coup, si la policière voulait frapper la petite jeune fille. <strong>Ma</strong>is elle lui a seulement appuyé<br />

sur la hanche.<br />

– Hé, petite ! Y’a quelqu’un pour toi ! Réveille-toi ou quoi ! C’est ta dernière chance ! Avant l’asile ! A<br />

vie, ptêtre ! Merde ! Bouge-toi !<br />

Inerte, perdue… La dame a soupiré.<br />

– Rien à en tirer ! Rien ! Bon, essayez ou quoi ! <strong>Ma</strong>is vous cassez pas en douce, revnez m’dire qu’on<br />

y peut rien ! On avisera ! J’appellerait l’SAMU ps… quoi, « non » ?<br />

– Lui laisser une chance, s’y vous plaît…<br />

– Ben ! On lui laisse sa chance ! Vous êtes là pour elle ! Alors soit elle bouge son cul, soit elle va à<br />

l’asile ! On lui laisse sa chance !<br />

Oh… catastrophe… La fin du monde, version complètement différente, de tous ses scénarios,<br />

imaginaires… Et la dame a haussé les épaules, est repartie. Sa porte, sa chaise, la vitre. Oui. Euh…<br />

La petite jeune fille, inerte par terre, yeux fermés, la joue sur son bras. Il s’est agenouillé, auprès<br />

d’elle, doucement. Silence. Et puis il a murmuré, doucement, ses mots habituels, au magasin :<br />

– ‘Soir, manemoiselle…<br />

Elle a… entrouvert les yeux, aussitôt, étonnamment, alors qu’elle était restée inerte absente,<br />

sous les cris de la dame… Il a répété, doucement :<br />

– ‘Soir, manemoiselle…<br />

Et… il a tendu le bras, pour poser sa main sur la sienne, inerte sur le sol. Elle a frémi. Et…<br />

bougé, cherché ses yeux… son regard s’emplissant de larmes, pauvre chérie... Il lui caressait la main,<br />

tendrement.<br />

– Vous êtes plu’ toute seule, manemoiselle… respirez…<br />

Elle a respiré, soufflé, inspiré, soufflé, rouvert les yeux… et puis toute tremblante, il a lâché sa<br />

main, et elle s’est… redressée, pardon (rajustant sa jupe, rougissante mignonne).<br />

– Ah-ah-ah !<br />

La dame policière, là-bas debout, derrière son comptoir, applaudissait… <strong>Ma</strong>is non, la petite<br />

jeune fille n’était pas encore « revenue à la vie », il… n’allait pas lui prendre la main, pour la remettre<br />

debout, l’emmener, l’emmener où ? Il s’est assis, sur le sol, auprès d’elle, contre le mur. Elle a souri,<br />

faiblement.<br />

– m… mèhci…<br />

Et sa tête penchait, la pauvre, comme immensément fatiguée, ou moitié endormie, ou immensément<br />

triste…<br />

– Vous pouvez vous appuyer contre moi : pas de problème…<br />

Et… elle s’est laissée aller, avec comme ravissement, profond réconfort… la tempe contre son<br />

bras… comme elle l’aurait posée sur son épaule, si elle avait été plus grande. Et… de longues minutes,<br />

l’un contre l’autre, comme ça, immobiles. Il lui a semblé que… à un moment, elle a fait une petite<br />

bise, silencieuse, contre son bras… Oh… timide, comme en cachette… Il s’est penché, et il lui a fait<br />

une bise dans les cheveux, au sommet du crâne… De là au-dessus, il ne voyait pas son visage, mais<br />

il lui a semblé, à son apnée, longue silencieuse, qu’elle était toute toute rouge… Allait-elle accepter ce<br />

geste ? Une petite bise sur son bras, puis une deuxième, ont répondu Oui… de manière touchante,<br />

merveilleuse, même…<br />

Ils sont restés peut-être une heure ainsi, assis l’un contre l’autre, très doucement. Il aurait<br />

peut-être dû l’inciter à se lever, à bouger, mais il n’osait pas. Etre ainsi semblait lui faire du bien, et il<br />

craignait qu’autrement soit moins bien, peut-être, pour elle. Lui laisser le temps de revenir au monde,<br />

137


à sa petite vitesse. Vivante ici, elle revenait du bord de la voie, où elle avait choisi de mourir, écrasée<br />

atrocement… Là, elle cherchait peut-être à retrouver un peu de forces, pour y retourner… Ou réessayer<br />

de vivre, qui sait ? Il ne voulait pas la presser de questions, elle presque muette, toujours. Si<br />

elle voulait parler, il était toute ouïe, si elle voulait des conseils, il essaierait de répondre, de toutes ses<br />

forces. <strong>Ma</strong>is elle semblait seulement avoir besoin d’une présence, réconfortante, une compagnie amicale,<br />

ou quelque chose. Alors, il essayait, au mieux…<br />

– Hé !<br />

La dame policière, au dessus d’eux.<br />

– Hé, bon ça a l’air d’aller mieux, là ! Vous pouvez vous lver ! Débarasser l’plancher ! Aller boire un<br />

verre ou quoi ! Hein ?!<br />

La petite jeune fille se cachait derrière son bras à lui. Ayant peur du monde extérieur, à<br />

l’évidence. Sauf lui. Euh…<br />

– Shht, madame. Oui, peut-être, mais doucement, tout doucement, à notre vitesse…<br />

– Mouais !<br />

Et une petite bise derrière son bras, remerciement… Il en avait les larmes aux yeux, de tendresse,<br />

pure… Oui, il la protégerait, du monde extérieur, il serait son chevalier servant, trop heureux…<br />

(La dame est repartie).<br />

C’est peut-être une demi-heure plus tard que… il a bougé, un petit peu, sans se lever, comme<br />

une question muette : « on y va ? on essaye ? »… Et elle a hoché le menton, faiblement. Il s’est levé,<br />

et… il l’a aidée à se lever, la pauvre, toute ankylosée, douloureuse : lui prendre la main, en support,<br />

pour soutien. Et redressée, toute petite debout, les yeux baissés timides.<br />

– Je vous paye un verre ? chocolat chaud ? café ?<br />

Faible sourire sur ses lèvres, petite chérie. Et elle a semblé murmurer un « mèhci », silencieux…<br />

– Eh ! Faut que j’prenne son nom ! Quand même ! Pour mes rapports !<br />

Euh… mais la jeune fille s’est tournée vers là-bas, et alors ils sont allés au comptoir. Elle était<br />

trop petite pour parler dans l’hygiaphone, « là-haut »… Alors il s’est baissé jusqu’à elle, croisant ses<br />

yeux, tout près, délicieux, émus, humides.<br />

– On peut dire votre nom, à la dame ? Ça m’intéresse aussi, connaître votre nom, manemoiselle…<br />

Elle a rougi, baissé les yeux. Silence. Long silence. Il est resté penché. Lui laissant le temps,<br />

doucement.<br />

– Alors ?!<br />

La dame, elle, était pressée, pour une raison indéterminée (il n’y avait pas la queue). Silence.<br />

– p… pat’is… cia, n… nié… zévska…<br />

Il a souri, et lui a dit doucement :<br />

– Enchanté, Patricia. Moi c’est Gérard, vous savez.<br />

Rouge, la pauvre, cramoisie…<br />

– Alors ?! Merde ! Qu’est-ce elle a murmuré ?! Inaudibe ?!<br />

Il s’est redressé, et il a dit à la dame :<br />

– Patricia, Niezewska.<br />

– Nationalité ! Date de naissance ! (J’demande pas les papiers, la légalité d’séjour c’est pas mon job à<br />

moi, promis !). Juste pour remplir ma fiche !<br />

La Pologne est dans l’Europe, il lui semblait. Pas illégale, petite chérie, mais si elle n’était pas<br />

française peut-être… Si elle était en voie d’expulsion, il la demanderait en mariage… (mariage blanc,<br />

puisque il n’était pas beau, et peut-être même pas capable de…). Hum.<br />

– f… fans… çaise m… mougnoule p… polak, p… pahdon…<br />

Oh… et il… il a tendu la main pour… lui tapoter l’épaule, en réconfort… essayer… Et elle a<br />

penché la tête sur le côté, posant sa joue sur sa main, oh… si merveilleuse, toute toute douce, presque<br />

tendre…<br />

– Eh ! L’a dit quoi ?! La naine !<br />

– Française, d’origine polonaise, gentille…<br />

Petite bise sur sa main. La dame, elle, a éclaté de rire !<br />

– Tu parles ! N’a eu un sale arabe ou quoi, l’aute fois, pareil mais ! Tout arrêter, faire rculer les gens,<br />

nettoyer ça, s’rendent pas compte quel bordel ça fout à tout l’monde !<br />

Oh, le suicide ferroviaire classé terroriste, presque…<br />

– Non, madame, c’est pas méchant : le monde existe plu’, après…<br />

Trois bises sur sa main…<br />

– Ah-ah-ah ! T’as raison ! D’le prendre à la rigolade ! Faut la faire rire, la secouer, hein ?!<br />

138


Ce n’était pas drôle, non, mais la dame y a cru. Ouf. Sinon, elle aurait peut-être appelé une<br />

ambulance psychiatrique biplace… (Et, vrai, si elle voulait, ils sauteraient ensemble sous le train, si<br />

elle n’avait pas la force toute seule).<br />

– Date de naissance !<br />

Il s’est re-penché vers sa petite chérie, pour qu’elle n’ait pas besoin de parler fort.<br />

– v… vingt s… six ans, p… pahdon… v… vieille fille…<br />

– C’est pas grave manemoiselle… moi aussi je suis vieux garçon, vingt neuf ans, je vous comprends…<br />

– Eh ! Qu’est-ce vous vous racontez !<br />

– Vingt six ans, elle a, pardon.<br />

– LA-DATE !!!<br />

Et, à peine croyable, la petite jeune fille a murmuré :<br />

– v… vingt neux j… juin…<br />

Comme Lucie ! Presque ! Ce qu’il avait cru si longtemps être son anniversaire. Avant qu’elle<br />

dise : « non, pas 22 : 29 ! ». <strong>Ma</strong>is… petite Patricia chérie n’était pas Lucie… puisque trois-quatre ans<br />

de moins, et timide bègue (et petite naine (et triste gentille)), vraiment…<br />

– Vingt deux Juin, madame. C’est tout s’que vous aviez besoin ?<br />

– Ben non ! J’vais dire une ptite naine, faut m’dire combien è msure ! Et son adresse !<br />

Et c’était un mètre vingt six, foyer social F2 au 79 Rue Saint-Jean… pauvre chérie. La policière<br />

les a libérés, avec un dernier rire, inexpliqué. Ils sont sortis. Patricia tremblait, toute effrayée par<br />

l'inconnu autour, ou par la vue des rails...<br />

– Venez, allons par là…<br />

Ils sont entrés dans un bar ou quoi, marqué « La Taverne Lilloise pur jus ! ». Ils sont allés<br />

s’asseoir au fond, où il n’y avait personne… C’étaient des tables pour quatre, les plus petites. Il s’est<br />

assis à côté d’elle, pour rester proche d’elle, offrir son épaule, même s’il aurait tant aimé la regarder<br />

des heures… visage aimé, adoré…<br />

– Vous prendrez quoi ? Un chocolat chaud ? thé ? café ?<br />

– j… je s… sais pas…<br />

Oui, adorable gentille… toute intimidée, pas habituée, à l’évidence. Lui, il avait été au café<br />

avec ses parents, en vacances, étant enfant. Petit déjeuner dans une gare des Alpes, il se souvenait.<br />

– Par exemple, euh… il est trois heures du matin, euh… vous pouvez prendre un café, ça empêche<br />

de dormir (mais le goût est spécial, le café français, moi j’aime pas bien)… ou comme un petit déjeuner,<br />

comme vous avez l’habitude, au foyer.<br />

Elle a fait Oui, avec un demi sourire. Comme heureuse, il ne comprenait pas pourquoi. Heureuse<br />

qu’il lui parle ? (il aurait pu parler mille fois plus, depuis tout à l’heure, pardon). Ou heureuse<br />

qu’il n’aime pas le café, comme elle ? Ou quelque chose. Peut-être simplement qu’il s’intéresse à elle,<br />

son opinion, ses choix, sans les condamner (et peut-être : sans refuser son suicide programmé, aussi).<br />

Ils se regardaient, les yeux dans les yeux, de bas en haut et de haut en bas… doucement, proches.<br />

C’était merveilleux.<br />

– Bonjour !<br />

Un serveur.<br />

– ‘Jour, msieu.<br />

– Qu’est-ceu j’vous sers !<br />

– Je prendrais un chocolat, s’y vous plaît.<br />

– OK ! Ça marche ! Et pour la gosse ?!<br />

– Mon amie est une adulte de petite taille.<br />

– OK ! È prendra quoi !<br />

– …n… ne ch… chocoha… n… n’aussi… m… mèhci…<br />

– Qu’est-ce elle a dit ! On entend rien, dans une gare !<br />

?<br />

– Un chocolat aussi, merci.<br />

– OK ! Ça marche !<br />

Il est parti, et… Patricia a… caché son front contre son bras à lui, en lui faisant une bise.<br />

Comme pour remercier de quelque chose. Oui, il avait dit « amie »… et il avait dit « adulte de petite<br />

taille », pas « sale naine » ou « attardée »… Elle n’avait peut-être pas l’habitude, dans son foyer social,<br />

d’être respectée comme une personne. C’était peut-être comme dans les colonies de vacance,<br />

les classes : des dominant(e)s dominent, écrasent les faibles, les réservé(e)s…<br />

Et le monsieur est revenu apporter les tasses fumantes, trop chaudes. Il a payé, même si<br />

Patricia a frémi, cherché dans sa poche, perdue :<br />

– Non, laissez, c’est moi qui vous ai invitée…<br />

139


Il pensait que ces mots étaient anodins mais… elle a rougi, immensément, comme si c’était la<br />

première fois de sa vie, qu’elle était invitée, par quelqu’un…<br />

– Vous pouvez garder la monnaie.<br />

– Merci msieu !<br />

Enfin, il ne jouait pas le riche milliardaire, il n’aimait pas les riches, les chefs. <strong>Ma</strong>is s’ils restaient<br />

peut-être la journée entière ici, le monsieur serait moins incité à les chasser pour faire place à<br />

de nouveaux clients. Le monsieur, qui est parti.<br />

– m…<br />

Mh ? Elle voulait dire quelque chose ?<br />

– m… mèhci, p… pahdon…<br />

Il croyait comprendre ça comme « merci d’avoir payé pour moi, pardon de vous coûter de<br />

l’argent ». Oui. Il a hésité à dire « C’est rien », mais ça sonnait mal, puisque visiblement ce n’était pas<br />

rien pour elle. Hum. Il a défait le sucre emballé, l’a introduit dans son chocolat chaud à lui. Euh… Patricia<br />

était peut-être trop petite pour voir les sucres emballés, dans les tasses, euh…<br />

– Patricia, vous aimez bien « un peu sucré », ou « très peu » ?<br />

Ses jolis yeux, émus… semblant dire « c’est top d’honneurs »…<br />

– m… mèhci…<br />

Merci de rajouter du sucre ? Il a défait le sucre de Patricia, l’a ajouté, et il a tourné les deux<br />

breuvages, avec les deux cuillères, c’était bien trop haut pour elle, pauvre petite chérie (là-bas, des<br />

enfants de sa taille – à moitié endormis – s’étaient mis à genoux sur la banquette, avec les chaussures<br />

salissant la banquette, mais elle : non, toute polie, gentille). Il a pris sa tasse à lui, et a descendu la<br />

sienne à elle (en se brûlant un peu pour lui laisser libre la poignée) :<br />

– Tenez, Patricia…<br />

– m… mèhci, j… géhah, s… si j… gentil… n… n’infini…<br />

Il a espéré la faire sourire, en disant :<br />

– C’est normal : au magasin, vous m’avez si souvent servi, à moi de vous servir…<br />

Il avait failli dire « je suis heureux de vous servir », mais il avait craint que ce bonheur choque<br />

sa détresse de rescapée, encore hésitante, près des voies… Hélas, ça ratait quand même : son<br />

ébauche de sourire, Patricia, avait disparu. Euh…<br />

– Pardon, Patricia, je… veux pas dire que… vous êtes qu’une pâtissière, pour moi, que c’est professionnel,<br />

non… je suis là… amical… pour vous en tant que personne, à part entière…<br />

Elle a rougi, retrouvant un demi sourire, version confuse.<br />

– m… moi… ?<br />

Que répondre ? « Oui, pas une suicideuse n’importe laquelle mais spécialement vous » ?<br />

Non… Il a bu une gorgée de chocolat, trop bouillant pardon. Elle aussi n’aimait pas le trop chaud,<br />

mais gardait la tasse à la main. Silence. Il ne savait pas quoi dire. Il n’était pas sûr qu’il fallait dire<br />

quelque chose. Elle a fermé les yeux, elle respirait… Oui, elle n’avait peut-être pas dormi depuis une<br />

trentaine d’heures, lui il sortait du lit, même si sa nuit avait été un peu abrégée, pardon. <strong>Ma</strong>is il se<br />

voyait mal proposer une chambre d’hôtel de gare, elle risquait de hurler au viol ou euh… Alors il l’a<br />

laissée respirer, souffler, les yeux fermés. Longtemps. Peut-être dix minutes après, il a bu une gorgée,<br />

et elle aussi. Elle a refermé les yeux. Fatiguée oui, ou épuisée. Et quand elle était en petit tas par<br />

terre, dans le local de police, il réalisait qu’elle dormait peut-être. La dame l’avait réveillée avec son<br />

bâton, mais elle avait refusé le réveil, avant d’ouvrir les yeux pour lui… Alors, il l’a laissée reposer, là,<br />

c’était peut-être ce dont elle avait le plus besoin, pour le moment. Enfin, avec une gorgée toutes les<br />

dix minutes, ils ont fini leurs tasses – ou plutôt, il a fini la sienne, l’a reposée, et elle… a fini la sienne,<br />

un peu en catastrophe. Elle a posé la tasse aussi, « là-haut ». <strong>Ma</strong>is il n’a rien dit ou fait, et elle a refermé<br />

les yeux, souriant faiblement. Retournant au repos, paisible, un peu. Et puis, un peu plus tard, il<br />

a dit, très doucement :<br />

– Vous pouvez vous appuyer un peu contre moi, si vous voulez, comme tout à l’heure.<br />

Et… souriante, comme bienheureuse… elle s’est inclinée, pour appuyer la tempe contre son<br />

bras protecteur. Oh délice… de proximité, presque tendresse, réciproque… Et là, en sécurité, apaisée,<br />

elle a… dormi, peut-être. Ou plus tard. Elle s’est réveillée, par un frisson, un mouvement, bien<br />

après, peut-être trois heures plus tard. Regardant autour d’elle, toute égarée, et clignant des yeux en<br />

rencontrant les siens, elle lui a rendu son sourire, gentiment. Silence. Si elle avait demandé : « où<br />

sommes nous ? », il aurait répondu « à la gare » ou « dans un bar ». <strong>Ma</strong>is elle n’a rien dit. Semblant<br />

attendre quelque chose. <strong>Ma</strong>is il ne savait pas quoi. Il a regardé sa montre, et elle aussi. Presque sept<br />

heures, « pas encore le matin », pour un dimanche, en un sens. Savait-elle qu’on était dimanche ? Et<br />

en était-il sûr lui-même ?<br />

– n… ne ête au… au s… Ciel… ?<br />

Il a souri.<br />

140


– Merci, manemoiselle… Vous réveiller près de moi, ça ressemble au Paradis ?<br />

Elle a fait Oui, faiblement, très sérieuse. Oh, petite chérie. Il n’a pas conclu « je vous aime »,<br />

mais ça lui brûlait les lèvres… Silence. Long silence.<br />

– a… loh… je pahtih…<br />

« Alors je partir » ? « Je vais partir » ? Rentrer chez elle, ou retourner au train ? Leurs yeux se<br />

sont rencontrés. Il ne demandait rien, n’exigeait rien, mais il espérait des explications, un peu, si elle<br />

voulait…<br />

– p… pahtih… z… z’heuheuse… t… tout ch… changer… n… na fohce d… donner…<br />

Confidence énorme, annonçant (apperemment) qu’elle allait ré-essayer… de sauter sous le<br />

train… (Est-ce qu’il lui avait donné la force de sauter ? ou de ré-essayer à vivre ?)… Et… étant passé<br />

par là, il comprenait la confiance immense qu’elle lui accordait, avec cette force reçue de lui.<br />

– Patricia… chacun, chacune, choisit, oui…<br />

– m… mèhci…<br />

Touchée. Ayant craint un refus, visiblement, plus qu’espérer être retenue… <strong>Ma</strong>is, ceci posé, il<br />

pouvait quand même proposer…<br />

– Vivre heureuse, un peu, vous paraît impossible ?<br />

Elle a baissé les yeux, soupiré. <strong>Ma</strong>is pas irritée, pas déçue, non, comme sur le point de faire<br />

des confidences. Silence. Long silence.<br />

– j…<br />

Silence.<br />

– je…n’a k… connaîte n… ne monheuh… m… m’endohmih… n… nans vote épaule… en… en vhai…<br />

??? Elle disait ça comme si elle s’endormait dans son épaule, tous les soirs, en rêve, depuis<br />

des années !!! Il a failli demander « éh, c’est vous qu’êtes amoureuse de moi, ou c’est moi qui suis<br />

amoureux de vous ? Si je vous demande en mariage, vous sautez pas ? ». Non, pas cette violence,<br />

chut, attendre quelques signes supplémentaires – le drame Lucie, refusant son aide (et en fait pas du<br />

tout amoureuse de lui), avait laissé des traces…<br />

– Patricia… mon épaule est libre… vous pourriez vivre, dans mon épaule, si vous voulez…<br />

Elle a avalé sa salive, fermé fort les paupières, comme si ces mots lui faisaient mal.<br />

– Pardon, Patricia… pardon…<br />

Elle respirait, elle cherchait les mots.<br />

– j… je vas p… pahtih n… ne Lille, s… si je v… vivante…<br />

Il a hésité à demander « Pourquoi ? », mais elle semblait redouter cette question, il lui semblait.<br />

Sans être sûr.<br />

– Partir « loin » ?<br />

– n… nouai…<br />

– Douai ?<br />

Oui.<br />

– C’est pas très loin. Je pourrais aller vous voir ?<br />

Elle tremblait, mais pas de peur. Elle « frémissait d’espoir », semblait-il, sans oser y croire.<br />

Silence.<br />

– Patricia. Le vendredi soir, je sais pas si j’aurais le temps de… mais le samedi, par exemple, chaque<br />

samedi… passer la journée ensemble…<br />

Elle se mordait la lèvre, toute déchirée… comme « émerveillée mais… ». Il a attendu<br />

l’explication. Si elle voulait.<br />

– m… mais p… pas l… le dhoit s… sohtih…<br />

Religieuse ? En prison ? En… centre pour handicapées… ? Il se souvenait, tous ces gens la<br />

traitant de débile mentale, sans qu’elle conteste, ni s’offusque, au magasin… Peut-être un contrat<br />

d’insertion, de quatre ans. Ou deux plus deux. <strong>Ma</strong>intenant fini.<br />

– Patricia, qui c’est qui… décide les choses… ?<br />

Euh, non, il aurait peut-être pas dû demander comme ça… Elle, avec sa croix autour du cou,<br />

risquait de répondre « Le Seigneur » – et s’il répondait « je le connais celui qui rêve, c’est Moi, en un<br />

sens », le contact serait perdu.<br />

– m… ma tutelle…<br />

– Patricia… est-ce que… vous acceptez que… je parle… à votre tutelle… pour essayer de… faire<br />

annuler ce… cette expulsion vers…<br />

Elle larmoyait, à nouveau, comme immensément touchée. Par un semi miracle qu’elle n’avait<br />

pas osé imaginer. <strong>Ma</strong>is sans le grand sourire qui la dirait sauvée. Implicitement, ça semblait dire<br />

« merci infiniment, mais elle refusera ».<br />

– n… ne manque ne place n… nes f… foyers…<br />

– Patricia, moi j’habite seul… seul et triste… si…<br />

141


Elle a baissé les yeux, et rougi, immensément. Silence. Euh…<br />

– Patricia, je… vous avoue : je vous aime…<br />

Cramoisie.<br />

– Depuis trois ans et demi, en secret, pardon. <strong>Ma</strong>is votre sosie m’a tué, autrefois, quand je lui ai dit<br />

mon sentiment…<br />

Silence. Rougeur, immense. Paupières gonflées de larmes.<br />

– Patricia, je suis fidèle, je le jure… Cette fille a cassé ma vie, j’avais quinze ans. C’est vos sourires<br />

qui m’ont guéri. Et je… je vous demande en mariage, si… vous acceptez… ou je vous propose mon<br />

amitié, vous héberger, sans vous toucher, si vous préférez…<br />

Elle a mis la main devant sa bouche tremblante, elle reniflait, tremblait, sanglotait à demi, en<br />

silence.<br />

– On peut essayer… vivre, ensemble… ou bien sauter sous le train, ensemble…<br />

– non !… pas vous…<br />

Choquée.<br />

– Patricia, sans vous je suis plu’ rien… je vivais que pour le vendredi soir… votre sourire…<br />

Très très courageuse, elle a cherché ses yeux.<br />

– j… géhah…<br />

– Oui, Patricia chérie…<br />

Elle a frémi, comme secouée par ce mot, la faisant à demi sourire au milieu de ses larmes.<br />

<strong>Ma</strong>is elle s’est ressaisie, très grave à nouveau :<br />

– j… géhah… j… je f… folle z… z’amouheuse n… ne vous nepuis t’ois ans…<br />

Ben alors…<br />

– j… je c’oyais n… n’a miyons ne z’amouheuses n… ne vous, on… on a pas le dhoit vous néhanger…<br />

Il a souri.<br />

– Non, une seule au monde : vous. Juste aveugle. Moi pareil : je croyais que tous les hommes étaient<br />

fous amoureux de vous, faisant semblant d’être méchants, pour cacher leur tendresse…<br />

– oh… n… non, n… ne contaih… m… mais j… je pouha j… jamais v… vous hemèhcier… j… je m…<br />

malfohmée, p… pahdon… pas capabe ne hende un homme heuheux, n… ne dih nes infihmièh…<br />

Il a levé la main, doucement, et elle a tendu la joue, pour être giflée, oh… Il a caressé cette<br />

joue, sa tempe, ses cheveux.<br />

– Moi aussi, je suis pas capable, peut-être, je sais pas… Entre anormaux, on peut s’accepter, se…<br />

s’aimer, de sentiment… Bises sur le bras d’un côté, bises dans les cheveux de l’autre côté…<br />

Elle pleurait à chaudes larmes. Elle a fait oui, du menton, et une bise sur son poignet.<br />

– j… je hêve n… ne câlin n… n’enteu v… vos bhas…<br />

Il a souri.<br />

– Oui, moi aussi, depuis trois ans et demi…<br />

– m… mais…<br />

Aïe. Qu’est-ce que… ?<br />

– mais n…n’en vhai, j… je p… pas assez ghande…<br />

Il a souri : ouf !<br />

– Si : dans tous mes rêves, je me mets à genoux, et alors : je suis à peine plu’ grand que vous. C’est<br />

juste parfait pour un câlin, innocent, trois ou quatre heures… de bonheur…<br />

Là, elle a éclaté en sanglots… d’émotion, de presque rire, larmes de bonheur… Sauvée. Ouf.<br />

De justesse. Et si l’installation télephonique avait été retardée d’une semaine, ils seraient morts brisés,<br />

tous les deux… A quoi tient la vie…<br />

142


ANNIVERSAIRE ANNULÉ<br />

<strong>Ma</strong>demoiselle (ou <strong>Ma</strong>nemoiselle, puisque je trouve joli votre fréquent remplacement des consonnes<br />

dures par des consonnes douces),<br />

J’écris ceci, et sur ordinateur, pour me relire et corriger mille fois peut-être. Je jure que ce<br />

n’est pas pour « mentir bien », mais le contraire : pour enfin être honnête, mais en trouvant un ordre<br />

correct pour vous présenter les choses.<br />

1/ Comment nous en sommes arrivés là (SELON VOUS, j’imagine)<br />

Il y a trois ans et demi, je suis entré par hasard dans votre pâtisserie, pour acheter un gâteau,<br />

simplement. <strong>Ma</strong>is… vous avez perçu, je crois, dans mes yeux, que… il y avait autre chose. Et je suis<br />

revenu ainsi tous les vendredis depuis, poliment, fidèlement. Je vous ai défendue chaque fois que des<br />

clients méchants vous insultaient et nous sommes devenus proches, pas « amis » tout à fait, mais<br />

davantage que client et marchande quelconques, nous souriant comme spontanément. Il y a sans<br />

doute bien des hommes qui vous font des propositions salaces, mais entre nous, c’était différent, clairement,<br />

comme une complicité entre timides silencieux.<br />

<strong>Ma</strong>is deux semaines en arrière, l’imprévu : je prends la parole, sans autre clients dans le magasin,<br />

pour vous proposer une invitation à mon anniversaire, mes 30 ans. Bon, par expérience personnelle,<br />

vous vous dites sans doute « tous les hommes sont menteurs » (j’entends souvent les collègues-ouvrières<br />

de mon usine répéter ça), et vous me demandez un « gâteau pour combien de personnes<br />

» vous devrez amener (gratuitement, puisque ça vous paraît le but de l’invitation). Et là, je dis<br />

quelque chose de bizarre : que je ferai le gâteau, j’ai l’habitude, mais je vous invite vous, manemoiselle,<br />

personnellement, et pas besoin d’amener de cadeau. Vous êtes surprise, très surprise, mais<br />

vous hochez la tête, poliment, acceptant l’invitation. J’ai dit que ça serait le mois prochain, on aura<br />

donc le temps de reparler des détails.<br />

<strong>Ma</strong>is, il y a peu (hier pour la version numéro 1 de cette lettre, six jours maintenant), vous demandez<br />

à me parler, si c’est possible, dans trente minutes, après votre travail. On fait comme ça, et<br />

puis vous m’expliquez vos trois points longuement préparés (je vous demande pardon de vous avoir<br />

tant fait douter et analyser) :<br />

a) Vous me remerciez immensément de cette invitation, parce que personne ne vous avait jamais<br />

invitée, personnellement, comme une personne entière.<br />

b) Vous allez refuser, parce que mes autres amis et <strong>copine</strong>s seront en colère qu’il y ait cette naine<br />

débile au milieu, dont c’est pas la place. Elles toutes très grandes, cultivées, intelligentes, et chinoises<br />

ou polynésiennes, mille fois plus belles que vous même si vous teignez vos cheveux en noir très<br />

beau.<br />

c) Vous êtes triste de dire Non, parce que vous auriez aimé connaître mon nom, ma vie, voir une maison<br />

en vrai, pas seulement de télévision.<br />

Et moi je suis tellement perdu que je sais pas quoi répondre, je vous supplie de m’accorder<br />

une semaine pour réfléchir. Vous acceptez, très triste pardon. Vous avez l’air de vous demander quel<br />

mensonge je vais maintenant inventer, pardon.<br />

2/ <strong>Ma</strong> réponse, étape 1 : « la fête d’anniversaire »<br />

<strong>Ma</strong>nemoiselle, je pourrais essayer de corriger un peu mon mensonge, en espérant que ça<br />

passe mieux, mais je trouve ça insultant à votre égard, pardon. J’ai décidé de tenter au contraire<br />

l’honnêteté, totale, au risque d’une catastrophe, achevée si elle est déjà commencée. <strong>Ma</strong>is si je le dis<br />

direct, ça paraîtra tellement énorme, impossible, que vous croirez à un autre mensonge, encore pire.<br />

Alors je vais démonter les mensonges un par un, avec les questions que vous auriez pu poser,<br />

et en imaginant que j’aurais eu le temps de formuler une réponse à chacune :<br />

A) Combien ai-je prévu d’invités, si vous refusez l’invitation, vous ?<br />

Zéro (comme les autres années). Pardon, j’ai fait ce projet de « fête d’anniversaire », moi qui aime<br />

pas les fêtes, seulement pour vous connaître en tant que personne, à l’extérieur du magasin. Et si une<br />

des personnes invitées faisait des photos, j’achèterais une copie de toutes les photos où vous êtes. Je<br />

n’ai encore invité personne, c’est si vous dites Oui que je demanderai à des collègues ouvriers de<br />

venir, avec leurs épouses ou <strong>copine</strong>s (personne n’est seul comme moi, ça existe pas, normalement).<br />

B) Est-ce que je suis amoureux de vous ?<br />

A titre de sentiment, la réponse est Oui, à 100%. <strong>Ma</strong>is c’est un amour platonique, du cœur, et si<br />

vous avez mille amants, je ne sais même pas si je serais capable d’être le 1001 e . Je suis un vieux<br />

garçon innocent, pardon. Ce que vous appelez « naine débile », je l’appelle vos qualités merveilleuse<br />

de « petite humble », délicieuse, perle du monde.<br />

C) Qu’est-ce qu’était ma vie avant de vous rencontrer ?<br />

143


Ce n’était que douleur et larmes, fidèles jusqu’à l’absurde, à un amour de jeunesse, Lucie, dont vus<br />

êtes la sosie, de visage. Elle était aussi la plus petite de la classe, elle avait les plus mauvaises notes<br />

de la classe, je rêvais de la protéger, la consoler, l’aider. Elle m’a envoyé promener, et je suis mort.<br />

L’été qui a suivi et puis dix ans plus tard, quand elle a refusé de me revoir, prendre un verre,<br />

m’envoyer sa photo même seulement, même si je pardonnais ses milliers d’aventures sexuelles avec<br />

la Terre entière. En sortant de l’hôpital, j’ai contacté une agence matrimoniale internationale, pour<br />

chercher ailleurs. Comme prévu, aucune vietnamienne ou vahiné philippine n’a accepté de devenir<br />

mon amie (et plus si affinités). J’avais rendez-vous pour acheter un pistolet, me tirer une balle dans la<br />

tempe, pour que ça marche à coup sûr cette fois (sans dire ça à l’armurier, bien sûr). Votre rencontre,<br />

près de la Sécu psychiatrique, a été un choc, un émerveillement.<br />

D) Pourquoi avoir tout cassé en vous invitant ?<br />

J’avais honte de vous mentir en faisant semblant de venir pour un gâteau, j’avais honte d’acheter<br />

votre sourire un Euro plutôt que le milliard d’Euros qu’il mériterait. Et je dois avouer le pire, pardon :<br />

comme avec Lucie autrefois, je rêvais que vos sourires vers moi cachaient un amour secret, de vous<br />

envers moi, et – même s’il y avait une chance sur mille milliards que ce soit vrai – je voulais vous tendre<br />

la main, proposer, quitte à me faire taper sur les doigts.<br />

3/ <strong>Ma</strong> réponse étape 2 : « Et maintenant ? »<br />

<strong>Ma</strong>nemoiselle, j’obéirai intégralement, ou presque, à ce que vous me direz de faire. Plus<br />

exactement, j’obéirai absolument à tout sauf à deux demandes que je peux pas réaliser : vous oublier,<br />

aimer une autre.<br />

Si vous voulez, je ne reviendrai plu’ jamais à votre magasin. Si vous voulez, je ne viendrai plu’<br />

jamais dans votre quartier, sauf pour ma visite semestrielle à la Sécu psychiatrique, mais je peux venir<br />

en taxi, sans prendre le bus s’arrêtant Rue Saint-Jean. Vous n’entendrez plu’ jamais parler de moi (et<br />

je vous donne mes coordonnées pour la police, si vous craignez une agression, que je ne commettrai<br />

jamais je le jure : Gérard Nesey – 2 bis Rue Mickey Newbury – 59030 Lille-Sud). Je peux émigrer aux<br />

Philippines, à l’autre bout de la Terre, si vous voulez.<br />

Si vous me le demandez, je ne me tuerai pas.<br />

Si vous me le demandez, je recontacterai Lucie. <strong>Ma</strong>is je ne l’aime plu’. C’était une erreur<br />

complète de ma part : j’étais programmé (par votre Seigneur peut-être) pour vous aimer, et j’ai cru<br />

vous reconnaître en elle, à tort. Elle était une fausse timide future mangeuse d’hommes (l’équivalent<br />

féminin de cynique « bourreau des cœurs »), une fausse triste future fêtarde. Je me suis complètement<br />

trompé, elle n’avait que votre visage (avec une ébauche de petite taille et de difficultés scolaires,<br />

temporaires pour elle).<br />

Je vais peut-être tomber catatonique, le cerveau le cœur éteints, mais c’est pas grave. Je suis<br />

déjà légume depuis des années, ayant refusé les études et les promotions à l’usine. Si on me nourrit<br />

de force, j’arracherai pas les perfusions, même si je pense que c’est de l’argent gaspillé pour rien, et<br />

qu’une euthanasie serait préférable.<br />

Avant de tomber « en veilleuse », ainsi, je peux vous envoyer l’argent qu’il y a sur mon<br />

compte à la banque (je gagne pas beaucoup mais je dépense encore moins). Ou l’envoyer à une œuvre,<br />

grâce à vous, même votre secours catholique, puisque je sais que vous avez cette croix autour du<br />

cou, et que vous êtes sans doute d’origine polonaise comme Lucie. Je peux me faire baptiser si vous<br />

voulez, je ferai n’importe quoi. Je n’existe plu’.<br />

Je savais qu’en vous invitant à cet anniversaire, je cassais tout, mais peut-être cela valait<br />

mieux, que d’attendre votre départ, disparition mariée à un milliardaire musclé. Il n’y avait aucune<br />

chance de bonheur durable, dans mon amour secret, pardon. Et aucune chance de réussite dans cet<br />

anniversaire même : vous n’auriez pas compris que j’habite à l’autre bout de la ville, en venant acheter<br />

un flan chez vous chaque semaine, vous auriez été choquée que les autres invités demandent si vous<br />

êtes « ma <strong>copine</strong> – enfin il aurait une <strong>copine</strong>, Gérard ! »…<br />

Ce n’était pas du mensonge calculateur, trompeur, je le jure, seulement du mensonge timide,<br />

défaitiste, pardon.<br />

Tendrement, tristement,<br />

Gérard<br />

* * *<br />

Traduction de la réponse reçue (transcrite en orthographe scolaire, après décryptage par Gérard) :<br />

Cher Gérard,<br />

Désolée, je étais pas là au magasin vendredi et le vendredi après, je n’a blessé ma main, pardon.<br />

C’est pas votre faute, c’est tout ma faute. Ne quand j’a lu voteu lette, je n’a mordu ma main, fort, fort,<br />

144


et le sang coulait, et ils ont fait couture très mal de ma peau, et interdit travail un mois pardon, ou pour<br />

toujours. Gérard, ne m’ont confisqué voteu lette si belle à mourir et je va passer en commission le<br />

mois prochain, ils veulent je retourne chez les débiles. Heureusement je me souviende vote adresse,<br />

mais je suis pas capable aller je sais pas comment ça marche les autobus les plans. C’est pour ça je a<br />

pas dit Oui, vote anniversaire, Gérard, je n’aurais vouloir que dire : comme invitée, je suis pas digne<br />

d’être comme une amie, mais je sera si z’heureuse je viende pour servir les dames, des verres boissons,<br />

donner des morceaux gâteau de les invités, vous servir, tennement z’heureuse… <strong>Ma</strong>is je sais<br />

pas lire une adresse, comment aller, je suis que une débile incapabe pardon pardon. Gérard, c’est<br />

votre n’imaginer le vrai : je n’ête folleu-z’amoureuse de vous depuis le deuxième jour que vous viendre.<br />

Le premier jour, je n’a été toute secouée votre regard si profond, votre sourire vrai, et vous si<br />

beau, mais je croyais vous plu’ jamais reviendre. <strong>Ma</strong>is que vous reviendre mon cœur y n’a fondre… Et<br />

141 fois depuis, tennement de bonheur, dans mon cœur…<br />

Gérard, si je serais grande et belle, je voudrais vous donner mon corps, mais en plus je suis malformée,<br />

pas capabe ne rende un homme heureux, elles dire les infirmières chez les débiles. <strong>Ma</strong>is je mets<br />

dans cette enveloppe quatre photos de moi que je faire pour vous, ne mon visage trop laid pardon,<br />

avec mes économies en plus ne l’enveloppe et timbre, tennement importante ne pas perde la lettre.<br />

<strong>Ma</strong> tutelle elle donne seunement un Euro par semaine moins que dix minutes travail elle rigolent au<br />

foyer social les dames, c’est pas assez que je faire plus de photos encore, et je tennement laide pardon<br />

je comprends pas votreu z’aveugle pardon.<br />

Je n’a peur le futur Gérard, je n’a peur vous réveille, vous comprende je ête une moins que rien pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is amoureuse de vous, à infini dans son cœur secret pardon.<br />

Patricia (Patricia Niezewska, Foyer Social F2 De Chontauloux 123 Rue Saint-Jean 59010<br />

Lille-Nord)<br />

* * *<br />

(Brouillon de lettre réponse, avant transcription en Français « patricien ») :<br />

Patricia,<br />

Ne vous mordez pas, attendez. Dans les films de cow-boys, avec des opérations sans anesthésie,<br />

ils mordent un morceau de cuir, une ceinture par exemple, mais pas votre main, je vous en<br />

supplie. Sinon, ils confisqueront mes lettres, et je suis allé à votre foyer social, les dames m’ont répondu<br />

que l’entrée était interdite aux hommes.<br />

…<br />

Ça y est, vous mordez une ceinture ?<br />

…<br />

<strong>Ma</strong> très très chère petite Patricia adorée,<br />

J’ai le grand honneur de vous demander en mariage. Si les autorisations médicales nous sont<br />

refusées, pour vous ou pour moi, je vous demande si vous acceptez qu’on se PACSe, vous viendriez<br />

habiter chez moi. C’est pas tout à fait une maison, mais un tout petit appartement, une pièce studiocuisine,<br />

mais on pourrait déménager vers un deux pièces, si on est à l’étroit à deux, tout est possible.<br />

Vous ne seriez plu’ esclave de ce patron pâtissier, plu’ insultée par les gens, seulement embrassée<br />

câlinée par votre amoureux, moi puisque apparemment je suis le seul éperdu de tendresse envers<br />

vous, incroyablement (de mon point de vue : incroyable que je sois le seul ; de votre point de vue :<br />

incroyable que je reste aveugle). Peut-être que je suis aveugle, oui, je le reconnais, mais comme vous<br />

apparemment – normalement les jeunes filles rêvent d’un prince charmant riche musclé expérimenté...<br />

Deux aveugles ensemble, c’est le miracle, le miracle de l’amour. Je confirme que si vous le souhaitez,<br />

je me ferai baptiser. Je pense que « là-haut », c’est simplement un rêveur qui nous imagine en rêvassant,<br />

mais tout est possible, vous avez raison. J’ai fait agrandir et encadrer vos quatre photos, fabuleuses,<br />

jamais je ne pourrais rembourser les milliards de milliards d’Euros qu’elles valent. Elles sont<br />

sur mes murs, dans des cadres en forme de cœur, et je les vénère (et je dis un immense merci à Votre<br />

Créateur, qu’Il ne soit pas jaloux). Je ne pense pas que vous n’êtes qu’une image sans personnalité,<br />

j’adore celle que vous êtes, votre tempérament timide effacé, je rêve de vous protéger, de vous<br />

réconforter, vous assurer chaque seconde que vous êtes merveilleuse. Patricia, je ne vous juge pas<br />

du tout « intellectuellement débile » mais « matheuse douée » : vous êtes meilleure que moi en calcul<br />

mental, et je pourrais vous initier aux dénombrements et calculs de probabilités, avec plein de devinettes<br />

rigolotes, de recherches inventives, vous verrez – ou on trouvera autre chose si ça vous déplaît,<br />

des jeux de chiffres, tout est possible. Je vous aime, Patricia, acceptez-vous de m’épouser ?<br />

Tendrement,<br />

Gérard<br />

145


* * *<br />

(Extrait de « Paroisse 59-012 ») :<br />

Gérard Nesey, d’éducation agnostique, vous informe de son baptême chrétien, en la petite<br />

église Saint-Jean de Lille-quartier-Nord. Après son PACS avec Patricia Niezewska, conclu le 13 Novembre<br />

dernier, une bénédiction aurait pu leur être donnée, mais l’Eglise ne permet officiellement que<br />

le mariage visant procréation, même si Elle assure qu’un tel amour infini entre ratés est un autre miracle<br />

du Ciel, triomphant du « <strong>Ma</strong>lin ». Ils logeront à l’ancienne adresse de Gérard : 2 bis Rue Mickey<br />

Newbury – Appt 1203 – 59010 Lille-Sud.<br />

146


CADEAUX SECONDES<br />

Gérard ne regardait pas devant lui, quand il marchait. Il gardait les yeux baissés. Il y avait<br />

peut-être l’explication des crottes de chien à éviter, mais il aurait fait pareil en ville ultra-propre ou à la<br />

campagne. Surtout : il n’était pas « preneur » des détails du monde extérieur subi, il préférait vivre<br />

dans sa tête, sans chercher information surprenante dans le Monde, mais se repliant sur le connu,<br />

sécurisant. Ce n'était pas de la terreur craintive mais une forme d’équilibre : il était malheureux avec<br />

les gens et les choses, il était heureux dans ses rêves (ou rêveries, plutôt).<br />

Enfin… à la limite entre les deux, faisant le pont entre les deux univers, il y avait sa « petite<br />

pâtissière chérie », qui était un personnage du monde extérieur, merveilleux, qui réensemençait ses<br />

rêveries… Il allait la revoir chaque vendredi soir, après l’usine, à l’autre bout de la ville (près de la<br />

Sécu psychiatrique – c’est comme ça qu’il l’avait rencontrée, un jour de convocation semestrielle). Il<br />

achetait un petit flan, toujours, ils se disaient bonjour et au revoir (‘Soir/‘Soir et s… s-soih…/s…<br />

soih…), ils se souriaient, c’était tout. Du coup, il était heureux, et il n’avait plus aucune raison de se<br />

tuer, même si elle était la sosie de Lucie (de visage, quoique naine gentille), Lucie qui avait refusé de<br />

le revoir, après sa première tentative à 15 ans et avant la seconde à vingt-cinq…<br />

Descendu de l’autobus, il marchait donc, simplement, sur cette Rue Saint-Jean chère à son<br />

cœur, approchant de la pâtisserie adorée… Il regardait par terre, il souriait peut-être, ça n’avait pas<br />

d’importance.<br />

– m… m…<br />

? Il a relevé les yeux, et… c’était sa petite pâtissière, sur le trottoir, sans blouse blanche ! « En<br />

civil », gris.<br />

– m… meu-s… sieu… ?<br />

Et elle tenait un petit paquet, comme part de flan, moitié tendu vers lui… Il écarquillait les yeux, qu’estce<br />

que… ? Euh, pardon, il a pris le paquet timidement tendu.<br />

– Merci manemoiselle, combien je vous dois ? euh… avec le service ici, plus près, merci, euh…<br />

Elle a rougi, baissé les yeux, timide.<br />

– n… non…<br />

Et elle est partie. En sens inverse de la direction du magasin ! Il n’y comprenait rien, rien… Le<br />

magasin fermait plus tôt ? Et elle serait restée, immensément gentille, pour ce client fidèle, qu’il était ?<br />

Et pour lui « offrir » ce flan, gratuit ? Quelle merveilleuse petite chérie… <strong>Ma</strong>is il devait y avoir mille<br />

autres explications. Là-bas, elle est passée devant l’Abribus et a continué, Rue Saint-Jean. S’arrêtant<br />

au carrefour, feu vert pour les voitures. Comme un peu tremblante, touchante. Et merveilleuse dans<br />

ces habits discrets, pudiques… tout le contraire d’une séductrice active cherchant à multiplier les conquêtes…<br />

Elle a traversé, après les gens s’entre-bousculant pour passer les premiers, et… continué,<br />

toute petite touchante, délicieuse… Loin, et… obliqué (euh, de profil, au loin, sa merveilleuse silhouette,<br />

poitrine, pardon…). Elle a monté des marches, disparu. Oui. Habitant le quartier, ou des choses<br />

à faire, administratives ou quoi. Soupir. Il a baissé les yeux. Et regardé ce paquet.<br />

? Ce n’était pas habituel, cet empaquetage là, moins propre, moins joli, comme bâclé. Et… en<br />

toutes petites lettres, sur le côté, écrites sans appuyer : « mèrsi ». Oh… Et cette minuscule écriture<br />

timide lui ressemblait tant, petite chérie… Merci à qui ? à lui ? Merci de ne plu’ jamais revenir<br />

l’importuner ? (pardon, hélas…) ou bien, euh… Et, euh… cette orthographe, elle traitée de « débile<br />

mentale » par certains clients… Il a fermé les yeux, respiré. Soufflé. Silence.<br />

Là-bas, elle n’avait pas réapparu. Alors, euh, perdu, euh… il est allé voir, confirmer, que… le<br />

magasin était fermé, ou non. La réponse était Non, il n’y comprenait rien. Il est entré. Une remplaçante,<br />

grande et maquillée, chignon. Avec une cliente âgée :<br />

– Ah parce que c’est sûr, mdame, ça la météo, s’qu’y disent ! (euh, c’est douze Euros la tarte, merci).<br />

– Ça c’est bien vrai. Toujours n’importe quoi, d’météo d’mes deux, y dit Fabien !<br />

– Eh ben ! Et avec nos impôts, j’parie ! Non mais la météo, c’est n’importe quoi c’est sûr.<br />

Lui, il pensait aux silences timides de sa petite chérie, irremplaçable, il ne comprenait pas. Si<br />

en arrêt maladie ou vacances, pourquoi serait-elle venue là dehors ? Et lui offrir un flan à lui ?? Eh,<br />

c’est lui qui était amoureux, pas le contraire !<br />

– Voilà ! Bonne soirée mdame ! Bien l’bonjour à vot’mari !<br />

– Ben non, Fabien, y’a qu’le football ! Y s’intéresse pas aux bonjours des gens !<br />

– Ah ça ! Les hommes !<br />

– Comme vous dites !<br />

Et elle est partie, c’était à lui, pardon.<br />

– Monsieur !<br />

– euh… un… mille-feuille ou quelque chose, pas un flan, simpement…<br />

– Ouais, on a ça ! Mille-feuilles super-qualité ! Vous allez voir !<br />

147


Elle est allée chercher ça, il réfléchissait, à toute vitesse (ou essayant, tout au moins).<br />

– Un ptit truc comme ça, j’l’emballe pas, hein !<br />

Respirer.<br />

– euh… la… petite jeune fille… qui est là, d’habitude, elle est… en congé ? è va revenir… ?<br />

C’était son cœur, angoissé, qui suppliait d’une réponse positive… La dame a rigolé.<br />

– Ah-ah-ah ! Non, è fra plu’ chier l’monde ! ‘Fini son contrat ! C’est moi maintnant, tous les vendredis !<br />

Catastrophe, oh… Que faire ? Aller sonner à la maison là-bas, avec les marches ? Elle n’avait<br />

certes pas d’alliance, petite chérie, mais son « petit ami » pouvait bouillir de rage, devenir violent. Non,<br />

elle avait voulu dire Adieu, merveilleuse, en prononçant par écrit ce « mèrsi » qu’elle n’aurait pas pu<br />

dire, sans bégayer, pardon… Merci à un gentil client, proche d’elle en restant silencieux, effacé ? Ou<br />

merci à un amoureux secret d’être resté à distance, de l’oublier maintenant, demande implicite… ?<br />

– Eh ! Je disais : ça fait « Un Euro cinquante » ! Un Euro pluss cinquante centimes ! Si vous avez que<br />

deux Euros, je rends la monnaie ! Monsieur, ça va ?<br />

Il a… payé. Et… sortir, euh…<br />

– Eh msieu ! Vous oubliez l’mille-feuilles !<br />

Pardon, oui. Il est retourné au comptoir, et puis il est sorti. Il… ne pleurait pas, ouf, pardon. Le<br />

sang battait à ses tempes, il respirait. Euh… et avec ses gâteaux plein les mains, euh… Il est allé<br />

donner le mille-feuilles au clochard là-bas.<br />

– Berk ! Dégueulasse ! J’en veux pas ! Tu m’files du fric, ou du pinard ! Apéro ! Saucisson ! Fromage !<br />

C’est tout !<br />

Gérard est allé mettre le mille feuille dans une poubelle, pardon. Il aurait préféré le donner aux<br />

oiseaux ou aux fourmis, mais c’est sans doute interdit de laisser par terre, pardon. Et euh… en direction<br />

de l’Abribus, il était, direction de… les marches là-bas au loin… où avait disparu sa petite chérie.<br />

Il… y est allé, pardon. Pas pour déranger, du tout, mais pour… euh… lire le nom sous la sonnette. Il<br />

imaginait « Lucja Podolska et Igor Gorbatcheski », donc prononcé « Lucia » (« je t’aime Lucia » dans<br />

ses rêves)… Euh, mais… manger ce flan, oui, « offert », merveilleux… Et garder le papier, immensément<br />

précieux, avec cette trace manuscrite de sa petite chérie, merveilleux remerciement…<br />

Un goût délicieux, touchant, mais… pas spécialement empoisonné, ni rien. Il continuait à ne<br />

pas comprendre le message, il continuait à se demander… Une gentillesse infinie, simplement ?<br />

Pourquoi ne pas être restée une minute, parler : « j-j’a p-pèhdu m-mon t’avail… » et sa réponse à lui,<br />

automatique : « je peux vous aider, financièrement, si c’est difficile – par amitié, fidélité, sans rien demander<br />

en échange, je le jure… ».<br />

Il arrivait au carrefour, mais c’était vert pour les piétons, il a traversé. Et… oui, c’étaient ces<br />

marches là, plus loin, c’était sûr… Il approchait.<br />

? « Foyer Social F2 », F comme féminin ? Oh, pauvre chérie… habitant ici ? Euh… il a continué<br />

son chemin, un peu, pardon, au cas où elle regarde par la fenêtre, à un moment ou un autre,<br />

pardon. Il avait mal de tête, il cherchait l’air. Qu’est-ce que… ? Si elle était en détresse, pauvre petite<br />

chérie, elle aurait deux fois plus besoin de son aide… Et si réfugiée ici perdue, elle ne devait pas avoir<br />

de… de petit ami ici, peut-être pas du tout… (personne pour l’aider, financièrement, il voulait dire) –<br />

son cœur ne criait pas « yes ! elle est libre ! », non, quand on est pas beau on est pas beau, aucune<br />

chance…<br />

Euh, ce trottoir, euh… il marchait, et… le bus ne passait pas ici, ayant tourné au carrefour,<br />

alors, euh… il a fait demi-tour, en mettant la main à sa tête, genre « zut, j’ai oublié quelque chose, il<br />

faut que je retourne », au cas (impossible) où elle soit en train de le regarder…<br />

Non, bien sûr, et il est repassé devant ce « foyer social », de travailleuses immigrées ou femmes<br />

battues, les pauvres. Il a rejoint l’Abribus, du côté Retour vers Centre Ville. Et… rentré chez lui,<br />

après le deuxième bus, correspondance, à l’intérieur, il a… pleuré, pardon… Pleuré la fin de ses vendredis<br />

chéris, qui lui avaient donné une raison de vivre, survivre, trois ans et demi, de vingt six ans à<br />

vingt neuf et demi. Il n’atteindrait sans doute jamais les trente ans, mort de chagrin, éteint.<br />

Le soir et le week-end, il est resté couché, cassé, sans manger ni rien. <strong>Ma</strong>is la soif… il a bu,<br />

puis il a pissé, saleté de corps pourri. Et la semaine, la cafétéria de l’usine.<br />

Vendredi enfin, et… hypothèse numéro 7 de son délire… il est retourné Rue Saint-Jean quand<br />

même, en achetant au centre ville, à la correspondance, un bouquet de fleurs. Pour elle, au cas où<br />

elle revienne, même si ça paraissait idiot, après ses touchants adieux implicites… En descendant du<br />

bus, cette fois, il ne regardait pas par terre, non : il mangeait le paysage des yeux, cherchant sa petite<br />

chérie… Elle était là ! Elle était revenue ! Et avec (devant elle timide) une nouvelle part de flan, emballée…<br />

Oh… il a réussi à ne pas courir vers elle, à marcher, presque simplement. Il était à bout de<br />

souffle, pour une raison indéterminée (il avait peut-être oublié de respirer, une minute ou quoi, par-<br />

148


don). Elle, revenue… oh… mais… pour « un autre » ? Elle lui avait déjà dit adieu, à lui, euh… Si belle,<br />

oh…<br />

– m… m… meu-s… sieu…<br />

– ‘Soir manemoiselle…<br />

Et elle tendait à demi, le nouveau petit flan. Oh… Il l’a pris, tendant le bouquet de fleurs en<br />

échange.<br />

– Merci, ça c’est pour vous, avec tous mes remerciements, infinis…<br />

Elle a rougi, immensément, et pris les fleurs, toute tremblante.<br />

– m… mèhci… n… n’in-f… ini…<br />

Et elle est partie, presque s’enfuyant, de timidité perdue… en respirant à moitié l’odeur des<br />

fleurs, à travers le plastique emballage… Il… il aurait pu courir, la rattraper, lui dire qu’ils devraient se<br />

parler, s’aider, en un sens, peut-être… <strong>Ma</strong>is il respectait sa timidité, et… ça paraissait cette fois très<br />

explicite, « implicitement » : si elle acceptait cette nouvelle forme de proximité entre eux, cadeaux<br />

échangés, plutôt que « achat en faisant semblant »… elle reviendrait pareil la semaine suivante.<br />

Et la semaine suivante… elle était effectivement là ! Toute rouge timide, comme étonnée qu’il<br />

revienne, lui…<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, merci.<br />

– m… mèhci… m… mèhci…<br />

Elle tendait à demi son petit flan mal emballé par la dame. <strong>Ma</strong>is il ne l’a pas pris tout de suite :<br />

– Tenez, ces fleurs, pour vous, avec mes remerciements…<br />

Sans surprise, elle a rougi, très très fort. <strong>Ma</strong>is le flan, dans une seule main maintenant, tremblait,<br />

tremblait… Avant de la soulager, le prendre (elle se serait enfuie, comme les autres fois), il a dit,<br />

doucement :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, j’ai… besoin de vous parler, trois minutes, pardon…<br />

Elle a avalé sa salive, perdue. Il a pris le flan, mais elle n’a pas osé s’enfuir en disant Non.<br />

Elle… a cherché ses yeux, au contraire. Oh… elle était au bord des larmes, les yeux mouillés :<br />

– m… mais j… je p… pas n’inténigente…<br />

– Vous êtes gentille…<br />

Elle a reniflé, très touchée, ou blessée, pardon…<br />

– j… je p… pas nohmale…<br />

– Moi aussi, je suis pas normal, manemoiselle. Vous seule au monde pouvez me comprendre…<br />

Elle a fermé les yeux, comme transportée ou quelque chose. Elle a lâché une main, du bouquet,<br />

pour la porter à son cœur, son sein, hum.<br />

– Si je pouvais vous parler trois minutes, si vous pouviez m’écouter, simplement, trois minutes. Pas<br />

besoin de répondre…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a répondu Oui, du menton, à ce projet d’écouter sans répondre, trois minutes. Reniflante<br />

émue.<br />

– Venez, il y a un banc public, là-bas. On sera mieux.<br />

Oui encore, du menton. Et ils y sont allés, au doux petit pas de sa chérie, naine et faible et<br />

lente, mignonne… Quand ils sont arrivés, elle… s’est appuyée, contre le bord, de ce siège trop haut<br />

pour elle, pardon, euh… ou… il s’est assis, quand même et… elle a posé le bouquet, avant de se<br />

hisser en arrière, reprendre les fleurs… Lui aussi, il était embarrassé avec son flan, euh… Il l’a ouvert.<br />

– Vous en voulez un morceau, manemoiselle ?<br />

Elle hésitait, comme toute hésitante entre « Non, c’est pour vous » et « j’ose pas répondre<br />

non, comme méchamment »…<br />

– Pour « partager »…<br />

Elle a rougi, et fait Oui, du menton. Il lui a donné une petite moitié. Ils l’ont mangé, et elle a<br />

coupé une fleur, avec son ongle, et lui a donné en échange, partage aussi, il l’a accrochée au bouton<br />

de sa veste… Ils souriaient, comme heureux, c’était merveilleux. Même s’ils avaient peut-être déjà<br />

dépassé les trois minutes annoncées… Euh… (Silence).<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… voulais vous dire que… j’ai pas d’ami… j’ai jamais eu d’amis…<br />

Elle a cligné des yeux, comme immensément surprise. Son visage ébahi exprimait le sentiment<br />

« c’est pas possible ».<br />

– Je le jure, manemoiselle, c’est vrai. J’avais que votre sourire, discret, fidèle, merveilleux… Je voudrais<br />

vous revoir, vous aider…<br />

Elle a fermé les yeux, fort, comme sous la douleur ou pour retenir des larmes.<br />

– j… je p… pas n… n’intéhéssante… p… pahdon…<br />

149


Euh… connaissant ses difficultés avec la langue française, il craignait une erreur de mot, pour<br />

dire « je suis pas intéressée, non merci ». <strong>Ma</strong>is, au cas où… ce soit « je suis pas intéressante, nullement<br />

digne d’intérêt, pardon »… :<br />

– Je sais que vous vous aimez pas, manemoiselle, mais moi je vous aime…<br />

Cramoisie, là… Oui…<br />

– j… je v… vous aime au… aussi… m… mais en s… sek’et…<br />

Il a souri, immensément.<br />

– Craignez rien, manemoiselle, je vais pas me le dire. Ça restera secret. Je vais pas le raconter à moimême…<br />

Et dans sa confusion, elle souriait immensément, en même temps. Consciente qu’ils<br />

s’acceptaient comme ridicules coincés, tous les deux.<br />

– m… mèhci… m… mèhci…<br />

Il n’a pas dit (enfin : pas tout de suite) : « au lieu de s’acheter des cadeaux, se croiser une<br />

seconde, le vendredi soir, on pourrait se promener, ensemble, une heure entière, le samedi ou dimanche,<br />

non ? ». Ils avaient le temps, oui – en fait plus de cinquante ans devant eux, eux deux, tous les<br />

deux ensemble… Oui, c’est ce qui c’est passé, finalement.<br />

150


LE FROMAGE, C’EST GRAVE<br />

Gérard avait une « sainte horreur » du fromage, mais « son problème avec le fromage » lui<br />

paraissait de l’histoire ancienne, révolue. Sorti de la cellule familiale à 18 ans, il n’avait jamais acheté<br />

de fromage, jamais eu d’ami(e)s, donc de repas cérémonial où aurait pu lui être imposé cette horreur.<br />

Certes, étant petit, il se serait laissé tuer plutôt que de mettre dans sa bouche cette abomination, qu’il<br />

classait pire que des excréments… <strong>Ma</strong>is il avait oublié, et même imaginé que sa fromageophobie était<br />

guérie, par disparition de la menace.<br />

Enfin, c’était une histoire triste, en un sens, inversement presque. C’est compliqué. Gérard<br />

n’était pas qu’un respireur-mangeur (et accessoirement matheux, travailleur manuel) : il avait un cœur,<br />

romantique. Et si Lucie, la dernière de leur classe, à 15 ans, avait mangé un camembert avant de lui<br />

proposer un baiser sur les lèvres… il aurait oublié la torture, accepté, heureux même… L’amour est<br />

plus fort que toute terreur. <strong>Ma</strong>is Lucie l’avait envoyé promener, il n’avait même jamais touché sa main.<br />

Et, dans son studio (sans menace fromagère, certes), il pleurait, seul et fidèle, sans retour. Devenu<br />

légume. Il se détestait tant, puisque pas aimable aux yeux de Lucie, qu’il aurait pu se « tuer au fromage<br />

» : en avaler et avaler encore, vomir à en mourir… Non, il avait préféré s’euthanasier moins<br />

atrocement, sauter de la falaise à 15 ans. Sauter de la fenêtre, de son cinquième étage, après les 25<br />

ans de Lucie, refusant toujours de le revoir (devenue célibataire noceuse, non célibataire triste)… Et,<br />

moins de deux ans après, même pas amputé, il était sorti de l’hôpital. Pour s’inscrire à un club de<br />

parachutisme aérien (avec parachute à ouverture « non-automatique »)… Toujours pas « au fromage<br />

», le courage a des limites…<br />

La rencontre de cette petite pâtissière naine timide, au visage sosie de Lucie… a bouleversé<br />

tout… Au moins temporairement, ou pire. Enfin, il savait qu’il allait mourir, de chagrin, quand elle disparaîtrait,<br />

mariée (à un milliardaire musclé – elle était la plus jolie fille du monde, ex æquo, et mille fois<br />

plus merveilleuse que Lucie devenue femme fière et méprisante, voulant faire enfermer les tristes<br />

romantiques…). En attendant, il revenait, simple client fidèle, le vendredi soir, sans déranger – sans<br />

dire ses sentiments (qu’avaient violemment rejetés Lucie). On était immensément loin du fromage,<br />

donc, tout avec sa petite pâtissière n’était que sourires, silences partagés, gourmandise sucrée, pardonnée.<br />

<strong>Ma</strong>is… ce 18 Novembre, l’impensable… :<br />

Sa petite chérie emballait le flan, du papier traditionnel, il la regardait, heureux. Silence. <strong>Ma</strong>is,<br />

incroyable : elle a… parlé…<br />

– m… meu-s… sieu… è… est-ceu v… vous n’aimez n… ne fhomage…<br />

Il a cherché l’air, se demandant s’il allait se réveiller en sursaut, la rêverie idyllique ayant tourné<br />

au cauchemar ?<br />

– Moi ? Si j’aime le fromage ?<br />

Elle a relevé les yeux, et… elle avait le regard embué, plein de larmes retenues, il n’y comprenait<br />

rien. Voulait-elle le tuer au fromage, et souffrait-elle de tuer un être humain ? Silence. Il cherchait<br />

l’air, comme essoufflé, pardon. C’était sans doute l’instant le plus important de toute sa vie, il le<br />

comprenait, mais… il ne comprenait rien, non… Il y avait, mille hypothèses, dix mille…<br />

– Dans ce flan, le… pâtissier, met… du fromage, maintnant ?<br />

Oh… elle a eu mal, en entendant ses mots, pardon. Elle a baissé les yeux, reniflé. Oh… Ou<br />

bien… elle avait été commandée de dire n’importe quoi, alors elle essayait, « pour faire la conversation<br />

», et c’était merveilleux qu’elle l’ait choisi lui, pour essayer (comme davantage en confiance, entre<br />

semi-silencieux…). Commandée par le pâtissier, professionnellement, ou par une psychologue, à titre<br />

personnel – ce serait encore davantage touchant… qu’elle ait pensé à lui, sans choisir ses amants<br />

habituels ou milliards d’amis…<br />

Elle a reniflé encore. Serrant les paupières pour que les larmes ne coulent pas, oh…<br />

– Pardon, manemoiselle, je voulais pas dire : « entre nous, c’est qu’un flan, rien d’autre », non… on<br />

peut parler, oui, merci.<br />

– m… m… mèhci…<br />

Ouf. Il hésitait à dire « si vous me demandez de manger un kilo de fromage, je le ferai : je<br />

voulais mourir, de toute façon »… Non, c’était peut-être une conversation anodine. Pas<br />

« gravissime ». Euh, et il se souvenait des mots « sale polak, débile bougnoule », qu’avait dit une<br />

cliente très méchante, une fois.<br />

– Euh, si vous aimez pas le fromage, moi je vous donne raison. Je suis un mauvais français, pardon.<br />

Pas de fromage, ni vin… ce fromage liquide…<br />

Elle a eu… un hoquet silencieux, merde !<br />

– Non, euh… pardon, je veux dire : je respecte ! Il y a des gens très bien, qui aiment le fromage, plein<br />

de gens, la majorité, c’est bien… Vous avez sans doute raison, pardon.<br />

151


Elle reniflait. La première larme a coulé, oh… Pardon… Et… quelqu’un pouvait entrer, même<br />

si, à dix neuf heures passées, il n’y avait presque plu’ personne, dans les rues. <strong>Ma</strong>is il ne savait pas<br />

comment rattraper sa bévue, ses bévues en chaîne, connard…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, le… fromage… c’est… quoi ? pour vous…<br />

Elle a reniflé encore. Silence. Long silence (mais elle semblait chercher les mots, pour pas<br />

trop bégayer).<br />

– k… que… n… ne t… toute m… ma vie…<br />

Silence. ? De toute sa vie, elle n’avait (elle non plu’ ?) jamais accepté d’avaler de fromage ?<br />

Et… ?<br />

– j… jamais n… ne quèqu’un t… tènement j… gentil… k… comme vous…<br />

??? Eberlué. Euh, oui, bien sûr, il faisait tout pour être le plus gentil possible, avec elle, mais…<br />

quel rapport avec le fromage ? Elle a reniflé, gardant les yeux fermés, tremblante. Elle ne pliait plu’ le<br />

papier. Le fromage semblait un milliard de fois plus grave que ce petit flan alibi, clairement dérisoire<br />

pour eux deux.<br />

– Si vous êtes condamnée à recevoir un kilo de fromage, à manger sous peine de mort, je prendrai<br />

votre place, manemoiselle…<br />

Elle a… souri, entre grimace et sourire.<br />

– m… mèhci…<br />

– C’est ça ?<br />

Non. Ah. Silence.<br />

– k… k…<br />

?<br />

– que m… mon cont’a… i-ci… fini… d… deux ans, d… deux ans…<br />

Oh… (il la connaissait ici depuis trois ans et demi, donc contrat de deux ans plus deux ans,<br />

quatre, oui) peut-être contrat d’insertion, pour « handicapée », pardon. (Lucie était aussi traitée de<br />

« débile », par les profs méchants).<br />

– Si vous avez besoin, d’aide, financière, oui, je peux…<br />

Elle a fermé plus fort les yeux, comme douloureusement pardon… Faisant non, du menton.<br />

Pardon, il avait interrompu la phrase qu’elle avait préparée. Silence.<br />

– k… que j… je t’availle n… ne fhomagehie… j… je voudhais v… vous hevoih… t… tènnement…<br />

Oh, il en avait les larmes aux yeux, lui aussi… Ils auraient un faible l’un pour l’autre ??? Ça ne<br />

serait pas à sens unique, cette fois ?? Est-ce qu’il aurait dû se déclarer plus tôt ? Ou est-ce qu’il avait<br />

fait précisément le bon choix, d’être là, à sa disposition, si elle voulait… ?<br />

– Je voudrais vous revoir aussi, manemoiselle. Je viendrai acheter du fromage, chaque semaine. Pour<br />

mettre à la pause café, à mon usine, pour mes collègues.<br />

Les larmes coulaient de chaque côté, maintenant, et elle a joint les mains comme pour une<br />

prière, levant les yeux au plafond, en une sorte de « Merci Seigneur », oh…<br />

– Oui, je le ferai, éternellement, ne craignez rien.<br />

Et il a croisé ses yeux, langoureux, touchés, émus, merveilleux. Il était encore mille fois plus<br />

amoureux que jamais, en cet instant. Silence.<br />

– Vous me direz l’adresse ?<br />

– s… cent v… vingt un… hue s… saint-jean…<br />

Ici-même, au cent vingt et un ?<br />

– Sur ce même trottoir, plus loin ? Bien, très bien…<br />

Comme heureuse, incroyablement…<br />

– Vous commencez quelle semaine ?<br />

Elle a pâli. Et il a eu l’impression d’avoir dit une connerie, pardon.<br />

– n… néjà, s… c’est n… ne mahdi…<br />

?? Ah, merde… Le mardi, l’équipe 4 finit à dix huit heures, aucune chance de rejoindre ce<br />

quartier Nord avant la fermeture… Et pas le temps le matin, en étant là à l’ouverture, pour rejoindre<br />

l’usine…<br />

– Euh, je… enfin, mardi prochain, je… demanderais une absence, pour raison personnelle, grave…<br />

Le fromage, en soi, c’est grave, mais il dirait « secret médical » ou quoi, au chef d’équipe…<br />

<strong>Ma</strong>is ça ne marcherait qu’une seule fois, pas chaque semaine… Catastrophe.<br />

– Et je… chercherai du travail plus près, me rapprocher, pardon…<br />

– p… pahdon, p… pahdon…<br />

Toute perdue elle aussi, à l’idée de lui faire perdre son travail, sans peut-être certitude de<br />

trouver un autre job « stable », par ici…<br />

– Ou… le samedi ? vous travaillez aussi dans un magasin, le samedi ?<br />

Et, oh miracle, elle a fait Oui. Il a souri, et il a levé les yeux au plafond, il a dit au plafond :<br />

152


– Merci !<br />

– m… mais…<br />

Hein ? Toute catastrophée, désolée, la pauvre…<br />

– s… c’est n… ne m… mèhcehie… p… pouh les dames…<br />

?? Une mercerie ? Qu’est-ce qu’on vend dans une mercerie ? Des soutiens-gorge ? Ou… du<br />

fil de couture ? Il a souri.<br />

– Euh, je… oui : j’ai deux chemises, que je mets plu’, j’ai perdu un bouton, je viendrai vous voir…<br />

Heureuse…<br />

– d… deux… ?<br />

Hein ?<br />

– Oui, mais… toutes mes chemises, que j’ai, euh… j’envisage de… changer les boutons, si j’en<br />

achète un par semaine, un bouton…<br />

Elle a baissé les yeux, rougissante timide… Parce que, oui, implicitement : c’était une déclaration<br />

d’amour. Tellement plus merveilleuse qu’au milieu des odeurs de fromage français… La pauvre,<br />

peut-être qu’elle détestait le fromage comme lui, devait se forcer à ne pas grimacer, subissant la torture,<br />

professionnelle (genre « analyse de caca » en laboratoire)…<br />

– m… mais v… voteu f… fiancée, n… ne en colèh… ne coud’… tout…<br />

Hein ? Sa « fiancée » serait en colère de coudre tous ces boutons ?<br />

– J’ai jamais eu de fiancée, manemoiselle, jamais eu de <strong>copine</strong>, j’ai que vote sourire au monde…<br />

Cramoisie…<br />

– j… je seha s… si z’heuheuse n… ne vous coude…<br />

– Je vous paierai bien sûr…<br />

Et toute toute timide, elle a fait Non…<br />

– Ou… organisé… autrement…<br />

Et recommençant à larmoyer, elle a fait Oui. C’est ce Oui là qui a scellé leur union, plus que le<br />

Oui officiel devant madame la maire… Au repas d’après cérémonie, des cousins ont protesté :<br />

– Eh, merde ! Y’a pas d’fromage ! C’est quoi s’bordel !<br />

Il n’a pas répondu : « je préfère les boutons, le fil, aiguilles »… Il a souri à sa chérie…<br />

153


LE CINÉMA SIMPLE<br />

C’est le 141 e vendredi soir qu’il a osé lui adresser la parole, petite pâtissière chérie… Pendant<br />

qu’elle enveloppait sa traditionnelle part de flan, humble petite naine en sucre :<br />

– Euh, manemoiselle, je voulais vous demander…<br />

Elle a interrompu son pliage, relevé les yeux (si jolie…).<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… si je vous invitais au cinéma, vous répondriez quoi ?<br />

La bombe était lancée… <strong>Ma</strong>is elle a cligné des paupières, totalement prise au dépourvu, sans<br />

colère immédiate. Elle a baissé les yeux, avalé sa salive, semblant se répéter ces mots, et encore<br />

(lente petite chérie, si mignonne, oui). Silence.<br />

– que…<br />

Elle allait répondre ? Il ne percevait aucune colère. Peut-être allait-elle juste dire « k… que j… je diha<br />

n… non… p-pahdon… ». Simplement, oui. Sans drame, et en enterrant son hypothèse à lui, de pauvre<br />

jeune fille abandonnée, et amoureuse de lui en secret. Simplement, clarifié en quelques mots, trois<br />

ans et demi après.<br />

– k… que j… je s… sehais z… z’heuheuse à infini, m… moi, m… mais…<br />

Bien sûr. Et elle allait simplement dire « mais, même avec le ciné gratuit, ainsi, mon petit ami<br />

sera très en colère, il va vous casser les dents ». Oui.<br />

– mais n… ne lacelle v… vous p… pensez… g… ghande… et belle… n’inténigente… j… je sais pas…<br />

n… ne va dih quoi…<br />

Hein ? Elle pensait qu’il lui demandait conseil à elle, silencieuse comme lui, avant de demander<br />

à une « belle grande intelligente » ?<br />

– j… je pense n… ne va dih ou-i, m… mais je pas sûh… p-pahdon…<br />

– Merci, manemoiselle… Enfin, euh… moi je préfère vous, personnellement : petite jolie et humble, si<br />

gentille… C’était une vraie question, envers vous seule… pardon…<br />

Elle a rougi immensément, la pauvre, retenant un sourire énorme, demi grimacé de timidité<br />

confuse… Et c’est ainsi qu’il en est venu à fixer le premier rendez-vous… Ils ont été voir le film qui<br />

passait au cinéma du quartier, un film philippin, avec une magnifique actrice, petite vahiné, mais…<br />

une jeune femme avec un caractère « responsable », fort… et il préférait sa petite pâtissière quand<br />

même, pardon, petite polonaise peut-être.<br />

154


AMOUREUSE EN SECRET, 1, AVANT<br />

[Avant de lire l’histoire « Amoureuse en secret » (collection « Blanche »)]<br />

Gérard savait – depuis l’âge de quinze ans – que le Paradis n’est pas sur Terre, que la plus<br />

douce timide souriante jeune fille… cache sous doute un cœur de pierre. Pas amoureuse de lui en<br />

secret, malgré les apparences (mal décodées), mais en chasse pour des beaux mecs plus âgés, riches,<br />

puissants, super-mâles, anglo-saxons ou israéliens… Alors, puisqu’elle l’avait chassé à quinze<br />

ans, et refus de revoyure à vingt cinq, puisque les toubibs avaient – les deux fois – recousu, plâtré,<br />

« rééduqué », puisqu’il n’avait pas été amputé, la vie continuait, morne et triste, légume. Enfin, non :<br />

dans ses rêves, maintenant, il vivait heureux, un bonheur irréel, assumé tel – il y a trois ans et demi,<br />

quand il avait vingt-six ans, donc, il avait rencontré cette petite pâtissière, délicieuse : le visage de<br />

Lucie, parfaite sosie… sur une petite naine de moins d’un mètre trente. Et toute toute timide, durablement,<br />

elle, même à un âge qui devait faire – au moins – vingt et un et demi, puisque pour tenir boutique<br />

en France, il faut être majeur. Enfin, « France »… elle devait être d’origine polonaise, comme<br />

Lucie, ça expliquerait la similitude de traits, de cheveux. Enfin donc : avec le cœur attendri, il était<br />

revenu plus de 140 fois, il numérotait les visites, sur son « journal numéro 2 »… en attendant<br />

l’effondrement, son départ petite chérie, mariée à un émir milliardaire, champion du monde de musculation…<br />

Alors ce serait la chute… <strong>Ma</strong>is « chute » mieux : il s’inscrirait à un club de parachutisme.<br />

Double avantage : l’efficacité (ça marcherait cette fois), et le symbole de sa vie sa mort (tomber de<br />

son nuage). En attendant, il achetait une part de flan, sans déranger, (en sortant tôt de l’usine le vendredi,<br />

pour aller là-bas avant la fermeture,) en gardant ses sentiments pour lui, voilà. Juste dire « ’Soir<br />

manemoiselle, merci ». Pour bonjour et au revoir. Oui, bonjour : sous-entendu « merci de me donner<br />

un flan comme d’habitude, je sais que vous me reconnaissez, que j’ai pas besoin de le dire en clair ».<br />

Et au revoir : sous-entendu « merci de votre petit paquet, les autres magasins en font pas, pour un<br />

petit gâteau comme ça, merci de votre sourire, pardon ». Simplement. Et elle disait pareil : « s… soih,<br />

m… meu-s… sieu… m… mèhci… », petite bègue mignonne, peut-être gauchère contrariée, pardon.<br />

Bonjour : sans doute « merci de revenir, de contribuer à assurer mon emploi (même si je fais ça que<br />

pour aider mon oncle : mes amants me couvrent de billets, même si j’aime pas les bijoux, ni le maquillage)<br />

». Au revoir : « merci de rester à votre place, sans vous faire des illusions, vous avez le droit<br />

de me regarder, mais il faut pas toucher ». Sourires. Touchants (interprétés à sa façon à lui – quand il<br />

s’endormait le soir, son oreiller dans l’épaule, il se promenait avec sa petite pâtissière, dans la montagne,<br />

forêt ou alpage, sans soleil au calme, doucement, main dans la main…).<br />

<strong>Ma</strong>is… vendredi 25 Novembre, le… cataclysme. Différent de ce qu’il avait prévu : sa petite<br />

chérie n’avait pas disparu, mais… pendant qu’elle pliait le paquet, elle a « pris la parole », pour la<br />

première fois :<br />

– m… meu-s… sieu, k… qu’est-ce y… y se passe, s… si on est z… z’amouheuse… en seu-k’et…<br />

Hein ? Qu’est-ce qu’y se passe, si on est amoureuse en secret ? « amoureux », elle voulait<br />

dire ? Et le silence. Elle continuait à plier le petit paquet inutile gentil, le visage indéchiffrable. Pas<br />

moqueuse, ni effrayée, en tout cas, non… Comme… « triste timide », ou c’était son interprétation à lui.<br />

– Euh… vous voulez dire : qu’est-ce qui se passe si… un homme ? est « amoureux en secret » ?<br />

Non, de la tête. (Pardon, il n’avait rien compris) – oui, Lucie avait dit « c’est pas vrai que tu<br />

m’aimes : tu me connais pas ! » et là, le monde était en train de s’écrouler à nouveau.<br />

– n-non, s… si n… ne f… fém… inine, n… ne z’amouheuse n… n’un m… meu-s… sieu… p… pahdon…<br />

Il a failli pousser un énorme soupir, entre soulagement et douleur, mais il s’est retenu de toutes<br />

ses forces, pour ne pas paraître désapprouver la question ou quoi. Puisque, donc, elle aimait un<br />

super-homme, en secret, et demandait donc conseil aux sous-hommes amoureux d’elle, en secret<br />

(avec l’intuition féminine – il en avait entendu parler – aucune chance de passer inaperçu, oui…).<br />

Hum. Euh, répondre quoi ?<br />

– Oui, pardon, je… suis bien placé pour… savoir ce que c’est l’amour secret, pardon…<br />

Elle a fait Oui, en rougissant. Silence. Euh…<br />

– <strong>Ma</strong>is… « côté féminin », euh… je connais pas trop…<br />

Silence. Elle n’a pas dit « alors vous m’intéressez pas, en tout cas : vous êtes démasqué : ne<br />

revenez plu’ ! », non, elle ne l’a pas dit, du tout – peut-être même pas pensé, apparemment.<br />

– Euh, je… pourrais faire des recherches, à la bibliothèque. Peut-être qu’y a des livres qui èspliquent,<br />

un peu, pardon.<br />

– m… mèhci… m… mèhci… n… n’infini…<br />

??? « Merci à l’infini » ? Venant de la jeune fille qu’il aimait ? oh… miracle… incroyable. Et elle<br />

ramenait le paquet vers le comptoir (où il avait posé ses pièces), sans éclater de rire ni dire « ben non,<br />

155


c’est nul, les vieux bouquins, y connaissent pas les amours d’aujourd’hui, la liberté de partenaires, tout<br />

ça ». Silence. Elle a pris les pièces, et lui le paquet, elle gardait les yeux baissés, les pommettes encore<br />

un peu empourprées – il n’y comprenait rien, pardon. Euh…<br />

– ‘Soir, manemoiselle, pardon…<br />

– s…soih, m…meu-s… sieu, p… pahdon…<br />

Et il est sorti, se sentant tout chose. Quelque chose venait de se briser, apparemment, mais…<br />

pas clairement. Sans les sourcils froncés de Lucie, faisant la gueule, refusant son invitation au cinéma.<br />

Il n’y comprenait rien, il manquait pour le moins d’expérience, pardon. <strong>Ma</strong>is… en sa petite chérie,<br />

il n’avait senti… aucune hostilité, aucune. Et c’était peut-être quelque chose, implicitement, comme<br />

« au lieu de venir me revoir, de me servir à rien, au moins : rendez-vous utile, cherchez-moi ce qu’ils<br />

disent, dans les livres, au sujet d’une position comme vous, mais en face : côté féminin, bien sûr –<br />

nous, la timidité, c’est une qualité hyper-féminine, pas comme chez les mecs, les mecs timides : tous<br />

des sous-mecs sans couilles ! ». Soupir. Oui, là, en dehors du magasin, il pouvait souffler ces millions<br />

de soupirs rentrés… Sans pleurer, seulement égaré, perdu… Enfin, c’était paradoxal, puisque ce qu’il<br />

préférait en elle, c’étaient ses silences, sa réserve touchante, mais là… il aurait eu « besoin »<br />

d’explications, un peu plus en clair. Sur ce qui allait se passer, sur l’avenir à court terme. Interdiction<br />

de revenir pour lui, passée la prochaine fois ? Ou est-ce qu’elle allait déclarer sa flamme au bellâtre,<br />

puis l’épouser, quitter cet humble métier ? Ou bien… non, aucune chance que ce connard refuse cette<br />

chance, lui « fasse la gueule à la Lucie » – éh, elle n’était pas seulement la plus douce mignonne de<br />

l’Univers, physiquement elle était aussi « Miss Monde », officieuse (trop timide pour se présenter au<br />

concours, simplement – mais ça la rendait encore mille fois plus touchante…). Soupirs, oui.<br />

Le lendemain, il est allé à la bibliothèque, explorer le rayon « psychologie ». Presque une<br />

heure, mais ne trouvant rien de rien – les bouquins sur les « relations Homme-Femme » ne parlant<br />

pas du tout de ça, que de sexe et maladies, et puis Œdipe de Freud (l’obsédé célèbre). Et il en aurait<br />

presque pleuré, de sa nullité à lui, incapable de trouver ce dont sa chérie avait besoin, ce qu’elle lui<br />

avait demandé de trouver. En désespoir de cause, il est allé demander à la dame, bibliothécaire :<br />

– pardon, madame, euh…<br />

– <strong>Ma</strong>d’moiselle, éh !<br />

– je cherche, euh… un livre euh… qui expliquerait, euh… les… possibilités, ou… quelque chose…<br />

pour euh… hum. Pardon. Euh…<br />

– Accouche !<br />

– sur le thème « amoureuse en secret », pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Ça ! Tu trouveras pas ça ici ! Eh ! C’est pour les midinettes sub-débiles, treize ans et dmi,<br />

s’sujet à la con ! Non : ici, c’est la littérature ! GRANDE littérature, ET scientifique, et voyages et tout !<br />

Pluss B.D. pour rigoler, pour les gosses ou quoi !<br />

Euh… il a fait semblant d’aller voir le rayon là-bas, que la dame a dit, « Dostoyevski ». Et puis,<br />

discrètement, il est sorti, tout honteux, nullissime… Que faire ? Chercher tout de suite un club de parachutisme<br />

? Le temps de trouver l’adresse, ou téléphone, et demain dimanche ce serait sans doute<br />

fermé, les responsables partis sauter… (« sauter » en parachute, pas forniquer, ou si aussi, il n’aimait<br />

pas les jeux de mots, de cette langue pourrie, pas claire). <strong>Ma</strong>is… pourtant, s’il y a dans le monde<br />

« plein de gens », tous amoureux de leur petite pâtissière, il doit bien y avoir des livres, sur le sujet,<br />

pour les gens qui cherchent dans les livres, les réponses…<br />

Il est retourné dans son quartier, en autobus, et il est allé à la librairie – un monsieur gentil, qui<br />

l’aidait chaque année, pour les cadeaux de Noël, aux oncles et neveux.<br />

– euh, pardon, msieu, euh… Est-ce qu’y aurait un livre, qui existe je veux dire, sur les amoureux secrets,<br />

et « amoureuse secrète » surtout.<br />

Il a souri, et Gérard a eu peur d’une nouvelle moquerie, même si le monsieur était gentil,<br />

d’habitude.<br />

– Tu as pas Internet ?<br />

Non.<br />

– non, j’ai pas le téléphone, je veux pas le téléphone, pardon.<br />

– Ben, je vais faire une recherche Internet, pour toi.<br />

Il a sorti son porte-monnaie, Gérard.<br />

– je sais pas si j’ai assez, en liquide, je peux vous régler par chèque ?<br />

– Non, la recherche fait partie du conseil, c’est mon travail, à mon idée. Si je trouve, tu commanderas<br />

le livre, simplement.<br />

– magnifique, merci…<br />

Et il a tapoté sur son clavier, longuement. Et euh… lui il a laissé la place, parce que le monsieur<br />

devait répondre à une dame, mère de famille pressée. Pardon. Et… peut-être dix minutes plus<br />

tard, minutes de recherche Internet :<br />

156


– Petit, je suis gêné : je t’ai trouvé une histoire, ça s’appelle « Amoureuse en secret » !<br />

– magnifique, msieu, j’achète… Vous l’avez en stock ?<br />

– Non.<br />

– on peut commander ? ça arrive en combien de temps ?<br />

– « Je suis gêné », j’disais : c’est pas un « livre » tout à fait, c’est les romans à l’eau de rose, pour<br />

halls de gare, ça s’vend ça s’jette comme un magazine. Mes fournisseurs font pas, cette collection.<br />

Catastrophe…<br />

– et, euh… si euh… j’allais à un magasin de journaux, peut-être ?<br />

– Tu peux essayer, mais ça m’étonnerait : ça date de y’a deux ans en arrière, et cette collection, y<br />

sortent vingt titres par mois… Non, ce que tu devrais faire, c’est aller dans un Web-café, et chercher<br />

un exemplaire d’occasion, à commander par Internet. Je t’écris le titre, l’éditeur et tout.<br />

– merci infiniment, msieu, et… c’est pas juste : cette recherche magnifique, que vous avez faite, pour<br />

moi, et je paierais rien ?<br />

– Ça marche pas à tout les coups, la recherche !<br />

– mais… vous avez trouvé…<br />

– En un sens oui ! <strong>Ma</strong>is pas dans le sens attendu !<br />

– c’est pas juste… pardon…<br />

– Pour soulager ta conscience : achète un autre livre ! Ah-ah-ah ! Non : j’plaisante !<br />

Euh… il a quand même regardé, dans cette idée, les livres d’images, jolies plages des îles<br />

Philippines, avec très jolies vahinés… (mais ça serait de l’infidélité envers sa petite pâtissière chérie,<br />

d’acheter ça)… et livres d’avions, et acheté un livre « Lille et l’Aviation 1910-2010 ». Pour remercier.<br />

– Je fais un emballage cadeau ?<br />

Il a fait non, du menton. Il aurait pu dire, pour rire : « c’est pour manger tout de suite », mais<br />

cette référence (ici infidèle, presque) à sa petite pâtissière chérie lui faisait mal. Et s’il échouait dans<br />

sa recherche, aurait-il seulement droit de retourner à la pâtisserie ? la décevoir, froncement de sourcils<br />

à la Lucie… Snif.<br />

– Attends, petit : cette histoire de… d’amoureuse secrète, c’est… un truc sérieux ? qui te touche personnellement<br />

?<br />

– pardon…<br />

– Qu’est-ce qu’elle a dit au juste ? je sais pas si c’est ce roman à l’eau de rose, qui répond vraiment…<br />

ou un truc psycho…<br />

Gérard a avalé sa salive.<br />

– elle a dit (la jeune fille que j’aime, en secret), elle a dit : « qu’est-ce qui se passe, si on est amoureuse<br />

en secret ? »<br />

– Amoureu-zeu ?<br />

Euh, oui, mais… comment dire ? Euh… « elle parle pas très bien français », pardon, non,<br />

euh… « plein de gens la traitent de débile mentale, pour ses difficultés à bien parler », non… pas dire<br />

ça, tellement horrible… Pas faux, mais il préférait l’oublier, il était pas d’accord avec ces insultes, pour<br />

une petite chérie qu’eux tous auraient voulue protéger, consoler.<br />

– Petit, écoute-moi : une des hypothèses, qui explique, c’est pas qu’elle te demanderait conseilexpert,<br />

pour se déclarer à un autre.<br />

Hein ? Ben, si, forcément, enfin : pas « expert », non…<br />

– Peut-être que c’était une déclaration d’amour, de elle envers toi, version toute timide… Ça colle au<br />

personnage ? C’est possible ?<br />

… …<br />

– non, je… je suis déjà mort une fois à cause de ce raisonnement là, pardon… à interpréter des sourires,<br />

qui voulaient rien dire, rien de rien… et… elle est la sosie, exacte, de… la même… C’est comme<br />

si j’étais déjà mort, si je me fais un film, si je retourne au casse-pipe, l’inviter au ciné ou quoi…<br />

Et, en fait, non : c’est juste le vieux garçon en lui, qui est « mort », en un sens. Et – l’année<br />

suivante – le libraire, bienfaiteur universel, a accepté d’être son témoin, au mariage…<br />

157


AMOUREUSE EN SECRET, 2, LECTURE<br />

Notes de lecture de Gérard Nesey.<br />

D’après l’histoire « Amoureuse en secret », traduction de Lucie Métaiski, « revue et corrigée »<br />

(l’histoire)…<br />

Apparemment, c’est le 32 e livre publié, sur 34, signé d’elle, traductrice.<br />

« Collection : Passions et ambitions dans l’univers médical ».<br />

Beuh… ça semble désigner l’ambition sociale de se marier à un riche médecin, prince des<br />

temps modernes. Ou, sans mariage, il s’agirait de forniquer avec un puissant dominant social, ou plusieurs,<br />

excitants docteurs donc, au top du prestige mâle vu côté féminin (sans shooter dans un ballon).<br />

Deux femmes préparant le petit déjeuner discutent pendant que l’homme prend une douche.<br />

Ménage à trois ?<br />

– Aucune idée ! s’exclama-t-elle.<br />

Même si les passés simples n’existent pas dans la vie, dans les films crédibles, que dans les<br />

artificiels bouquins voulus « littéraires », c’est très triste. Et la qualification de parole ne sert à rien, la<br />

parole suffit.<br />

– Je me demande si la réalité répondra à mes attentes.<br />

Si on a le droit de dire ça, pourquoi avoir voulu faire enfermer comme schizophrène un amoureux<br />

rejeté (ex amoureux secret), vivant dans sa tête et risquant un pas timide au dehors ? Léguant un<br />

testament (à toucher à court terme) en preuve d’amour… Non, l’amour ici, ce ne sont pas ces grands<br />

sentiments, beaux et tragiques, c’est plutôt la sueur des parties sexuelles à trois ou quoi ?<br />

– Je ne suis pas sûre d’être au niveau qu’il exige.<br />

Ah oui, là où une humble personne dans sa cuisine dirait « ch’uis pas sûre », dans ce milieu<br />

là : non ! On déclame « je NE suis point sûre »… C’est insultant pour le peuple « d’en bas », mais tant<br />

pis, qu’il profite donc de la faveur immense de cette haute lecture, qui lui est accordée en prenant à<br />

peine son argent. Ce bas peuple méprisé, banlieusard ou provincial, ayant éventuellement inventé<br />

mieux que la dictature scolaire traditionaliste... (orthographe et grammaire de ma petite Patricia, classée<br />

« handicapée mentale » avec sans doute pleine approbation de cette maison d’édition de Paris<br />

XIII, noble quartier de Lucie).<br />

– J’ai eu un peu de mal avec les cours de cardio, en fac. Pourtant, j’ai besoin de cette expérience si je<br />

veux devenir généraliste.<br />

Voilà, ça confirme qu’on se situe très très haut, avec une jeune femme diplômée de<br />

l’université, future docteur en profession libérale. Une de ces clientes passant à la pâtisserie en regardant<br />

de très très haut la petite Patricia. Et avec mille fois plus de caractère que cette humble soumise :<br />

la future femme médecin est ambitieuse, vise la fortune par ses manœuvres professionnelles, même<br />

si elle n’a rien compris aux cours universitaires qui n’appelaient guère qu’à réciter la prétendue Vérité<br />

(nulle pour un esprit logique, doté d’intelligence critique, contestant la généralisation aveugle à la<br />

Pavlov).<br />

– <strong>Ma</strong>is quelle idée aussi d’organiser une soirée la veille du début de nos stages !<br />

Le tableau devient clair : il s’agit de deux étudiantes médecin, fêtardes noceuses, leur amant<br />

prenant une douche.<br />

– C’est le beau gosse par excellence !<br />

Si des jeunes hommes parlaient ainsi d’une femme, on les traiteraient de machistes méprisant<br />

la femme, qui n’est pas qu’une apparence mais une personne. <strong>Ma</strong>is là, non, apparemment – c’est la<br />

même logique bestiale mais côté féminin, sans timidité touchante, non : des femelles en chasse.<br />

« Repousser le battant avec son pied chaussé d’élégants souliers en cuir. Sa silhouette athlétique<br />

était mise en valeur par un pantalon noir au tomber parfait et une chemise en lin bleu assortie à<br />

ses yeux gris-bleu. Il était bien trop beau pour laisser une femme indifférente. Fascinant par son magnétisme.<br />

»<br />

On est en pleine bestialité là, oui, les femelles sont conquises par le mâle dominant, à la fois<br />

musclé et richement habillé, elles ont choisi, automatiquement.<br />

158


– Oh ! mon sauveur ! s’exclama Jessica en l’enlaçant. Je crois que je veux mettre tes enfants au<br />

monde !<br />

Oui, bien sûr, dans cette haute société, on ne dit pas « tu m’excites, nique moi » mais « le but<br />

de toute relation physique est, fort louablement, la procréation commandée par Dieu, et tel est donc<br />

mon projet avec toi ».<br />

Je suis choqué par ces avances sexuelles en guise de conversation au petit déjeuner. La<br />

pudeur semble mise à la poubelle, j'espère que l'autre personnage féminin, Phoebe, est moins pire,<br />

même si c’est une fêtarde ambitieuse aussi, qui a confirmé comme « tout à fait exacte » la description<br />

du héros Connor en beau gosse par excellence (comme un caïd macho aurait confirmé : « ouais, elle<br />

a l’air bonne ! bonne à se faire, cette salope ! »).<br />

Autre hypothèse : peut-être que c’est écrit pour être mis entre toutes les mains, innocentes<br />

fillettes incluses (comme Lucie à 13-14 ans, qui avait fait en classe un exposé sur un roman à l’eau de<br />

rose « très beau » selon elle, exposé en binome avec Dhu-Wang, l’histoire racontant le drame d’un<br />

chirurgien devenu handicapé, secouru par son infirmière amoureuse). <strong>Ma</strong>is je peux pas dire que Lucie<br />

a raison de parler en termes innocents du sexe, non, pas bravo : c’est grave, de dire ça à une fillette –<br />

si une petite de douze ans ressort cette phrase (« je veux mettre tes enfants au monde ») à son voisin<br />

de seize ans, elle peut se faire violer, sans comprendre ce qui se passe… Lucie sera la coupable,<br />

autant que le sale mec.<br />

« Pour lui qui vivait dangereusement, la capitale semblait offrir d’infinies possibilités ».<br />

Vivre dangereusement en faisant de l’alpinisme sans corde ? non, il était dit « sulfureux » plus<br />

haut, et le danger semble implicitement les maladies sexuelles des échangistes… sans le dire, oh,<br />

c’est un texte si pudique ! Non, pour moi, c’est l’échangisme et la consommation de partenaires –<br />

pouvant briser des vies, des cœurs – qui me choque, que cela soit sanctionné par des microbes féroces<br />

me fait presque sourire. (Même si je n’étais pas assez beau pour être choisi par Lucie, seuls ses<br />

amants sexuels étant considéré par elle comme des « ex », eux-mêmes jetables, alors a fortiori<br />

moi…).<br />

« Bien qu’il appartienne maintenant à une profession respectable, restait-il un tigre endormi,<br />

imprévisible ? ».<br />

Non, la profession médicale n’est pas spécialement respectable, il s’agit souvent de « faire un<br />

max de fric » en profitant de la détresse des gens malades ou blessés, en sur-facturant les prestations.<br />

Les médecins français pratiquent en masse le « dépassement d’honoraires » pour cette raison,<br />

de manière courante, ce n’est pas du tout un sacrifice généreux mais une position de notable se réservant<br />

le marché (interdisant la concurrence des médecines parallèles, en gouvernant les lois). En<br />

Angleterre, c’est peut-être un peu différent mais ici, précisément, c’est le texte français qui compte :<br />

l’univers de Lucie la traductrice.<br />

« Connor était toujours un charmeur insouciant auprès duquel s’agglutinaient les filles, buvant<br />

ses moindres paroles. Et il ne leur opposait guère de résistance. »<br />

C’est peu compréhensible : résistance à quoi ? C’est mal dit – peut-être dans le texte anglais,<br />

certes. Le Connor en question ne risque pas d’être violé par ses admiratrices, et c’est immonde de<br />

dire qu’envoyer chier quelqu’un d’amoureux silencieux est de la « résistance » à agression (logique de<br />

Lucie quand elle refusait de me revoir ?). Ce n’est pas en terme de résistance qu’il convient moralement<br />

de poser la question. C’est un sujet immense, qui est le secret du drame avec Lucie, quand on<br />

avait 15 ans (elle écrirait « quand "NOUS" avions quinze ans, jeunes sots, "ON" ne veut rien dire »).<br />

<strong>Ma</strong>is attends, Gérard, ça fait penser à « l’autre Patricia », Calmann-Levy, de l’usine. Oui : une fille de<br />

petite taille et de visage très belle, attire les regards masculins, qui tout gênés, s’approchent et bafouillent,<br />

MAIS le scandale est que – au lieu de faire profil bas, tenter de passer inaperçue, elle faisait<br />

plein d’effets de vêtements, comme si elle voulait séduire la Terre entière, en se plaignant après « je<br />

comprends pas pourquoi autant d’hommes me tournent autour, j’en ai marre ! ». Ce n’était pas honnête<br />

(enfin, les vêtements ont à peu près aucune importance pour les hommes – sauf les bestiaux<br />

qu’excitent un morceau de peau stratégiquement dévoilé, un galbe tactiquement accentué – mais<br />

pour les femmes, c’est vécu comme un moyen de séduction, semble-t-il, « être belle » étant l’objectif<br />

avoué). Une gentille, façon Patricia (Niezewska) si elle n’avait pas été naine et classée débile, aurait<br />

vécu très différemment la « beauté involontaire » attirant mille hommes au lieu de un voulu : elle se<br />

serait un peu cachée (comme Patricia – Niezewska – le fait avec ses vêtements pudiques et de couleur<br />

éteinte, même si ce n’est pas une burqa islamiste ni un chignon-lunettes façon religieuse catho).<br />

Surtout elle aurait fait « profil bas », restant sur la réserve, effacée, sans parader à la recherche d’une<br />

cour de soupirants. C’est peut-être ça que la Phoebe de l’histoire reproche à Connor de n’avoir pas<br />

fait. (Au fait ça se prononce comment Phoebe ? dans ma tête, je prononce feub’ mais c’est peut-être<br />

159


fibi pour les British). <strong>Ma</strong>is c’est plus compliqué : les extravertis paradent et les introvertis sont repliés,<br />

on y peut pas grand chose. Quoique… un extraverti brisant les cœurs pourrait faire l’effort de moins<br />

se laisser aller à parader, faisant l’effort de la retenue. Le drame est que Lucie (au sortir de sa dépression<br />

à 15 ans) paraissait toute introvertie timide malheureuse, alors qu’elle allait peu après se lancer<br />

dans une hyper-active chasse aux beaux mecs… Bref, qu’est-ce que Connor et Lucie auraient dû<br />

faire, constatant qu’ils étaient aimés par des gens qu’ils n’aimaient pas ? Simple : dissiper le malentendu,<br />

en clair, sans violence aucune. Non pas « résister » en remplaçant des sourires charmeurs,<br />

irrésistibles, par un « faire la gueule » soudain, pouvant tuer… (avec ce clair sentiment, dans ma première<br />

lettre à elle, avant le suicide : « tu m’as abandonné », comme la chanson « ne me quitte pas »<br />

qu’elle disait aimer). <strong>Ma</strong>is ils/elle auraient dû expliquer, simplement : « oups, désolée si mes sourires<br />

t’ont fait croire que j’avais des sentiments pour toi ; c’est un malentendu, tu es pas mon genre, pardon,<br />

mais on pourra rester camarades si tu arrives pas à m’oublier, pas de problème – ça me dérange pas<br />

beaucoup, et si c’est capital pour toi, je peux dire bonjour parfois, nul besoin d’en mourir de chagrin<br />

désespéré ». Là Connor, qui « envoie promener » personne, fait moins de mal que Lucie, qu’est-ce<br />

qu’elle lui reproche ? (enfin : Fibi, pas Lucie). C’est les admiratrices qui arrivent pas à résister à son<br />

charme, elles qui préfèrent les extravertis qui parlent (pas comme ma chérie Patricia – Niezewska).<br />

Bref, il aurait fallu dire là : « Connor, voyant qu’il tendait à les séduire presque toutes, aurait dû faire<br />

profil bas, moins parader, se faire un peu oublier, ne pas venir à la fête, même ». Au lieu de ça, il<br />

s’amuse à toutes les rendre folles, sans doute pour en piocher une différente chaque soir, brisant des<br />

cœurs, et ce serait pour l’auteure un trait humoristique (raté) que d’avoir dit qu’il ne « résistait » pas.<br />

C’est l’auteure (« l’autrice » ça sonne mal), Joanna <strong>Ma</strong>chin, qui se mêlange peut-être : côté féminin,<br />

celle qui a une foule d’admirateurs devrait faire profil bas pour ne pas risquer le viol, donc devrait<br />

« résister » (presque au sens propre) aux marques d’empressement masculin – mais il n’y a pas<br />

d’équivalent de l’autre côté (du moins : connu, sauf savants trucs sexuels de viol par des filles peutêtre,<br />

si ça existe, genre sodomaso avec un balai ou quoi).<br />

Au fait, pour ce qui est du fait que les filles faisaient une foule de folles de lui, au lieu de se<br />

choisir un compagnon chacun, ça me fait penser qu’on nous ment, quand on nous dit que ce sont les<br />

hommes machos qui ont ré-imposé la polygamie dans le monde (arabe) libéré des dictatures. Oui, les<br />

dominants veulent des tas de femmes, mais des tas de femmes choisissent le dominant si elles ont le<br />

choix… C’est infiniment triste pour les autres hommes, comme moi, c’est tout. Sans le miracle Patricia<br />

(ou si Patricia existe pas), c’est à en pleurer, à en mourir…<br />

– J’allais m’en occuper, marmonna-t-il l’air penaud. <strong>Ma</strong>is il y a eu cette réunion au syndicat étudiant,<br />

ensuite la réception et… Enfin, tu sais ce que c’est.<br />

Non, je sais pas ce que c’est. A la fac, j’ai vu les syndicats étudiants mener une guerre pour<br />

faire signer plus de pétitions l’un que l’autre, pour exiger du directeur tel changement de date scandaleuse,<br />

à cause de deux concours tombant en même temps. Et le directeur a changé la date, en<br />

disant « oh, on savait pas que ça tombait en même temps, merci de nous avoir informé, il y avait pas<br />

besoin de pétition : on change ». Agitation artificielle, fausse colère, hurlements, de futurs révoltés en<br />

chef, oubliant seulement de protester contre le surpaiement des diplômés, généralement réciteurs<br />

abrutis, intellectuellement nuls (en productivité, en logique, en inventivité). Non, je n’ai jamais fait partie<br />

d’un syndicat étudiant, j’aurais même refusé si ç’avait été gratuit. Non, je n’ai jamais été à une soirée<br />

étudiante, je ne sais pas ce que c’est – les fêtes me dégoûtaient, le rejet par Lucie m’avait cassé.<br />

Je suis dégoûté par les noceurs qui ont passé ces années de « fête et combat », payés par paiements<br />

publics des professeurs, paiement des bourses, de la moitié des repas, etc. (réquisitionnés sous menace<br />

policière sur les travailleurs – dont les travailleurs de peine méprisés par les étudiants,<br />

s’affirmant à tort supérieurs intellectuellement).<br />

– Et toi, quel stage feras-tu ?<br />

Je n’ai jamais entendu des étudiants parler comme ça (le livre original a un copyright 2009,<br />

pas 1920)… On dit, en langage parlé, depuis 1970 au moins : « quel stage tu feras ? » voire « quel<br />

stage est-ce que tu feras ? ». C’est comme le passé simple : une littéraire prétentieuse parle avec<br />

présomption aux lecteurs méprisés, c’est presque insupportable. On est immensément loin de la Lucie<br />

dernière de la classe, en détresse, traitée de débile par les profs : elle est maintenant du côté des<br />

enseignants, méprisant les humbles… Lucie trouverait ma Patricia immensément nulle, et – en un<br />

sens – c’est bien : ça me permet d’adorer Patricia, et d’être dégoûté par sa sosie d’autrefois, qui a<br />

changé de bord en ce qui concerne l’injustice, non plu’ « victime de mépris » mais devenue « acteure<br />

active de mépris ». Qu’elle m’ait re-tué, alors, c’est pas étonnant, mais comment ai-je pu être à ce<br />

point aveugle ? Ben, l’amour rend aveugle, oui, mais… même si je lui pardonnais tout, tout, elle continuait<br />

à m’écrabouiller, me cracher à la face, vouloir me faire enfermer… par ses amants psychiatres –<br />

docteurs oui… Là, c’est une collection entière sur le monde médical, comme si le médecin était, toutes<br />

160


le savent bien, l’homme idéal – non seulement il fait plein de fric, mais il prétend que c’est pour servir<br />

autrui, pour le bien d’autrui, pas (officiellement) pour sa pomme. Mensonge victorieux.<br />

– Il mène une existence dissipée et ne rend de comptes à personne, tandis que je reste dans le droit<br />

chemin en m’efforçant de suivre les règles.<br />

C’est immensément étrange de lire Lucie écrivant ça, mais c’est du cinéma, théâtre, comme<br />

jouer un rôle d’esclave, je comprends. Une actrice ou écrivaine peut avoir couché avec deux mille<br />

hommes différents avant le mariage (éventuel) et déclamer (sur le papier ou devant la caméra) « moi,<br />

jamais avant le mariage ! ». Pour ceux qui connaissent la personne, ça fait quand même tousser, pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is… autre chose : « ne pas rendre de comptes », c’est un point majeur. Deux fois, Lucie<br />

m’a tué, en refusant de me revoir dans le monde né après (post mortem, peut-être), sans rendre aucun<br />

compte, sans faire aucunement preuve d’empathie, d’humanité… Il n’y a pas que les hommes qui<br />

engrossent et se sauvent en courant, la violence est aussi féminine, parfois. « L’amour n’est pas libre.<br />

Peu importent ce que les gens racontent, quelqu’un doit payer, pour l’amour… » chantait une américaine,<br />

à propos d’un bébé de mère célibataire abandonnée... mais c’est pareil sans sexe : s’amuser à<br />

séduire et puis chasser, ça peut tuer un jeune homme. Et refuser de le revoir, s’il en réchappe, peut le<br />

renvoyer à un nouvel essai, « mieux ». Et… « j’en ai rien à foutre ! », ça correspond à « ne rendre<br />

aucun compte », c’est le langage de la violence, tueuse (mais légale).<br />

« Le droit chemin », « les règles », c’est idiot : c’est du conformisme socio-familial, de petite<br />

bourgeoise coincée, là n’est pas du tout le problème – il paraît clair que l’histoire sera ça : la Fibi va<br />

tomber amoureuse de Connor sans avouer cette alliance au mal, « enfreignant les convenances ! »<br />

<strong>Ma</strong>is on s’en fout de ça : l’horreur atroce est dans le fait d’avoir abandonné des engrossées, Connor<br />

connard – ou d’avoir tué des amoureux platoniques, Lucie cruelle…<br />

Je continue ? Pff… Ça fait mal, cette auto-thérapie, que j’ai inventée.<br />

– Tu ne viendrais pas en cardiologie avec moi, par hasard ? s’enquit Jessica.<br />

Jamais je n’ai entendu le verbe « s’enquérir », jamais. C’est du langage artificiel, très fier<br />

d’être dans le monde des livres, sans aucun rapport avec la vie (« vraie ou rêvée »). Le bla-bla ampoulé<br />

triomphe, avec immense fierté. Eh, je croyais que Lucie était passionnée de cinéma, remplaçant<br />

le bla-bla par le caractère touchant des histoires sans artifice de (prétendu) style ? La Lucie que<br />

j’aimais est morte, pas enterrée mais désintégrée, salie, clairement. Devenue fière bourgeoise des<br />

beaux quartiers, et donc éditée pour n’importe quel bla-bla, c’est logique, c’est tellement plus important<br />

que d’invalider la science ou la religion par la logique pure, en ne requérant que 6 ans d’âge<br />

mental... Les convenances du « bien parler » sont parfaitement respectées, c’est ce qui compte, ça<br />

autorise à choisir mille amants et tuer un manuel romantique indésirable, même logicien, seuls les très<br />

musclés sont intéressants dans la classe d’« en bas ».<br />

« Connor avait toujours eu le monde à portée de main, sans jamais avoir à lutter pour quoi<br />

que ce soit. La vie le traitait bien, même quand il ne le méritait pas, alors qu’Alex, sincère et dévoué,<br />

devait travailler dur pour atteindre ses objectifs. »<br />

Apparemment, c’est préparer le terrain pour dire que Fibi va à tort tomber amoureuse du beau<br />

Connor avant d’être consolée par le bon Alex, violons. Bof. <strong>Ma</strong>is… ça me rappelle un mot qui m’a<br />

blessé quand j’avais quinze ans, sortant rescapé de l’hôpital des Alpes. C’est la conversation avec<br />

mon ancien prof de <strong>Ma</strong>ths, Monsieur Balroue, qui m’a dissuadé de réessayer de me tuer (pour les<br />

trois à dix-neuf ans suivants), il disait que c’est le choc de mon premier échec – l’affaire Lucie – qui<br />

m’avait secoué, mais je n’étais pas du tout le plus malheureux du monde : Lucie, elle, avait été abandonnée<br />

par ses parents divorcés, ne voulant pas d’elle ni l’un ni l’autre, et elle était broyée par une<br />

grand-mère sévère à l’ancienne. Moi j’avais tout, et elle n’avait rien… Peut-être est-ce la culpabilité<br />

profonde, que cela a généré en moi, qui m’ont conduit à devenir « ouvrier, moins que rien » en refusant<br />

les grandes écoles, les « hautes études ». Résultat, paradoxal : la dernière de la classe, Lucie,<br />

est devenue grande bourgeoise, et le premier de la classe, Gérard, est devenu humble prolétaire…<br />

L’adolescence, ça secoue dans tous les sens, n’importe comment, violemment, et il peut en sortir<br />

n’importe quoi – si on survit (moi je pense être post mortem, ici).<br />

Autre chose, qui me gêne : l’histoire de « travailler dur »… qui n’est pas simple. En un sens,<br />

Lucie et moi, on ressemblait au méchant Connor de cette histoire, pour des raisons opposées… Le<br />

prof de Russe, Prisyolkof, s’était exclamé un jour « la nonchalante Métaiski ne fiche rien ! », parce<br />

qu’elle prenait (discrètement) un an de repos sabbatique, mais moi – qui faisait un peu des exercices<br />

d’application à la maison en <strong>Ma</strong>ths (pour acquérir les réflexes d’analyse et démonstration), je n’en<br />

fichais pas lourd non plu’, pardon : j’avais « des facilités », retenant ce que j’entendais sans devoir<br />

réviser et répéter assidûment le soir – à la différence de mon camarade Faluggia, qui passait des<br />

161


heures à potasser, pour des résultats médiocres acceptables, ouf. <strong>Ma</strong>is je n’en tire aucune hiérarchie<br />

morale ou quoi : schématiquement il y a quatre cases en carré : doués bosseurs, doués nonbosseurs,<br />

non-doués bosseurs, non-doués non-bosseurs, mais je ne vois pas de colonne ou ligne<br />

« bien » qui apparaisse clairement. Ici la romancière semble dire « non-doué bosseur » vaut mieux<br />

que « doué non-bosseur », comme certains profs qui disaient « je récompense l’effort, plus que la<br />

performance ». C’est pas si simple : les bosseurs le nez dans le guidon manquent souvent de recul,<br />

récitant des trucs en ayant oublié d’en douter. Les médecins (donc les internes de cette histoire) sont<br />

d’ailleurs formatés à cette école : réciter des montagnes de choses, à mise en doute interdite par les<br />

enseignants, et parachutées sans aucune autre force persuasive que le renvoi en cas de nonrécitation.<br />

Il était dit plus haut, au sujet de Fibi regardant Connor : « Elle ne l’aurait pas cru capable de<br />

s’astreindre à des études aussi longues et aussi prenantes »… Oui, c’est des dizaines de milliers<br />

d’heures d’apprentissage par cœur, à la dure, intellectuellement aussi valorisant qu’apprendre<br />

l’annuaire. Et ces « études », ça crée des abrutis, dominant ensuite les usines du haut de leur diplômes,<br />

sans voir les erreurs logiques et mathématiques grossières des textes officiels, des normes de<br />

« qualité »… Ce n’est pas simple, ce sujet. Avec mes résultats brillants, j’avais à tort la réputation<br />

d’être un « bosseur », quand Lucie m’a jeté, est-ce qu’elle a changé d’avis ? ou préfère-t-elle les<br />

« vrais bosseurs » ? Elle m’énerve, cette Joanna ou quoi, qui parle à la place de Lucie, en lui dictant à<br />

moitié quoi dire.<br />

Oui, autre chose, le point de vue américain, ou anglo-saxon, sur « la réussite », qui me gêne.<br />

On nous dit que Connor est magnifique de réussite facile, et que Alex est respectable car parvenant à<br />

atteindre ses objectifs… C’est la « course de rats », pour les meilleures places en situation d’inégalité<br />

écrasant les faibles. Est-ce que Lucie a totalement retourné sa position, elle qui était saquée comme<br />

« mauvaise élève, bonne à rien » ? Apparemment oui (puisque elle aimait les USA et Israël, la dominance<br />

des riches et des puissants sur les travailleurs de peine et les indigènes), et puis elle m’a donné<br />

totalement tort, au téléphone, d’être devenu ouvrier plutôt qu’ingénieur ou Prix Nobel. Ne comprenant<br />

pas qu’elle m’avait cassé, que je venais de passer des années et des années comme légume, que<br />

j’allais mourir si je ne la revoyais pas (mais je n’avais pas le droit de lui dire). A mon avis, la beauté<br />

morale est dans la frugalité, partageant loyalement la misère du monde, sans frontières chassant<br />

l’étranger (surtout que la sacralité nationaliste de maintenant est prononcée intouchable telle<br />

qu’APRÈS invasion de l’Amérique et de la Palestine !)… Les avides de luxe matériel, surfacturant les<br />

gens, cassant les concurrents, expulsant les partageurs, sont moches. (L’égalité est idiote, sinon tout<br />

le monde attendrait le salaire sans travailler vraiment, ce serait la famine, mais) l’équité serait belle,<br />

sans ses milliards aux dominants, et à nos pays. Monsieur Balroue disait que Lucie pleurait de la détresse<br />

des petits africains, sans doute plu’ maintenant non. Sauf comédie bourgeoise-bohême.<br />

– Allons-y, petit bout.<br />

Comment la traductrice Lucie a-t-elle trouvé les mots français pour parler à un bébé ? Elle qui<br />

n’a pas d’enfant (je crois) ni de neveux et nièces. Et est-ce qu’elle est toute attendrie par les bébés<br />

(hurleurs, chieurs) comme plein de femmes, même si elle préfère en rester au sexe débridé sans<br />

s’attacher à un seul homme ? Elle m’énerve, Joanna <strong>Ma</strong>chin qui parle par dessus.<br />

Au fait, si Lucie aime les bébés, que pense-t-elle des bébés garçons, devenus garçons puis<br />

jeune-hommes, qui vont se suicider parce qu’une fille comme elle leur a brisé le cœur ? Hein ? C’est<br />

là qu’il y a incohérence. Entre les hommes virils qu’elle aime et les bébés fragiles, l’adolescence tue<br />

tous ceux qui peinent à changer de moule. Les toubibs sont là pour gêner ce massacre, mais c’est<br />

pas beau : ils réaniment et droguent les déchets non viables, qui végètent des décennies pour rien,<br />

rejetés par Lucie et consœurs… C’est immensément moche. Voilà ce que je vois derrière ce « mignon<br />

bébé vulnérable », moi. C’est dramatique et pas adorable, du tout.<br />

– Je lui ai fait faire un bilan. Dès que j’en saurai plus, je reviendrai vous voir. Surtout n’hésitez pas à<br />

poser des questions, nous ferons de notre mieux pour y répondre. Nous sommes là pour vous aider.<br />

C’est pas vrai : si la maman du bébé malade demande « est-ce que mon bébé existe ? »,<br />

l’interne Fibi la fera interner en hôpital psychiatrique, comme Lucie a voulu me faire interner. Et la<br />

prétention au savoir, des docteurs bio et psy, est une escroquerie : ils ne font que répéter ce qu’on<br />

leur a dit, pas forcément la vérité mais le dogme. Même consolidé par test, c’est illogique de généraliser<br />

à l’inconnu, et de se baser sur la véracité tant que l’hypothèse du rêve n’a pas été démontrée invalide<br />

– ce qui semble impossible. Ces fières blouses blanches sont des imbéciles, dominantes. (Et je<br />

dis pas du tout que j’exige la haute intelligence : rien de plus adorable que l’humilité absolue de ma<br />

toute petite Patricia, classée handicapée mentale, mais les non intelligentes hurlant qu’elles dominent<br />

par leur intelligence : je trouve ça insupportable, puant).<br />

162


« Elle aperçut Connor qui venait dans sa direction d’un pas souple et confiant qui lui donnait<br />

l’air d’un médecin bien dans sa peau et en accord avec l’univers tout entier. »<br />

On m’a menti, en cours de littérature, me faisant croire que les filles étaient purement sentimentales,<br />

compréhensives. Apparemment : pas du tout, elles méprisent le romantique qui doute, elles<br />

choisissent le grand lion qui domine puissamment (et quand les occidentaux mâles tendent à préférer<br />

les petites asiatiques, les occidentales femelles tendent à préférer les lions africains, ça se recoupe,<br />

mais c’est pas du tout ce qu’on nous racontait, ados). On m’a menti. Ben alors, que ces femmes se<br />

fassent violer par ces mecs dominateurs, puisque c’est leur genre, après tout… (Sauf ma petite Patricia,<br />

qui m’a choisi moi, elle comme extra-terrestre, ou irréelle – je mourrais pour la défendre, contre<br />

les méchants). Au fait, ça me rappelle ces affaires de viol, de honte dans les conversations de pausecafé<br />

(donc sans doute de télé) : quantité de femmes se feraient violer, atrocement, mais… quand elles<br />

s’habillent pour aguicher un maximum de mecs, les mettre en rut, de quoi elles se plaignent ? A<br />

l’usine, Mohammed disait « vos femmes, elles s’habillent comme les putes de chez nous ! ». Il s’est<br />

fait cracher dessus, mais c’est pas idiot. Le « danger », il est pas que dans la vie du séducteur à succès,<br />

il est aussi dans la vie de candidate séductrice. Si Lucie, s’amusant à séduire avant de jeter, a<br />

été violée, c’est quelque part un juste retour des choses. Jamais je n’aurais fait ça, jamais, mais si elle<br />

a joué avec le feu, si elle s’est brûlée, je la plaindrais pas vraiment. Si elle est traumatisée, comme elle<br />

m’a traumatisé, en un sens (autre), c’est peut-être qu’un Bon Dieu tient les comptes, comme le pense<br />

Patricia. Avec virus bouffant Lucie de l’intérieur, et moi : consolation par ma petite chérie, il y a une<br />

justice, oui. J’espère que c’est pas un rêve, et qu’elle existe, Patricia (Niezewska, pas l’autre, de<br />

l’usine, des bureaux).<br />

– Qu’était devenu le jeune rebelle, défiant les adultes à la moindre occasion ?<br />

Eh, il y a aucun mystère : le jeune lion ambitieux agressait pour ne plu’ subir en dominé, pour<br />

devenir lion dominant, et… une fois qu’il est parvenu, dominant, il triomphe c’est tout. C’est bestial,<br />

simplement – la Fibi a beau être médecin classée supérieure, elle paraît très nulle en lucidité.<br />

Au fait, est-ce que c’est ce personnage de docteur que voulait me faire jouer Monsieur Balroue<br />

? Il m’avait dit que Lucie admirait les docteurs, qu’en devenant docteur, peut-être reviendrait-elle<br />

vers moi… (Donc : survis jusqu’au Bac, puis fais médecine, ça fait une raison de vivre, d’espérer<br />

même). Et Monsieur Golt avait dit pareil : « mon fils a plaqué sa femme et son fils à naître, pour aller<br />

avec celle qui l’avait rejeté étant adolescents, maintenant charmée par ce brillant chirurgien »… C’est<br />

tellement pas juste. Les toubibs font que réparer les gens comme les mécanos réparent les autos, les<br />

plombiers réparent les chauffe-eau, sauf que c’est plus compliqué et que ils ratent plus souvent, et ils<br />

prétendent « savoir », pour avoir ingurgité des tonnes de trucs affirmés Vérités (temporairement, avant<br />

qu’un colloque change d’avis dominant, ou parce que les visiteuses pharmaco-médicales leur ont<br />

vendu leur camelote chimique prétendue garantie). C’est nul. Enfin, c’est bien que quelqu’un essaye<br />

de réparer les gens, mais ça mérite pas l’aura que ça a. Pas un million de fois plus que pompier et<br />

infirmier, en tout cas. Sans parler des psychiatres, ces escrocs. Et puis… être médecin, c’est être allié<br />

à la maladie en jurant le contraire, bourgeois notable local… Ou bien : parti outre-mer générer<br />

l’explosion démographique, avant de revenir voter pour le maintien des frontières, l’expulsion des<br />

étrangers migrants modernes (certes pas étasuniens bénis, l’extermination des amérindiens n’étant<br />

pas antisémite…). Pf.<br />

– Tu as juste besoin d’affirmer ta confiance en toi.<br />

Là, c’est sensé être Connor qui parle à Fibi, mais c’est des paroles pseudo-psy de bonne<br />

femme (Joanna, l’auteure), pas crédible pour un personnage masculin. Nous, masculins, on préfère<br />

une jeune fille timide, ayant besoin de notre protection (Patricia est la plus merveilleuse du monde),<br />

pas du tout une femme forte qui pérore et décide, ordonne. C’est les femmes dominantes qui prétendent<br />

que ça doit forcément être l’idéal, leur genre à elle, mais c’est pas crédible. Enfin… si Patricia<br />

souffre, d’être brimée, et complexée, je souhaite que ça aille un peu mieux pour elle, mais juste assez<br />

pour vivre tranquille, en ayant besoin de moi quand même, sans « confiance » en elle. Je lui dis pas<br />

ça en face, bien sûr, mais honnêtement, il me faut le reconnaître. C’est pas du tout du mépris envers<br />

elle : je pense qu’elle est l’être le plus merveilleux de l’Univers, mais qu’elle soit complexée ajoute à<br />

son charme, et me donne le sentiment de la mériter (en étant son seul support, appréciable même si<br />

je suis pas beau).<br />

Phoebe est troublée par la main de Connor sur son épaule, « déclenchant en elle une sensation<br />

à la fois agréable et dérangeante. C’était pour Alex qu’elle avait de l’affection, auprès de qui elle<br />

se sentait protégée, qui la ravissait de son seul sourire ! »<br />

Je devine l’intrigue, bof, Fibi va coucher avec Connor, qui va préférer changer après, et elle va<br />

revenir à Alex, violons. Je m’en fous, ce qui me choque est différent : que cette fille aime se faire tou-<br />

163


cher comme ça, alors qu’elle porterait plainte pour viol par attouchements si elle en décidait ainsi. Ça<br />

décridibilise tout le truc. Je n’ai jamais touché la main ou l’épaule de Lucie, on a pas le droit, je crois.<br />

Même si elle aimait peut-être se voir brusquée comme ça par de beaux mecs en chasse. Elle me dégoûte,<br />

Fibi, Lucie…<br />

– Quand je t’ai vue hier soir, dans cette robe qui semblait avoir été cousue pour toi, je t’ai trouvée<br />

aussi superbe qu’une star.<br />

En tant que parole masculine, c’est pas crédible, ça encore. Enfin : qu’il regarde de la tête aux<br />

pieds une fille, c’est peut-être un truc qui existe, chez les obsédés sexuels cherchant une proie,<br />

mais… l’histoire des stars : non. Il y a quelques rares filles jolies (de visage, je veux dire) qui sont<br />

devenues stars parce que jolies, elles sont appréciées parce que jolies, pas parce que stars. Et il y a<br />

des stars qui sont devenues ce qu’elles sont par pur piston, origines israélites ou quoi, ça a rien d’un<br />

critère de beauté.<br />

Ou bien… le Connor en question est un menteur pourri, mais la Fibi est très stupide de se<br />

laisser prendre : les hommes préfèrent les bergères humbles timides, c’est les femmes qui veulent<br />

devenir princesses éblouissantes. <strong>Ma</strong>is là, une auteure femme, avec une traductrice femme (Lucie),<br />

parle à des lectrices femmes (à part moi, lecteur, qui me force à lire ce truc immangeable)… elles<br />

n’imaginent pas forcément le point de vue en face. A part Patricia, elles sont toutes ambitieuses, voulant<br />

le mâle dominant qui les fera reines (ou maîtresses du roi), oisives choyées avec esclaves ou<br />

domestiques, bijoux et garde-robe. L’école m’a complètement intoxiqué, à me parler de sentiment, de<br />

justice… Les hommes sont des loups (sauf moi qui suis mort), les femmes sont des lionnes (sauf ma<br />

petite Patricia chérie : le visage de Lucie sur une perle de douceur timide craintive…).<br />

– Je voyais suffisamment de filles le cœur brisé, se demandant ce qu’elles avaient fait de mal pour<br />

que tu les quittes. Moi je connaissais la réponse. Elles se trompaient en croyant que tu pouvais être<br />

sérieux.<br />

Comment Lucie peut-elle écrire ça ? elle qui a vécu l’équivalent côté féminin, se contrefichant<br />

de casser des cœurs, de tuer, de pourrir des vies, de transformer des gens en légumes hagards…<br />

<strong>Ma</strong>is attention, la stupeur et l’incompréhension, je les ai connues à quinze ans, avant de mourir la<br />

première fois, mais… à aucun moment, ça n’a été une question de « sérieux », à la façon de ce que<br />

raconte Fibi. Elle semble dire que quelqu’un de sérieux ne fait pas un sourire sans envisager mariage<br />

et fidélité éternelle. Je n’ai jamais imaginé ça, enfin… c’était du possible un jour, idéal, mais immensément<br />

loin et pas certain du tout. Il ne s’agissait que d’une tendre amitié, marcher ensemble, côte à<br />

côte, sourires – c’était ça l’espoir (le reste, on verrait « quand on serait grands »). En tout cas, ce que<br />

j’espérais, plus tard, c’était seulement un peu de compréhension, de tolérance, de prévenance. Adoucir<br />

la désillusion d’un amour en fait pas réciproque, d’une erreur d’interprétation, dans cent sourires<br />

échangés… Apaiser, trouver un compromis, un mode de camaraderie ni exigeant ni repoussant…<br />

mais si : repoussé, chassé, banni, condamné à mort, ou pire – avec clair message que me tuer serait<br />

la culpabiliser dégueulassement… Prison à vie. Pour rien. Non, ce n’était pas le manque de fidélité<br />

éternelle, le problème, c’est juste : ne pas broyer autrui, seulement coupable de tendresse…<br />

Bien sûr, la traductrice ne va pas changer le sens des mots d’une auteure aveugle, et sans<br />

imagination ni clairvoyance, mais – de toute façon – Lucie n’a rien compris, au mal qu’elle a fait, à la<br />

vie qu’elle a brisée, moi et combien d’autres ?<br />

– Comment aurais-je su que j’avais besoin de l’être ?<br />

C’est pas la langue parlée de 2009, ni même 1979… Ou bien dans ce qu’il reste de<br />

l’aristocratie d’autrefois, une caste que je connais pas (où il paraît qu’un enfant doit vouvoyer ses parents).<br />

Moi je vois ça plutôt, ici sans explication, comme une erreur de traduction. Enfin, Lucie obéit<br />

peut-être à une vieille chef éditrice coincée, appelant au « bien écrire », même le langage prétendu<br />

parlé. Le résultat est une catastrophe : ça fait pas une conversation crédible. Je ressens ça comme<br />

une insulte aux mémères (qui lisent ce genre de livres) pour leur dire : « vous parlez mal, bande<br />

d’ignares sans diplômes, ici on vous fait don de mots admirables, dans la classe de professionnels<br />

princiers, prenez exemple ! ». Je trouve ça affreux.<br />

Phoebe raconte en quoi Connor ado était dangereux : une fois il a « dérobé » le canoë paternel<br />

pour aller sur la rivière dans un endroit dangereux, et le petit bateau a chaviré alors qu’il ne savait<br />

pas bien nager.<br />

C’est confirmé : on est au pays des bizounours, sans SIDA ni syphilis ni gonocoques ou quoi,<br />

ni grossesse hors mariage et drame de l’avortement condamné par les familles (ou « on ne parle pas<br />

de ces choses-là ! »). Le danger est purement sportif… Lucie devait pouffer de rire, en écrivant ça, à<br />

mille kilomètres de ces préoccupations en matière de danger, elle.<br />

164


Quant au sport, canoë condamné : éh, pourquoi elle (Fibi ? Lucie aussi ?) préférait la carrure<br />

athlétique si elle ne veut pas un sportif mais un romantique ? Il faudrait être cohérente…<br />

Oui, euh… cette idée de goût féminin bestial pour les costauds, mâles dominants… j’ai entenu<br />

dire que ça correspondait au goût masculin pour les fortes poitrines, bestialement, parce que ça va<br />

mieux nourrir la progéniture. <strong>Ma</strong>is c’est idiot de dire ça : les hommes, en général, ne veulent pas de<br />

bébés (mais du sexe, pour les normaux / de la tendresse, en ce qui me concerne), c’est les femmes<br />

qui réclament des enfants. Non, la poitrine est la touche féminine qui fait charme, sans toucher aux<br />

gamines, théoriquement encore plus fragiles mignonnes mais sans poitrine. C’est pas bestial côté<br />

masculin, moins que la tradition orientale de préférer les grosses et grasses, qui ont des réserves<br />

garantissant une grossesse poussée à terme même en cas de famine… Non, de bestial, je vois seulement<br />

le goût de Fibi/Lucie pour les costauds, et en face ces costauds qui violent ou abandonnent<br />

pour jouir en se fichant d’autrui.<br />

– Même en sachant que mon père me réprimanderait, je continuais à chercher les limites.<br />

C’est du langage 1950 maximum, ou 1960 peut-être. Le mot « réprimander » doit même plu’<br />

exister dans les manuels d’éducation grand public, tout le monde dit « engueuler » au sens fort (ou<br />

« enguirlander » ?), ou « gronder » au sens faible. Sauf peut-être les institutrices coincées, qui préfèrent<br />

les livres de 1850 à ceux de 1980. Peut-être que le dictionnaire ne précise pas « vieux mot pour<br />

dire… » parce que ça, il le réserve pour les mots du Moyen Age, douzième siècle ou quoi, mais…<br />

bref, j’admire pas le « travail de traductrice de Lucie », non. Même si je m’en fous un peu, ça changerait<br />

quoi si c’était parfait à mon goût ? Je lis pas ça pour découvrir une histoire plaisante, mais pour<br />

entr’apercevoir Lucie à travers les mots qu’elle écrit, professionnellement. Oui, peut-être que, secrètement,<br />

elle juge que c’est un travail alimentaire, que traduire ces histoires à l’eau de rose, loin des<br />

parties sexuelles avec des vieux riches, qui sont l’amour à son idée, je sais pas. Je suis paumé… Ce<br />

qui est troublant est qu’elle a le visage de Patricia… (si Patricia existe). Enfin, elle a eu, quelques<br />

mois, le comportement de Patricia, presque, quand elle avait quinze ans, Lucie, sortant de dépression<br />

nerveuse, de prétendue tentative de suicide (avaler cinq aspirines ou quoi). La Lucie que j’avais imaginée<br />

alors, revit en Patricia, et il faut que je verrouille la différence, il faut qu’elle me saute aux yeux,<br />

que ça devienne une évidence élémentaire : ce n’est pas ce visage que j’aime, c’est le caractère de<br />

Patricia, exact opposé de Lucie, presque.<br />

« En sa présence, il lui fallait rester constamment sur ses gardes pour ne pas succomber à<br />

son charme. »<br />

Oui, c’est Joanna qui écrit n’importe quoi pour des lectrices ou quoi, mais si Lucie écrivait ça<br />

pour moi, euh… C’est vachement différent de « notre histoire », Lucie et moi : là, le beau mec Connor<br />

bouscule Fibi pour sortir avec elle, et Fibi résiste même si elle voudrait bien, quelque part, au risque<br />

de se faire plaquer juste après « la partie de jambes en l’air » (je crois qu’on dit comme ça, où on entendait<br />

les adultes dire ça, quand j’étais ado). Moi, avec Lucie, c’était immensément différent : oui, j’ai<br />

succombé à son charme, mais intérieurement, c’est mon cœur qui s’est verrouillé, pour plus de dix<br />

ans, ou trente ans, pour « gâcher ma jeunesse ». Elle ne m’a pas attaqué et je n’ai pas levé le drapeau<br />

blanc en disant « je succombe », non. C’était que des sourires, des regards, qui me faisaient<br />

rêver d’un amour secret, immensément timide, et clac, mon cœur a basculé. L’amour fou (mais du<br />

cœur, c’était pas sexuel). C’est pas comme Fibi, qui succomberait et se laisserait sauter. Enfin, je sais<br />

pas. Au téléphone, Lucie a dit « moi aussi, j’ai pas eu tous les hommes que j’ai voulus ! ». Normalement<br />

: elle veut elle prend. Sauf résistance désagréable, alors il faut voir ailleurs… C’est un autre<br />

monde. Si Lucie avait accepté mon amitié, j’aurais été immensément malheureux, c’est ce que je dois<br />

essayer de me dire. Je pardonnais tout, tout, j’aurais continué, encore et encore, pour le miracle de la<br />

revoir, d’entendre sa voix. Piégé. Par une méchante, c’est ce que je dois me dire. C’était une erreur<br />

totale, elle le disait oui, mais ça doit rentrer dans mon cerveau, c’est pas facile. Ou le cerveau le sait,<br />

mais le cœur est injoignable, disjoncté, traumatisé.<br />

– Jessica et moi sommes partis un quart d’heure après lui.<br />

Les vrais gens que je connais auraient dit (à l’oral) : « Jessica et moi, on est partis… ».<br />

– J’avais toujours cru qu’il voulait se débrouiller seul, sans la fortune familiale.<br />

C’est bien ça : c’est un milieu de riches familles, de la haute société, haute bourgeoisie. Lucie<br />

est bien placée pour en parler, habitant un boulevard parisien, sans les trajets des humbles banlieusards,<br />

inaptes à se payer un logement en ville… Je préfère un milliard de fois mon humble petite Patricia,<br />

qui vivait en logement social, sans même avoir de quoi payer un loyer en banlieue (même de<br />

province). D’un côté le triomphe du fric hérité, à l’américaine, de l’autre : la beauté de la vie frugale,<br />

sans profiter de la pourriture du système, du vol légal (commerce surfacturé, hauts salaires indus,<br />

165


protégés par la police, payée par l’impôt sur les faibles, inaptes à l’évasion fiscale…). Lucie est dans<br />

le camp du mal, je dois me dire ça, puisqu’avoir tout pardonné, tout, n’a pas suffi à la revoir…<br />

– Tu étais si doué pour aider les gens lorsque tu étais bénévole chez les secouristes qu’ils ont tous<br />

pensé que tu devrais envisager une carrière médicale.<br />

Attends, Lucie : une minute. Moi aussi, je suis passé par là, mais ça se passe pas comme ça,<br />

attends. Je fais le point, j’essaye. Puisque, d’après Monsieur Balroue, je devais devenir médecin pour<br />

gagner une chance de te revoir, de recevoir un sourire de toi à nouveau… bref, je me suis dit : « stop,<br />

arrête de t’appitoyer sur ton sort, de te détruire, aide plutôt les gens qui souffrent, sans s’être blessés<br />

eux-mêmes ». Et, avant de devenir médecin, ça passait par la pré-formation (grand public) de secouriste.<br />

Détail : tu n’étais pas là, à ces cours, Lucie – soit disante admirant l’aide à autrui, mais sans la<br />

pratiquer toi-même, hum. Je ferme la paranthèse. Je disais quoi ? Oui, les cours de secourisme, et<br />

puis… la mise en pratique, le secourisme actif, les postes de secours. <strong>Ma</strong>is… les gens étaient pas du<br />

tout admiratifs, c’est pas vrai – ils exigeaient et considéraient ça comme un dû. Les pansements, les<br />

médicaments. Et c’était pas tellement les « regrettables accidents de la vie », mais des sportifs qui<br />

fonçaient tête baissée dans le mur (judokas, cyclistes), s’amusant à prendre des risques inutiles avant<br />

d’exiger assistance pour réparer les dégâts. ’Jamais entendu quelqu’un dire « merci pour ce que vous<br />

faites », non. Un gamin m’a demandé une fois combien on gagnait, et quand j’ai répondu zéro, il a pas<br />

compris, il a haussé les épaules, comme si c’était pas crédible, ou pas intéressant, alors. <strong>Ma</strong>is Joanna<br />

et Lucie, elles ont jamais été secouristes, visiblement, elles se croient au monde des bizounours.<br />

Et puis… entre le secourisme bénévole, généreux par principe, et la position de docteur professionnel,<br />

chère payée, il y a un saut gigantesque. Est-ce que ces docteurs, hors temps de travail,<br />

continuent à aider bénévolement ? C’est Non, pour l’immense majorité. Ils veulent le fric, la réputation,<br />

la notabilité, pas du tout « aider ». Etre secouriste ou être docteur, c’est pas la même chose, c’est<br />

presque le contraire (sauf le docteur-secouriste que j’ai connu, qu’ils ont mis en prison…).<br />

Alors… la carrière médicale pour certains secouristes… Non, ça colle pas, du tout. Enfin, on<br />

peut s’inscrire en fac de médecine, comme je l’ai fait, mais les illusions s’effondrent vite. Mille candidats<br />

pour cent places : il ne s’agit pas de se dévouer admirablement comme personne ne daigne le<br />

faire, il s’agit de marcher sur la gueule d’autrui pour prendre la place convoitée par une foule. Pour le<br />

fric, pour le prestige. A apprendre par cœur des montagnes de trucs débiles, sans oser douter. Le prof<br />

de <strong>Ma</strong>ths « supérieures », « médicales », me l’a dit, quand je suis allé le voir, pour lui expliquer qu’il<br />

s’était trompé : « vous êtes là pour apprendre et répéter : c’est vous Nesey qui vous êtes trompé :<br />

vous vous êtes trompé d’études : médecine c’est pas du tout pour réfléchir ». Ni pour aider autrui,<br />

même si on fait semblant (sauf pour la facturation, discrètement)…<br />

Les lectrices de cette collection ont rien compris à ça, et c’est ni Joanna ni Lucie qui vont<br />

l’expliquer, à supposer qu’elles en aient conscience, j’en doute.<br />

Connor est accompagné d’une jolie fille. « Etaient-ils venus acheter un sandwich après une<br />

promenade dans les bois ? »<br />

Promenade au sens propre ou au figuré ? (en faisant des choses dans les fourrés). S’il y avait<br />

pas eu le mot « je veux mettre au monde tes enfants », j’aurais pensé que tout n’était que sentiments,<br />

dans ce livre, même si ça ressemble pas à la vraie vie de Lucie, sexuellement hyperactive. <strong>Ma</strong>is je<br />

comprends rien à ce mêlange de trucs sexuels et de phrase guindées, à double sens possible partout,<br />

sans explication – innocent ou sous-entendu sexuel ? Ça me fait penser à des « puritains lubriques »,<br />

j’aime pas ça. Peut-être que les lectrices adorent, et bénissent Lucie qui réussit dans ce style, mais<br />

j’aime pas que Lucie réussisse à mentir, ou je la félicite pas en tout cas, je trouve ça moche, pardon.<br />

Enfin… y faut que je clarifie ma tête – puisque Patricia, à l’inverse… Oui, j’aime l’humilité de ma toute<br />

petite Patricia, toute malheureuse de rater presque tout ce qu’elle fait, et j’essaye de l’aider, maladroitement,<br />

mais je suis content quand je réussis, qu’elle me sourit, remerciante. <strong>Ma</strong>is une femme<br />

qui réussit tout, super fière, je trouve ça moche, ou sans intérêt (ou un mec qui réussit socialement :<br />

pareil, mocheté). Voilà : Lucie réussit brillamment, dans l’écriture mensongère, et ça l’avilit à mes<br />

yeux. Ouf, je retombe sur mes pieds, presque.<br />

– Les plantes égayent ce lieu. De plus, il est si petit qu’il ne demande pas beaucoup de travail.<br />

C’est une arrière grand-mère qui parle ? Non, une jeune fille. <strong>Ma</strong>is de La Haute, apparemment,<br />

sinon elle aurait pas dit les mots rares « égayer, de plus, ne pas », on dit « ça met d’la joie »,<br />

« en plus » ou « et puis », « pas ». <strong>Ma</strong>is parler comme les lectrices, ça doit pas convenir, elles veulent<br />

sans doute rêver aux hautes sphères riches où chaque mot est comme dans les livres d’autrefois (ce<br />

que les profs appellent le « bien parler »). Enfin, non, je veux pas dire que Lucie a raison de parler ce<br />

langage prétentieux, qui répond à la demande, je veux dire : c’est prétentieux, moche, c’est signé<br />

166


Lucie. Donc Lucie est moche, prétentieuse, voilà. C’est ce qu’il faut que je me dise. Essayer, au<br />

moins. Pf, pas facile.<br />

« Quand elle vit ses cuisses musclées moulées par son pantalon, Phoebe détourna le regard.<br />

»<br />

Je savais pas que les filles sont séduites par des cuisses. Moi je suis tout honteux de, euh,<br />

parfois admirer la ligne de poitrine de Patricia (blouse ou chemise ou pull), un quart de seconde, pardon<br />

(et j’ai entendu dire que beaucoup de mecs font une fixation sur les fesses, la « croupe »), mais je<br />

croyais que de l’autre côté, les filles regardaient que la carrure, les biceps, les pectoraux, les abdo (et<br />

le gonflement du slip, pour les obsédées – là avec Connor assis en face et qui étend les jambes, le<br />

mot « cuisses » est peut-être une façon de dire, sans le dire, « le gonflement entre les cuisses »).<br />

Enfin, tout est possible. Et Lucie fait que traduire, et je suis pas beau, de toute façon. Et elle refuse de<br />

me revoir, depuis des années, alors peu importe. L’important c’est de plaire à Patricia, même si elle<br />

existe pas. Peut-être. (Comme moi, si je suis mort, si on est de l’Autre Côté, ici).<br />

– C’est subjectif, ne trouves-tu pas ?<br />

Ça me rappelle Asterix chez les Grands-Bretons, avec les post tags traduits mot à mot, ridicules,<br />

genre « Il est en Angle-Terre, n’est-il pas ? » avec une tasse de thé, et le petit doigt levé, affreusement<br />

ridicule. Enfin, euh… là, le verbe ou l’auxiliaire sont pas les mêmes, et c’est peut-être juste<br />

l’interrogative inversée qui choque. En tout cas, c’est moche, mochement traduit, voilà (il fallait dire :<br />

« c’est subjectif, non ? »). Dans un autre livre, je m’en ficherais éperdument, mais là c’est écrit par<br />

Lucie, alors je fais les gros yeux méchants. (Ça m’aide, quelque part).<br />

– Mes parents, à l’instar des tiens, vivent à l’intérieur des terres.<br />

Oulalah… j’avais jamais revu ce mot « à l’instar de »… depuis mes lectures de gosse, Jules<br />

Vernes ou quoi, dix-neuvième siècle. Là, je résiste pas : il faut que je regarde dans le dictionnaire, voir<br />

si c’est codé Vieux Français (« Vx » ?) ou si c’est un sens particulier, que j’avais oublié. Non : « à la<br />

manière de, à l’exemple de (Littéraire) ». Bof, c’est vachement ampoulé, et pour du langage parlé, ça<br />

convient pas, sauf haute société bourgeoise ou quoi, peut-être. En Français normal, 1970-2010, traduire<br />

« my parents, as yours (ou : like yours), live… », ça ferait « Mes parents, comme les tiens, ils<br />

vivent… ». Lucie se regarde écrire, s’admire, j’aime pas cette attitude. J’aime pas Lucie. J’aime plu’<br />

Lucie. C’est pour ça que j’ai acheté ce livre (enfin : je me comprends : pour réussir à l’oublier, pour<br />

creuser le fossé entre elle et Patricia – quarante milliards de kilomètres de profondeur, le fossé). (Et si<br />

on me dit que la planète Terre fait moins de treize mille kilomètres de diamètre, je m’en fous : le fossé<br />

dépasse de l’autre côté, à supposé qu’elle existe cette planète – enfin… pas que le fossé chasse de<br />

l’autre côté les petites Philippines, ou Vietnamiennes, Dhu-Wang pardon, mais… bref : un fossé infranchissable,<br />

magnétique spécial pour moi, sans déranger autrui).<br />

– <strong>Ma</strong> mère aime néanmoins recevoir la famille.<br />

<strong>Ma</strong>is, Lucie, on parle pas comme ça ! « Néanmoins », c’est comme « certes », c’est pour les<br />

rédactions par écrit, les mots qui articulent, mais ça se dit pas à l’oral. « Littéraire », ils appellent ça,<br />

mais c’est pas du tout du « bien parlé », c’est du « parler précieux », la bouche en cul de poule et le<br />

petit doigt en l’air, grandes bourgeoises, c’est ça que tu es devenue ? Bon, j’imagine que c’est un<br />

travail « pro », sur demande, répondant à une grande bourgeoise éditrice, qui veut que tu impressionnes<br />

les foules de lectrices en parlant « mieux » qu’elles, mais c’est complètement contradictoire avec<br />

ton amour du cinéma – remplacer le bla-bla d’auteur qui s’admire par le langage parlé, comme en vrai.<br />

Enfin, c’est vrai que c’est pourri – dans le film « The graduate », en version Française, les traducteurs,<br />

traductrices, faisaient parler les jeunes étudiants (entre eux) avec des « ne… guère », « ne… point »,<br />

complètement disjonctés des jeunes en vrai (qui disent « pas », « plu’ »). Un personnage jeune aurait<br />

dit, plutôt, là : « pourtant, ma mère, elle aime recevoir la famille, ouais », quelque chose comme ça. Si<br />

les cinéphiles comme Lucie ont rejoint les bibliorigides, ça fait une génération de perdue, 20 ans pour<br />

rien, la nouvelle vague aurait pu améliorer, mais les alliances pour le fric ont décidé autrement, c’est<br />

triste.<br />

– Raconte m’en un peu plus.<br />

Traduction catastrophe. Lucie adorait John Travolta, et le film Grease, où des tas de jeunes<br />

filles fofolles chantent « tell me more ! tell me more ! ». <strong>Ma</strong>is ça en anglais, c’est super-familier, c’est<br />

notre « dis-moi plus ! » ou « dis-en plus ! ». Le « raconte m’en plus », au contraire, ça existe pas chez<br />

les jeunes, du tout, sauf peut-être collège religieux de coincés traditionnalistes ou quoi, pas du tout ce<br />

qu’on a connu au lycée Lermat, pourtant classé « bourgeois » depuis les banlieues.<br />

167


Dans la chanson du film Grease (j’ai vu l’extrait musical, pas le film), c’est un gars et une fille<br />

qui reviennent de leur premier rendez-vous, et il est interrogé par ses copains, elle par ses <strong>copine</strong>s.<br />

Les mecs lui demandent « est-ce qu’il est allé loin ? », en clair : s’il l’a niquée, et les filles lui demandent,<br />

à elle, s’il a une voiture… Merde, j’ai pas réalisé, la portée immense du truc, qui pouvait révolutionner<br />

l’univers pour moi : une fille de 15-16 ans peut séduire les mecs du monde entier, de 17 à 97<br />

ans, donc elle choisira les mûrs, virils, installés, riches, en disant complètement crotte aux minables<br />

garçonnets de 15-16 ans à côté. Il fallait surtout pas tomber amoureux d’une « fille de la classe »…<br />

Aucune chance, aucune.<br />

C’est comme quand les féministes hurlent que les filles réussissent mieux à l’école que les<br />

garçons. C’est comme le fait qu’à onze ans, les filles sont grandes et les garçons petits : on est pas<br />

synchrones du tout. Il faudrait pas des classes à parité d’âge, il faudrait au moins trois ans d’écart : les<br />

filles de 11 ans avec les garçons de 14 ans, les filles de 16 ans avec les garçons de 19 ans. Sinon,<br />

c’est une usine à suicides masculins… (C’est pas ma faute, c’est un système pourri – j’avais aucune<br />

chance). Bon, j’ai 29 ans, dans le rêve présent, Patricia en a 26, ça explique – et Lucie 30 (depuis<br />

Juin), mais j’en ai plu’ rien à foutre de elle. Enfin… je serai délivré d’elle quand j’aurai fini de lire ce<br />

livre, j’espère. En crachant dessus, ça m’éclaircit la gorge, le cœur, j’espère. (Et si Patricia, Lucie-bis<br />

version vraie-timide, existe pas… je pourrais envisager « trouver » une petite philippine – Dhu-Wang<br />

bis – trois ans plus jeune que moi). Non, hum, je dis ça pour rire, je suis pas comme ça. Si les médicaments<br />

me flinguent pas complètement le cerveau, on verra.<br />

Connor parle à un enfant de huit ans, malade, de leur équipe de foot préférée, et il dit que tel<br />

joueur pendant le match avait deux pieds gauche, et il a trébuché.<br />

« Trébuché » ??? Pitoyable Lucie… incompétente pour traduire le football. Eh, pourquoi tu as<br />

pas demandé à un (ou plusieurs) de tes amants, comment on dit, dans les tribunes de France, ou<br />

devant les télés ? Euh… je crois que la réponse juste « Untel s’est à moitié cassé la gueule tout seul,<br />

en marchant sur le ballon », c’est pas publiable avec ton éditrice « littéraire ». <strong>Ma</strong>is y faut choisir : être<br />

crédible ou pas ? Enfin, comme il n’y a que des lectrices (à part moi lecteur, disjoncté), presque aucune<br />

remarquera que « c’est pas du tout comme ça qu’on dit en foot Français », peut-être. Ou se<br />

dire : « c’est un truc spécial, du football anglais, y a pas de mot pour ça chez nous, OK ». J’aime pas<br />

le sport, j’ai pas la télé, mais je sais qu’on dit pas comme ça, désolé.<br />

Enfin, un journaliste, faisant attention à parler « comme il faut », dirait pas « se casser la<br />

gueule », euh… mais il dirait « il a été déséquilibré, il est presque tombé », mais pas trébuché, non.<br />

Peut-être tumble en anglais, comme dans la chanson douce Sunday Morning Coming Down, de réveil<br />

avec gueule de bois, Kris Kristofferson. Et… le football, c’est pas un défilé de mode, concours<br />

d’élégance : même un but à quatre pattes, tombé, du bout du pied, ça fait hurler de joie des spectateurs.<br />

Non, pour faire sourire l’enfant malade, Connor aurait dit : « Ouais untel, c’est un super joueur, il<br />

marque des buts super, mais t’as vu l’autre jour, en tirant – à côté ! – il s’est à moitié pété la gueule,<br />

ridicule, là il faisait moins le fier ! ». Lucie, elle – super fière avec ses diplômes d’Anglais Bac+4, ses<br />

années de folie étudiante, ses multiples amants américains – elle a pas su dire, elle a traduit en :<br />

« trébuché ».<br />

Au fait, pour tumble, mon dico donne aussi un sens argotique, grivois, et Connor essaye peutêtre<br />

de faire rire le petit hospitalisé avec des mots interdits, jeux de mots. Ce serait très mal traduit,<br />

encore une fois. Il aurait fallu dire : « il se l’est secouée (la balle, j’veux dire !) ».<br />

Pareil pour les « deux pieds gauches », ça c’est la Joanna auteure qui est incompétente je<br />

crois : en tennis et en foot, les tout meilleurs c’est célèbre c’est des gauchers (avec des trajectoires<br />

inusuelles et un circuit court du demi-cerveau en face), et puis des bilatéraux, aussi bon du gauche<br />

que du droit – tous les passionnés le savent, et même leur famille (puisque je le sais, sans<br />

m’intéresser au sport). <strong>Ma</strong>is si Joanna a été élevée chez les bonnes sœurs, elle imagine pas ces détails<br />

célèbres, et si une instit’ de couture s’est moquée d’elle « pauv’ fille, maladroite ! t’as vraiment<br />

deux mains gauches ! », ici se croyant auteure géniale elle pense inventer le footballeur maladroit<br />

avec deux pieds gauches ! Sans avoir rien compris au sport. Ou bien… oui, je m’en fous que Joanna<br />

soit nulle, mais : c’est peut-être gauche au sens dérivé, « maladroit » et pas « côté gauche », et Lucie<br />

(dont la grand-mère regardait pas le foot-télé) se serait plantée dans la traduction, yes ! Elle voit clumsy,<br />

et son dictionnaire lui dit maladroit, gauche, et c’est elle qui croit inventer le génial « deux pieds<br />

gauches, ah-ah-ah ! jeu de mots, chez nous ! ». Eh ben non, ça tombe complètement à plat, les lectrices<br />

qui ressortiront ça à leurs hommes, elles auront aucun succès, seulement des « t’es nulle, t’y<br />

connais rien ». Moi je dirais : « éh, c’est pas leur faute, c’est Lucie la coupable (pour ça aussi) ».<br />

– Voilà un très joli médecin, tu ne trouves pas ? Elle me donne envie d’être malade, afin qu‘elle vienne<br />

me rafraîchir le front avec un gant humide.<br />

168


« Afin que », ça existe pas, dans les conversations, surtout avec un gamin, sauf peut-être un<br />

prince royal, élevé par majordome ou quoi. Et les enfants classent les femmes de l’hôpital toutes pareilles,<br />

sans distinguer les doctoresses, infirmières, aides-soignantes – le mot médecin est très mal<br />

choisi. « Une très jolie doctoresse » aurait pu passer mieux, mais le gamin en a rien à foutre du titre<br />

de la demoiselle, Connor pouvait dire « infirmière », ça serait plus facilement passé. Et puis, aussi, les<br />

blouses blanches viennent pas passer un gant sur le front des malades : du point de vue des hospitalisés,<br />

elles sont surtout des monstres qui font des piqûres atroces, des prises de sang, enfoncent des<br />

aiguilles terribles soit disant pour perfusion, et font des trucs indécents pour gérer le pipi. C’est pas<br />

crédible, leur truc, là. On peut tolérer la douleur pour la joie de revoir une fille immensément jolie,<br />

j’imagine, mais c’est de l’héroïsme, pas vécu comme un truc doux et enchanteur. Joanna a peut-être<br />

jamais été à l’hôpital, ni Lucie (à part pour se faire avorter, j’imagine, tuer des bébés). Hé, à ce sujet –<br />

j’ai réalisé un truc : à quatorze ans, en biologie, y nous expliquaient la contraception mais… leur histoire<br />

de « empêcher la nidification des ovules fécondés », ça veut dire qu’un futur bébé est tué, en<br />

routine, même sans avortement. Ouais, elle pouvait tromper Monsieur Balroue, Lucie, en prétendant<br />

qu’elle pleurait le sort des enfants Africains morts de faim, et qu’elle haïssait la mise à mort des enfants<br />

Juifs, mais elle – depuis – elle a tué des centaines de gamins, discrètement… Lucie est un<br />

monstre. Pas le seul monstre du monde, mais les autres je m’en fous. Patricia, elle, malformée, n’a<br />

jamais eu d’ovules fécondés, non – je sais même pas si elle a les glandes qui faut à l’intérieur pour<br />

avoir des ovocytes ou quoi – si elle existe pas : non, un ange a pas de choses à l’intérieur, elle est<br />

une des seules jeunes filles au monde (ou en France) à avoir tué personne. Et si elle me sauve la vie,<br />

c’est tout à fait l’opposée de Lucie, miroir inverse, seulement le même visage.<br />

Connor « détailla avec attention le corsage en coton de Phoebe, soudain trop révélateur au<br />

goût de cette dernière, avant de baisser les yeux vers sa jupe droite qui laissait apparaître ses jambes<br />

nues. »<br />

Ah oui, là Lucie a les mots, une très solide expérience : se pâmer pour séduire les mecs, les<br />

attirer comme des mouches, jupe courte et gonfler la poitrine pour les faire bander. Je souffre. <strong>Ma</strong>is<br />

c’est tellement pas juste. Quand on entend les femmes hurler après les violeurs, éh, si elle font tout<br />

pour exciter les virils, elles allument le feu, et ça leur retombe dessus. C’est pour ça qu’elles disent<br />

que beaucoup de violées portent pas plainte, se sentent coupables, mais… pourquoi pas arrêter, ce<br />

mécanisme idiot, criminel ? Moi, j’ai pas du tout vécu l’attirance vers Lucie comme ça, mais j’étais très<br />

malheureux de la voir s’habiller en jaune vif pour attirer les regards mâles. Si elle a commencé à coucher<br />

à 16 ans, et sa fille encore plus en avance, à 13 : Lucie est peut-être grand-mère d’un bébé…<br />

pendant que moi je suis encore puceau à 29 ans, et pour toujours – après les dégâts de la deuxième<br />

chute, semble-t-il (ou « dans le troisième monde », ce qui revient au même). A 18 ans, Lucie devait<br />

déjà avoir une solide expérience, peut-être une trentaine de mecs au compteur, dont dix adultes et<br />

cinq vieux, douze circoncis et huit noirs… Misère de moi, ne comprenant rien au sujet… Il n’y a pas<br />

que le cerveau et le cœur, dans la vie. Les « vrais mecs » se battent sportivement, et pour niquer des<br />

filles, et les filles pareil, avec la danse et les hommes. J’ai rien compris.<br />

– Cela va sans dire.<br />

J’ai jamais entendu ça dans une conversation familière, jamais. C’est peut-être dans les livres,<br />

dans le langage artificiel des politiciens (et journalistes de la même caste), mais ça se dit pas, entre<br />

jeunes. Lucie, c’est du mauvais travail.<br />

– Je pourrais me rattraper pour ce que j’ai fait de mal par le passé ou ce que je ferai encore de mal<br />

dans l’avenir en t’invitant dans un endroit chic.<br />

Fibi refuse (juste après) cette offre de Connor, mais… moi, ce qui me remue les sangs, c’est<br />

que Lucie ait osé écrire ça, elle… Pour moi, qui suis mort pour elle (puis, post mortem, resté dix ans<br />

légume, au lieu de vivre des « vingt ans »), est-ce qu’elle a daigné « rattraper » ? Non, pas le moins<br />

du monde. Et je demandais pas qu’elle m’invite dans un endroit chic ou quoi, non, mais juste la revoir,<br />

revoir son visage, entendre sa voix – c’est moi qui aurait payé, bien sûr si besoin de cadre ou quoi, et<br />

ça pouvait être sur un banc public ou dans un bar « café du commerce, café-soda-croissants » au<br />

pied de chez elle. Comment ose-t-elle écrire, dans la bouche du méchant de cette histoire, qu’il se<br />

montre mille fois plus conciliant qu’elle ? Bon, c’est Joanna qui guide les mots, pas Lucie d’accord,<br />

mais ça ne la fait pas réfléchir une seconde, Lucie ? Elle peut pas se dire : « au fait ouais, merde,<br />

qu’est-ce que j’ai fait, avec Gérard ? »… Est-ce qu’elle se rend compte que ça se lit inversé ? : Connor<br />

c’est elle Lucie, Fibi c’est Gérard (à moitié, Gérard a souffert un million de fois plus, il a été détruit, lui,<br />

moi).<br />

– Voilà qui ne m’aidera guère à obtenir son approbation.<br />

169


Il y avait déjà un « ne… guère » à l’ancienne, plus haut, mais c’était la narratrice qui parlait, ça<br />

allait, mais là – en conversation entre jeunes, c’est pas crédible une seule seconde. Même chez des<br />

jeunes friqués, qui ont tous une bagnole avant d’avoir un emploi stable. Lucie a jamais parlé comme<br />

ça, à quoi elle joue, là ? Enfin, c’est peut-être pour plaire à l’éditrice, vieille coincée, ex-institutrice ou<br />

quoi. <strong>Ma</strong>is je préfère me dire que Lucie se veut « littéraire admirable », prétentieuse imbue d’ellemême,<br />

c’est immensément moche, selon mes valeurs – un milliard de milliards de fois moins touchant<br />

que Patricia.<br />

Quant aux ambitions de ces internes voulant s’allier aux chefs de service, c’est très moche<br />

aussi. Même les « gentils » Alex et Fibi sont ambitieux, les dents longues, pour avoir le fric et le pouvoir,<br />

je vois pas un seul personnage sympathique dans cette histoire. Ou bien c’est mal traduit. Oui.<br />

Tout le monde est jaloux de la belle auto décapotable de Connor, Alex dit qu’il aurait dû<br />

« investir dans le pétrole quand les cours étaient bas »<br />

C’est clair : c’est la haute bourgeoisie pleine de fric, qui spécule sur les trucs et se paye le<br />

luxe insultant la peine des travailleurs au bas de l’échelle. Moi je trouve ça « à hurler » (de dégoût),<br />

mais Lucie doit apprécier : combien s’est-elle tapée de ces jeunes cadres dynamiques ? Deux cents ?<br />

Phoebe a vu que la chambre de son colocataire Connor était vide au petit matin, et le soupçonne<br />

d’avoir « conquis Lisa en lui proposant une soirée au Blue Ray ». Elle est « heurtée par son inconstance<br />

».<br />

Pas question de dire « a couché avec », « infidélité, débauche sexuelle », oh non, Lucie c’est<br />

« la pruderie incarnée » ! de qui se moque-t-on ? Non, là encore, c’est Lucie qui est dans la position<br />

du méchant, alors c’est peut-être pour ça qu’elle cache ses fautes par un langage anodin.<br />

Au passage, je suis choqué que tant de filles, dont Lucie assurément (mais pas du tout Patricia<br />

!) soient séduites par les soirées dancing, disco, à se secouer en public, avec des coups de pubis<br />

suggestifs pour les mecs, et remuer les fesses et les nichons, pour les filles. L’indécence leur plaît,<br />

apparemment, c’est très moche. Je sais qu’elles me traiteraient d’ayatollah coincé ou quoi, mais – si<br />

j’étais président (aucune chance) – je ferais pas interdire le disco : c’est bien que les salopes se montrent<br />

comme salopes, sans se déguiser en prudes innocentes avant une immense désillusion, pour les<br />

pauvres mecs tombés amoureux « d’une timide » (fausse timide), et alors irrattrapables, comme moi.<br />

On pardonne, on souffre, mais on aurait pu comprendre, à temps... Et merde.<br />

– Je ne pouvais que regarder et prier pour qu’elle survive.<br />

Voilà, Fibi est une bonne croyante, chrétienne ou israélite : elle amasse des tonnes de fric,<br />

extorqué aux pauvres malades pour se payer bagnolle et vêtements super sexy, mais puisque elle<br />

prie : c’est la vertu même. Et si Jésus a dit que les non-juifs sont comme des chiens, s’il a appelé à<br />

assassiner les parents éloignant leurs enfants de Dieu : « c’est pas grave, ces gens sont la bonté<br />

même ». Ça me débecte, ces convenances débiles. Lucie, athée, se range là du mauvais côté, pour<br />

avoir le fric de la publication. Tout est bon pour le fric. Enfin, « athée » mais sioniste, ayant couché en<br />

Israël avec des colons des kibboutz… refusant le retour des Palestiniens, « sale race » ! en larmoyant<br />

sur les pauvres enfants juifs déportés par les racistes. <strong>Ma</strong>lhonnête pourrie, Lucie… C’est ça qu’il faut<br />

que je me dise. Il n’y avait rien à espérer d’elle. C’est logique qu’elle m’ait tué, simplement cohérent.<br />

Euh, à propos de cohérence : si la religion me débecte, pourquoi est-ce que j’aime Patricia,<br />

qui a une petite croix polonaise autour du cou ? Ben, c’est immensément différent : Patricia sait pas<br />

lire, elle connaît seulement de Jésus l’histoire de l’assistance au blessé inconnu d’ailleurs, l’appel à<br />

tendre l’autre joue si on reçoit une baffe, et que ça sera récompensé par la vie éternelle, dans les<br />

nuages. Avec des miracles parfois si on prie pour ça, à genoux par terre les mains jointes en signe de<br />

soumission (à Dieu hypothétique). C’est mignon, adorable, c’est très différent.<br />

Connor prend les mains de Phoebe et la trouble en la disant « adorable ». « Pourquoi avait-il choisi ce<br />

mot ? »<br />

Ça paraît mal traduit encore. En français, on perçoit l’idée, mais on ne voit pas en quoi ce mot<br />

est un problème, alors qu’en anglais, ça fait « lovable », adorable en sens, mais se prononçant<br />

comme « love-able », capable d’amour (sentiment ou acte sexuel), c’est beaucoup plus troublant,<br />

potentiellement une invitation à coucher. Lucie n’a pas su le dire. Il aurait fallu « déesse de l’amour »<br />

ou un truc comme ça, à double sens. Le mot « adorable » fait perdre tout le truc. Je crois.<br />

– Ne joue pas les éteignoirs !<br />

Là je comprends pas. C’est pour une réponse négative à un projet, j’aurais compris « fais pas<br />

le pisse-froid ! » ou « rabat-joie », que j’ai déjà entendus, sans jamais le dire moi-même (ou « négatif »<br />

ou « pessimiste », j’aurais dit), mais… « éteignoir » ? Le dictionnaire semble dire que ça serait en<br />

170


Anglais : extinguisher (extincteur) ou snuffer. Je connais pas ce snuffer, et le dico dit : cloche<br />

d’extinction pour chandelle, bof, c’est peut-être ça effectivement un éteignoir, mais ça se dit plu’ depuis<br />

au moins un siècle. C’est mal traduit en tout cas. Fibi aurait dit, au figuré, « éh, éteins pas ma<br />

petite flamme ! », pas du tout « ne joue pas les éteignoirs ! ».<br />

– J’ai eu droit au pire des sermons.<br />

J’ai jamais entendu un jeune dire ça, au sujet d’un engueulo paternel. Ou bien dans les cercles<br />

d’intégristes religieux. Non, je pense que c’est mal traduit, par Lucie.<br />

Connor embrasse Phoebe sur les lèvres, et elle « s’abandonna au plaisir que lui procuraient<br />

ses bras autour de sa taille, son corps contre le sien, sa chaleur qui l’enveloppait ».<br />

Ça ressemble aux films d’Hollywood, où les héros sont tellement irrésistibles qu’ils bousculent<br />

les demoiselles, et elles tombent folles amoureuses en étant embrassées, résistant à peine. <strong>Ma</strong>is c’est<br />

tout bizarre, puisque la fille peut s’offusquer et porter plainte pour agression sexuelle. Moi j’ai pas<br />

l’expérience, mais c’est vraiment pourri, ces jeux pré-sexuels ou quoi. Moi, si j’en venais un jour à<br />

embrasser Patricia, ça serait au moins un mois après l’avoir prise dans mes bras, un mois et demi<br />

après lui avoir dit, avec des mots, que je l’aime. Et, pour lui communiquer ma tendresse éperdue, je lui<br />

ferais des bises dans les cheveux, sur l’oreille, dans le cou si j’osais. <strong>Ma</strong>is chercher ses lèvres, ça me<br />

paraît « violent », comme un acte de possession, prématuré à ce stade. Pour Lucie, tout ça c’est bien<br />

loin – et si elle a couché dès seize ans, le premier baiser sur les lèvres a peut-être daté de quatre<br />

minutes avant (moi, à 29 ans, j’ai encore jamais fait ni l’un ni l’autre). Ou bien ça datait de plusieurs<br />

années avant, à bisouiller des tas de garçons (en dehors du lycée), sans que moi je m’en doute, pauvre<br />

mec. Ici, Fibi dit pas que c’est la première fois, non, c’est la grande routine, apparemment, pour les<br />

jeunes « normaux ». Pourtant, je suis sûr que Patricia l’a jamais fait, comme moi.<br />

Phoebe dit qu’elle préfère Alex, elle refuse un deuxième baiser de Connor et une approche<br />

« de manière intime ».<br />

Oui, ça c’est l’Univers de Lucie, on roule un patin à gauche à droite, et puis après on choisit<br />

parmi ces mecs accrochés lesquels on va essayer au lit, pour en jeter la plupart, éventuellement en<br />

garder un, ou zéro… C’est un autre monde, presque une autre espèce, pas monogame-monoandre<br />

mais pianotant pour jouer avec les possibilités… Patricia et moi, on est comme des autres animaux,<br />

pas dévoreurs volages mais fidèles à vie… Le drame est que le visage de Patricia, que j’étais destiné<br />

à aimer, je l’ai d’abord rencontré sur Lucie… Erreur, presque fatale (ou complètement fatale, si je suis<br />

ici post mortem – Patricia est un ange, ça me paraît évident).<br />

– J’aurais dû patienter avant de faire le premier pas.<br />

Quoi ? Le « premier pas », ce serait embrasser sur les lèvres en se pressant contre le corps<br />

de l’aimée ?? Ça confirme que Lucie devait me prendre pour un extra-terrestre (enfin : un humain<br />

« malade mental »), moi qui serais mort pour elle sans l’avoir jamais touchée, effleurée, même d’une<br />

poignée de main ou bisou cordial sur la joue… Le « premier pas », à mon idée, ce sont des mots, des<br />

sentiments, une invitation à marcher ensemble. Pas aller mettre la langue dans sa bouche en pétrissant<br />

ses seins, oh non… Et je ne peux même pas dire que c’est ce qu’elle aurait voulu : selon ses<br />

caprices, ça aurait pu être « miam-miam, va plus loin ! », ou « stop ! à toi je dis non ! », ou « ça va pas<br />

la tête ! Au secours, au viol ! ». Je pleure, de m’être trompé à ce point, et d’avoir pardonné si longtemps,<br />

tout, sans percevoir l’erreur totale, totale…<br />

Jessica dit de son chef « il est brillant et j’apprends beaucoup. »<br />

Ça confirme que ces médecins et apprentis-médecins sont des faux supérieurs, des imposteurs.<br />

Qu’est-ce que l’interne apprend qu’elle a pas entendu en cours ? « Si tu fais ci, ça fait ça », « si<br />

tu lis tel résultat, ça veut dire tel mal source », et c’est pas officiel scolaire parce que c’est démenti par<br />

plein de contre-exemples, que méprise le chef sûr de lui, au nom de « ça marche souvent », et… « la<br />

médecine est un art, on a obligation de soin, pas de guérison, tant pis si ça rate parfois, on est couvert<br />

par les lois »… Bref, une dose de généralisation enfantine prétendant à tort au savoir, et une dose de<br />

domination, par la force de faire les lois à son avantage. Des minables pourris, moi j’appelle ça. (Lucie<br />

admire les médecins, évidemment, c’est « logique »).<br />

Phoebe envisage une « aventure » entre Connor et Lisa, depuis quelques jours. Elle sait que<br />

son colocataire Connor a « découché cette nuit là ».<br />

OK, on est pas chez les bizounours, il s’agit bien de sexe. <strong>Ma</strong>is ça paraît contradictoire avec<br />

d’autres passages, c’est mal dit, mal traduit.<br />

171


« <strong>Ma</strong>lheureusement, la fidélité n’était pas son fort et toutes celles qui tombaient amoureuses<br />

de lui risquaient un chagrin d’amour. »<br />

C’est Joanna qui fait parler Fibi, via Lucie en Français, et le mot « malheureusement » sonne<br />

très faux, atroce. Parce que Lucie pourrait dire : « Moi je m’en fous, la fidélité c’est "pas mon fort",<br />

c’est même pas une qualité moi je dis, et tous ceux qui tombent amoureux de moi, ils vont pleurer, ou<br />

en crever – j’ai déjà une demi douzaine de morts au compteur, ah-ah-ah ! Qu’ils sont cons ces mecslà<br />

! Je préfère ceux qui me ressemblent, qui larguent les filles et qui rigolent ! »…<br />

« De toute manière, c’est Alex qui lui plaisait, Alex avec qui elle imaginait passer le reste de<br />

son existence. Elle n’attendait qu’un signe de lui, indiquant qu’il voulait que leur amitié de longue date<br />

se mue en relation plus intime. »<br />

Ça, c’est pas Lucie qui parle, clairement : la notion de corde au cou doit lui déplaire autant<br />

qu’aux machos coureurs. <strong>Ma</strong>is… c’est pas Patricia non plu’ qui parle, là. Patricia serait pas aller bisouiller<br />

un autre, et se frotter lascivement dans d’autres bras que ceux aimés (aimés avec le cœur). Et<br />

puis, si elle avait eu un sexe, Patricia, elle aurait raisonné comme moi je crois. Sans se dire : « <strong>Ma</strong>is<br />

qu’est-ce qu’il attend ?! Dès qu’il bouge, je lui ouvre les cuisses ! Et on fera des gosses pour la vie<br />

entière ! », non, plutôt : « j’espère me blottir dans ses bras, échanger de la tendresse, infinie… et si ça<br />

implique du sexe, hélas, j’accepterais, même douloureux, j’espère que je serais capable de lui donner<br />

satisfaction, et j’espère le revoir toujours, ou même peut-être : lui faire cuisine et repassage s’il aime<br />

pas faire ça lui-même ». Petit ange chéri. Alors que Fibi… c’est l’équivalent féminin du mec qui dit<br />

« Mon idéal ça serait que j’aie Alexia comme épouse et Connora comme maîtresse, yes ! Je voudrais<br />

vivre auprès d’Alexia, mais y’a rien à faire : c’est Connora qui me fait bander ». On dit peut-être<br />

« mouiller » chez les filles (j’ai entendu ça dans des chansons paillardes, quand j’étais en colo’, gamin).<br />

OK, ça existe peut-être, comme Docteur Jekyl et Mister Hyde, le cerveau et le corps, le cœur et<br />

le cul, mais ça m’intéresse pas vraiment. Sous ce titre « amoureuse en secret », y avait moyen de<br />

mettre une histoire un milliard de fois plus belle : une sentimentale timide et humble, complexée,<br />

amoureuse d’un gentil garçon, et le miracle à la fin, c’est que le garçon s’avère comme elle en sens<br />

inverse : amoureux d’elle en secret, mais défaitiste, persuadé qu’elle en préfère bien d’autres que lui.<br />

Violons. Non : Lucie, sa vie, c’est le sexe, avec un microgramme de sentiment, possible, si ça gêne la<br />

frénésie des parties multiples. Quelle horreur, cette Lucie-là, qui était cachée derrière la douce jeune<br />

fille, sortant de dépression à 15 ans…<br />

– Je vous en prie, Seigneur, sauvez-moi de tous ceux qui pensent connaître le fond de ma pensée<br />

mieux que moi !<br />

On retrouve la dévote et j’aime pas ça. D’accord pour Patricia, qui est innocente comme une<br />

religieuse, éthérée et pure. <strong>Ma</strong>is la Fibi qui va bisouiller des coureurs avant de niquer avec un autre,<br />

ou avec les deux à tour de rôle (elle a pas encore décidé), elle est mal placée pour se la jouer<br />

« portée par les plus hautes valeurs religieuses, spirituelles ».<br />

Et puis, là où ça devient atroce, c’est la fin de la phrase de Lucie, sous-entendant : chacun est<br />

le mieux placé pour se comprendre soi-même, mais… alors, pourquoi elle a exigé que j’aille voir un<br />

psychiatre, hein ? Le concept moral « ne pas faire à autrui ce qu’on aimerait pas subir », ça lui est<br />

totalement étranger. Son principe semble plutôt « moi d’abord, merde aux autres ». La vache…<br />

<strong>Ma</strong>is… avec le visage de Patricia, j’étais piégé, amoureux d’elle, aveugle…<br />

« Phoebe prit place sur le siège en cuir, appréciant le confort et le luxe du véhicule. »<br />

Toutes pareil, hélas (sauf ma petite Patricia chérie)… A rêver d’être princesse, dans le luxe, à<br />

commander des esclaves… Alors les mecs se battent pour écraser autrui, faire du fric aux dépens<br />

d’autrui, pour offrir ça à ces salopes. L’horreur de ce monde tient en cette petite phrase anodine,<br />

atroce pour moi. Au contraire, Patricia évite les sièges en cuir, qu’elle croit réservés aux gens de La<br />

Haute, les méchants.<br />

– Lors de mes séjours précédents, je n’avais occupé que les appartements standards, ajoute-t-elle<br />

Pour parler comme ça, je vois qu’une arrière grand-mère maîtresse d’école, ça existe plu’,<br />

c’est mal traduit. Une jeune aurait dit : « Quand je venais avant, j’avais que des appart’ normaux ».<br />

Super, ça fait deux mots de bien traduits sur dix ou treize : « je avais », bravo ! Quel talent ! Heureusement<br />

qu’elle ne doit pas vivre que de ces traductions, Lucie, sans doute couverte de fric et cadeaux<br />

par ses amants de passage – et avec son appart’ sans loyer, hérité de fortune familiale, c’est un autre<br />

monde, oui…<br />

172


« Elle ne pouvait s’empêcher d’être attirée par lui, tout en sachant qu’elle risquait d’y perdre<br />

son cœur. Jamais il n’envisagerait l’amour et l’engagement, valeurs qu’elle plaçait au-dessus de<br />

tout. ».<br />

Je comprends pas ces mots, artificiels, et pourtant je suis en un sens spécialiste du sujet, du<br />

moins tel que c’est écrit, mais ça colle pas à la situation ici. Enfin, « l’amour » est un jeu de mot pourri<br />

(en anglais comme en français), mélangeant tendresse platonique et orgasme bestial. Bref, moi je<br />

pensais Lucie (autrefois) romantique, éperdue devant les grandes histoires d’amour du cinéma, promesses<br />

éternelles et le héros meurt à la fin, le pauvre, trop tôt pour connaître ces années de doux<br />

bonheur calme tranquille, à deux… (ou trois si elle veut un enfant). <strong>Ma</strong>is « perdre son cœur », non, je<br />

comprends pas, parce que le cœur c’est tellement tout, que si le cœur est cassé, on est mort (enterré<br />

ou devenu légume). On a pas perdu « son cœur », on a « tout » perdu. Enfin, là aussi, Lucie joue<br />

peut-être sur les mots, vu que les filles – musulmanes en particulier – veulent pas perdre leur<br />

« pureté » sexuelle avant le mariage ou quoi. « Perdre son cœur » serait un jeu de mot pourri – de<br />

Joanna peut-être, celui-là c’est pas forcément une faute de Lucie. Et puis « l’engagement », je comprends<br />

pas bien le truc : plein de gens se marient, et plein divorcent après. Se marier, c’est s’engager<br />

officiellement à un amour éternel, en fait c’est juste un geste (« c’est l’intention qui compte »), puisque<br />

le divorce est légal, devenu normal même. Elle veut dire quoi, là, Fibi ? « Jamais avant le mariage » ?<br />

Même si Connor a déjà couché des centaines de fois ? ça vaut que pour les filles (façon musulmane)<br />

? un auteur mâle irait en prison s’il écrivait ça chez nous, peut-être.<br />

Dernier truc qui me chiffonne : la notion de « valeurs supérieures : l’amour et l’engagement »,<br />

sans voir que c’est contradictoire. Enfin, la traductrice pouvait pas dire à l’auteure : « eh, tu déconnes,<br />

là : réfléchis », mais bref. Moi, fou amoureux de Lucie, j’étais absolument pas en position d’exiger<br />

engagement de sa part, j’aurais été trop heureux qu’elle accepte de me revoir, dire bonjour, entre<br />

deux de ses dix mille amants… Exiger l’engagement, au contraire, c’est tuer l’abandon d’exigence<br />

qu’est l’amour total. Donc, ce qu’elle dit, c’est numéro un l’engagement, au détriment de l’amour. Sans<br />

le dire, menteuse. Enfin… moi, maintenant amoureux de Patricia (et plu’ de Lucie), c’est pas pareil : je<br />

suis mort, c’est paru dans le journal local. <strong>Ma</strong>is dans le film numéro deux, ou trois plus exactement<br />

(puisque je suis déjà mort à quinze ans et demi, déjà tué par Lucie), j’étais légume, et… la rencontre<br />

de Patricia, Lucie-bis, a généré un Paradis. <strong>Ma</strong>is j’exige aucun engagement d’elle : moi je lui serais<br />

éternellement fidèle, et j’espère simplement avoir la chance de sentiments réciproques. (Enfin, côté<br />

sexuel, devenu impuissant et née malformée, on se fera jamais des infidélités, je veux dire, mais<br />

même côté cœur : je l’aime elle toute seule et pour toujours, c’est gravé, définitif). C’est pour ça que je<br />

lis ce livre nul, pour me débarrasser une bonne fois pour toute du fantôme de Lucie. Quitte à refuser<br />

méchamment toute circonstance atténuante de son côté, tout chagrin en elle aussi, pardon. Non, elle<br />

m’a tué, de sang froid, six fois peut-être, pourquoi je lui dirais pardon ?<br />

« Comme tous les garçons, Jamie voulait tout faire à la fois. »<br />

C’est faux. Moi je préférais me concentrer sur une activité (maquette ou bien menuiserie),<br />

quand mon frère voulait que tout soit fini tout de suite pour faire autre chose, ça dépend des caractères.<br />

Si Joanna me traite de femmelette pour ça, je lui crache à la gueule en retour. Euh, il y a eu Lucie<br />

au milieu, mais c’est sa faute à elle, qui approuve des textes stupides, sans les édulcorer en « moins<br />

insultants ». Il suffisait de dire « comme la plupart des garçons ».<br />

– Heureusement que nous avons pris soin d’instituer des périodes de repos.<br />

Eh, Lucie, en Français parlé (1960-2020), on dit : « Heureusement, on laisse un temps de<br />

repos, entre les activités. »<br />

– En effet. Nous savions exactement ce qui devait se passer et ainsi, Jamie était préparé. Certes,<br />

nous étions inquiets<br />

Lucie, toi passionnée de cinéma, tu te ferais jeter dehors si tu proposais des dialogues comme<br />

ça, pas crédibles une seconde. Il fallait dire, façon orale : « Oui. On savait exactement ce qui devait se<br />

passer et, comme ça, Jamie était préparé. Enfin, on était inquiet ». Là, tu as l’air deux siècles en arrière,<br />

écrivant en maîtresse d’école sévère punissant le langage parlé, jugé « pas correct, disgracieux,<br />

oh, un peu de tenue mesdemoiselles ! », c’est très nul vu d’ici. Pire que nul, attention (j’adore infiniment<br />

Patricia, traitée de nulle encore mille fois plus), je veux dire : ça fait prétentieux alors que c’est<br />

même pas moyen, c’est mauvais et ça se croit à tort supérieur, c’est affreux. Et paf (« tu liras pas ça,<br />

alors pourquoi je me retiendrai ? Et puis, en voulant me faire enfermer, tu m’as tué, et ça m’a guéri<br />

des pardons infinis que je t’accordais, je t’aime plu’ voilà. Parmi les gens quelconques autour, tu es<br />

une des moins bien à mon goût, même, paf. ») Je suis guéri ?<br />

173


« Elle portait une robe d’été vaporeuse aux teintes pastel dans laquelle elle se sentait très féminine.<br />

»<br />

J’imagine pas ma petite Patricia dire quelque chose comme ça, alors que ça parle à Lucie,<br />

visiblement. Là, Fibi vient de prendre une douche (se désodoriser l’entre-jambes ?) et se changer pour<br />

aller voir Connor en tête à tête, et puisqu’il la regarde de la tête aux pieds, en se disant peut-être<br />

« ouais, super baisable ! la salope ! », elle semble là confirmer : « Ouais, et fière de l’être ! »… Là où<br />

Patricia, toute voûtée timide complexée, se cache, se fait encore plus petite qu’elle n’est, petite naine<br />

chérie. Connor gonfle les muscles, Fibi balance sa croupe, ils sont seulement : animaux. Ça plaît à<br />

Lucie, c’est son monde, ça. Pas le mien, du tout. Patricia aurait une burqa, si elle était née ailleurs<br />

peut-être, alors que Lucie fait sans doute partie de celles qui hurlent que ça insulte la dignité de La<br />

Femme…<br />

Phoebe lui retournait ses baisers sans retenue, savourant la sensation de ses mains sur ses<br />

hanches et sur ses seins.<br />

Voilà, elle se fait peloter et ça la met en joie, Lucie parle d’expérience. Et moi qui l’ai jamais<br />

touchée, je suis mort deux fois pour elle, combien a-t-elle tué de mecs, au total ?<br />

Elle l’étudia quelques instants, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer pour son énergie et sa<br />

volonté.<br />

Hélas. Ça donne raison aux machos gonflant les biceps, et tort aux romantiques tristes et<br />

sentimentaux. Les femelles humaines comme Lucie (pas la petite Patricia, anormale gentille) choisissent<br />

les lions dominants, sportifs champions, ambitieux friqués, danseurs en chasse. Et les mâles<br />

humains normaux (pas moi) choisissent les lionnes vierges à déflorer-conquérir, et les femelles dominantes,<br />

stars ambitieuses à bijoux, danseuses sexy. Patricia et moi, on vit sur une autre planète, le<br />

drame c’est de ne pas nous avoir prévenu, à 14 ans. D’où suicide à 15 ans, et à 25 (pour moi, 20 pour<br />

Patricia)… Au lieu de nous faire apprendre par cœur des tonnes de conneries, l’école devrait éveiller<br />

notre regard. Pas des milliards d’exceptions orthographiques à la con, mais le B-A-BA du monde ambiant.<br />

Quel gâchis.<br />

S’était-il insinué dans son cœur petit à petit pour finir par le conquérir, jusqu’à y prendre toute<br />

la place ?<br />

(Ça parle de Connor dans le cœur de Fibi). On est déjà page 110 sur 146, et Alex reste un<br />

personnage mineur. On dirait que le titre « amoureuse en secret » désigne ce que Fibi éprouve pour<br />

Connor, alors. Et ça paraît idiot, ce titre, mal traduit – le titre anglais au fait, c’était quoi ? « The rebel<br />

and the baby doctor » !!! Ben oui, ça colle à l’histoire, pourquoi Lucie est-elle allée inventer un titre<br />

« Amoureuse en secret » sans aucun rapport ? C’est tellement « en secret » (qu’elle est amoureuse)<br />

qu’elle passe son temps à lui rouler des pelles, se faire peloter les seins, en disant non pour<br />

pas aller au delà, avant qu’il jure mariage. Moi, je serais une lectrice avide de ces histoires, je dirais<br />

que ce titre est complètement du vol, hors sujet, trompant les acheteuses ! Et qu’on me dise pas que<br />

c’est l’éditrice qui a choisi le titre, c’est Lucie qui signe comme traductrice ! <strong>Ma</strong>lhonnête !<br />

Phoebe doit se rendre à un barbecue avec « nombre de convives », elle est « l’organisatrice<br />

principale de l’événement », de « la tombola ».<br />

Oui, et cette Fibi buvait du vin avec Connor, elle se disait femme. Rien à voir avec une jeune<br />

fille (ou petite vieille fille) comme Patricia. Là, c’est une ambitieuse lionne dominante, qui veut un métier<br />

plein de fric, et organiser des trucs pour que les autres bourges versent plein de fric pour son hôpital.<br />

Aucune espèce de rapport avec la petite jeune fille en détresse qu’a paru être Lucie autrefois.<br />

Lucie est devenue femme, virile, costaude, riche, écrasant les faibles… Qu’elle est laide (même si elle<br />

a toujours refusé de m’envoyer une photo d’elle maintenant). Rose fanée, oui. Quand Patricia, elle,<br />

gardera ses 26 ans pour l’éternité, pure et immaculée, timide gentille, humble et réservée… Mon choix<br />

est ferme et définitif, total : Patricia efface Lucie, à jamais.<br />

Des dirigeants d’entreprise vont participer aux achats de « matériel » médical, profitant de<br />

l’article de l’ami de Connor dans le journal : « ils pourront faire leur propre publicité ».<br />

Oui, la Lucie qui pleurait le sort des petits Africains est morte : l’a remplacée une grande bourgeoise,<br />

goûtant le luxe des hauts salaires (des hommes puissants), l’argent de la publicité pour jouir<br />

de l’inutile, le détournement de la presse judicieusement orientée vers les copains et coreligionnaires…<br />

C’est à vomir. Patricia, elle, ne rêve que de frugalité, solitude effacée « sans personne pour lui<br />

crier après », silences et rêveries, solitaires ou bien à deux…<br />

Son regard s’attarda sur le jean et le T-shirt moulant que Phoebe portait.<br />

174


C’est donc confirmé : Fibi, comme Lucie assurément, comme la Patricia de l’usine, elles aiment<br />

aguicher les mecs, se montrer toutes nues soi-disant couvertes de pseudo-vêtements (en disant<br />

aux lectrices : « faites pareil ! ça marche pas sans ça ! pour avoir des mecs puissants, valant le<br />

coup ! »), et parmi les mille mecs que ça mettra en émoi, elles escomptent bien piocher celui qu’elles<br />

voudront (ou les cent qu’elle voudra, Lucie). En hurlant au viol monstrueux diabolique si un des allumés<br />

(enfin : un pas beau parmi eux) ose les toucher. Salopes. Sauf Patricia (Niezewska), sans jamais<br />

un décolleté, jamais une jupe courte, jamais de vêtement clair ou coloré… (Et si j’ai eu un faible,<br />

énorme faible, pour Lucie autrefois, c’était pas une séduction par le corps, du tout, moi – c’était pas en<br />

tant que femelle excitante, mais en tant que pauvre petite fille en détresse, croyais-je, naïf, idiot, pardon).<br />

– C’est parce que les gens adorent se réunir autour d’un bon repas et d’un bon verre<br />

Et Lucie traduit « les » gens, pas « des » gens, non, comme « tous les gens »… moi je fais<br />

pas partie des gens, c’est pour ça qu’elle voulait me faire enfermer, piquer (mais auto-euthanasie :<br />

interdite !!)… Moi j’aime pas les fêtes, j’aime pas le vin, ni la bière ni le cidre. J’aime pas la foule, ni<br />

même les gens en général. J’aime seulement Patricia (et le visage de Lucie – le visage de Patricia,<br />

volé par Lucie)… Lucie aime la fête, l’alcool, les chansons, la danse… Patricia aime rêver toute seule,<br />

de marche dans les montagnes, forêts, auprès de moi… Pour choisir entre elles, « il y a pas photo »,<br />

comme ils disaient autrefois pour le tiercé – mais en sens inverse : Lucie écrase et domine, arrive<br />

première, et moi je choisis la faible petite dernière, si mignonne, ayant besoin d’être consolée…<br />

« Elle hésita à lui dire qu’elle espérait une relation plus intime avec lui. Prendrait-elle un trop<br />

grand risque ? »<br />

Je sais pas comment ça se lit, ça. Oui, il s’agit de coucher avec Connor, pour Fibi, mais de<br />

quel risque elle parle ? Se faire plaquer après ? Ou le risque de maladies ? Ou que son futur mari soit<br />

choqué de pas être le premier pour elle ? Non, Connor est déjà pas son premier amant ? Tout est<br />

possible, c’est incompréhensible, c’est mal traduit (ou mal écrit peut-être, mouais, mais il suffisait de<br />

corriger à la traduction, pour rendre clair en Français).<br />

Alex embrasse Phoebe sur les lèvres (elle se laisse faire), en présence de Connor.<br />

Ça y est, les lions vont se battre, et la lionne ira copuler avec le vainqueur, c’est affreux, bestial.<br />

Cette collection, je croyais que c’était des romances sentimentales mais pas du tout : c’est des<br />

intrigue d’ambitieuses coucheries, quelle horreur. (Patricia sait pas lire, mais si elle savait lire, elle<br />

aimerait pas ça du tout, pour sûr). Je comprends pourquoi tous les éditeurs ont refusé mon recueil de<br />

nouvelles sentimentales, tristes déchirantes : les lectrices veulent des gagneurs, des mangeuses<br />

d’hommes qui gagnent. Que les gars tristes crèvent, elles en ont rien à foutre – elles les feront enfermer,<br />

s’ils montrent un signe de vie, avant de passer sous un train… Et… ces combats de mâles, pour<br />

la femelle convoitée (Lucie), ça me rappelle le film Bambi, que j’ai vu aux côtés de Lucie, autrefois…<br />

C’était dit avec les formes : un mâle méchant (genre violeur) attaque sa <strong>copine</strong>, alors il la défend, et il<br />

gagne, elle lui tombe alors dans les « bras »… mais Lucie voyant ça devait ricaner intérieurement :<br />

« si le vieux fort gagne, moi je choisirai le vieux, le riche ! » J’étais innocent, comme « en retard de<br />

trois ans »… Et après, avec les traumatismes de la chute, les cachets, c’était fichu, j’ai jamais eu dixhuit<br />

ans. J’étais mort. Pas enterré (ou je sais pas où), mais mort quand même. Et Patricia me fait pas<br />

renaître, elle adoucit mon apaisement dans l’au-delà, voilà.<br />

Connor, sans se battre avec Alex, bat en retraite et passe le bras « autour de la taille de Lisa<br />

». Phoebe est très déçue, elle se dit qu’elle n’aurait pas dû croire Connor. Elle a « un haut-lecœur<br />

».<br />

Voilà, Alex est pas excitant, Connor est pas fidèle, mais pas une trace d’autocritique chez Fibi,<br />

quant à exciter deux mâles à la fois, dont le rejeté pourrait en mourir, non : rien à foutre. Ce qui intéresse<br />

Lucie, c’est sa jouissance à elle, danser chanter, se faire applaudir, les mecs peuvent crever. La<br />

violence est surtout féminine, moi je dis. Je frapperais jamais une femme, je crois, mais ceux qui le<br />

font, c’est peut-être de la légitime défense (à force de se faire marcher sur la gueule, certains peuvent<br />

péter les plombs – pas comme moi : sans autodestruction). C’était déjà, très exactement, le même<br />

phénomène quand on avait quinze ans, hein Lucie ? Tu as dû te dire : « je vais lui faire la gueule,<br />

comme ça il va me laisser, aller voir ailleurs – et s’il en crève de douleur, c’est pas mon problème,<br />

c’est que c’était un dingue, et la planète sans lui c’est mieux ». Et moi, plus de dix ans, je l’ai crue « la<br />

plus gentille fille de l’Univers »… (je savais pas que Patricia existait… si elle existe, Patricia, peu importe).<br />

Je vomis plus que Fibi, oui, ça vient de bien plus profond.<br />

175


Alex dit à Phoebe qu’il est amoureux de Jessica et la considère, elle Phoebe, comme une<br />

sœur.<br />

Ça confirme que Alex est un personnage secondaire, le titre français est donc complètement<br />

volé. C’est l’histoire de Fibi et Connor, qui fricotent avant de passer à l’acte. Rien de secret, à part<br />

peut-être que Fibi ne lui dit pas en face « tu m’excites », mais appeler ça amoureuse ça me paraît un<br />

jeu de mot pourri : l’ambiguïté entre sentiments et pulsions. C’était pas « tendrement amoureuse en<br />

secret », ça voulait dire « amoureuse excitée, sans trop le dire avant le mariage ». Enfin, ce livre déjà<br />

épuisé et acheté d’occasion, l’acheter m’a pas ruiné, mais ça reste très moche.<br />

« et poser un stent afin de garder l’artère ouverte »<br />

Le mot stent sonne pas très français. Ou bien Lucie est nulle, sachant pas traduire mais acceptant<br />

la rétribution de traductrice, ou bien c’est un mot super rare, qu’elle est allée demander sur<br />

l’oreiller à un chirurgien marié – devoir oblige… Ça me fait même plu’ mal, je pleure même pas, je<br />

soupire, je souffre, c’est tout. (Ça abîme le visage de Patricia, je veux dire.)<br />

Phoebe dit à Connor qu’Alex n’est pas l’homme de sa vie. « Ce qui ne signifie pas forcément<br />

que tu sois toujours dans la course. »<br />

Une « course » ? Les femmes se considèrent comme les carottes agitées devant les coureurs,<br />

pour être données au plus fort ? Quelle horreur… Un homme écrirait ça, il irait en prison pour<br />

crime de misogynie, mais là c’est Lucie qui parle, se posant comme « héroïne »… Ça lui paraît normal,<br />

là je vais vomir, au sens propre, c’est trop (je reviens, après, pardon).<br />

…<br />

– Je l’ai aidée à transporter ses cartons, et ainsi de suite.<br />

– C’est le "et ainsi de suite" qui m’ennuie.<br />

Est-ce qu’en écrivant ça, Lucie s’est souvenue de ses mots à elle ? « Dans le kibboutz, les<br />

soirées disco, "et tout ça" ! ». Et moi j’entendais ces mots, trop heureux qu’elle daigne enfin me reparler,<br />

deux ans et demi après (une seule et dernière fois, je le savais pas encore). Je déchiffrais pas.<br />

J’imaginais pas ce que ça sous-entendait, et… si j’avais compris, j’aurais dit quoi ? « C’était ta première<br />

fois ? » ou « Tu avais sans doute déjà l’expérience, avec tes amants américains, grognant en<br />

étranger aussi ». Non, j’étais condamné, déjà mort. Dans la montagne, plus de deux ans avant. Ou je<br />

suis mort peu après, quand elle a écrit, pour ne plu’ jamais me revoir, cette fois. Je… me suis réveillé,<br />

le matin, mais… on se souvient pas. Quand je me suis réveillé à l’hôpital, des années après, tout<br />

fracturé de partout, je me souvenais pas, avoir sauté. On se réveille dans le monde d’après, on s’est<br />

peut-être tué la veille, on a n’importe quoi comme « souvenirs », pensées étiquetées « d’autrefois ».<br />

Et peut-être que Lucie existe pas. Et cette traductrice a ce nom là sans aucun rapport avec le visage<br />

de Patricia, Patricia qui existe pas non plu’, j’ai mal de tête, pardon.<br />

Elle avait tant envie de lui ! Elle passa la main sur son torse et regretta son T-shirt qui<br />

l’empêchait de sentir sa peau tendue par ses muscles.<br />

Oui, femelle en chaleur. Comme le « chimpanzé en rut » décrit par la violée célèbre, Triste<br />

Anne Bamon (un nom comme ça), là c’est l’équivalent féminin, Lucie la vorace a une solide expérience.<br />

Et moi je pleure, je regrette pas une seconde d’être mort. C’était pas « Lucie » que j’aimais, au<br />

fond de la classe, c’était ses fausses allures de Patricia, sous les insultes des profs. Erreur tragique, et<br />

la peine de mort paraît légitime, par euthanasie. Et s’ils veulent pas vendre de barbituriques pour simplement<br />

plu’ jamais se réveiller, j’étais bien obligé de sauter, de très haut ou sous un train. Légitime<br />

auto-défense, contre soi-même. Auto-punition.<br />

Entre deux phrases, Connor lèche les seins de Phoebe.<br />

Ça me fait mal de lire ça. Parce que… jamais, jamais j’ai songé aux seins de Lucie, nue, et là<br />

c’est un personnage, c’est pas elle, mais de penser qu’elle a l’expérience de préliminaires de ce côté,<br />

ça me révulse. Pas d’excitation, pas de dégoût tout à fait, mais de… d’incompréhension : comment j’ai<br />

pu être aussi con ? aussi aveugle, la tête dans le sable comme une autruche, à me dire « je lui pardonne<br />

tout, bien sûr, je souhaite qu’elle soit heureuse ». Enfin, c’est pas… le corps de Patricia, qu’elle<br />

a sali : elle était presque grande, Lucie, un mètre cinquante peut-être, Patricia mesure un mètre vingt<br />

six, ce n’est que le visage, qu’elles ont en commun. Même plu’ les cheveux, Lucie a dit qu’elle avait<br />

parfois les cheveux courts maintenant, ou « à la Dallas » (bouclés chimiques artificiels ?). C’est une<br />

autre personne, Lucie, alors que c’est Patricia que j’aime, platoniquement. J’aime la serrer dans mes<br />

bras, mais toute habillée, j’aime sentir sa poitrine contre moi, mais sans y toucher avec les mains !<br />

Encore moins avec la langue… Oh-là-là… sacrilège ? Oui, un mot comme ça. Comme ils disent des<br />

gens qui pissent sur la croix du Christ, les religieux. Ou qui se torchent avec le drapeau français, ils<br />

176


disent les nationalistes. Peut-être que ces mots excitent les lectrices, avec moi c’est raté. Il reste 15<br />

pages, 10% du livre, qu’est-ce que je fais, j’arrête de lire ? (Par respect pour l’intimité de Lucie ?).<br />

Oui, stop.<br />

« Amoureuse en secret »… ça veut dire tout à fait autre chose, presque le contraire : la grandeur<br />

de sentiments inavoués, sans risquer de geste dans le monde extérieur. Comme une petite dernière<br />

de la classe, au lycée, souriant timidement au premier de la classe, si loin devant, pardon… Et<br />

n’osant pas accepter son aide, en <strong>Ma</strong>ths, pour remonter la pente, ensemble, proches… non, si timide<br />

perdue, secrète… <strong>Ma</strong>is, enfin elle redouble et… un… « accident de montagne », et… il perd la mémoire,<br />

il perd toute ambition, même si le Bac est si facile, pardon (avec des notes canon sans faire<br />

exprès). Il devient ouvrier, loin très loin à Lille, et… le visage d’une petite pâtissière évoque en lui<br />

des… souvenirs diffus, tendres, flous… La petite jeune fille, naine et handicapée mentale, reçoit ses<br />

visites, maintenant fidèles, avec rougissements timides… secrètement amoureuse… Jusqu’à ce<br />

que… avec la fin de son contrat d’insertion, quatre ans après ses débuts, trois et demi depuis leur<br />

recontre… ses larmes à elle, sa proposition à lui de l’aider… et rendez-vous, amitié, bonheur… violons…<br />

« Amoureuse en secret », là ça aurait mérité ce titre, pour filles et garçons (sentimentaux, certes<br />

pas footballeurs)…<br />

Non, ce livre là, c’est une erreur de titre, erreur d’histoire, erreur de collection, erreur de<br />

monde… social et universel. J’espère être délivré, enfin, même si la mort a pas suffi.<br />

177


MULTI-CATASTROPHES, PUISSANCE TREIZE<br />

Gérard avait pensé éviter le pire, il se trompait. En partie au moins.<br />

Son travail ne l’intéressait pas, un autre travail ne l’intéressait pas, sa famille ne lui inspirait<br />

pas confiance, il n’avait pas de loisirs, ni d’amis, rien. Il était en vie parce que Lucie lui avait interdit de<br />

« se re-tuer, mieux cette fois ». Et il ne la reverrait jamais, plu’ jamais, elle avait dit non, à toute camaraderie.<br />

Il attendait un microbe ou chauffard, le délivrant de cette vie pourrie. Et puis… il a rencontré<br />

cette petite jeune fille, naine, avec le visage sosie de celui de Lucie. Petite pâtissière chérie. <strong>Ma</strong>is,<br />

puisque Lucie au lycée avait refusé son invitation au cinéma, l’avait « jeté », « tué », il n’a pas refait<br />

cette erreur-là, donc. Il est revenu chercher un petit flan, simplement, chaque vendredi soir (où il sortait<br />

plus tôt, de l’usine), pour la revoir. Plus de trois ans, sans recevoir ni gifle ni regard de haine, que<br />

des sourires timides, qu’il ne fallait plu’ « mal interpréter », cette fois, il l’avait compris. Enfin, chez lui,<br />

sa vie était la rêverie, son oreiller dans l’épaule : il rêvait être beau, de visage et musclé, et nain un<br />

peu, juste parfait pour sa petite chérie, et elle se blottissait dans son épaule, pour des heures et des<br />

journées entières, immobiles, heureuses, presque.<br />

<strong>Ma</strong>is, un jour, à la cafétéria de l’usine, le mot « petite » (qu’a dit une dame) l’a sorti de sa léthargie<br />

:<br />

– Ouais, ma nièce, quelle conne ! A la fac, elle en pince pour un mec, mais lui il fait rien, il a pas l’air<br />

de s’intéresser à elle : un nul ! Eh, nous les femmes on choisit toujours des « vrais mecs », avec des<br />

couilles, qui nous roucoulent après, qui se montrent intéressés, au moins ! Eh ! C’est l’minimum nécessaire<br />

!<br />

Et toutes les dames acquiesçaient, renchérissaient. Et lui, son idylle imaginaire, avec sa petite<br />

pâtissière timide, s’effondrait, et lui aussi… Il y a repensé des jours et des jours, semaines, mois…<br />

Enfin, il savait ne pas être assez bien, sa petite chérie préférant assurément des musclés, riches,<br />

danseurs, sociables, pas le « sorte de copie d’elle » qu’il était, lui, introverti pardon. <strong>Ma</strong>is… ses sourires<br />

timides… ses joues rosies parfois, spécialement pour lui… est-ce qu’elle attendait un « geste »,<br />

une marque d’intérêt ? Dans l’amour timide de ses rêveries, sa timidité à elle était délicieuse, mais si<br />

lui était timide aussi, ce monde là n’aurait pas pu être. Or il était peut-être possible, qui sait ? 99,9%<br />

de chances que non, mais ça fait pas tout à fait 100%… Pour ça, il fallait faire le premier pas, au risque<br />

de tout casser, à ces trois années de presque équilibre, semi-sourire.<br />

Il a imaginé dire « <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous êtes la plus belle du monde », mais ses sourcils se<br />

fronceraient à la Lucie, et elle bégaierait l’équivalent de « casse-toi, reviens plus jamais<br />

m’emmerder ». Pardon. Et… c’était insultant, de la traiter en simple image, objet. Catastrophe logique.<br />

Alors il a imaginé dire « <strong>Ma</strong>nemoiselle, je suis immensément attaché à vos silences, vos sourires,<br />

votre réserve, humble gentille, effacée, merci, infiniment ». <strong>Ma</strong>is sa réponse serait (bégayée) :<br />

« Attention, vous êtes sur la ligne dangereuse, là : en tant que client fidèle, j’ai pas le droit de vous<br />

gifler, mais c’est dégueulasse de profiter que je sois pieds et poings liés, par mes obligations professionnelles<br />

». Enfin, pas des mots savants comme ça (ni subjonctifs, ni conjugaisons pardon), humble<br />

petite chérie, mais ce serait aussi une catastrophe.<br />

Finalement, le discours préparé, « adopté », a été le suivant :<br />

1/ <strong>Ma</strong>nemoiselle, est-ce que je pourrais vous parler, pour raison personnelle, en dehors de votre travail<br />

?<br />

Normalement, ça devait conduire à la réponse (bégayée) : « personnel ? ah non, c’est juste<br />

mon métier, ici, cherchez ailleurs ». A 99% de chances, et… ça l’autorisait à revenir, en restant simple<br />

client, sans plu’ se faire d’illusion, sans plu’ mélanger rêverie imaginaire et monde vrai possible.<br />

<strong>Ma</strong>is, au cas où elle accepte : sur le trottoir devant le magasin :<br />

2/ <strong>Ma</strong>nemoiselle, ici vous êtes libre de me gifler, me dire de ne plu’ revenir jamais, mais je devais vous<br />

avouer, pardon : je vous aime, en secret, depuis trois ans et demi, pardon.<br />

Non, comment dire ? (sans qu’elle se sente physiquement menacée, malhonnêtement prise<br />

dans un traquenard)… Ou bien… « <strong>Ma</strong>nemoiselle, je vous présente mes excuses : pour votre sourire,<br />

je paye que un Euro quarante (Un trente autrefois), et avec un gâteau en prime, mais… si vous vendiez<br />

des Ferrari, un million d’Euros pièce : si j’étais milliardaire, je viendrais en acheter une par semaine<br />

(pour donner à des pauvres), pour votre sourire, vos silences doux et calmes. Je crois que je<br />

devais vous l’avouer, pardon. »<br />

Voilà.<br />

Et donc, ce vendredi, pendant qu’elle faisait le paquet, inutile gentil, il a… osé :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, pardon… est-ce que… je pourrais vous parler, pour raison personnelle… en dehors<br />

de votre travail ? pardon…<br />

Elle a entr’ouvert la bouche, stupéfaite, sans colère à ce stade. Et puis elle a tourné la tête,<br />

cherchant ses yeux, perdue.<br />

178


– m… m… moi… ?<br />

– Oui, pardon. Sans déranger, pardon. Vous pouvez dire non, pas de problème.<br />

Elle a rabaissé les yeux, sur son emballage, clairement dérisoire. Le masque était tombé : il<br />

ne venait pas (la voir) pour un gâteau, non. Silence. Long silence. Immobile. Et puis… elle a repris<br />

l’emballage, faiblement, un peu tremblante, pardon. Si elle ne répondait même pas, ça voudrait dire<br />

Non (« Non, vous aviez même pas le droit de poser la question, mon silence vous répond : j’ai rien<br />

entendu »). Silence. Et… elle a hoché la tête, faiblement. Hein ? Est-ce que ça voulait dire : pour ellemême<br />

« Oui, je m’en doutais, ce sale type il faisait semblant d’être client ! Je vais le chasser, à jamais<br />

! » ou bien, pour lui : « Oui, j’accepte, je vous le dirai tout à l’heure, que vous m’emmerdez ».<br />

(Catastrophe ou catastrophe-bis.) Silence. Emballage.<br />

Et… la porte, le bruit de la rue, merde, un autre client ! (un papy). Elle ne dirait pas un mot,<br />

c’était fini, catastrophe. Et il n’avait rien compris, rien. Euh, il a mis son Euro quarante dans le réceptacle,<br />

pardon (même si c’était sans doute la toute dernière fois, du monde, écroulé, catastrophe…). Il<br />

aurait voulu dire : « vous acceptez ? »… Et si oui : il aurait dit quelque chose comme « un autre jour<br />

ou tout à l’heure après la fermeture ? si votre copain vient vous chercher, c’est pas grave, je… »<br />

euh… « mes sentiments sont purs, et je me fais pas d’illusion, je devais avouer, seulement, je crois,<br />

pardon, il peut me tuer : pas de problème, je peux signer une décharge si vous voulez, il ira pas en<br />

prison ».<br />

… Elle ramenait le petit paquet, elle tremblait, les yeux baissés, petite chérie. Elle a avalé sa<br />

salive. Silence. Elle a pris les pièces, les a rangées, le papy attendait, pardon. Euh… est-ce qu’il fallait<br />

dire le traditionnel : « soir manemoiselle, merci » ? Ou bien… « je vous attends dehors », non, pas<br />

avec un client qui écoutait ça, serait choqué… Menaçant d’en parler à son patron, pauvre chérie, malentendu<br />

catastrophe, accusée de séduire les clients ! (alors qu’elle faisait pas exprès, d’être la plus<br />

belle et la plus douce du monde…). Il a dit :<br />

– Euh, je vais rester là devant, manger ce flan, euh… c’est… autorisé, vous croyez ?<br />

Le papy a rigolé, la jeune fille a rougi, merde, catastrophe, qu’est-ce qu’il avait dit ?<br />

– Eh, ptit jeune ! On est en république ici ! Tu bouffes où tu veux, si tu cochonnes pas par terre à baver<br />

comme un porc ! Et encore : les arabes y puent sous not’ nez, ’vont pas en prison !<br />

– Ah, euh, oui, pardon, je suis bête…<br />

– Ben ouais, ptit con !<br />

Et… catastrophe de plus, si l’ouvrière de l’usine avait raison, que les jeunes filles cherchent<br />

toutes des mâles dominants, écraseurs : il ruinait là un peu plus ses chances, déjà nulles.<br />

Euh, il a pris le paquet, et il… a pas dit au revoir, puisque euh…<br />

– Allez barre-toi ! Vas bouffer ton truc sur l’trottoir ! T’as ma permission ! Ah-ah-ah !<br />

Et il est sorti, pardon. Et… euh, ouvert le paquet, mais très lentement – si le vieux tardait et<br />

beuglait : « qu’est-ce que tu restes encore là, si t’as fini de bouffer !? C’est pas clair ! J’appelle la police<br />

! ». Catastrophe…<br />

Alors, euh… il a… tourné le petit paquet, commencé à défaire le scotch, très doucement, le<br />

scotch avec les empreintes de son adorée (il gardait tous ces scotchs dans un cahier, chez lui). Silence,<br />

voitures. Oui. Il pleuvait pas, et s’il pleuvait ça changerait quoi ? De toute façon, en quinze secondes,<br />

il aurait dit sa phrase, elle répondrait « vas chier, reviens plu’ jamais », elle irait se mettre à<br />

l’abri. Ou un parapluie, et si petite dessous, il ne reverrait même plu’ jamais son visage, catastrophe…<br />

Dernière image, de refus, total. Enfin, il valait peut-être mieux ça, pour l’aider à sauter, sous le train.<br />

Sans rien regretter.<br />

– Ptit con !<br />

Le papy, oui. Il a mâché sa première bouchée, lui, pardon. Les voitures. Il était 19 :13 à sa<br />

montre, la fermeture officielle était à 15, mais peut-être devait-elle recompter la caisse, charger les<br />

invendus dans une camionnette de son patron. Et aucun motard tatoué n’était encore arrivé, pour<br />

venir la chercher, elle, pour le tuer, lui. Silence. Attente. Et… le rideau métallique, doucement. La petite<br />

jeune fille tournait la manivelle, difficilement, gentille. Euh, l’espace d’un instant, il a envisagé de<br />

rentrer, proposer de l’aider, avec sa force (pas herculéenne, mais plus grande que les siennes, faible<br />

petite naine anémique gentille…). Et elle avait le visage… troublé, la pauvre. Se doutant qu’il allait y<br />

avoir mort d’homme, quand il ferait sa déclaration, en présence de son amant.<br />

Pardon, il s’est retourné vers les voitures, pour ne pas la mettre mal à l’aise. Il suffisait<br />

d’attendre le motard, ou riche chauffeur de limousine, costume-cravate, elle avait certainement le<br />

choix… Le monde était déjà écroulé, et les modalités à venir ne seraient plu’ une catastrophe, non.<br />

Mh ? Ce bruit… la petite jeune fille sortait, en habits gris, s’agenouillant pour verrouiller le pied<br />

de porte. Euh… Et, il la regardait, mais… si elle passait sans lui adresser un regard, ou partait très vite<br />

de l’autre côté, il ne la dérangerait pas, ne la pourchasserait pas, non. Et même pas mettre la tête<br />

179


sous une roue d’autobus ici, elle ne saurait même pas qu’il était mort. La conscience tranquille : elle<br />

n’avait rien à se reprocher, elle, rien (pas comme Lucie).<br />

Elle… elle a levé les yeux vers lui, oh… <strong>Ma</strong>is elle… se tordait les pieds, comme une enfant<br />

ayant envie de pipi…<br />

– m… meu-s… sieu, j… je n’a s… si honte, j… je nevoih…<br />

Devoir ?<br />

– hent’er chez moi… v-vite…<br />

Rentrer chez elle, vite. Oui, pardon. Avec pipi en alibi, sans lui dire merde tout à fait, gentille.<br />

Si gentille, cette fille, oh…<br />

– j… je heviende n… ne s… cinq m… minutes…<br />

Hein ? « Je reviende dans 5 minutes » ??? Et, avec presque des larmes (incompréhensibles),<br />

elle est partie, pressée, presque en courant. En courant, même, mais comme font les filles en jupe,<br />

sans lever les genoux virilement, pardon.<br />

Et, pardon, il… la regardait s’éloigner, pardon. La regardant « en pieds », pour la toute première<br />

fois. En se sentant coupable d’admirer sa silhouette, gracieuse jolie, pardon. Et il pensait à cette<br />

cliente malhonnête qui lui avait jeté un jour à la tête, pauvre chérie : « t’façon, les naines, c’est difformes,<br />

c’est bien connu ! t’es qu’une merde, microbe, ça salit les gâteaux, même avec tes gants pourris<br />

! ». Non, pas difforme, oh non… et pas enfantine mais féminine délicieuse (même si c’était son<br />

visage, de Lucie, dont il était amoureux, pardon). Et, toute embarrassée d’elle, elle courait et ça agitait<br />

le sac plastique qu’elle tenait, avec sans doute sa blouse blanche, pardon. Loin là-bas, elle continuait<br />

à courir… doucement, comme craignant qu’il soit à ses trousses, mais sans rush terrorisé non plu’.<br />

Très bizarre, il n’y comprenait rien. Et… s’il ne la revoyait plu’ jamais, si – en y réfléchissant – il comprenait<br />

que sa fuite sous-entendait « laissez-moi »… il regretterait infiniment de… ne pas s’être imposé<br />

pour dire, tout à l’heure : « stop, attendez, vous êtes pas à trente secondes près : je vous le dis en<br />

trente secondes : top ! ». Catastrophe, il n’avait même pas su faire ça. Incapable de conversation (un<br />

peu comme elle, mais) chez un mec, c’est grave, les filles préfèrent les beaux-parleurs, séducteurs.<br />

Enfin, il savait n’avoir aucune chance. Soupirs.<br />

Silence, les voitures, la toute petite silhouette de… elle entrait là, sur le côté, une porte. Oui.<br />

« Sauvée », et il aurait voulu dire « vous avez rien à craindre ». Il aurait dû dire « le Oui que vous avez<br />

fait de la tête, j’ai cru que ça voulait dire D’accord, pardon je comprends rien à rien, pardon ». Ou se la<br />

jouer, viril, « éh, poulette, moi je… », non, il pouvait pas, désolé.<br />

Voilà. Et… maintenant quoi ? Aller chez lui, pleurer, sa nullité infinie ? Retourner au docteur,<br />

demander des barbituriques (« pour dormir »), en essayant d’adoucir l’anéantissement ? Ou…<br />

« attendre », ici, les « cinq minutes » dites (« je reviens », elle avait dit, pour ne pas qu’il bouge). Ou<br />

bien… à supposer que… en faisant comme si… elle reviendrait, aller vers là-bas, lui épargner le chemin<br />

du retour, inutile. Oui. Sans chercher à voir son adresse, sans lire son nom sous la sonnette (et le<br />

nom de son copain), sans appuyer sur la sonnette – crime de harcèlement, caractérisé… Soupir. Aller<br />

par là, oui. Snif. <strong>Ma</strong>rcher. Le pas lourd. Il était déjà mort, en un sens. A l’instant où il avait prononcé le<br />

mot « personnel », le jeu de rôle client-marchande s’était écroulé. Et elle n’avait pas du tout répondu à<br />

cette déclaration implicite par un sourire enchanteur « moi aussi je vous aime ! », oh non… Enfin…<br />

dans ses rêves, elle dans son épaule, elle ne disait jamais ça « avant », en « conversation ». Ce<br />

n’était qu’au cours de leurs câlins (platoniques), les yeux fermés, que ses mots s’entendaient parfois,<br />

ou qu’il les disait, lui.<br />

Euh, il approchait, euh… mais il craignait qu’elle soit à la fenêtre, guettant avec un fusil armé,<br />

ayant appelé police secours, il n’est donc pas allé jusqu’au bout, jusque là où il avait cru la voir disparaître.<br />

Il y avait un panneau « Foyer Social Féminin » un peu plus loin, oui, elle était entrée par ici,<br />

ou un peu avant ou un peu après, pardon.<br />

? La porte du foyer social s’ouvrait, et ! sa petite pâtissière ressortait, avec son sac plastique,<br />

de blouse blanche, il n’y comprenait rien. Et toute toute confuse souriante, les joues rouges, en le<br />

trouvant ici. <strong>Ma</strong>is si gentille, infiniment, de… ressortir, pour… revenir, comme elle avait promis.<br />

Comme si les femmes n’étaient pas toutes menteuses (enfin : sa petite pâtissière était la plus merveilleuse<br />

de l’Univers, il le savait déjà, mais une confirmation aussi éblouissante le laissait un peu<br />

abasourdi).<br />

– p… pahdon, j… je t… t’o longue… v… bous n’attende n… n’à cause ne moi…<br />

– C’est rien. Merci infiniment, d’être ressortie. Pardon.<br />

– p… pahdon, m… mèhci…<br />

Euh…<br />

– Pardon, euh… vous… avez trente secondes, à m’accorder ? ou trois minutes ?<br />

Elle a cligné des yeux, un peu perdue.<br />

– n… ne m… mille s… sièk…<br />

180


Mille siècles ??? pour lui ??? Il ne l’avait jamais entendue plaisanter, jamais… (à son travail).<br />

– s… sauf s… si j… je boih… ne l’eau…<br />

Hein ? « Mille siècles sauf si je boire de l’eau » ?<br />

– Euh, oui, non, pardon. Pas de l’eau, je veux dire, euh… je vous offre un verre : ce que vous voulez<br />

bien sûr, pardon.<br />

Elle écarquillait les yeux, comme totalement déroutée par ce qu’il venait de dire. Comme s’il<br />

n’avait rien compris. Euh, non, c’était pas « eau » le mot important ? Elle voulait dire « boire » ? Elle<br />

aurait des heures sans plu’ de contrainte-pipi, sauf si elle buvait ? Euh…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a fait Oui, comme tout à l’heure.<br />

– Vous acceptez qu’on prenne un verre ?<br />

Oui. Euh… Il a regardé autour, et… euh…<br />

– Par là, à mi-chemin de l’Abribus, euh…<br />

Oui, un café-bar, il se souvenait. Il était jamais entré, mais le Prönembourk clignotant avait<br />

attiré son regard, tout à l’heure, indifférent, sans jamais imaginer revenir là avec sa petite chérie…<br />

Revenant effectivement de… Et… pourquoi était-elle ressortie avec son sac de blouse ? Etait-ce un<br />

endroit où elle travaillait (et où elle savait qu’il y a des toilettes) sans y habiter ? Elle avait dit « rentrer<br />

chez moi » pourtant. Ou bien, habitant là (pauvre chérie, en détresse), mais ne retournant pas à<br />

sa chambre, pour ressortir aussi vite que possible, gentiment pour lui… Oh. Si merveilleuse. Et lui,<br />

nul, il avait pas eu la présence d’esprit de dissuader sa fuite en disant « dans un café, y’a des toilettes,<br />

plus près encore », quoique… ç’aurait été méchamment embarrassant de dire en clair qu’il lisait<br />

son envie de pipi, pardon.<br />

Ils marchaient, au petit pas de sa chérie, pardon. Il aurait peut-être dû commencer à expliquer,<br />

mais… si l’arrivée et l’entrée dans le bar interrompaient en plein milieu de… Enfin, si – en chemin –<br />

elle disait « Alors, c’est quoi ce problème personnel ? », il se lancerait, bien sûr. <strong>Ma</strong>is elle n’a rien dit,<br />

pas pressée, immensément gentille, adorable, merveilleuse. Elle était bien la perle de l’Univers, et<br />

l’avoir rencontrée était l’illumination qui avait justifié toute sa vie, sa survie. Même si elle allait dire,<br />

dans quelques minutes, après son jus d’orange : « maintenant, oubliez-moi, à jamais », calmement<br />

(sauf catastrophe…).<br />

Ils sont arrivés au bar et il lui a ouvert la porte, tenue ouverte pour elle, et elle est entrée, toute<br />

intimidée, toute étonnée de ce geste.<br />

– m… mèhci… m… mèhci…<br />

Oui, il était ridicule : elle devait préférer les hommes virils machos, qui marquent moins de<br />

« courtoisie », pardon (enfin, lui, il ne faisait ça que pour elle, elle seule au monde).<br />

– Salut, msieu, vous prendrez quoi ?!<br />

Hein ? Le barman, oui, comme dans les films. Et il y avait des tables et des chaises, comme<br />

dans un saloon.<br />

– Euh, je sais pas, euh… manemoiselle… ?<br />

Elle ne répondait pas, elle regardait autour, l’air aussi dépaysée que lui (elle n’était jamais<br />

entrée dans un bar, elle non plu’ ?).<br />

– Allez, décidez-vous ! Un scotch pour monsieur, une grenadine pour la gosse ?!<br />

?<br />

– Euh, mademoiselle est une adulte de petite taille…<br />

– Ta demoiselle ? Une naine, ah-ah-ah ! Ça marche ! Deux scotches ! Eh, pas bsoin d’carte d’identité,<br />

j’avais pas vu les roploplos, OK !<br />

Ne pas rougir, non…<br />

– Asseyez-vous là !<br />

Oui, pardon. Euh… Il s’est posé là, oui, et… la petite jeune fille s’est « hissée » en arrière, tout<br />

là-haut, pardon, les chaises sont trop hautes, pardon. Dans les bars. Et partout. Hum. Euh… lui<br />

« dire », maintenant ? Elle levait les yeux vers lui, un peu inquiète, visiblement, pardon.<br />

– Voilà les verres ! C’est douze Euros ! Pièce ! Vingt quatre !<br />

Oui, il a sorti son portefeuille.<br />

– Ouais, vingt-quatre le nouveau prix, avec les taxes, chacun. Total : Quarante huit !<br />

Euh, deux billets de vingt, et un de dix, ouf.<br />

– Ah-ah-ah ! Non, éh, j’déconnais ! Vingt-quatre, ça fait ! Avec ces fringues de prolo, t’es pas un<br />

bourge à racketter en position de faiblesse, momentanée !<br />

Oui, pardon. Le monsieur repartait.<br />

– Ah-ah-ah !<br />

Et la petite jeune fille levait les bras pour attraper le verre, « là-haut », pardon. Il a pris le sien<br />

aussi. Oui, avant de parler, il avait vu ça à la télé, chez ses parents :<br />

– Euh, avant tout : à votre santé, manemoiselle…<br />

181


– v… vo… s… santé, m… meu-s… sieu…<br />

Et euh, une gorgée… Pouah ! dégueulasse ! (mais il faisait semblant de rien, la jeune fille le<br />

regardait). C’est ça le liquide dans les westerns ? pourquoi ils prennent pas de la menthe à l’eau sucrée,<br />

à la place ? Euh, la jeune fille a… bu une gorgée aussi, et… l’ébauche d’une grimace, mais, elle<br />

a bu… d’un trait, immense, tout bu, avant de reposer le verre, en retenant une grimace, dégoûtée, la<br />

pauvre. En fermant les yeux.<br />

Et euh, oui, lui aussi, en tant que cow-boy viril, il a bu d’un grand trait tout le verre, immonde,<br />

genre « vin » ou quoi, fromage liquide, horreur, avalée héroïquement, sans vomir… Et… il a reposé le<br />

verre, pardon. Il… avait chaud, et un peu la tête qui tourne, pardon. Et les… murs bougeaient ou quoi,<br />

la jeune fille oscillait et… elle a disparu ! tombée ?! Il s’est levé, perdu, à son secours, oh… tombée<br />

par terre, mais tout tournait, il s’est penché la secourir. Il est… tombé.<br />

…<br />

Au procès, Ferdinand Van Loewe s’est expliqué, très simplement :<br />

– Moi je dis : quand on a jamais touché l’alcool, on commande pas des doubles-scotches secs ! Et<br />

surtout pas à boire cul-sec ! Non, c’était des raides dingues, une tentative de suicide, j’suis sûr, mon<br />

avocat y dit qu’y z’avaient des antécédents tous les deux, ces anormaux, là ! C’est pas ma faute !<br />

Comme si vous allez au restau, le restaurateur vous assoit avec des couverts, couteaux à viande, et<br />

vous vous tranchez la gorge ! C’est pas sa faute au commerçant ! Artisan !<br />

Il a bien sûr été acquitté. A l’Eglise, il a acheté un cierge, et le curé a dit, rassurant :<br />

– Ces amoureux bizarres, asociaux, asexués, ils sont maintenant au Ciel, c’est ce qui pouvait leur<br />

arriver de mieux. Pour les siècles des siècles.<br />

182


RELIGIEUSES VENUES D’AILLEURS<br />

A la pâtisserie, ce vendredi, tout s’est passé gentiment, délicieusement, avec ma petite naine<br />

chérie, en blouse blanche. Sourires, silences, douceur… Simplement un fait inhabituel, avant qu’elle<br />

n’aille me chercher ma traditionnelle part de flan (la 141 e en trois ans et demi) : la dame devant moi a<br />

raconté des choses bizarres, en la prenant à partie. Elle disait je sais pas quoi de l’Eglise, qu’on était<br />

envahi de prêtres nègres comme si les Français étaient pas capable – et la petite jeune fille semblait<br />

peu intéressée, laissant gentiment les gens discourir, seulement (même si je sais qu’elle a une petite<br />

croix chrétienne autour du cou – je me serais fait baptiser si elle allait à l’église du quartier, mais je ne<br />

l’ai pas vue, la fois où je suis venu voir, le dimanche matin. Enfin, la voir avec son amant du moment,<br />

se bisouiller peut-être, aurait pu me faire encore plus de mal, mais… bref). La dame devant le comptoir<br />

a dit :<br />

– Et puis y nous font vnir des rligieuses phi-li-ppines ! Des espèces d’chinetoques ! Qu’soit disant le<br />

pape avant, y disait que c’étaient les meilleures d’entre nous croyantes d’la planète entière, merde !<br />

Même pas blanches ! Et même pas les yeux bridés, c’est quoi s’bordel ?!<br />

Oui, comme polynésiennes, vahinés. La petite jeune fille pliait le paquet, sans écouter trop,<br />

apparemment. <strong>Ma</strong>is la dame a grondé :<br />

– Eh, l’ancien pape, l’était polak, comme toi ?! Merde, y nous faudrait un pape français, moi je dis ! Et<br />

on virerait les sales bougnouls, sans exception ! Hop, tu vas virer, toi, crevure !<br />

Et la petite jeune fille a fait Oui, très faible. Murmurant même un « p… pahdon… », il m’a<br />

semblé. Moi j’en pouvais plu’, j’ai dit :<br />

– Mdame, votre opinion a pas la majorité (heureusement, je trouve).<br />

Elle a crié, m’a insulté et j’ai souri, j’ai dit « pardon », la petite jeune fille a souri, comme<br />

« complice », presque, face à la dame méchante intouchable, « cliente du magasin »… Enfin, la dame<br />

est partie, et on s’est souri, avec la petite jeune fille. On a goûté le silence paisible, entre nous. Et puis<br />

je suis rentré. Voilà. Une chouette journée, merci petite chérie… à vendredi prochain. J’éteins la lumière,<br />

je suis content de ma journée.<br />

Oui, et on se promène, dans la montagne, ma petite pâtissière et moi. Petite jeune fille sans<br />

nom… c’est un peu pour ça, aussi, notre doux silence : je peux pas dire « je vous aime, <strong>Ma</strong>chine ».<br />

Non, juste marcher en paix, dans le silence des alpages, souffle d'air, silence…<br />

… …<br />

(on marche, ma petite pâtissière et moi, dans la montagne, mais…)<br />

La voix, masculine ? a répété :<br />

– Gérarde Neukeuï, réveil-vous !<br />

Hein ?<br />

– Vous réveil ! <strong>Ma</strong>inlenant !<br />

? Un réveil à pile, ça parle pas, qu’est-ce que ? J’allais allumer, ma lampe de chevet, mais<br />

une petite lumière me faisait mal aux yeux, venant de là, comme tenue par un gosse au pied du lit.<br />

<strong>Ma</strong>is une voix adulte, avec un accent.<br />

– Bien ! Vous suivre pour moi !<br />

N’importe quoi, ce rêve. Je me suis ré-enfoncé dans mon oreiller (dans l’épaule de ma petite<br />

pâtissière chérie, « en vrai »)…<br />

– Stop de sommeil ! Vous venir ! Ou « toi venir », on dire ?!<br />

Non : dodo.<br />

Aïïe !!! Une douleur terrible ! <strong>Ma</strong> jambe !<br />

– Baguette très puissante ! Venir ou douleur ! Come or pain !<br />

Oulalah, un cauchemar ? Pff… <strong>Ma</strong>is quoi faire pour en sortir ? Je… me suis levé, j’ai mis mes<br />

pantoufles, j’y comprenais rien. Est-ce que mon cerveau voulait dire : « tu dois venir faire pipi aux<br />

toilettes, même si tu as pas envie ! ». Eh ! Complètement tordu, ce cerveau. Enfin, je me suis levé,<br />

dans le noir (pour aller aux toilettes, je connais le chemin, même les yeux fermés).<br />

– Vous venir, traverser le parc !<br />

Hein ? Je me suis penché, pour allumer, faire disparaître la voix, mais… contre ma jambe,<br />

comme… une baguette avec étoile au bout. Menaçant de torture si j’allumais ?<br />

– oK, OK, j’allume pas. Pardon.<br />

– Venir ! Traverser le parc !<br />

Il y a pas de parc, dans ce quartier du sud de Lille, pardon, c’est n’importe quoi…<br />

– Venir !<br />

<strong>Ma</strong>is quand je suis allé vers les toilettes, la baguette de torture s’est reposée sur mon genou…<br />

– euh, dans quelle direction ?<br />

– Avant !<br />

183


?<br />

– droit devant ?<br />

– Oui ! Venir ! Traverser le parc !<br />

– mais il y a un mur…<br />

– Non !<br />

J’ai haussé les épaules : ben oui, si je rêve, on s’en fout des murs. J’ai donc avancé<br />

« devant », et même pas « traversé le mur », il n’y avait simplement pas de mur. Logique, en un sens.<br />

Et puis, euh… mais… « taille enfant », un… nain ? comme était naine ma petite pâtissière chérie ?<br />

– euh… après le parc, il y aura ma petite pâtissière ?<br />

– Pas connaître métier, seulement prière !<br />

Hein ? <strong>Ma</strong>is… au fur et à mesure qu’on… « marchait », le… le noir tout autour s’éclaircissait,<br />

et… moins de… dix-vingt minutes plus tard, je croyais « deviner » : c’était un ange, à ailes blanches<br />

dans le dos, qui était à mes côté. Avec un visage de gosse mais la voix muée. Avec un type de visage…<br />

tahitien, ou… philippin ? ’Rapport aux religieuses du quartier Saint-Jean ?<br />

Et… oh, là-bas, au loin sous un grand cèdre ou quoi, debout sur une chaise de bois, il y avait :<br />

ma petite pâtissière chérie ! Miracle ! Pas du tout cauchemar ! Habillée toute pudique en vêtements<br />

longs de religieuse, avec un tissu sur les cheveux, pour cacher sa beauté infinie…<br />

– Vous devoir prendre elle dans bras de vous, quarante secondes ! Enorme douleur si refuser !<br />

– génial, ce rêve…<br />

– Quoi ?!<br />

L’ange philippin a froncé les sourcils :<br />

– Stop !<br />

Avec baguette sur mon genou, pardon. Stop, oui. Même si on n’était plu’ qu’à dix mètres de la<br />

petite jeune fille.<br />

– Investigation ! Quoi dire, vous ?!<br />

Mh ?<br />

– je rêve, souvent, de la prendre dans mes bras, comme ça, toute habillée, c’est mon rêve préféré.<br />

– Mensonge ?<br />

– hein ? Non… si vous venez du Ciel, vous savez tout, non ?<br />

Le petit ange asiatique a fait un 8 avec sa baguette, en l’air, et… il est apparu un… affreux<br />

petit diable rouge, grimaçant ricanant, horrible… L’ange lui a demandé :<br />

– Démon ! Vrai il rêve de elle ?!<br />

L’affreux monstre a ricané, et avec un affreux accent parisien :<br />

– Eh connarh ! C’est qu’des khonnries ! Pas vrai non !<br />

L’ange s’est passé la main dans les cheveux (cheveux noirs, pas blonds, les anges du moyen<br />

âge : ça existe pas).<br />

– Alors ! C’est donc vrai ?<br />

Mouais, le truc du menteur, à lire à l’envers, bof. Pas très recherché ce rêve, mais… s’il y<br />

avait, au bout, un câlin comme réel avec ma petite chérie…<br />

– Allez ! Avancer ! Prendre elle dans bras de vous !<br />

– avec plaisir…<br />

<strong>Ma</strong>is le démon a crié :<br />

– Attention ! Y va la violer, s’pervers ! La tuer !<br />

– Avancer !<br />

Je me suis avancé, jusqu’à tout près de ma petite chérie, presque à ma hauteur, les yeux<br />

baissés, immensément timide… Et, très doucement, j’ai pris sa main, son épaule… je l’ai… prise dans<br />

mes bras… Un soupir d’extase, elle a eu, oh… C’est moi qui faisais cet effet… Et toute faible, câline,<br />

toute douce, se blottissant contre moi… j’étais fou amoureux…<br />

– Vingt secondes ! Encore vingt !<br />

J’ai souri, et fait une bise sous l’oreille de ma petite chérie, qui a « gloussé », comme de plaisir…<br />

elle me l’a rendu, ma bise, sur le col de mon pyjama…<br />

– Dix ! Neuf !… Eight, Seven, Six, Five ! Four ! Three !<br />

– Ah-ah-ah, connarh ! T’es nul bougnoul ! Même pas foutu d’parler Français !<br />

– Zero !<br />

Non, je gardais ma petite chérie dans mes bras, délicieuse adorée…<br />

– Eh connarh ! Fais-le lâcher ! Y va l’étouffer !!<br />

– All right.<br />

– <strong>Ma</strong>is non ! Merde ! Sépare-les ! Viiite !<br />

(Vloof) Silence. Le démon renvoyé chez lui, oui… J’ai serré un peu plus ma petite chérie, tendrement…<br />

Et elle a répondu, d’une petite bise silencieuse timide…<br />

184


– p… pahdon, j… je s… savais pas s… ça mahche n… nes p’ièh… m… mainlenant… j… je fais d…<br />

depuis t… tois ans n… nemi…<br />

Oh, elle faisait cette prière depuis le début ? Et les religieuses philippines avaient exhaussé ce<br />

vœu ?<br />

– Tûûût !<br />

Non, je veux pas (ça s’est une manœuvre encore du démon, je suis sûr). Et ça fait même pas<br />

mal, la sonnerie sonore. J’ai résisté, caressé les cheveux de ma chérie, jusqu’à ce que le « prétendu<br />

réveil-matin » faiblisse, et s’arrête. C’est pas grave, je changerai les piles, c’est trop bon, ce câlin platonique,<br />

avec ma petite chérie…<br />

185


LETTRE DE RUPTURE<br />

Gérard savait que ses visites anonymes, à sa petite pâtissière adorée (sosie de Lucie, quoique<br />

naine et bègue, gentille), ça ne durerait pas une éternité, ni même une pleine dizaine d’années. Il<br />

avait pensé qu’elle disparaîtrait un jour, que la remplaçante répondrait, seulement : « ouais, mariée à<br />

un milliardaire, la vache ! C’est pas juste, moi je dis ! ’Pas mieux que moi, non ! ».<br />

<strong>Ma</strong>is la fin de ce « numéro » de rien du tout, parodie de clientèle fidèle, friande de flan vanille<br />

(plus de 140 achetés, en trois ans et demi) s’est passée différemment. Elle faisait le paquet, souriante<br />

jolie, il la regardait, tendrement, routine. Quand elle a parlé :<br />

– m… meu-s… sieu… j… je v… vous n’a é-k’i… n’une lette…<br />

Il a senti son sang se glacer. Une lettre d’adieu, à la Lucie, à l’évidence. Avec ce léger sourire,<br />

qui voulait dire : « allez, ça va aller, y’a pas qu’une seule fille au monde, vous verrez, hein ? aux Philippines,<br />

y’a plein de jolies vahinés qui cherchent un Occidental, promesse de richesse, vu de làbas<br />

», quoique… non, ça paraissait plus compliqué, pardon. Silence.<br />

– Pour me dire de ne plu’ revenir ?<br />

Elle a fait Oui, évidemment, et… il aurait pu tomber là, par terre, éteint, n’ayant plu’ de raison<br />

de vivre, cette fois. Fini.<br />

– m… mais j… je s… sais p… pas ék’ih…<br />

? Comment écrire une lettre, alors ? Une… « cassette » audio ?<br />

– n… ne faut j… je v… vous lih…<br />

Qu’elle lui lise à haute voix ? En espérant que pas d’autre client n’entre ? Combien, deux lignes,<br />

quinze secondes ?<br />

– k… quinze m… mihutes… ap’è m… mon t’avail, s… c’est p… possibe… ?<br />

Il a dégluti, difficilement.<br />

– Bien sûr, pardon.<br />

Peut-être des mots en polonais, qu’à petite vitesse elle traduirait oralement, sans savoir comment<br />

ça s’écrit, pardon (pardon pour cette langue française pourrie). Enfin, il a payé le flan, il est sorti,<br />

pour attendre sa petite chérie, pour cacher ses presque-larmes (qui montaient, du cœur aux yeux,<br />

pardon).<br />

Il l’attendait un peu plus loin sur cette rue Saint-Jean, qu’il ne reverrait donc jamais plu’… Snif.<br />

Elle est sortie un quart d’heure plus tard, avec deux sacs : sa blouse pliée sans doute, et un sac à<br />

main. Elle était toute de gris vêtue, pudique merveilleuse, petite chérie. Immensément belle sans faire<br />

exprès, sans en rajouter, sans allumer les mâles en rut. Pauvre chérie, en danger, mais sachant ne<br />

rien craindre de lui, impuissant (depuis sa deuxième « chute mortelle » – les filles doivent deviner,<br />

« intuition féminine », oui).<br />

Elle est venue vers lui, souriante merveilleuse, quoique… non, il ne pleurait pas, mais « elles<br />

savent, devinent », apparemment.<br />

– s… c’est p… pas ghave, m… meu-s… sieu…<br />

Il a hoché le menton, incapable de dire Oui, à haute voix. Elle sortait, de son sac à main, la<br />

lettre. (Il l’a gardée, cette lettre, il peut en répéter chaque mot, donc, il l’a transcrite la semaine suivante,<br />

en français scolaire). Elle a lu, dans la faible lumière du soir, des réverbères :<br />

– meu…sieu… je sais… vous heviende… pas comme client, de flan vanille… juste faih sem-blant…<br />

pahdon, mèhci…<br />

Là, il a encaissé le coup, quoique sans grande surprise. Elle a continué :<br />

– aloh… je c’ois… mon devoih… c’est vous dih…plu’ heviende… c’est plu’ la peine…<br />

Et, en essayant de ne pas pleurer, de ne même pas soupirer, il a fait Oui. Pour dire : « Oui, je<br />

ne vous dérangerai plu’ jamais, pas besoin de réensemencer mes rêves, de promenades, avec vous,<br />

avec Lucie (en mieux : vous)… »<br />

– je vous hemèhcie… que…<br />

« Que », de… Elle le remerciait de ne pas la pourchasser, non, promis, juste crever, c’était<br />

pas la peine d’être resté, sur cette planète de merde. Pardon.<br />

– que… je va… éteinde… la vie… sans déhanger…<br />

Oui, simplement. Euthanasie, merci de cette autorisation.<br />

– je va mohte… heuheuse…<br />

Hein ? « Je va morte heureuse » ? « Je vais mourir heureuse » ? Quoi ? Dans soixante ans,<br />

la conscience tranquille, elle voulait dire ? Bien sûr, c’était pas sa faute à elle. Si gentille, déjà,<br />

d’adoucir les adieux, avec ce cadeau immense de… ce presque « rendez-vous », tête à tête, confiant,<br />

sans comptoir au milieu… Immensément merveilleuse, petite chérie… (La lettre de Lucie disait « j’ai<br />

pas pu venir, mais je t’aurais dis ça : on se reverra plu, laisse-moi »).<br />

– que… je sais pas comment ça mahche au Ciel…<br />

186


Oui, elle irait « au Ciel », si ça existe. C’est pas « tuer », cette gestion d’adieux à sa façon à<br />

elle, pas comme Lucie, refusant de le revoir, une minute par an, et tant pis s’il en crève. Et voulant le<br />

faire enfermer, chez les dingues. Et refusant son testament, comme sale, comme venant d’une merde<br />

puante…<br />

– je n’a mesoin, je c’ois… ne connaîte v… oteu nom, p’énom… pouh p’ier pouh vous…<br />

Oh, prier pour lui… pour le Salut de son âme. Pour qu’il soit pas trop puni, même si on a pas<br />

le droit de se tuer, ils disent, les curés… Merveilleuse chérie, priant pour lui, oh…<br />

– pouh voteu monheuh… et voteu fi-ancée… ou vos maît’esses, je… sais pas co-mment ça mahche…<br />

la… vie…<br />

Oui, en un sens, Lucie la tueuse avait un peu « raisonné » pareil : « si je lui dis merde, il va<br />

trouver une autre, ou des autres, tout le monde fait comme ça, c’est ça la vie, normale ». Non, il était<br />

pas normal, pardon… romantique en voie d’implosion, d’écroulement…<br />

– je… voulais vous dih… mèhci… n’a n’infini… n’êteu heviende…<br />

Hein ? « Merci à l’infini d’être reviende » ? revenu ? Pourquoi ? Ou bien « sans vous tuer,<br />

sachant que vous avez aucune chance avec moi, aucune, les femmes très belles préfèrent les gagneurs,<br />

c’est bien d’être venu écouter ça : "je vous interdit de vous tuer, et si vous prétendez m’aimer :<br />

vous devez obéir !" ». Il a fermé les yeux, de douleur, pure…<br />

– que… je comp’endais pas… mais… je comp’ende mainlenant… que… des miyah… ne<br />

z’amouheuses ne vous… c’est mon cœuh… ne le pluss z’amouheuse ne vous du monde… les autes<br />

elles veulent des bébés de vous… du plaisih ne sexe… moi, je malfohmée… seunement mon cœuh…<br />

folle z’amouheuse ne vous… à n’infini…<br />

Hein ???<br />

– que… plu’ manger, je va juste m’endohmih… et le Seigneuh… de l’amouh… ne va dih… « pas besoin<br />

ne héveiller, ne paix étèhnelle »… voilà… mouhih z’heuheuse, z’a-mouheuse… sans plu’ vous<br />

déhanger… pahdon… pas besoin heviende… (et ne ma signatuh…).<br />

Silence. La lettre était finie. Il cherchait l’air. Les murs tournaient ou quoi, pfouh…<br />

– Attendez je… je me sens pas bien, je…<br />

Il s’est appuyé au mur, là, mais ça tournait. Ou il avait oublié de respirer, depuis « ’sais pas<br />

combien de temps », pardon. Il… avait besoin de s’asseoir, pardon. Il s’est assis par terre, pardon.<br />

Et… oh… comme « petite infirmière », elle s’est agenouillée près de lui, merveilleuse gentille, de<br />

compassion, mais il était tellement tellement perdu…<br />

<strong>Ma</strong>is oh… toute toute bouleversée, tout le contraire de Lucie, sa petite pâtissière avait les<br />

larmes aux yeux… Et, toute timide, elle a… levé les mains, pour lui caresser les joues, les tempes,<br />

toute tremblante. Tout malades secoués, tous les deux. Comme des gosses ou quoi, pardon. Les<br />

clients méchants disaient d’elle qu’elle avait « six ans d’âge mental, en plus d’une taille de six ans à la<br />

con »… et… il la rejoignait en un sens… Comme petit frère ou quoi, pas mâle prince charmant, non…<br />

– k… quoi j… je peux dih… ? s… c’est quoi n… ne mal j… j’a faih… ?<br />

Oh… « Quoi je peux dire ? C’est quoi le <strong>Ma</strong>l j’a faire ? » (qu’est-ce que je peux vous dire ?<br />

c’est quoi au juste, le <strong>Ma</strong>l que je vous ai fait ?). Des mots qu’il aurait rêvé entendre Lucie prononcer…<br />

même un millième de centimètre, sur cette voie… Il a respiré, essayé. Soupiré, surtout. Fait une bise,<br />

de remerciement, à ses deux mains tremblantes, qui lui caressaient les joues, plus merveilleux médicament<br />

du monde.<br />

– Je m’appelle Gérard Necey, manemoiselle, mais… c’est moi (et tous les hommes) qui sommes<br />

amoureux de vous… pas le contraire…<br />

Elle a reniflé, et ils ont larmoyé tous les deux, d’incrédulité. Amoureux l’un de l’autre ? Ça<br />

existe ?<br />

Ils ont un peu parlé, expliqué, cette impossible situation, et puis une patrouille de police les a<br />

relevés, les a emmenés au poste, pour vérification d’identité, de légalité. Patricia a été expulsée, vers<br />

la Pologne, et il l’a suivie là-bas. Il s’est fait baptiser, avant leur mariage. Même si c’était sans doute<br />

un rêve, il était mort d’arrêt du cœur, sur ce trottoir de la Rue Saint-Jean, en vrai, sans doute.<br />

187


EN POSTE À CÔTÉ DU COMPTOIR<br />

Chaque fois qu’il revenait, voir sa petite pâtissière chérie, c’était pareil. Enfin, en 140 fois, il n’y<br />

avait eu que trois types de situations (vis à vis d’autrui, en plus d’elle et lui) :<br />

– le plus souvent, il était seul client, si proche de l’heure de fermeture (du vendredi : dix neuf heures)<br />

– parfois, il y avait un client avant, et lui après<br />

– rarement, il était au milieu d’une file, avec des gens entrant encore après lui<br />

<strong>Ma</strong>is ce 2 Décembre : bizarre : une dame était sur le côté, comme cliente mais pas acheteuse,<br />

regardant les clients entrer, il semblait. Peut-être une « inspectrice », ou « audit » ou quoi, alors<br />

il essaierait peut-être de dire, à haute voix pour la première fois, qu’il était immensément heureux de<br />

ce service doux et calme, poli. En espérant que sa petite chérie ait une prime… (enfin, qu’ils la gardent<br />

surtout, avec même une prime…). Il avait un peu peur, pardon. La dame-chignon avait les yeux<br />

froncés, sévère, et la petite jeune fille paraissait effectivement toute catastrophée. Il s’est avancé,<br />

hésitant :<br />

– Euh, pardon… C’est à vous, mdame ?<br />

Certes pas griller la place, non.<br />

– Non ! J’attends un truc ! Allez-y !<br />

Il est allé jusqu’au comptoir, la petite jeune fille avait ce soir les yeux baissés, oh… presque<br />

une demi grimace, la pauvre, mais… pas de terreur, à moitié les joues rosies, il n’y comprenait rien.<br />

– ‘soir manemoiselle, merci.<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Et elle est allée chercher sa part de flan, traditionnelle, merveilleuse jolie, un peu tremblante,<br />

comme souvent, pardon.<br />

– Eh ! Patricia ! C’est lui ?!<br />

?? Elle s’appelait Patricia, petite chérie ? Et « lui » (lui-même ?), il serait qui ? Son plus grand<br />

admirateur ? Ou… un danger, « vu comme un danger » par Patricia, et ce serait sa mère… Oh… non,<br />

amoureux platonique, juré… Comment dire ça ?<br />

<strong>Ma</strong>is, Patricia, au lieu de froncer les sourcils et de dire « oui, c’est lui, il me fait peur, attaque,<br />

maman », elle a… rougi, immensément, confuse, et pas répondu. Seulement posé la part de flan, sur<br />

le papier, elle tremblait violemment. Elle n’a pas dit « Non », non plu’ – elle aurait pu dire : « non, lui il<br />

me fait pas peur, il est plutôt gentil, c’est un autre, qui fait peur ».<br />

– Msieu, faut qu’j’vous parle ! Pour raison super-grave !<br />

Oh… Et, lui, il a cherché les yeux de Patricia, espérant lire un assentiment, genre « oui, vous<br />

êtes démasqué, amoureux secret, avec notre intuition à nous, vous aviez aucune chance ». <strong>Ma</strong>is<br />

seulement ses paupières, baissées, et comme gonflées de larmes, retenues.<br />

– Hein ?! On peut s’voir, là ?! Dehors !<br />

La dame avait le visage bizarre, pas craintif, ni en colère, mais semblant se demander « il va<br />

accepter ? » – il y comprenait rien, à la situation, pardon.<br />

– oui, bien sûr, pardon.<br />

– Hein ?! Pardon d’quoi ?! Vous savez ?!<br />

???<br />

– Je sais quoi ?<br />

– Ah-ah-ah ! Rien-rien ! J’vous èsplique, allez : payez votre gâteau pourri !<br />

« Gâteau pourri » ? C’était pas la patronne de la pâtisserie, donc, non. Sans doute la mère,<br />

pardon. Pardon. Là-bas, la petite jeune fille tremblait, emballait, difficilement, pardon. Troublée, et plus<br />

encore. Comme catastrophée. Et… il se demandait s’il devait dire, à haute voix : « j’aime ce magasin,<br />

ce service parfait » – pour soutenir Patricia (si c’était pour un audit quand même), et pour se déculpabiliser<br />

(s’il était accusé de visites amoureuses, pour la regarder, pardon). Ou bien – ce qu’il aurait<br />

préféré – ce serait pour un projet d’investissement, dans le magasin, vis à vis des clients les plus fidèles,<br />

les plus enthousiastes – il donnerait tout, oui, tout ce qu’il avait à la banque… même s’il était au<br />

salaire minimum, il dépensait pas tout, ayant ni femme ni enfant, ni ami(e)s ni loisirs. Euh, là, il a cherché<br />

ses pièces, pardon. Pile l’appoint, comme toujours, pour faciliter sa gestion de caisse, Patricia…<br />

Patricia, elle s’appelait, si jolie, oh… (sans doute, il ne la reverrait plu’ jamais, snif).<br />

Elle a rapporté le petit paquet, laborieusement fini, elle tremblait, elle reniflait.<br />

– Voilà, jeune ! Alors, tu l’prends et on va causer dehors ! Allez vite, j’ai pas qu’ça à faire moi, merde !<br />

Euh, ouf, en un sens. Ça ne ressemblait pas à une maman volant au secours de sa fille, pour<br />

l’affrontement majeur de la semaine ou quoi, non, comme une formalité – enfin, oui, elle était si jolie,<br />

petite naine chérie, Patricia, que sa maman pouvait avoir l’habitude, de venir sermonner les clients<br />

amoureux, pardon.<br />

188


Avant de sortir, avec la dame, il a… regardé une dernière fois, le visage de sa petite chérie,<br />

les yeux baissés, hélas.<br />

– ‘soir manemoiselle, merci pardon.<br />

Oui, « merci pardon », au lieu du « merci » habituel, ça exprimait – à leur façon timide – des<br />

foules de choses…<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci p… pah-don… pahdon…<br />

Il a failli confirmer en « pardon-pardon, oui », mais la dame le tirait par la manche.<br />

– Allez, on sort, bon sang !<br />

Et… ils sont sortis, pardon. Il avait d’immenses soupirs plein la poitrine, mais il les gardait<br />

rentrés, pour essayer d’être fort… Il aurait des années pour pleurer ou quoi, ou des mois, avant une<br />

auto-euthanasie…<br />

Dehors.<br />

– Voilà, on reste là, dvant la vitrine, qu’elle nous voit !<br />

? La dame se croyait en danger ? Ou…<br />

– Bon, tu bouffes ton flan pourri ou quoi, non ?!<br />

Hein ?<br />

– euh, je… peu importe pardon.<br />

Et il l’a mis dans sa poche (il garderait le dernier emballage pour toujours, il voulait pas le jeter, pardon).<br />

– Bon ! A ton avis, ch’uis qui ?!<br />

??<br />

– La maman de…<br />

Il n’a pas osé dire « Patricia », euh… : « la petite jeune fille » ?<br />

– Presque ! J’suis sa tutelle ! L’est handicapée mentale !<br />

Il a avalé sa salive, et fait non, du menton, pardon. En pensant aux clients méchants, qui traitaient<br />

Patricia de « débile », toujours (parfois).<br />

– Ben si ! J’sais mieux qu’toi ! <strong>Ma</strong>is bref ! Tu sais qu’elle est en danger d’mort ?!<br />

– mon dieu, oh… je… je ferai n’importe quoi, que… qu’est-ceu j’peux faire ?<br />

– C’est vrai ?! T’es prêt à m’aider sur s’coup-là ?!<br />

– oh oui, aider, je… ferai n’importe quoi, je… suis pas riche pardon, mais… si besoin d’une opération,<br />

ou transfusion en Amérique, je donnerai tout s’que j’ai…<br />

– Ah-ah-ah ! Ouais, l’est anémique carabinée ! <strong>Ma</strong>is on s’en fout ! C’est pas ça l’truc ! Oh : coucou !<br />

Patricia les regardait, à travers la vitrine, elle… pleurait, oh… En silence, toute toute bouleversée.<br />

La dame a levé le pouce, comme pour dire « ça marche ! », mais Patricia a seulement baissé les<br />

yeux, comme… cassée ou quoi. Lui, il n’y comprenait rien.<br />

– Non, éh ! La naine, son dossier y dit ! : elle a essayé de se tuer à quinze ans, à vingt ans, pareil :<br />

défenestrée !<br />

Oh, mon dieu… elle aussi ??<br />

– Là ! Elle a vingt six ans !<br />

– ouf…<br />

Oui, pas recommencé à vingt-cinq. Lui, ç’avait été quinze et vingt-quatre et demi (Lucie ayant<br />

seize et vingt cinq ans – Lucie, sosie de Patricia, de visage).<br />

– Non, mais attends ! Là, quand j’lui ai dit qu’son « stage d’insertion » est fini, ici, ben, ses crises de<br />

larmes et tout, c’est clair qu’elle va nous rfaire une connrie !<br />

Oh… pauvre chérie, oh… <strong>Ma</strong>is lui (ou eux, tous ses amoureux), qu’est-ce qu’il(s) pouvai(en)t<br />

y faire ? Oh, elle va disparaître du magasin, partir à jamais… Même si pas suicidée.<br />

– Elle vit que pour toi, connard ! Alors on fait quoi ?<br />

– oh…<br />

Pour « lui » ???<br />

– Eh ! Elle m’l’a pas raconté – l’en parle à personne, mais j’l’ai faite avouer, en la menaçant d’la virer<br />

immédiat’ment d’ici !<br />

– oh…<br />

– Eh ! Incapabe d’te parler, cette conne, en face ! Incapabe !<br />

– gentille…<br />

– <strong>Ma</strong>is on fait quoi ?! Et, bon : une naine, t’en fras rien, et – en plus – elle est malformée, pas baisable,<br />

mais comment on la sauve ?! Mon pied au cul, ça risque de la pousser à sauter, moi j’y peux plu’<br />

rien ! Et elle est toute recroquevillée, sans sortir, sans s’amuser ! È fait que écrire ce cahier pourri,<br />

débile, illisible, et se relire. 140 pages déjà !<br />

Avalé sa salive.<br />

– je suis… venu, cent… quarante fois, déjà, oui, pile…<br />

189


– T’as compté ?!<br />

– oui, madame, je… suis… amoureux d’elle… pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah !<br />

C’est pas drôle, non.<br />

– Non mais ouais ! Eh ! J’lui ai pas cassé la barraque, en te disant qu’elle est handicapée mentale,<br />

anémique, imbaisab’, tu l’aurais bien découvert un jour ! T’façon !<br />

– elle est humble et faible, immensément merveilleuse…<br />

– Ah-ah-ah ! Quel con, t’es, toi !<br />

– pardon… mais sincère, je le jure.<br />

– Alors, on fait quoi ?! T’accepterais d’la revoir ? Même si è travaille plu’ au magasin ? Ni ici ni<br />

ailleurs !<br />

– oui, je voudrais la revoir, la… soutenir, l’aider, la consoler…<br />

– Ah-ah-ah ! Zorro !<br />

– pardon… je la demanderai en mariage, un jour, si…<br />

– Non, vous aurez pas les autorisations médicales ! Enfin, moi tutelle, j’aurais signé, te transférer<br />

s’boulet, mais… ou un PACS, le demi-mariage, ça t’irait ? Tu la prendrais chez toi ?!<br />

???<br />

– Avec infini bonheur, oui.<br />

– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah !<br />

Il a regardé vers Patricia, inquiet que la dame donne cette impression de grande blague. Et,<br />

oh… il a croisé ses grands yeux doux, Patricia, en larmes, toute… inquiète perdue. Il a essayé de lui<br />

sourire, un peu, comme rassurant. Et un demi-sourire, touché, ému, a ré-illuminé un peu son visage,<br />

ouf. Elle a baissé les yeux, timide.<br />

– Eh ! Ecoute-moi, toi !<br />

Pardon.<br />

– Non, éh, il est dix neuf heures, là : moi j’viens là en dehors d’mes heures, comme « assistance à<br />

personne en danger », mais (éh, bon, j’récupérerais pas ça à 150% ni rien, à peine normal 100%, les<br />

enculés), mais…<br />

– Pardon, msieu-dames, poussez-vous, merde !<br />

Une camionnette voulait se garer sur le trottoir, pardon. Le chauffeur avait baissé la vitre pour<br />

crier.<br />

– Ouais, ta gueule connard ! Fais chier, merde ! L’trottoir c’est pour les piétons, merde !<br />

– J’travaille, mdame ! Dix mètres plus loin, c’est pareil !<br />

– Pour toi aussi, trou du c’ !<br />

– Non, des trucs lourds à porter, de juste là !<br />

Ils se sont poussés, pardon (la dame continuait à injurier le chauffeur, euh… ça semblait le<br />

pâtissier, venant emmener les invendus, la caisse, pardon).<br />

– Bon éh ! Jeune ! Ça s’passe super-bien, finalement ! Ch’uis vachment surprise ! J’me dmandais :<br />

comment faire accepter s’boulet à un mec ! (normal, j’veux dire).<br />

– pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Trop drôle ! Ah-ah-ah ! J’allais dire : « merde, non, jeune : j’voulais pas dire qu’t’es<br />

"anormal", euh, comment dire ? ». Ah-ah-ah !<br />

– juste amoureux aveugle, pardon. Et heureux, c’est… le plus beau jour de ma vie…<br />

– Ben : justement ! La naine va sortir, là, j’imagine ! Alors, tu nous payes un rpas au resto ! Moi j’dirais<br />

à ma chef qu’il a fallu jouer serrer jusqu’à onze heures du soir ! Une journée d’récup’, ça va m’faire : !<br />

Yes !<br />

Oui, pardon.<br />

– Non, la naine doit êt’ rentrée à son foyer social avant dix heures, j’imagine ! Pas l’temps d’trouver un<br />

super-resto, au centre ville ! <strong>Ma</strong>is moi, un rpas gratis, ça m’va ! J’veux un carpaccio d’bœuf ! Ou un<br />

truc comme ça !<br />

Et… ça s’est fait comme ça, finalement. Repas avec sa petite chérie, rendez-vous, le tout<br />

premier… Merveilleusement…<br />

190


GÉRARD HOSPITALISÉ, LES YEUX FERMÉS<br />

– Hé Gérard ! C’est Ahmed, qui t’parle, Ahmed Barouk, ton collègue (ex-collègue, pardon), euh…<br />

L’infirmier dit qu’t’es réveillé, qu’tu dors pas, hein.<br />

Silence.<br />

– Non, éh Gérard, j’suis pas qu’un comme les autres, tu sais. On sait qu’t’aimes pas les riches, les<br />

chefs, qu’t’as pas voulu en devenir un. Moi j’suis qu’un ptit ouvrier comme toi, à la base. Et… j’suis<br />

musulman : nous aussi on jeûne, on arrête de manger, un mois entier, et… y disent que t’arraches les<br />

perfusions, c’est pour ça qu’y te font des piqûres, c’est pas de la torture, pardon.<br />

Silence. Son d’un soupir.<br />

– Gérard. Je vais être tout à fait honnête avec toi : si je viens ici, c’est que c’est le grand patron (pas<br />

Allah, mais le directeur de l’usine), qui m’envoie. Y m’a tout raconté qui tu es, en vrai : l’inventeur de<br />

l’équation de degré 3+, de la machine qu’on fabrique, qu’on exporte, pour l’énergie de la pluie. Qui va<br />

sauver le monde, merde, reste avec nous, Gérard, on a besoin de toi, tous.<br />

Silence.<br />

– Gérard, je la joue 100% honnête : si je te ramène, « à la vie », De Broglie me fait passer chef<br />

d’équipe, salaire doublé, et j’ai une femme et quatre gosses à nourrir. Je voudrais qu’ils aillent à<br />

l’université, tous les quatre. Même si… ouais, on apprend qu’à répéter les trucs, peut-être, les cerveaux<br />

comme toi sont « ailleurs », mais…<br />

Soupir encore.<br />

– Gérard : le patron, il a… « le bras long », il disait. Il peut faire des trucs, résoudre des problèmes,<br />

plein de trucs ou quoi. Faut juste lui dire, c’est quoi le problème.<br />

Non. Pas obtenir « des barbituriques », pour repos éternel, la réponse serait non, il le savait.<br />

– Non ? Gérard, tu m’entends ? Bien ! Dis-moi, c’est quoi, ton problème, avec cette vie ? La vie peut<br />

être belle, le patron y peut te payer plein de trucs. Voyages ou quoi, amours…<br />

Non.<br />

– Ouais, enfin. On a rtrouvé la photo, dans ton portefeuille, c’est qui cette fille ?<br />

Lucie, pardon. <strong>Ma</strong>is Lucie était méchante, atroce. Tueuse.<br />

– Gérard, on sait : c’est une vieille photo, ils l’ont datée de y’a treize-quatorze ans, et c’est agrandi de<br />

photo de classe, visiblement. Une camarade de classe ? Quand t’avais quinze ans ?<br />

Oui, pardon.<br />

– Hé, Gérard, les détectives privés, ça existe pas qu’en Amérique. Le patron, y peut te la rtrouver.<br />

Non, oh non, pitié.<br />

– Non, tu veux pas ? <strong>Ma</strong>is alors, c’est quoi l’problème ?<br />

– sa sosie…<br />

– Ah, une sosie de cette fille ?<br />

Oui.<br />

– Et ben, sa sosie, si elle est pas mariée, elle, ou quoi, hein ? C’est en vivant que tu peux la revoir,<br />

pour de vrai ! Et pour ça y faut bouffer, vivre, marcher, aller aux réunions R&D, tout ça, OK ?<br />

Non.<br />

– disparue…<br />

– Hein ?<br />

Silence.<br />

– Elle a disparue, la sosie de… ?<br />

Oui.<br />

– Ben, les détectives au patron, ils peuvent…<br />

Non.<br />

– Raconte-moi, Gérard, j’t’en supplie : on peut t’aider, garanti. On va t’la rtrouver !<br />

Non, hélas.<br />

– Gérard, imaginons : elle est partie s’marier ou quoi (à un autre, désolé), mais… si elle te disait bonjour,<br />

invité chez eux, une fois par mois, à dîner, ça… vaudrait le coup, de vive, alors ?<br />

Oui…<br />

– Alors, on peut le faire, ça ! Dis-moi tout !<br />

Soupir.<br />

– elle… travaillait à… la Pâtisserie Le Pellec, annexe 4, Rue Saint-Jean…<br />

Silence.<br />

– le vendredi après-midi, seulement…<br />

Silence. Et ça faisait mal, pardon.<br />

– Ouais, Gérard, depuis trois-quatre ans, tu souriais le vendredi après-midi, tu pars toujours très vite,<br />

ce jour-là (même si t’as rien à foutre du week-end, qu’t’acceptes les heures sup’, le samedi, toi).<br />

191


Oui. …<br />

– Tu l’as rencontrée y’a trois quatre ans ? à cette pâtisserie ?<br />

Oui.<br />

– Et… seulement le vendredi après-midi, dpuis tout s’temps ?<br />

Oui.<br />

– Pas en dehors du magasin ? tu l’as jamais invitée au cinéma ?<br />

Non, oh non, non…<br />

– Pasque l’autre, la sosie, t’avait envoyé chier, quand tu l’avais invitée ? autrefois ?<br />

Oui, Lucie… méchante. Cherchant des vrais mâles, mûrs. Riches. Lucie dernière de la classe,<br />

qui paraissait timide et faible, mais tout le contraire, en vrai.<br />

– Et pourquoi, euh… du jour au lendemain, elle, la pâtissière, elle a… disparu ?<br />

– le magasin a fermé…<br />

– Ouais, not’ patron peut contacter l’employeur, ex-employeur, facile !<br />

– décédé…<br />

– Ah, merde !<br />

Oui.<br />

– Euh… mais que… euh… euh…<br />

– à l’usine…<br />

… Non, pas la peine, coïncidence, simple coïncidence…<br />

– Ouais, dis-moi : quoi, à l’usine ?<br />

– un soir, avant qu’on arrête les machines, une… femme de ménage…<br />

– Ouais ? Super jolie aussi ? C’est bon ça, dis-moi !<br />

– non, je…<br />

– Pardon, non, je te laisse dire. Vas-y !<br />

– une nouvelle femme de ménage, asiatique… qui a… pour elle, difficile d’attraper la poubelle 2C2, tu<br />

sais…<br />

– Ouais, faut manœuvrer l’levier, débloquer la barre de garde, fastoche ! <strong>Ma</strong>is faut qu’on lui ait èspliqué,<br />

à la nouvelle, sinon…<br />

Oui.<br />

– Et… super jolie, cette femme de ménage ?<br />

Oui mais…<br />

– non, c’est… les mots qu’elle a dit, en… essayant de se baisser, se glisser, pour attraper le sac…<br />

Oui. Silence.<br />

– Elle a dit quoi ?<br />

– « faudrait être petite naine, oups, comme la débile à mon foyer »…<br />

Silence.<br />

– Et… ta petite pâtissière, elle était… naine ? et… euh… « des difficultés »… ?<br />

Oui.<br />

– Et la jeune fille de la photo aussi ?<br />

Non, pas Lucie. Plus petite de la classe, dernière de la classe, mais temporaire : avant de<br />

mettre des talons hauts de vampe, avant de se battre et devenir diplômée, méprisante…<br />

– OK, donc… cette jeune chinoise…<br />

Non…<br />

– Ou française, je veux dire. Moi aussi, je suis français, pareil. D’origine chinoise, je veux dire (je l’ai<br />

pas vue, pardon).<br />

– pas les yeux bridés, non.<br />

– Ou Pakistanaise, ouais.<br />

– non : philippine ou cambodgienne…<br />

Silence.<br />

– OK. Et elle travaille encore chez nous ?<br />

Non, hélas.<br />

– Gérard. C’est pas grave, on a là une piste. Le patron, il peut creuser, envoyer ses détectives.<br />

– elle aura peur, pas parler…<br />

– Shht, Gérard, attends. Peut-être qu’elle a été virée pour une histoire de papiers, comme ma cousine,<br />

« sans papiers » (vrais)… Si elle est en centre d’expulsion, là : l’patron y peut lui signer un CDI, en<br />

disant que sa présence en France est un besoin pour l’emploi d’centaines de Français !<br />

… ?<br />

– Pour ça, elle parlera, tu lui sauves la vie, là presque, tu la sauves de la misère, ta ptite philippine !<br />

Et… ça s’est passé comme ça, en un sens. Ou… en un autre sens, oui.<br />

192


AVEU, APRÈS TRAITEMENT<br />

Le psychiatre de la Sécu avait grondé :<br />

– <strong>Ma</strong>is ça va pas du tout ! Ces antipsychotiques, c’est pour vous empêcher d’faire une connerie, c’est<br />

pas pour vous endormir, à rfuser d’vous sociabiliser, enfin !<br />

Lui, Gérard, il n’avait pas répondu. Pas parlé de sa petite pâtissière chérie, près d’ici, Rue<br />

Saint-Jean, dont la rencontre avait bouleversé sa vie, il y a trois ans et demi. Il « vivait » dans le<br />

monde extérieur, maintenant, grâce à elle, pour elle. Enfin, ce n’était pas grandiose : il achetait un<br />

petit flan, sans déranger, chaque vendredi soir (via deux bus, depuis l’usine).<br />

– Sinon on va vous ré-interner, mince !<br />

Outch… Ne plus revoir, jamais, sa petite chérie…<br />

– Hein ?! Pourquoi ça vous fait mal, cette perspective ?! Qu’est-ce que ça change, pour vous ?! Puisque<br />

vous « vivez » pas, « dehors » !<br />

Soupir.<br />

– Sans déranger, gagner ma vie.<br />

– Moui, c’est vrai, pas à la charge de la société ! C’est djà bien si vous êtes fier de ça !<br />

« Fier », non, oh non, plu’ jamais. Il avait été « fier » de ses très très bonnes notes, à quinze<br />

ans, quand alors… Lucie – la dernière de la classe, aimée – l’avait jeté. Il était mort. Plu’ jamais fier,<br />

non.<br />

– Ecoutez, Nesey ! Vous habitez à un rez-de-chaussée, maintenant ?<br />

Oui.<br />

– A votre usine, y’a pas d’étage ?!<br />

Ne comprenant rien à rien, ce toubib idiot : puisque ça n’avait pas marché de la falaise à 15<br />

ans, pas marché de l’immeuble à 25 ans, il achèterait un pistolet à 35 ans, c’était son projet de « vie ».<br />

Avec fin peut-être anticipée, si disparaissait sa petite pâtissière adorée, mariée à un riche musclé<br />

expert en amours (comme les amants probables de Lucie, sa sosie, de visage)...<br />

– Et pour dissiper l’traitment ! J’vous marque ça ! Trois fois par jour ! Complètement à l’inverse, on va<br />

essayer ! Avec bientôt vote anniversaire d’trente ans, sinon, j’vois bien la catastrophe arriver, ‘faut<br />

bouger les lignes !<br />

En sortant, de ce rendez-vous semestriel, il est passé à la pâtisserie, bien sûr… Emerveillé<br />

par le sourire timide de sa petite chérie. Il est retourné chez lui, s’allonger, un oreiller sur la tête, rêver<br />

d’elle, tendrement…<br />

<strong>Ma</strong>is le lendemain, quand il s’est réveillé tout habillé (comme souvent, le samedi), il s’est rappelé<br />

du toubib méchant, et qui disait de ne plu’ prendre ses cachets, alors il ne les a pas pris, aucun<br />

des six (aucun des dix-huit de la journée, même). Et il est même sorti, oui sorti de chez lui, sans devoir<br />

professionnel, juste pour acheter ses autres cachets pourris, à la pharmacie un peu loin, dure à<br />

atteindre en semaine avant l’heure de fermeture (le vendredi, où ils sortaient en avance de l’usine,<br />

c’était pour sa petite pâtissière, moment sacré, réservé)… Et il a commencé ce nouveau traitement,<br />

donc. Ne servant sans doute à rien, comme le précédent. (Quand on est triste, quand on est laid, pour<br />

Lucie et probablement son double, petite naine chérie, ça sert à rien d’avaler des trucs-machins).<br />

<strong>Ma</strong>is… en cours de semaine, et surtout les semaines suivantes, il s’est senti tout bizarre, tressautant<br />

aux bruits soudains, regardant et regardant encore les voitures, avant de traverser (au lieu<br />

d’espérer qu’un chauffard le délivre de cette vie pourrie). Il ne se reconnaissait pas, il avait<br />

l’impression d’être quelqu’un d’autre.<br />

Plus grave : un jour, dans un rêve (vraisemblablement), il a envisagé de dire à sa petite pâtissière<br />

le secret de son cœur, en face ! Quitte à en mourir, d’arrêt du cœur, à la seconde où elle froncerait<br />

les sourcils, pour ne plu’ jamais lui sourire, jamais…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, est-ce que… un jour, je pourrais… vous parler, personnellement ? cinq minutes, où<br />

vous voulez, quand vous voulez, avec qui vous voulez…<br />

Incroyable : ces mots étaient sortis de sa bouche, comme « en vrai », « à l’extérieur »… Et<br />

elle a continué son pliage, inutile gentil, petite chérie. Sans réaction. Ouf, il ne l’avait pas dit. Il envisageait<br />

de téléphoner au docteur, pour dire « msieu, si j’arrête vos nouveaux cachets pourris (c’est trop,<br />

ça m’déglingue), j’retourne à l’asile ? on peut pas essayer "rien" à la place ? ».<br />

– p… p…<br />

Oh, sa petite pâtissière allait « répondre » ? à haute voix, pauvre silencieuse mignonne, dérangée<br />

? pardon… « p- » disait-elle, sans doute « partez, revenez jamais plu’ » (pas la peine<br />

d’attendre 35 ans ou 30 ans, non : les pistolets sont en vente libre, il suffit d’avoir assez de couilles…)<br />

– p… pah ézempe d… demain m… matin… n… nix heuh… n… ne suh le banc, l… là nehoh… à dauche…<br />

Le banc public dehors à gauche, demain dix heures. « Parler personnellement », accepté…<br />

193


– Merci, infiniment, manemoiselle.<br />

Sans avoir consulté son amant (du moment ?) sur ses disponibilités à lui, évidemment : elle<br />

ordonnait et les amants obéissaient, trop heureux d’être choisis… Rentré chez lui, il a sangloté, bizarrement,<br />

comme il avait pas fait depuis des années, l’âge de quinze ans peut-être (avant les médicaments).<br />

Le lendemain matin, levé cinq heures, automatique pardon. Repasser un deuxième pantalon,<br />

une deuxième chemise. Sans être vendredi, il se croyait sur une autre planète, pardon. Il a hésité à<br />

prendre les cachets pourris du docteur – ou les anciens cachets (il lui en restait). <strong>Ma</strong>is il n’a rien pris,<br />

espérant un moment de… « lucidité » ou quoi. Pardon. Il n’avait pas eu le temps d’acheter un pistolet,<br />

enfin, ça ne « pressait » pas spécialement, quoique… s’il arrivait trop triste au marchand d’armes, on<br />

risquait de refuser de lui vendre, ou appeler le SAMU psychiatrique (et retour enfermé loin d’elle)…<br />

Vers sept heures moins le quart, il est sorti, prendre l’autobus. Et, assis, pensif, il essayait de<br />

se souvenir de ses pensées/calculs d’autrefois, il y a plus de trois ans maintenant.<br />

Assis auprès d’elle, petite chérie, moins de deux heures plus tard, il lui a ré-expliqué ce principe<br />

du monde (qui avait justifié plus de trois ans de « profil bas ») :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… sais pas quoi faire… Si je… vous avoue, que je vous aime, vous avez… trois<br />

familles de possibilités.<br />

Soupir, fermer les yeux, et répété, en comptant sur ses doigts :<br />

– Un/ ici, libérée du devoir professionnel, vous me commandez de jamais revenir, vous importuner,<br />

pardon.<br />

Commandement « à la Lucie », oui. Et re-Lucie dix ans plus tard. Et pistolet bientôt. …<br />

– Deux/ vous me dites que ça vous intéresse pas, mes pensées idiotes, ‘faut rester à ma place de<br />

client, plu’ jamais vous embêter comme aujourd’hui, pardon.<br />

Pourquoi elle n’était pas venue avec son amant du moment, pour tuer ce Gérard idiot malsain<br />

? Ou elle était entre deux amants ou quelque chose, oui, pardon. Le précédent : jeté, le suivant :<br />

pas encore aux ordres.<br />

– Trois/ vous me dites qu’y faut pas mélanger travail et sentiment, alors si on se revoit, ça sera en<br />

dehors, pardon.<br />

Silence. Immense silence. Et le « un ! » allait claquer, comme un coup de pistolet – ou « un…<br />

un… p… pahdon… », à sa façon gentille, mais ça ferait encore plus mal. Silence.<br />

– m… mèhci, n… n’inf-fini…oh…<br />

? Il cherchait l’air, il cherchait à comprendre. Il comprenait rien, rien. Silence.<br />

– s… c’est m…moi… ne choisih… ?<br />

Hein ? Est-ce que c’était à elle de choisir ? Entre 1-2-3-autre ? Euh… et oui, c’était une fille<br />

infiniment timide, un milliard de fois plus encore que « Lucie à 15 ans »… Et traitée elle aussi de débile<br />

par les profés… non, les gens, clients, en ce qui la concernait, elle, pardon. Euh…<br />

– Pardon, euh… je voulais… euh… si c’est plus facile à répondre, pardon : manemoiselle, euh… je<br />

vous propose mon amitié (trois), et vous pouvez répondre non « un » (revenez plu’ jamais) ou bien<br />

non « deux » (restez simple client).<br />

Elle a… porté les mains à ses tempes, tremblante perdue, comme faisant un immense effort<br />

de réflexion. Silence. Long silence. Il a hésité à dire « pardon » encore, mais c’était irrattrapable, il en<br />

avait conscience, pardon.<br />

– k… k…<br />

k ? Quatre ? « Je vais vous faire tuer par mes amants » ? OK, oui. Devait-il le suggérer ? (un<br />

« ou-i… » étant plus facile à prononcer que dire tout ça ?).<br />

– que… s… si v… vous p… pouvez n… ne z’èspliter n… ne ap’è…<br />

?<br />

– Expliquer l’« après » ?<br />

Oui.<br />

– Euh, craignez rien, manemoiselle. <strong>Ma</strong> tendresse est pure, platonique : quand vous direz non,<br />

j’obéirai, sans vous bousculer jamais.<br />

Elle a fait… comme une petite moue, qu’il n’a pas comprise.<br />

– j… je v… vounais d… dihe… n… ne ap’è n… ne un, n… ne deux, t… t’ois…<br />

? Ah, euh, oui, l’intuition féminine…<br />

– Pardon, oui, je… euh… Dans le cas Un… (plu’ vous revoir jamais), je… serai… triste, très triste,<br />

simplement, pardon…<br />

Ne pas parler du pistolet, il n’avait pas le droit de la culpabiliser… Et ce n’était plu’ « tuer »,<br />

non : Lucie l’avait déjà tué, deux fois (non et re-non), là c’était de l’euthanasie, pour un simple débris.<br />

– é… et… ?<br />

194


Il a soupiré. Oui, elle devinait, mais il n’avait pas le droit de le dire. Alors, menteusement, ressortir<br />

cette voie envisagée autrefois :<br />

– Peut-être que… je vais contacter une… agence matrimoniale, asiatique (y a des pubs, dans les<br />

boîtes aux lettres, parfois). Là-bas en Asie, pas comme ici où il y a que vous, euh… là-bas, il y a plein<br />

de jeunes filles, jeunes femmes, de petite taille, effacées timides, silencieuses gentilles…<br />

Elle a rougi, souri, pardon. Sans qu’il comprenne, puisqu’elle devait bien savoir pourquoi elle<br />

rendait fous les hommes, non ?<br />

– Et même si on est laids, elle pensent qu’on est très blanc donc très beau. Et si on est pauvre ici, elle<br />

pensent qu’on est occidental donc très riche, au moins un peu.<br />

Silence. Oui, « prince charmant », presque.<br />

– é… et…<br />

Et quand les douze sélectionnées sur catalogue auront refusé de répondre : acheter le pistolet,<br />

et poum, sans plu’ d’espoir, fini.<br />

– Et voilà, on verra, je sais pas.<br />

Passer très vite :<br />

– Après deux (revenir simple client), euh… je serai heureux, immensément heureux, et… moins coupable<br />

(de mentir) en vous ayant avoué, donc, pardon. Et peut-être donner cent fois plus, pour chaque<br />

petit gâteau, avec le pourboire, pardon. Même si vous me sourirez plu’ jamais, je comprends, pardon.<br />

Un ou deux, donc.<br />

– et… et… ?<br />

Il a soupiré.<br />

– Et, un jour, vous vous marierez à un milliardaire, prince charmant, vous nous oublierez, c’est normal.<br />

Vous aurez des piscines, des domestiques, du bonheur, on sera tous heureux pour vous.<br />

Elle a fermé les yeux, avec un demi sourire. Comme pour dire : « c’est bien que vous le preniez<br />

comme ça, sans vous faire des illusions, bande de minables ».<br />

– t… toi… ?<br />

? Elle… le tutoyait ? ou… « t’ois », trois ?<br />

– Trois ?<br />

Oui, du menton. Il n’y comprenait rien.<br />

– Après Trois ? Euh… si… euh, si… on se revoyait, en dehors du magasin, pardon, euh… une fois<br />

par semaine, ou par mois plutôt, ou par an, ou tous les dix ans, même, oui bien sûr, je… serais…<br />

heureux… voilà. Pardon. Sans déranger.<br />

Il n’a pas dit qu’avec sa croix chrétienne, elle aurait sauvé une vie, une âme. Non, chut, ne<br />

même pas mentionner le suicide imminent, probable…<br />

Silence. Immense silence.<br />

– t… t’ois, n… numého t… t’ois, s… ça sehait k… comment… ?<br />

Oh miracle, elle envisageait ce bonheur infini (pour lui) ? La revoir une fois tous les dix ans,<br />

dire bonjour prendre un verre, au revoir…<br />

– Tous les dix ans ?<br />

Elle a fait une grimace, un peu.<br />

– t… tous n… nes s… samedis m… matins…<br />

??? Hein ? Il a failli répondre « mais je suis pas beau, je suis pas intéressant ! », ou pire :<br />

« depuis ma deuxième tentative de suicide : je suis pire qu’innocent : impuissant, faut même pas<br />

chercher à "m’essayer" avant de jeter aux ordures, pardon »… Elle attendait sa réponse, comme paraissant<br />

angoissée, la pauvre. Par le décès probable d’un homme, ou… ?<br />

– Euh, théoriquement on… deviendrait « camarades », peut-être un jour « amis »…<br />

– et… et…<br />

??? Euh, oui : « peut-être amants », mais euh… ou… un électrochoc, de son charme infini à<br />

elle, peut-être ?<br />

– peut-être amants, peut-être époux… (ou époux puis amants – je me convertirais, à votre religion)…<br />

Il avait presque dit ça pour rire, pour l’entendre éclater de rire, pour la toute première fois.<br />

<strong>Ma</strong>is… elle a rougi, immensément. Oscillant de… timidité et/ou malaise, pardon.<br />

– et… et s… si n… n’en vhai, j… je sehais n… n’une m… moins que hien… ?<br />

– Vous, une moins que rien ?<br />

Oui.<br />

– Pas la plus merveilleuse personne de l’Univers ?<br />

Non. Outch. Et elle paraissait immensément sérieuse.<br />

– Euh, je… je vous « demanderais en mariage », euh… si j’étais beau, riche, musclé, et capable de…<br />

euh…<br />

195


– et s… si j… je sehais p… pa capabe m… moi z’aussi, n… ne dihe n… nes infihmièh… ch… chez les<br />

démiles… ou… où j’étais…<br />

Oh. Officiellement « débile », pauvre chérie ?<br />

– Dans ce cas…<br />

Elle tremblait de crainte, semblant redouter un « vas chier, espèce de nullarde ! berk ! tu<br />

m’dégoûtes ! ». Il lui a souri, avec une infinie douceur :<br />

– Je vous demanderai en mariage, manemoiselle, après l’amitié, la camaraderie, et… si on peut pas<br />

avoir les autorisations médicales, pour le mariage, on se PACSera, pour être ensemble, juste se faire<br />

des bises et des câlins, se promettre fidélité, éternelle…<br />

Elle avait un immense immense sourire, radieux.<br />

– m…même que j… je pas n… n’asiatique… ?<br />

Il a souri encore plus :<br />

– Même, oui.<br />

196


QUESTION TRAGIQUE ET SOURDE<br />

Etant enfant, à peut-être 9 ans, Gérard avait fait un pari stupide : il avait parié avec sa famille<br />

qu’il ne se marierait jamais (pour dire : « les filles avec leurs poupées, c’est pas intéressant »). Il<br />

n’avait pas guidé le protocole, mais il en était ressorti le « contrat » suivant : « s’il était marié avant 30<br />

ans, il devrait "payer un gueuleton" à ses parents, frères, sœurs ; si à 30 ans, il n’était pas marié, la<br />

famille lui payerait un gueuleton ». Pour lui, anorexique, cette orgie alimentaire n'était pas un prix en<br />

soi, mais il avait signé, noir sur blanc. C’est peut-être même lui qui avait mis ça par écrit, idiot.<br />

Parce que… à 15 ans, tombé fou amoureux de la dernière de la classe, Lucie... il l’aurait volontiers<br />

épousée (enfin, plus tard, quand ils auraient eu vingt ans ou quoi, l’âge de s’embrasser ou<br />

quoi). Devenu ado, un peu fort, il s’était mis à rêver… protéger une petite jeune fille en détresse (qui<br />

lui souriait de manière touchante), l’aider en <strong>Ma</strong>ths et sciences. <strong>Ma</strong>is… elle a refusé, sèchement, son<br />

aide en <strong>Ma</strong>ths. Préférant redoubler, ne plu’ le voir… Il lui a demandé si elle préférait une invitation au<br />

cinéma (sa passion à elle, extra-scolaire), et elle a dit non, et lui a « fait la gueule », sans plu’ jamais<br />

un sourire, jamais. Il lui a demandé ce qui n’allait pas, et elle n’a pas répondu. Comme sourde, refermée.<br />

Et, l’été suivant, dans la montagne, il a préféré sauter, que continuer à sangloter… La question<br />

« marié à 30 ans ? » n’était pas le problème, non, pas du tout (oubliée même). Une vie ratée<br />

s’interrompt avant cet âge, pensait-il. Par euthanasie, apaiser la souffrance.<br />

<strong>Ma</strong>is… à cause des méchants secouristes, méchants hélicoptères, méchants chirurgiens,<br />

méchants psychiatres… il s’est retrouvé drogué de médicaments, de retour au lycée… Lucie a refusé<br />

de lui reparler, et… il n’avait même plu’ la force de ré-affronter le vide d’un haut étage, ou le train,<br />

quelque chose. Il a végété, seulement. Il aurait pu rendre copies blanches, au Bac, n’entendant pas<br />

les questions posées. <strong>Ma</strong>is c’était facile, et il a eu mention très bien, sans faire exprès (sans avoir<br />

appris les leçons), pardon. Seul de sa classe avec cette mention, jalousé, haï, mais il ne voulait pas<br />

écraser autrui, prendre les places dorées, grandes écoles. Il est devenu balayeur de crottes de chien,<br />

à sa place, lui semblait-il. Sa famille a protesté que « tu peux quand même faire autre chose », mais il<br />

n’a pas entendu, inaccessible. Et puis la mairie a fermé ce service de nettoyage, remplacé par des<br />

machines, et il a été mis à la porte (de la compagnie faisant ça en prestation), il a accepté une place<br />

très loin, ouvrier à Lille, oui fuir... Sa famille a protesté encore, qu’il ne verrait plu’ personne, mais il<br />

voulait n’être plu’ rien, il n’avait rien à répondre, il a fait comme s’il n’entendait pas, les objections.<br />

« Solitaire triste » ou bien mort, ils avaient le choix, ils auraient dû comprendre… même s’il ne pouvait<br />

pas le dire à haute voix, sans blesser, pardon.<br />

A son usine, il a… inventé, pardon, la solution au problème d’incompatibilité entre alliages Cr<br />

et Sm, mais il a refusé la promotion après, il a donné la prime à l’APeVa<strong>Ma</strong>Ph, association d’Aide aux<br />

petites vahinés malades des Philippines. (Lucie avait eu le Bac, un an après lui, avec mention Assez<br />

Bien, elle postulait à l’Université, à la vie bourgeoise, elle avait une sexualité débridée – avait signalé<br />

un camarade, dans une lettre de Nouvel An – non, la petite polonaise « Lucie » n’était plu’ son modèle<br />

de la « toute douce petite brimée à consoler »). <strong>Ma</strong>is à son usine, une cérémonie « des Catherinettes<br />

» l’a mis mal à l’aise : les filles non mariées à 25 ans, et les jeunes hommes non mariés à 30 ans<br />

faisaient l’objet d’une fête, pour les tourner en ridicule amicalement, « leur souhaiter de trouver quelqu’un<br />

». C’était en dehors des heures de travail, le soir, au restaurant, et toutes ces années, il s’est<br />

abstenu d’y aller, ne faisant que mettre quelques pièces dans les cagnottes qui circulaient pour payer<br />

ça (où ne mettaient rien que les « radins »). <strong>Ma</strong>is, à 24 ans, il y est allé, voir… parce que Lucie était<br />

dans l’annuaire, à Paris maintenant, sous son nom de jeune fille, comme abandonnée par un salaud,<br />

peut-être en larmes… La cérémonie lui a évidemment déplu (il a refusé de danser, il n’a pas chanté,<br />

pas frappé dans ses mains), mais peu après les 25 ans de Lucie, il lui a téléphoné… Elle se souvenait<br />

de lui, mais elle n’a pas répondu quand il lui a demandé si elle avait rencontré le prince charmant.<br />

Question stupide, nulle, ignorée. Elle l’a désapprouvé (« ’spèce de con ») d’être devenu ouvrier<br />

« seulement », de « jamais avoir eu vingt ans », elle lui a ordonné d’aller voir un psychiatre, immédiatement.<br />

Elle a encore refusé de le revoir, de lui envoyer une photo d’elle, elle a raccroché.<br />

Il n’est pas allé dans la montagne, cette fois… mais il ne se sentait pas le courage d’attendre<br />

30 ans (même si le problème ne se posait pas en ces termes). Les méchants pompiers ont ramassé,<br />

les machines de nettoyage ont lessivé le sang, les chirurgiens et infirmières ont encore suturé, plâtré,<br />

piqué, drogué…<br />

Son usine l’a repris comme employé, quand il a recommencé à marcher, mais… il se donnait<br />

moins d’un an avant de… refaire, mieux. Ne plus sauter mais acheter un pistolet, sous le menton ou<br />

contre la tempe, poum. <strong>Ma</strong>is, convoqué à la Sécu psychiatrique, s’arrêtant au retour, près de<br />

l’Abribus, acheter un petit gâteau, en guise de repas… le flash ! Une sosie de Lucie ! (de visage, mais<br />

naine mignonne, bègue gentille, petite pâtissière… et sans alliance, hum – même si ça veut plu’ rien<br />

dure, pardon, aux temps « modernes »).<br />

197


Et, chaque semaine, il est revenu, revenu, acheter un petit flan (elle se souvenait de lui, lui<br />

souriait, allait chercher un flan sans qu’il l’ait même demandé…). Elle avait peut-être dix-huit ou vingtquatre<br />

ans, mais il ne posait pas la question qui tue « vous allez vous marier prochainement ? ». Bien<br />

sûr que, petite Miss Univers, elle allait épouser un milliardaire, abandonner ce métier dégradant (où<br />

tant de clients méchants la traitaient de « débile »). Etonnamment, les mois ont passé, les années<br />

même, et la délicieuse petite chérie ne disparaissait pas. Arrivait, à l’horizon, l’anniversaire de ses 30<br />

ans à lui, et… il craignait d’être convoqué au restaurant, en se voyant « offrir » la charge d’un chien,<br />

en cadeau, comme la catherinette l’autre fois. Catastrophe, et… faire piquer ce pauvre toutou… ou<br />

subir ses aboiements hurlés, en devant sortir de chez lui, deux fois par jour, en plus du boulot, l’enfer.<br />

Quand son collègue Abdel, de l’équipe 4, lui a demandé « Au fait, Gé, on voulait te dmander : tu fais<br />

quoi pour ton anniversaire, pour tes 30 ans ? », il a tressailli, et répondu « j’organise un truc, faites rien<br />

en plus, merci ». Comme on botte en touche, au rugball ou sport machin. <strong>Ma</strong>is comment faire effectivement<br />

quelque chose ? pour consolider l’alibi, évitant le tragique du chien mis à mort (à sa place à<br />

lui, puisque c’était lui-même, Gérard, qui aurait dû être euthanasié). L’illumination lui est venue dans<br />

l’autobus, un vendredi soir, rejoignant le quartier de la Sécu (et de sa petite chérie, de son flan vanille)<br />

: organiser un repas avec quelques personnes, sa petite pâtissière incluse…<br />

Et pendant qu’elle faisait le petit paquet inutile gentil, silencieuse comme toujours, petit ange :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je voulais vous demander…<br />

Elle a tourné la tête, levant les yeux, un peu affolée, qu’il parle, lui (comme les gens méchants).<br />

Pardon.<br />

– Pour mon anniversaire, de trente ans, je vais organiser un repas.<br />

Elle a fait oui, du menton, souriante gentille, croyant visiblement à une commande de gros<br />

gâteau, pardon. Non, euh… et, pardon, il avait annoncé « une demande » :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si je vous invitais, à ce repas, est-ce que… vous accepteriez ?<br />

Elle a cligné des yeux, et porté la main à son oreille.<br />

– n… ne g… ghand d… dâteau… ? n… ne gombien b… bèhsonnes… ?<br />

Elle n’avait pas entendu ? Ou… elle refusait, implicitement, tout propos non professionnel ?<br />

Que faire, que dire ?<br />

– Euh, je pourrais faire le gâteau moi-même, pardon, euh… c’est vous, personnellement, manemoiselle,<br />

que… je voudrais inviter… si vous acceptez…<br />

La bouche ouverte, la pauvre. Estomaquée. Par cette audace ? (et de quelqu’un qu’elle pensait<br />

inoffensif – puisqu’il l’avait vue seulement faire non de la tête, sans choc, à un type demandant<br />

une fois « éh, salope, tu couches ?! J’me suis jamais tapé une naine, ah-ah-ah ! »). <strong>Ma</strong>is elle a…<br />

baissé les yeux, cherchant l’air, cherchant les mots, ou même : cherchant les idées, perdue, la pauvre.<br />

Euh, l’aider peut-être, oui :<br />

– Votre copain est invité aussi, bien sûr.<br />

Ou son copain du moment, si elle consommait les hommes à la vingtaine, comme Lucie, la<br />

vraie. <strong>Ma</strong>is… la respiration de la jeune fille… elle reniflait, et… elle a… pleuré… Catastrophe. Oh là-là,<br />

connard, la décevoir à ce point, la choquer… et (il le savait) plu’ jamais il n’y aurait un seul sourire, le<br />

drame Lucie n°1 recommençait… en pire, jusqu’à la faire pleurer.<br />

– Pardon, manemoiselle, pardon…<br />

Il hésitait à se sauver en courant, pour aller se jeter sous un train, de toute urgence… Elle<br />

reniflait, elle se cachait dans ses mains, tremblante perdue. Et… il hésitait à dire « Non, c’était une<br />

mauvaise idée, pardon. Oubliez que j’ai dit ça, je vous en supplie ». Ou dire, euh…<br />

– j… j…<br />

Silence. Elle allait parler. « Je vous demande de foutre le camp », sans doute. A jamais, oui.<br />

– j… je k… connais p… pas d… de n’autob… bus… (snif, snif)…<br />

?? Hein ? De quoi elle parlait ? Et le silence, seulement, pour explication. Et… l’espace d’une<br />

demi seconde, il a repensé à ce mot – des méchants – « espèce de débile mentale ! »… Peut-être<br />

sans « relation » entre question entendue et réponse donnée, faute de connexion directe, pardon.<br />

Troublée, et la bouche disait n’importe quoi, pauvre chérie. (« Question idiote, alors réponse idiote »,<br />

on dit). Ou comme sourde, n’entendant pas la question, disant autre chose, qu’une réponse. C’était sa<br />

faute à lui, de l’avoir troublée, autant, avec cette question totalement déplacée… Pardon. Même après<br />

trois ans de visites hebdomadaires, 141 vendredis, on n’est pas « amis », non, pas du tout.<br />

– j… je p… pas sawah… n… n’aller…<br />

? « Je pas savoir n’aller » ? Elle ne saurait pas aller chez lui, en « autobus » (se souvenant ?<br />

qu’il n’était pas revenu pendant les semaines de grèves des bus ?).<br />

– Vous savez pas prendre le bus ? lire le plan des bus ?<br />

Non, très malheureuse, comme coupable…<br />

– Je pourrais vous montrer, pas de problème.<br />

198


<strong>Ma</strong>is des dames, devant la vitrine, inspectaient les gâteaux, comme sur le point de rentrer.<br />

Catastrophe. Alors, vite, dire quelque chose. « On en reparlera la semaine prochaine ? S’il y a pas<br />

d’autre client… » Ou…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, euh… demain matin, euh… (je sais que vous travaillez pas ici, le samedi matin), je..<br />

je vais passer, et si… si on pouvait en parler, peut-être, sans la menace des gens qui entrent, pardon…<br />

Ce serait possible ?<br />

Elle n’a pas répondu, et le bruit de la rue, la porte s’ouvrait. La petite jeune fille s’est essuyée<br />

les yeux, les joues, très vite, pour reprendre son pliage, perdue. Et euh… lui il a sorti ses pièces, pour<br />

mériter sa place, « client », oui, officiellement. (Elle était obligée de recevoir les clients, demain elle<br />

pourrait librement lui dire, de ne jamais revenir). Enfin… pourquoi pas un refus franc et net, à la Lucie,<br />

ou ignorer sa question, qu’est-ce que les autobus venaient faire là-dedans ?<br />

Elle a rapporté le petit flan emballé, jusqu’au comptoir, les yeux baissés. (Si jolie mais les<br />

paupières gonflées de larmes, pardon). Et là, il aurait dû prendre le petit paquet, murmurant le traditionnel<br />

« ‘Soir, manemoiselle, merci », déjà 140 fois répété, mais il a essayé autre chose :<br />

– Je vous dis « à demain » ? peut-être…<br />

Silence, les yeux restants baissés, semblant ne pas entendre. Et… pour la toute première fois,<br />

il n’a pas reçu en retour son « s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci… », non. Il est sorti, la mort<br />

dans l’âme. Il était dix-neuf heures passées, et les armuriers sont assurément fermés, que faire ? La<br />

gare ? Ou essayer de venir demain, au cas (improbable) où elle ait entendu sa proposition de discuter,<br />

et envisagé une réponse positive ?<br />

Il est rentré chez lui, le cœur lourd, et il n’a pas vraiment dormi, juste attendu le premier bus,<br />

celui de 6h45 (le samedi). Il n’y avait aucune chance, aucune, puisqu’ils n’avaient même pas fixé<br />

d’heure, que « matin », c’était tout sauf un rendez-vous. <strong>Ma</strong>is attendre midi, sur ce trottoir, en vain, ça<br />

l’aiderait à sauter, sous le train, devant le train, trois secondes avant la locomotive… Il est descendu<br />

au centre ville, et a pris le bus 29 de 7h37 (celui de 7h17 n’étant pas passé). Il pensait rester rue<br />

Saint-Jean, à proximité de la pâtisserie jusque vers treize heures.<br />

Il est descendu du bus, à l’arrêt Saint-Jean, il était… 8h11, oui. Assailli par le matin frisquet, le<br />

vent froid, changeant de la cabine chauffée. Ce serait bien, de mourir de froid, paralysé, sans la terreur<br />

du train. Peut-être se diriger vers la pâtisserie, faire des allers-retours doucement jusqu’à treize<br />

heures, oui.<br />

??? Oh, sa petite pâtissière chérie était là, à dix mètres, l’attendant sur le trottoir, toute grelottante,<br />

la pauvre. Oh… Il est allé jusqu’à elle.<br />

– ‘Jour manemoiselle, merci, euh… Vous êtes là pour autre chose ? ou on peut parler ?<br />

Elle avait les yeux baissés, comme tout gonflés de larmes, aujourd’hui encore.<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Oui. Et pour sa question, mh ? Silence. Oui, non, il avait posé deux questions, contraires,<br />

pardon.<br />

– Je peux vous offrir un chocolat au lait chaud, pour vous réchauffer ?<br />

Elle a serré les paupières, comme si ces mots lui faisaient mal, pardon.<br />

– Ou bien… vous vouliez me dire « un mot », juste ?<br />

Comme « ne revenez plu’ jamais », oui. Elle a soupiré, faiblement, l’air toute perdue. Pardon,<br />

peut-être à cause des deux nouvelles questions à la fois, sans attendre qu’elle réponde. (Non, pas de<br />

chocolat, oui, allez-vous en – ou le contraire… espérons). Ou elle n’avait pas entendu, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle a relevé les paupières, pardon (deux larmes ont coulé, une de chaque côté).<br />

– Je vous demande pardon, manemoiselle. Est-ce que… je peux vous offrir un chocolat chaud, pour<br />

vous réchauffer, un peu ?<br />

Nouvelles larmes et un demi sourire grimacé, tout chiffonné par les pleurs retenus… Elle a<br />

hoché le menton, la gorge trop coincée pour dire. Alors c’est lui qui a conclu :<br />

– Bien, merci. On pourra parler un peu, tranquilles, comme ça. On est pas bien bavards, tous les<br />

deux, mais…<br />

Elle a souri, faiblement, et fait oui (ou merci) du menton.<br />

– Où il y a un bar, dans ce quartier ? (pardon).<br />

(Pardon d’être d’ailleurs – comment lui expliquer qu’il faisait tout ce chemin pour « une petite<br />

part de flan » ? officiellement – non, ils ne parleraient que du problème d’autobus, pardon).<br />

– Ah, là-bas : Pepa-Cola, c’est une boisson, de café. Ou « café chaud », si vous préférez, bien sûr.<br />

Elle a fait non, gentille. Et… ils sont allés là-bas, doucement. Au petit bas de sa vitesse à elle,<br />

petite naine aux mouvements faibles… si mignonne, merveilleuse. (Lucie-15 ans, en mieux encore…).<br />

Pardon.<br />

199


Et les mètres, doucement, et traverser la rue déserte, en ce matin tôt. Tous les deux, elle le<br />

suivait, gentiment. <strong>Ma</strong>is, arrivés au café, il lui a ouvert la porte :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle est entrée, toute émue de cet honneur, semblait-il (étonnamment, comme si elle n’avait<br />

pas des millions de chevaliers servants). Et toute intimidée à l’intérieur, pardon, il l’a rejointe, et a fait<br />

face au barman.<br />

– Euh, ’jour, m’sieur, vous faites des chocolats chauds ?<br />

– Ben ouais ! Sûr ! ’seyez-vous !<br />

Euh… peut-être là-bas, plus loin de la porte froide, dans le coin près du radiateur. La petite<br />

jeune fille le suivait, gentille. Il s’est assis, et… elle a tiré sa chaise, et… oui, pardon, petite naine chérie,<br />

ayant l’habitude de se hisser comme ça, tout là-haut, pardon. Le monsieur amenait déjà les chocolats.<br />

– Voilà, ça fait quatre Euros !<br />

– Quatre Euros ?<br />

– Ouais ! Pourquoi ?! Eh, c’est l’prix ! De la chaise et du chauffage aussi !<br />

– Merci, pardon, oui. Non je… pensais : est-ce que j’ai les pièces, ou billet, simplement.<br />

– Tout marche !<br />

Il a sorti son porte-monnaie. Oui, en pièces il avait.<br />

– p… pahdon…<br />

Mh ? La petite jeune fille s’excusait, toute malheureuse, comme coupable de lui coûter deux<br />

Euros.<br />

– C’est rien, manemoiselle, aucun problème…<br />

– <strong>Ma</strong>d’moiselle ?! L’a quel âge ?! Ah, OK, j’avais pas rmarqué les nichons ! C’est une naine ?! Ah-ahah<br />

!<br />

– Je préfère dire « petite demoiselle ».<br />

Elle a baissé les yeux, rougissante en semblant retenir un sourire. Touchante. Le barman<br />

rigolait, retournait derrière son comptoir. Silence. Long silence. Il a bu une gorgée de chocolat, mais –<br />

aïe – trop bouillant. Et elle… a tendu la main « très haut » jusqu’à la tasse, « au-dessus » de la table,<br />

pour la descendre à ses lèvres. Elle s’est brûlée aussi, pauvre chérie, mais… elle a insisté, et… tout<br />

bu, en se brûlant, pardon. Alors il a… bu aussi, en se brûlant la gueule – aïe… – aussi. Pour la libérer<br />

dans deux secondes, si elle voulait. Ça pouvait être « ne revenez plu’, jamais », et elle se lèverait,<br />

partirait. Silence. Elle a reposé la tasse, tremblante, pardon. Que dire, lui ? Peut-être « si vous me<br />

demandez de ne pas me tuer, je… j’essaierai, j’ai l’expérience, hélas : vivre légume, pour ne pas<br />

charger la conscience de vous deux, mes Lucie/Luciya… ». Non, pas avant qu’elle ait prononcé la<br />

rupture, à jamais. Officiellement, elle n’était qu’invitée à un anniversaire, et empêchée par une question<br />

de bus… Silence. Ou…<br />

– Euh, manemoiselle, ça fait… trois ans et demi qu’on se connaît, mais… euh, je m’appelle Gérard<br />

Nesey, vous pouvez m’appeler Gérard, pardon.<br />

Elle a souri, faiblement.<br />

– m… mèhci…<br />

Sans dire son nom à elle. Comme si… ce n’était clairement pas symétrique, à l’évidence. Elle<br />

avait droit au respect de sa vie privée, même si elle avait besoin des coordonnées de ses amoureux<br />

secrets, pour signaler à la police (comme potentiellement dangereux, pour les puissants – lui, depuis<br />

sa deuxième chute, il ne risquait pas…). Le silence.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… j’ai bien compris… vous… envisagez de… répondre « d’accord », pour venir à<br />

mon anniversaire, mais vous avez un problème d’autobus ?<br />

Elle a refermé les yeux, douloureusement, pardon. Et grimacé, et deux larmes ont coulé, de<br />

ses paupières fermées… Oh, pardon. <strong>Ma</strong>is qu’est-ce qu’il avait dit de mal ?<br />

– s… c’est n… ne p… puss beau m… momment n… ne t… toute ma vie…<br />

??? On n’avait pas ce sentiment, non, en la voyant toute en larmes – et pas des larmes de<br />

bonheur, genre Miss Univers à l’annonce du verdict, non : toute malheureuse, comme déchirée par<br />

quelque chose.<br />

– Qu’est-ce qui va pas ?<br />

Elle a respiré, cherché les mots, petite bègue gentille.<br />

– s… si j… je n… n’imaginé p… possibe… j… je ne z… z’essayer n… ne toutes mes fohces, l… les<br />

leçons n… ne z’èspiquer… n… ne n’autobus, l… les choses… les hues…<br />

? Des leçons d’orientation citadine ? A l’école ? Ou bien… euh, en « centre spécialisé », pardon…<br />

Silence.<br />

– Ou bien… l’an prochain, rien ne presse, peut-être…<br />

Aïe : il lui avait fait mal, là. Elle pleurait à nouveau, en silence.<br />

200


– Non ?<br />

Non. Bien sûr, hélas, y faut pas rêver. Ce serait « allez-vous en ».<br />

– m… mon cont’a f… fini, s… cèd’… année… je va… hedouhner…<br />

Retourner où ? En euh… « centre », euh…<br />

– ch… chez les démiles, p… pahdon… pahdon…<br />

Oh, il a cru qu’elle s’évanouissait, mais non : ouf, juste comme écroulée, la tête ballante, semblant<br />

attendre une pluie de gifles ou quelque chose… Au lieu du repas d’anniversaire auquel elle aurait<br />

pu assister, oui, là semblait son drame…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je vous pardonne, je vois pas de faute, même. Depuis trois ans, plus de trois ans que<br />

je vous connais, je vous trouve gentille, infiniment gentille, simplement.<br />

Elle a tressailli, et… levé vers lui des yeux… qui semblaient émerveillés, subjugués, hésitant<br />

entre les explications « Dieu, Jésus redescendu sur Terre, Le Prince Charmant »… Oh, la rassurer :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… j’aimerais qu’on devienne amis, simplement. Pas juste ce bonjour, au revoir,<br />

entre nous, joli paquet, monnaie parfaite. C’est pour ça que je vous invitais. <strong>Ma</strong>is en un sens, être là<br />

ensemble, tous les deux, en dehors du magasin, c’est déjà lier amitié, en un sens…<br />

Elle a rougi, baissant les yeux, à nouveau. Silence. Enfin, qu’elle ait baissé la tête incluait<br />

peut-être un signe Oui, difficile à dire.<br />

– Je pourrais savoir comment vous appeler ? mieux que manemoiselle… (ou maDemoiselle, officiellement).<br />

– m… mèhci…<br />

Mh ? Merci de reprendre son adoucissement des consonnes, donc l’approuver ? Oui, les t<br />

devenaient d puis n, les p devenaient b puis n, les k devenaient g puis n… il avait schématisé ça dans<br />

son journal, « Occlusives adoucies à sa façon à elle », avec tendres exemples à l’appui (il l’entendait<br />

quand elle devait répondre aux gens méchants).<br />

– n… n’au f… foyer s… sozial où… je ête… n… na moidié nes dames n… ne dihe… l… la naine… l…<br />

l’aute m… moitié n… nes dames, n… ne dihe… la némile…<br />

« La Naine » ou « La Débile », oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle euh… moi c’est le contraire : j’ai toujours rêvé de… consoler une petite jeune fille, de<br />

petite taille, et en détresse… c’est le plus adorable du monde, pas le plus mal…<br />

Oui, pauvre petite vahiné philippine ou petite polonaise immigrée timide. Houlà… sa petite<br />

pâtissière oscillait, comme saoule, emportée, oh… Qu’est-ce qu’il avait dit ? La ramener sur Terre,<br />

doucement :<br />

– La Sécurité Sociale, y vous appellent comment, manemoiselle ?<br />

Elle a avalé sa salive, cherché les mots.<br />

– m… ma d… dudelle…<br />

Sa « tutelle » ? Oh… classée handicapée, rejetée par sa famille, abandonnée ?<br />

– n… n’è dih… g… guevuh…<br />

– « Crevure » ??<br />

Oui.<br />

– <strong>Ma</strong>is… sur les lettres de Sécu, officielles, è doit écrire votre nom, prénom.<br />

Oui. Ben alors… Silence.<br />

– Mh ?<br />

Elle s’est mordue la lèvre, coupable.<br />

– j… je z… zais ba… lih… bahdon… bahdon…<br />

Elle ne savait pas lire ? Seulement compter ? (à la perfection)…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous comptez très bien, c’est le plus important, moi je trouve, moi j’étais matheux,<br />

comme vous.<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

Touchée, profondément, semblait-il.<br />

– Moi, dans mes rêves, de vous, je vous appelle Luciya, souvent. Lucja, Avec cé-ji, à la polonaise.<br />

Elle a hoché le menton.<br />

– ui, n… ne dih… z… zale polag, aussi…<br />

« Sale Polak » ? oh…<br />

– ou… n… nié… zévska, ba… ticia… ne dih… la dame nu taxi… ne Nouai…<br />

La dame du taxi, qui l’avait amenée de Douai à Lille ?<br />

– Patricia Niezewska ?<br />

Oui.<br />

– Voilà, je vous baptise Patricia, ou… entre nous, spécial : Badricia ou Nan’ricia… lequel vous choississez<br />

?<br />

Et elle a… souri, émerveillée…<br />

201


– m… moi… ?<br />

– Oui, c’est vous qui allez choisir, comment je vous appelle : Badricia ou Nan’ricia, ou Ban’ricia, ou<br />

Nadricia…<br />

– n… nadhicia… m… mèhci n… n’infini, j… gé-hah…<br />

En rougissant très fort, souriant immensément. Heureuse… Et c’était immensément merveilleux,<br />

de rendre ainsi heureuse la jeune fille aimée…<br />

– Mon amie Nadricia…<br />

Là il a bien cru qu’elle tournait de l’œil, mais elle s’est raccrochée à la table, ouf. Au bord de la<br />

syncope, de bonheur, pur. Oh…<br />

– Respirez, Nadricia.<br />

Elle a obéi, gentille, respiré, essayé. Silence.<br />

– Nadricia, c’est possible que vous veniez à ce gâteau d’anniversaire, c’est votre mot « taxi », qui m’y<br />

a fait penser : j’enverrai un taxi vous chercher, et un autre vous ramènera. Pas besoin de lire les cartes<br />

de bus, de rues.<br />

Elle cherchait l’air, essoufflée, heureuse, ébahie comme par une nuée de miracles…<br />

– Et je voudrais aller parler à votre tutelle : est-ce que c’est vraiment impossible, que vous restiez à<br />

Lille ? Beaucoup de Lillois seront très tristes, si vous partez.<br />

– oh… ou… ou-i… ? b… bluss g… gue zého… ?<br />

– Oui, bien pluss que zéro : au moins un : Gérard Nesey, je le connais très bien.<br />

Rouge, la pauvre. Emue aux larmes, mais larmes de bonheur maintenant.<br />

– j… géhah, s… c’est n… ne pluss j… gentil du mon-n’…<br />

« Le plus gentil du monde » ? Il a souri. Il n’a pas dit que, finalement, sa question de venir à<br />

l’anniversaire ne méritait pas tant de larmes, il ne l’a pas dit puisque l’émotion la faisait larmoyer dans<br />

les deux sens.<br />

Finalement, il ont passé la journée entière ensemble, en allant manger au khebab à côté, à<br />

midi (il a encore payé, la faisant rougir). Et il l’a ramenée à son foyer social féminin vers dix-sept heures.<br />

Pareil le lendemain dimanche (non, elle l’allait pas à la messe – elle aimait le Seigneur qui fait les<br />

miracles, même s’Il existe pas, peut-être, mais Il était pas plus dans les Eglises, selon elle, merveilleuse<br />

petite, lucide). Et le Lundi, pendant le temps de pause à son usine, il a téléphoné (de la cabine<br />

« externe ») à l’assistante sociale, tutelle de Patricia (Nadricia pour lui) :<br />

– Ouais ! <strong>Ma</strong>rlène Van Vleet à l’appareil !<br />

– pardon madame, èscusez-moi de vous déranger, euh… c’est au sujet de… Patricia Niezewska, dont<br />

vous êtes la tutelle…<br />

– La crevure ? Elle a foiré un truc encore ?!<br />

Oh…<br />

– Euh, j’appelle de mon travail, mais c’est pas au sujet du travail, pardon. Non, Patricia et moi, on lie<br />

amitié…<br />

La dame a éclaté de rire. Silence.<br />

– Oulàlàh… s’qu’on rigole ! <strong>Ma</strong>is vas-y, continue ! C’est quoi la catastrophe tragique, là ?! Normalement,<br />

si un mec veut essayer s’genre de crevure, y va bien voir qu’elle est malformée, imbaisable, y<br />

va la lourder, è va s’tuer, mais tu srais pas ici en train d’me téléphoner ! Continue !<br />

Outch. Euh…<br />

– <strong>Ma</strong>dame, est-ce que je pourrais avoir un rendez-vous, avec vous, pour voir si… on peut annuler, ou<br />

au moins « repousser d’un an ou deux » (dans un premier temps), son renvoi à Douai ?<br />

– Eh ! Même si t’es pas un rapide ! T’as entendu s’que j’disais ?! Im-bai-sabe ! Y’a rien à en tirer<br />

d’cette crevure, rien !<br />

– Je l’aime de tendresse, madame. Et euh… vu ce que vous dites, euh… vu que je suis impuissant…<br />

j’envisage de la demander en mariage, si… elle peut effectivement pas espérer mieux que moi…<br />

La dame a hurlé de rire, mais fixé un rendez-vous, pour tous les deux ensemble, Patricia et<br />

lui, ce Jeudi. Il a réussi à faire passer le message à Patricia, difficilement (via une dame du foyer social,<br />

qui a dit qu’elle transmettrait, à La Naine), et le jeudi matin, ils étaient au quatrième étage-gauche<br />

du bâtiment social B, tous les deux, attendant l’heure. Patricia avait l’air crispée, angoissée, comprenant<br />

que sa vie allait se jouer, ou la direction de ses années à venir en tout cas : bonheur ou tristesse.<br />

La porte s’est ouverte, sur deux dames, une noire avec un turban dans les cheveux et une<br />

grande blanche sévère et laide.<br />

– C’est ça, barre-toi, négresse. Si t’es pas contente : rtourne dans ta savane ! Aux suivants !<br />

Euh… ils se sont levés.<br />

– Non, attends, crevure ! Vous vnez séparément, d’abord lui !<br />

Pardon, euh…<br />

202


– Non ! attends, viens quand même, crevure ! Merde, avec cette gueule d’enterrement, et ces connards<br />

qu’ont toujours pas cadenassé les fenêtres !<br />

Oh, catastrophe, Patricia aurait envisagé de sauter ??<br />

– Entrez, tous les deux !<br />

Ils sont entrés, pardon. Et allés s’asseoir – il a aidé Patricia à monter, en la prenant sous les<br />

aisselles pour la hisser là, petite plume.<br />

– m… mèhci, j… géhah…<br />

– Eh, t’t’appelles Gérard ?!<br />

– oui, madame. Gérard Nesey, N-E-S-E-Y.<br />

Il a répondu sa date de naissance, son adresse, son numéro Sécu.<br />

– Bon, alors, j’explique ! Crevure, faut que je parle à Nesey seule à seul, pour qu’y soit libre de dire ce<br />

qu’il pense, mais je veux pas qu’tu sois dehors à pleurnicher ou faire une connerie, alors : hop, tu<br />

enlèves ton truc à entendre ! Hop !<br />

Et… Patricia, rajustant ses cheveux derrière son oreille, a… introduit ses doigts, à l’intérieur<br />

de l’oreille, retirant un bidule vert.<br />

– Voilà ! Eh Nesey, elle est sourde, là ! Elle entend à peine des voix au loin mais pas s’qu’on dit !<br />

Oh, pauvre chérie… Il a croisé ses yeux, Patricia, et… elle semblait se sentir coupable,<br />

comme reconnaissant : « oui : naine, débile, malformée, anémique, sourde aussi… ».<br />

– Ouais ! C’est un truc-machin bizarre, à moitié vaudou, de guérisseur philippin, que lui a mis une<br />

infirmière bougnoule, chez les débiles, qui l’a à moitié décoincée, à moitié seulement !<br />

Pauvre chérie…<br />

– Regarde-moi en face et réponds-moi, en toute honnêteté : qu’est-ce que tu veux faire d’un boulet<br />

pareil ?!<br />

?<br />

– si on se mariait…<br />

– Non, v’z’êtes pas « médicalement aptes », ni l’un ni l’autre !<br />

– je veux dire : si Patricia… (son contrat fini, les 4 ans), si elle doit laisser la place en foyer social : pas<br />

besoin de la renvoyer en centre d’handicapées, à Douai : elle peut venir habiter chez moi.<br />

– Elle a interdiction de toucher au feu : elle sait pas faire la cuisine, ni l’repassage !<br />

– c’est pas grave : moi j’ai l’habitude, de faire la cuisine, et je peux rentrer à midi, de l’usine, pas de<br />

problème.<br />

– Et l’repassage ?! Hein ?!<br />

– pas besoin : je donnais au pressing, une chemise et un pantalon par semaine, pour aller voir Patricia,<br />

le vendredi, essayer d’être « bien », mais c’est pas la peine, s’il s’agit plu’ de séduire, juste de<br />

vivre ensemble, en confiance.<br />

– T’fais quoi comme boulot ?!<br />

– ouvrier.<br />

– Qualifié ?<br />

– non, enfin… pas dans les statuts (j’ai refusé les promotions, pardon).<br />

Elle a froncé les sourcils.<br />

– Pourquoi ça ?!<br />

– euh, des… idées à moi, autrefois… je… vais peut-être changer, pour gagner assez pour deux, pour<br />

le confort de Patricia.<br />

– Ouais, mais c’est pas ça mais… Enfin, elle avait cinq Euros par semaine (en plus du loyer du foyer,<br />

logée, nourrie, blanchie – elle a pas d’règ’ pas b’soin d’tampons !), elle a pas des goûts d’luxe ! <strong>Ma</strong>is,<br />

si t’es moitié asocial, toi ! J’sais pas si j’donne mon accord, moi !<br />

Catastrophe… Qui pouvait les tuer, tous les deux, Patricia puis lui…<br />

– euh, je… j’étais justement en train de changer. C’est… justement en… organisant une fête, pour<br />

mon anniversaire, avec des collègues, des amis, que j’ai… invité Patricia… que je connais, depuis<br />

trois ans et demi…<br />

– Et depuis quand tu l’aimes ?<br />

Euh…<br />

– trois ans et demi, pardon.<br />

La dame a hurlé, de rire, et Patricia avait l’air toute paniquée, de voir la dame tressauter de<br />

rire, même si elle n’avait pas le son, tout à fait, pauvre Paricia.<br />

– Eh ! Tu devrais être enfermé, toi aussi ! T’as des antécédents psychiatriques ?!<br />

Catastrophe… oh…<br />

– madame, Patricia est en train de me guérir, sa douceur est le meilleur médicament du monde, un<br />

milliard de fois plus efficace que tous les cachets du monde, que les piqûres aussi.<br />

203


– Mouais ! <strong>Ma</strong>is j’vais consulter ton dossier ! Poser la question à mes confrères masculins ! Psychiatres<br />

!<br />

Et… la question a débouché sur… un refus. Puis sur la mort de Patricia, puis la sienne. Il y a<br />

des questions à éviter, des fois.<br />

204


AGRESSION FÉMININE ANTI-FOOT<br />

C’est à la 141 e visite à sa petite pâtissière naine, secrètement adorée, que l’inattendu a bousculé<br />

la routine. Une dame marmonnait, pendant que la jolie jeune fille emballait sa tarte :<br />

– Ouais, ce soir, fait chier ! Faut qu’j’aille chez une voisine, à cause que mon mari y fait chier : avec<br />

son match de foot à la télé, ’interdite d’regarder mon feuilleton sur l’aut’ chaîne, merde ! Moi j’vais plu’<br />

rien y comprendre après !<br />

La petite jeune fille pliait, scotchait, appliquée gentille.<br />

– Ouais, merde ! ’Font chier, tous les hommes ! A nous faire chier, avec leur foot, à la con ! Ah ben<br />

attends, y’en a un là !<br />

La dame s’est retournée, avec un sourire cruel, comme prête à le massacrer, lui. Plutôt que<br />

son mari à elle.<br />

– n… non…<br />

Oh, la bègue petite jeune fille prenait sa défense, adorable.<br />

– T’inquiète ptite conne : j’le chasse pas du magasin ! Juste leur foutre leur nez dans leur merde !<br />

Et puis, s’adressant à lui :<br />

– Eh toi, là ! Èsplique-moi pourquoi les hommes, tous les hommes, y nous font chier à vénérer leur<br />

foot de merde !<br />

Il a souri, simplement. Haussé une épaule, pour dire « je sais pas ».<br />

– Ta gueule, tu m’réponds, si t’es un homme !<br />

Outch, euh… Et là, devant sa petite chérie, euh…<br />

– c’est pas tous les hommes, mdame.<br />

– Si ! Tous !<br />

Il a souri.<br />

– Èsplique ! si t’es un homme ! Ah-ah-ah !<br />

– vot’ problème, mdame, c’est que vous aimez les hommes écraseurs. Qui aimaient (autrefois) les<br />

guerres, les pillages, maintenant : le foot (ou un aut’ sport, dans certains pays).<br />

– Hein ?! Ben toi t’aimes le sport aussi, même avec ta carrure minab’ : mon mari ptit gros y s’croit<br />

champion, dvant sa télé !<br />

– voilà : l’écrasement par procuration. Moi j’aime pas le sport, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! Ben c’est pas mieux ! Si t’es un pédé qui préfère le théâtre, la danse !<br />

– j’aime pas le théâtre, j’aime pas la danse, non.<br />

– Mh ?! ’M’étonnrait ! Alors t’aimerais quoi, dis-le ! Essaye d’trouver un truc ! De crédib’ !<br />

– j’aime le rêve, dessiner, écrire. Et j’aime ma petite pâtissière gentille.<br />

– Ah-ah-ah ! Pas crédible non ! J’ai gagné ! Les mecs y sont tous archi-nuls ! Même trop nuls pour<br />

avouer qu’leur foot pourri, c’est complètment con ! Eh, une heure et dmi zéro-zéro, match nul ! Sport<br />

nul, oui !<br />

– voilà, bon feuilleton, mdame.<br />

– Je veux ! Ouais ! Et toi, ptite conne ! Combien ch’te dois !<br />

La petite jeune fille avait les yeux baissés, les joues toutes rouges.<br />

– Oh, on s’secoue, merde ! Y disait ça pour déconner ! T’es nulle, t’es naine, tout le monde en a marre<br />

de toi ! En vrai !<br />

Non, euh, il a risqué :<br />

– non, madame, au contraire : manemoiselle est toute toute douce charmante…<br />

– Ah-ah-ah, t’as pris ça dans ta gueule, ptite conne ?! Ceux qui te méprisent moins qu’les autres, c’est<br />

qu’y z’insultent La Femme, qu’y veulent une carpette, nullissime ! Les arabes doivent rgretter qu’tu<br />

vendes pas des loukoums ! Allez ! Merde, c’est combien, l’prix !<br />

– n… nouze eu… euhos, p… pahdon…<br />

– Putain ! Vous vous faites pas chier ! Y’en a pour cinquante centimes d’marchandise, trois centimes<br />

de four !<br />

Elle a payé quand même, et elle est partie, avec un dernier :<br />

– Bande de nuls !<br />

Sous-entendu « vive moi ! », oui…<br />

205


PÂTISSIO-VOYAGEO-MATRIMONIALE<br />

Gérard soupirait : avec cette fin Juillet s’annonçait l’habituelle fermeture annuelle de « sa petite<br />

pâtisserie adorée », ou plus exactement : 4 très longues semaines sans le sourire timide de « sa<br />

petite pâtissière adorée »… C’est la vie. Et, cette année, peut-être allait-elle partir en vacances, avec<br />

son amant du moment, revenir toute bronzée. (Les quatre derniers étés, Gérard et sa petite pâtissière<br />

étaient restés les deux seuls pâles de Lille, presque, sauf personnes âgées, impotentes.)<br />

Il y a deux ans, avant la fermeture, il avait demandé :<br />

– Vous allez partir en vacances, cet été, manemoiselle ?<br />

Elle avait souri doucement, fait un micro non, du menton, et demandé :<br />

– v… vous n… n’allez p… pahtih… n… n’en v… vatances, s… sèd’ édé, m… meu-s… sieu… ?<br />

Comme si « elle » ne comptait bien sûr pas, que les gens demandaient ça pour en fait parler<br />

que d’eux-mêmes, y compris lui, d’habitude silencieux comme elle. Il avait juste répondu « non »,<br />

espérant qu’elle conclue : « peut-être alors, ici à Lille, en se promenant dans un parc, on se rencontrera<br />

», mais elle ne l’avait pas dit, et il n’était donc pas sorti de chez lui, de tout le mois d’Août (sauf<br />

deux courses au supermarché de son quartier).<br />

L’an passé, elle avait été davantage hardie, et à la même question, de sa part à lui, elle avait<br />

répondu :<br />

– s… ça êteu bien v… vous n’allez n… n’à ’plage… hencont’er… beaucoup n… nes madames t… tè<br />

belles… tè ghandes… m… moidié doudes nues…<br />

Ce « dames très belles, à moitié toutes nues » semblait désigner des jeunes femmes en bikini,<br />

ce qu’elle n’aurait jamais osé, elle, timide petite chérie (à supposer qu’il y ait des bikinis pour sa<br />

très petite taille). Oui, « très grandes », dans sa bouche à elle, petite naine chérie, semblait signifier<br />

« très grandes = très belles = pas comme moi »… Et il était tellement touché, par ses complexes à<br />

elle (elle, la plus jolie fille de l’Univers, selon lui), qu’il avait osé lâcher l’aveu :<br />

– Non, moi je préfère ma toute petite pâtissière timide.<br />

Et c’était sincère, pas « pour rire », mais elle avait rougi très fort, avec un immense sourire<br />

retenu, comme s’il avait évidemment dit une absurdité ridicule, pour se moquer d’elle. Quelqu’un était<br />

entré, dans le magasin, et il n’avait pas pu jurer son sérieux absolu, son admiration infinie…<br />

Donc, pour ce quatrième été (en trois ans et demi), il envisageait de lui dire : « sur la plage,<br />

vous séduiriez douze milliardaires, vous vous marieriez avec le pluss musclé, vous auriez plu’ besoin<br />

de faire ce métier difficile »… Comme un cadeau de destin doré, qu’elle méritait. Il était même prêt à<br />

lui payer le billet de train jusqu’aux plages luxueuses du Sud (« Cannes » ? « Saint-Tropez » ?), espérant<br />

rester pour elle « un soutien ayant aidé », un « brave type presque un ami », un peu. Et… avoir<br />

les photos du mariage, avoir une photo d’elle… Photo d’elle, si jolie si douce, ne serait-ce qu’une<br />

photo d’identité, c’était l’objet de ses prières (laïques, envers « le tordu qui rêve ce Monde »)… On<br />

verrait, c’était le projet, en tout cas. Même s’il pouvait y avoir du monde derrière lui, empêchant toute<br />

ébauche de conversation (annuelle) personnelle, cette année, pour son 141 e vendredi, 4 e vendredi<br />

avant vacances…<br />

Il a poussé la porte de verre, et il y avait un type, devant.<br />

– Rien à foute, d’ici, fermeture à la con tout l’monde s’en fout ! Sur la plage, y’a des beignets ! Et des<br />

super-salopes aux seins nus, yes ! Des allemandes qu’ont bzoin d’note soleil, ah-ah-ah ! Et d’autre<br />

chose aussi ! Ah-ah-ah ! On va bien s’marrer ! Moi j’adore les allemandes, grandes costaudes ! Et les<br />

British’ salopes, même si è sont un peu coincées ! <strong>Ma</strong>is è tiennent mieux l’alcool ! Les shleues, c’est la<br />

bière, le schnaps, mais un coup d’whisky, y’a plu’ personne ! On va bien s’marrer, moi je dis !<br />

La petite jeune fille finissait le paquet, silencieuse gentille.<br />

– g… gadohze euho… s… s’y v… vous plaît…<br />

– Hein ?!<br />

– k… quatohze eu… euho…<br />

– Ouais, ah-ah-ah ! Sur la plage, c’est pt’être quatorze euros l’beignet taille « Une personne » ! <strong>Ma</strong>is<br />

y’a des compensations ! L’spèctac’ de super-salopes, super-chaudes ! Miam-miam !<br />

La petite jeune fille a rendu la monnaie, et le type est parti, triomphant :<br />

– Adieu, ville pourrie, je pars m’éclater, ouèèè !<br />

Et il est parti, et c’était… à lui, et personne derrière…<br />

– ’Soir, manemoiselle, merci…<br />

– s… soih… m… meu-s… sieu… m… mèhci…<br />

Et elle allait chercher son flan traditionnel, à leur habitude. Il s’était demandé si… c’était sa<br />

lecture à elle de son « merci », à lui – en fait pas pour dire « merci de me servir un petit flan comme<br />

d’habitude », mais sous-entendu « merci de me recevoir, sans me chasser comme amoureux indésirable,<br />

pardon, merci (j’ai entendu parler de l’intuition féminine, je sais que vous devinez) »…<br />

206


Elle pliait le papier, et elle a murmuré les mots habituels, pour les habitués :<br />

– m… meu-s… sieu… n… ne m… mois p’ochain, n… ne madasin s… seha f… fèhmé, p… pahdon…<br />

pahdon…<br />

– Oui.<br />

Dire maintenant ? La phrase préparée ? (« je pense que vous devriez aller à la plage, cette<br />

année, manemoiselle, je propose de vous payer le billet, de train, l’hôtel même, si vous avez besoin,<br />

financièrement, pardon »). Ou commencer par « cette année, vous avez prévu de partir ? voyage ? »<br />

(peut-être qu’elle allait rendre visite à sa famille en Pologne, des clients méchants la traitaient parfois<br />

de « sale polak », pardon).<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

? C’est elle qui prenait l’initiative de parler, chose infiniment rare ? Oui, elle n’avait pas besoin<br />

d’attendre son troisième « vous allez partir cette année ? » pour répondre le sien, logique.<br />

– Oui, manemoiselle, vous allez partir cette année ?<br />

<strong>Ma</strong>is elle a avalé sa salive, aïe, comme rassemblant son courage pour lui dire des mots durs,<br />

durs à dire (comme « l’an prochain, vous feriez mieux de ne pas revenir, me regarder, dévisager »,<br />

pardon).<br />

– m… meu-s… sieu, j… je n’a ch… chèhché p… pouh vous… n… ne v… vacances…<br />

?? Euh, oui, une autre façon de dire, la même chose sans doute : « j’ai trouvé votre destination<br />

idéale : la plage avec des grandes dames demi-toutes-nues ». Il n’a pas osé l’interrompre d’un<br />

Non, tellement heureux de chaque mot qu’elle faisait l’effort de dire, vers lui.<br />

– j… je n’a p… p’i n… ne papier n… n’èspique…<br />

? Un dépliant touristique ? « qui explique » ? Il a souri, tellement c’était incongru, ce mélange<br />

de publicités touristiques et petits gâteaux (officiellement). Et, visiblement, elle ne disait pas ça à chaque<br />

client, c’était pas un jumelage de magasins appartenant au même patron, mais un geste personnel,<br />

adorable…<br />

– Merci, d’avoir pensé à moi.<br />

C’était une boutade, encore, mais ça l’a faite rougir très fort. Et… sans finir le paquet, elle est<br />

revenue au comptoir, ouvrir le tiroir, sortir un dépliant coloré… incroyable situation ! Un talent refoulé<br />

de voyagiste ?<br />

– n… nes p… pihipines, s… s’appelle… nes p’ages t’ès belles…<br />

Il a souri. Oui, « îles Philippines », plages et palmiers sur l’image, même, splendide sable<br />

blanc, mais sans doute très loin, pour les riches seulement (genre Polynésie, « destination Pacifique<br />

»), et il n’aimait pas le soleil, la chaleur, non, mais trop heureux de l’encourager, petite chérie…<br />

– Oui ?<br />

Elle a souri, comme toute toute heureuse de cet encouragement. Elle a hoché le menton,<br />

radieuse, comme jamais il ne l’avait vue, oh joie… (il rêvait même de l’inviter pour un voyage là-bas,<br />

eux deux, il emprunterait plein, à rembourser sur quinze ans…).<br />

– et… et hegardez…<br />

Elle a retourné le dépliant. Mh ? Oui, des plages, avec des jolies vahinés, habillées légères<br />

mais vêtues pudiques, il a souri. Et, radieuse, elle a souri :<br />

– p… petite taille n… n’a dihe, l… la dame… et j… gentilles, p… pas ne b’unes l… latines…<br />

Il a souri aussi. Oui, elle comprenait qu’il préférait sa petite pâtissière aux cheveux clairs, que<br />

les grandes brunes viriles, mais les petites asiatiques sont toutes douces, différemment.<br />

– Oui, si ma petite pâtissière adorée veut pas de moi… peut-être que je chercherai une <strong>copine</strong> là-bas,<br />

au bord de l’eau calme…<br />

Elle a baissé les yeux, rougissant très fort.<br />

– n… n’è è… êteu m… mieux g… gue moi…<br />

? « (Elles) n’être mieux que moi » (Elles sont mieux que moi) ?<br />

– Mieux que vous, ça existe pas, pardon… (à mon goût), pardon…<br />

Cramoisie, la pauvre…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle… je vous invite à… quinze jours là-bas… peut-être que vous rencontrerez un philippin<br />

très beau…<br />

Toute toute rouge, elle a fait non, et avant qu’il demande « vous avez déjà quelqu’un ? », elle<br />

a dit :<br />

– j… je p’éfèh… v… vous…<br />

Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>is il sera peut-être riche, musclé, expérimenté…<br />

– j… je p’éfèh… v-vous…<br />

– Moi aussi, je préfère vous, manemoiselle… Qu’est-ce qu’on fait ? On va en voyage là-bas ? Ou on<br />

se revoit ici, promenade dans le parc là au bout de cette rue… ce mois d’Août…<br />

207


Elle allait exploser, entre rougeur confuse et sourire jusqu’aux oreilles, comme jamais il ne<br />

l’avait vue, ni même imaginée… heu-reuse…<br />

– j… je n’a s… si peuh… n… n’è sont t… tènnement belles… n… nemoiselles p… pihippines…<br />

Il a souri.<br />

– Alors, je propose ça : cette année, on va se promener ici dans le parc, et – si je suis très très déçu…<br />

Elle a fait Oui, du menton, sûre et certaine de décevoir.<br />

– L’année prochaine, j’irai aux Philippines, au mois d’Août.<br />

Elle a applaudi doucement, sans bruit, timide. Tristounette. « J’aurais eu ma chance », semblait-elle<br />

dire, « hélas je suis tellement laide, et coincée, pas bien »…<br />

<strong>Ma</strong>is ! Des gens, devant la vitrine, regardaient les gâteaux, avant de rentrer peut-être, catastrophe.<br />

Il a dit :<br />

– Rendez-vous le premier Août à dix heures du matin, sur la place avec les arbres, le parc, là-bas…<br />

Et, les larmes aux yeux, émue, elle a fait oui. Les gens entraient, alors il a conclu, pendant<br />

que la jeune fille rangeait le dépliant Philippines :<br />

– Je savais bien que c’était la plus merveilleuse pâtisserie de l’Univers, ici, la seule au monde… presque…<br />

208


HANDIFFÉRENCE OU NON<br />

Je m’appelle Tristan M., 47 ans, ouvrier, et ceci n’est pas exactement une nouvelle, qui serait<br />

déplacée dans ce numéro « Noël » de HandiK-59 : il s’agit plutôt d’une anecdote vécue, par un travailleur<br />

handicapé, illustrant les difficultés courantes, et rares joies, qui sont les nôtres.<br />

Suite à un accident industriel il y a 26 ans, j’ai eu un bras arraché et je n’ai survécu que par<br />

miracle, mais « manchot », donc – et j’avais perdu le bras droit, moi qui étais droitier. (Là je tape avec<br />

la main gauche sur mon clavier, je n’ai jamais retrouvé une écriture manuscrite correcte…). La Sécurité<br />

Sociale « m’offrait » une rente minable, pour survivre « incapable » de rien, mais j’ai souhaité reprendre<br />

un travail, profitant des lois pénalisant les employeurs français qui n’atteignent pas le quota<br />

requis de travailleurs handicapés. J’ai finalement obtenu, il y a 18 ans, un poste d’ouvrier, mais les<br />

collègues me méprisaient, se moquaient de mes performances médiocres, mes difficultés, ils disaient<br />

scandaleux que je prenne la place de « quelqu’un de bien » (comme eux) grâce à des lois<br />

« injustes », discriminatoires (c’est vrai que ça s’appelle la « discrimination positive » ou<br />

« discrimination contre-discrimination »). Avec les années, cette hostilité était devenue la routine, et je<br />

cafardais un peu. Toutefois, grâce à une agence matrimoniale internationale, j’ai eu la chance immense<br />

de trouver l’amour – et avec la plus jolie fille du monde : Lucila, petite vahiné maintenant à moi.<br />

Je me suis marié aux Philippines, et mon épouse est venue me rejoindre ici, à Lille, France (elle ne<br />

connaissait pas ce mot « France », mais l’Europe c’est – vu de là-bas – le pays des anciens Américanos,<br />

avec la Tour Eiffel, oui…). Cette aide pratique et surtout affective m’a redonné le goût de vivre,<br />

mais les collègues restaient hostiles, au travail.<br />

Et puis, il y a 9 ans maintenant, est arrivé à l’usine, un simple collègue, jeune, moins réprobateur<br />

envers moi, mais comme « absent ». Tout silencieux, renfermé, ne s’intéressant pas au football<br />

: Gérard N. Lui aussi était vu avec méfiance. Il a inventé deux trucs géniaux pour les machinesoutils<br />

qu’on fabrique, mais il a refusé toutes les promotions, c’était un triste. Les ingénieurs R&D venaient<br />

lui parler, pour trouver des idées, mais il voulait pas faire d’études pour devenir ingénieur. Il ne<br />

parlait jamais de conquêtes féminines (et encore moins : masculines), ça semblait un cœur brisé,<br />

devenu légume. <strong>Ma</strong>theux avec Bac mention très bien, disaient certains, mais socialement suicidé ou<br />

quoi, comme prêtre ouvrier mais sans l’espoir, sans la joie de croire en un futur meilleur. Enfin, c’était<br />

un collègue parmi tant d’autres, un des normaux dont la facilité au travail m’énervait, pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is… cette année, après une journée de travail, Gérard m’a attendu à la sortie du vestiaire,<br />

après la journée (je termine toujours le dernier, de me remettre en civil). Il me demandait, parlant doucement,<br />

faiblement, si je pouvais parler à une jeune fille, pour l’aider (lui). Moi j’ai cligné des yeux,<br />

étonné, ça ne lui ressemblait pas du tout – il parlait jamais d’amis, de famille, rien. S’il avait pour vie<br />

sociale que son travail normal, ses collègues méconnus (ce qui est peut-être classé « asocial » par les<br />

psys), effectivement, c’est à l’un d’entre nous qu’il allait demander de l’aide, pour un truc, mais pourquoi<br />

moi ? Fronçant les sourcils, j’ai demandé des détails, et… la jeune fille en questions, une petite<br />

pâtissière « en larmes » avait répondu – il lui avait demandé si elle avait besoin d’aide ou d’écoute –<br />

elle avait répondu qu’elle ne pourrait parler qu’à lui au monde (lui, Gérard), mais que la seule personne<br />

à qui elle ne pouvait pas en parler, au monde, c’était lui (Gérard)… J’ai failli sourire, lui dire<br />

« ça, c’est la logique féminine, on peut pas comprendre, nous les mecs », mais il avait l’air si grave,<br />

j’ai demandé « pourquoi moi alors ? ». Et il a dit que… la jeune fille aurait demandé, est-ce qu’il y aurait<br />

au monde quelqu’un COMME LUI, qui lui ressemble, un double, et il avait pensé à moi, finalement<br />

! Bref, un valide a jugé que LE MOINS DIFFÉRENT de lui, au monde, c’était moi, malgré mon<br />

handicap lourd ! Ça, c’est une des plus grandes satisfactions que j’ai eues, depuis 26 ans – côté vie<br />

sociale, je veux dire, hors côté sentimental.<br />

J’ai demandé si on pouvait en parler, dix minutes, et il a accepté, mais quand j’ai téléphoné à<br />

Lucila, pour lui expliquer que je serais un peu en retard et pourquoi, elle a dit « amène-le » (craignant<br />

une concurrente féminine secrète ?), et – tout timide – Gérard a accepté de venir chez nous, prendre<br />

un jus d’orange (préparé par Lucila, merveilleuse). Et on a parlé, tous les trois : apparemment, la petite<br />

pâtissière était naine, encore beaucoup plus petite que le mètre cinquante de Lucila, et – comme<br />

Gérard et moi (et Lucila) – elle était… introvertie, je crois ça s’appelle, à pas parler beaucoup, à garder<br />

presque tout à l’intérieur, sauf urgence grave, et encore. Bref, cette question de tempérament (de<br />

« gentillesse » dans les mots de Gérard), ça comptait davantage qu’avoir deux bras ou un seul bras !<br />

Je lui aurais serré la main s’il avait pas eu l’air aussi grave. A la question « tu craindre elle suicide ? »<br />

de Lucila, il avait hoché le menton…<br />

Et qu’est-ce qu’il voulait que je fasse ? Ben, allez écouter cette petite jeune fille, et lui transmettre<br />

à lui (Gérard) qu’est-ce que « quelqu’un » pourrait faire, pour l’aider. Et ça prendrait combien<br />

de temps ? Ben, une heure et demi de bus et correspondance à l’aller, pareil au retour, et peut-être<br />

209


parler avec elle une heure… J’ai demandé si c’est là qu’il allait chaque vendredi soir, et il a dit Oui (le<br />

vendredi soir, on le sait tous : Gérard est hyper-pressé, pour attraper le bus de 17h09). Combien de<br />

vendredi il a été la voir ? réponse : cent-quarante-et-un ! « Tu amoureux elle » a demandé Lucila, très<br />

fleur bleue… Et il a répondu « oui, pardon, sans déranger ». <strong>Ma</strong>is Lucila a grondé « elle mariée ? elle<br />

très belle ? », et Gérard a rougi. Lucila a répété ses questions, pour qu’il réponde. Et… elle portait pas<br />

de bague, peut-être pour pas la salir, avec la crème des gâteaux, et… les jeunes maintenant, elles ont<br />

des tas d’amants, ici, apparemment. Et elle était la plus jolie fille du monde, et toute toute douce merveilleuse<br />

– sauf si on préfère les filles asiatiques, bien sûr, « encore mieux ». Lucila a rigolé, et Gérard<br />

a plaidé : « non, c’est vrai, moi je le pense, pardon – si j’étais pas amoureux d’elle… quand j’étais ado,<br />

dans ma classe il y avait une petite vietnamienne… mais j’étais trop jeune, pardon, les filles préfèrent<br />

les hommes mûrs ». Moi j’ai (intérieurement) rigolé : « Eh, Gérard, t’as quel âge ? ». Réponse : 29<br />

ans. Je conclus : « Ben, t’es mûr, maintenant, pourquoi tu lui tends pas la main ? ». Et il a répondu<br />

que sa petite pâtissière était immensément timide, toute rouge tremblante, souvent à son arrivée,<br />

pardon. Elle avait deviné ses sentiments, à l’évidence, mais le chassait pas s’il restait à sa place, de<br />

simple client, anonyme. Lucila tapait dans ses mains, doucement, comme adorant cette histoire de<br />

timide, comme un film – un peu nul, pour les goûts normaux, masculins en tout cas. Et féminins aussi,<br />

elles rêvent toutes de princes et de grands chirurgiens pleins de fric, nous ouvriers c’est pas ça (sauf<br />

vu de pays misérable, oui). Enfin, j’aurais pu demander à Gérard pourquoi il avait pas accepté les<br />

promotions, ou fait des études d’ingénieur, pour monter socialement et devenir riche, plaisant aux<br />

femmes, mais je voulais pas dire ça en présence de Lucila, qui risquait de convenir qu’elle avait fait un<br />

mauvais choix avec moi… Non, Gérard semblait un triste, peut-être cassé par une fille qu’il avait connue,<br />

après la vietnamienne ? J’ai dit : « Gérard, ta ptite pâtissière, elle ressemble à… quelqu’un que<br />

t’as connue ? ». Oui, bonne pioche. « Une naine aussi ? ». Non, et le silence, sans rien raconter, lui<br />

non plu’. J’ai dit : « mais si elle est pas plus causante que toi, ça va pas être facile ». Lucila est intervenue<br />

: « je venir ensemble toi, Tristan, parler entre femmes ». Gérard a pas dit non, même si Lucila<br />

parle pas bien notre langue. Sympa, oui, ce garçon : moi avec un bras en moins, ma femme presque<br />

pas francophone, on lui paraissait les deux « mieux » de la ville (ou du pays, du monde !)… pour aider<br />

sa petite pâtissière (elle « sa préférée de l’Univers »). Euh, ça m’a traversé l’esprit, à ce moment là, et<br />

j’ai demandé : « Euh, Gérard, ta "<strong>copine</strong>", euh… elle pense quoi, elle, du handicap, tu sais ? ». Enfin,<br />

je m’attendais à un « ben non, on est des silencieux, nous, on parle pas, de tout de rien, pardon ».<br />

<strong>Ma</strong>is il a dit (je me souviens pas les mots exacts) : « elle est officiellement naine, je crois, moins d’un<br />

mètre trente, ’vingt-six j’ai estimé, et plein de clients méchants la traitent de "handicapée mentale",<br />

sans qu’elle démente ». J’ai presque rigolé, j’ai demandé (ou conclu) : « la fille que tu aimes ? », et il a<br />

hoché le menton ! J’aurais pu demander « et toi, t’es handicapé de quelque chose ? », mais vu la<br />

tronche que c’est (en maths, technique), vu qu’il est physiquement entier, et grand… Ou un truc<br />

sexuel, peut-être, incapable ou quoi. Ou/et mental, peut-être classé dingue par les docteurs (vu que la<br />

télé et l’école nous bassinent à répéter que « l’introversion c’est maladif », alors lui puissance mille de<br />

ce côté...<br />

J’ai demandé à Lucila ce que je faisais, si j’acceptais ou non, de parler à la fille, mais… elle a<br />

joué plus serré que moi : elle a obtenu que Gérard envoie un mois de son salaire brut (peut-être un an<br />

d’économies, hors charges : loyer, bus, nourriture, impôts…) à son père à elle, impotent aux Philippines.<br />

Bref, c’est comme ça qu’on a donné notre accord. Et le vendredi soir suivant, Gérard nous téléphonait<br />

(d’une cabine publique – il a pas le téléphone, lui), pour nous dire le rendez-vous : le lendemain<br />

samedi matin, vers dix heures, vers le soixante-dix-neuf, Rue Saint-Jean, arrêt Saint-Jean du<br />

bus ligne 27, pris à Esplanade, où nous amène le bus 13, compter une heure et demi correspondance<br />

comprise.<br />

On y est donc allé le lendemain, avec Lucila mon « adjointe, experte en psychologie féminine,<br />

et romances »… Je lui avais raconté le mystère des confidences bizarres, de la naine, « à dire à Gérard,<br />

seul possible au monde, et possibles à dire à tous sauf Gérard », et elle avait hoché le menton,<br />

comme si elle avait une explication ! Elle me l’a bien sûr pas dite, comme en pensant « les hommes,<br />

ils peuvent pas comprendre »… et ça, je confirme ! Elle est là, la vraie différence : c’est pas un bras<br />

en moins ou un mètre de taille en moins, ou moitié de neurones en moins, mais c’est le cablage :<br />

masculin/féminin, c’est la différence – enfin, les homo’ et les trans’, je sais pas bien où ça va, mais<br />

peu importe.<br />

Le lendemain, on a fait toute cette route, donc, et… rue Saint-Jean, un peu après une pâtisserie<br />

(effectivement), on a trouvé la petite naine en question. Enfin, naine : pas « difforme » comme sont<br />

beaucoup de nains, juste comme une gosse, mais avec des formes adultes, plaisantes… (enfin, peutêtre<br />

des nichons de taille normale, mais rapporté au reste tout minuscule, c’était chouette, même si<br />

tout masqué, timide coincée). Elle nous a reconnu visiblement, avant qu’on arrive à sa hauteur – Gérard<br />

avait dû lui parler d’un « manchot et une chinoise » ou quoi. Et on l’a emmenée prendre un café,<br />

210


dans un bar – chacun a payé le sien, enfin : on lui a pas payé le sien, à la petite, et d’ailleurs elle y a<br />

pas touché, juste prétexte à être là assise avec nous.<br />

En plus d’être naine et (effectivement) handicapée mentale, la petite était bègue et ne prononçait<br />

pas les R, et sans faire les conjugaisons… (elle était d’origine polonaise, elle nous l’a avoué).<br />

Bref, moi je comprenais rien, mais Lucila m’a traduit, après. Cette histoire de fous :<br />

1– Elle allait normalement mourir de chagrin, parce que son contrat d’insertion (2 ans renouvelable 1<br />

seule fois) arrivait à échéance bientôt, donc elle ne reverrait jamais plu’ le client de la pâtisserie qu’elle<br />

aimait en secret (Gérard !)…<br />

2– Si elle arrêtait de manger et boire, mais que ce corps continuait à se réveiller sans faire exprès, elle<br />

allait le mettre sous un train, en donnant ses économies pour nettoyer le sang pardon. <strong>Ma</strong>is le Seigneur<br />

il veut pas qu’on fasse ça, alors elle allait brûler en Enfer pour les siècles des siècles, avec des<br />

piqûres de feu très douloureuses, par millions. Elle avait très peur.<br />

Il a fallu trois heures de relances pour obtenir ces quelques éléments, secrets, cachés. Ouf !<br />

Enfin, on a mangé sur place (le bar faisait snack) : un steack haché, frites, limonade, OK – la petite a<br />

pas mangé, elle a refusé, comme déjà en grève de la faim.<br />

Après un nouveau café, Lucila a conclu :<br />

– Il y a espoir. Gérard aimer vous. Alors revoir, possible, oui. Dehors de magasin.<br />

La petite était éberluée, mais elle a pleuré, pleuré, de chagrin. Et il a fallu presque encore une<br />

heure pour lui faire avouer le problème : perdant son emploi, elle perdait son logement en foyer social,<br />

donc elle allait être renvoyée chez les débiles à Douai, très loin de Lille ici.<br />

Quand Lucila a eu fini de me traduire les murmures inaudibles de la petite, moi j’ai conclu :<br />

– Pas de problème, petite : il ira te voir à Douai – pour te voir, ça lui fait pas peur les heures de bus ou<br />

de train, les « petites sommes » que ça coûte ou quoi. Il est amoureux de toi, imbécile heureuse…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a encore pleuré, et pas de bonheur. Inaccessible pour moi, mais avec Lucila, elles<br />

se murmuraient des trucs, un mot toutes les dix minutes. Et l’explication était :<br />

– Elle malformée, pas capable rendre homme heureux. Alors histoire très triste. Poubelle, sous train.<br />

J’ai pas « rigolé » tout à fait, non, mais je me disais, pour la première fois depuis des années,<br />

que je suis « VACHEMENT NORMAL », moi, quand même, tout compte fait. J’ai rassuré la petite :<br />

– Eh, Gérard, il parle pas du tout de niquer une femme, d’avoir des gosses. Il est peut-être pas capabe,<br />

de faire l’amour. Ça expliquerait qu’il se soit mis à la poubelle, aussi, pareil. Triste. Toi seule, petite,<br />

tu peux le guérir, le sauver, l’aimer.<br />

<strong>Ma</strong>is elle a seulement sangloté, cette conne. Oh-là-là, quelle histoire… Enfin, on a été leurs<br />

témoins, quand ils se sont PACSés, l’année suivante. Lucila avait maintenant la nationalité française,<br />

moi j’étais passé contremaître niveau B, en tout cas c’était plu’ du tout moi qui incarnait l’anormalité,<br />

ici, dans ce monde. Oh joie !<br />

211


FIN TÉLÉPHONIQUE<br />

Gérard a été triste quand sa petite pâtissière (secrètement aimée) a murmuré ces mots :<br />

– m… meu-s… sieu, m… ma t… tutelle n… ne voudhait v… vous pahler…<br />

Pour un amoureux secret, ça signifiait clairement qu’il était démasqué, et la petite jeune fille<br />

(revue 141 vendredis) n’avait pas la force de l’envoyer promener, quitte à le tuer (le re-tuer, comme sa<br />

sosie Lucie)…<br />

Il a fait Oui, défaitiste. Il a pris le petit papier qu’elle avait posé sur le flan, emballé. Et il a…<br />

dévisagé sa petite chérie, une dernière fois sans doute (si jolie, les yeux baissés timide, ce soir – oui,<br />

c’était grave, clairement).<br />

– ‘Soir manemoiselle. Pardon, merci.<br />

Elle a cligné des yeux, surprise par cette variante du classique « ‘Soir manemoiselle, merci<br />

»… Voilà, et il est sorti, le cœur lourd, la poitrine pleine de soupirs.<br />

Sur le trottoir, marchant vers l’Abribus, il a regardé le papier, qui signifiait sa fin. C’était une<br />

minuscule écriture jolie, peu appuyée, bleue, ressemblant infiniment à sa petite pâtissière chérie, oui.<br />

Précieux souvenir, le dernier sans doute. Il y avait écrit :<br />

téléfon 03 20 85 01 39 madam matuzitc objé pupiy patrisya niézévska<br />

L’orthographe phonétique l’a fait sourire un peu, tendrement. <strong>Ma</strong>is… tutelle, pupille, pauvre<br />

petite chérie, petite orpheline, ou ex enfant battue. Et Patricia Niézéwska semblait le nom de son adorée,<br />

oh Patricia, petite chérie… Précieux renseignement, même s’il ne servirait plu’ à rien – et s’il ne<br />

dirait « je vous aime Patricia » que dans ses rêves, hélas, oui… Et… polonaise d’origine, comme Lucie<br />

Pomalek… snif. Même erreur, même sanction. Ne pas s’être déclaré n’avait fait que repousser de<br />

trois ans et demi la catastrophe…<br />

Le lundi, du téléphone à pièces, de l’usine, il a appelé « la tutelle », pendant la pause dite<br />

« moment café » pour les buveurs.<br />

– Allô ! Service Social de la Ville de Lille, j’écoute !<br />

– euh, madame <strong>Ma</strong>tuzik ?<br />

– <strong>Ma</strong>tuzitch ?! Vous voulez parler à <strong>Ma</strong>’ame <strong>Ma</strong>tuzitch ?!<br />

– je crois, oui, pardon.<br />

– Hein ?! Vous voulez la mère <strong>Ma</strong>tuzitch ou non ?!<br />

« Mère », oui, mère de combien de pauvres petites jeune filles ?<br />

– Oui, s’y ’ou plaît…<br />

– OK !<br />

Ça a bipé, et puis il y a eu une musique, classique vilaine, pompeuse. Longtemps.<br />

– Allô ! Eva <strong>Ma</strong>tuzitch à l’appareil !<br />

– euh, ‘jour madame, pardon, on m’a demandé de vous appeler. « Objet : Patricia Niézewska »…<br />

– La naine ?!<br />

Euh…<br />

– Elle est de très très petite taille, oui, pardon, mais euh…<br />

Ne pas dire « pas de forme naine », sous-entendant qu’il l’avait regardée en pieds, un peu,<br />

pardon (alors qu’il était amoureux de son visage – enfin de elle toute entière, pardon, mais ému immensément<br />

par son visage)…<br />

– Ouais ! Alors ! J’vous èsplique !<br />

– merci…<br />

Il essayait d’être très poli pour limiter la colère, l’horreur des mots qui allaient suivre, des menaces<br />

éventuelles – ne comprenant pas que sa tendresse était purement platonique…<br />

– Ouais ! Alors ! La naine, normalement, y’en a marre !<br />

– pardon…<br />

– Hein ?!<br />

– je vous demande pardon… je lui demande pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Putain, vous lui rsemblez ! Elle qui murmure tout le temps m-merci p-pardon, ah-ah-ah !<br />

Oui, tellement adorable. Elle l’avait beaucoup inspiré, transformé, oui.<br />

– T’es handicapé mental comme elle ?!<br />

Outch… Elle serait handicapée mentale, vraiment ? Lui, il avait toujours cru que les clients<br />

méchants, la traitant de débile mentale, étaient... insultants, pas « mieux informés »…<br />

– euh, j’ai un Bac <strong>Ma</strong>ths, félicitations du jury. Pardon.<br />

– C’est vrai s’mensonge ?!<br />

?<br />

– je sais pas.<br />

(Ça dépend si ici était un rêve ou pas.)<br />

212


– Hé ! C’est quoi un cosinus alpha ?!<br />

?<br />

– ben, cosinus, c’est une abscisse de point sur cercle… de rayon unité, et l’angle en question, avec le<br />

centre et l’horizontale, euh… on peut l’appeler alpha ou téta, s’qu’on veut.<br />

– OK, j’en sais rien, moi, mais OK. Ouais, alors : si t’es pas débile, pourquoi t’es proche d’cette débile<br />

?!<br />

– « proche » ?<br />

Amoureux, elle voulait dire ?<br />

– Pasque ! Normalement, si è reste toute renfermée encore comme ça, stop !<br />

?<br />

– Moi, si è se sociabilise pas un minimum, je classe ça « échec d’insertion » et j’la renvoie chez les<br />

débiles ! Et même si è chiale, c’est comme ça ! C’est sa faute !<br />

– oh, la pauvre…<br />

– Ben non ! Elle a qu’à bouger son cul !<br />

– oh non, tellement adorable toute timide effacée…<br />

– Hein ?! T’es arabe ? A insulter la dignité d’la femme ?!<br />

?<br />

– Euh, je suis pas arabe, non.<br />

Sauf si ici est un rêve, le rêveur pouvant être n’importe qui, inconnu… <strong>Ma</strong>is ne pas le dire à la<br />

dame, l’hypothèse du rêve étant classée schizophrène… motif d’internement « psychiatrique ».<br />

– Alors ! c’est quoi ces connries ?!<br />

– euh, Patricia est… à mon goût, un milliard de fois plus gentille, que les femmes fortes, pardon.<br />

– Ste crevure ?!<br />

– elle… vous a parlé de moi ? elle a deviné que… je serais capable de vous expliquer… ? sa position…<br />

(adorable), sa personnalité timide…<br />

– Non ! Enfin ! Là, j’lui ai donné un mois : si elle parle pas à quelqu’un, une heure entière, juré sur son<br />

Dieu débile, j’la renvoie chez les débiles !<br />

Et c’était ce « quelqu’un » que…?<br />

– È m’dit que tout le monde entier est « méchant, très méchant » (moi aussi ! – Paf, prends ça dans ta<br />

gueule, Eva !) SAUF… le gentil monsieur du flan à la vanille : vous !<br />

Oh…<br />

– merci… merci à elle, infiniment…<br />

– Ah-ah-ah ! Etre apprécié d’une débile mentale, c’est vrai : ça fait un super titre de gloire !<br />

– c’est pas ça…<br />

– Stop ! J’t’arrête tout d’suite : tu pourras rien en faire, au lit ou quoi ! Elle est malformée, imbaisabe,<br />

c’est dans son dossier médical ! Une tare parmi mille ! Adieu ? Ça t’intéresse plu’, du coup ?!<br />

– madame, c’est de la tendresse, infinie, que j’éprouve envers elle… c’est pas sexuel…<br />

– Hein ?! T’as quel âge ?!<br />

– vingt neuf ans, pardon.<br />

– Ouais, è m’a dit qu’t’as pas d’bague, mais… « le plus beau monsieur du monde », è te décrit !<br />

??? Lui ? Ou… erreur sur la personne, malentendu ?<br />

– moi ?<br />

– T’as couché avec combien d’femmes jusqu’ici ?!<br />

Outch, vachement personnelle comme question…<br />

– euh, zéro, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! Nul !<br />

Oui, pardon.<br />

– Bref ! Si tu t’cherches une première, ça sra pas elle !<br />

– pardon, non, c’est pas le sens de… mon sentiment… envers elle…<br />

– « Sentiment » ?! T’es amoureux d’elle ?!<br />

– oui, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is pourquoi tu lui as pas dit ?! Connard !<br />

Euh…<br />

– il y a… quatorze ans… sa sosie, d’origine polonaise aussi… m’a rejeté… quand j’ai tendu la main…<br />

– Eh, y’a pas qu’une seule gonzesse au monde !<br />

Euh, avec le cerveau embrumé par les cachets, pour pas ré-essayer de se tuer…<br />

– je me suis adressé à une agence matrimoniale…<br />

– Ah-ah-ah ! Et si y’avait eu La Naine inscrite, tu l’aurais choisie ?!<br />

– oui.<br />

– Et alors pourquoi t’as pas d’bague !<br />

213


Euh…<br />

– j’ai… choisi, sur catalogue, visages, douze jeunes filles. Onze philippines et une cambodgienne,<br />

pardon. Aucune a répondu, pas intéressées par moi.<br />

– T’fais quoi comme métier ?!<br />

– ouvrier, pardon.<br />

– Hein ?! Tu disais pas qu’t’avais eu un Bac canon ?!<br />

– si, mais je… j’étais triste, pas ambitieux, au contraire…<br />

– « Suicide social » ?!<br />

– pardon… mais… Patricia, par son sourire timide… m’a guéri… je vais mieux, depuis trois ans et<br />

demi…<br />

– Et ! T’accepterais de lui parler ?! La faire parler ?!<br />

– essayer, oui, avec immense joie… ou… nous promener, dans les rues, ou un parc, en silence gentiment…<br />

– Non ! Vous frez s’que vous voulez si è sort d’son repli autistique ! <strong>Ma</strong>is d’abord ! È doit s’sociabiliser,<br />

sinon j’la refourgue chez les débiles !<br />

– je serais immensément heureux de… prendre un verre avec elle, nous parler, faire connaissance…<br />

– Voilà ! Invite là ! A mon avis, t’aurais dû l’faire dpuis des années, mais si t’es trop con c’est presque<br />

une chance pour elle ! Du coup : elle a ses chances, elle, ah-ah-ah ! Allez, c’est fini vos silences débiles<br />

!<br />

Et ça a raccroché.<br />

214


AUTRE LENT CHALLENGE, DIFFÉRENT<br />

C’est au cours de sa 141 e visite à sa petite pâtissière chérie, officiellement pour acheter sa<br />

141 e part de flan, qu’elle a parlé, brisé la glace (de respect mutuel à distance) – en pliant le petit paquet,<br />

elle a murmuré :<br />

– m… meu-s… sieu, m… ma t… tutelle n… ne dih… j… je nois v… vous p… pahler…<br />

Et lui, idiot, il a cru que c’était un truc professionnel :<br />

– Nous parler à nous, les clients ? ça dépend : beaucoup adorent votre silence, calme, respectueux…<br />

Elle a souri, rougi, baissant un peu plus les yeux. <strong>Ma</strong>is elle a fait non, du menton.<br />

– v… vous pahler à v… vous, s… seunement, m… meu-s… sieu…<br />

Aïe (là il croyait que c’était pour lui dire qu’il était démasqué comme amoureux secret, et qu’il<br />

fallait ne plu’ jamais revenir – quoique, professionnellement, elle n’ait pas le droit de le dire, d’où :<br />

demande de conseil à ses parents, ou tutelle, pardon, petite orpheline chérie).<br />

– Oui, on pourrait se parler en dehors du magasin, pas de problème. Tout à l’heure après votre journée<br />

(bientôt finie) ?<br />

Elle a paru paniquée. Ne répondant pas. Alors :<br />

– Ou demain matin, samedi (je sais que vous travaillez pas, ici, le samedi).<br />

Comme ça elle pourrait venir avec son copain du moment, protecteur (elle devait se croire<br />

menacée de viol par tous ses amoureux secrets, son intuition n’allant pas jusqu’à percevoir sa spécificité<br />

à lui, amoureux platonique).<br />

Ils se sont donc revus le lendemain matin, officiellement à dix heures, mais elle était déjà là,<br />

près de l’Abribus, quand il est arrivé cinquante minutes en avance. Elle était seule, étonnamment. Et<br />

elle était adorablement habillée : toute de pudeur et réserve, sans sa blouse blanche professionnelle –<br />

avec des vêtements gris, jupe mi-longue, ras du coup.<br />

– ‘Jour <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle tremblait la pauvre, de froid peut-être. Elle tenait un petit gâteau emballé, devant elle.<br />

– j… jouh m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Et elle lui tendait le gâteau, à lui ! En tremblant, inquiète, comme persuadée qu’il allait refuser,<br />

se fâcher.<br />

– C’est pour moi ? merci, infiniment.<br />

Il l’a pris, et elle a rougi, souri, baissé les yeux, timide.<br />

– Je vais vous rembourser, c’est le prix habituel ?<br />

Elle a fait non, et il a pris peur, craignant : « non, c’est gratuit mais en échange : ne revenez<br />

plu’ jamais, compris ? ».<br />

– n… non, s… c’est m… mon k… caneau, p… pahdon… pahdon…<br />

Et le silence. Elle tremblait, semblant attendre une catastrophe. La rassurer :<br />

– Je l’accepte, avec joie, ce cadeau, manemoiselle. Immense joie, merci.<br />

Elle a rougi, encore, souri, toute toute timide. Il attendait les mots qui tuent, là : « puisque vous<br />

avez accepté, le prix à payer, donc, c’est de ne plu’ jamais venir m’embêter, voilà ! » (enfin, bégayé à<br />

sa douce façon timide gentille, pardon).<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

Silence. Elle tremblait. Long silence. Comme si elle n’avait aucun rejet à formuler, merveilleusement.<br />

Seulement instruction de « lui parler ».<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je peux vous inviter ? prendre – au bar là – prendre un chocolat chaud, ou un café<br />

chaud ? (pour vous réchauffer, pardon – j’aurais dû venir plus tôt encore). Elle a fait une petite<br />

moue adorable, comme si elle ne savait pas comment dire non. Il l’a aidé :<br />

– Non ? pas de problème.<br />

– m… mèhci, m… mèhci… k… que j… je a… p… pas le dhoit v… vous coûter n… n’ahgent… p…<br />

pahdon…<br />

??? Et ça semblait sincère, totalement. Elle trouvait normal de lui offrir un flan mais pas normal<br />

de recevoir un chocolat en échange. Et... il a croisé ses yeux, courageusement levés vers lui,<br />

petite naine mignonne. Ses yeux étaient pleins de larmes retenues. Et il lisait en eux mille complexes,<br />

comme si elle approuvait les clients méchants, la traitant de débile, d’incapable, de crevure, oh… Il<br />

allait essayer de la rassurer, mais sans la brusquer : doucement.<br />

– D’accord, je vous explique, simplement : là, aujourd’hui, ce matin, j’ai pas pris de petit déjeuner,<br />

alors je vais aller prendre un chocolat chaud, pour aller avec ce gentil gâteau, merci.<br />

Elle a souri, hoché le menton. Silence.<br />

– Bien. Et vous, vous allez faire quoi ?<br />

Elle a cligné des yeux, cherché dans ses pensées, mis la main devant sa bouche, comme si<br />

elle craignait de dire une bêtise. Silence. L’aider encore :<br />

215


– Par exemple, une possibilité, qu’est-ce que vous pourriez faire ?<br />

Elle a fait oui.<br />

– m… mèhci… ou… ou-i… s… si j… je pouhais n… ne vous attende d… dehoh… et… et k… quand<br />

v… vous n’avez f… fini, s… si v… vous n’avez u… une minute encoh… p… pahdon…<br />

Oh, pauvre chérie, prête à l’attendre lui, dehors dans le froid, dans l’espoir de lui parler encore<br />

une minute, à sa sortie. Ne pas éclater de rire, ne pas la couvrir de bises, chuut, doucement :<br />

– Oui, c’est une possibilité, très bien.<br />

Elle s’est détendue, heureuse, rassurée.<br />

– On y va ?<br />

Et ils se sont mis en route, à petite vitesse. L’un près de l’autre, c’était merveilleux. Silence.<br />

Alors, avec précaution :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, c’est… un peu triste, pardon, de prendre ce petit déjeuner tout seul. Est-ce que, pour<br />

que je me sente moins seul, vous accepteriez de… entrer, vous asseoir à ma table, être là, simplement…<br />

Elle a rougi, la pauvre. Souriante, incrédule. Hésitante. <strong>Ma</strong>is elle a fait Oui.<br />

– Merci, manemoiselle.<br />

– m… mais n… n…<br />

Non ?<br />

– n… n’y a m… maname(s) m… mieux… à n’intéhieuh… s… c’est sûh…<br />

Une dame (ou des dames) mieux qu’elle, bien sûr ? Oui, elle semblait immensément complexée,<br />

et sa tutelle semblait lui avoir dit de… parler à quelqu’un qui semblait bien l’aimer, essayer de<br />

parler.<br />

– « Mieux », c’est… « relatif », pardon…<br />

Elle connaissait ce mot ? Elle traitée parfois de « sale polak », maîtrisant mal la langue française,<br />

pardon…<br />

– Personnellement, j’aime pas beaucoup les gens inconnus, je préfère passer ce moment avec ma<br />

petite pâtissière gentille… fidèle souriante gentille…<br />

Elle est restée un instant figée, semblant se répéter les mots entendus, et puis… elle a rougi,<br />

rougi… cramoisie, la pauvre… Avec un sourire retenu, à grand peine, et comme un bonheur immense…<br />

Il l’a laissée souffler, plusieurs minutes. Jusqu’à leur arrivée à la porte du bar. <strong>Ma</strong>is elle s’est<br />

arrêtée deux mètres avant la porte. Alors, doucement :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, s’il vous plaît : je vous demande de venir, vous asseoir un moment, avec moi. Me<br />

tenir compagnie simplement. Pendant que je mange, je bois.<br />

Elle a souri, et fait oui, du menton.<br />

– m… mèhci, m… mèhci…<br />

? Sans qu’il ait encore dit qu’il allait lui offrir à elle aussi une boisson chaude ? Ou simplement,<br />

merci de ne pas l’abandonner dans le matin frisquet, vu qu’elle resterait devant la porte, pour ne pas<br />

manquer sa sortie… Oh, pauvre chérie… Il lui a ouvert la porte, et… elle a paru paniquée, comme si<br />

elle n’était jamais entrée dans un bar. <strong>Ma</strong>is… elle a fermé les yeux, une seconde, fermé les poings, et<br />

elle est entrée, comme on va à l’abattoir… Il l’a suivie aussitôt, pour ne pas l’abandonner à l’inconnu.<br />

Et, dans le bar, il n’y avait personne, que le barman, barbu.<br />

– Salut, msieur !<br />

– ‘Jour msieu, on peut… s’asseoir, pour un petit moment ?<br />

– Ah-ah-ah ! Ben ouais, ça marche comme ça ! Faut consommer, simplement ! V’prendrez quoi ?!<br />

– Euh, un chocolat chaud… Euh, faut consommer tous les deux ?<br />

Lui, Gérard, il évitait de regarder sa petite chérie, qui aurait sans doute dit non, au risque de<br />

s’enfuir s’il insistait.<br />

– Ben ouais ! Les gosses aussi ! Et ’pas qu’y z’attrapent froid ! Pareil !<br />

– Euh, msieu, mon amie est pas une enfant : c’est une adulte de petite taille.<br />

– Ah-ah-ah ! Une naine ! Qu’elle est con ! Pourquoi è fout pas un décolleté d’enfer, à afficher ses roploplos<br />

! On verrait tout de suite !<br />

– Moi je préfère les timides gentilles.<br />

– Ah-ah-ah ! Chacun ses goûts ! Moi (à part Germaine), c’est les « tigresses », mon genre. Roaaarh !<br />

Ah-ah-ah ! Allez, vous choisissez vote tabe, j’vous apporte deux chocolats ? Ça fait quatre Euros !<br />

Il s’est retourné vers sa petite chérie, les yeux baissés, cramoisie.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous aimez le chocolat chaud ?<br />

Elle a avalé sa salive, et fait oui. Silence. Alors il est revenu au barman, qui demandait :<br />

– C’est OK ?!<br />

– Oui.<br />

216


Et il a payé. Pas de problème, avant d’emmener sa petite chérie vers une table éloignée, près<br />

du radiateur.<br />

– Venez…<br />

Et ils sont allés. Il s’est posé, et elle s’est hissée, petite chérie. Table pour deux, face à face,<br />

elle avait encore les joues rouges. Silence. La laisser souffler. Le monsieur a apporté les tasses.<br />

– Voilà !<br />

– Merci msieu.<br />

– m… mèhci… m… mèhci…<br />

– Ah-ah-ah ! Et bègue en plus ! Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is chacun ses goûts : j’respecte !<br />

Et il est parti, rigolard. La petite jeune fille, très malheureuse maintenant, semblait au bord des<br />

larmes. Alors il a dit, très doucement :<br />

– Oui, ça dépend des goûts : moi j’aime pas bien les gens qui parlent très fort, pour écraser les autres.<br />

Je préfère votre petite voix craintive, on voudrait vous protéger, manemoiselle…<br />

Il a failli ajouter « tendrement », mais il ne l’a pas dit. Heureusement peut-être, parce qu’au<br />

lieu de rougir confusément, elle a paru apaisée, presque regonflée de dignité, un peu. Ouf.<br />

– m… mèhci… n… n’in-f… fini…<br />

Bien. Silence. Il a pris sa tasse et l’a portée à ses lèvres : sans surprise, c’était beaucoup trop<br />

bouillant à son goût et il l’a reposée. La petite jeune fille a fait pareil, sauf que ce n’était pas…<br />

« monter la tasse à ses lèvres » mais « descendre la tasse à ses lèvres », si mignonne petite chérie.<br />

– s… c’est ch… chaud p… pahdon… pahdon…<br />

– Oui, moi aussi, pardon, je vais attendre un peu, avant, pardon.<br />

– m… mèhci…<br />

Elle a remonté la tasse, avec précaution, et frayeur, oui : craignant que ses tremblements<br />

fassent verser le liquide. Et… il réalisait, oui, qu’elle était trop petite pour avoir vu que le niveau de sa<br />

tasse à lui restait « pleine ». Elle ne voyait pas par-dessus et avait pu craindre que le protocole soit<br />

« siroter ça d’un trait, en une minute maximum, et repartir ».<br />

– Voilà, on va prendre le temps, que ça refroidisse… tranquillement…<br />

Elle souriait, immensément, heureuse. Presque émue aux larmes, oh… Il l’a laissée respirer,<br />

attendant un éventuel mot d’elle. Elle pourrait expliquer pourquoi sa tutelle avait parlé de lui, ou quels<br />

termes elle avait interprétés comme lui correspondant, à lui. Silence.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… m’appelle Gérard… Nesey, vous pouvez m’appeler Gérard.<br />

Elle a rougi, très fort, baissant les yeux. Comme « heureuse » de savoir son nom, incroyablement.<br />

Enfin… lui aussi, il serait immensément heureux de connaître son nom à elle, mais c’était différent<br />

: il était amoureux d’elle, pardon. Silence.<br />

– m… mèhci… n… n’inf… fini, j… géhah…<br />

Murmuré, à peine… adorable.<br />

– Ah-ah-ah !<br />

Là-bas, le barman rigolait. Il a allumé la radio, et une musique vilaine (jazz ?) a rempli la<br />

grande pièce. Oui, comprenant la timidité de la petite jeune fille, murmurant tout bas, il avait saisi<br />

qu’un brouhaha couvrant leur voix la mettrait plus à l’aise. Gérard regrettait de ne pas avoir laissé de<br />

pourboire, du coup (si ça se fait, dans les bars, il n’avait pas l’expérience, pardon). Revenir à sa petite<br />

chérie, qui a baissé les yeux. Elle le regardait ? pas en face, mais dès qu’il regardait ailleurs ? Adorable…<br />

Pardon, essayer de moins la regarder, alors. Pour qu’elle se sente moins écrasée, sur la défensive.<br />

Regarder un peu la rue, là bas. Silence.<br />

– Et moi, manemoiselle, est-ce que… je pourrais connaître votre nom ?<br />

Silence. Et en la regardant, il a croisé ses yeux. Comme toute embêtée… Que dire ? Peutêtre<br />

« ou non, OK, si vous préférez rester anonyme, pas que ça devienne une amitié, OK, tout est<br />

possible ». Ou…<br />

– p… pat’icia…<br />

Merveilleux… Ce serait « je vous aime, Patricia », dans ses rêves… (ou « je t’aime, Patricia »<br />

puisqu’il y avait mille variantes, de situations). Silence.<br />

– Enchanté, Patricia, merci.<br />

Elle a rougi, timide, baissé les yeux… Silence. Sans ajouter son nom de famille.<br />

– Patricia, est-ce que… je pourrais connaître votre nom de famille, aussi ?<br />

Elle a fait la moue, et comme « avoué » :<br />

– n… n… nié-z… zévska… p… pahdon, s… c’est n… ne sang z’impuh…<br />

Aïe, agressé par cet hymne national débile, xénophobe, appelant à faire couler le sang (prétendu<br />

« impur ») étranger, femmes et enfants compris ?<br />

– Moi je trouve que, au contraire, vous devriez être Miss Pologne, et Miss France, Miss Monde…<br />

Elle a rougi, très fort, immensément confuse…<br />

217


– Vous connaissez l’histoire de Napoléon ?<br />

Elle a cligné des yeux, et fait non, coupable.<br />

– C’était le… « roi » des Français, et… au lieu de… préférer une Française, il est tombé fou amoureux<br />

de <strong>Ma</strong>ria Walewska, une petite polonaise…<br />

Elle a rougi encore, très fort.<br />

– Patricia, ceux qui chantent qu’il faut tuer le « sang impur », ils sont pas beaux, de cœur. Non. Ils<br />

tueraient des bébés innocents, simplement parce qu’ils sont nés « ailleurs », c’est affreux. Si les<br />

étrangers faisaient pareil avec nous, on trouverait ça horrible, alors c’est mal de le dire, nous. Moi j’ai<br />

toujours refusé de chanter cet hymne abominable.<br />

Elle a fermé les yeux, joint les mains, et s’est signée, religieusement. Oui, petite polonaise<br />

catholique. <strong>Ma</strong>is le silence retombait, sans qu’elle explique son geste. Etait-ce que ce qu’il disait lui<br />

paraissait miraculeux, inespéré ? Ou bien que l’amitié entre tous les humains, sans frontière, était<br />

l’idéal chrétien ? Ou bien que « parler de meurtre » était un péché interdit ? Ou bien est-ce qu’elle<br />

craignait que la police les mette tous les deux en prison pour offense au patriotisme requis ? Mystère…<br />

Enfin, « Patricia Niezewska », elle s’appelait, « sa petite pâtissière chérie », c’était merveilleux,<br />

de le découvrir. Devait-il le dire ? Silence. Ou…<br />

– Votre… « tutelle » vous a… ? demandé de parler à… ?<br />

Silence. Elle a fait Oui, sans compléter la phrase en suspens. Enfin, peu importe.<br />

– Alors : n’ayez pas peur, on peut parler, oui.<br />

– m… mais…<br />

Catastrophée. Silence. Long silence. Il attendait, simplement, lui laissant le temps.<br />

– j… je p… pas mien bahler…<br />

« Je pas bien parler », une phrase qui devait faire hurler les institutrices, les assistantes sociales,<br />

pardon.<br />

– C’est pas grave entre nous, Patricia : c’est différent du magasin… Il y a pas de client pressé qui va<br />

entrer derrière. Là on a plus d’une heure tranquille, devant nous. Alors… vous pouvez… doucement :<br />

chercher les idées dans votre tête, ensuite : chercher les mots, et puis après : dire ces mots. Et je suis<br />

pas professeur, si c’est pas comme dans les livres, c’est pas grave.<br />

Elle le regardait, ébahie, comme si personne au monde ne lui avait jamais dit des mots pareils,<br />

étonnamment. Pourtant ça paraissait tellement évident – enfin, la tutelle l’avait peut-être dit, pour<br />

essayer de guérir son bégaiement, mais Patricia n’y aurait pas cru, avant de l’entendre une deuxième<br />

fois, indépendamment. Silence.<br />

– mèh-ci… n’in-fini… gé-hah…<br />

Sans bégayer, miracle. Il a souri, immensément.<br />

– Bravo, Patricia… Si c’est grâce à moi, ce progrès, je suis super-content…<br />

Elle a rougi, souri, heureuse confuse, adorable. <strong>Ma</strong>is intégrant l’idée, oui, qu’il était lui aussi<br />

heureux de cet instant, de cette proximité. Silence. Et il n’osait pas dire quelque chose, parce qu’elle<br />

semblait à nouveau chercher les mots, avec sa nouvelle recette toute neuve.<br />

– mèh… ci, n’in-fini, gé-hah… si… j-gentil… n’infini…<br />

– Patricia, c’est… on peut appeler ça « gentillesse », mais en fait c’est plus simple, pluss… dirigé…<br />

avec vous j’ai envie d’être gentil, avec le monsieur du bar qui insulte, je fais mes yeux méchants…<br />

Il a froncé les sourcils pour dire, et elle a eu un immense sourire, amusée, comme il ne l’avait<br />

jamais vue… Il a relâché ses sourcils et souri avec elle. En un délicieux moment de complicité, proximité.<br />

Et puis elle s’est massée un peu les pommettes, toute confuse, semblant découvrir cette sensation<br />

de sourire amusé, un peu douloureuse pour les joues, pardon. Silence. Long silence. Elle ne<br />

semblait rien chercher à exprimer, juste être heureuse d’être assise là, avec lui (oh joie, pour lui aussi)...<br />

– Patricia, ça fait trois ans et demi qu’on se « connaît » (de vue), qu’on se fait des sourires, silencieux…<br />

Elle a baissé les yeux, toute rouge confuse, comme si – pardon, non, euh… (Elle semblait<br />

sous-entendre « vous croyez que je suis amoureuse de vous, éh, idiot ! »).<br />

– Je veux dire (pardon), je crois qu’on se trouve « sympathiques », l’un l’autre, depuis le premier vendredi,<br />

ou le deuxième, enfin ou...<br />

Elle a hoché le menton. Silence.<br />

– n… ne tatohze m-mahs…<br />

Hein ???<br />

– Oui, le 14 <strong>Ma</strong>rs il y a trois ans, notre deuxième rencontre, ma première « revenue », je l’ai écrit<br />

dans… mon « journal » (personnel).<br />

Pas « journal intime », enfin si, mais ça se dit pas.<br />

– m… moi z… z’aussi…<br />

218


Hein ??? Et elle piquait un fard phénoménal… Oh… Serait-ce l’impossible miracle de… d’un<br />

amour réciproque, coup de foudre mutuel ??? Non, ça existe pas (avec un moche comme lui). Silence.<br />

Elle recommençait à trembler, toute perdue par cet aveu, immense. Demi-aveu, juste de rencontre<br />

marquante, sans rien dire de plus.<br />

– Et depuis… nos sourires fidèles… nous… rencontrer, apprécier, ça fait de nous… un peu… des<br />

« amis », non ?<br />

Cra-moi-sie… <strong>Ma</strong>is elle n’a pas dit non, pas du tout. Elle cherchait l’air maintenant, elle cherchait<br />

les mots, elle était au bord des larmes. <strong>Ma</strong>is elle n’a pas dit Oui, elle a dit :<br />

– m-mèhci… n… n’à n… n… n… n-n…<br />

– À « n’infini » ?<br />

– ou… ou-i…<br />

Heureuse, bienheureuse, comme se sentant comprise. Elle était émue aux larmes, et soutenait<br />

son regard, maintenant. Oh, une larme a coulé, et puis l’autre œil aussi. Et elle a baissé la tête,<br />

pour s’essuyer, honteuse.<br />

– Patricia, si c’est des larmes de bonheur, c’est pas grave…<br />

Elle a reniflé, reniflé encore. Alors la faire sourire, essayer :<br />

– Si c’est des larmes de chagrin, dites-moi, et je vais me gifler.<br />

Elle a relevé les yeux, perdue.<br />

– n… non… n… ne m… monheuh… n… n’in-fini…<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique.<br />

Et elle a rougi encore, souriante à nouveau. Heureuse, simplement. Il l’a laissée souffler. Il<br />

aurait pu boire une gorgée de chocolat, pour se donner une contenance, faire quelque chose, pour<br />

détendre l’atmosphère. <strong>Ma</strong>is il ne voulait pas brusquer la fin de la tasse, Patricia croirait devoir partir.<br />

Non, ce chocolat chaud était un alibi pour être là à l’intérieur, ensemble, sans comptoir ni devoir professionnel<br />

au milieu. Bien. Silence. Long silence. Euh…<br />

– Patricia, je… j’ai toujours aimé… vos silences, doux et calmes, merveilleux…<br />

Nouvelle rougeur, pardon.<br />

– Et… en même temps, peut-être qu’on devrait… faire connaissance, un peu, nous parler un peu de<br />

soi, chacun, chacune, non ?<br />

Elle a recommencé à trembler, à nouveau, mais… elle a appliqué sa recette, visiblement,<br />

chercher les idées, longuement, puis les mots pour le dire, puis… :<br />

– mais… je… pas n’in-téhessante, pah-don…<br />

Il n’était pas du tout d’accord, mais il devinait qu’il ne fallait surtout pas dire « Non ! », qu’elle<br />

entendrait comme « Tu dis n’importe quoi, t’es vraiment nulle, ils ont bien raison ceux qui te traitent de<br />

débile ! C’est pour ça qu’t’es sous tutelle ? Officiellement handicapée mentale ? J’confirme ! » Chuut…<br />

– Oui, Patricia, c’est votre sentiment, je le comprends…<br />

Elle a souri, soulagée, oui, ayant apparemment envisagé la paire de gifles en retour, genre<br />

« si t’es trop con pour accepter que j’m’intéresse à toi, vas te faire foutre ! »…<br />

– En même temps… se sentir… « une moins que rien »… ça peut faire souffrir, à l’intérieur…<br />

– m… mèhci k-comp’ende, géhah… m-mèhci…<br />

Et dans ses yeux, mouillés, oh adorable Patricia, il y avait une… chaleur, pas « tendresse »<br />

non (’faut pas rêver) mais… c’était apparemment les mots qu’elle rêvait d’entendre, la compréhension<br />

qui seule pouvait la réconforter. Oui. <strong>Ma</strong>is, euh… à partir de là, comment dire tout le contraire, sans la<br />

brusquer, sans qu’elle se referme ? Tiens, une idée :<br />

– Patricia, si je le sais, c’est parce que… moi aussi, je me sens un moins que rien…<br />

Elle a porté la main à sa bouche, catastrophée, tremblante. De déception ?<br />

– n-non ! s-c’est n… ne cont’aih…<br />

– Le contraire ?<br />

– t… toutes les filles du monde… n… ne f… folles z’amouheuses ne vous, j… géhah… v-vous s… si<br />

mèhveilleux…<br />

??? Euh, c’est ce qu’il avait failli dire en sens inverse, mais… oups, c’était une déclaration<br />

d’amour, de Patricia envers lui ??? (indirectement : toutes amoureuses donc elle aussi). Il a hésité à<br />

conclure en retour pareil : « non, moi je crois que c’est le contraire : tous les hommes du monde,<br />

même ceux qui font semblant d’être méchants, ils sont fous amoureux de vous, vous si touchante,<br />

merveilleuse ». Hum, le dire ou… ?<br />

– Beaucoup de filles préfèrent les musclés, les riches, dominants. Pas un « gentil »…<br />

– n-non… oh, non… s… si j-gentil n… ne mèhveilleux…<br />

– Voilà, Patricia : peut-être que, en vrai, vous êtes la seule au monde à me trouver merveilleux, et<br />

moi… je serais le seul au monde à vous trouver merveilleuse…<br />

219


Elle a baissé les yeux, perdue, souriante incrédule, émerveillée en même temps. Silence.<br />

Long silence. Elle a porté les mains à ses tempes, fermant les yeux, comme si elle avait la tête qui<br />

tourne. Comme saoule, de bonheur, pur. Silence.<br />

Il hésitait à le dire en clair : « je vous aime », mais il craignait d’aggraver son émotion, pauvre<br />

Patricia chérie, au bord de la syncope. Ou… dédramatiser, oui :<br />

– Patricia, je… pense que… tous les deux, on… « imagine », l’autre… on se connaît pas, en vrai…<br />

Elle a hoché le menton, faiblement, avec une légère moue d’évidence, signifiant apparemment<br />

« si vous me trouvez merveilleuse, c’est que vous vous trompez, vous aimez une fille imaginaire,<br />

pas la vraie que je suis hélas ».<br />

– Alors, je pense, le mieux… ce serait de… devenir « amis », simplement… pour commencer… se<br />

promener ensemble, par exemple… sans vous obliger à trop parler beaucoup, pardon…<br />

Elle a souri, reniflé, une nouvelle vague de larmes coulait. De bonheur apparemment.<br />

– L’idéal, pour moi, ça serait de vous revoir tous les samedis matins, comme ça, nous promener plusieurs<br />

heures, ensemble…<br />

Elle s’est signée, encore. Sans qu’il comprenne – c’était soit « miracle, ce que j’avais supplié<br />

d’obtenir, dans toutes mes prières, d’impossible… », soit « protégez-moi, Seigneur, il dit qu’il veut<br />

marcher, un parc ou quoi, mais est-ce qu’il veut me tirer dans les fourrés ? »… Silence.<br />

Il a bu une gorgée de chocolat. Silence, elle cherchait les mots.<br />

– j’es-pèh… je… néjà… mohte… et c’est… pouh… nes sièkeu des sièk…<br />

Mh ? Elle espérait être morte, pour que leur histoire – impossible « en vrai » ? – dure « pour<br />

les siècles des siècles » (le mot religieux pour dire « toujours ») ?<br />

– Patricia… Morts ou vivants, c’est possible… une tendre amitié, éternelle… ou un mariage, éternel…<br />

Il avait pensé qu’elle rougirait, confuse, en hochant le menton, mais… non, catastrophe (oups,<br />

pardon, il n’avait rien compris, tout interprété de travers, pardon). Euh, que dire ? <strong>Ma</strong>is elle cherchait<br />

les mots, attendre, pardon…<br />

– que… en… pluss… je… malfohmée… pas… tapabe… ne hende… un homme… heuheux…<br />

<strong>Ma</strong>lformée ? pas capable de rendre un homme heureux ?<br />

– Sauf moi, Patricia. Aujourd’hui, c’est le pluss beau jour de toute ma vie…<br />

Ses yeux, toute en larmes, pauvre chérie…<br />

– m… mais j… je pouha p-pas… v… vous pèhdez v… voteu temps… p-pahdon, j… géhah…<br />

– Patricia… normalement, les jeunes filles veulent – chez les hommes – pas du tout un cœur, mais un<br />

animal en rut, et un portefeuille gonflé aussi… moi j’ai qu’un cœur, à vous donner, immense pour<br />

vous…<br />

Oh, subjuguée, comme en extase sous ces mots…<br />

– Patricia, ce que j’espère, c’est que dans six mois, pour mon anniversaire de trente ans (rien que<br />

tous les deux, j’inviterai personne d’autre), on pourra… échanger un bisou, sur la joue…<br />

Elle pleurait, de bonheur…<br />

– s… si j… je tombe m-mohte d… de monheuh, s… c’est pas ghave… j-géhah… m… mouhih z…<br />

z’heuheuse s… si z’heuheuse…<br />

Il a souri.<br />

– S’il vous plaît, non, Patricia, m’abandonnez pas tout seul sur cette Terre…<br />

– n… n’une m… mèhveilleuse n… ne vous k… consoleha… g… ghande et belle, n… n’inténigente…<br />

– Avec moi, anormal, c’est pas possible, pardon. Je resterai éternellement fidèle à ma petite Patricia,<br />

l’amour de ma vie.<br />

Elle a fermé les yeux, cherchant l’air. Pardon de la brusquer ainsi, « la première fois », mais<br />

ça faisait trois ans et demi que ça couvait, cet amour secret, c’était plus un aveu qu’une pulsion.<br />

– Pour pas que vous tombiez morte, quand on se fera le bisou, je vous serrerai les épaules, bien fort,<br />

dans mes bras, par exemple.<br />

Elle a tressailli, avec un sourire ravi, avant de rougir très fort. Et elle a cherché les mots, apparemment<br />

pour dire quelque chose comme « je tomberai encore deux fois pluss morte ! »… <strong>Ma</strong>is elle a<br />

seulement hoché le menton, d’accord avec ce projet, de futur, idyllique.<br />

220


LE CINÉMA PAR LETTRES<br />

<strong>Ma</strong>nemoiselle (ou <strong>Ma</strong>demoiselle, si vous n’adoucissez les consonnes qu’à l’oral, pardon),<br />

Comme vous me l’avez demandé, je vous explique « dans une lettre » mon « invitation au cinéma<br />

». J’ignore le sens de cette demande, comme vous ignoriez le sens de mon invitation, à l’évidence<br />

nous ne sommes pas doués pour comprendre les non-dits, les silences, vous et moi, pardon (même si<br />

nous sommes nous-mêmes silencieux, effacés, réservés, non-disants d’habitude pardon). Je réponds<br />

aux trois hypothèses que j’imagine :<br />

1- Pour l’employeur Monsieur Le Pellec :<br />

Monsieur,<br />

Votre petite employée du vendredi après-midi est très merveilleuse, et c’est grâce à elle que<br />

beaucoup de clients reviennent fidèlement ce jour là. Vous pouvez lui confirmer qu’elle a pleinement<br />

le droit de refuser les invitations des clients amoureux, et que ce n’est nullement une faute professionnelle,<br />

simplement sa liberté d’une personne à part entière. Les « inviteurs » eux-mêmes le comprennent<br />

très bien, cette invitation est simplement une demande de confirmation, ça voulait dire « il suffit<br />

de répondre non, je comprendrai (que vos délicieux sourires-silencieux ne cachent pas un amour secret<br />

réciproque) ». Personnellement, je souhaiterai redevenir un client tout à fait ordinaire, anonyme.<br />

Je suis prêt à vous verser, Monsieur Le Pellec, deux mois de mon salaire (donc deux fois 1 SMIC net<br />

mensuel), en dédommagement pour le grand trouble que j’ai occasionné chez votre employée, pardon<br />

(peut-être suis-je seulement le troisième ou quatrième, à effectuer ce geste d’invitation coupable, pardon).<br />

Je paierai même si vous m’interdisez de revenir (et j’obéirai). Confirmez-moi, mon adresse est<br />

Gérard Nesey, 6 rue Mickey Newbury, Appt 13, 59030 Lille.<br />

2- Pour la police de Lille :<br />

Messieurs-dames,<br />

Je jure n’avoir aucune intention violente, d’aucune sorte, envers la jeune fille à qui j’ai adressé<br />

cette invitation. Si elle est menacée par une foule d’amoureux secrets et de dangereuses personnes,<br />

j’espère bien que vous parviendrez à la protéger. Pour ma part, je suis impuissant, depuis ma seconde<br />

tentative de suicide il y a quatre ans et demi, et elle ne risquerait absolument rien de moi, mais<br />

je ne veux de toute façon nullement la bousculer, l’importuner même seulement. En gage de bonne<br />

foi, je vous joins la photocopie de ma carte d’identité. Je n’ai pas le téléphone à mon domicile, mais<br />

vous pouvez me contacter auprès de mon employeur, l’usine Technotrix-59 au 03 74 95 25 99 (demander<br />

la Chaîne de Production 4, ouvrier Gérard Nesey). Je suis par ailleurs suivi « sous contrôle »<br />

par le Centre Médico-Psychiatrique du Nord, Rue Saint-Jean précisément, Docteur Goldmann actuellement,<br />

il peut vous garantir ma non-violence (envers autrui).<br />

3- Pour vous-mêmes, <strong>Ma</strong>nemoiselle :<br />

* Hypothèse A : réponse « Non, mon amant actuel apprécierait pas que je sorte avec un autre »<br />

C’est la réponse la plus normale, manemoiselle, celle que je m’attendais à recevoir. Ne vous<br />

sentez pas coupable de la formuler. J’espère rester debout, sans m’écrouler, j’essaierai de rester digne,<br />

pardon. Si vous exigez que je reste vivant, pour rien, sur cette Terre, je ne me tuerai pas,<br />

d’accord. Rester légume, simplement, en attendant un virus ou un chauffard, me délivrant. C’est pas<br />

votre faute du tout, c’est la faute de personne (ou de votre sosie, il y a 14 ans, on avait 15 ans). Elle a<br />

refusé mon invitation au ciné, déjà, je suis mort déjà, deux fois même, votre doux sourire n’a fait que<br />

du bonheur, petit bonheur, ces trois ans et demi, merci, infiniment. Même si c’est dur de vous dire<br />

adieu, pardon. (<strong>Ma</strong>is je devais le faire, à cause de mes rêveries, d’endormissement, depuis trois ans<br />

et demi, vous imaginant amoureuse secrète, de moi aussi, en sens inverse, c’est idiot pardon, je dis<br />

n’importe quoi, pardon).<br />

* Hypothèse B : réponse « Non, vous êtes pas mon style, je préfère les musclés, avec expérience<br />

virile »<br />

C’est aussi une réponse normale, j’imagine, celle que sous-entendait votre sosie à l’époque,<br />

je pense. Là aussi, je risque de plier un peu, comme à un coup de poing dans l’estomac, mais j’espère<br />

ne pas vomir, pardon. C’est juste un malentendu, pardon. Dans mon idéal, les jeunes filles seraient<br />

des anges sentimentales, mais en vrai vous êtes des femelles en chasse, c’est normal, comme les<br />

hommes normaux sont des mâles en rut, pardon. C’est la vie. C’est la faute de personne, c’est normal.<br />

Vous aurez pas brisé une vie, seulement ramené à la saine Réalité un rêveur malade, pardon.<br />

Pardon, manemoiselle.<br />

221


* Hypothèse C : réponse « Non, je préfère les femmes »<br />

Je vous comprends, manemoiselle : moi aussi je préfère les femmes, les hommes c’est pas<br />

beau, c’est nul. Soit c’est violent écraseur (comme les normaux), soit c’est des mauviettes (comme<br />

moi), dans tous les cas c’est des menteurs : infidélité (chez les normaux), amour inavoué (chez moi)…<br />

Envoyez-nous promener, c’est normal, pardon. (Enfin, quand je disais que je préfère « les femmes »,<br />

non, pas « toutes les femmes », seulement votre sosie autrefois, après avoir hésité avec sa camarade<br />

vietnamienne, et puis vous depuis trois ans et demi, c’est tout, et la petite actrice Sissy Spacek, qui se<br />

faisait comme vous deux traiter de « nulle » – quand elle était scolairement obligée de jouer au volleyball,<br />

dans un film).<br />

* Hypothèse D : réponse « Non, je suis timide, et je préfère être seule, avant de rencontrer le prince<br />

charmant »<br />

Ce serait presque la réponse idéale, que j’espérais, vous gardant merveilleuse dans mon esprit,<br />

même si je suis bien sûr pas assez bien en vrai. Et vous pouvez le dire, ne craignez rien, ni violence,<br />

ni hurlement, ni larmes devant vous (j’espère).<br />

Voilà, j’ai tout dit, expliqué je pense. Le sens de ma demande, platonique, innocente, amoureuse<br />

pardon, sans déranger (ou plutôt : pour ne plu’ jamais déranger, sans plu’ mentir, sans plu’<br />

acheter votre sourire un euro quarante, quelle honte… pardon).<br />

Je vous présente toutes mes excuses, coupables pardon, mademoiselle. Je vous souhaite<br />

bonheur, équilibre, avec la plus entière sincérité, je le jure.<br />

G----dN---y<br />

* * *<br />

Enveloppe brune, reçue par Gérard à son domicile, en URGENT et recommandé avec accuséréception<br />

(à Mélanie Duval, Foyer Social F2C2, 79 Rue St Jean, 59040 Lille), contenant 5 feuilles,<br />

deux d’une petite écriture adorable, propre timide, avec des lettres connues (avec étonnamment<br />

beaucoup d’accents circonflexes) mais aucun mot compréhensible (à première vue), pardon. Trois<br />

autres feuilles avec une grosse écriture un peu sale, pardon. Numérotées 1/ 2/ 3/ :<br />

1/ Salut Nesey,<br />

Je précise : je suis dans la dèche, et il faut financièrement m’aider. Ta ptite <strong>copine</strong> m’a donnée<br />

toutes ses économies, pour que je lui lise ta lettre (elle sait pas lire) et pour que je te traduise en<br />

lisible ses torchons à elle (ci-joints, pour preuves). A mon avis, il faut vraiment que tu lui répondes<br />

par lettre, parce que à parler en face, tu peux la tuer d’arrêt du cœur ! Et, bon, il faudrait que tu<br />

joignes un billet de cent Euros, pour moi qui vas lui lire(tu m’adresses la lettre à moi, je transmettrai,<br />

je lui lirai) : Mélanie Duval, Foyer Social F2C2, 79 Rue St Jean, 59040 Lille.<br />

Salut !<br />

MD<br />

PS. Ah oui, aussi, que j’explique, le contenu, avec la naine débile qui parle (traduite par moi), c’est<br />

d’abord en 2/ la lettre qu’elle aurait voulu t’écrire si tu lui avais demandée de te répondre par lettre,<br />

à ton invitation au cinéma. Et en 3/ c’est sa lettre après que je lui ai lu la tienne – tu l’as faite<br />

chialer, chialer, putain, moi j’ai dû gueuler, que la surveillante croyait que j’avais trop frappé la<br />

naine ou quoi ! (On lui gueule toujours après, mais on a pas trop le droit de la frapper). Ouais, au<br />

fait : les économies de la naine, théoriquement, c’était QUE pour lui lire ta lettre ! Que, après, j’ai<br />

tout traduit ces lettres débiles à elle, ça a pas été payé, ça. Tu serais un mec correct, c’est pas 100<br />

Euros que tu me filerais mais 200. Et 250 si tu veux que je sois un peu moins dure envers ta ptite<br />

« chérie » à la con. Salut.<br />

2/ Monsieur,<br />

Je vous dis pardon pardon que je suis pas intelligente pardon, je pas savoir quoi ne dire répondre.<br />

Je pas comprende qu’est-ce que ça veut dire c’est quoi vous demandez. C’est pour ça je n’a<br />

dire si vous pouvez expliquer une lettre. Pour que je réfléchir mille ans ou plus pardon. Pardon. Je<br />

222


suis perdue toute perdue à infini que votre inviter moi pardon. Que de toutes mes forces je voulais<br />

crier oui tout de suite avant que vous demandez à une autre à la place. En même temps je voulais<br />

pleurer et dire non c’est pas possible et c’est la fin du monde pour moi pardon. A la ligne, numéro<br />

un. Oui oui oui mille fois. Que c’est incroyable je aurais la chance infinie une heure auprès de vous,<br />

dans un cinéma, pour vous regarder sans déranger, et vous aurez grand sourire que des madames<br />

très belles grandes sur la télévision grande comme un mur. Que mon cœur de ronronner de bonheur,<br />

une heure entière, et j’espère mon cœur clic s’éteindre quand le mot fin, de mourir heureuse. Et<br />

vous allez juste partir c’est pas grave, les gens qu’ils nettoient (comme moi au foyer social), ils<br />

mettront la petite morte à la poubelle, morte heureuse elle a bien de la chance. <strong>Ma</strong>is j’ai très peur<br />

c’est pas ça vous voulez bien sûr vous. Et vous allez dire c’est un scandale j’avais pas le droit dire<br />

oui comme mentir, que les hommes ils dire cinéma, ça veut pas dire ça, ça veut dire cinéma et après<br />

surtout payer le prix vous donner du bonheur un petit peu essayer pardon, et moi je serai plus là.<br />

Comme menteuse pardon pardon pardon. Que c’est un scandale avoir dit oui, comme le contraire de<br />

amoureuse en vrai pardon. A la ligne, numéro deux. Non non non « snif ». Monsieur, en vrai j’ai<br />

pas le droit de dire oui, que je suis pas capable faire comme une femme. Que je malformée pardon<br />

elles dirent les infirmières, pas capable de rendre un homme heureux, comme un ange débile et nul<br />

pardon. Juste de faire pipi c’est tout c’est très nul elles rigolent pardon (même que ma poitrine elle<br />

est vraie, seulement). Alors j’ai pas le droit vous faire perdre votre temps pardon. Et je sais vous va<br />

allez être très en colère je ose dire non, que tellement la chance infinie une invitation de vous et dire<br />

non comme folle. Je voudrais être morte déjà que je toute déchirée de crier oui et non en même temps<br />

très fort et ça pas sortir ma bouche en plus que je parle pas bien. Monsieur, que je a pas dire oui tout<br />

de suite, je comprends vous aller plus jamais reviendre revenir au magasin, je va mourir ne toute<br />

façon. C’est pas grave, et c’est ma faute toute. Tout le monde il dire un bébé raté comme ça, ils devraient<br />

mettre à la poubelle, c’est du gaspillage que perdre de l’oxygène et du manger pour une<br />

nulle pareille pardon. Alors je vais m’en aller sans déranger, c’est pas grave, c’est bien même. Même<br />

si le Ciel ça existe pas en vrai c’est pas grave. Comme reposée. Amoureusement vôtre. Patricia.<br />

3/ Monsieur Nesey, Gérard, oh<br />

Je suis perdue, je crois je suis déjà morte de bonheur, au Ciel c’est sûr. <strong>Ma</strong>is c’est bizarre le<br />

Ciel avec des madames méchantes qui continuent méchantes. Gérard je pleure je pleure de bonheur<br />

à infini du monde c’est pas possible mille fois pluss merveilleux que le Ciel pas vrai de idéal. Gérard,<br />

que je serai la seulement quatrième fille que vous aimez ? Moi je croyais quarante millième et<br />

zéro d’amour encore, de vous attendre la vraie princesse très belle et grande cultivée. Et Gérard, <strong>Ma</strong>dame<br />

Duval elle dire que rigolo vous impuissant ça veut dire pas capable de rendre une femme heureuse<br />

comblée de plaisir, ça veut dire vous un ange aussi comme moi ? Ça serait le bonheur infini,<br />

le miracle du Ciel. Je réponde Oui ne votre invitée de cinéma, oui oui oui, et je voudrais appuyer mon<br />

front contre votre bras à côté, ne lui faire des millions de bises, pendant que vous regardez le film,<br />

les madames très belles toutes nues presque, de Oliwoud. En vrai bien sûr je oserai pas bien sûr,<br />

mais c’est mon rêve il devient presque possible. <strong>Ma</strong>is c’est pas possible en vrai, et que je pleure je<br />

pleure je arrive pas de arrêter, et mon cœur qui cogne cogne je va mourir encore c’est sûr. De bonheur.<br />

Et je peux pas dire ça en vrai, mais avec une lettre papier, presque c’est possible, ne dire cachée.<br />

Pardon Gérard je tellement nulle comment vous pouvez préférer moi des autres, je comprends pas.<br />

Gérard, je crois le mieux pour vous, même si la celle qu’elle me ressembe elle vous a fait du mal, et<br />

refusé revoir que vous mourir encore, et si la madame de Oliwoud elle est trop loin ou de autrefois, il<br />

reste l’espoir ne retrouver votre amie vietnamienne, un milliard de fois mieux que moi c’est sûr. Ça<br />

c’est pour le futur. Simplement, que vous avez pas assez confiance en vous comme les femmes<br />

normales elles préfèrent, alors il faudrait on va au cinéma. Et moi que je fais un câlin dans votre<br />

bras, une heure entière, pour vous donner la force de mon amour. Comme ça vous comprendre la<br />

madame chinoise elle peut vous aimer pareil dans son cœur c’est possible. Amoureusement vôtre,<br />

Patricia.<br />

223


* * *<br />

Lettre à Melanie Duval, avec un chèque de presque 2 000 Euros (précisément : 2 salaires SMIC mensuels<br />

nets + « 1% ancienneté »).<br />

1/ <strong>Ma</strong>dame Duval,<br />

Je vous transmets ci-joint la somme que je promettais à Monsieur Le Pellec : ce sont mes<br />

économies, et le bonheur n’a pas de prix. Je vous remercie infiniment pour votre aide, envers Patricia<br />

et moi. Dans mes rêves vous accepteriez d’être témoin à notre mariage, Patricia et moi… On verra.<br />

Merci de lui transmettre la lettre ci-jointe (illisible pour vous, claire pour elle j’espère) :<br />

2/ [Brouillon à traduire en Français Patricien (brûyö a traduir â frâsé patrisyî)]<br />

<strong>Ma</strong> toute petite Patricia chérie,<br />

Votre lettre m’a comblé de bonheur : Patricia, vous pouvez rendre un homme heureux : moimême.<br />

Votre lettre y est magnifiquement parvenue, enfin : votre double lettre – comme ma triple lettre<br />

compliquée malaisée a semblé vous rendre heureuse, moi qui pensais être devenu totalement incapable<br />

de rendre une fille heureuse…<br />

Patricia : oui, nous irons au cinéma, et vous aurez l’autorisation – dans le noir – de faire un<br />

tendre câlin contre mon bras… je le jure. Simplement, moi au lieu de regarder l’écran, je caresserai<br />

vos longs (et sans doute tout doux) cheveux, en leur faisant des millions de bises aussi… Et si l’un ou<br />

l’une n’est pas mort(e) de bonheur après les deux ou trois heures de film, de câlin innocent, si on est<br />

pas morts tous les deux, de bonheur, je vous inviterai pareil le lendemain dimanche, et la semaine<br />

suivante, et encore… Ou peut-être, comme le cinéma c’est cher, on a besoin du noir que la première<br />

fois : les fois suivantes, on fera un câlin sur un banc public, pareil, l’un contre l’autre. Patricia, vous<br />

avez raison : on est comme des anges vous et moi, deux cœurs, sans le sexe animal qui va avec,<br />

chez les humains « normaux ». Peut-être que madame la maire refusera de nous marier, mais je voudrai<br />

vous jurer ma fidélité éternelle, je voudrais vous héberger à l’abri des hurlements de vos consœurs<br />

du foyer social, hurlements des clients insultants, pardon. Je vous aime, Patricia, ma petite<br />

chérie, adorée… (J’aurai dû vous inviter au cinéma depuis trois ans, pardon).<br />

Gérard<br />

224


PARLER PARLER<br />

Sa petite pâtissière chérie faisait le paquet, pour la dame, qui continuait à parler :<br />

– Ah non mais ma fille, ça c’est sûr ! Si elle trouve pas à faire garder mon ptit fils ! È peut pas accepter<br />

ce job là, à CETTE banque, éh ouais !<br />

Et, toute soumise gentille, la petite jeune fille essayait de faire Oui, du menton, de temps en<br />

temps, sous l’avalanche verbale. Comme une employée doit faire. Certaines clientes méchantes lui<br />

reprochaient même de ne pas poser de questions, en gage d’intérêt pour ce qu’elles disaient. Et les<br />

hommes, pareil, énonçaient leurs pronostic de football, ou d’élections politiques. Pauvre petite pâtissière<br />

chérie, elle toute silencieuse mignonne, toujours.<br />

– Pasque ça doit cuire bien longtemps ! A l’étouffée, ça ma mère elle nous l’a bien appris ! Ouais !<br />

Et puis la dame est partie, et la petite jeune fille a souri, gentiment, vers lui (son client silencieux,<br />

habituel). Silence, elle est allée chercher sa part de flan, traditionnelle. <strong>Ma</strong>is…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle…<br />

Elle s’est retournée, levant les yeux (petite naine gentille), un peu inquiète, qu’il y ait un problème<br />

possible.<br />

– Moi c’est le contraire de la dame avant : j’aimerais que ce soit vous, qui parlez, qui racontez votre<br />

vie, un peu…<br />

Elle a baissé les yeux, rougi, et elle a fini de prendre le petit flan. Et commencé à l’emballer,<br />

cherchant les mots, visiblement. Pour répondre, gentille. Et puis elle a fait Oui, du menton, comme si<br />

elle allait parler d’elle, un peu. Et… ayant entendu parler de « l’intuition féminine », ça risquait fort<br />

d’être : « vous faites pas d’illusions : je suis pas seule, mon amant actuel me plaît beaucoup, on va<br />

peut-être se marier ! »… oui. Hélas, ou… normal, pardon.<br />

– m… moi z… z’aus- z… z’aussi, s… c’est n… ne cont’aih…<br />

Mh ? Le contraire de quoi ? Elle n’aimait pas parler, mignonne petite introvertie ? Silence.<br />

Euh…<br />

– Le « contraire » ?<br />

Elle a fait Oui. Euh… il a cligné des yeux.<br />

– Euh, pardon… Le contraire de quoi ?<br />

Elle a baissé les yeux, rougi en souriant, timide – il n’y comprenait rien.<br />

– j… je t’ouve v… vous d… de pas pahler, s… si gentil, n… ne pluss gentil du monde… m… mais k…<br />

comme vous pas pahler… j… je connais pas v… vous… j… je t’iste un peu…<br />

??? Elle était triste qu’il ne parle pas de sa vie, lui ? Parce qu’elle le trouvait plus intéressant<br />

que les autres gens ? car silencieux, proche d’elle…<br />

– p… pahdon, j… je p… pas n… n’intéhigente…<br />

Il a souri.<br />

– Au contraire, vous avez tout à fait raison : c’est un « paradoxe » amusant, quelque chose de tout<br />

bizarre, contradictoire, délicieux. Comme quand on dit « cette phrase est fausse » : si elle est vraie<br />

elle est fausse, et si elle est fausse elle est vraie…<br />

Elle a froncé les sourcils, les yeux baissés, retournant les mots pour comprendre, et puis…<br />

déclic, sourire immense, elle a relevé les yeux, presque émue aux larmes.<br />

– s… c’est m… manifique n… ne higolo…<br />

– Oui. Et nous c’est pareil : on s’aime bien parce qu’on est silencieux, mais… c’est dommage de pas<br />

connaître l’autre puisqu’elle est silencieuse (il est silencieux).<br />

Elle a hoché le menton, heureuse. Les yeux pétillants d’intelligence, de bonheur. Oh… et<br />

profondément émue, comme revalorisée à ses propres yeux. Silence. Elle a rabaissé les yeux, pour<br />

avancer le paquet, avant que quelqu’un d’autre entre, pardon. Euh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, ça fait trois ans et demi que je reviens, le vendredi.<br />

Elle a fait Oui, du menton, et… il se demandait si ça voulait dire « oui, trois ans et demi à peu<br />

près, je sais plu’ exactement » ou bien « oui, racontez n’importe quoi, comme les gens ». Silence.<br />

Et… elle a levé les yeux vers les siens, chose rare et précieuse, et elle a fait un Oui sérieux, intéressé.<br />

« Oui, trois ans et demi, c’est vrai, je me souviens ». Alors :<br />

– Je me demandais, euh… est-ce que, en dehors du magasin, on… pourrait prendre un verre, au café<br />

là, un samedi matin, par exemple, vous et moi et votre copain. « Parler » un peu, essayer, faire connaissance.<br />

Pas comme ici, ou vous êtes obligée d’écouter et dire Oui, mais… « se parler », vos problèmes<br />

à vous, vos espoirs, vos projets…<br />

Et… les yeux dans ses yeux à lui, miracle : elle a fait un Oui, comme très profond, remerciant :<br />

– ou-i… j… je sehais t… tènement z… z’heuheuse k… connaite v… vos p’ojets, v.. vos espoih…<br />

Il a souri, immensément heureux de cette acceptation (même si elle avait encore retourné le<br />

truc, comme pour l’écouter lui au lieu de parler d’elle, mais il était trop heureux pour la contredire). Ils<br />

225


se sont donc revus le lendemain matin – il était venu très en avance, sur les « dix heures du matin »<br />

convenues, pour avoir le plaisir de l’attendre, mais elle était déjà là ! Et à dix mètres de son abribus,<br />

pas devant le magasin, comme si elle se souvenait qu’il n’était pas venu, les semaines de grève des<br />

bus ! Et elle était seule, sans compagnon l’enlaçant… Euh (lui il était venu avec ses relevés de<br />

compte bancaire, pour leur montrer de combien il pourrait les aider, pour leur mariage, même s’il<br />

n’était qu’ouvrier, euh…).<br />

– ‘Jour, manemoiselle, merci…<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Et ils se souriaient, et – ici – ce n’était plu’ du tout commercial, c’était merveilleux… (c’était le<br />

plus beau jour de sa vie à lui). Elle a accepté qu’ils aillent boire un chocolat chaud, au bar à côté, oui.<br />

Et ils se sont assis, côte à côte, sur une petite banquette de Skaï. Ils ont attendu qu’on leur apporte<br />

les chocolats, et… elle a préféré payer le sien, plutôt qu’accepter son paiement à lui, des deux. OK (il<br />

a pensé : « son copain a pas pu venir, mais c’est différent pour elle si elle peut dire "je me suis payé<br />

un chocolat", ou bien "un homme m’a offert un chocolat" », pardon. Silence. Ils ont bu une gorgée, en<br />

silence toujours, et puis ils se sont souris, elle a rougi, comprenant le paradoxe. Il l’a dit à haute voix :<br />

– Oui : je suis content d’être là avec vous, toute silencieuse gentille, mais on fait toujours pas connaissance,<br />

comme ça.<br />

Elle a souri, heureuse qu’il comprenne ce sentiment, visiblement.<br />

– ou… ou-i… s… s’y vous plaît, p… pahlez-moi ne vous…<br />

Euh ? Parler de « lui », Gérard ?<br />

– Ben euh, non, moi je suis trop rien, mais vous… vous devez avoir des amours, des projets de mariage<br />

ou quelque chose… Parlez-moi de vous, manemoiselle…<br />

Elle a cligné des yeux, comme « surprise », presque. Et toute intimidée, aussi.<br />

– n… non, j… je p… pas n… n’intéhessante… s… s’y vous plaît p… pahlez-moi de vous…<br />

Oh, il se sentait fondre, de tendresse, infinie…<br />

– D’accord, bien sûr, merci, merci… pardon.<br />

Elle a baissé les yeux, en rougissant, comme toute étonnée d’avoir « réussi », ou quoi.<br />

– Euh, je m’appelle Gérard (Nesey), j’ai vingt-neuf ans. Je suis ouvrier, chez GigaMéca, une usine<br />

d’électrotechnique, dans la banlieue Sud.<br />

Elle a cligné des yeux, cherché les siens. Silence.<br />

– Oui, c’est très loin d’ici. Je prends le bus 27, et puis le 13 à Esplanade. Une heure et demi, de trajet.<br />

Silence. Elle cherchait dans ses yeux, avec un « pourquoi ? » clair et net.<br />

– Euh, ben, si je suis venu dans ce quartier, la première fois, c’était une convocation de la Sécu (-rité<br />

Sociale), Rue Bikon, juste là-bas, à gauche.<br />

– l… la p… pemièh… fois… s… ce k… quatohze n… n’avhil…<br />

– Oh… prodigieuse mémoire, manemoiselle. Oui, quatorze avril, y a trois ans, exactement. C’était<br />

votre premier jour, pile ce jour là, dans ce travail ?<br />

Non.<br />

– et… pouhquoi… heviende…<br />

Pourquoi « reviendre » ? Euh… Pfouh… comment dire ? (sans dire « j’ai été immensément<br />

ému par votre beauté, votre douceur, votre ressemblance de visage avec ma Lucie d’autrefois »…).<br />

Euh…<br />

– è… èsplitez-moi, s… s’y vous plaît, j… géhah…<br />

– Merci, oui. Comme « amicalement » ?<br />

Elle a rougi, mais fait oui, sans baisser les yeux. Merveilleuse, euh… mais… elle était la seule<br />

au monde à qui il ne pouvait pas confier ce secret (son amour secret envers elle) – puisqu’elle allait le<br />

gifler, lui interdire de revenir… façon Lucie, oui.<br />

Ou bien, carrément, tout dire, oui. (Après trois ans et demi de mensonge, déguisé en client de<br />

pâtisserie, pardon). Il a sorti son porte-feuille, l’a ouvert, sur l’image de Lucie, agrandie de leur photo<br />

de classe :<br />

– Vous lui ressemblez tellement, manemoiselle… celle que j’aimais, j’avais quinze ans… « Lucie »…<br />

Elle regardait la photo, ébahie par la ressemblance extrême (de visage, Lucie n’était ni naine<br />

ni bègue, mais sur cette image, elle était la sosie parfaite de sa petite pâtissière chérie).<br />

– m… maname l… lucie n… ne v… vingt neuf ans, k… comme vous… ?<br />

– Trente, elle a six mois de plus que moi.<br />

Elle a cherché dans ses yeux, perdue, comme « cherchant à comprendre »…<br />

– m… mais p… p’esque t… toutes les f… filles du monde… n… ne pluss belles k… que nous…<br />

Il a souri, désarmé…<br />

– Chacun ses goûts, moi je préfère vous… Miss Univers, ex æquo, pour moi… (pour mon vote, de<br />

petit fan, pardon)…<br />

226


Elle a baissé les yeux. Silence.<br />

– s… seunement n… ne visage… ?<br />

Aïe. Ça sous-entendait clairement « votre Lucie était sans doute mieux pour le reste, quand<br />

même : pas naine, pas bègue, pas anémique, pas renfermée »…<br />

– Euh, pour le reste : je préfère vous, pardon.<br />

Elle a rougi, très fort, et – aïe – il craignait qu’il ait pensé à sa poitrine « généreuse », la bave<br />

aux lèvres, euh…<br />

– Je veux dire : elle a eu seulement quelques mois, où elle vous ressemblait, de caractère, Lucie.<br />

Après elle est devenue « enjouée », aguicheuse de milliers d’hommes, bavarde… Moi je préfère<br />

vous… Toute petite, timide toujours, tous les hommes rêvent de vous protéger, manemoiselle…<br />

Il espérait qu’elle allait remplacer ce « mademoiselle » par son prénom, mais elle a fait Non.<br />

– n… non, j… géhah… k… que ne m… monde entier n… ne me déteste… s… seunement vous j…<br />

gentil avec moi…<br />

???<br />

– Euh, pardon, c’est… pas de la « gentillesse »… A mon travail (à part mon travail, je vois personne,<br />

sauf mes parents, deux fois par an), euh… à mon travail, on me classe pas du tout comme « un gentil<br />

»… plutôt comme « le triste », « le renfermé »…<br />

Ebahie.<br />

– m… mais au… madasin, t… toujouh v… vous souhiez…<br />

– Si je souris, c’est le bonheur de vous revoir… sans avoir été chassé, jusqu’à aujourd’hui… <strong>Ma</strong>is je<br />

comprends que… maintenant que j’ai avoué ça, ma tendresse pour vous, pardon… vous allez<br />

m’interdire de revenir, déguisé en client de gâteau…<br />

Il pensait qu’elle allait froncer les sourcils, et confirmer d’un Oui sévère, du menton. Et… elle a<br />

fait un Oui souriant, merveilleux pour apaiser cette fin du monde, et elle a dit :<br />

– ou-i… s… c’est mieux n… nous hevoih… l… le samedi matin, k… comme ça, ch… chaque s… semaine…<br />

??? Oh, miracle ?<br />

– j… jusqu’à k… que v… vous t… t’è déçu ne moi…<br />

– Impossible, d’être déçu, manemoiselle, je… je serais heureux, infiniment heureux, d’être un ami, de<br />

vous… sans déranger… je… je serai heureux d’aider à votre mariage, je suis pas jaloux… seulement<br />

heureux, infiniment heureux, d’être accepté, comme ami…<br />

Elle a rougi, et murmuré, faiblement :<br />

– s… cette ph’ase est… est fausse… ?<br />

Euh… retournant son paradoxe, intelligemment, pardon… Il a soupiré.<br />

– Oui, vous avez gagné, pardon. Je devrais dire, honnêtement : je vous aime, infiniment, mais je suis<br />

pas jaloux, et je me fais pas d’illusion… Je sais que vous préférez d’autres hommes, bien mieux, et si<br />

je suis pour vous un simple ami, pas rejeté, je serai heureux…<br />

Elle a rougi, très fort.<br />

– m… mèhci…<br />

Remerciant de sa franchise – tardive, pardon…<br />

– et… et…<br />

Ses mots lui faisaient peur, à lui, et… elle avait le regard, humide, comme au bord des larmes,<br />

oh, pauvre chérie…<br />

– t… tomment v… vous n’èsplitez j… je me souviende n… ne jouh v… voteu viende… ?<br />

Comment il s’expliquait qu’elle se souvienne de la date de leur rencontre (son « viendre ») ?<br />

– Une mémoire prodigieuse, infinie, géniale…<br />

Elle a souri, faiblement.<br />

– et… et si j… je démile m… mentale, m… mais f… folleu z… z’amouheuse, n… ne vous, n… nepuis<br />

t… t’ois ans et nemi… ?<br />

– C’est pas possible, ce serait trop beau… ça existe pas…<br />

– b… beau d… dans voteu cœuh… ? b… beau p… pouh vous n… n’aussi… ?<br />

– Plus que beau : paradisiaque, idyllique… j’espère que c’est pas un rêve, encore, je fais ce rêve souvent…<br />

d’amour réciproque, secret…<br />

– m… moi z… z’aussi…<br />

Et… elle a tendu la main, tremblante, vers son bras à lui, pour le toucher, « comme en vrai ».<br />

Elle l’a… touché, avec un frémissement de confusion, en retirant sa main, honteuse. Oui, mais il n’a<br />

pas objecté – en fait, ça ne prouvait rien, puisqu’en cauchemar, on peut toucher, souffrir, être heureux<br />

au delà du possible, sans que ce soit vrai. <strong>Ma</strong>is non, le mot « cauchemar » ne convenait pas à cet<br />

instant, très délicieux…<br />

227


BOÎTE ICOSAÈDRE<br />

Gérard avait toujours été intrigué que… dans cette petite pâtisserie (où<br />

travaillait la jeune fille qu’il aimait en secret), il avait droit à un emballage, pour<br />

l’achat d’un simple petit flan. Un papier plié autour, proprement, joli. Dès le<br />

premier jour, il y a trois ans et demi. Au début, il gardait précieusement ces<br />

papiers merveilleux, qu’elle avait touchés de ses doigts, mais ça ferait 140<br />

feuilles à ce jour, et il avait bien fait de ne garder que les 5 premiers.<br />

Encore plus incroyable, elle demandait aux autres gens achetant un<br />

petit gâteau seulement : « s… c’est b… bouh m… manger d… dou n… ne<br />

suide… ? » (C’est pour manger tout de suite ?), sauf à lui, certes habitué,<br />

mais… dès la première fois, ainsi, comme privilégié. (Et il n’était pas richement habillé, pas le sosie<br />

d’une célébrité, c’était incompréhensible, et anodin objectivement… mais merveilleux pour lui, amoureux<br />

d’elle, sosie de sa Lucie d’autrefois – de visage, puisqu’elle était naine et bègue : encore mieux<br />

que Lucie, devenue fière et méprisante).<br />

<strong>Ma</strong>is ce 23 décembre, jour 141 du monde : c’est devenu carrément inouï : il a eu droit à une<br />

« boîte », pour un seul petit gâteau. Comme les gens en achetant 8 pour 8 personnes… (enfin : 3,<br />

boîte de moyenne taille). Il a payé, et demandé, simplement :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous pensez que… je devrais acheter un gros gâteau, plutôt ?<br />

Il s’attendait à une réponse Oui, ou Non, avec son sourire timide habituel, mais… elle a baissé<br />

les yeux, en devenant toute rouge. Silence.<br />

– Ou bien… c’est des nouvelles instructions, de votre patron, pour les habitués ?<br />

Rouge… en silence. Seulement. Alors, il a pris la jolie boîte, simplement. Et prononcé leur au<br />

revoir habituel :<br />

– ’Soir, manemoiselle, merci.<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci, mèhci…<br />

? Avec un deuxième merci tout à fait inhabituel, qu’est-ce qui se passait ?<br />

– Merci-merci aussi, oui.<br />

<strong>Ma</strong>is elle gardait les yeux baissés, confuse timide, sans explication. Alors il est sorti, pardon.<br />

Sans comprendre, mais tout heureux de ces cinquante petites choses à raconter dans son journal, au<br />

delà de la tendre routine habituelle. Et il aurait une semaine pour y réfléchir, jusqu’à vendredi prochain.<br />

La boîte était… pas vraiment « lourde », mais… il la tenait à plat, et ça faisait une sensation de<br />

« plus lourd » par rapport à son emballage habituel, peu importe.<br />

Puis les deux bus, et correspondance, et marche à pied jusqu’à son immeuble, escaliers… Il<br />

se demandait s’il garderait cette boîte, en souvenir. Peut-être garder cette première, oui, même s’il y<br />

en avait maintenant chaque semaine. A garder dans sa boîte d’archives en carton, où il avait mis les 5<br />

premiers emballages – ça ne s’insérait bien sûr pas dans son journal. Enfin, peu importe, pour le moment.<br />

Il s’est simplement assis, cérémonialement, avec une pensée émue pour sa petite chérie, ayant<br />

fait don de cette boîte… Il a retiré le scotch, un peu comme avec le papier habituel, et ouvert.<br />

? Il n’y avait pas que le flan ! Il y avait une sorte de petit cube en papier, et des feuilles manuscrites<br />

sous le flan ! Qu’est-ce que ??? Un message personnel ? genre « ne revenez plu’ me regarder,<br />

c’est malsain » ? Euh, il a sorti et posé de côté le petit gâteau, pardon, et… pris les feuilles, un<br />

peu perdu, catastrophé… Euh : c’était des calculs mathématiques, et dessins géométriques, et mots<br />

illisibles, d’une toute petite écriture bleue, propre jolie, ressemblant infiniment à sa petite naine chérie…<br />

Euh, il lui disait « merci » (de pas crier un renvoi éternel), mais… il a respiré, reposé les feuilles,<br />

il s’est levé, souffler. Aller regarder la nuit par la fenêtre, une seconde. Respirer. Et… non, pas<br />

« retourner se coucher après ce rêve étrange » : il n’était pas en pyjama. Ou c’était le même rêve qui<br />

continuait, ça ne voulait rien dire. Ou…<br />

Il est revenu s’asseoir, et… regardé plus attentivement, le « cube » n’était pas un cube : des<br />

faces triangulaires. <strong>Ma</strong>is pas un tétraèdre pyramidal, non : presque rond – un icosaèdre ! Incroyable !<br />

Comment la petite jeune fille aurait-elle pu… avoir connaissance de sa fascination à lui, pour<br />

l’icosaèdre (à la maison, quand il était étudiant)… Il n’en avait parlé qu’à son grand-père, aujourd’hui<br />

décédé (ancien prof de maths)… Oui, douze sommets (et 20 faces équilatérales, 30 arêtes égales)…<br />

Enfin, il en avait parlé à son prof de <strong>Ma</strong>ths de l’époque, de ses découvertes à ce sujet, formules trigo<br />

magiquement simplifiées, mais… quel rapport avec cette petite jeune fille, ici, à l’autre bout de la<br />

France, à Lille, et… elle ne savait même pas comment il s’appelait, il n’était qu’un acheteur de flan,<br />

fidèle. Coïncidence ? Et… comment cette humble petite employée, traitée de « débile mentale » par<br />

bien des clients méchants, pouvait-elle tartiner des pages d’équations trigonométriques ? Et… en<br />

langue inconnue… Ou bien, peut-être… était-elle (secrètement) membre d’une secte, interdite, à langue<br />

ésotérique, vénérant le regard de l’icosaèdre, avec ses yeux diaboliques… Et son prof de <strong>Ma</strong>ths<br />

228


aurait parlé de ses découvertes à lui, étudiant anormal, en voie de renoncement, pour partir s’enterrer<br />

ouvrier alors qu’il avait les meilleures notes de la promotion polytechnique… <strong>Ma</strong>is comment aurait-il<br />

été « pisté » jusqu’à cette pâtisserie ? Il n’y était entré que par pur hasard, il y a trois ans et demi, en<br />

revenant de la Sécu Psychiatrique. Et la petite jeune fille était la sosie exacte (de visage) de Lucie, le<br />

seul amour de sa vie, comment cela aurait-il pu être organisé, alors qu’il était libre d’entrer là ou non ?<br />

Et… dès ce premier jour, cet étrange emballage de gâteau…<br />

Il est allé sortir sa collection d’emballages, au cas où figure dessus une formule magique (ou<br />

mathématique) qu’il n’aurait pas remarquée. <strong>Ma</strong>is… non, rien de ce genre, simples papiers, colorés<br />

d’un côté, blancs de l’autre. Il est retourné s’asseoir. Et… l’icosaèdre de papier plié… y avait-il à<br />

l’intérieur une formule magique, une « explication », bulletin d’adhésion à leur secte ? Il envisagerait<br />

très sérieusement de s’y inscrire, oui – pas par conviction religieuse ou « sataniste », mais pour revoir<br />

sa petite chérie, en dehors du magasin, savoir à quoi ressemblaient les amants qu’elle choisissait, ces<br />

choses là, pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is… casser la jolie construction de papier, pour voir l’intérieur, serait dommage. Surtout<br />

qu’il n’y avait sans doute rien marqué sur les faces internes (c’est lui qui délirait, pour un simple objet<br />

décoratif étrange). Est-ce que… par transparence, devant une lumière ? Essayer, lever le joli pliage<br />

vers le plafonnier…<br />

??? A l’intérieur… il y avait un petit cœur dessiné, sur chaque face… Il a fermé les yeux, soupiré.<br />

Avalé sa salive. Rouvert les yeux. Et l’icosaèdre était toujours là, il avait la tête qui tourne, un<br />

peu, pardon. Ou bien… la petite jeune fille, avec « l’intuition féminine », euh… elle devait l’avoir deviné<br />

amoureux, et… elle devait craindre un viol, elle si belle jolie, à l’infini. Elle avait peut-être été voir un<br />

exorciste chrétien (elle avait une petite croix, autour du cou), un prêtre matheux, qui lui avait fait recopier<br />

des pages de formules magiques, des mots de langue imaginaire, magique. Pour briser le sort. Le<br />

message étant évidemment : « ne revenez plu’ ». Snif…<br />

Il est allé s’allonger, en enlaçant tendrement son oreiller (petite pâtissière imaginaire), mais…<br />

le charme semblait rompu… Au lieu de vivre dans sa tête, sans interférer avec la Réalité dehors, il<br />

était exclu, rejeté, jugé dangereux, oui classé fou – le prêtre psychiatre avait dû confirmer, mais…<br />

pourquoi ne pas avoir dit que… sa violence à lui était seulement autodestructrice, sans faire de mal à<br />

une mouche, même s’il avait essayé deux fois de se tuer, lui. Et – il n’en avait pas parlé au psy de la<br />

Sécu – sa petite pâtissière l’avait en un sens « guéri » (si on parle de prétendue « maladie »), par son<br />

simple sourire, sans embêter personne… Il avait la tête qui tourne, il était triste…<br />

Soupirs. Silence…<br />

…<br />

? Hein ? Six heures quoi ? Six heures du matin ? Il était tout habillé, idiot, il avait dormi<br />

comme ça, le jour se levait. Il a fait une bise à « sa petite pâtissière » (son oreiller) et… il s’est assis,<br />

au bord du lit, soupir. C’était resté allumé toute la nuit, pardon.<br />

??? Sur la table là-bas, le flan du vendredi, pas mangé ! Et l’icosaèdre de papier ! Ç’avait pas<br />

été un rêve !!! (cauchemar, non)… Et… il s’est levé, retourner vérifier, devant le plafonnier : oui, des<br />

petits cœurs sur chaque face interne… Il avait la tête qui tourne… Il est retourné s’affaler sur son lit.<br />

Le nez dans les cheveux imaginaires de sa petite chérie, perdue hélas… fin du monde, cette fois…<br />

Enfin, vers neuf heures, il s’est re-levé, éteindre le plafonnier, pardon. Et… manger le flan,<br />

l’espérant empoisonné par l’exorciste. <strong>Ma</strong>is… délicieux normal, pardon. Sans qu’il soit pris de vomissements<br />

ni rien. Soupirs.<br />

Et, toute la journée, et la nuit qui a suivi (en oubliant de manger à midi, et le soir), il a étudié<br />

les pages mathématiques. Et c’était… très génial ! C’était : retrouver le nombre d’or dans le pentagone<br />

de l’icosaèdre… il en aurait presque crié de joie ! Pfouh… Si ç’avait été un livre très cher, trois mois de<br />

salaire, il l’aurait acheté, y mettant toutes ses économies… et c’était… gratuit, avec des cœurs… et<br />

donné/offert par la fille qu’il aimait !!!<br />

Il est tombé, de sommeil, sur son matelas, enlaçant sa petite chérie, la couvrant de bises…<br />

… Le lendemain, le flan avait disparu (logique : mangé la veille) mais l’icosaèdre et les démonstrations<br />

étaient toujours là, oh joie… Il s’est attelé à essayer de déchiffrer les mots, cette fois<br />

(entre quatre heures et sept heures du matin), puisqu’il avait cru reconnaître quelques mots français,<br />

« mal » écrits. Et… nouvelle joie, presque mathématique, de décodage…Il en est sorti la simple convention<br />

suivante, géniale :<br />

« â an, en ; ê eu ; î un, in, ain ; ô au, ô ; û ou ; ö on ; ge, gi gue, gui ; c ch »<br />

Tout, à partir de là, était phonétique, alphabétique, un son = une lettre, sans aucune exception,<br />

même si… il reconnaissait son parler à elle (aucun rapport avec un exorciste, non…) : elle rajoutait<br />

des lettres parfois incompréhensibles, venues de liaisons entendues… Comme elle disait au magasin<br />

« si vous n’aime deux k’èmes » avec le n-apostrophe venant sans doute de son patron prononçant<br />

« alors si on-aime deux crèmes, c’est l’Saint-Honoré qu’y faut ! »… C’était donc elle, bien elle en<br />

229


personne, qui avait écrit, et démontré tout ça, géniale petite mathématicienne chérie. Lui… à vingt<br />

ans, il avait écrit cinquante pages de démonstrations sur l’icosaèdre (elles étaient à la cave ?), à vingttrois<br />

ans devenu ouvrier, il avait écrit trente pages sur le nombre d’or, sans faire la connexion entre les<br />

deux, et elle… petite chérie, apportait la pierre manquante, génialissime…<br />

Mieux encore, quand il a déchiffré la totalité du texte, il est apparu la phrase suivante : « que<br />

au foyer social où je habite, les madames très méchantes elles dire c’est idiot et mal, les mathématiques<br />

sale polak sale naine débile pardon »…<br />

Et, prenant son courage à deux mains, il est allé « téléphoner », d’une cabine pas loin, dans la<br />

rue. Etrangement, le numéro des « renseignements téléphoniques » (de quand il était enfant)<br />

n’existait plus, un répondeur disait d’appeler telle ou telle compagnie. Il a essayé. Et… oui (oh joie !), il<br />

y avait un foyer social Rue Saint-Jean près de la pâtisserie ! (« mais féminin ! désolé ! »). Il a marqué<br />

le nom, le numéro, et… il est remonté chez lui, réfléchir. Réfléchir à quoi dire, puisque ça paraissait<br />

possible. Et euh… il était treize heures quinze, il a mangé un yaourt sucré, et puis un deuxième, un<br />

troisième, pardon. Il respirait. <strong>Ma</strong>is comment parler à sa petite chérie ? Et que lui dire ?<br />

Finalement, retourné à la cabine :<br />

– Allô ! Foyer social féminin Saint-Jean ! J’écoute !<br />

– euh, pardon, mdame… je… souhaiterais savoir si… je peux parler, sans déranger, à une personne<br />

qui vit chez vous…<br />

– Eh ! C’est pas chez moi ! Ducon !<br />

– pardon… lui parler, c’est possible ?<br />

– Comment ’s’appelle ?!<br />

– euh… je sais pas…<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Et comment veux-tu, connard ?!<br />

– c’est… une jeune fille de très très petite taille, d’origine polonaise, travaillant dans une pâtisserie le<br />

vendredi…<br />

– La naine ?! La naine débile ?!<br />

– euh… elle me disait que vous l’appelez comme ça, oui, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! J’espère qu’elle a merdé un truc à son boulot, qu’elle va virer ! Laisser la place à une<br />

autre ! Qui parle ! Qui sort ! Une normale !<br />

Oh, si mignonne petite chérie, toute effacée, toute repliée, introvertie…<br />

– je peux lui parler ?<br />

– Ah-ah-ah ! Ouais, j’te l’envoie ! J’ui botte le cul si è rchigne, toute recroquevillée à la con ! Moi j’dis<br />

les autistes, faut les enfermer chez les folles, pas les fout’ chez nous, respectab’ on est !<br />

Il n’a pas dit « elle aussi », pour pas fâcher la dame.<br />

– Et j’ui dit quoi ?! Qu’t’es son patron, d’la pâtissrie ?!<br />

– euh non, je suis un client, pour une histoire de… « d’icosaèdre », pardon.<br />

– Quoi ?!<br />

– icosaèdre.<br />

– Tchi-ga-na-sède ?! OK ! On s’en fout ! Bande de sales bougnouls, polaks de merde !<br />

Et le bruit du téléphone posé sur une table… Et le silence. Longtemps. Très longtemps. Et<br />

puis :<br />

– a… a… l… allo… p… pahdon…<br />

– ‘jour manemoiselle, merci, pardon…<br />

– oh… oh… m… mèhci…<br />

Reconnaissant sa voie ? Et le remerciant d’appeler ? Savait-elle qu’il réussirait à déchiffrer<br />

ses lettres ? Et à obtenir le numéro de téléphone par déduction, avec aide de la compagnie des numéros<br />

?<br />

– c’est moi manemoiselle, qui vous remercie, pour ces pages magnifiques, sur l’icosaèdre, ma passion…<br />

– m… mèhci, n… n’infini…<br />

?<br />

– c’est moi qui vous remercie, qui vous félicite, pour cette découverte géante : la liaison icosaèdrenombre-d’or…<br />

<strong>Ma</strong>gnifique…<br />

Silence. Il l’imaginait toute rouge de confusion, se mordant la lèvre…<br />

– mais : comment vous avez deviné que c’était ma passion à moi ?<br />

– s… c’est l… le Seigneuh n… n’au… au Ciel, k… qui ne m’a dite…<br />

?? Il a réussi à ne pas dire « Hein ?! », ni « Il existe ?! », ni « vous voulez dire que c’est un<br />

rêve ici ?! ».<br />

– n… n’Il m’a dite… s… si je t’ouve… la héponse… j… je va d… dagner n… n’un hendez-vous… a…<br />

avec vous… n’en nehoh… l… le madasin… …a… aloh… j… je chèche n… nepuis t… t’ois ans…<br />

230


– Oh… mais bien sûr : un rendez-vous tous les deux, pour en parler… en dehors du magasin, amicalement…<br />

– oh… oh…<br />

Emue…<br />

– Moi aussi, je suis fou de joie à cette idée, manemoiselle, je…<br />

<strong>Ma</strong>is là le réveil a sonné, ça a tout gâché. Et… près de lui, comme une forme allongée…<br />

Hein ? Sa petite pâtissière ??? Epousée ? Il avait complètement oublié, complètement… Il a allumé,<br />

et… non, des cheveux bruns, pas clairs, et… un petit nez asiatique, jolie, très jolie. Oui, les souvenirs<br />

revenaient un peu, pardon – il n’avait jamais rencontré de petite pâtissière, il en avait seulement rêvé,<br />

autrefois, traumatisé par Lucie. Et rêvé cette nuit à nouveau, pardon.<br />

231


LETTRE TRÈS GRAVE<br />

Gérard s’était douté que que la lettre « illisible » (« i… ihizibe… p… pahdon, p… pahdon… »)<br />

que voulait lui lire, ce matin, sa petite pâtissière chérie… était une lettre d’adieu, à un amoureux secret<br />

indésirable. Ça a semblé se confirmer quand il est descendu du bus, ce samedi matin : elle l’attendait<br />

à proximité de l’Abribus – et pas à proximité du magasin comme il avait cru comprendre leur « rendezvous<br />

» (elle savait donc qu’il venait en bus, d’un lointain quartier, pour la revoir chaque vendredi soir).<br />

<strong>Ma</strong>is elle semblait toute tremblante, au bord des larmes, oh… Il promettrait de ne pas se tuer, si elle<br />

avait deviné l’issue vraisemblable, et culpabilisait, pauvre chérie…<br />

– ‘Jour, manemoiselle…<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu… m… mèhci…<br />

– Merci à vous. Pardon.<br />

– p… pahdon, p… pahdon, ou-i…<br />

« Tuer un homme », oui, ça semblait bien le problème. Ou « tuer un cœur », tout au moins, s’il<br />

restait légume deux ou dix ans, sur cette Terre, pour plu’ aucune raison – sans la revoir jamais… Elle<br />

gardait les yeux baissés, tremblante, avec sa lettre à la main. Elle n’avait pas de « sac à main », pardon<br />

(sans la regarder des pieds à la tête, ça sautait aux yeux).<br />

– Euh, je peux vous payer un café ou quelque chose ? on s’assoirait au chaud…<br />

Elle a fait non.<br />

– p… pahdon…<br />

Non, bien sûr, ne pas se compromettre à aller boire un verre avec un homme « inconnu »<br />

(revu seulement 141 fois comme « client du magasin »)… <strong>Ma</strong>is… elle oscillait, tremblait.<br />

– On s’assoit sur le banc public, là, seulement ?<br />

Elle a accepté, ça, oui. Et ils sont donc allés s’asseoir sur ce banc de béton, gris et froid. Euh,<br />

elle a eu du mal à « monter » là, pauvre petite naine chérie, elle a dû poser la lettre pour se hisser.<br />

<strong>Ma</strong>is, ouf, aucune rafale n’a fait envoler le précieux papier. Assise, elle l’a repris, et… tremblante, elle<br />

l’a lu :<br />

– meu… s… yeu…<br />

C’était la toute première fois, en trois ans et demi, qu’elle ne l’appelait pas « m… meu-s…<br />

sieu… ». Oui, avec un papier écrit, c’est plus facile.<br />

– n’y a… quinze jouh…<br />

? Mh ? Il avait fait ou dix quelque chose le trahissant, deux semaines en arrière ?<br />

– ne… meu… s… yeu nevant vous…<br />

Oui, le type devant lui avait dit (il s’en souvenait) : « putain, l’est fermée, l’aute pâtisserie<br />

après, là, pour travaux dix jours ! avec la super-belle fille des îles, qui sert ! ah-ah-ah ! moi j’y rtourne<br />

dès qu’ça rouvre ! putain ! miam-miam ! quel canon cette fille ! ». Un type préférant les grandes antillaises<br />

aux petites polonaises, oui, chacun ses goûts.<br />

– ne dih… n’une aute pâtiss’hie… n’une madame va-hiné, t’è belle…<br />

Mh ? Oui, « îles » aussi, c’est vrai, pas seulement les Antilles. Et c’est vrai que les asiatiques<br />

et vahinés sont jolies, souvent, avec leur petit nez retroussé (et douces, toutes douces comme sa<br />

petite polonaise chérie, oui, peut-être – brunes mais pas latines grandes gueules). Et là, elle allait<br />

clairement dire : « moi, monsieur, je suis déjà prise, allez reluquer cette fille plutôt, laissez-moi tranquille<br />

! »…<br />

– aloh… je comp’ende vous… allez plu’ heviende… quand ça ou-vèh… encoh…<br />

Elle croyait comprendre qu’il n’allair plus revenir (« reviendre ») quand ça serait ouvert à nouveau<br />

(« encore »), l’autre magasin ? Hein ? Non, ou une façon de dire qu’elle souhaite, euh…<br />

– meu… s… yeu… à na pâti-ssehie Ne Pennec…<br />

Oui, la pâtisserie Le Pellec, ici, 79 Rue Saint-Jean.<br />

– pouh vous, ça… seha ghatuit… s’y vous plaît… heviende quand même…<br />

??? Hein ?? « S’il vous plaît, revenez » ?? (même si la fille de l’autre pâtisserie est plus belle,<br />

croyait-elle)… Oh… La peur de perdre son meilleur client, presque (pas pour des gros gâteaux mais<br />

toujours toujours fidèle…). Non, ça ne cadrait pas avec sa proposition « gratuit », puisqu’il ne ferait<br />

pas vivre le magasin s’il ne payait rien. La laisser finir, avant de jurer sa fidélité éternelle, elle allait<br />

peut-être compléter par « gratuit une fois une fois sur dix », oui, bien sûr. Ou sur vingt.<br />

– que… si… vous ézistez pas… je sehais m… ohte ne chaguin…<br />

Hein ??? Si lui « n’existait pas » elle serait « morte de chagrin » ?? Il interprétait de travers<br />

(son parler difficile) ? ou…<br />

– que… de toute ma vie… jamais je n’a hencont’é… quèqu’un tènnement j… entil… n’avec moi…<br />

Oh… touchée qu’il ait pris sa défense, trois fois, contre des clients méchants ? insultants…<br />

232


– et… ma tutelle, è ne donne… ch… aque semaine… ne s… inq euhos… en plus payer ne f… oyer<br />

social… aloh… je n’a assez… ne vous payer un flan… et… la caisse juste…<br />

Oh, merveilleuse chérie, voulant lui offrir son flan à lui, payé de sa poche à elle… Il en avait<br />

les larmes aux yeux, de tendresse pure…<br />

– ou… je peux vous donner… ne flan pluss… un euho quahante… comme ça ghatuit, pouh vous…<br />

chez la maname t’è belle… ou deux euhos, si… c’est pluss chèh là-bas… tènnement belle…<br />

Oh… voulant « acheter » sa venue à lui… Un euro quarante plus deux euros… chaque semaine,<br />

sur cinq euros totaux d’argent de poche, plus de la moitié. Pauvre chérie en foyer social, sous<br />

tutelle, peut-être effectivement « handicapée mentale », selon les psys méchants aussi… (elle qui<br />

était traitée de débile par tant de clients pressés ou bavards)… Ne pas soupirer, elle risquerait de<br />

prendre peur, de croire à une hostilité, un refus… Et… cinq euros par semaine, moins d’une heure de<br />

salaire minimal, pour une dizaine d’heures effectuées, chaque vendredi, c’était tellement pas juste.<br />

« Allocation de handicapée », peut-être, non payée par l’employeur, la gardant pour cette raison, malgré<br />

les plaintes de certaines clientes, fâchées qu’elle ne parle pas, elle, si mignonne petite chérie…<br />

– et… ne deuxième flan… vous pouhez donner… à voteu fiancée…<br />

Pauvre pauvre chérie… le croyant fiancé, et infidèle, reluquant les jolies vendeuses des îles,<br />

en plus…<br />

– je n’a… p’ié le Seigneuh…<br />

Prier le Seigneur ? pauvre petite catholique polonaise, oui.<br />

– mais n’habitude, ça… mahche pas… s… auf voteu heviende… jusqu’à n’aujouhd’hui…<br />

Hein ? Elle priait pour qu’il revienne, lui ? C’était le monde à l’envers.<br />

– aloh… ne toutes mes fohces… je n’ék’ih… cetteu lète… pouh vous… mais je sais pas ék’ih… pahdon…<br />

je ihisibe… pahdon…<br />

Silence.<br />

– n… n… et… et n… ne siyatuh… p… pahdon… p… pat’icia… p… pahdon…<br />

Elle avait fini, et deux larmes ont coulé, de ses yeux. Restant baissés. Et elle avait les épaules<br />

rentrées, comme pour amortir le coup, quand il allait la gifler, croyait-elle… Oh… choisir les mots, pour<br />

dire, très très doucement…<br />

– Patricia…<br />

Elle a frémi, avalé sa salive. Silence.<br />

– m… mèhci… mèhci…<br />

Oh, comme si c’était un dernier cadeau, qu’il lui faisait, d’avoir écouté, et retenu, son prénom,<br />

avant de frapper…<br />

– Je m’appelle Gérard, Gérard Nesey…<br />

Elle a eu un demi sourire, elle a reniflé, les larmes ont redoublé.<br />

– m… mèhci… n… n’infini…<br />

Comme si c’était une prière, qu’elle avait faite aussi : connaître son prénom, ou son nom.<br />

Oh… amoureuse de lui ? Comme il était amoureux d’elle ? Pareil, en secret ?<br />

– Patricia, je voudrais qu’on se revoit, vous et moi…<br />

Elle a fermé les yeux, tout à fait, comme douloureusement. Il n’aurait pas dû dire le conditionnel<br />

« voudrais », pardon, semblant introduire un « mais hélas… ». Euh, comment dire, pour rattraper ?<br />

– Si vous acceptez : on se reverra, je vous le promets…<br />

<strong>Ma</strong>is elle semblait souffrir encore, sans être illuminée de joie, il n’y comprenait rien. Ou…<br />

– Je veux dire : pas juste bonsoir-bonsoir, au magasin, mais faire connaissance, tous les deux, en<br />

dehors du magasin…<br />

Aïe, il lui faisait mal, là, il ne comprenait pas pourquoi. Ou bien… « connaître », pardon : dans<br />

la Bible, le petit bout qu’il avait lu, « connaître » voulait dire « coucher avec », pardon (violer ou baiserpuis-abandonner,<br />

souvent…).<br />

– Je veux dire : prendre un verre, se promener, ensemble, gentiment. Et puis se dire au revoir, avec<br />

une bise sur la joue, se dire « à bientôt, à la prochaine fois »…<br />

Elle a ouvert la bouche, ébahie. Une longue seconde, et comme il n’ajoutait rien, elle a rouvert<br />

les paupières, cherché ses yeux à lui, perdue. « Oui ? ça serait possible ? » demandaient ses yeux,<br />

mouillés. Il a hoché le menton. Il a hésité à dire « je vous aime », hésité à dire « je serais mort si je<br />

vous avais pas rencontrée », mais… il valait peut-être mieux être un soutien, fort, pour elle. Si elle<br />

acceptait.<br />

– S’il vous plaît, Patricia, acceptez…<br />

– et… et n… na maname v… vahiné… n… ne viende au-ssi… ?<br />

Il a souri, doucement, pas trop (pour pas qu’elle se recroqueville en croyant avoir dit une absurdité<br />

ridicule, pardon).<br />

233


– Moi je préfère ma petite Patricia, elle toute seule au monde (et j’ai pas de fiancée, pas de <strong>copine</strong>),<br />

j’espère avoir une amie, comme vous, un jour…<br />

Là, elle a pleuré, vraiment, pauvre chérie. <strong>Ma</strong>is de bonheur, heureusement.<br />

– Patricia, je voudrais apprendre votre langue… C’est le Polonais ?<br />

Elle a fait non, faiblement.<br />

– j… je s… sale p… polak… m… mais j… je pas pahler p… pohonais, j… je sais p… pas faih… m…<br />

mais n… ne f’ançais j… je sais p… pas ék’ih…<br />

Mh ? Pourtant elle avait écrit cette lettre, en « illisible ».<br />

– Vous pourrez me donner cette lettre, s’y vous plaît ? Je la ferai encadrer, en souvenir (de bonheur)…<br />

Elle a rougi, très fort.<br />

– Et j’essaierai de comprendre, votre écriture. Peut-être que je pourrai vous répondre, dans votre<br />

écriture.<br />

Elle a paru toute paniquée, il ne comprenait pas pourquoi. Silence.<br />

– Mh ?<br />

– n… ne à ha place n… ne p’omener… à ha place n… ne bise… ?<br />

Il a souri.<br />

– Non, en plus : promenade, pluss bise, pluss lettre…<br />

Oh, suprême bonheur… elle a presque tourné de l’œil, là…<br />

234


VICTIME MORTE DU NATIONALISME ?<br />

En cette 141 e visite à sa petite pâtissière chérie, quelque chose a semblé inhabituel, pour la<br />

première fois, presque. Il la voyait trembler, préparer des mots, tout en pliant le papier, il espérait que<br />

ce ne soit pas : « avec la nouvelle année, j’ai pris une grande résolution : dire à mes amoureux secrets<br />

de ne plu’ revenir ! », bégayé à sa façon. Serait-il, lui, le premier avec qui elle aurait le cran de le<br />

dire ?<br />

Coupable, il a sorti son porte-monnaie, déposé les pièces dans le réceptacle. L’appoint<br />

comme toujours (pour ne pas sembler dire : deux euros, pour votre sourire, c’est bien trop : rendezmoi<br />

la monnaie !). Non. Et le silence. Peut-être ne dirait-elle rien, comme d’habitude, attendant un<br />

autre moment, un autre amoureux. Et alors, ce serait la semaine prochaine, le 142 e vendredi,<br />

qu’interviendrait la fin du monde.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Elle n’avait pas fini le paquet, ce n’était pas le « s… soih m… meu-s… sieu… » d’au revoir,<br />

non. Silence. Elle gardait les yeux baissés.<br />

– s… si v… vous p… pouvoih… m… me dih…<br />

« Si vous pouvoir me dire » ? Mh ? Est-ce que vous pouvez (ou pourriez) me dire ? Dire<br />

quoi ? Ses sentiments envers elle ?<br />

– k… que m… mon n… nom, p… pahdon, s… c’est n… niézévska… p… pahdon… pahdon…<br />

??? Adorable petite polonaise chérie, oui, mais… lui dire quoi, lui ? Euh…<br />

– Oui, pardon, enchanté. Moi, mon nom c’est Nesey, Gérard Nesey. Enchanté, merci, manemoiselle<br />

Niézévska.<br />

Elle a eu un demi sourire, qu’il n’a pas compris (il ne comprenait rien à cette confidence incroyable,<br />

merveilleuse, comme lier amitié, un peu, oh joie…). Silence. Elle continuait à plier, tremblante,<br />

à nouveau triste perdue, pardon.<br />

– m… mon nom s… c’est m… mougnoul, p… pahdon…<br />

Oh… Bougnoul ? Traitée de bougnoule ici, parce que pas française d’origine ?<br />

– et j… je v… vous nemander… v… vous, l… le pluss j… gentil du monde… l… le pluss gentil de<br />

F’ance au-ssi…<br />

Lui ??? Elle le considérait « le plus gentil du monde » ???<br />

– Merci, infiniment…<br />

– è… est-ce v… vous dih w… oui, k… quand qu’on est n… ne sale m… mougnoule, s… sans faih<br />

èsp’è… n… ne f… faut p… pahtih…<br />

Oh… et elle était toute au bord des larmes. <strong>Ma</strong>is la porte s’ouvrait (le bruit de la rue).<br />

– <strong>Ma</strong>is oui ! A la crème, tu vas voir, Henri ! La crème délicieuse gentillie !<br />

Et la petite jeune fille a comme laissé tomber sa tête, anéantie. Comprenant qu’ils ne pourraient<br />

pas parler. Enfin… euh, peut-être dire, proposer :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je sais que vous travaillez pas ici, le samedi matin, mais… moi, demain matin, je vais<br />

venir acheter un gâteau encore, je crois, vers neuf heures, oui.<br />

La dame derrière ne pouvait rien trouver de choquant à ces mots, comme ceux d’un client<br />

normal, extraverti, racontant sa vie.<br />

– Et, si je rencontre, par hasard, une petite polonaise…<br />

Elle a rougi, souri à demi, comprenant que c’était un rendez-vous déguisé.<br />

– On pourra se parler, un peu, elle et moi.<br />

– Parce que la crème gentille ! Attention, l’cholesterol méchant ! dans le ventre ! quand même ! une<br />

seule fois par semaine, d’accord !<br />

Et la petite naine migonne, polonaise, a fait oui, du menton. Comme elle faisait Oui aux dames<br />

racontant les émois dentaires de la belle-sœur de la cousine de leur voisine du dessous. Avait-elle<br />

compris le « rendez-vous » proposé ? pour parler de ses malheurs d’immigrée méprisée, rejetée ?<br />

Enfin, ce soir-là, vu qu’il n’avait ni téléphone ni Internet (ni télévision ni câble), il n’a pas vraiment<br />

pu se renseigner, pour les associations d’aide aux immigrés, aux harcelés, pardon. <strong>Ma</strong>is il a<br />

essayé de mettre en ordre ces pensées à lui sur le sujet. En écrivant tout ça dans son journal. Il s’est<br />

couché tard, vers vingt-trois heures, finalement. Sans vraiment avoir sommeil (tellement secoué par la<br />

perspective d’un « rendez-vous » avec sa petite chérie… qui le considérait lui comme « le plus gentil<br />

du monde », oh…). <strong>Ma</strong>is il avait tellement besoin d’enlacer son oreiller (en lui disant « je vous aime,<br />

manemoiselle Niézévska »…)…<br />

Quand il a rouvert les yeux, et tendu le bras pour allumer la petite lampe de son réveil, il était<br />

quatre heures environ, comme chaque matin. <strong>Ma</strong>is ! Il s’est levé, brusquement, allumant le plafonnier,<br />

courant à son cahier-journal ! Et… ç’avait pas été un rêve ! (si on était hors de rêve ici) : il avait ren-<br />

235


dez-vous avec sa petite chérie ! (au cas où elle puisse se libérer, sans travailler chez un autre employeur<br />

le samedi matin)…<br />

Il a pris une douche (même si on était en week-end !), il a repassé un deuxième pantalon, une<br />

deuxième chemise de la semaine, incroyablement. Il a pensé (quoique ayant failli oublier) à prendre<br />

un petit déjeuner, pour être « fort », essayer, au secours de la pauvre petite chérie. Il a pris le bus de<br />

7h03, le cœur battant, ému. Serait-elle là, arrivant vers neuf heures (ou dix heures) – il prévoyait<br />

d’attendre jusqu’à douze heures trente, avant de rentrer chez lui, en se sentant très idiot, pardon. <strong>Ma</strong>is<br />

essayer était absolument obligatoire. Un « rendez-vous possible » avec sa petite chérie… à sa demande<br />

à elle, presque, ayant souhaité l’avis du « plus gentil du monde », lui… Oh.<br />

Il est descendu à l’esplanade, comme un vendredi soir, et il a attendu la correspondance, pour<br />

la ligne 23. Et à peine après huit heures, il est monté dans ce nouveau bus qui… non, qui ne le conduisait<br />

pas au plus grand bonheur de sa vie, il faut pas rêver, mais… c’était potentiellement un<br />

« rendez-vous », il allait l’attendre avec le cœur plein d’espoir, les deux premières heures en tout cas.<br />

Et le bus a tourné l’angle de la Rue Saint-Jean à 8h24, bien. Il a appuyé sur le bouton « arrêt demandé<br />

». Et descendu à l’arrêt « Saint-Jean », donc. Voilà.<br />

<strong>Ma</strong>is ! Sa petite chérie était là ! L’attendant à dix mètres de l’Abribus, souriante timide… Oh,<br />

adorable chérie… Il en avait presque les larmes aux yeux, de tendresse, pure. Les quelques pas jusqu’à<br />

elle. Elle tenait un petit gâteau emballé, dans ses mains. Son petit déjeuner sans doute. Et… elle<br />

était habillée de gris, discret joli, merveilleuse de pudeur.<br />

– ‘Jour manemoiselle…<br />

Au lieu du ‘Soir manemoiselle, répété 141 fois en arrivant les vendredis soirs.<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu…<br />

Souriante timide, un peu tremblante. Et… très courageuse, elle lui a tendu le petit gâteau.<br />

– C’est pour moi ??<br />

Elle a fait Oui.<br />

– Merci ! Merci infiniment !<br />

Il l’a pris, et elle a frémi, quand il lui a effleuré les doigts, pardon. Hein ? Non, il se racontait<br />

des histoires (puisque c’était lui qui était amoureux, dans cette affaire, dans ce… tout début de camaraderie,<br />

cette discussion entre connaissances).<br />

– Je vais, euh… peut-être vous rembourser, euh…<br />

Non.<br />

– Ah, oui, euh, c’est cadeau ?<br />

– ou… i… p… pahdon… p… pahdon…<br />

Pardon de lui faire un cadeau ??? Il croyait rêver, tant chaque mot d’elle était délicieux, féerique…<br />

– Je vous pardonne, manemoiselle Niézévska, et mieux : je vous remercie, du fond du cœur…<br />

Elle a rougi, très très fort, timide perdue, tournant son pied comme une petite fillette confuse…<br />

Adorable oui. (Enfin, elle n’avait pas de sac à main comme une femme, et pas de décolleté ravageur<br />

la désignant comme naine pubère, mais euh… ses formes merveilleuses la prouvaient adulte, bien<br />

sûr, euh… pardon).<br />

– Je peux vous inviter boire un café ou chocolat ?<br />

Etonnamment, elle a fait Non. Quoique… un Non de politesse, semblait-il, sans froncement de<br />

sourcils suspicieux ou défensif. Alors…<br />

– Oui, simplement, je… vais aller manger ce gâteau « au chaud », dans le café-bar là, juste avant la<br />

pâtisserie, est-ce que vous acceptez de m’accompagner ?<br />

Comme ça, elle a accepté, adorable petite timide… Et ils y sont allés. Euh, il réalisait qu’elle<br />

avait su qu’il viendrait en bus, étonnamment (il n’avait pas pu venir il y a deux ans lors des grèves de<br />

bus, mais elle n’avait quand même pas dû remarquer ça, parmi mille clients… quoique « le plus gentil<br />

du monde »… son cœur cognait, pardon).<br />

Ils sont entrés dans le bar.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous préférez un café, un thé, un chocolat chaud ?<br />

Elle a frémi, un peu tétanisée pardon.<br />

– n… non, h… hien, m… mèhci, m… meu-s… sieu n… Nesey…<br />

Elle se souvenait de son nom ? L’ayant marqué sur son journal à elle ? Adorable chérie…<br />

– Vous pouvez m’appeler Gérard. Pas de problème.<br />

Elle a rougi très fort, se mordant la lèvre de confusion, mais acceptant d’un Oui du menton.<br />

– Eh !<br />

Le barman, oui.<br />

– Eh ! Ils prendront quoi les amoureux ! Eh, j’ai rmarqué les nichons, elle peut prendre un alcool !<br />

C’est la naine débile d’à côté, chez mon confrère, ouais !<br />

236


Elle s’était toute recroquevillée, les épaules rentrées, coupable. Petite <strong>tortue</strong>. Euh…<br />

– Deux chocolats au lait, monsieur, s’y vous plaît.<br />

– Ça marche ! Ça fait quatre Euros, ouais ! Ça va vous réchauffer !<br />

Le monsieur a pris des tasses et a poussé des boutons, lui il a posé un billet de dix Euros (il<br />

gardait sa monnaie précieusement pour sa petite chérie, le vendredi soir).<br />

– OK ! J’rends la monnaie sur combien ?!<br />

Hein ?<br />

– Eh ! Avec l’pourboire j’veux dire !<br />

Ah, pardon. Euh… euh…<br />

– Tiens, vos choco’ ! Et vous pouvez rester là au chaid jusqu’à treize heures, pas d’problème !<br />

– Merci, msieu.<br />

Il a pris les deux tasses, et… (derrière lui, le monsieur a rigolé, oui, 150% de pourboire, 6 sur<br />

4, c’est peut-être pas courant, pardon, mais quand on est amoureux, en rendez-vous avec son adorée,<br />

on est vulnérable, pardon). Il est allé vers une table au fond de la salle, avec la petite jeune fille.<br />

Une table pour deux, pour être en face d’elle, la regarder, tendrement…<br />

Poser les tasses au centre de la table, puisque (officiellement) les deux étaient pour luimême,<br />

elle ayant refusé l’offre. Il s’est posé, et… elle a tiré la chaise, avant de… se hisser dessus, en<br />

arrière, petite naine chérie… pardon, pour ces chaises trop hautes (pas immenses comme contre le<br />

bar là-bas mais… hum).<br />

– Voilà, je vais laisser un peu refroidir mon chocolat chaud, j’aime pas trop quand c’est trop bouillant.<br />

Elle a souri, sans qu’il comprenne. (Comme si elle était heureuse de découvrir « ça », ce détail<br />

de rien du tout, de lui). Il a ressorti le gâteau de sa poche, et l’a ouvert. Un flan, oui, comme à son<br />

habitude à lui.<br />

– Merci infiniment, manemoiselle Niézévska, vraiment…<br />

Elle a rougi, baissant les yeux, timide. Silence.<br />

– Je voudrais qu’on le partage, vous et moi.<br />

Et il l’a rompu plus ou moins au centre. Mettant la petite moitié du côté de sa petite chérie.<br />

– m… mais j… je s… sale m… mougnoule… p… pahdon…<br />

Mh ? Est-ce qu’elle voulait dire « revenons au sujet, si je suis venu, c’est uniquement pour que<br />

vous m’espliquiez les droits des étrangers » ? Ou bien : « en tant qu’étrangère, je crois pas avoir le<br />

droit de vous ôter le pain de la bouche ». Euh… il a croqué une bouchée de flan, pour se donner dix<br />

secondes, le temps de chercher les mots. Délicieux flan cadeau, miam, touchant… Euh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si… on était en Pologne, et… moi, travailleur étranger (français, étranger vu de làbas),<br />

si on me traitait de sale bougnoul, et si moi, alors, je vous offrais un gâteau, et que – touchée –<br />

vous le partagez en deux, pour vous et moi… est-ce que je devrais refuser ?<br />

Elle a cligné des yeux, perdue. Pardon, ç’avait été beaucoup trop compliqué, mal dit, pardon.<br />

– Je veux dire, manemoiselle, pardon : pour moi, ça a pas d’importance, la nationalité, ou l’origine.<br />

Elle a baissé les yeux, en rougissant, touchée. Silence.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle Niézévska, s’y vous plaît : expliquez-moi comment ça s’est passé, pour vous. Qui<br />

vous a traitée de « sale bougnoule » ? qui vous a menacée, d’expulsion ou quoi ?<br />

Elle a fait oui, faiblement. Pour se donner le temps de chercher les mots.<br />

– que… au… f… foyer social… où je… habite m… maindenant…<br />

Oh, pauvre chérie. En chambre commune ? Elle si timide repliée… sans refuge silencieux…<br />

– t… toutes n… ne dihe… n… nes celles k… que s’appellent f… fatma… ou poposvska, s… sales<br />

arabes, s… sales polaks… k… que mangent l… le pain des fhançaises… ne faut pahtih… d… de ce<br />

pays…<br />

Oh… et elle avait pris ces mots de haine au sérieux ?<br />

– Et… vous envisagez de partir ? de ce pays méchant ?<br />

Elle a baissé les yeux, très bas, comme défaitiste, sans remonter le menton comme il avait<br />

espéré la faire réagir (en un sourire, déniant cette horreur quand même).<br />

– et… n… ne pohogne, j… je pahle pas l… la langue… et… sans plu j… jamais hevoih l… le gentil<br />

m… monsieur… m… monsieur Nesey… ne pluss du monde… j… géhah… j… je va mouhih… ne<br />

chaguin…<br />

Oh… catastrophe, et bonheur inouï, pardon… Si elle ne le revoyait pas lui, elle pensait mourir<br />

de chagrin ??? <strong>Ma</strong>is ! <strong>Ma</strong>is c’était lui, qui était amoureux d’elle, pas le contraire !<br />

– Non, craignez-rien, manemoiselle Niézévska, c’est juste un malentendu.<br />

Elle a fait Oui, comme très triste.<br />

– ou… ou-i…<br />

– Oui, vous savez ?<br />

Elle a fait Oui, alors qu’il n’avait rien dit, lui…<br />

237


– Vous savez quoi ? dites-moi…<br />

Elle aparu toute toute triste encore.<br />

– v… voteu f… fiancée, n… ne seha en colèh… ne va dih… vous pas heviende jamais… i-ci… (snif).<br />

Oh…<br />

– J’ai… pas de « fiancée », non, pas du tout.<br />

Il avait pensé qu’elle allait sourire, toute guillerette, peut-être dire « la place est libre ? ».<br />

– ou v… vos m… mait’esses ne maindenant… p… pahdon, ou-i…<br />

Oh, comme persuadée que… (puisqu’il était le plus gentil du monde) il aurait des milliers<br />

d’admiratrices éperdues, et qu’il en piocherait des centaines à tour de rôle, des<br />

« grandes françaises cultivées », bien sûr pas elle « naine bougnoule classée débile »… Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, pardon, c’est ma faute… (vous pouviez pas deviner, pardon). Euh… je suis pas gentil<br />

avec tout le monde, de la Terre entière. Et c’est… oui, c’est toute la question.<br />

– ou-i… p… pas nes mougnoules, k… quand même… pahdon… pahdon…<br />

– Euh, c’est presque le contraire, enfin, non. Euh…<br />

Comment dire ? Oui, carrément :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle Niézévska, vous êtes… une des trois personnes que j’ai préférées, de toute ma vie.<br />

Elle a cligné des yeux, immensément surprise.<br />

– Ça vous paraît incroyable ?<br />

Oui, totalement.<br />

– Je vous explique : quand j’étais enfant, je m’intéressais pas aux filles, toutes avec leurs poupées,<br />

pas intéressantes. Et je m’intéressais pas aux garçons non plu’, avec leurs ballons. Moi, je dessinais,<br />

j’inventais des rêves à moi.<br />

Elle a souri merveilleusement, comme attendrie, touchée. Elle a fait Oui, elle le croyait, elle le<br />

devinait sincère, entièrement, bien.<br />

– <strong>Ma</strong>is… à… quatorze ans je crois… euh… enfin, euh… les filles… commençaient à devenir « jolies »<br />

ou quoi, ou c’est moi qui m’en rendait compte, maintenant, pardon.<br />

Elle a rougi, baissé les yeux. Ou regardé sa propre poitrine, pardon.<br />

– Enfin, deux… seulement deux étaient « jolies », « mignonnes », à mon goût, je veux dire : une petite<br />

vietnamienne, et une petite polonaise.<br />

Elle a cligné des yeux, immensément surprise.<br />

– C’est que… les françaises étaient… trop grandes, trop bavardes, avec mauvais caractère (avoir<br />

« du caractère », les gens disent, ici)…<br />

Elle a rougi, approuvé du menton. Commençant à comprendre.<br />

– Et elles deux, toutes effacées, toutes douces… mon cœur commençait à battre, oui.<br />

Toute rouge, confuse. Et comme… touchée, par cette confidence.<br />

– Oui, je l’ai jamais raconté à personne, comme ça.<br />

– m… mèhci, j… géhah…<br />

Oui. Enfin…<br />

– Moi, je crois, je préférais l’asiatique, un peu.<br />

Qui avait des meilleures notes à l’école, qui se battait amicalement avec lui pour la place de<br />

tête de classe, oui, mais ne pas le dire, à sa petite chérie, si elle avait été rejetée de l’école, classée<br />

« débile », pardon.<br />

– Et on se parlait pas, mais un jour, je l’ai entendu dire à une camarade que… le samedi soir, elle<br />

allait danser en boîte, à la recherche d’un vrai beau mec…<br />

Elle a cligné des yeux, petite demoiselle, comme ne comprenant pas. Fallait-il préciser « éh,<br />

"beau", donc pas moi » ?<br />

– Le monde s’est comme effondré pour moi. Et… sa camarade, polonaise, m’a fait des sourires, encore<br />

et encore, et… je suis tombé amoureux. Pour la première-fois. (Dhu-Wang, c’était juste une camaraderie,<br />

mais…) pour Lucia, je serais mort pour elle… fou amoureux, je me suis retrouvé.<br />

Elle a baissé les yeux, rougi. Comme touchée que lui, français, ait pu tomber amoureux d’une<br />

polonaise, préférée aux millions de françaises, et milliards d’asiatiques…<br />

– <strong>Ma</strong>is… quand j’ai proposé de l’aider, en <strong>Ma</strong>ths, elle a refusé. Quand je l’ai invitée au cinéma, elle a<br />

refusé, et elle m’a fait la tête, plu’ jamais un seul sourire, jamais. Et je suis mort.<br />

Elle a avalé sa salive. Sans poser de question. Semblant comme « connaître le sujet », avoir<br />

vécu ça aussi, en dépit de la croix chrétienne qu’elle avait au cou (en été)…<br />

– J’avais quinze ans, et… je suis resté « légume », onze années, sans avoir vingt ans, sans « devenir<br />

un homme », comme ils disent. Et… le 29 Juin, il y a trois ans et demi…<br />

Elle a porté la main à sa bouche, comme si elle se souvenait de la date aussi…<br />

– Oui, en revenant de la sécu… en rentrant dans un magasin, une pâtisserie… vous êtes la sosie de<br />

Lucia, manemoiselle… pardon…<br />

238


– m… mais elle g… ghande, n… nohmale…<br />

– Euh… peut-être un mètre cinquante (les française font un ’soixante à ’soixante-dix).<br />

– m… moi… m… mète v… vingt six, p… pahdon, t… t’è laide…<br />

– Pas laide, je trouve. C’est vrai que votre taille… ça me disait que vous étiez pas Lucia, m’ayant rejoint<br />

à Lille, mais… je vous trouve la pluss jolie du monde, ex æquo… et la pluss gentille, numéro<br />

Un…<br />

Elle a baissé les yeux, rouge cramoisie.<br />

– <strong>Ma</strong>is si je vous invitais au cinéma, vous diriez non, j’en étais sûr. Alors je suis juste resté client,<br />

comme « camarade d’école », sans déranger, sans me faire d’illusion.<br />

Elle cherchait l’air, perdue. Silence.<br />

– Et ces trois ans et demi de bonheur, les plus belles années de ma vie, merci… <strong>Ma</strong>is… je suis pas<br />

« gentil avec la Terre entière », vous comprenez. Juste… « on est toujours gentils avec les gens qu’on<br />

aime »…<br />

Elle a fait Non, outch. Semblant signifier « Non, vous aviez pas le droit, de revenir, comme<br />

ça ». Pardon.<br />

– s… sinon, v…vous dihe… j… je l… la pluss gentille du monde…<br />

– Oui, je trouve que vous êtesla pluss gentille fille du monde, c’est sûr.<br />

Et elle a rougi, très fort, sans qu’il comprenne.<br />

– Mh ? Euh… attendez, je… reprends… 1/ On est gentil avec les gens qu’on aime… 2/ Vous êtes la<br />

pluss gentille du monde (avec moi)… Donc… 1 pluss 2 égale…<br />

Elle a hoché le menton, confuse perdue, comme une déclaration… Oh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle Niézevska, vous savez… si vous devenez <strong>Ma</strong>dame Nesey… « officiellement », vous<br />

deviendrez Française…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a fait Non, bien sûr, pardon. Sous-entendu sans doute « Non, si vous êtes pas du<br />

tout le plus gentil du monde, vous m’intéressez plu’ du tout, bien sûr », oui.<br />

– j… je p… pas capabe… m… mais au… foyer s… social, n… n’une m… maname… m… moins méchante<br />

k… que les autes… n… n’est p… pihippine…<br />

Philippine ?<br />

– n… ne dih… k… comme ch… chihoise, p… petite v… vietnamienne, s… sale mougnoule k…<br />

comme moi… m… mais elle f… fhotte m… mieux l… le pah-tèh… que moi… s… c’est elle v… vous<br />

devez n… n’épouser… n… n’un mète s… cinquante, b… bien…<br />

Il a souri.<br />

– On pourra en discuter, oui. Voilà. Je crois qu’on s’est dit l’essentiel.<br />

Elle a respiré, avec un sourire radieux.<br />

– s… c’est n… ne pluss beau jouh… ne toute ma vie…<br />

– Moi aussi…<br />

– m… mais v… vous avez pas n… n’encoh… hencont’é… na maname m… mèhveilleuse… que vous<br />

hendha z’heuheux… k… comme v… vietnamienne, et… et p… pas qui danse, n… ne hefuse k…<br />

comme moi, n… ne sohtih… ne samedi soih…<br />

Il a souri.<br />

– Oui, je crois que je vais épouser l’une de vous deux. Et… si elle est moins aveugle que vous, vous<br />

serez seule candidate…<br />

Elle a rougi, très fort, et fait Oui, du menton. Sans doute « Oui, je suis aveugle », comme une<br />

nouvelle déclaration d’amour. Ou bien, ça signifiait : « Oui, si elle est "aveugle", ne vous trouvant pas<br />

beau, j’accepterais cette vie de bonheur, nous deux ensemble »…<br />

239


CONCOURS MAQUETTISTE PAR CORRESPONDANCE<br />

De : John White<br />

Secrétaire local « Lille & Nord » de l’International Plastic Modeler Association<br />

235 rue Biquité, 59000 Lille<br />

A : Gérard Nesey<br />

Modèle n°C77 : AP-38 Asymightning, 1/72, Philippin’air Tourism<br />

Lille, ce 24 Janvier 2010<br />

Cher maquettiste,<br />

Ci-joint la feuille pour venir récupérer votre modèle, après l’exposition.<br />

Grand merci pour votre géniale participation à tous.<br />

Cordialement,<br />

JWh<br />

Monsieur Nesey,<br />

Nous avons la grande joie de vous annoncer que vous êtes le vainqueur du concours, catégorie<br />

Avions 1/72 ! Bravo ! <strong>Ma</strong>is, vous le savez, le lot-gagné était à marquer dans la zone « prix<br />

que j’aimerais recevoir si je gagnais le concours (objet de 1 à 200 Euros) : », et… vous êtes un des<br />

deux cas qui me posent problème. Ça nous paraissait évident, on voulait dire « quelle maquette<br />

(non épuisée) voudriez-vous recevoir ? ou quel outil disponible en magasin de maquettisme ? ».<br />

<strong>Ma</strong>is vous avez marqué : « une photo de ma petite pâtissière adorée, ou un repas au restaurant avec<br />

elle » !!! Eh, comment je peux vous acheter ça dans un magasin de modélisme ?! Je comprends que<br />

c’était une plaisanterie, ne pensant pas que vous aviez des chances de gagner, mais vous avez gagné<br />

! Alors on fait quoi ? Moi je vous suggère de me répondre un nom de maquette (à moins de 201<br />

Euros), et si vous ne savez pas laquelle, moi je vous conseille le char d’assaut Panzer VI Bi-canoncourt-quadrillé<br />

1/16 chenillé 68 tonnes ! Ou bien, si vous persistez avec cette histoire de petite pâtissière<br />

(?!), moi je peux rien faire, mais ça amuse ma femme Emma, voyez avec elle, elle aurait un<br />

budget de 200 Euros sur l’affaire ! Non, sérieusement, je vous recommande le Panzer VI, avec mitrailleuses<br />

annexes latérales (et bandes de cartouches) en métal photo-découpé : super-génial !<br />

Cordialement,<br />

JWh<br />

* * *<br />

De : Gérard Nesey<br />

Vainqueur (paraît-il) du concours IPMA de l’an passé en catégorie Avions 1/72<br />

A : Emma White<br />

Epouse du secrétaire de l’IPMA Lille Lille, 31 Janvier 2010<br />

<strong>Ma</strong>dame White,<br />

Votre mari voudrait que j’accepte comme prix gagné une maquette de char d’assaut, mais<br />

(pardon) je suis plutôt antimilitariste et mes maquettes (avions seulement) sont désarmées. Non,<br />

j’étais sérieux : gagner ce concours me paraissait impossible sauf miracle, et justement – en matière<br />

de miracle – l’idéal serait de recevoir une photo de ma petite pâtissière (secrètement) chérie… Ou de<br />

faire sa connaissance, elle et son (probable) fiancé (ou amant du moment), en dehors du magasin,<br />

par exemple au restaurant ou café-bar… <strong>Ma</strong>is ça paraît totalement impossible. Enfin, une photo<br />

d’identité d’elle coûterait peut-être à la machine automatique 1 Euro seulement (et avec les 199<br />

Euros restants, vous vous achèteriez un bijou ou un manteau pour vous-mêmes, nous serions heureux<br />

vous comme moi), mais… pour moi, cette photo vaudrait mille milliards d’Euros, et ça paraît<br />

totalement impossible. Elle doit se rendre compte de sa beauté infinie, refuser de donner à prix coûtant<br />

la moindre image d’elle, évidemment.<br />

Avec mes regrets, et en espérant vous avoir fait un peu sourire quand même,<br />

GN---y<br />

* * *<br />

De : Emma White<br />

A : Gérard Nesey à Lille, le 7 Février<br />

Cher Gérard,<br />

240


Je rigole bien avec votre histoire, merci ! Et je suis toute excitée ! Une superbe beauté de petite<br />

taille ? (pas comme les mannequins et top-models : minimum 1 mètre 75 ! salopes ! moi je mesure<br />

1m61 elles me classent nulle !) Et qui se trouve rester seulement pâtissière ? Quel gâchis ! Il faut<br />

que je la vois, moi aussi ! Oh, pas pour avoir sa photo ni la faire agrandir dans un cadre-cœur !<br />

<strong>Ma</strong>is juste pour ma curiosité ! Dites-moi l’adresse, les heures, tout ça, que je puisse y aller voir (je<br />

verrai quoi faire, pour cette histoire de photo). Bien sûr, les frais de taxi seront pris sur ce budget « à<br />

vous » de 200 Euros, John veut pas entendre parler de cette histoire ! Il dit qu’il faut être dingue<br />

pour refuser un Panther six Paris seizième ou quoi ! Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is vous êtes différent, vous,<br />

comme d’une autre planète : les hommes, c’est pas romantique, en vrai ! Seulement nous ! (côté<br />

féminin, je veux dire – enfin : beaucoup d’entre nous, même s’il y a des chiennes, aussi, ça existe).<br />

Voilà, alors dites-moi l’adresse, l’heure (si elles se relaient, parce que c’est ouvert quinze<br />

heures par jour, une pâtisserie j’imagine). OK ? Et dites-moi votre âge, pour m’aider à me faire une<br />

idée du tableau, de cet amour impossible, sortez vos mouchoirs ! Hi-hi-hi ! Salut !<br />

EW—t-<br />

* * *<br />

De : Gérard Nesey<br />

A : Emma White<br />

[Brouillon n°3, à recopier au propre] Lille, 14 Février<br />

Chère <strong>Ma</strong>dame Emma,<br />

L’adresse de ma petite pâtissière chérie (le magasin) est : 79, Rue Saint-Jean à Lille, quartier<br />

Nord-NordOuest de la ville. <strong>Ma</strong>is c’est seulement le vendredi, ou vendredi après-midi même, les<br />

autres jours ce sont c’est des autres personnes (je suis venu tous les jours, quand j’étais en vacances,<br />

la première année). Oui, elle est pâtissière depuis trois ans et demi au moins, majeure depuis cet<br />

âge au moins, alors elle a peut-être vingt et un ans. Moi j’en ai vingt-neuf, pardon (je suis un<br />

vieux garçon solitaire, c’est pas une recherche d’aventure extra-conjugale non…). Je vous imagine<br />

comme une grand-mère, pardon, sans vous insulter si vous êtes plus jeune que moi pardon. Je ne<br />

sais pas où elle travaille, les autres jours. Je ne sais même pas si elle travaille les autres jours, elle<br />

n’a sans doute pas besoin, étant couverte d’or par des amants milliardaires j’imagine. Je ne comprends<br />

pas pourquoi elle vient aider à la pâtisserie, raison familiale peut-être. J’ai peur, qu’elle disparaisse<br />

dès demain, s’il vous plaît allez rapidement la « voir », ou obtenir cette photo je ne sais pas<br />

comment. Euh, s’il est déjà trop tard, si par coïncidence, c’est pile aujourd’hui qu’elle a démissionné,<br />

pour se marier à un émir musclé ou acteur-danseur vedette d’Hollywood… ne prenez pas pour<br />

ma chérie quiconque serait à sa place. Pour la reconnaître, c’est facile : non seulement elle est la<br />

plus jolie fille de l’Univers, mais elle a aussi la rareté d’être de très très petite taille : un mètre vingt<br />

six ai-je estimé. Et elle est bègue, silencieuse le plus souvent, adorable (c’est très très rare chez les<br />

vendeuses). Elle n’est pas que charmante jolie, elle est merveilleuse de caractère aussi : toute toute<br />

douce, effacée, réservée, timide. Même si elle refuse de vous donner sa photo, vous verrez : faire sa<br />

rencontre est un enchantement.<br />

Euh, si vous y allez vendredi prochain, on risque de se croiser vous et moi à ce magasin, ça<br />

serait peut-être gênant, pardon. Enfin… je veux dire que je me trouve horrible de mentir à cette petite<br />

jeune fille, en faisant semblant de venir pour un petit flan, depuis 141 fois déjà… je mourrais<br />

de honte je crois si je vous entendais demander pour moi cette photo, qu’elle refusera évidemment.<br />

S’il vous plaît, venez vers quinze-seize heures – moi je passe juste avant la fermeture (j’ai une<br />

heure et demi de bus, pour atteindre ce quartier, depuis mon usine banlieue Sud).<br />

Merci encore madame, même si ça s’avérera un échec, à coup sûr, pardon. Merci d’essayer.<br />

GN---y<br />

* * *<br />

De : Gérard Nesey<br />

A : Emma White Lille, Samedi 20 Février 2010<br />

<strong>Ma</strong>dame Emma,<br />

241


J’ignore si vous êtes allée hier voir notre petite pâtissière lumineuse… le soir elle était toute<br />

rougissante perdue, sans explication, je ne sais pas si ça a un rapport. Je n’ai bien sûr rien demandé,<br />

et elle n’a rien dit, seulement emballé mon petit gâteau avec les joues rosies et des sourires retenus,<br />

confus. Enfin, je crains un malentendu cruel : si vous lui avez dit (indirectement) qu’un<br />

mystérieux inconnu est secrètement amoureux d’elle, elle pense peut-être à tel ou tel beau mec, costume-cravate<br />

ou/et à biceps gonflés, et la désillusion serait immense si elle savait que c’est un nul<br />

ouvrier chétif comme moi, pardon. Peut-être que j’avais pas le droit d’organiser ce quiproquo, pardon.<br />

Si, indirectement, vous allez ainsi causer de la peine à notre princesse du monde, sachez que<br />

(je reconnais que) c’est entièrement de ma faute. Et c’est pas très grave, sans doute : elle peut choisir<br />

entre les millions de beaux riches hommes de cette planète, de 17 à 117 ans, même si elle est un<br />

peu timide, merveilleuse, pardon.<br />

Je me doute qu’elle a refusé, pour la photo. C’est pas grave, merci d’avoir essayé (c’était mon<br />

cadeau de prix concours, c’est bien, merci).<br />

GN---y<br />

* * *<br />

De : Emma White<br />

A : Gérard Nesey Lille, Jeudi 25 Février<br />

Cher Gérard,<br />

J’ai bien reçu votre lettre, et je vous réponds tout de suite, j’essaye : oui, je suis allée voir votre<br />

micro-<strong>copine</strong> vendredi dernier ! Euh… côté « beauté », OK elle est pas naine difforme, mais…<br />

l’amour ça rend aveugle, ça confirme ! Elle est « pas mal », OK, mais moi à cet âge-là, j’étais aussi<br />

bien, facile, je crois, je suis sûre même ! Mieux ! (peut-être pas « de gueule » ou « de nichons » mais 1<br />

mètre 61 quand même, éh !). Enfin, vous êtes aveugle, vous êtes aveugle c’est pas votre faute. Bref.<br />

Sinon, oui, vous vous en fichez sans doute que j’ai pas étée émerveillée par la petite. Votre<br />

question, c’est… la photo d’elle… Attendez, je réponds ! Laissez-moi trouver les mots. Oui, il y a pas<br />

de photo jointe à cette lettre mais ça veut rien dire en soi : elle a sans doute pas de photo d’elle comme<br />

ça sous la main à son boulot.<br />

Euh, comment vous dire ? (avec ménagement, je veux dire). Ben, il y a deux possibilités :<br />

1/ Normalement elle refuse, toute rouge perdue, elle croit que c’est se moquer d’elle (toute complexée,<br />

elle est, et elle a raison, super-nulle elle est, en vrai) ;<br />

2/ Si (je dis bien Si) vous aviez été… celui auquel elle pense, venu 141 fois acheter 141 petits<br />

flans, vers dix-huit heures quarante-cinq à cinquante-cinq toujours (sauf les jours de grève des<br />

bus), elle vous considérerait « le plus gentil monsieur du monde », mais elle pourrait pas vous donner<br />

une photo d’elle, parce qu’elle serait « morte de bonheur » (enfin, je crois, elle disait quelque<br />

chose comme « m-mohte n-ne monheuh… »)<br />

3/ Sinon, donc, elle refuse, puisqu’elle aime un autre, désolée. (Un seul, elle aime, si ça vous intéresse,<br />

et le genre pucelle elle est : nulle).<br />

Allez, vous en faites pas, digérez ça, y a pas qu’une seule fille au monde, les mecs le savent<br />

trop bien même, normalement (faut qu’on joue finement pour tomber enceinte au bon moment,<br />

pour leur mettre la corde au cou, normalement, ou essayer de les garder comme ça, ça marche pas<br />

toujours). Si vous avez même jamais couché ou quoi, vous (« vieux garçon » vous disiez), allez<br />

peut-être voir une professionnelle de ces choses-là, comme on dit, vous verrez, c’est pas si géant que<br />

font croire Hollywood et tout. C’est pas grave. Ce conseil, pour redescendre sur Terre, ç’aura été votre<br />

premier prix, OK ? Moi je vais m’acheter un manteau de fourrure, si ce qui reste suffit, je verrai.<br />

Courage, jeune homme, digérez, ça va aller, c’est pas grave.<br />

Ewh<br />

* * *<br />

Atmosphère « Môdel du Nord », n°57<br />

(Novembre 2011)<br />

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -<br />

(L’éditorial du secrétaire :) Un peu de sérieux, Un peu de rêve !<br />

242


Chers maquettistes, avions-bateaux-blindés et autres… vous avez peut-être remarqué dans<br />

nos concours locaux annuels un changement d’intitulé dans le formulaire d’inscription. Oh, vous me<br />

direz : c’est un détail, tout le monde s’en fout ! ATTENDEZ, c’est rigolo, presque hilarant, en fait !<br />

Avant j’écrivais « quel prix vous voulez recevoir (objet entre 1 et 200 Euros) si vous gagnez ? », et<br />

maintenant ça dit la même chose : « quelle maquette actuelle ou outil maquettiste (entre 1 et 200 Euros)<br />

vous aimeriez recevoir en cas de victoire ? ». Ça vous paraît exactement la même chose ? Ben<br />

oui, moi aussi…<br />

MAIS… deux tordus, au même concours 2009, m’ont mis le nez dans le caca ! Enfin, beaucoup<br />

écrivent peut-être des idioties pour rire, dans cette case, depuis des années, mais là cette année-là,<br />

paf ! c’est deux vainqueurs sur qui c’est tombé, cette<br />

écriture-gag ! Le vainqueur Chars 1/35 e (enfin : 1/16 à 1/50) me<br />

« demandait » (ou « rêvait de ») la très modique maquette<br />

d’auto-mitrailleuse japonaise KoPaXi-77, vendue (l’équivalent<br />

de) 1 Euro… oh, en oubliant seulement de signaler que c’était<br />

une maquette sud-philippine de 1967, épuisée vers 1969 et<br />

jamais ré-éditée, jamais exportée, totalement introuvable, peutêtre<br />

vendue cent mille dollars aux enchères à Zamboanga ou<br />

Davao (les plus « grandes » cités, dans la « tellement célèbre »<br />

île de Mindanaõ) !<br />

EH ! il faudrait que toute la planète s’inscrive à l’IPMA<br />

de Lille pour que j’ai les sous pour (faire trouver et) payer un<br />

truc pareil ! <strong>Ma</strong>is il y a encore pire ! Le vainqueur Avions 1/72<br />

cette année-là (enfin 1/72 et plus petit, c’est écrit dans les statuts,<br />

par opposition au 1/67 e et plus gros). Bref ! Ce maquettiste<br />

plaisantin ou bizarre, quand on a ressorti sa fiche pour acheter<br />

le prix… il avait demandé comme lot éventuel… « une photo de<br />

ma petite pâtissière chérie » (peut-être 1 Euro à la machine<br />

automatique) ! Eh ! Au fou ! Comment j’achète ça en magasin<br />

moi ? (même chez nos chers annonceurs <strong>Ma</strong>quetti-59 et Le<br />

jouet Lillois et Boulevard Modelisme – l’ordre n’est pas alphabétique<br />

mais ils comprendront)… C’était tellement n’importe<br />

quoi, risible ou à pleurer, que j’en ai parlé à table, à ma femme.<br />

<strong>Ma</strong>is… attention, je dis pas de mal des femmes je veux dire –<br />

trois de nos inscrit(e)s sont féminines et nous sommes super-super-heureux de les accueillir, mais…<br />

bref, ma femme, au lieu d’éclater de rire, ou de secouer la tête pour dire « c’est pas rigolo, c’est très<br />

nul ! », éh ben, elle a penché la tête sur le côté, comme « touchée », elle a dit « oh, c’est adorable, ça<br />

existe encore, à notre époque ? ». Elle voulait dire : depuis notre génération pilule des années 1968,<br />

et bien plus libre encore après, les relations homme-femme, c’est plus du tout dans les nuages virtuels,<br />

normalement. Enfin, une fillette de treize ans peut y croire, mais temporairement avant de se<br />

dire « j’étais très con, moi, putain, oh-là-là, c’est pas ça la vie ! ». <strong>Ma</strong>is là, notre grand vainqueur,<br />

adulte !, qui avait créé une maquette totalement délirante (irréaliste « what-if », trouvée géniale ou<br />

« forme de vote nul » par presque 11% des votants, trouvée idiote par les autres, ou même criminelle<br />

« rapport au devoir de mémoire », mais aucune autre n’avait franchi les 10%, à cause du dispatchage<br />

éparpillant les voix pour cause de top-qualité chez plein de membres – dont mon fils Jacko…), éh<br />

bien : il faisait semblant d’acheter un flan pour revoir sa chérie, vendeuse de gâteaux secrètement<br />

aimée, c’était pour lui plus important que le bricolage ou le foot ou le loto ou le cul ! (Oui, oui, ça existe<br />

encore, en ce siècle, un mec comme ça, « over-amoureux » sans y toucher, anormal !). Moi j’ai dit que<br />

c’est des conneries tout ça, et j’ai chargé ma femme (ravie !) de voir comment gérer ça, je lui ai filé les<br />

200 Euros, à elle, avec mission de voir quoi faire. ATTENTION, non : je veux pas dire que je nous ai<br />

gardé cette prime en fait destinée de plein droit au vainqueur, non : la mission était claire, bien définie,<br />

très honnête : essayer de donner pleine satisfaction au vainqueur (qui avait refusé rien moins que le<br />

super char Panzer VI Königstiger au un seizième !!! gratuit pour lui !), avec un budget de 200 Euros<br />

pour les frais de taxis et essayer de soudoyer la petite pâtissière en question, ce qui serait facile si elle<br />

était seulement vendeuse sans le sou. Quelque chose comme 150 Euros de « prime » ou « salaire »,<br />

pour trois (ou dix) minutes, aller à une machine photomaton faire semblant de sourire une seconde, ça<br />

vaudrait super le coup pour elle, normalement. Emma avait raison (même si je m’en foutais, de ces<br />

histoies de bonnes femmes, je haussais les épaules) : c’était davantage faisable que l’automitrailleuse<br />

de la marque Otagawa2 disparue à l’autre bout de la planète !<br />

MAIS c’était encore plus dingue que prévu, attendez ! Il s’est avéré que… la petite pâtissière<br />

en question ! C’était une naine, bègue, handicapée mentale, pas bien française (ni occidentale je veux<br />

243


dire – moi moitié British c’est pas pareil), rachitique, anémique, moitié muette ! Et folle amoureuse (en<br />

secret) d’un client : lui-même !!! J’écris ça aujourd’hui, on revient Emma et moi de leur mariage (ou<br />

PACS, ces trucs là, de promesse officielle de fidélité, sans même grossesse, là !), à ces deux dingues,<br />

complètement dingues ! Et pour ce<br />

vainqueur Avions 1/72 de 2009, ce<br />

prix (de casser leur malentendu<br />

entre timides coincés) ça valait<br />

bien plus cher dans son cœur que<br />

les cent mille dollars de l’automitrailleuse<br />

philippine introuvable !<br />

Des milliards de milliards de milliards<br />

d’Euros, ça valait, m’a dit<br />

l’heureux gagnant, bien plus<br />

qu’enchanté par ce cadeau<br />

IPMA (enfin « IPMA presque directement<br />

») ! <strong>Ma</strong>is non, là, on a<br />

voulu arrêter ces histoires démentes<br />

de récompenses libres,<br />

revenir un peu terre à terre, maintenant<br />

pour les concours, pfouh…<br />

ET ! pour le vainqueur « blindés » de cette année là, j’avais tranché en faveur d’un kit de<br />

scratch-builder (pour construire sans base préformée les modèles qui sont pas dans le commerce), kit<br />

d’outillage disponible chez nos trois annonceurs chéris, sur commande ou au magasin. Alors vous<br />

voyez, ces détails d’énoncés de formulaires, c’est pas complètement que des détails, c’est aussi toute<br />

une histoire – débile ou rigolote, absurde assurément, ça donne matière à causer en tout cas, en sortant<br />

de la routine pointilleuse ! Salut à tous ! Et bonnes fêtes bientôt, demandez dès aujourd’hui des<br />

maquettes au Père Noël ! Allez baver d’envie devant les vitrines maquettistes ! Les adresses figurent<br />

en bonne place dans ce numéro !<br />

244


EMPLOYEUR DE MÉNAGE<br />

Ces trois années de bonheur (revoir sa petite pâtissière chérie) avaient expiré comme une fin<br />

du monde. Disparue, et sa remplaçante ne savait pas si elle s’était mariée ou quoi, « tout le monde<br />

s’en fout, de la naine », a-t-elle ajouté. Oui. Et… il a essayé de joindre l’employeur, le pâtissier Le<br />

Pellec, mais sa femme au téléphone a hurlé, que les gens ont pas le droit de déranger comme ça,<br />

clac raccroché. Et lui, pardon, il a pleuré.<br />

Il s’est réveillé à l’hôpital, avec des tubes et aiguilles dans ses bras, et le bassin les jambes<br />

immobilisés. Fracturés ont dit les dames en blouse blanche, et il était tombé de son cinquième étage,<br />

« il avait de la chance » elles disaient. <strong>Ma</strong>l réveillé, il a leur a dit de « tout débrancher », qu’il voulait<br />

retourner dormir, à jamais. <strong>Ma</strong>is on l’a bourré de cachets, de piqûres, attaché. On lui a raconté que les<br />

pompiers avaient été fermer sa fenêtre, que c’était sale chez lui, qu’il devrait prendre une femme de<br />

ménage au moins, pour mériter ce studio seul, sans logement social de groupe.<br />

Six mois plus tard, il recommençait à marcher, péniblement. L’esprit toujours embrumé par les<br />

drogues médicales pourries. Ils l’ont renvoyé dans le monde, à un rez de chaussée (il était interdit de<br />

hauts étages). L’usine Lilonics l’a rembauché, des gens demandant « ça va ? », sa machine a été<br />

remise en route, les chercheurs sont revenus lui parler de leurs trucs, il a regardé et il leur a dit où<br />

était la faute, mathématique, il se foutait de tout. Et la psychiatre l’a obligé à joindre l’agence pour<br />

l’emploi, embaucher une femme de ménage. Seize candidates, cinq minutes chacune : « en moins<br />

d’une heure et dmi, vous avez la meilleure ! ». Ah bon.<br />

– Salut, connard. Moi j’appelle tous les esclavagistes : connard ! Mon prix c’est 100 Euros de l’heure !<br />

Net ! Ça t’fait 200 Euros avec les charges !<br />

?<br />

– euh, moi je gagne vingt fois moins, pardon…<br />

– Ta gueule ! Moi j’ai l’bac, j’ai même été à la fac ! Qu’y m’font chier à postuler à des emplois de<br />

merde ! « Femme de ménage », putain, s’t’insulte pour moi ! Hop, tu signes ici, qu’j’ai postulé et<br />

qu’c’est toi qui m’veux pas, connard ! Enculé !<br />

Et d’autres grandes méchantes, ressemblant aux ouvrières de l’usine, ou à ses cousines. Il en<br />

venait à se dire, intérieurement : « non, je le ferai moi-même, leur ménage pourri, même si la poussière<br />

est pas méchante »…<br />

Ou la numéro douze, d’origine tunisienne, acceptant « une seule heure par semaine, OK, c’est<br />

mieux que rien, et c’est dans mon quartier ». Et après la candidate quatorze, la fonctionnaire de<br />

l’agence est réapparue :<br />

– Ouais, ben on va arrêter là, merde, moi dans trente minutes je ferme mon bureau, et ma collègue<br />

d’à côté è m’fait chier ! Et faut qu’j’refasse mon maquillage, et les deux dernières d’ta liste, c’est<br />

qu’des sales bougnoules à la con, m’font toutes chier, hop !<br />

Le mot « bougnoules » l’a heurté, lui – surtout évoquant le souvenir de sa petite pâtissière<br />

chérie, traitée de « sale polak à la con », par une dame, une fois.<br />

– euh, s’y vous plaît, je… voudrais voir… ces deux dames…<br />

Peut-être la mère de la petite pâtissière… Demander si la jeune fille avait été élue Miss Univers<br />

? Partie sillonner les palaces du grand monde ? (Elle le méritait, oui, couverte d’or et bijoux,<br />

même si elle était si timide gentille, toujours…).<br />

– OK ! Putain !<br />

Oui. Et sur la feuille, là, il n’avait encore rien marqué, pardon.<br />

– Meucheu !<br />

? Une… asiatique, ou… non, pas les yeux brisés, mais bronzée et petit nez asiatique, jolie<br />

jeune dame.<br />

– madame, asseyez-vous.<br />

– Oui, je pas parler bien Français, mais travail beaucoup.<br />

– oui, merci.<br />

– Je Pilippina, pas Chinoise.<br />

– oui. Euh, ça serait pour une heure de ménage, chaque semaine. Quand je suis à l’usine. Je donnerais<br />

un double des clés. Laisser le chèque sur la table, pour payer. Avec un cahier pour marquer, s’il<br />

faut acheter des trucs, produits.<br />

– Je pas écri Français. Désolée.<br />

– d’you speak English ?<br />

– Yes I do, sir.<br />

– this is enough, we can understand each other.<br />

245


– Thank you very much, sir. It is so rare here. International speaking. I promess I do over work. If more<br />

is needed than exactly one hour, I do, not requiring anything. If you’re happy, tell it to other employers<br />

if they ask you.<br />

– very good. You are the best candidate up to now, madam.<br />

– Wow, among sixteen ? (no : fifteen). Thanks.<br />

Le nom était…<br />

– euh : « Félisa Gonzales » ?<br />

– Yes, that is my name.<br />

C’était noté, oui.<br />

– thank you, madam. The agency will confirm, I think.<br />

Elle s’est levée, souriante. Et elle est sortie, après qu’ils se soient dit « bye ». Oui. Et, non, la<br />

seizième ne semblait pas venir, peut-être partie. Il s’est levé, aller voir, pour confirmer. Passer de<br />

l’autre côté du bureau, traverser la pièce, atteindre la porte, regarder s’il restait quelq…<br />

??? Sa petite pâtissière ! Elle était là, toute seule ! Assise, les yeux baissés, tremblante, souffreteuse…<br />

Euh, il s’est approché, il est venu s’asseoir près d’elle. Silence. Dans le bureau là-bas, les<br />

dames se criaient après, se crêpaient le chignon, avec un mâle hurlant par-dessus. Sa petite chérie<br />

respirait, faiblement, si jolie, et faible. En recherche d’emploi ? Virée de la pâtisserie Le Pellec ?<br />

C’était tellement pas juste…<br />

– ‘soir, manemoiselle…<br />

Elle a tressailli, et pourtant il n’avait pas parlé fort. Moins fort que les gens criant à côté. Elle a<br />

tourné la tête vers lui, comme éberluée… Reconnaissant sa voix ? Oui, et son visage aussi, elle ses<br />

traits semblaient tout remués, elle était bouleversée, de retrouver quelqu’un connu, comme surgi du<br />

passé.<br />

– s… soih m… meu-s… sieu, p… pahdon… n… n’a p… plu’ ne f… flan… pahdon…<br />

Il a souri.<br />

– vous vous souvenez que je prenais du flan, à la pâtisserie ?<br />

Elle a baissé les yeux, rougi. Comme « démasquée » ou quoi – il ne comprenait pas bien.<br />

– ou… ou-i… s… cent quahante… un… f-flans… p… pahdon…<br />

???<br />

– cent quarante et un flans, oui, je confirme. Quelle mémoire prodigieuse. Vous comptiez pour chaque<br />

client ?<br />

Elle a fait non, toute rouge. Seulement les habitués ?<br />

– p… p…<br />

Silence. Sans doute un « pahdon », étouffé.<br />

– Eh mec !<br />

La dame fonctionnaire, ressortie de chez sa collègue.<br />

– Qu’est-ce tu fous là ?! C’est dans l’bureau qu’c’est prévu ! Qu’tu remplis les papiers, qu’tu les envoies<br />

chier, toutes sauf une ! Là, la naine bougnoule, débile, aucune chance, c’est un cas, mais fais<br />

chier ! Faut qu’on la propose quand même ! Ste conne, nulle ! Pas note faute ! Non, sans déconner,<br />

t’as trouvé une candidate OK ? Au moins une ?<br />

Euh…<br />

– manemoiselle est…<br />

– Non, sérieux ! Parmi les normales, j’veux dire ! Elle, l’est handicapée mentale ! Pas vraiment candidate<br />

! Une allocation de merde, foyer social, elle est pas à la rue, me fais pas chier, Zorro !<br />

Euh…<br />

– mais je connais manemoiselle… presque « une amie »…<br />

– Ah-ah-ah ! N’importe quoi ! Non ! Tu m’files un nom de vraie candidate ! Et s’tu veux, tu vas payer<br />

un verre à ta naine débile ! Hop, un nom !<br />

– euh, Félisa Gonzales, la dame asiatique.<br />

– Pf ! Treize Française, une arabe, une chinetoque, une polak, et t’es pas foutu d’choisir mieux !<br />

– oui, dans l’ordre de préférence : mademoiselle polonaise, et… pour le travail : madame philippine,<br />

madame tunisienne, les Françaises étaient prétentieuses, pardon.<br />

– Connard ! « De la personnalité », ça s’appelle ! C’est une super qualité ! « Du caractère » !<br />

<strong>Ma</strong>uvais caractère, plutôt.<br />

– Enfin, j’m’en fous, moi hop ! J’ai fait mon job, j’marque la Gonzales, et j’fais les papiers tout ça !<br />

Merde, j’ai même pas un quart d’heure à moi pour fermer ! Ah bas les cadences infernales, putain, fais<br />

chier, merde !<br />

Oui « beaucoup de personnalité », elle avait. Plaidoyer pro domo, ça s’appelle, dans les livres,<br />

les gens qui encensent ce qui les décrit eux-mêmes. La richesse mérite de partir à l’Est, pays slaves<br />

ou Asie…<br />

246


– Allez, barrez-vous, moi j’reprends l’bureau ! Y’a un distributeur à trucs boissons juste là après ! Si<br />

vous voulez !<br />

Euh, il s’est levé, et… il a attendu la petite jeune fille, qui… timide, merveilleuse, a « sauté »<br />

au sol, et l’a rejoint…<br />

247


C’EST PAS DRÔLE<br />

Gérard avait toujours su que, un jour, la série de ces merveilleux vendredis soirs s’éteindrait.<br />

Au lieu de retrouver sa petite pâtissière chérie, dans ce magasin à l’autre bout de la ville, il trouverait<br />

une remplaçante, la jolie petite naine étant partie à jamais, sans doute mariée à un milliardaire. Chaque<br />

semaine, il craignait la fin, mais… jusqu’à présent, 140 fois, ce n’avait pas été la fin, ouf. C’était<br />

presque un jeu, alors, de se faire peur avec des hypothèses, même si c’était tragique, en un sens.<br />

(Quand il n’aurait plu’ aucune raison de rester sur Terre, sa petite chérie envolée, pourquoi resterait-il<br />

vivre, respirer, chier ?) Enfin, on verrait, mais… il se préparait, toujours, à cette immense désillusion,<br />

fin du monde, oui.<br />

Là, en ce vendredi aujourd’hui 1 er Avril (2010), ce n’aurait pas été rigolo que la surprise soit<br />

cette fin, terrible. <strong>Ma</strong>is… on verrait. Et le second autobus a débouché Rue Saint-Jean, et puis s’est<br />

arrêté, Gérard est descendu. Le cœur un peu serré, pardon. Et puis marcher, classiquement. En silence,<br />

respirer. Espérer. (Il ne savait pas « prier », mais le principe était le même).<br />

Et les derniers mètres, et pousser la porte de verre… Ouf, sa petite chérie était là. Lui souriant<br />

gentiment, merveilleuse…<br />

– ‘Soir manemoiselle…<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu…<br />

Leur routine habituelle, ouf. Et elle allait chercher son flan traditionnel, oui. Comme<br />

d’habitude : sans qu’il l’ait demandé. Complicité. Il était heureux. Et il la regardait, faisant le paquet, si<br />

jolie les yeux baissés. Silence.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

? Tiens. C’était la toute première fois (en trois ans et demi) qu’il l’entendait prendre la parole,<br />

petite chérie.<br />

– Oui, manemoiselle ?<br />

Elle a souri, faiblement, et… comme répété intérieurement des mots, avant de les dire. Aïe, il<br />

craignait le pire. Genre : « arrêtez de me regarder, c’est gênant à la fin ». Pardon.<br />

– è… è… è…<br />

Oui « è-è-è-est-ce », il l’entendait parfois demander comme ça (genre « est-ce c’est de la<br />

crème au beurre, vous voulez, sur le gâteau anniversaire ? »). Silence. Elle continuait à plier, faiblement.<br />

– è… èst-ce j… je pouha v… vous n… n’inviter m… mon mahiage, m… meu-s… sieu… ?<br />

Voilà, c’était le dernier soir, du monde, hélas (avant qu’elle se marie, disparaisse à jamais).<br />

<strong>Ma</strong>is… c’était chouette d’être là, en le sachant, la revoir une dernière fois… Si merveilleuse. Silence.<br />

Euh, elle a posé une question ?<br />

– Euh… est-ce que vous pourriez « m’inviter à votre mariage » ? C’est ça ?<br />

Une chance de la revoir une toute toute dernière fois ? Avoir une photo d’elle ? Oh joie… <strong>Ma</strong>is<br />

elle a rougi, à sa question, en retenant un sourire confus, hochant le menton (confirmant que oui, bien<br />

sûr, telle était sa question, mais il ne comprenait pas sa confusion à elle). Enfin… ce n’était peut-être<br />

pas tous les clients qui étaient invités, ni même tous les habitués fidèles, euh… peut-être ses amoureux<br />

secrets, tous, pour qu’ils comprennent qu’ils devaient tourner la page, oui. Et elle était un peu<br />

gênée d’avouer en face (implicitement) « je sais que vous êtes amoureux de moi », ça se comprend,<br />

d’où demi-sourire confus…<br />

– Oui, je serais immensément heureux d’être invité à votre mariage, de participer aux cadeaux, manemoiselle…<br />

Il n’était pas riche, mais il viderait son compte en banque, intégralement (pas besoin de testament,<br />

annonçant son décès, non : donner avant). <strong>Ma</strong>is, elle a rougi encore plus, souri confuse, pardon.<br />

– m… mais s… c’est p… pas en… en Fhance, p… pahdon… t… t’è loin…<br />

– Oui, je me doutais que vous êtes d’origine polonaise. Je serais heureux d’aller en Pologne, vous<br />

applaudir, vous célébrer, votre bonheur…<br />

Cramoisie, la pauvre.<br />

– n… non, p… pahdon, s… c’est p… pas pohogne, s… c’est l… l’aute côté l… la Tèhe…<br />

De l’autre côté de la Terre ? A Tahiti, lieu du voyage de noces ?<br />

– Je ferais le voyage, très heureux, merci. Pour venir vous célébrer, en ce moment qui sera important.<br />

(Si à l’usine, on lui refusait un congé exceptionnel, sans solde, il démissionnerait – de toute<br />

façon, il lui restait moins d’un mois à vivre maintenant).<br />

– Si j’ai pas assez pour le billet vers Tahiti, j’emprunterai…<br />

– s… c’est n… n’aux Pihippines…<br />

– Aux Philippines ? Très bien, j’espère que vous avez rencontré un Philippin merveilleux.<br />

248


Et c’était sincère, ce mot, même si ça lui fendait le cœur, de penser à la chance de ce type,<br />

aimé de leur Miss Univers à tous.<br />

Elle était encore toute rouge, perdue, mais elle a fait non. Il allait demander « Non ? il est pas<br />

de là-bas ? C’est un Français ? Un simple lieu de voyage, merveilleux ? », mais elle semblait sur le<br />

point de parler.<br />

– s… c’est n… n’un b… boisson, b… boisson n… n’avhil… b… bahdon…<br />

??? « C’est un poisson d’Avril pardon » ? Il a avalé sa salive.<br />

– Oui, bien sûr, on n’est pas invité, nous. <strong>Ma</strong>is je participerai au cadeau, je donnerai tout ce que j’ai,<br />

manemoiselle, pour que vous fassiez un beau mariage, là-bas, manemoiselle (bientôt-madame).<br />

Elle a relevé les yeux, comme toute perdue.<br />

– n… non, s… c’est b… boisson n… n’avhil…<br />

?<br />

– Vous… refusez les… dons ? pardon… sans déranger, sans rien demander, promis.<br />

Non, il n’exigerait pas une photo d’elle en échange, bien sûr, non, pardon. <strong>Ma</strong>is elle semblait<br />

toute perdue, la pauvre. Comme catastrophée maintenant.<br />

– au… au f… foyer s… social, n… n’une dame è… è n’a dih… k… comme ça, et… et tout ne monde<br />

n… ne hih…<br />

Rire ?<br />

– Oui, pardon, je sais pas bien rire, pardon.<br />

– p… pahdon… j… je sais pas f… faih hih… s… c’est m… ma faute…<br />

– C’est très très gentil à vous, manemoiselle, d’avoir essayé de me faire rire, merci… Pardon de pas<br />

avoir, euh, compris.<br />

Elle a cligné des yeux. <strong>Ma</strong>is il ne comprenait rien, rien : elle allait se marier ou pas ? la plaisanterie<br />

ne portait que sur l’invitation ? ou le voyage ?<br />

– p… pahdon, s… c’est moi j… je pas n… n’intéhigente… p… pahdon… j… je sais pas… hih…<br />

Oh, elle ne savait pas rire ?<br />

– C’est pas grave, c’est touchant, au contraire. Nous, tous, on voudrait vous consoler…<br />

Elle a rougi, souriante perdue, à nouveau…<br />

– <strong>Ma</strong>is je suis heureux de vous avoir vue toute souriante, ce soir, essayant de faire rire, c’est bien.<br />

Merci, beaucoup.<br />

– m… mèhci n… n’à vous, s… si j… gentil…<br />

– Merci…<br />

Touché, profondément. Quoique, euh…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, euh… la semaine prochaine, vous… serez plu’ là ? plu’ jamais ?<br />

Elle a cligné des yeux, et… terminé le paquet, scotché, un peu perdue. Silence.<br />

– n… ne b… boisson n… n’avhil…<br />

? Et elle a relevé vers lui des yeux tout tristes, immensément touchants, mais il ne comprenait<br />

pas, pardon.<br />

– Mh ? Même si on est pas invités, je comprends, euh… vous allez vous marier ?<br />

Son regard se mouillait, oh… Qu’est-ce qu’il avait dit de triste ? pardon…<br />

– m-moi… ?<br />

– Oui, manemoiselle. Pardon. (Si c’est personnel, vous pouvez… ne pas répondre, bien sûr, pardon).<br />

Elle a avalé sa salive, rabaissé les yeux, l’air toute perdue.<br />

– p… pèhsonne n… n’y voudhait n… n’une k… comme moi…<br />

???<br />

– t… tènnement t… t’iste…<br />

Personne ne voudrait d’une triste comme elle ? Ou c’était triste que personne ne veuille d’une<br />

comme elle ? comme elle quoi ? naine et bègue, elle voulait dire ?<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, moi si j’étais un homme bien, je vous aurais demandé en mariage, depuis des années…<br />

Elle a entrouvert la bouche, éberluée. <strong>Ma</strong>is sans avoir le courage de relever les yeux.<br />

– Hélas, je… j’ai eu un… « accident », une chute du cinquième étage, il y a cinq ans. Et je suis plu’ un<br />

« homme » tout à fait. Pas capable de donner des enfants, du plaisir. Seulement une tendresse, infinie,<br />

envers vous, manemoiselle. Pardon…<br />

Elle… pleurait, sans bruit. Les larmes coulaient, oh. Non, ce n’est pas drôle, le premier avril.<br />

– et… et s… si moi j… je sehais m… malfohmée… n… n’incapabe hende… un homme heuheux…<br />

hatée…<br />

Ratée ? Angélique ?<br />

– et… et z… z’amouheuse ne vous… en sek’et…<br />

Amoureuse de lui en secret ??? Oh…<br />

249


– <strong>Ma</strong>nemoiselle, pardon de vous le demander si tard : est-ce que vous acceptez de m’épouser ? (je<br />

vous aime, pardon).<br />

La bouche entrouverte à nouveau, abasourdie.<br />

– v… vous dih s… ça n… ne b… boisson n… n’avhil… ? p… pouh… hih… ?<br />

– Non, manemoiselle, je sais pas rire, pardon. Je vous répéterai la semaine prochaine, si vous voulez.<br />

Pour preuve. Ou bien… on peut en parler demain matin, devant un verre, là au bar à côté.<br />

Il a croisé ses yeux à nouveau. Elle n’en croyait pas ses oreilles, elle s’était apparemment<br />

attendue à le trouver hilare (sans hoquets de rire). <strong>Ma</strong>is il n’a bien sûr pas dit ce qu’elle attendait<br />

(« Non, éh, j’déconne, bien sûr ! Epouser une naine débile, ça va pas non ?! Ah-ah-ah, qu’est-ce<br />

qu’on s’marre, ces premiers avril ! »).<br />

– Je serai là, je le jure. J’espère que vous viendrez. Si vous venez pas, c’est pas grave : je comprendrai<br />

que c’était qu’un premier Avril.<br />

Pas très drôle, ce serait, mais chacun ses goûts, ses sujets de plaisanterie. Ou sourire. (Il<br />

espérait qu’elle prenne ça à la rigolade, lui pardonne, l’autorise à revenir au magasin. Et il espérait<br />

qu’elle ne soit pas sur le point de se marier, de disparaître, pardon. C’était beaucoup demander,<br />

beaucoup trop sans doute. Pardon).<br />

Elle a fait Oui, du menton, mystérieusement. (Soit : « Oui je serai là – éh, je peux dire<br />

n’importe quoi, on est le premier Avril ! », soit « Oui, c’est ça, vous pouvez rêver, idiot ! »). Voilà. Ce<br />

n’était pas drôle, en fait, mais avoir avoué sa tendresse infinie l’avait soulagé, un peu. Et grâce à cette<br />

tradition, ça s’était passé sans drame ni gifle, passant pour une plaisanterie. « Le jour des fous »,<br />

dans la Bande Dessinée Iznogoud. Et le lendemain, en attendant six ou dix heures pour rien, il comprendrait,<br />

simplement. Sans doute. (Sauf venue miracle, qui sait ?).<br />

(Enfin, en rentrant chez lui, il était dans l’autobus 13, celui qu’a percuté le camion fou, et Gérard<br />

a été un des trois morts, et le lendemain, après l’avoir attendu quatorze heures en vain, la petite<br />

Patricia s’est jetée dans le canal de la Deûle, elle ne savait pas nager. Ce n’est pas très drôle, ces<br />

premiers Avril, non, enfin : pas toujours drôle, ça dépend.)<br />

250


UNE DATE SAINT-VALENTIN BANCALE<br />

Vendredi 10 Février puis 17 Février, cette année, ça ne tombait pas pile, certes (sur un Vendredi<br />

14 Février Saint-Valentin, fête des amoureux). Pour la troisième année, ça lui faisait une excuse,<br />

pour ne pas déclarer sa tendresse, en face, à sa petite pâtissière adorée. Oui, depuis trois ans et demi,<br />

il était amoureux de cette petite naine silencieuse jolie, Rue Saint-Jean le vendredi, à l’autre bout<br />

de la ville (près de la Sécu Psychiatrique). Et ce serait donc théoriquement dans deux ans, encore,<br />

après cinq ans et demi, que tomberait un vendredi fête des amoureux, avec devoir théorique de se<br />

déclarer, avouer son penchant, infini, envers elle. Et se faire gifler, et interdire de revenir, mourir de<br />

chagrin, voilà, c’était programmé à « dans deux ans ». Hum.<br />

Enfin… pourquoi attendre la date « officielle » ? Oui, euh, enfin… il n’aimait pas spécialement<br />

les traditions et tout ça, le caractère social des relations sentimentales. Il paraît qu’en Algérie traditionnelle,<br />

les nuits de noces étaient en public, sous les draps mais sous les applaudissements, il<br />

n’aimait pas ce genre de mise en scène, lui, non. Et euh… quand il était encore vivant (de zéro à<br />

quinze ans), la Saint-Valentin n’existait pas, ou c’était une ligne sur le calendrier, inconnue des gens<br />

(sauf peut-être des fleuristes et des théologiens), et puis un boom commercial, ou marketing, avait<br />

changé les choses. Pas pour les vrais amoureux espérant un futur, mais plutôt pour les riches hommes<br />

mariés devant payer cadeau à leur épouse (ou/et leurs maîtresses), les jeunes se fichant de ses<br />

conventions. Ce n’était pas un 14 Février, mais un mois d’Avril, qu’il avait proposé à Lucie de l’aider<br />

en <strong>Ma</strong>ths. Elle avait refusé, mais sans mentionner de date. Et quand il l’avait invitée au cinéma, ça<br />

avait été aussi non, plus sec, sans excuse de date, non plu’. Et ce n’était pas un 14 Février, qu’il avait<br />

sauté de la falaise, non.<br />

Enfin, dans cette pseudo-vie numéro deux… trois ans et demi après être né (à nouveau ?)<br />

sous le charme de cette petite pâtissière, sosie de Lucie (de visage), quatorze ans après la falaise,<br />

pourquoi attendre un quatorze février tombant pile le vendredi ? Enfin, le vendredi était le seul jour où<br />

elle était au magasin, mais… il aurait pu dire sa tendresse, et se faire casser, depuis le tout début, ou<br />

presque. Oui, il aurait pu. Et il ne brillait pas par son instinct de conservation, non, il aurait pu aller<br />

droit à l’échafaud, dire « je vous aime », et la lame tombe, clac, coupé la tête. Qu’est-ce qu’il attendait<br />

? Soupir. Non, juste le bonheur de ces sourires, échangés, ce dont il aurait dû savoir se contenter,<br />

avec Lucie, sans s’imaginer plaisant ou quoi, digne d’être aimé ou quoi, imbécile… Voilà, alors il était<br />

parti pour deux ans de plus. (Sans doute interrompus par le drame logique : la disparition de sa petite<br />

chérie, partie épouser un milliardaire, la dispensant de travail à jamais, bien sûr – personne ne comprenait<br />

comment elle pouvait encore être là, faire ce dur métier… Enfin, il en avait parlé à personne,<br />

mais il en était sûr, que personne ne comprenait.)<br />

Vendredi 17 Février, donc, avec le frisson que… elle ne soit plu’ là… (dans le bouquet de<br />

fleurs du 14, son amoureux officiel aurait glissé une bague, la demandant en mariage… et fin du<br />

monde pour le reste du monde…).<br />

Le pas lourd, de l’Abribus à ce petit magasin aimé, dont ne resteraient que les murs, sans elle,<br />

sans...<br />

Elle était là, ouf ! Encore une semaine, ou un an, deux ans presque, qui sait. Il est entré, heureux.<br />

– ‘Jour, manemoiselle.<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu… m… mèhci, p… pahdon…<br />

Et elle est allée chercher son 162 e flan, implicitement demandé, avec un sourire complice,<br />

traditionnelle gentillesse… Et l’emballer, doucement, silencieuse mignonne. Quoique… ce semi mouvement<br />

de lèvres : elle se répétait des mots, elle allait parler – chose infiniment rare, sans qu’on lui ait<br />

posé de questions.<br />

– n… n’y a t… t’oi jouh…<br />

Hein ? Il y a trois jours ? La Saint-Valentin ? Elle le mettait en demeure de parler ? d’avouer ?<br />

(Il avait entendu parler de l’intuition féminine, oui, elle devait savoir, pardon).<br />

– n… na s… saint v… v… v…<br />

– Saint-Valentin, oui, la fête des amoureux, pardon.<br />

Elle continuait à plier le papier, comme concentrée sur ses mots à elle, préparés :<br />

– vahentin, n… ne fête des amouheuses… j… je vounais v… vous dih… toutes, on aime v… voteu<br />

fiancée…<br />

???<br />

– on… ou voudhait l… lui hessembler…<br />

Estomaqué, il était. La bouche ouverte, peut-être le menton tombé par terre, ahuri. Et, pire :<br />

elle a relevé les yeux, vers les siens, et elle a fait Oui, fermement, pour confirmer.<br />

Et une dame entrait, et la petite jeune fille ne dirait plu’ rien, il le savait. Il se sentait très con.<br />

251


ASSISTANTE REMETTEUSE SOCIALE<br />

C’est un jeu de mots à trois sous, d’accord, et moi – Mellissa Areyes – je vaux mieux que ça,<br />

mais bon, je cherchais un titre… Oui, je suis assistante sociale, et cette histoire m’a fait jouer les<br />

« entremetteuses ». C’est toute une histoire, qui a changé ma vie, même si je la réécris ici simplement<br />

pour m’en souvenir, et pour ma fille Dolores, 15 ans. J’avais pris des tas de notes pour un livre à<br />

scandale, potentiellement, mais ça s’est super bien fini, en un sens : je suis devenue fonctionnaire,<br />

titulaire ! A vie ! Au lieu de mise en prison criminelle pour non-assistance à personne en danger, moi<br />

dont l’assistance était la fonction !<br />

Je vais expliquer tout ça, mais d’abord, il faut le redire pour ma fille, qui je suis d’où je viens,<br />

où j’ai failli aller.<br />

J’ai 38 ans et suis fière d’être française, de classe moyenne, avec une voiture personnelle (en<br />

plus de celle de mon mari). <strong>Ma</strong>is à 15 ans, mes camarades de classe m’appelaient « La Ptite Chinetoque<br />

», du fait de mes origines philippines et ma relativement-petite taille (150 centimètres). Je<br />

n’aimais pas l’école, et sitôt mon Bac passé (et obtenu), j’ai été travailler à l’usine, les pièces Cargo+,<br />

pour l’automobile industrielle. Je voulais avoir un salaire, sans perdre des années d’études pour rien.<br />

<strong>Ma</strong>is, commandée par des petites chefs idiotes, j’en avais marre et j’ai regretté, de pas être à leur<br />

place pour faire mieux. Quand la boîte a délocalisé au Bengladesh, j’ai pas suivi (retourner dans la<br />

misère d’Asie : non merci), j’ai passé les concours de la fonction publique. Et, bon, j’ai pas été complètement<br />

reçue (j’avais un peu oublié les trucs scolaires), mais j’étais sur liste complémentaire, et j’ai<br />

eu ce job temporaire d’aide à assistante sociale, sous-entendu : pouvant déboucher sur un vrai poste<br />

(ç’aurait quand même été plus simple de postuler direct après le Bac, mais quand on est jeune, on<br />

comprend pas ça, on veut du fric, de l’indépendance).<br />

La mère Van Kerkov, la titulaire, m’aimait pas. (Oui, je pourrais changer les noms, mais c’est<br />

juste une histoire qui sortira pas de la famille – si ç’avait été un livre pour un scandale, je l’aurais joué<br />

finement : « <strong>Ma</strong>dame Van Kluk, nom imaginaire » ! mais tout le monde aurait reconnu ! dans le service,<br />

et les chefs de département). Bref, cette grosse vache, elle m’a dit (je cite, les mots exacts, du<br />

Lundi 31 <strong>Ma</strong>rs 2008, il y a presque 4 ans) :<br />

– Eh, la chinetoque, j’te fous sur ce cas-là, facile. A toi de la refoutre sur ses rails, prédestinés. Sa<br />

place sociale. Et si La Naine se tue, toi tu vires, normal.<br />

« Remetteuse » sur rails, c’était pas qu’un jeu de mots. <strong>Ma</strong>is là, je dois expliquer. Nous étions<br />

terriblement embarrassées par une handicapée mentale, et naine en plus (et bègue, etc. la totale), qui<br />

était connue comme suicidaire, et à qui on allait devoir annoncer la fin de son contrat d’insertion, en<br />

échec absolu, et son renvoi à jamais en centre pour débiles profondes… Normalement, elle allait se<br />

tuer – elle avait déjà fait deux tentatives, avant d’être envoyée ici à Lille en insertion (pour éviter de<br />

recommencer, pensaient-elles, les psys, à Douai). Et, attention : pas prendre trois aspirines avant de<br />

s’effondrer en se lamentant « au secours, je me meurs », non, hyper-sérieux. Une fois tranché les<br />

veines, en salle de bains fermée à clé (mais défoncée par les soignantes, la voyant pas sortir), une<br />

fois heurtée par un train à pleine vitesse (mais elle a valdingué sans passer sous les roues).<br />

Alors la Van Kerkov lui a annoncé, à la petite naine, convoquée :<br />

– Tu vas retourner à Douai, au centre, pour toujours, ptite conne. On t’a donné ta chance, et t’as que<br />

merdé, à rester recroquevillée, au foyer social, à pas vouloir sortir, ni danser, ni parler, rien ! Là, y<br />

peuvent même pas te recevoir, seulement au nouvel exercice, dans cinq semaines. J’ai dit à ton patron<br />

pâtissier que c’était fini, qu’y trouve une autre, tu continueras à faire l’ménage du foyer, pour mériter<br />

le peu que tu bouffes, crevure ! Et puis ça sera fini la grande ville, j’t’avais prévenue, mais qu’t’en<br />

as rien à foutre : paf, tu morfles maintenant !<br />

Et la petite sanglotait. Elle a murmuré quelque chose.<br />

– On entend rien ! Vas t’faire foute ! T’as qu’à parler plus fort !<br />

Moi je me suis agenouillée en face de son visage baissé, pour essayer d’entendre (si elle<br />

disait en clair « je vais me tuer »). <strong>Ma</strong>is non, elle murmurait :<br />

– j… juste n… ne s… six heuh… à s… sept heuh… ne v… vend’hedi… z… ze v… vous en suppie…<br />

Je me suis retourné et j’ai relayé à la Van Kerkov :<br />

– Juste de six heures à sept heures, le vendredi, elle vous en supplie, madame.<br />

– Le vendredi ? Son jour à la pâtisserie ? Non, fini, j’ai cassé le contrat, l’autres connard devra payer,<br />

cette fois, pour une vraie employée, plu’ payée par la Sécu !<br />

Et là, la naine s’est comme effondrée. Et j’ai su qu’elle allait se tuer. Peut-être le canal de la<br />

Deûle, si elle savait pas nager.<br />

– Allez Areyes, tu l’emmènes, tu lui rmontes le moral, et basta ! On a encore plein de cas aujourd’hui,<br />

au moins trois, putain !<br />

252


Voilà, et si la petite se tuait, elle allait faire un dossier comme quoi elle m’avait confié personnellement<br />

la mission de la sauver, par tous les moyens, et je me serais montrée totalement incapable,<br />

nonchalante envers des personnes en danger de mort, bref : je suis nullement digne de confiance !<br />

(Elle a déjà cassé quatre aides avant moi, on me l’avait dit, c’est sa façon à elle de se prouver qu’elle<br />

existe, qu’elle a un pouvoir).<br />

Alors j’ai aidé la naine à… sauter par terre (ça me fait toujours sourire, comment « une chaise<br />

normale », ça peut être un truc très compliqué, pour les nains, les handicapés). Et puis je l’ai raccompagnée<br />

à la sortie, jusqu’au rez-de-chaussée, qu’elle nous fasse pas une connerie d’ici, au quatrième<br />

étage. Elle pleurait, en silence, et je savais que ça allait continuer, et empirer, ces semaines à venir.<br />

Elle n’attendrait pas le Véhicule Sanitaire Léger pour Douai, non, ce serait un corbillard avant. Alors, je<br />

suis sorti, dans la rue, avec elle, et je lui ai parlé :<br />

– Petite, je peux t’aider. Qu’est-ce qu’il y a de super-important, le vendredi soir, de six heures à sept<br />

heures ?<br />

Non, effondrée, irrattrapable, apparemment. J’allais dire « ben, tant pis pour toi, mais tu pourras<br />

me recontacter », sachant qu’elle le ferait jamais, qu’elle allait mourir, que j’allais être renvoyée,<br />

c’était une histoire triste sur toute la ligne (même si j’envisageais de porter plainte contre la Van Kerkov).<br />

Là, j’ai tenté le banco, une chance sur cinq que ça marche :<br />

– C’est un gentil garçon ?<br />

Elle a reniflé, et hoché le menton, faiblement. J’avais le contact !<br />

– Tu peux le revoir, tu sais, si je t’aide.<br />

Là, ça l’a intéressé, immensément, la naine. Et elle a daigné parler, du coup, ahaner quelques<br />

mots, difficiles à comprendre, pardon. Le type en question était « le plus gentil de l’Univers », et « le<br />

pluss beau du monde » en même temps, alors elle savait n’avoir aucune chance, aucune, elle ne<br />

voulait que lui servir son flan, une 142 e fois… et peut-être jusqu’à la 145 (fin du Monde ?)… J’ai souri,<br />

et je lui ai dit :<br />

– Ecoute, y a pas de problème : tu peux l’attendre devant le magasin, et – avec ton argent de poche –<br />

tu lui as acheté son flan, et tu lui donnes, cadeau, voilà !<br />

Ebahie. Comme si jamais… jamais elle aurait imaginé ça toute seule.<br />

– j… je n’a l… le dhoit… ?<br />

– Bien sûr que tu as le droit. Et même le pâtissier peut pas crier : le type il venait acheter un flan, et ce<br />

flan, il est acheté, par lui ou par toi c’est pareil pour le chiffre d’affaires !<br />

La bouche ouverte, émerveillée. Et moi je me disais : « Yes ! La Van Kerkov, elle pourra pas<br />

me virer là-dessus : j’ai fait mille fois mieux qu’elle ! », mais… la petite était un cas difficile, d’asociale.<br />

Elle a hésité à presque sourire, et puis – au contraire – elle s’est toute ratatinée, recommençant à<br />

larmoyer.<br />

– Qu’est-ce qu’y a ? Dis-moi (je peux t’aider, attrape cette chance !).<br />

Elle a reniflé, cherché les mots, et puis elle a ahané des trucs incohérents (elle prononce pas<br />

les R, il faut tout traduire). Apparemment :<br />

– Tu « oseras » jamais ? le déranger ?<br />

Oui, c’était ça.<br />

– Pas de problème : c’est moi qui irait le voir, et tu viendras avec moi !<br />

Elle a hoché le menton, comme trop heureuse ! Alors que je savais pas une seconde ce que<br />

je voulais dire par là, c'était presque une boutade, pour qu’elle réponde « non, je le garde pour moi<br />

toute seule ».<br />

– T’inquiète pas : je suis mariée ! Je te le prendrai pas.<br />

Elle a cligné des yeux, ne semblant pas comprendre. Moi je comprenais pas ce qu’elle ne<br />

comprenait pas, mais j’ai compris maintenant : pour elle, il était totalement incompréhensible que<br />

quelqu’un ne soit pas amoureuse (amoureux pour les garçons !) de son chéri, le plus merveilleux du<br />

monde ! En tout cas, elle allait survivre assurément 4 jours au moins, jusqu’à revoir son adoré, ouf !<br />

On verrait après. Je lui ai dit que je passerais la prendre au foyer social vendredi à 17 heures 30, et<br />

elle a fait Oui, elle tremblait, souriait, toute timide perdue, amoureuse… Ça, la Van Kerkov, elle l’aurait<br />

jamais obtenu, jamais, donc elle aurait TUÉ la naine, indirectement…<br />

Vendredi, j’ai donc été – après ma journée, en dehors des heures – chercher la naine, et on a<br />

été à la pâtisserie à côté, Rue Saint-Jean comme son foyer. Elle pleurait d’intimidation, elle tremblait,<br />

oh-là-là, moi j’ai pas dit « essaye de te montrer à ton avantage, plutôt, pour lui plaire », non, ça paraissait<br />

désespéré, effectivement. Je pensais que le type allait hausser les épaules et continuer jusqu’au<br />

magasin, quand on l’aborderait, préférant un achat « normal », ne lui cassant pas les pieds (ne lui<br />

mettant aucune mort sur la conscience). Je le pensais, je le craignais, mais… je me trompais…<br />

253


Enfin, au magasin, il a fallu que je traduise à la dame, les bégaiements de la naine, ponctués<br />

de sanglots silencieux. « Un flan, petit flan, oui, emballé s’y vous plaît ». On est ressorties, et on a<br />

attendu un peu plus loin son chéri, puisqu’elle savait de quel côté il arrivait toujours.<br />

Et puis, quand un bus a ralenti, vers 18 heures 40, elle s’est mise à trembler plus fort, et puis<br />

plus fort encore quand un jeune homme est descendu. Oui, bien plus jeune que moi – elle, elle avait<br />

vingt six ans, lui peut-être 29. Oui, c’était lui, ça se voyait aux yeux perdus de la naine, qui a fait le<br />

signe de croix avant de remettre les deux mains sur le flan, pour ne pas l’échapper. Moi j’ai souri, et je<br />

me suis signée aussi (Seigneur, faites que je garde ce job, et qu’elle se tue pas, la naine, Vous l’avez<br />

interdit).<br />

Le type, là-bas, approchait « souriant » bizarrement, comme « heureux » ou quoi, en regardant<br />

par terre, sans nous avoir vues. Comme tout heureux de venir revoir la naine, j’aurais cru, moi.<br />

La petite tremblait si fort qu’on entendait presque les genoux s’entrechoquer Clac-Clac-Clac…<br />

N’importe quoi, éh l’amour c’est pas ça, ils descendaient de quelle planète ? oui, il avait l’air d’un<br />

amoureux venant voir sa « belle », vrai ! Et puis, à cause d’une crotte de chien ou quoi, il a fait un pas<br />

de côté et regardé un peu devant lui, il nous a aperçues ! Et là, bouche bée. Visiblement (moi il me<br />

connaissait pas), il ne se disait pas « tiens, je la reconnais la minus, c’est la vendeuse, elle vend dehors<br />

maintenant ? On s’en fout, c’est pareil ». Non. C’était comme s’il comprenait déjà qu’elle avait été<br />

renvoyée, que c’était un traquenard, spécial pour lui ou quoi. <strong>Ma</strong>is il est venu vers nous, sans du tout<br />

faire demi-tour, ni passer très vite pour nous ignorer.<br />

Patricia (la naine) et ce type se regardaient maintenant les yeux dans les yeux, à distance. Et<br />

il venait vers nous, on l’a laissé venir. Il s’est arrêté à peut-être un mètre d’elle (distance du comptoir<br />

d’habitude ? ou pour ne pas la forcer à se désarticuler le cou à regarder en haut à la verticale ?). J’ai<br />

dit :<br />

– Salut, je suis <strong>Ma</strong>rissa, j’aide la tutelle de Patricia. Je lui ai dit qu’elle pouvait vous revoir, sans vous<br />

déranger.<br />

Il m’a accordé un demi regard, une demi-seconde, avant de revenir à elle.<br />

– ‘Soir, manemoiselle, Patricia, je… suis heureux de connaître votre prénom. Je m’appelle Gérard.<br />

Oui, à ses yeux, c’était clair : il était amoureux (de cette crevure… mais chacun ses goûts).<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu… j… géhah… s… si j… gentil, m… mèhci…<br />

Et elle tremblait, paralysée. Je lui fais, à cette empotée :<br />

– Donne-lui son flan-cadeau…<br />

A moitié tétanisée, elle a réussi à tendre à demi le petit paquet, tout secoué, et Gérard l’a pris.<br />

– Merci, Patricia. Merci infiniment.<br />

Elle a rougi, très fort, baissé les yeux. Rougissante, heureuse. Semblant s’attendre à mourir<br />

là, à l’instant, d’arrêt du cœur. « Morte de bonheur ». <strong>Ma</strong>is non, ça marche pas comme ça. Silence.<br />

J’ai dit :<br />

– Ça vous dérange pas, de revenir comme ça, les trois prochaines semaines ? Ça vous ferait trois<br />

flans gratuits, du coup.<br />

Il m’a regardée, l’air euh… entre « craintif » et « paniqué ». Ses yeux demandaient à la fois<br />

« pourquoi trois semaines seulement ? elle est mourante ? pourquoi elle est sous tutelle ? ». Il a avalé<br />

sa salive, cherchant les mots, et… se retournant vers elle, il a demandé :<br />

– Pour remercier, de ce flan cadeau, je peux vous offrir un café cadeau ?<br />

Patricia, toute recroquevillée, n’a pas répondu. Enfin… quand dans un hôtel, un homme invite<br />

une jeune femme à aller prendre un café dans sa chambre, ça veut presque dire « on couche ? »,<br />

mais là, non : il était venu en bus, il habitait peut-être loin. <strong>Ma</strong>is il a semblé comprendre que ça se dit<br />

pas comme ça, il a précisé :<br />

– Au bar juste là, près de l’Abribus, par exemple, simplement. Oui ?<br />

<strong>Ma</strong>is la pauvre petite nouille était incapable de savoir quoi répondre, étant peut-être jamais<br />

entrée dans un bar, craignant d’être chassée car ce serait interdit aux gamins et aux nains… J’ai répondu<br />

à sa place :<br />

– Ça serait sympa, ouais, on y va ? Elle a raison, Patricia : moi, je sais pas si vous êtes « le plus gentil<br />

monsieur du monde », Gérard, mais c’est correct, ce retour-cadeau.<br />

Ce con, il a rougi. Pas vraiment mâle viril nous écrasant, non, le genre romantique, un peu<br />

nul. Ou touchant, en un sens, pour une nulle comme Patricia. OK.<br />

– On y va, hop ! Moi je finis à seize heures trente, normalement, ici c’est en dehors des heures !<br />

– Merci madame. Mellissa.<br />

– m… m… mèhci, m… maname… m… ménissa…<br />

– OK, ah-ah-ah !<br />

254


Non, sans rire, ça fait plaisir, des gens sincèrement reconnaissants, dans ce métier. Quand<br />

tant d’usagers considèrent ça comme un dû, un droit (avec droit de râler que c’est pas assez bien, en<br />

plus).<br />

Au café, on s’est assis, à une table pour quatre : moi à côté de Patricia, et Gérard en face<br />

d’elle. Il ne la quittait pas des yeux, et elle avait la tête rentrée dans les épaules . Comme une <strong>tortue</strong>,<br />

presque. Tortu-rée de timidité, oui.<br />

– Messieurs-dames, qu’est-ce que je vous sers ?<br />

– Moi, un <strong>Ma</strong>rtini on the rocks ! C’est monsieur qui paye !<br />

– Et vous monsieur, vous prendrez quoi ?<br />

– Euh, une menthe à l’eau, vous avez ? pardon…<br />

– Alcoolisée bien sûr ?<br />

– Non, s’y vous plaît, juste sucrée.<br />

Oui, il avait mis le flan sur la table, sans le manger, il lui manquait peut-être sa dose de sucre,<br />

de cette heure-là, habituelle.<br />

– Bien ! OK ! Et pour la grande fille, ça sera quoi ?<br />

« Grande fille », c’est ce qu’on dit aux fillettes, pour leur faire plaisir, qu’elles se sentent adultes,<br />

mais là, ça sonnait clairement comme « minuscule comme ça, tu peux être qu’une sale gosse ! ».<br />

Gérard a froncé les sourcils :<br />

– Patricia est adulte, monsieur. Adulte de petite taille.<br />

– Ah, désolé. Euh, oui, j’aurais dû remarquer.<br />

Et Gérard a rougi, ce con, pendant que Patricia ne comprenait pas de quoi on parlait : de ses<br />

nichons !<br />

– Alors ! Quoi pour elle ?<br />

Silence. Oh-là-là, j’hésitais à dire n’importe quoi à sa place, genre « un jus d’orange », mais<br />

Gérard lui a adressé la parole, pour l’encourager :<br />

– Euh, manemoiselle, vous prendrez quoi, s’y vous plaît ?<br />

Elle a rougi, perdue, pas habituée à être servie. C’était peut-être la première fois de sa vie.<br />

– n… ne l… n… ne l… l’eau…<br />

Le garçon m’a regardée, sans dire à haute voix « qu’est-ce qu’elle dit ? ».<br />

– Elle dit : que de l’eau !<br />

– Aucun problème. Quelle eau ? Terrier-citron ? Vikkel ? Vichu-Saint-Klorre ? Volvim’ ?<br />

– Ah-ah-ah ! Elle sait même pas que ça existe ! Comment voulez-vous ? De l’eau du robinet, ça ira !<br />

Gérard a froncé les sourcils :<br />

– Non, je vous commande une Vikkel, et puis une deuxième menthe, peut-être pour goûter, en plus.<br />

Il avait l’air d’avoir compris qu’il avait affaire à une handicapée mentale, ouf, ça simplifierait les<br />

choses. Le barman ou quoi est parti, chercher ça, et revenu une minute après, avec les verres (sans<br />

café ni rien, ça va plus vite).<br />

Pendant que Gérard payait les 14 Euros, Patricia a sorti son porte-monnaie de sa poche, mais<br />

je lui ai dit non :<br />

– Eh, on refuse pas son cadeau, éh !<br />

Et elle s’est toute recroquevillée honteuse. Sans la force d’argumenter « C’est pas juste que<br />

son flan, qui vaut un euro quarante, lui revienne dix fois plus cher », non, elle a rien dit. Et Gérard est<br />

venu à son aide :<br />

– Patricia, je… suis heureux, de vous payer ce verre, sincèrement heureux, merci. Au lieu de venir<br />

141 fois…<br />

Il avait compté aussi ? Ça confirmait, leur histoire de nuls, de doubles amoureux secrets, nuls.<br />

Nul(le) et nullissime…<br />

– …J’aurais dû vous inviter prendre un verre, oui, pardon d’avoir euh… attendu, pardon.<br />

Et elle, au lieu de répondre qu’elle le pardonnait, avec joie ou avec reproche quand même (éh,<br />

c’est au mec de faire le premier pas !), non : elle a rien dit, toute recroquevillée. Parce qu’il la regardait.<br />

J’ai souri :<br />

– Gérard, regardez vers moi, pour la laisser un peu respirer.<br />

– Euh, pardon, oui.<br />

Et il a obéi.<br />

– Ouais, Gérard, vous avez pas répondu à ma question : vendredi prochain, pareil, vous reviendrez ?<br />

– Si Patricia accepte que je revienne, oui, je reviendrai, avec bonheur.<br />

– OK, et les trois semaines, pareil ?<br />

– Ou…i.<br />

C’était clair, il demandait, presque à en hurler : « pourquoi trois semaines ? », sans oser, si<br />

c’était personnel, ou secret. Et moi j’hésitais, à le dire. S’il savait que Patricia allait « partir » (d’une<br />

255


manière ou d’une autre – Douai ou cimetière), il risquait de conclure : « Oulah, j’annule tout, y vaut<br />

mieux que je me trouve une autre <strong>copine</strong>, une vraie lilloise (une vivante) »…<br />

J’ai pris mon <strong>Ma</strong>rtini, bu une gorgée, bien. Lui, il a bu une gorgée de menthe. Patricia restait<br />

immobile, je lui ai descendu sa menthe, à sa hauteur.<br />

– Tiens, goûte ça : de l’eau sucrée verte, comme ton chéri !<br />

Elle a regardé le verre, sans réaliser que je venais de la trahir, lui faire dire une déclaration<br />

d’amour, à l’autre, là – il était tout rouge, les yeux baissés, confus, oui.<br />

Patricia a bu une gorgée de menthe, et elle a cligné des yeux, souri. Elle s’est signée, très<br />

naïve…<br />

– Eh, c’est pas un miracle du Seigneur, si c’est bon : ça existe depuis au moins cinquante ans ! Ou<br />

trois mille ans ! Avant l’arche de Yannick Noah, même, si ça se trouve !<br />

Elle a rebu une gorgée. Et pendant qu’elle était concentrée sur son verre, j’ai dit à Gérard,<br />

doucement (pas à voix basse quand même) :<br />

– Gérard, je vous laisserai mon numéro : c’est pas facile de vous expliquer ici, ni à mon bureau, pour<br />

d’autres raisons. On en reparlera, OK ?<br />

– Merci, Mellissa.<br />

– Et à part ça, au magasin, vous vous parliez de quoi, tous les deux ?<br />

– On… partageait le silence, précieux…<br />

– Elle t’a pas dit ? Qu’elle était sur le point d’être virée ?!<br />

Il a fait la moue.<br />

– C’est pas juste, Patricia est la meilleure employée de l’Univers.<br />

Patricia a rougi, comme une conne. Sans même dire merci, ni rien. Moi j’ai rétorqué :<br />

– Sauf que t’es pas bien juge : t’es aveugle !<br />

– Oui, pardon.<br />

Et il a rougi, en se disant clairement : « c’est ma déclaration (d’amour, envers elle, oui) ». <strong>Ma</strong>is<br />

elle n’a pas compris, elle souriait, comme au septième ciel. Eh, c’était un rendez-vous avec le pluss<br />

gentil le pluss beau monsieur de la Terre entière (pour les aveugles handicapées mentales !)…<br />

Enfin, j’ai sorti mon carnet de notes, et j’ai marqué : « Mr et Mme José et Mellissa Areyes,<br />

après 17h30 : Téléphone : » et le numéro, je rajoutais mon mari pour bien signifier que c’était pas des<br />

avances que je faisais à Gérard, que j’étais bien mariée. Je lui ai posé ça à côté de son verre, en finissant<br />

le mien.<br />

– Tiens ! Allez, moi j’ai fait plus de deux heures de rab’ ce soir, je vais y aller. Gérard, quand vous<br />

aurez fini de boire et « causer », tu la raccompagnes à son foyer social, OK ? C’est au numéro 179,<br />

sur cette rue ici.<br />

– Ah, euh, oui, merci.<br />

Je me suis levée :<br />

– Et mon instruction à vous deux, fichus timides : en disant au revoir, on se fait une bise, quand on est<br />

comme vous !<br />

Ils ont rougi très fort tous les deux, mais je suis partie, éh. En entendant quand même, derrière<br />

moi, un « Au revoir, Mellissa, merci ». La naine l’a peut-être dit aussi, mais inaudible, susurré<br />

bégayé.<br />

C’est deux jours après, le dimanche, vers dix-huit heures, que Gérard a appelé chez moi. Je<br />

lui ai expliqué :<br />

– Patricia va quitter Lille au prochain exercice, début <strong>Ma</strong>i.<br />

Il a soupiré, sans rien dire. Alors je l’ai relancé :<br />

– T’en dis quoi ?<br />

– Je suis triste. J’aurais dû, bien avant…<br />

– Tu vas quand même revenir ces 3 vendredis qui viennent ?<br />

– Bien sûr, pardon, euh…<br />

Silence, il cherchait une question mais il trouvait pas les mots pour me la poser. Alors j’ai expliqué<br />

:<br />

– Eh, j’pouvais pas le dire devant elle, sinon elle aurait éclaté en sanglots, ça aurait tout ruiné vos<br />

sourires à tous les deux.<br />

– Pardon.<br />

Silence.<br />

– Mellissa, elle… quitte Lille, elle… va se marier ?<br />

!!! J’éclate de rire, là ! La naine débile et bègue, qui en voudrait ?? A part lui, Gérard, mais<br />

non, sérieux :<br />

– Non, elle retourne – en échec, complet – chez les handicapées mentales, profondes…<br />

– C’est pas juste Méllissa.<br />

256


– Si c’est juste, hélas. Toi tu es aveugle, tu peux pas juger.<br />

Il a soupiré.<br />

– Je… pourrai aller la voir ?<br />

– Hein ? Oui, excellent, ça. Si elle a l’espoir de te revoir, vrai : ça lui sauve la vie, ça – elle restera sur<br />

Terre pour te revoir !<br />

– Oh, elle… euh… ?<br />

– Ouais, deux fois, avant vos 141 semaines : elle savait pas que tu existes !<br />

– Si j’existe pas, je tordrai le cou au rêveur, pour revenir…<br />

?<br />

– Oh-là-là, fais attention à pas te faire enfermer, quand même, tu l’aideras pas, sinon.<br />

– Entendu.<br />

Voilà. Et c’est comme ça que j’ai sauvé une archi-paumée, sauvée une vie, sauvé une âme –<br />

deux âmes, même, puisque Gérard s’est converti à le religion catholique, avant le mariage (Patricia<br />

est revenue de Douai, oui). <strong>Ma</strong>is la grande leçon, pour ma fille, c’est : continue tes études après le<br />

Bac, sinon on rame comme une folle avec des histoires pas possibles, et ça rate, sauf miracle (si le<br />

Seigneur est pas occupé à autre chose). Moi j’ai eu de la chance, le Très Haut y veillait sans doute.<br />

Amen.<br />

257


CORVÉE SEMI-AMICALE ?<br />

Christian est un collègue à moi, d’un autre service. On se connaissait pas vraiment, on s’était<br />

juste aperçus de loin. Pour un sourire vaguement échangé, entre silencieux, au milieu de bruyants<br />

bavards, pour les vœux de la direction de l’usine ou quoi. Il travaille au service Recherche, je crois,<br />

avec des cadences moins tuantes que nous en production. Peu m’importait, en fait. Le principal fait<br />

troublant a été un détail, malentendu, en formation Thermo-soudage Téta : on était assis, tous tourné<br />

vers le prof, et j’étais au fond, comme à l’école – et puis je me suis demandé qui étaient les gens au<br />

premier rang (je sais pas pourquoi je me suis demandé ça) : Muhammad, Tarik, M'Bala, Luigi, Pedro<br />

et... il restait une tête (des cheveux) sur laquelle j’arrivais pas à mettre de nom… jusqu’à ce que me<br />

vienne la solution : c’est moi, là : Gérard. Complétant l’équipe D, c’est vrai. C’était « seulement » la<br />

première fois que je me voyais de dos, distant… En fait non, il (« je ») a bougé, et c’était Christian,<br />

peut-être vingt ans de plus que mes 29 ans à moi… Idiot, je me suis senti, mais bref. C’était tout ce<br />

que j’aurais eu à mettre comme « contenu » sur le nom Chritian – Christian Miller, le nom complet.<br />

L’inattendu total m’a donc frappé quand, la semaine dernière, j’ai aperçu Christian à la sortie<br />

de nos vestiaires, après la journée, et faisant un signe de la main, pour me demander un instant, à<br />

moi ?<br />

– Salut Nesey, tu as un moment ?<br />

Euh, j’ai pas bien l’habitude de bavasser avec les gens, mais je voulais pas contrarier Christian,<br />

plutôt un « gentil », lui. J’ai hoché le menton. (On n’était pas vendredi – jour où je fonce vers<br />

l’arrêt de bus, pour aller voir ma petite pâtissière chérie. Non, le mardi, comme les autres jours quelconques,<br />

je rentre chez moi, me mettre un oreiller sur la tête, rêver à ma petite pâtissière… alors deux<br />

minutes de retard, c’est pas très grave).<br />

– Nesey, est-ce que tu accepterais de venir manger chez nous samedi midi ?<br />

???<br />

– Moi ?<br />

On se connaît quasiment pas, je comprenais pas (je comprends toujours pas d’ailleurs).<br />

– Oui, ma femme et moi, on reçoit, enfin… Tout seuls, nous, ça va pas, et je pensais à toi…<br />

??? Euh… Enfin, en un sens, c’était un geste de camaraderie ou quoi, plutôt aimable, je voulais<br />

pas trop l’envoyer promener, même si c’est la corvée pour rien de rien. Pour manger sans doute<br />

des trucs compliqués pas bon, après tout un trajet à parcourir, et à chercher avant sur le plan, pfouh…<br />

<strong>Ma</strong>is j’ai dit :<br />

– Peut-être oui, pour rend’ service.<br />

Et Christian a dit un truc mystérieux :<br />

– Tu le regrettras pas, tu verras. J’crois.<br />

Je voyais pas de quoi il voulait parler. Surtout lui, différent, un peu comme moi, peu adepte du<br />

« ’faut s’amuser, ’faut faire la fête, c’est ça la vie ! », non. Au départ en retraite de nos collègues Ben<br />

Atma et Durand, on n’était restés que nous deux, assis, refusant de danser (et puis madame Wasau,<br />

en fauteuil à roulettes).<br />

Et donc me voilà ce samedi matin, fin de matinée, marchant vers la Rue Van Thu, à repenser<br />

à tout ça, simplement. Voilà, et puis dans deux trois heures, revenir, et puis voilà. Retourner à mes<br />

pensées, promenades imaginaires, auprès de ma petite pâtissière adorée, sa petite main dans ma<br />

main (dans mes rêves)… Si jolie hier encore, snif (snif parce que chaque vendredi peut être le tout<br />

dernier, avant qu’elle disparaisse, mariée à un riche, bien sûr, petite Miss Univers toute de douceur et<br />

de silences, si merveilleuse…).<br />

Le carrefour, là : Rue Van Thu, c’était ça – du nom d’un peintre hollandais, ou écrivain flamand,<br />

ou quoi, peu importe. Numéro 3, donc le trottoir d’en face : 4… 6. Une porte vitrée, dans une<br />

chaîne de façades, pas tout à fait maisons (individuelles). MILLER C. & V. oui. Comme Christian et<br />

Véronique. Il était 11:12 à ma montre. J’ai appuyé sur la sonnette. Silence. Si j’étais trop en avance,<br />

pardon, j’attendrais jusqu’à midi, ou treize heures, pardon. J’aurais dû demander plus précisément,<br />

pardon. En estimant le parcours à pied, à une demi-heure près.<br />

La porte s’ouvrait… Et une souriante petite dame asiatique (petite… moins quand même que<br />

ma naine petite pâtissière adorée, mais peut-être un mètre cinquante).<br />

– ‘<strong>Ma</strong>dame, euh… je m’appelle Gérard Nesey…<br />

– Oui, Nesey, entrez, ici.<br />

Euh, je suis entré, pardon, la dame refermait derrière moi. Et Christian était là :<br />

– Salut Nesey, merci d’être venu, vraiment.<br />

J’ai cherché les mots, de politesse habituels, dans ces cas là (même si j’ai pas trop<br />

l’expérience) : on dit « de rien » ou « c’est pas grand chose », ou un autre truc ? Enfin, non, trop tard,<br />

il aurait fallu dire ça dans la juste seconde.<br />

258


– Vous asseoir canapé ici !<br />

– Merci madame.<br />

Et je me suis assis, donc, pardon. <strong>Ma</strong>is pas eux, non, ils continuaient à préparer des trucs,<br />

ranger, ajuster. Et moi j’attendais, euh… Et puis, pardon, je me suis relevé, au bout d’un moment :<br />

– Pardon, mdame, je peux aider ? à faire quelque chose ?<br />

– Non : invité, rester assis ! obligatoire, respect…<br />

Euh, pardon, respect des hôtes ? (ma demande à moi serait inacceptable) ou respect des<br />

invités ? (son refus à elle serait obligatoire). Je me suis rassis, pardon. Et j’ai regardé par terre, pour<br />

ne pas déranger. Juste rêvasser, comme chez moi, à ma petite pâtissière adorée… son sourire hier<br />

soir, au magasin, merveilleux, petite « Pâtisserie Le Pellec », 79 Rue Saint-Jean… Ses cheveux, derrière<br />

son oreille, pendant qu’elle faisait le paquet, silencieuse timide, toujours, adorable…<br />

11:35 oui. <strong>Ma</strong>is je n’osais pas demander à quelle heure était prévu le repas, ou l’apéritif ou<br />

quoi. Peu importe, au fond. Je me demandais pas pourquoi ma présence était tellement importante,<br />

vu qu’on me laissait là tout seul, comme pas intéressant. Non, c’était des contraintes de gens recevant,<br />

moi j’y connais rien, j’ai jamais fait ça, pardon. Euh, ils mettaient beaucoup plus de couverts que<br />

nous trois sur la table : six, oui, trois autres invités semblaient attendus, pardon. Venant sans doute<br />

plus normalement à midi, ou midi trente, pardon. Peu importe au fond, j’étais juste là pour rendre service,<br />

faire nombre ou quoi. Peut-être correspondre à un discours de Christian « on a des amis bien<br />

sûr » (genre « pour assistante sociale, pour agrément d’adoption », comme Béchir) quand ce n’était<br />

pas vrai, en fait. Oui. Et je repensais à ma toute petite chérie, devant avoir – elle et son (probable)<br />

compagnon – « des amis », aussi, des repas traditionnels, le week-end, ou quoi. Oui. Snif.<br />

– Ding-dong !<br />

La sonnette, le deuxième des quatre invités, sans doute, oui. Je me suis levé, juste, pour<br />

euh… être debout, dire bonjour. <strong>Ma</strong>dame Miller est allée ouvrir :<br />

– Entrez messieurs-dames !<br />

Plusieurs d’un coup. Et Christian, émergeant de la cuisine a dit des mots incroyables, inouïs :<br />

– Ah, voilà les Le Pellec !<br />

Le Pellec !? Comme la pâtisserie Le Pellec, de ma petite chérie, à l’autre bout de la ville, et<br />

dont j’ai jamais parlé à personne ?? Ça paraissait incroyable, mais… ma petite chérie était-elle la<br />

jeune <strong>Ma</strong>dame Le Pellec ? retirant son alliance pour le travail (pour ne pas la salir de crème, ou pour<br />

laisser rêver les naïfs amoureux secrets) ? Je ne respirais plu’… Plusieurs personnes entraient, derrière<br />

le grand gros âgé (Monsieur Le Pellec ?).<br />

ET… il y avait une dame grande âgée à bijou et décolleté fluo, et… ma petite pâtissière !!<br />

toute timide, toute grise, en ras du cou timide, merveilleuse… oh… ET en relevant les yeux, elle… m’a<br />

vu, et elle a souri, rougi, baissé les yeux… merveilleuse perdue, pardon… Et la voir, « en vrai », sans<br />

sa blouse blanche, était si merveilleux, à l’infini, j’aurais voulu serrer la main chaleureusement à<br />

Christian, lui dire : « Tu avais raison : je regrette pas une seconde d’être venu, mais tu pouvais pas le<br />

savoir ! ».<br />

La dame est venue vers nous, tendant la main à Christian :<br />

– Bérangère Le Pellec ! L’épouse de Ferdinand !<br />

Christian lui a serré la main.<br />

– Christian Miller, et voici mon collègue Gérard Nesey !<br />

– Salut !<br />

– <strong>Ma</strong>dame…<br />

Je lui ai serré la main, aussi. <strong>Ma</strong>is elle est retournée à Christian :<br />

– C’est une chouette petite « maison » qu’vous avez là, hein ?<br />

Là-bas, monsieur Le Pellec expliquait à <strong>Ma</strong>dame Miller :<br />

– Ouais on a amné la crevure, aussi : au foyer social, à rester cloîtrée, recroquevilllée, c’est mal, è dit,<br />

sa tutelle, qui l’a mise chez nous en insertion !<br />

– Ah-ah-ah ! Entrez-tous ! Deux canapé, il y a ! ici !<br />

Oh, petite chérie, toute renfermée, sans habiter chez un prince charmant ? Et, là, elle tremblait,<br />

elle souriait, perdue… Pas l’air « heureuse » de sortir, mais émue ou intimidée ou quoi, la pauvre<br />

(et – incroyablement – souriante depuis qu’elle avait vu une tête connue, la mienne). Monsieur et <strong>Ma</strong>dame<br />

Le Pellec se sont avancés, se sont assis, lourdement. Et moi je… restais debout, pardon, laissant<br />

la place à ma petite chérie, s’il n’y avait pas assez de… euh… Christian a tiré une chaise de la<br />

table, pour s’asseoir. La petite jeune fille, là-bas, toute timide, n’osait pas approcher.<br />

– Vineusse, tu prends le fauteuil, pas de problème.<br />

Vineusse, prénom d’Asie ? ou bien Vénus/Venus prononcé à l’anglaise ?<br />

– Petite ! Toi aller à côté Gérard, Gérard Nesey, s’appelle !<br />

259


Et toute toute timide, la naine petite jeune fille est venue vers moi, tremblante souriante, merveilleuse.<br />

Monsieur Le Pellec parlait.<br />

– Dingue ça ! J’lai jamais vue autant sourire, Patricia !<br />

Patricia, elle s’appelait, petite chérie ? Elle arrivait près de moi, et puis elle a relevé les yeux,<br />

merveilleuse (moi je la voyais souvent sourire comme ça mais c’était spécialement merveilleux) :<br />

– ’s… soih, m… meu-s… sieu…<br />

Monsieur Le Pellec a dit :<br />

– On est pas le soir, qu’elle est con !<br />

<strong>Ma</strong>is moi, immensément touché, par ce mot clin d’œil (signifiant « je vous reconnais, cher<br />

client du vendredi soir »), j’ai répondu :<br />

– ’Soir, manemoiselle, Patricia, oui…<br />

Elle a rougi et murmuré :<br />

– j… géhah… ou… ou-i…<br />

– Ah-ah-ah ! Quels niais ! Non, on a trouvé assez facilement, cette rue, nous, on craignait de…<br />

Et la conversation est partie, entre eux, très fort, très vite. Patricia a… escaladé le canapé,<br />

pardon, se hissant en arrière à la force de ses petits bras, pardon (j’aurais voulu l’aider, mais je<br />

n’osais pas la toucher, pardon). Et puis je me suis assis auprès d’elle, au-dessus, pardon. Pour de<br />

longues, longues et merveilleuses minutes, de silence tous les deux, au milieu de la conversation des<br />

autres gens, parlant de tout et de rien, c’était merveilleux… Merveilleux d’être avec elle, comme sur<br />

une autre planète (ni la pâtisserie habituelle, ni le discours entre bavards).<br />

Et puis Venus Miller nous a demandé de passer à table, et je me suis levé, et… euh, Patricia<br />

était toute embarassée, pour descendre, et avec ses jupes ou quoi, pardon. Je… lui ai tendu la main :<br />

– Je peux vous aider… à descendre ?<br />

Elle a rougi, très fort, et tendu une petite main tremblante. Je l’ai prise, délicieusement, et… en<br />

lui soutenant le coude, pour faire un appui, je l’ai aidée à descendre, ainsi. Et, plus merveilleux encore<br />

: une fois au sol, elle a relevé vers moi de grands yeux touchés :<br />

– m… mèhci, j… géhah… a… à n’infini…<br />

– Merci à vous…<br />

Et on est allés à table, aux places qui restaient : nous deux côte à côte encore, merveille…<br />

(même si, en un sens, j’aurais préféré la regarder en face, des heures, mais ça l’aurait gênée bien sûr,<br />

pardon).<br />

Et le repas, et… j’étais sur un nuage, j’ai mangé de la tarte au FROMAGE, oui, moi ! Moi qui<br />

ai une horreur absolue du fromage, mais près d’elle, j’étais sur un nuage, déconnecté du sol, comme<br />

une feuille morte, bercée par le vent…<br />

La conversation continuait, animée, et nous deux on restait silencieux, souriants, échangeant<br />

un regard « comme tendre »… parfois. Oh… j’avais le cœur qui cogne à trois mille à l’heure, au<br />

moins…<br />

Et puis Venus et Bérangère se sont levées, après le dessert, pour qu’elle lui montre sa machine<br />

à repasser révolutionnaire. Et Christian, Ferdinand, sont allés à la cuisine, montrer des trucs de<br />

pâtissier (Christian se disant le pâtissier de la maison, ici, oui). Nous deux, on restait juste assis, souriants,<br />

comme heureux… C’était juste incroyable, immensément merveilleux. Longues minutes, délicieuses.<br />

Et puis Venus est revenue :<br />

– Eh, vous deux, pas rester là comme ça, allez promener dans le parc : là, derrière nos maisons, parc<br />

commun.<br />

– Ah oui, tiens, vous avez ce système par ici ? Ça peut être bien : partager les tâches de jardinage,<br />

pous plu’ qu’ça soit un esclavage, ah-ah-ah ! Moi j’serais trop contente !<br />

Euh, je me suis levé, et… j’ai aidé Patricia à descendre encore. Toute émue encore, merveilleuse.<br />

Et… on est allés se promener, dans le parc, tous les deux. Merveilleusement. Enfin, « en<br />

vrai », je ne lui tenais pas la main, mais c’était délicieux quand même, d’être auprès d’elle, silencieuse<br />

et douce, l’air heureuse (comme heureuse d’être avec moi !).<br />

Et marcher, marcher, très très doucement, souriants, tous les deux… Echanger quelques<br />

mots aussi :<br />

– Patricia, je suis immensément heureux de vous revoir, en dehors du magasin…<br />

– m… moi z… z’au-ssi, m… mèhci, j… géhah… m… mèhci…<br />

Oui.<br />

– En venant à… ce repas, de mon collègue, je me doutais pas du tout…<br />

Et ça paraissait impossible, totalement impossible comme coïncidence, préméditée par Christian,<br />

impossiblement…<br />

– m… moi z… z’aussi, j… je hemèhcie n… ne Seigneuh…<br />

260


Et elle s’est signée, avant de joindre les mains. Et euh, moi aussi je me suis signé, même si je<br />

sais pas trop comment on fait, ni ce que ça veut dire.<br />

– Oui, merci Seigneur.<br />

Ou merci Rêveur, plutôt : oui, si Christian c’est moi, ça expliquerait, tout à fait… En fait, ou<br />

« en rêve » plutôt, hum.<br />

261


LETTRES INDIRECTES<br />

A l’intention de la très petite employée du vendredi soir<br />

Pâtisserie Le Pellec<br />

79 Rue Saint-Jean<br />

59030 Lille<br />

<strong>Ma</strong>demoiselle,<br />

Excusez-moi, ce n’est pas vraiment moi qui vous écrit, mais une aide-soignante (philippine,<br />

moins méchante que les françaises et que les infirmières à piqûres). Je vois trouble et mes<br />

mains tremblent, je ne peux plu écrire, pardon (je suis hospitalisé pour autre chose, mais le choc a<br />

laissé des séquelles, pardon).<br />

Je voulais juste vous dire, mademoiselle : si vous êtes contrariée de voir qu’un fidèle client<br />

(ayant pris plein de flan-coco, 141 en fait) ne vienne plu, sachez que ce n’est pas du mépris envers<br />

vous, pas la concurrence d’une autre pâtisserie qui vous l’aurait pris lui avant les autres, avant la<br />

banqueroute de la pâtisserie Le Pellec. Ne craignez rien. Tout le monde vous aime, vous adore, mademoiselle.<br />

Simplement, j’ai eu un accident, et je ne peux plus marcher, ni venir acheter un flan,<br />

depuis plusieurs semaines, et pour plusieurs mois, ou années, ou toujours (la doctoresse dit que je<br />

ne marcherai sans doute plu jamais, pardon). Sachez en tout cas que, si j’avais pu, je serais revenu<br />

fidèlement vous revoir, et pour toujours, toujours.<br />

Toutefois, je ne suis plu très sûr, pardon. Je n’ai aucun souvenir du jour de l’accident, ni si<br />

j’avais décidé de nettoyer les vitres ou quoi. La docteur a dit que le coma efface le passé,<br />

l’enregistrement est perdu. Peut-être que je suis revenu 147 fois Rue Saint-Jean, en fait, et la 142 e<br />

vous aviez disparu, à jamais. Et cette chute du cinquième étage, de ma part (selon les pompiers)<br />

serait une tentative de suicide. Et vous ne recevriez pas cette lettre, puisque partie vivre en palaces à<br />

Miami ou Doubaï, parmi les milliardaires. Vous le méritez évidemment, étant la plus jolie fille de<br />

l’Univers, et la plus douce timide du monde, adorable à l’infini. Oui, ça paraît plus plausible qu’un<br />

nettoyage de fenêtres, à chasser de la poussière ne faisant de mal à personne. Je ne sais plus, pardon.<br />

Je vous présente mes excuses, en tout cas, pour ne pas être revenu, ces semaines et les prochaines,<br />

ou pour avoir mal vécu votre accès mérité au bonheur, pardon.<br />

Jamais je ne vous oublierai, et je vivrai aussi longtemps que durera votre souvenir, si le cerveau<br />

ne disjoncte pas, pardon.<br />

Amoureusement, Tristement,<br />

Gérard Nesey, client du vendredi soir, du flan-coco toujours, pardon<br />

Chambre 1203<br />

Hôpital Yanizan<br />

Route de Douai<br />

59013 Lille Cedex<br />

* * *<br />

Monsieur Gérard,<br />

Excusez-moi, ce n’est pas vraiment moi qui vous écrit, mais une…<br />

(une autre logée au foyer social – mais pas handicapée mentale, elle, moi)<br />

que moi je sais pas lire, pas écrire pardon pardon pardon.<br />

(… elle respire, elle pleure, cette conne)<br />

non. Monsieur Gérard,<br />

Merci à infini de vote lettre, à infini du monde, infini. Je croyais vous ne trouvez une autre<br />

paticerie mieux bien sûr et que alor vous plu jamais reviende revenir. Et je pleurais pleurais je vou-<br />

262


lais mourir mais le Seigneur y veut pas il interdire, sinon mille pikures de feu, chaque jour, pour<br />

punir souffrir affreu pardon pardon que interdite.<br />

Monsieur depuis vote lettre je voulais viende à l’hôpital, vous apporter chaque semaine vote<br />

flan (que j’ai 5 Euros par semaine, bien plus que le prix un flan). <strong>Ma</strong>is je sais pas ou s’est<br />

l’hôpital comment allée. Et j’ai donné beaucoup mes économies a la dame pour qu’elle lire vote lettre,<br />

et le reste pour qu’elle écrire cette réponse lettre et comment emmener envoyer je sais pas faire pardon…<br />

alor je sais pas quoi faire, je sais quoi dire. Que je peux pas dire les secrets de mon cœur<br />

pour vous, le plus gentil monsieur de la terre entière, vous ête, vos amoureuses elles ont du vous dire<br />

déjà bien sûr, et elles sont là autour de vous, de vous soigner, je comprends pas pourquoi vous avez<br />

pensé la crevure de la paticerie (s’est ça je ête moi pardon). Et avec toutes ces madames très grandes<br />

très belles et du caractère, je comprends pas vos mots si merveilleux de moi, Seigneur. Si je serais<br />

une sainte, je serais sûre vous ête le Seigneur Jésus n’a reviende pour moi spécial, mais je suis une<br />

rien du tout une menteuse (je dire mensonge que j’a plu fain pour échapée le fromage j’aime pas le<br />

fromage pardon pardon). Sauf le yaourt ça va pardon.<br />

Je ête pas intélligente pardon mais je comprant à moitié s’est quoi il se passe. Que tombé le<br />

cinquième étage sur vote tête pardon, ça abime les yeux et les mains et les souvenirs… alor vous<br />

mélangez une actrice très belle intelligente (que vous avez vu 141 fois le film cassette) et ces flans que<br />

vous achetez (143 en vrai, mais vous comptez pas ça bien sûr pardon). Que moi très laide je ête<br />

naine monsieur. Et bègue et débile et laide pardon. En vrai pardon. <strong>Ma</strong>is vote lettre mélangée de<br />

votre tête abimée pardon, elle n’ête si belle lettre à infini du monde. Je va n’avoir la force rester sur<br />

la terre peut-être, même si plu vous revoir jamais je crois le mot s’est élasse on dit. Pardon.<br />

Comme toutes les filles du monde je vous aimais monsieur Gérard, à infini du monde, dans<br />

mon cœur, qui cogne pour vous, très très fort, pardon, sans déranger. J’espère vous n’allez souviende<br />

s’est qui la très belle de vos souvenirs. Peut-ête vous la connaissez en vrai, elle sera heureuse reviende<br />

et vous faire millions de bises, pour réparer vote tempe malade pardon.<br />

Amoureusement, tristement,<br />

Patricia, votre très petite paticière fidèle à infini<br />

Patricia Niezewska<br />

Foyer social Titude, 2C2<br />

19, Rue Saint-Jean<br />

59030 Lille<br />

(Eh, oh ! Si tu réponds : personne lui lira, à cette conne bougnoule débile de vieille pucelle à la con,<br />

alors ou bien tu joins un chèque de 80 Euros à l’ordre de Svetlana Pirowska, ou bien s’est même<br />

pas la peine d’écrire, vu ?)<br />

A Svetlana Pirowska<br />

Foyer Social titude, peut-être 2C2<br />

* * *<br />

263


19 Rue Saint-Jean<br />

59030 Lille<br />

<strong>Ma</strong>dame,<br />

veuillez trouver ci-joint un chèque de 250 Euros, en espérant que la signature imparfaite<br />

tremblante soit acceptée par la banque, pardon. Cette somme se décompose comme ceci : 80 Euros<br />

pour que vous lisiez à ma petite Patricia chérie la lettre ci-jointe, 100 Euros pour que vous lui expliquiez<br />

comment se rendre à l’hôpital en taxi, 50 Euros que vous lui donneriez pour le taxi allerretour<br />

jusqu’ici, 20 Euros en prime amicale pour vous, en espérant que vous serez gentille avec elle.<br />

Je n’étais qu’ouvrier, mais sans loisir ni voyage ni téléphone ni amis ni sport, les sommes<br />

s’accumulaient à ma banque, depuis dix ans, et mon employeur et la mutuelle semblent continuer<br />

à me payer ici alité, madame je serai heureux de vous aider financièrement si vous pouvez aider<br />

Patricia à se sentir bien.<br />

Je vous présente mes chaleureux remerciements,<br />

Gérard Nesey<br />

(PS. de Isabella Gomez : moi, aide-soignante, je fais ça gratis ! pour aider ! le Seigneur tient les<br />

comptes, Là-Haut ! épargne la naine, Svetlana)<br />

<strong>Ma</strong>demoiselle, très chère petite Patricia,<br />

Je vous remercie infiniment de votre réponse, merveilleuse, merveilleuse, merveilleuse. Patricia,<br />

je suis immensément étonné que vous vous trouviez laide, et je vous jure que c’est bien de vous<br />

que je parle en parlant de plus jolie fille du monde, numéro 1 de l’Univers, et toute de réserve délicieuse,<br />

pas seulement belle mais adorable de caractère aussi (et je sais que vous êtes de taille dite<br />

naine, mais pas du tout une enfant, juste merveilleuse absolument). En sens inverse, j’ai peur que<br />

vous me confondiez avec quelqu’un d’autre : mon compteur précieux était bien 141 pour mes visites<br />

à votre petit magasin, pas 143 et de toute façon vous n’auriez pas compté mes venues à moi (pas<br />

beau, pas musclé, pas riche-cravate, pas artiste-prétentieux). Enfin, c’est sûr que l’accident a effacé<br />

des trucs, mais je pensais que c’était seulement une journée, pas deux semaines ou deux semaines<br />

et demi, je ne peux pas le savoir. Comment savoir si c’est de moi qu’il s’agit ? Je vais dire quelque<br />

chose qui vous semblera idiot, et qui éclaircira le malentendu : dans mon précieux journal de sentiments<br />

personnels, resté à mon domicile, ma page préférée (relue des millions de fois) était le 29<br />

juin il y a deux ans : je vous ai défendu contre un monsieur méchant vous traitant de sale limace<br />

amorphe sub-débile, en lui expliquant que vous étiez plutôt une gentille jeune fille <strong>tortue</strong>, et les<br />

<strong>tortue</strong>s finissent souvent les paquets avant les lièvres, je disais. Vous m’avez fait de très immenses<br />

sourires ce jour là, plus beau jour de ma vie… (Si c’était un autre client que celui que vous aimez,<br />

venu 143 fois, lui, voilà, c’est expliqué). Patricia, j’aimerais très profondément vous revoir, à titre<br />

de camaraderie simplement (puisque ça ne peut pas être moi que vous aimez), par exemple une fois<br />

par an, si je suis interné comme incapable de marcher. Je vous dédommagerai pour vos frais de taxi,<br />

de courrier, de vêtements éventuellement. J’expliquerai au bel homme que vous aimez à quel point<br />

vous êtes merveilleuse, ce sera magnifique ce futur, j’espère, Patricia – pour nous deux, pour des<br />

raisons différentes.<br />

Avec mes remerciements infinis,<br />

Gérard (Nesey)<br />

264


FIN DU MONDE (OCCIDENTAL)<br />

Gérard avait un peu entendu les hurlements, dans l’immeuble, mais il ne s’était pas senti très<br />

intéressé. On n’était pas vendredi, donc ce monde l’intéressait peu, il préférait ses rêves. Rêver de sa<br />

petite pâtissière chérie, du vendredi soir, toute douce jolie… (<strong>Ma</strong>is les jours de semaine, le réveil<br />

sonne, et il faut se lever, se doucher pour rien, avaler un thé sucré avec l’eau chaude du robinet,<br />

s’habiller, partir au boulot).<br />

Enfin, dans les rues, plein de gens hurlaient, à six heures du matin, au lieu du silence paisible<br />

habituel. Peu importait. Et ils disaient des trucs bizarres, de « droïdes » ou quoi. Comme dans le film<br />

Star Wars peut-être, C6PO ou un nom comme ça, le robot ressemblant plus à un humain qu’à une<br />

machine à laver. Il y avait peut-être une révolution parce que la sortie du numéro 13 ou 26, de Star<br />

Wars, a été annulée ou quoi, bof. Continuer son chemin, à pied, lui il se fichait de tout : on n’était pas<br />

vendredi. C’était tout sale par terre, avec des milliers de papiers sur le sol partout, pardon, mais il<br />

n’était plu’ balayeur, non : il était ouvrier depuis maintenant dix ans, tant pis pour la propreté des rues.<br />

<strong>Ma</strong>is à l’usine, il y avait un attroupement, avec tous ces collègues venant tôt : pas entrés, mais<br />

plantés là. Autour de Monsieur Ben Citroun, qui haranguait la foule ou quoi :<br />

– C’est un coup des Chinois encore ! Pas des extra-terrestres, non !<br />

– Ça fout les ch’tons, bordel, msieu !<br />

– Six cent mille morts en France, aux dernières nouvelles !<br />

– Neuf cent mille, moi ! Sur Europe 9 !<br />

– Ecoutez-moi, en tant que directeur général de Tronix Lille, je peux vous fédérer, coordonner la résistance<br />

!<br />

– Ouais ! Ouais ! Faut leur péter la gueule !<br />

– Des millions de morts en Europe, en Amérique, en Israël surtout ! Des monstres antisémites !<br />

– Eh msieu attendez, là !<br />

– Ta gueule sale crouille ! Et La Mecque profanée, les pélerins exterminés, pareil !<br />

– Mer-deu ! La vache ! Qu’est-ce qu’il fout, Allah, à pas nettoyer ça ?!<br />

– Avec moi vous avez une chance de sauver votre peau ! Ecoutez pas leur baratin de propagande, de<br />

ces tracts pourris, bourrés d’fautes d’orthographe : c’est pas vrai !<br />

– Y disaient que c’était ça la démocratie, la vraie : c’est la majorité du monde qui décide !<br />

– Balivernes ! Le principe de la république, nationale, est que le peuple désigne son élite favorite,<br />

jugée la plus à même de faire le bien ! Alors le monde doit s’en remettre à l’Occident supérieur,<br />

comme vous devez vous en remettre à vos chefs supérieurs ! C’est ça la vraie démocratie, le reste<br />

c’est du blabla « populiste » : nazi antisémite !<br />

<strong>Ma</strong>is beaucoup de gens partaient, retournaient à leur maison, des voix disant :<br />

– Rien à foute de l’usine, merde : pour qui produire ces pièces ? les clients sont massacrés et nous<br />

aussi, si on prend pas un fusil ou un couteau à viande !<br />

– Y paraît qu’y z’ont désamorcé les poudres ou quoi, chimique ! Les armes à feu marchent plu’, ça<br />

explose plu’ ! Et y sont en métal, sous la peau, pas moyen de les crever, ou de leur arracher la gueule<br />

à coups d’dents !<br />

– La vache ! Putain ! Merde !<br />

– En tant que Juifs, élus de Dieu, nous savions que le jour viendrait : notre mission est de sauver<br />

l’humanité toute entière, rangez-vous derrière m…<br />

Il est parti, lui aussi. Euh, vers l’Abribus, pour… aller vers le quartier de sa chérie, même si on<br />

était pas vendredi soir. Au cas où elle soit menacée, il voulait mourir pour elle : exploser sur les trucs<br />

ou quoi, en la protégeant des éclats (même si on n’entendait rien exploser, pardon).<br />

Un électrobus arrivait, justement, et il a couru, pour arriver à temps. Ouf, c’est allé. Il est<br />

monté, il a sorti une pièce, pour le conducteur.<br />

– Non, jeune homme ! Compte tenu des risques mortels, le prix de la course est de deux mille Euros !<br />

Il a souri, lui.<br />

– oui, je vous fais un chèque.<br />

– A l’ordre de Gaston Torval !<br />

Le monsieur a redémarré, et ça n’a pas été facile, pour écrire, sans tomber. Il a signé. De<br />

toute façon, si tout le monde était mort d’ici demain, personne n’encaisserait le chèque de personne,<br />

c’était idiot. Le rêveur est nul, il s’est dit, avant d’avancer, en se tenant aux montants, jusqu’à une<br />

place assise. Trois quatre personnes étaient dans ce bus, ayant sans doute fait semblant de payer<br />

comme lui, oui, facile.<br />

Il serait descendu à l’esplanade, normalement, pour prendre l’autre ligne, jusqu’à la Rue<br />

Saint-Jean, mais le chauffeur a changé d’itinéraire, pour éviter un danger ou quoi, et… il ne recon-<br />

265


naissait rien, et… il sont entrés dans un nuage de fumée, dans une rue étroite, et puis le bus s’est<br />

arrêté, le chauffeur est sorti. Silence.<br />

Eux quatre, ils se regardaient, ils attendaient. Et puis un vieux monsieur s’est levé, et il est allé<br />

à l’avant, regarder par la porte, la fumée qui commençait à entrer, sans odeur spéciale. Il est sorti. Et<br />

euh… tous, finalement, ils sont sortis.<br />

Ils ont été agrippés, bousculés, conduits dans le flou brumeux. Et… jetés dans une sorte<br />

d’étable, malodorante, de gens hurlant (des femmes surtout hurlaient). L’odeur était abominable, de<br />

cochons merdeux ou toilettes publiques en grève depuis six mois. Les gens chiaient à même le sol, il<br />

y avait deux personnes par mètre carré. Et puis une sonnerie a retenti, et il y a eu des cris : « la pizza<br />

! », et tous ces gens se sont jetés bestialement sur les présentoirs descendus du plafond. Lui, il a<br />

été bousculé, mais il a réussi à éviter le flot, se ranger au loin, derrière. Il a vomi, pardon. Rien que<br />

l’idée de pizza, tomate fromage (pires horreurs du monde), le dégoûtait, et il comprenait qu’il était en<br />

enfer, avec des humains animaux, les femmes hurleuses étaient peut-être violées, quelle horreur.<br />

Heureusement, sa petite pâtissière n’était pas là, il espérait qu’elle était morte sans souffrir.<br />

Des droïdes sont venus l’extraire, pour le mettre en cellule « non-mangeurs M », pardon (avec<br />

des caractères chinois aussi, mais il ne parlait pas le chinois – il avait un peu étudié le Japonais, mais<br />

presque tout oublié). Et puis il a attendu, là, devenant tout faible comme les autres. Les droïdes venaient<br />

enlever les morts, parfois, et lui bientôt son tour viendrait, ouf. Il avait mal au ventre, à la tête,<br />

pardon.<br />

<strong>Ma</strong>is il a été extrait avant de mourir – ou bien il était mort aussi, mais « de l’autre côté » on est<br />

emmené aussi, d’une certaine façon. Sur un nuage, sous un ciel étoilé, devant un grand robot machine<br />

à laver, avec – venue de l’autre côté – une jolie jeune fille chinoise (ou tahitienne, philippine,<br />

sans yeux bridés). Le D2R2 géant a dit, en Français : « Gérard Nesey, vous avez droit à un vœu, un<br />

tout dernier ».<br />

? Il a souri, pardon.<br />

– Euh, je voudrais qu’aucun mal soit fait à ma petite pâtissière chérie…<br />

La chinoise a reniflé, et… elle avait l’air de trouver ces mots très beaux, touchants ou quoi.<br />

Elle a dit des choses au robot, dans une langue inconnue. Et le robot a conclu, ou traduit :<br />

– Bien, Nesey, tu seras mis au zoo avec ta pâtissière, extraite des non-mangeuses F, on vous montrera<br />

aux enfants, ils vous jetteront quelques fleurs. Nous aussi nous avons du cœur, nous pouvions<br />

détecter les quelques anormaux innocents ici, oui. Amen.<br />

C’est comme ça qu’ils ont été les Epargnés 25 et 26, du coup, dirigés vers le zoo de Chao-<br />

Ling. Ils ont vécu heureux, derrière leurs barreaux, éternellement, tous les deux, lui et sa petite expâtissière…<br />

266


PATRONNAGE DE LAURÉATE CERTAINE<br />

Gérard, rentré chez lui, a relu ce papier étonnant, distribué aux ouvriers par leur collègue Ludivine<br />

(la secrétaire du chef) :<br />

Monsieur,<br />

Le top-magazine Modissima+, de Paris, France, en lien avec l’agence Fashion+ à <strong>Ma</strong>nille,<br />

Philippines, est heureux de vous demander votre aide, récompense à l’appui ! Vous le savez sans<br />

doute : alors que les Français préfèrent les jeunes filles orientales, les Orientaux préfèrent les jeunes<br />

filles occidentales, et c’est merveilleux pour l’harmonie entre les peuples. Bref, il se trouve simplement<br />

que nos mannequins ne sont pas belles du tout pour les Japonais, Chinois, Indonésiens et autres :<br />

elles sont celles que nous choisissons nous femmes d’Occident et non eux, hommes Asiatiques. Nous<br />

avons voulu leur faire présider nos commissions de sélection, mais ils protestent que les plus jolies ne<br />

sont pas du tout parmi les candidates ! Alors : aidez-nous, messieurs d’ici, à approcher les plus jolies<br />

filles de votre entourage, même « inconnues » de vous – mettez-nous sur leur piste et nous leur proposerons<br />

un défilé de sélection, avec contrat mirobolant en récompense, pour celles qui<br />

l’emporteront ! Grâce à vous ! En récompense pour vous : un album Super-Luxe de photos d’elle,<br />

complet, double : au naturel pour la sélection puis après le contrat, avec la première maison de couture<br />

la mettant en vedette. L’abonnée qui vous aura permis de nous désigner cette grande vainqueur<br />

sera bien sûr récompensée aussi, d’un abonnement gratuit éternel à Modissima+ et une coupe d’or fin<br />

« dénicheuse de talents », cette première année tout au moins – il n’est pas encore décidé si<br />

l’expérience sera renouvelée. Alors : lancez-vous, sans hésiter ni retarder la décision, signalez la<br />

beauté dont vous rêvez d’avoir des photos ! (habillées, nous sommes une maison respectable)… Non,<br />

sans rire, aidez-nous, aidez cette fille, merveilleuse et pas assez reconnue, pas encore célèbre ! Faites-le<br />

pour elle ! Elle vous dira mille mercis, et peut-être plus, qui sait ? Nous, on vous embrasse, déjà,<br />

hi-hi-hi ! Ou faites-le pour rire, pour la taquiner (elle va rougir…), tout est possible ! On vous laisse<br />

imaginer !<br />

FORMULAIRE :<br />

Abonnée (nom, adresse) : Ludivine Di Bongio – Cité Montailié n°2C2 – Avenue Brel – 59010 Lille<br />

Tuteur masculin (nom, adresse) : ……………………………………………………………………………<br />

……………………………………………………………………………………………………………………<br />

Nom et adresse de la beauté, si vous la connaissez : …………………………………………………….<br />

……………………………………………………………………………………………………………………<br />

Renseignements pour l’apercevoir, sinon : …………………………………………………………………<br />

……………………………………………………………………………………………………………………<br />

……………………………………………………………………………………………………………………<br />

--- --- --- Aperçu (pour nous aider à présélectionner) --- --- ---<br />

Âge de la beauté (marquer ~ si approximatif estimé) : ….<br />

Principal trait de beauté (taille ou silhouette ou maquillage ou autre) : ………………..………………..<br />

Taille approximative (en centimètres) : ………<br />

Couleur des yeux : …………………. Couleur de peau (B bronzée, W blanche) : …<br />

Poitrine (Opulente O/ Normale N/ Modérée M) : ….<br />

Démarche (Sexy S/ Normale N/ Timide T) : …<br />

Entrain, conversation, volubilité (Charmante C/ Normale N/ Introvertie I) : …<br />

<strong>Ma</strong>îtrise de la langue anglaise (Bonne B/ Partielle P/ Absente A/ Inconnue I) : …<br />

Comment la qualifieriez-vous, pour la décrire en 4 mots : …………………………………………………<br />

Merci !!! (A poster, affranchi, à Modissima+, 19 Bd Saint-<strong>Ma</strong>rtel, 75013 Paris)<br />

--- --- --- --- --- --- --- --- --- --- --- --- --- --- --- ---<br />

Gérard a soupiré. Oui, il aurait pu écrire, au stylo-bille bleu :<br />

Gérard Nesey – 27 rue Mickey Newbury – 59020 Lille<br />

Inconnue, peut-être d’origine polonaise, habitant sans doute Lille, 59000, France, Europe<br />

Toute petite employée du vendredi soir, à la pâtisserie Le Pellec, 79 Rue Saint Jean, 59040 Lille<br />

~ 21½ à 26 ans<br />

Visage, caractère effacée<br />

~126cm<br />

Yeux verts ou gris ou beige, difficile à dire, magnifiques délicieux. Peau pâle gentille.<br />

Poitrine merveilleuse, pas une enfant, non<br />

Démarche timide et lente gentille<br />

Introvertie adorable touchante<br />

<strong>Ma</strong>îtrise peut-être le Polonais, bègue en Français, pardon (traitée à tort de « débile mentale »)<br />

En 4 mots : Miss Univers es-timidité<br />

267


<strong>Ma</strong>is non, il a haussé les épaules. Pas ennuyer la plus jolie fille du monde, ayant sans doute<br />

sciemment choisi de rester incognito. Enfin… un album photo d’elle… c’était immensément tentant…<br />

<strong>Ma</strong>is non, aucune chance : elle allait être bien sûr être désignée par tous les lillois, et plus (des gens<br />

amoureux venaient sans doute depuis Paris et New York, pour son sourire, si merveilleux – envers lui,<br />

en tout cas). Enfin, il était le seul de l’usine, parmi ceux prenant le bus en tout cas, mais sans doute<br />

tous les chefs avec voitures, et tous les hommes de ce quartier Nord, tous ceux entrés une fois par<br />

hasard, comme lui (venu pour la Sécu psychiatrique, autre raison), tous l’adoraient, oui, sûr. Et donc,<br />

devenue Miss Modissima+/Fashion+ Internationale, quittant la pâtisserie à jamais, elle… choisirait à<br />

qui (parmi les milliers l’ayant nominée) elle donnerait son album photo, sans doute un riche industriel<br />

patron, et champion musclé en même temps, lui il n’avait aucune chance, aucune, pardon, bien sûr.<br />

Enfin, il y réfléchirait. Poster ça ou pas. L’écrire ou pas, même. Ou le coller dans son journal,<br />

oui, plutôt.<br />

Enfin, c’était encore plus compliqué, en fait. Et dramatique, en un sens. Hyper-logique,<br />

atroce : (en quatre mots : partir, même s’il disait rien, et il devait dire, mais pas dire…) :<br />

1– Puisque les agences de mode étaient à la recherche de la plus belle fille inconnue au monde, elle<br />

allait devenir mannequin, quitter à jamais la pâtisserie. Il ne la reverrait peut-être plu’ que 2-3 semaines,<br />

d’ici là, selon les délais de réponse, de dépouillement, d’enquête, de séance multi-candidates, de<br />

signature des contrats, de premier salaire doré…<br />

2– Même si lui ne répondait pas, elle serait assurément désignée par des milliers d’hommes, et puisqu’elle<br />

serait élue, il ne la reverrait plu’ jamais – que comme célébrité, espérons (ou il demanderait à<br />

être délocalisé avec l’usine partante, en Chine ou Thaïlande – quoique, avec 20 Euros par mois, un<br />

quart de journée de chez nous, il n’aurait sans doute pas de quoi payer l’entrée aux galeries de mode,<br />

réservées aux riches locaux).<br />

3– Qu’il réponde (de manière indécente, pardon, révélant son amour resté secret 3 ans et demi) ou<br />

qu’il se taise à jamais, ça ne changerait rien. <strong>Ma</strong>is on dit « qui ne tente rien n’a rien », évidemment,<br />

oui. Donc il devrait répondre, même s’il n’avait aucune espèce de chance d’être celui qu’elle choisirait<br />

pour l’album, parmi mille tuteurs au moins.<br />

4– Quand il avait, à l’âge de quinze ans, invité Lucie (la sosie de sa petite pâtissière chérie, de visage)<br />

au cinéma (après son refus d’aide scolaire pour pas redoubler), elle avait refusé, sèchement, cessé de<br />

lui sourire à jamais. Et il était mort, au pied de la falaise. Alors « tenter sa chance » est grave, tueur,<br />

indirectement. Alors qu’en restant « simple client de passage », il avait revu 141 fois sa petite chérie, à<br />

la pâtisserie. Avec absolu bonheur, donc là était le bon choix, sage.<br />

Et… 1+2+3+4, ça semblait faire « Catastrophe puissance 4 », quoi qu’il fasse, coincé, perdu.<br />

Hélas. Snif. Il a pris son stylo-bille, et l’a mordillé longuement, pensif, hésitant…<br />

* * *<br />

Jour 157 du monde, et sa petite chérie était encore là, oh joie… Pas encore mannequin.<br />

– ‘Soir manemoiselle…<br />

– s… s… soih, m… meu-s… sieu… m… mèhci…<br />

Oui, mots traditionnels, 156 fois répétés (la première fois, elle n’avait bien sûr pas eu ces mots<br />

d’accueil : merci de revenir). Et elle allait chercher son flan vanille-caramel, comme d’habitude, sans<br />

qu’il le demande, merveilleuse. Silence. Elle faisait le paquet, elle était infiniment jolie, oui. Elle a avalé<br />

sa salive, toutefois, comme préparant des mots, même s’il n’y avait aucune dame à qui répondre,<br />

pardon.<br />

– m… meu-s… sieu…<br />

Elle gardait les yeux baissés, et… ça y était, à l’évidence. Et… il la remercierait infiniment,<br />

pour ses mots, si gentils, de les prévenir, tous, par un « je voulais vous dire : désolée, je ne travaillerai<br />

plu’ ici, je vais devenir mannequin, célèbre, en Asie, très loin, mais la maison ici continuera à faire des<br />

flans, vous verrez ». Oui. Il a attendu, le cœur lourd. <strong>Ma</strong>is elle ne trouvait pas les mots, pardon, petite<br />

bègue gentille. Même avec un « doux », comme lui, intimidée, pardon. Il a hésité à dire « ne craignez<br />

rien, dites-nous, c’est gentil de nous prévenir, merci ». <strong>Ma</strong>is il n’osait pas, ou il espérait le cas « une<br />

chance sur un milliard » que le sujet soit tout autre, genre : « Monsieur Le Pellec, le patron, dit qu’il<br />

faut faire attention avec le caramel : si c’est pour manger ce soir, ça va, mais une personne l’a gardé<br />

trois jours et a été malade, portant plainte ». Silence. L’encourager ?<br />

– Oui, manemoiselle ?<br />

Elle a rougi, toute seule, et oui : clairement, elle savait avoir affaire à un amoureux, secret,<br />

pardon.<br />

– n… ne m… madazine… m… moniss… sima p… pluss…<br />

Evidemment. Sans surprise, hélas.<br />

268


– Oui. Bien sûr.<br />

Elle a relevé les yeux vers lui, un peu tremblante, et comme étonnée, intimidée, ou… moitié<br />

heureuse en même temps (un visage indéchiffrable, merveilleux, pardon).<br />

– k… que v… voteu n… nom s… c’est n… neu… eu… s… seu… eu… yeu…<br />

? Neu.Eu.Seu.Eu.Yeu. oui (nous on dit Ènn Eu Èss Eu I grec), mais… comment, parmi mille<br />

ou cinquante mille tuteurs ???<br />

– Oui, Neussé, ça se prononce, pardon. Euh, qu’est-ce que j’ai dit, pour être démasqué, moi spécialement…<br />

?<br />

Elle avait baissé les yeux, toute toute rouge, avant qu’il ait fini sa phrase. Et… ça ne pouvait<br />

pas être qu’il était le plus fidèle du vendredi soir : elle ne travaillait à ce magasin que le vendredi<br />

après-midi : il l’avait constaté chaque année, pendant ses vacances à lui hors fermeture annuelle, du<br />

magasin. Il n’y comprenait rien. Silence. Elle tremblait, avait du mal à finir de plier le papier, pauvre<br />

chérie.<br />

– Pardon, oui. Vous allez devenir mannequin célèbre, manemoiselle ? en Asie, je veux dire…<br />

Elle a fait non. Non, pas en Asie, idiot : une fois recrutée, elle allait briller, éclabousser le<br />

monde entier, de sa beauté infinie… La revoir alors ? Acheter une télé ?<br />

– l… la m… maname…<br />

Silence. La « madame » ? de l’agence ? du magazine ?<br />

– Oui ?<br />

Elle a confirmé du menton.<br />

– n… n’elle dih… v… vous devez n… n’aller au… au docteuh nes fous… p… psédiate, j… je c’ois, s…<br />

ça s’appelle…<br />

Psychiatre ? Catastrophe, rappelant les mots terribles de Lucie, quand il avait essayé de la<br />

recontacter, dix ans après (il y a cinq ans), au lendemain de ses « catherinettes », à Paris, hurlant<br />

dans le téléphone « mais ça va pas la tête, connard ! va voir un psychiatre, j’vais t’faire enfermer moi !<br />

tordu ! » avant qu’il ne tombe du cinquième étage, le lendemain ou quoi.<br />

– k… que j… je t… t’è laide, en… en vhai… hidicule s… snupide… n’è dih… s… c’est v… vous ne<br />

p’omlème… v… voteu cœuh… que je dois hessembler n… n’une aute… v… voteu p… p’emier<br />

z’amouh…<br />

Il se sentait tout nu, honteux, nul… pardon… Ou bien…<br />

– <strong>Ma</strong>is les milliers d’autres, qui ont voté pour vous…<br />

Elle a souri, rougi, timide.<br />

– v… vous t… tout seul… m… mais s… si j… gentil… n… n’infini…<br />

??<br />

– C’est pas possible. Non.<br />

Elle a fait Oui, ou Si. Timide.<br />

– m… mais m… même k… que p… pas deviende m… mahequin, j… je va v… vous donner f… photo<br />

n… ne moi, s… si vous voulez…<br />

??? ??? … …<br />

Et là, il est mort, d’arrêt cardiaque. C’est dommage. Enfin : mort de bonheur, c’est beau, en un<br />

sens. Et il a bien fait, de mourir juste là, sans attendre la phrase d’après (qui pouvait être : « mais ce<br />

sentiment n’est pas réciproque, c’est mon petit copain que j’aime, infiniment, fidèlement, moi »). Non,<br />

Kaput, parti au nirvaña (éteint)…<br />

269


UNE DÉCLARATION D’ELLE<br />

Gérard n’était pas habitué au « tac au tac verbal », pas plus que sa petite pâtissière chérie<br />

sans doute. Elle toujours silencieuse, adorable. <strong>Ma</strong>is là, quand elle a dit ces mots, il a eu peut-être<br />

trois secondes pour dire quelque chose, et il a peut-être raté.<br />

Oui, il faut expliquer le contexte : Gérard avait été tué par sa camarade Lucie, quand ils<br />

avaient quinze ans. Elle l’avait rejeté quand il lui avait dit sa tendresse (espérant protéger, aider, la<br />

dernière de la classe). Jeté, fait la gueule, à jamais. Donc son corps était mort. Et ce qui avait survécu<br />

(une enveloppe abîmée) était parti très loin à Lille. <strong>Ma</strong>is, 11 ans après, il avait là-bas rencontré la sosie<br />

de Lucie, de visage, une petite naine employée de pâtisserie. Il n'avait bien sûr pas dit son penchant,<br />

puis ses sentiments, puis son amour profond. Il était seulement revenu, 141 fois déjà, comme<br />

client anonyme, en trois ans et demi, le vendredi soir toujours.<br />

<strong>Ma</strong>is là, ce jour, en pliant le papier, elle a pris la parole :<br />

– m… meu-s… sieu, s… si j… gentil, j… je sais v… vous v… va plu heviende… n… n’un jouh… k…<br />

que n’a f… flan p… pluss bon, p… pluss p’è ne chez vous… pluss moins chèh…<br />

Il a souri, cherché les mots pour jurer sa fidélité éternelle même si le prix doublait. <strong>Ma</strong>is trop<br />

tard : elle continuait, les yeux baissés, tremblante :<br />

– j… je n’a pensé, aloh… je va v… vous z… z’appohter… n… ne flan… p… plus p’è ne chez vous…<br />

et.. et ghatuit… et n… de une auteu p… pâtissehie, s… si vous voulez…<br />

??? Pensant qu’il n’allait un jour pas revenir (« reviendre »), elle voulait lui offrir le meilleur flan<br />

de la ville, gratuit, livré près de chez lui ??? Il a failli hurler de joie ! Ou crier « Eh ! <strong>Ma</strong>is c’est MOI qui<br />

suis amoureux de vous, pas le contraire ! ». <strong>Ma</strong>is la petite jeune fille tremblait, comme terrorisée par la<br />

réaction attendue – une réaction à la Lucie, semblait-elle craindre. Alors il a… essayé de dire des<br />

mots réconfortants, tout de suite presque, avant que d’autres clients entrent :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, c’est immensément gentil, cette proposition, que vous faites. Il faudrait que je vous<br />

explique, le détail, la situation.<br />

« Expliquer la situation » lui était venu à la bouche comme une révélation. Elle pouvait croire<br />

qu’il parlait de situation géographique de son domicile (expliquant qu’il ne soit pas venu les semaines<br />

avec grève des bus), et en vrai c’était la situation amoureuse, et autre (physique, puisqu’il était devenu<br />

impuissant après sa chute de la falaise)… hélas, vu la tournure des événements (cette proximité possible<br />

avec une jeune fille aimée)… <strong>Ma</strong>is si une amitié devenait possible, ce serait déjà prodigieux.<br />

Hélas, deux dames entraient, avant qu’il ait pu dire ou proposer quoi que ce soit. Il aurait dû<br />

répondre plus vite, pardon. Et il a fallu parler de façon impersonnelle :<br />

– Euh, si le magasin ferme dans… une demi-heure, je vais peut-être prendre un verre à côté, y’a un<br />

bar dans les environs ?<br />

La petite jeune fille a fait la moue, sans dire Non tout à fait, mais ça semblait clair.<br />

– Ben, ou sinon, demain matin je viendrai peut-être, pour un gâteau ou quelque chose.<br />

Elle ne travaillait pas à la pâtisserie, le samedi (ni le dimanche matin), il était venu voir, chaque<br />

année. Et… à ces mots, elle a souri, faiblement, comme acceptant l’invitation, « rendez-vous »<br />

implicite. Les dames derrière n’avaient rien remarqué :<br />

– Ouais, Berthe, tu vois, là le gros baba, pas dégoulinant non, c’est s’que j’disais ! Essaye !<br />

Lui, alors, il a ajouté :<br />

– Je viendrai vers dix heures, c’est déjà ouvert ?<br />

Elle a souri encore, un peu plus. Elle a hoché le menton.<br />

Et le lendemain, donc, il est revenu (avec une nouvelle chemise repassée pour l’occasion).<br />

Incroyablement, sa petite chérie était déjà là, pardon (il avait pensé l’attendre au moins une demiheure).<br />

A mi-chemin entre l’Abribus et la pâtisserie.<br />

– ‘Jour manemoiselle…<br />

– j… jouh, m…meu-s… sieu, p… pahdon…<br />

Et elle lui tendait, à demi, un petit flan emballé…<br />

– C’est pour moi ? Cadeau ?<br />

Elle a fait oui, timide.<br />

– Merci infiniment, manemoiselle. Je peux vous faire une bise sur le front, pour remercier ?<br />

Il avait failli dire « sur la joue », mais elle était si petite, difficile de descendre si bas (sans<br />

s’appuyer sur ses épaules, geste qui semblait prématuré…). Elle a rougi, très fort, et fait Oui, toute<br />

crispée pardon. Alors il a pris le flan, et il s’est baissé, l’embrasser sur le sommet du crâne, dans les<br />

cheveux, merveilleusement… (jamais il n’avait eu le millième de cette chance avec Lucie…).<br />

Et ils sont allés s’asseoir sur un banc (comme elle tremblait, oscillait, pauvre chérie). Bien,<br />

assis, donc. Silence.<br />

270


– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… voulais vous dire : votre proposition de flan gratuit, délicieux au maximum, apporté<br />

près de chez moi…<br />

Elle était en haleine, les lèvres tremblantes, attendant la réponse.<br />

– Je trouve ça merveilleux, de gentillesse, infinie.<br />

Elle a baissé les yeux, en rougissant, souriant immensément. Elle s’est signée religieusement,<br />

comme si c’était un miracle, comme si elle avait prié pour cette issue « merveilleuse » (pour elle aussi<br />

!). Ne surtout pas dire « <strong>Ma</strong>is… », même s’il voulait dire « mais on ferait mieux d’être amis »…<br />

– Et puis… de mon côté…<br />

Elle a cligné des yeux, inquiète. <strong>Ma</strong>is semblant se dire : « oui, ça ne pouvait pas être aussi<br />

simple, aussi merveilleux, en vrai ».<br />

– Je voudrais que, chaque fois, on s’assoie comme ça, pour passer des minutes ensemble.<br />

Cramoisie la pauvre, souriant confusément. Et elle s’est signée encore. Comme miracle numéro<br />

deux… Il hésitait à en rester là, tellement il était heureux, mais… il pensait devoir la prévenir,<br />

quand même, par souci d’honnêteté, envers l’aimée…<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, c’est… votre sourire, qui m’a sauvé la vie, y a trois ans et demi. Depuis trois ans et<br />

demi. Pour moi vous êtes mille fois plus qu’une marchande, employée.<br />

Elle a avalé sa salive, silence.<br />

– m… moi z… z’aussi, j… je sehais m… mohte, s… si vous ézistez pas…<br />

– Oh… bien, c’est merveilleux, de s’être sauvés l’un l’autre…<br />

Heureuse, bienheureuse, oui…<br />

– On peut devenir amis, alors. Sans faire semblant de jouer au client et à la marchande, alors…<br />

Elle a tressailli. Hoché le menton.<br />

– p… pahdon… m… mèhci…<br />

– Oui, moi aussi, je vous dis : pardon, merci…<br />

Elle a souri, faiblement, surprise et heureuse en même temps. <strong>Ma</strong>is…<br />

– Euh, simplement, manemoiselle, euh… je dois vous dire que… pardon, mon « corps » est abîmé,<br />

pardon. Je pourrais pas être pluss que… un ami, pardon.<br />

Il ne savait pas si elle connaissait le mot « platonique », la pauvre, traitée de<br />

« débile mentale » par les gens, plus encore que Lucie. Il pensait qu’elle allait froncer les sourcils ou<br />

faire la moue, ou se lever et le gifler, mais elle a souri, confusément, heureuse. Alors il a ajouté, pardon<br />

:<br />

– Sinon, je vous aurais demandé en mariage, bien sûr.<br />

Cramoisie, la pauvre. <strong>Ma</strong>is sans hostilité aucune, miraculeusement.<br />

– m… moi z… z’aussi j… je p… pas capabe… k… comme n’ange, p… pahdon…<br />

– Oh…<br />

Et il a essayé de se signer en signe de miracle divin… espérant faire du bon côté (gauche à<br />

droite ? pardon, il n’avait pas fait attention à ce détail dans ce geste d’elle).<br />

271


LA POLAK ET LA CHINETOQUE<br />

C’était pour Gérard assurément le jour le plus important de sa vie. Enfin, ça ressemblait surtout<br />

au « dernier jour », de sa vie, qui allait commander son extinction. Il n’avait que 29 ans, pas 99,<br />

mais il savait n’être « pas viable », destiné à une fin précoce. Les deux premières fois, « ça » n’avait<br />

pas marché – depuis la falaise et depuis son cinquième étage, mais là il prévoyait de passer sous un<br />

train, ça ne pourrait plu’ rater.<br />

Enfin, on n’en était pas encore là, il restait cette journée, donc, capitale. Enfin, « journée »…<br />

peut-être matinée, ou heure, ou minute. Il avait « rendez-vous » avec la jeune fille qu’il aimait depuis<br />

trois ans, à sens unique (en vrai, plus que vraisemblablement), même s’il avait recommencé à se faire<br />

des films. <strong>Ma</strong>demoiselle Niézévevska, elle s’appelait (ça s’écrivait peut-être Niezewska). Elle avait<br />

répondu ça à une cliente polonaise, de la pâtisserie, en colère qu’elle ne parle pas la langue de leurs<br />

origines, pardon. Et… lui, il s’était douté, qu’elle était polonaise, comme Lucie qui avait été son premier<br />

amour. Enfin, « amour » au sens de… pas « maîtresse » ou quoi, il était encore puceau, bientôt<br />

vieux garçon officiel. Il avait cru Lucie amoureuse de lui, au lycée quand ils avaient quinze ans, il<br />

s’était trompé, il s’était fait envoyer chier. Il était mort, de la falaise. Et re-mort presque dix ans après,<br />

quand elle a refusé de le revoir, bien que restée célibataire, devenue Catherinette donc (il avait espéré<br />

la consoler, voire être toléré comme camarade, simplement). <strong>Ma</strong>is donc… restant expatrié de Toulouse<br />

à Lille, il a continué, shooté aux drogues médicales <strong>Ma</strong>chin. Et rencontré <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska,<br />

vendeuse de pâtisserie, près de la Sécu psychiatrique… petite naine merveilleuse, avec le<br />

visage de Lucie Mishalski, presque à l’identique, ou encore plus belle, incroyable, fabuleuse… Et,<br />

quand il est revenu, la semaine d’après (parce que l’usine ferme plus tôt le vendredi, avec le temps de<br />

gagner la banlieue Nord – et elle n’avait pas été là Samedi ni Dimanche matin), elle l’a reconnu, en<br />

souriant. Elle a demandé s’il voulait un flan, encore. (« n… n…n’un f… flan… ? en… encoh, m… meus…<br />

sieu… ? ») Oh, merveilleuse chérie, là il est tombé amoureux, fou amoureux. Sans le dire jamais<br />

bien sûr – expérience Lucie aidant… <strong>Ma</strong>is, après trois ans et demi de visites coupables, achetant son<br />

sourire pour à peine plus d’un Euro (au lieu du milliard mérité), il avait décidé d’avouer. Oh, pas au<br />

magasin, parce qu’elle serait prisonnière de ses obligations professionnelles (interdiction de gifler le<br />

client, surtout pas de coup de pied, ni coup de genou dans les couilles, interdit…). Il avait demandé à<br />

lui parler, en dehors, le lendemain matin par exemple. Ce qu’elle avait accepté, timide. Voilà, et là il<br />

était dans le second bus, en route vers l’inéluctable.<br />

Dans son journal personnel, il avait envisagé trois scénarios, pour ce jour :<br />

A/ (le plus probable) : elle serait là avec son amant actuel, karateka, qui allait le tuer, ouf, ça lui éviterait<br />

de se tuer lui-même, d’affronter la terreur du train.<br />

B/ (moins probable) : elle serait seule, en retard, pressée, elle lui dirait qu’il était complètement con,<br />

elle lui ordonnerait de ne plu’ jamais revenir, dans ce quartier même.<br />

C/ (impossible) : elles serait là encore plus en avance que lui, avouant que ses sourires timides à elle<br />

cachaient en fait un amour secret pour lui… pareil en face. Non, impossible, ne pas recommencer le<br />

drame Lucie.<br />

Voilà, et le bus approchait de la Rue Saint-Jean, il s’est levé, appuyant sur le bouton « arrêt<br />

demandé », la poitrine pleine d’immenses soupirs. Et… le bus est passé devant la pâtisserie, ralentissant<br />

pour l’arrêt un peu plus loin, et sans surprise, il n’y avait pas sa naine petite chérie en avance,<br />

bien sûr, non…<br />

Le grand Pisshh de la porte, pneumatique, il est descendu, le cœur lourd. Pisshh encore, le<br />

bus est reparti. Voilà. En route vers son destin… dans quelques minutes, ou… heures (« les femmes<br />

aiment se faire attendre », disent les gens). Euh, aussi : Scénario D/ (très possible) : elle ne viendrait<br />

pas, façon claire de dire « j’ai pas le droit de vous envoyer chier en clair, mais vous conclurez de<br />

vous-même »…<br />

Snif. Et, le pas lourd, il a marché, un peu, en direction de la pâtisserie. Vingt minutes en<br />

avance, oui. Avance sur l’heure dite (« dix heures »). Enfin, heure « proposée », mais qu’elle ait hoché<br />

le menton voulait sans doute dire « c’est ça, dites n’importe quoi, je m’en fous, je viendrai pas, ça va<br />

pas la tête ? ».<br />

A quinze mètres de la pâtisserie, il s’est arrêté, pour l’attendre là. Sans gêner les clients qui<br />

entraient. Euh… ou bien, oui, il a continué un peu, passant devant la pâtisserie, s’assurant d’un coup<br />

d’œil que ce n’était pas elle, derrière le comptoir – non. (Ç’aurait été le scénario E/ : elle l’aurait laissé<br />

croire à un rendez-vous alors que c’était juste un achat de plus, montrant à quel point il était ridicule,<br />

nullissime). Enfin, voilà, et donc il a continué jusqu’à quinze mètres après le magasin. Voilà. Et, attendre,<br />

oui. « 9:44 » à sa montre. Voilà. A « 13:00 », il traverserait, pour prendre le bus dans l’autre sens,<br />

il traverserait sans regarder, sans écouter, et si un camion trente-huit tonnes lui épargnait, par surprise,<br />

la terreur du train, ce serait bien.<br />

272


Voilà. Attendre. Et, au loin, très loin, des cloches ont sonné, dix fois. Oui. Voilà. « C’est la<br />

vie », on dit. A l’usine, il avait aussi entendu des types dire « J’me suis pris un rateau ! », ce qui semblait<br />

vouloir dire « une déception amoureuse ». <strong>Ma</strong>is lui, il n’en était plu’ là, il savait depuis toujours<br />

que ça ne pouvait pas être des sentiments réciproques. Enfin… chaque soir, il rêvait de l’impossible,<br />

depuis trois ans et demi, rêver de douce amitié, promenade auprès d’elle. Non, chut, ferme ta gueule,<br />

enfin… arrête ces rêves, interdits les yeux ouverts, dans le monde dehors. Enfin, elle ne viendrait<br />

même pas, ça simplifierait les choses.<br />

Voilà. Oui. « 10:08 ». Jusqu’à « 13:00 », simplement, attendre. Enfin, il… regardait la rue, les<br />

trottoirs, deux trottoirs, ou quatre (à gauche et à droite, de ce côté et en face), même si ça ne servait à<br />

rien, qu’à « retourner le couteau dans la plaie ». Ou se trancher les veines, oui bonne idée, mais…<br />

des minutes entières de douleur atroce… il préférait le train. On devrait avoir le droit d’acheter des<br />

pilules d’auto-euthanasie, s’endormir et ne plu’ se réveiller. En léguant son compte en banque au service<br />

de mise à la poubelle du corps, le lendemain, sans déranger. Proprement, sans salir les rails.<br />

Euh… là-bas, euh… une… enfant ? oh… non, sa petite pâtissière chérie, oh… venant ici,<br />

oh… avec, euh, une jeune femme, euh… asiatique. Il cherchait l’air, perdu. Enfin, oui, sans doute une<br />

amante japonaise karatéka, les hommes c’est tellement laid, elle avait raison de préférer une femme.<br />

<strong>Ma</strong>is… pourquoi asiatique ? Enfin, c’était son choix, sa liberté à elle, mais… lui, ça lui retournait le<br />

cœur. Parce que… avant que son cœur bascule vers la polonaise Lucie, il avait eu un gros gros faible<br />

pour sa <strong>copine</strong> vietnamienne Thu-Hong… rose d’automne. Et trois ans après, il avait fui la Fac de<br />

Médecine, fui Toulouse même, parce que les deux plus jolies filles de la promo, discrètement, étaient<br />

Héléna la polonaise et Hoai Huong la vietnamienne… Là, le nouveau couple infernal allait le tuer,<br />

définitivement, ça semblait prédestiné, inscrit au Ciel ou quoi.<br />

Enfin, euh… cette asiatique-ci était… avait pas les yeux bridés, plutôt comme vahiné, bronzée<br />

et petit nez, jolie, mais pas le genre chinoise tout à fait, pardon. Peut-être cambodgienne, peu importe.<br />

Enfin, elles allaient peut-être dire, simplement « on est entre filles, les mecs on les méprise, OK. T’as<br />

compris connard ? Barre-toi ! ». Voilà, une fin assez douce, finalement. Et merci, merci infiniment,<br />

d’être venues le dire, en face, sans le laisser attendre trois heures pour rien. Merci, il dirait. Oui.<br />

<strong>Ma</strong>is… mademoiselle Niezewska semblait ralentir, hésiter. Son amie a parlé, comme pour la<br />

décider ou… Non, finalement, elles se sont arrêtées, peut-être à trente mètres de lui. La vahiné parlait<br />

et, oh… mademoiselle Niezewska semblait au bord des larmes… Oh… Lui, il ne savait pas quoi faire :<br />

devait-il marcher à leur rencontre ? Euh…<br />

<strong>Ma</strong>is… la cambodgienne a haussé les épaules, et… laissant derrière elle <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska,<br />

elle a continué seule, vers lui. Euh… si elle passait son chemin, le dépassait et continuait,<br />

l’ignorant, il irait lui vers <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska, pardon, euh… <strong>Ma</strong>is non, toutes deux le regardaient<br />

lui, il n’était clairement pas un inconnu se trouvant là par hasard, ignoré. Il ne savait pas quoi faire.<br />

Et… la demoiselle asiatique s’est arrêtée à un mètre de lui, souriante.<br />

– Salut ! Bel homme !<br />

Ironique ?<br />

– enchanté, mademoiselle, ou madame, euh…<br />

– <strong>Ma</strong>demoiselle ! Non, La Naine, avoir trop peur !<br />

Peur de lui ? Pardon…<br />

– pardon, euh, désolé…<br />

– Elle dire pareil !<br />

? Mh ?<br />

– Je Philippine : Lucita Rramos !<br />

Lucita ?? Lucie-ta… Oui, ça semblait clairement une malédiction à sa poursuite, pas du tout<br />

un hasard. Pas possible.<br />

– Je logée foyer social ! Comme La Naine !<br />

Hein ? Camarade de détresse ? et amante ?<br />

– Elle dire « elle pas intelligente », elle va rien comprende, besoin de moi, intelligente ! Expliquer mille<br />

fois ! Plus tard !<br />

??<br />

– Ah-ah-ah ! Parler, vous !<br />

Euh…<br />

– pardon, oui, je… euh…<br />

Euh… Elle s’est retournée. Là-bas, <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska les regardait, tremblante,<br />

comme toute au bord des larmes, oh…<br />

– Eh, vous, tous les deux, grands malades, oui ! Venir boire café ! Vous payez ! Oui ?<br />

Hein ?<br />

– euh, oui, oui, euh…<br />

273


– Ah-ah-ah ! Allez ! Venir !<br />

Il a suivi, et ils sont allés « rejoindre » <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska, pardon, troute tremblante<br />

perdue. Et… les yeux dans les yeux, oh…<br />

– Allez ! Dire bonjour !<br />

– ‘jour, manemoiselle… Niezewska…<br />

Elle a frémi. Ignorait-elle qu’il avait entendu son nom l’autre fois ? Etait-elle surprise qu’il s’en<br />

souvienne ?<br />

– j… jouh, m… meu-s… sieu, m… mèhci, m… mèhci mèhci…<br />

– merci à vous, d’être venue… pardon…<br />

– Allez ! Nous boire ! Café !<br />

Et, tous les trois, ils sont allés vers le bar là-bas. Lucita est entrée la première. Euh… il a laissé<br />

<strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska ensuite… mais elle lui laissait la priorité aussi… ils se sont regardés, et…<br />

souris, amusés de cette prévenance croisée, et puis elle a baissé les yeux, rougi, en souriant…<br />

– Allez ! Entrez !<br />

Lucita les trouvait ridicules ? Euh, il est entré, mais tenant ouverte la porte, pour inviter sa petite<br />

chérie, à entrer avec les honneurs…<br />

– Nous aller près radiateur ! Tellement froid, pays ! Tougnao !<br />

Oui, pardon. Ils sont allés par là, Lucita s’est assise, à une table pour quatre. Lui en face pardon,<br />

en diagonale, espérant être en face (ou à côté) de mademoiselle Niezewska. Oui, elle s’est dirigée<br />

vers la place en face, auprès de son amie. Euh… difficile de monter, sur ces grandes chaises<br />

pardon (« normales » mais, euh… mal adaptées aux personnes de petite taille, pardon).<br />

– Messieurs-dames, vous prendrez quoi ?!<br />

La dame barwoman.<br />

– Pour moi, thé menthe ! Existe ?<br />

– Ouais, on a ça, bien sûr ! Thé Vvert à la menthe ! Fait maison ! Pas un sachet pourri !<br />

– Bien ! Monsieur paye !<br />

– Ouais, et l’monsieur, y prend quoi !<br />

– euh, chocolat au lait, vous avez ?<br />

– Ah ! Chocolat à l’eau, plutôt, chaud ! <strong>Ma</strong>is j’peux rajouter une larme de lait, avec ptit supplément !<br />

– merci madame.<br />

– Merci quoi ?! Merci oui ?!<br />

– oui, merci…<br />

– Et la gosse è prend quoi ?!<br />

Oh… Euh, lui il est intervenu, pardon :<br />

– mademoiselle est une adulte, de petite taille.<br />

– Au foyer, nous appeler « La Naine » !<br />

– Ouais : è prend quoi ?!<br />

– n… ne ch… choto… ch… ch…<br />

– Comme monsieur ?!<br />

Oui.<br />

– OK, ça marche ! J’vous prépare ça !<br />

Et elle est repartie. Silence. Et… il était touché que… enfin non, manemoiselle Niezewska<br />

n’avait sans doute pas choisi de l’imiter pour être proche de lui, juste une coïncidence, préférant le<br />

chocolat au thé et café, peut-être, oui.<br />

– Vous, parler !<br />

Euh, oui, pardon.<br />

– euh, oui, euh… Enfin, la dame va amener les choses, je vais payer, et… oui, euh…<br />

– O.K. !<br />

Voilà, euh. Chercher les mots, en même temps, pardon.<br />

– Je venir : vous pas avocat ? Non, pas costume !<br />

Hein ? Lucita était venue en espérant qu’il soit avocat ? <strong>Ma</strong>is pas habillé en notable du barreau,<br />

non.<br />

– Je bientôt expulsée ! De France ! Retourner misère ! ilo-ilo !<br />

– pardon, madame, toutes mes excuses. C’est des lois méchantes, inhumaines. Pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! Merci ! La naine dire : « vous être LE PLUSS gentil du monde » !! Oui !<br />

? Et sa petite chérie piquait du nez, les joues toutes toutes rouges, souriante confuse…<br />

– oh, merci infiniment, pardon…<br />

– Ah-ah-ah ! Elle bien comprende ! Elle croire rien comprende ! Elle pas intelligente, handicapée !<br />

Il a avalé sa salive. Euh… beaucoup de clients méchants la traitaient de débile, oui, hélas.<br />

– c’est pas juste.<br />

274


– Oui, être juste, médical ! Je une nièce comme ça handicapée, dans je pays !<br />

– euh, ça change rien à… mes sentiments, amicaux, envers vous, manemoiselle Niezewska…<br />

Elle a rougi, encore plus fort.<br />

– Ah-ah-ah ! Ça confirme ! Le pluss beau jour toute la vie pour elle ! <strong>Ma</strong>is elle très bien comprendre !<br />

Pas besoin moi !<br />

? Le plus beau jour de la vie de <strong>Ma</strong>demoiselle Niezewska ? De… lier amitié, avec quelqu’un<br />

ne la rejetant pas, comme naine ou débile (ou bègue, ou anémique, ou bougnoule, ou lente)…<br />

– euh, je m’appelle Gérard (Gérard Necey), pardon.<br />

Nouveau fard, de la petite jeune fille…<br />

– Eh, la naine ! Dire prénom, toi ! Peut-être il pas connaîte !<br />

– non, je ne connais pas le prénom de manemoiselle, je… serais ravi de le découvrir…<br />

Rouge… Elle a levé les mains, pour… se masser les pommettes, un peu, faire circuler le sang<br />

ou refroidir la chaleur qu’elle sentait confusément… adorable.<br />

– j… je p… pa… t… ticia…<br />

– enchanté, Patricia. Merci, infiniment.<br />

Aïe, elle redoublait de rougeur – il n’aurait pas dû dire ça, ces mots avaient l’effet tout contraire<br />

de la rassurer, d’apaiser sa confusion…<br />

– Le thé ! C’est pour madame ?!<br />

La barwoman, de retour, avec un plateau.<br />

– Je ! Ici !<br />

– Voilà, total : sept Euros ! En comptant les suppléments de lacté ! (Lacté ça veut dire : lait, mon cousin<br />

y dit, mon cousin il est professeur, alors !).<br />

Il a sorti son porte-monnaie. Il a donné un billet de dix Euros. La dame a fouillé dans son tablier,<br />

rendu trois pièces de Un Euro, et euh… lui, il les a laissées là, sur la table, en pourboire. <strong>Ma</strong>is la<br />

dame est repartie – peut-être que l’usage, c’est de prendre quand les clients sont partis (quand il était<br />

enfant, son père laissait une pièce ou deux à la dernière minute, en partant – il n’était jamais retourné<br />

dans un bar, lui adulte, pardon).<br />

– Eh Necey !<br />

– oui ?<br />

– Vous pas intéressant, ces pièces ?<br />

Euh… pardon, peut-être étaient-elles choquées, qu’il donne un pourboire ici, mais jamais à la<br />

pâtisserie. Enfin, non, la dame philippine ne devait pas le savoir, ne l’ayant jamais vu au magasin. Lui,<br />

ses parents lui avaient appris qu’on donne un pourboire aux cafés, aux coiffeurs, aux déménageurs,<br />

seulement, pardon.<br />

– La naine donner moi seulement sept Euros, ses étonomies, pour venir !<br />

? Présence achetée ? Oh… Pauvre petite Patricia, donnant ses économies pour être<br />

« protégée » ou quoi, oh…<br />

– Trois Euros pluss, alors correct !<br />

Il a ramassé les trois pièces et les a tendu à Lucita.<br />

– Merci ! Ah-ah-ah ! Pardon !<br />

Elle les a rangées. Silence. Il a croisé les yeux de Patricia, en revenant à elle, et elle a baissé<br />

les yeux, confuse, comme prise en flagrant délit de le regarder… Oh, timide petite chérie, tellement<br />

adorable…<br />

– Gérard ! Vous parler maintenant !<br />

En prenant sa tasse de thé, oui. Avant qu’elle boive une gorgée, bouillante apparemment. Oui,<br />

parler. Pardon.<br />

– euh, je… voulais vous dire, Patricia, pardon… je… fais semblant, depuis trois ans et demi, de venir<br />

pour un gâteau, mais je… reviens pour votre sourire, votre gentillesse…<br />

Elle a rougi, immensément.<br />

– et j’ai un peu honte de… « acheter » votre sourire, sans vous laisser le choix de dire, peut-être,<br />

« laissez-moi »… Pardon.<br />

Silence.<br />

– Eh Gérard ! Elle pas réponde, avant année prochaine, peut-être ! Pas intelligente ! Pensée très très<br />

lent !<br />

Oui, pardon.<br />

– Eh, La Naine ! Lui dire Oui, avec la tête ! Pas problème !<br />

Rouge, confuse… Silence.<br />

– euh, Patricia… vous pouvez dire « ne revenez pas », je comprendrai…<br />

Elle a relevé les yeux, perdue, presque choquée.<br />

– n… non, n… non, k… cont’aih…<br />

275


? Mh ?<br />

– Elle dire ! Non : contraire, vouloir vous revenir !<br />

Etrangement, elle ne s’est pas tournée vers son amie, pour corriger en « Non, c’est pas ça,<br />

c’est… ». Elle s’est toute repliée, timide, en faisant oui, faiblement, du menton.<br />

– Merci, infiniment. Je reviendrai, alors. Tous les vendredis soirs, comme d’habitude, faire semblant<br />

d’acheter un petit gâteau…<br />

Elle a rougi, encore…<br />

– Et… samedi prochain, je reviendrai prendre un chocolat ici… si ça vous dit…<br />

Confuse perdue, sans répondre.<br />

– Eh ! Moi aussi venir ! Si Gérard paye pour moi ! Aussi ! Et pas intéressant les pièces reste ! Gentil,<br />

non ?<br />

Patricia a fait oui, affreusement intimidée…<br />

– Ah-ah-ah ! Eh ! Je viendre au début ! Les premières semaines ! Un jour, La Naine, tu avoir force<br />

essayer toute seule ! Oui ?<br />

Et… elle a hoché le menton, confuse perdue, à nouveau.<br />

276


ÉGZÈRSIS ? : LÈKTUR PA FASIL<br />

DESTINATAIRE : Gérard Necey<br />

48bis Rue Mikey Newbury, #1979<br />

59040 Lille Sud<br />

ma répös a votr lètr : pardö mêsyê, ke je sé pa lir, pardö pardö pardö. pardö mêsyê, ke je sé pas ékrir<br />

osi alor vû z alé mèm pa pûvwar lir sa, pardö pardö pardö (ke je sui un débil)<br />

patrisya niézévska Patricia Niezewska<br />

fwayé sosyal féminî dêcôgéksgzûönyi Foyer Social Féminin De Chaugueix-Xouhongny<br />

79 ru sîjâ 79 Rue Saint-Jean<br />

59010 lil 59010 Lille<br />

* * *<br />

DESTINATAIRE : Patricia Niezewska<br />

Foyer Social Féminin De Chaugueix-Xouhongny<br />

79 Rue Saint-Jean<br />

59010 Lille Nord<br />

1/ cèr madmwazèl niézévska, cèr patrisya,<br />

j é pu lir votr peti mô, ne vû z îkyété pa. je ne di pa kom lé z ôtr jâ ke vû ne savé pa lir ni ékrir, je pâs<br />

ke vû z avé îvâté tèlmâ myê pûr lir é ékrir ke vû ne pûvé pa avalé lé bétiz tradisyonèl dé profésêr (se<br />

sö ê lé débil, é dé diktatêr â mèm tâ). j ôrè du refuzé kom vû mé je n étè pa asé îtélijâ pûr köprâdr k ö<br />

pûvè fèr myê ke lé z adult idyô. patrisya vû n èt pa un débil, il vû z ö klasé kom sa â se tröpâ. votr dûbl<br />

adrès m a présyêzmâ doné la klé pûr vû lir é pûr vû z ékrir :<br />

an/en/am/em â, eu/eû ê, un/in/ain/im/um î, au/ô/aux ô, on/ons/ont ö, ou/oo û,<br />

ch/sh c, gue/gui ge/gi, oi/oy wa, x gz/ks, gn ny, q k, h -<br />

mé â sâs îvers sa ne marc pa parse k il y a dé milyar d éksèpsyö a aprâdr par ker, pûr ryî pardö pardö<br />

pardö. s é vû ki avè rézö a mö n avi. je trâscri la lètr ke je vû z avè doné a la patisri il y a 1 mwa, ki<br />

èksplik ke je ne revyîdré plu vû z âbété pardö pardö pardö…<br />

sinyé : « Gérard » (mö nö se pronös jérar nêsé, mèm si avèk votr ékritur vû pâsyè pêt ètr ke sa se<br />

pronösè kom se ke lé profésêr ékrirè « guérarde neucheuille »)<br />

2/ (â vré avâ le 1/, é avâ votr répös)<br />

cèr madmwazèl,<br />

èkskuzé sète lètr, je l ékri pûr vû dir adyê je krwa, é vû doné de l arjâ pê t ètr.<br />

* (a) sela fé trwa z â é demi madmwazèl ke je revyî fidèlmâ a votr magazî le vâdredi swar â fezâ sâblâ<br />

de venir aceté î peti flâ pardö. â vré je revyî pûr admiré votr bôté, pûr votr délisyê sûrir timid, pûr le<br />

carm de vo jèst lâ é fèbl, vô bégèmâ ézitâ minyö. je sui amûrê de vû, sâ dérâjé. il se trûv ke vû z’èt la<br />

sozi de lusi : la fiy ke j èmè kâ j avè 15 â (èl étè la dèrnièr de la klas é mwa le premyé), èl m a brizé le<br />

kêr, kâ èl a refuzé mö n èd â mat pui mö îvitasyö ô sinéma, pui refuzé de me revwar kâ je sui sorti de l<br />

ôpital aprè ètr töbé dâ la mötany, pui refuzé kom sïmpl kamarad (se revwar, dir böjûr) plu tar kâ èl étè<br />

devenu fam avèk plî d amâ. s é pûr sa ke je ne vû z é pa déklaré mö n amûr, pûr vû revwar dé z ané<br />

sâ z ètr rejeté pardö. ê… ès ke s é lusi ke j èm é pa vû ? je ne krwa pa, âfî je dwa èkspliké. 1/ vû z èt a<br />

mö n avi lé mis univèr de se möd, numéro 1 â bôté de vizaj, ègzéko, mè… 2/ je préfèr vû : plus petit<br />

tay minyon, plus fèble vwa tûcât, î karactèr plus éfasé é îbl, s é vû l amûr de ma vi é si je me sui épri d<br />

èl pardö s é k èl vû resâblè î pê é (mwa ki étè programé pûr vû z émé, pê t ètr programé par votre<br />

Sènyêr, wi), j é kru k èl étè vû. Dök… depui ke je vû z é râkötré, mö kêr pâcè vèr vû mé sa pûvè me<br />

tué si je me déklarè, alor sâ ryî dir je sui revenu amûrêzmâ dé z ané âtyèr, avèk bonêr mèrsi. Sâ dérâjé<br />

vo z amûr ni votre vi pardö.<br />

* (b) mè j étè ötê, â n î sâs, de profité de votr devwar profésyonèl de resevwar cakî pardö. j étè kûpabl<br />

d aceté votr sûrir pardö, kom si je vû kösidérè kom un prostitué â vû z ïsultâ pardö, é péyé pa cèr kom<br />

si je vû klasè â prostitué ba de gam, ô pardö pardö. âfî, je pâsé ke s étè anodî, pa grav, é ke vû alié<br />

disparètr rapidmâ, « marié a î milyardèr » votr râplasât l ôrè köfirmé (é je ne serè plu jamè revenu). mè<br />

le mirakl de vû revwar a duré, dök je me sui îstalé dâ sèt culpabilité pardö. sé pûr sa ke ôjûrdui l amûr<br />

me don la fors de vû dir adyê, pûr vû lésé trâkil pardö. pûr payé ma fôt, je pê vû z âvwayé la totalité de<br />

mè z ékonomi, sa fé pa énorm pûr vû ki devé resevwar dé kadô söptuê de vo z amâ milyardèr, mè sa<br />

fè a pê prè 6 mwa de mö salèr nèt d’ûvrié. köfirmé mwa ke vû l’aksèpté, ke se n é pa âkor un îsult<br />

277


pardö (si vû aksèpté : présizé mwa votr nö s il vû plé et je jur de vû l âvwayé). sâ ryî demâdé â n écâj,<br />

je le jur. je ne revyîdré plu jamé a votr patisri, je vûdré payé ma fôt, 140 fwa répété (la premyèr fwa, je<br />

sui entré la par azar â revenâ de la séku), péyé cèrmâ avâ de partir pardö.<br />

* (c) madmwazèl, pûr ètr tût a fé onèt, je dwa vû avwé un dêzièm coz, un dêzièm fôt lûrd pardö. âfî, vû<br />

l avé köpri, je ne sui pa î n om âtreprenâ, kökérâ, ki bûskul lé jen fiy, je sui î timid râfermé pardö (pa le<br />

jâr k èm lé fam pardö), mè si j é tâdu la mî a lusi, â me fezâ brulé lé dwa, s é ke sé sûrir vèr mwa spésialmâ<br />

m ö fé krwar k èl étè amûrêz de mwa. j â sui mor, mè dâ se dêzièm möd isi, se reprodui la<br />

mèm erêr prèsk : avèk vo mèrvèyê sûrir timid vèr mwa, je rèv cak swar â m âdormâ ke vû z êt amûrêz<br />

de mwa timidmâ. é si je ne fé ryî, vû ne sôré jamè ke je vû z’èm ôsi. je l avû pardö : sa a köté prèsk<br />

ôtâ ke la kulpabilité, dâ la désizyö de vû z’ékrir sèt lètr. é sèt lètr serè un demâd en mariaj â mèm<br />

tâ… : je vû z èm îfinimâ, aksèpté vû de m épûzé ?<br />

* (d) élas (je serè îfinimâ fidèl, pa kom lé z om normô mè…) depui ma dêzièm « cut » (kâ lusi a refusé<br />

de me revwar, 10 â aprè), mö kor é abimé, é aparamâ pa kapabl de se k il fô pûr doné du plézir é dé z<br />

âfâ a un fam. alor : mèm si vous avié été amûrêz de mwa, sa seré pa posibl sèt amûr, vû seryé<br />

imâsémâ désu pardö. pê t ètr vûdrié vû m’ûbliyé, avèk kolèr pardö, é vû le pûvé byî sur. de mö pwî de<br />

vu a mwa, l’idéal seré un kamaradri jâtiy : je vû donré mé z ékonomi, mîtnâ (6 mwa de salèr) é plu tar<br />

ôsi, on se revérè un fwa par â pûr dir böjûr. si je pûvè avwar un foto de vû je serè sîsèremâ êrê mè s é<br />

pas obligatwar byî sur, si je pûvè devenir le parî d 1 de vô z âfâ futur je me ferè batizé je serè êrê. mé<br />

s é t î rèv, byî sur, le plu normal seré ke vû dizié nö kom lusi. vû n avé ryî a vû reprocé.<br />

avèk dé milyar d èkskuz,<br />

jérar<br />

* * *<br />

DESTINATAIRE : Gérard Necey<br />

48bis Rue Mikey Newbury, #1979<br />

59040 Lille Sud<br />

1/ cèr cèr cèr jérar…<br />

je savé pa komâ dir, dé miyö d idé â mêm tâ dâ mö kêr pardö.<br />

je a désidé je vû ékri trwa lètr : 1/ isi, pûr èspliké î pê ; 2/ la lètr si s é mwa ki le kûraj vû ékrir la<br />

premièr ; 3/ la lètr ke j ékri de èspliké komâ j é lu vo mo et s é kwa ma répös alor.<br />

avèk dé miyö de mèrsi,<br />

sinyé : patrisya<br />

2/ cèr mêsyê,<br />

èkskuzé sèt lètr, ke je ékri pûr î kliyâ de la patisri s é pa normal pardö mè pê t ètr sa vû fèr dé z ékonomi<br />

d arjâ î pê. le plâ s é :<br />

(a) : je vû z èm<br />

(b) : je étè kwîsé<br />

(c) : â fas parèy ?<br />

(d) : pa posibl kâ mèm<br />

* (a) il y a trwa z â é demi, le 14 avril je me sûvyî, vû z ètre vyindr pûr la premièr fwa (mwa sa fezé 2<br />

mwa j avé komâsé se travay d îsèrsyö le vâdredi), é vo z yê ne me fèr konyé le kêr, trè for. vû trè bô é<br />

me regardé com de jâtiyès trè grâd. s été la premyèr fwa tût ma vi kèlkî il me regard kom sa. cè lé<br />

débil ö nû z a èspliké ke lé z om sa fé sâblâ ètr jâti pûr nû krevé le vâtr é pui abâdoné avèk î bébé ki<br />

url, é dé z om il dir kom sa (jme sui jamé tapé un nèn, tu kûc salop ?), mé vû sé diférâ a îfini votr<br />

jâtiyès kom vré kom dâ mé rèv kom si sa égzist â vré. è mé prièr ô Sènyêr (pûr ke vû revyîdr) pûr la<br />

premyèr fwa sa a marcé, normalmâ je ôrè du mûrir de bonêr mé sa a kötinué, et mèm dé z ané… é le<br />

21 novâbr la dêzyèm ané vû avé di dé mô kom kolèr kötr î mêsyê mécâ ki me disputè trè for, vû m avé<br />

protéjé é mwa je plerè de boner îfini… je ètr amûrêz de vû â sekré pardö, sâ vû dérâjé, sâ mètr â kolèr<br />

votr fiyansé.<br />

* (b) â mèm tâ je avé trè pêr vû plu revyîdr î jûr évidamâ. je savè pa kwa fèr. si vû trûvé un patisri mwî<br />

lwî, û mwî cèr, û mèyêr, vû plu revyîndr é mwa mûrir de cagrî… alor je pâsé vû fèr kadô votr flâ, gratui,<br />

mé si je sui râvwayé (a kôz s é îtèrdi) je va plu vû revwar é mûrir de cagrî ôsi. û byî je vû le péyé (cak<br />

semèn, ma tutèl èl don le dûbl, kom arjâ poc) avèk la kès just. mè je pâs vû si bô é si jâti vû z â n avé<br />

mar dé fiy amûrêz ki vû fö dé kadô, vû préféré ètr inapèrsu kom normal pardö. alor je ryî fèr. ke ètr<br />

amûrêz â sekrè.<br />

* (c) â mèm tâ ôsi, tû lè swar â m âdormâ je rêv je grâd é bèl îtèlijât, je serè dâ vo bra… é sa serè<br />

posibl a kôz vô sûrir si mèrvéyê kom amûrê de mwa (û de tût lé jâtiy fiy du möd)… mè si je demâd s é<br />

278


vrè vû z alé vû mokè de mwa trè for é plu revenir jamè je va mûrir cagrî. alor je ryî dir. é si vû amûrê<br />

de mwa tût sêl je sé pa komâ dir mwa ôsi. mé ö nû z a èspliqué s é le garsö ki fè le premyé pa<br />

normalmâ alor s é normal je fèr ryî pardö.<br />

* (d) é mèm si vû amûrê de mwa (îkrwayab), je sui pa kapab ètr asé byî. je malformé èl rigol lé z<br />

îfirmyèr, kom î n âj débil féminî de nicö mé pa kababl de rêdr î n om êrê. pardö. s é pûr sa ôsi tèlmâ<br />

trist la vi é je va mûrir de cagrî le jûr û vû plu vyîdr.<br />

vwala sèt istwar sé tû, mè je pê pa vû la dir paske vû trè z okupé de miyö mètrès é ami. je plêr é â<br />

mèm tâ je êrêz ke vû revyîndr. normalmâ je va jamè doné sèt lètr byî sur.<br />

patrisya<br />

3/ ô mö jérar mö n amûr ô…<br />

sa ètr posibl sèt amûr îposibl ?<br />

jérar normalmâ sé pa possibl vû amêrê de mwa, pa posibl vû vûlwar marié mwa, vû aksèpté mö nö<br />

bûnyûl é ke je malformé, sé trô bô îposibl…<br />

â plus jérar ke dâ votr lètr vû aksèpté je ètr débil kom sé sa vû préféré, é vû premyèr pérson ô möd pa<br />

â kolèr de komâ j ékrir pardö… é mwa je pûré vû kösolé é vû doné la fors retrûvé madam lusi mé vû<br />

préféré mwa, ô…<br />

byî sur je vê pa votr arjâ, je vê vû revwar, â deor du magazî sé myê (é î jûr dâ vo bra, pê t ètr, mé sé<br />

trô bô sé pa possibl â vré, é je pa asé grâd tay â vré). Dâ mö kêr je vû z èe jérar…<br />

patrisya<br />

279


PRIÈRE SCEPTIQUE<br />

En ce second Jeudi soir de sa vie religieuse (ou plutôt : veille du second vendredi soir<br />

d’espoir), Gérard s’est agenouillé sur sa descente de lit, les mains jointes, les yeux au plafond :<br />

– euh… Seigneur (ou Monsieur, ou singe) qui rêvez ce monde, euh… je vous adresse mon humble<br />

prière…<br />

Chercher les mots, plus précisément peut-être, euh…<br />

– je vous supplie de… faire en sorte qu’elle soit là demain encore, ma petite pâtissière adorée. Je<br />

demande rien de plus. J’aimerais connaître son prénom, avoir sa photo, mais je comprends que ce<br />

serait trop demander. Alors : seulement qu’elle soit là encore, comme depuis trois ans et demi. Et si<br />

elle se marrie un jour, que ce soit avec un beau mec plutôt pauvre, la laissant à ce travail, simplement,<br />

pas un riche milliardaire l’arrachant à notre admiration, à tous, petite chérie…<br />

Voilà. Conclure :<br />

– amène (je crois qu’on dit).<br />

Dring !!! Hein ? La sonnette d’entrée ?! <strong>Ma</strong>is il l’avait débranchée exprès il y a au moins cinq<br />

ans, c’était pas possible !<br />

Dring !!! Encore ! Pfouh… n’importe quoi. Euh… <strong>Ma</strong>is… des pas dans le hall ! entre la porte et<br />

cette chambre ! comme un type passé à travers la porte fermée ! Et… est apparu, entrant dans la<br />

chambre, un grand monsieur âgé, barbu grisonnant, en drap blanc, avec lunettes noires !<br />

– euh, c’est… « Dieu » ?<br />

Le vieux monsieur a fait la moue.<br />

– <strong>Ma</strong>is non, Il est au dessus de ça. <strong>Ma</strong>is on est des esprits, qui vous écoutent, qui doivent faire les<br />

trucs. Relève-toi.<br />

Hein ? Euh, il s’est relevé, pendant que… le vieux monsieur (aveugle ?) s’asseyait sur la<br />

chaise, ayant trouvé la chaise.<br />

– vous êtes pas aveugle ?<br />

– Moins que toi en un sens. On sait, c’est tout. Assis-toi sur le lit, reste pas planté là comme ça.<br />

Oui, pardon. Assis. Euh…<br />

– euh… pour la poussière, pardon, ça dérange pas, hein ? pardon…<br />

– C’est pas pour ça que je suis ici.<br />

Oui, pardon. Hum. Silence.<br />

– Ecoute-moi, jeune homme.<br />

Oui. « Jeune homme » était relatif à son grand âge à lui, vieil homme, puisque Gérard serait<br />

bientôt « vieux garçon », atteignant l’âge de trente ans dans deux mois.<br />

– Ta petite pâtissière…<br />

… ? Oui, c’était le miracle, sa prière entendue (expliquant la sonnette, la traversée de porte),<br />

mais… pourquoi « venir » au lieu de « faire » ? Interdit ? Elle était la (timide petite) reine de beauté du<br />

monde, avec adoration légale seulement pour les milliardaires et champions ?<br />

Le vieux a soupiré.<br />

– Ecoute : vos machins administratifs, ici-bas, bref : dans quatre mois, elle va partir, à jamais, être<br />

renvoyée chez les débiles. Loin d’ici, dans une autre ville même.<br />

Oh… catastrophe… fin du monde… Et… la prière semblait impuissante au miracle, donc…<br />

(snif). (Snif).<br />

– Eh, jeune ! Qu’elle soit débile mentale, officiellement, tu en penses quoi ?<br />

– ce monde est injuste, elle vaut mieux que tous les psy à la con…<br />

Le vieux a ricané.<br />

– Et c’est moi que tu pensais aveugle ?<br />

– c’est pas pareil…<br />

– Certes !<br />

– et votre « job », c’est pas les petits miracles ?<br />

– C’est plus compliqué ! Non, ça paraissait sans espoir, elle allait se suicider dans trois mois et demi,<br />

le 29 Juin.<br />

Oh…<br />

– Eh, « allait », je disais, au passé. Et le 29 Juin futur, tu comprends ?<br />

??? Euh…<br />

– c’est… plu’ désespéré ? quelque chose a changé ? elle a rencontré un bienfaiteur ? (elle a une croix<br />

autour du cou, elle doit prier depuis toujours… elle mérite… et le plus beau du monde).<br />

– Pf ! Imbécile ! C’est ta prière à TOI, Jeudi passé, qui a tout changé ! L’opératrice féminine m’a<br />

transmis ça ! Ouais, moi j’avais dit que t’étais injoignable, sceptique, pire que les athéistes !<br />

– pardon…<br />

280


– Enfin ! C’est pas moi qui suis allé lui expliquer le truc ! A la débile, féminine à l’ancienne, coincée !<br />

<strong>Ma</strong>is c’est ma collègue qui y’est allée – « fée » vous dites, en Français moderne (et avant aussi).<br />

Gérard a souri. C’était un rêve, mi tragique mi amusant. Soupir.<br />

– <strong>Ma</strong>is le résultat : vendredi passé : rien ! Timide maladive, coincée ! (Même te sachant amoureux<br />

d’elle !) Ah, c’est un cas ! Pire : cette histoire la fait même douter de sa foi ! Elle croit délirer, nous<br />

inventer !<br />

Oui, ça se comprend…<br />

– Non ! Oh sacrilège ! Ecoute : pour elle, croyante depuis toujours, vénérant Dieu, l’impossibilité totale<br />

que tu l’aimes est « au-dessus » de l’existence de Dieu, en degré de certitude !<br />

Hein ?<br />

– ben, officiellement je suis qu’un client, qui passe, elle peut pas croire que…<br />

– Pas du tout ! Pour elle : tu es le plus gentil du monde, par dessus tout, et donc le plus beau, merveilleux,<br />

tout. Elle prie chaque matin et soir pour toi seul, ton bonheur et que tu reviennes vendredi ! Et<br />

comme elle est nulle à chier, naine bougnoule débile : aucune chance pour elle, elle en est sûre. Là,<br />

c’est pluss que « croire » !<br />

– mais non…<br />

– Eh ben ! Pourquoi tu lui dis pas, imbécile !<br />

Hein ?<br />

– ben… avec sa sosie, Lucie… j’ai tendu la main, je me suis fait taper sur les doigts, jeté, j’en suis<br />

mort… j’avais quinze ans…<br />

– N’importe quoi ! Vous mourrez pas si Dieu signe pas, c’est Lui qui décide. Alors, comme par hasard,<br />

y a eu des secouristes, un hélicoptère… Non, tout était programmé par Au-dessus, bien sûr !<br />

? Ah ?<br />

– Tu étais programmé pour être dépressif, puceau à 26 ans, quand tu la rencontrerais elle. Et, amoureux,<br />

coup de foudre, ben… compte tenu du précédent, tu allais revenir juste dire bonjour, sans<br />

l’effrayer elle, toute coincée débile ! <strong>Ma</strong>is ! Au bout d’un an, presque, en voyant qu’elle était là que le<br />

vendredi (pendant ta semaine de vacances), tu aurais dû essayer de la revoir « pluss » en venant à la<br />

messe ! (de ce quartier, de la Sécu). Puisqu’elle a cette croix polak autour du cou – même si elle découvre<br />

pas souvent son cou, et à peine. Coincée débile.<br />

Merde… Oui, euh… Il avait songé à cette… éventualité, d’église, il y a deux-trois ans, euh…<br />

– <strong>Ma</strong>is toi ! Sale incroyant ! Tu es pas venu ! Le Démon entravait Nos plans pour vous !<br />

– non, pardon, juste l’hésitation, le sentiment d’être ridicule, si je venais, sans rien connaître, sans être<br />

baptisé… et la douleur infinie, probable, de la voir embrasser son mec, sous votre bénédiction…<br />

– Bref ! On a refait les calculs, au boulier sacré, et elle devait se tuer le 29 Juin prochain !<br />

– mon Dieu…<br />

– De quel droit oses-tu dire cela ?! Invoquer Son nom !<br />

– euh, non pardon… c’est ce qu’ils disent dans les films… je voulais dire : oh-là-là, catastrophe, pardon…<br />

– C’est mieux ! <strong>Ma</strong>is, bref : le Grand Patron a semble-t-il vaincu encore le Démon, t’amenant à genoux,<br />

en prière, toi aussi, ah-ah-ah !<br />

Oui. A titre d’essai « pour voir ».<br />

– <strong>Ma</strong>is ! Nous on était pas au courant ! Y nous débarque cette prière pas prévue, on était tout perdus !<br />

Désolé…<br />

– Ça pouvait tout décoincer, théoriquement, mais la ptite naine, elle est vraiment trop coincée, timide<br />

maladive, moi je dis !<br />

– adorable, oui…<br />

– Ah-ah-ah ! Bref : c’est à toi de faire le premier pas. Sachant qu’elle est folle amoureuse de toi depuis<br />

des années, en secret !<br />

– mais… c’est pas possible…<br />

– Dieu le veut, alors elle obéit, elle nous fait pas chier, vu ?<br />

Euh…<br />

– je veux dire : elle mérite tellement mieux que moi…<br />

– Non ! Personne voudrait de cette crevure, et elle pense pour toi pareil : que tu mérites tellement<br />

mieux qu’elle !<br />

– mieux qu’elle, ça existe pas…<br />

– Non ! Ne prononce pas ce mot !<br />

– « existe » ?<br />

Le vieux monsieur s’est pris la tête en hurlant, et il a disparu, dans une petite fumée grise. Bizarrement.<br />

281


FAIRE CONNAISSANCE<br />

Le barman est reparti, l’argent dans la main. Hum, alors, le moment semblait venu, de dire à<br />

sa petite pâtissière (secrètement chérie) :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle… si je vous ai demandé cette entrevue, « en dehors du magasin », pardon, c’est pour<br />

que vous soyez pas « tenue » par les obligations professionnelles. Ici, vous pourrez me dire des mots<br />

durs, en toute liberté. Craignez rien.<br />

Elle a cligné des yeux, gardant cet air inquiet, presque apeuré, pardon.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, ce que je voulais « proposer », vous proposer, c’est… que je revienne plu’ au magasin,<br />

que j’arrête de… « faire semblant » de venir pour un petit gâteau… et on se reverrait en dehors,<br />

amicalement…<br />

Son menton s’est affaissé, la pauvre. Bouche ouverte, ébahie, pire : estomaquée, comme si<br />

elle n’avait jamais envisagé ces mensonges en lui, pardon. (Ce qu’on raconte sur l’intuition féminine,<br />

ce serait pas vrai ?). Silence. Elle restait immobile, inerte pardon.<br />

– Voilà. Alors vous pouvez me gifler, me dire « non merci », ou « ne revenez plu’ jamais dans ce<br />

quartier », ou… accepter, pardon.<br />

Elle a fait un faible Oui, du menton. Silence. Indéchiffrable.<br />

– Oui, vous comprenez ?<br />

Elle a avalé sa salive, perdue. Et baissé les yeux, longtemps, cherchant les mots.<br />

– j… je s… sehais s… si z… z’heuheuse n… n’êteu… u… n’amie ne vous…<br />

– Merveilleuse… nemoiselle… merci, infiniment…<br />

<strong>Ma</strong>is elle a fait non, du menton. Silence.<br />

– Il y a un « <strong>Ma</strong>is… » ?<br />

Oui. Silence.<br />

– Votre copain serait pas d’accord ?<br />

Elle a rougi, souri, confuse. Silence.<br />

– Euh, pardon, je veux dire… votre amant « d’en ce moment » (oui, je sais, c’est plu’ comme autrefois,<br />

ça change, les jeunes, normalement – je suis pas normal, pardon).<br />

Elle a relevé les yeux, cherchant les siens, incroyablement. Elle tellement toute timide<br />

d’habitude, semblant demander quelque chose, sans le dire. Silence.<br />

– Mh ? Vous voulez me demander quelque chose ?<br />

Oui, mais sans dire. Elle cherchait les mots. Il a attendu.<br />

– v… vous k… comme aut’efois… ? p… pas u… u seule f… fiancée… m… mille m… maît’esses… ?<br />

– Euh, non, pardon, moi je… suis solitaire, triste, pardon. Je préférerais une seule que mille, une qui<br />

vous ressemblerait, mais je suis pas assez bien, bien sûr, pardon.<br />

Elle a baissé les yeux, en rougissant très fort, grimaçant comme… un immense sourire retenu,<br />

coincé. Timide, oui, toujours touchée par une déclaration d’amour, même si elle devait avoir<br />

l’habitude. Silence. Et puis elle a fait Non, Non, Non. Silence. Hélas.<br />

– Non, c’est pas possible, je sais bien.<br />

Elle a relevé les yeux, comme désemparée, pardon.<br />

– Non, pardon, j’ai rien compris. Pardon. Je vous laisse dire, à votre vitesse, pardon.<br />

Elle avait les larmes aux yeux, oh… <strong>Ma</strong>is pas de tristesse, pas de honte ou quoi, il n’y comprenait<br />

rien. Pardon. Silence.<br />

– Pardon. Je vous ai interrompue. Vous disiez : « vous seriez si heureuse d’être mon amie,<br />

mais… » …<br />

Elle a fait Oui, du menton. Oui, c’est ça. Voilà. Silence. Elle a baissé les yeux, cherchant les<br />

mots. Longtemps.<br />

– m… mais j… je p… pas a… assez bien…<br />

? Il a souri, touché. Silence, il attendait d’éventuels mots explicatifs, mais… non, ça semblait<br />

la raison ferme et rédhibitoire, « hélas » apparemment.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, ça dépend des goûts, vous savez…<br />

Elle a fait une moue peu convaincue. Comment dire ?<br />

– Il y en a qui vous trouvent trop petite…<br />

Elle a hoché le menton.<br />

– n… naine… ou-i… p… pahdon, s… sans faih èsp’è…<br />

– Moi je trouve que les autres, elles sont plutôt trop grandes, « grandes comme des hommes », je<br />

pense que tous les hommes voudraient protéger une petite jeune fille comme vous…<br />

Elle a rougi, très très fort. Et oscillé, pardon, comme saoulée par ces mots, lui ouvrant des<br />

horizons. Oui.<br />

– Il y en a qui vous trouvent pas intelligente…<br />

282


Elle a fermé les yeux, grimaçante, de culpabilité… comme une accusation là imparable.<br />

– n… némile… ou-i… p… pahdon, s… sans faih èsp’è…<br />

– Moi je trouve que les autres, elles sont prétentieuses, écraseuses. Vous, humble et faible, vous êtes<br />

merveilleuse, timide adorable…<br />

Rouge, cramoisie, retenant encore ce sourire immense… éperdue… Silence.<br />

– Personne vous l’avez dit, avant ?<br />

Non, personne, oh…<br />

– m… mais…<br />

Un autre « mais » ? Il a attendu, patiemment, qu’elle le formule. Sans doute : « mais c’est ma<br />

beauté surtout qui compte, et mon amant va vous casser la gueule », quelque chose comme ça, oui.<br />

– m…mais j… je m… mougnoule… p… pas bien f… f’ançaise…<br />

– Oui, d’origine polonaise, j’imaginais.<br />

Elle a confirmé : oui.<br />

– Et il y a beaucoup de français méchants, racistes, qui rejettent les gens venus d’ailleurs.<br />

Oui.<br />

– Et il y en a d’autres, comme moi, qui trouvent que les plus merveilleuses filles du monde sont<br />

ailleurs, asiatiques et slaves (polonaises).<br />

Elle a rougi encore, apparemment parce qu’elle décodait ça en, effectivement, « je vous<br />

trouve une des plus merveilleuse fille du monde, plus merveilleuse que toutes les fières françaises<br />

s’affirmant de race pure, supérieure ».<br />

Elle a soupiré, comme à court d’arguments, perdue.<br />

– m… mais… j… je pas bien pahlé, j… je pas n… n’intéhessante…<br />

– Mon rêve, manemoiselle, c’est… pas des grandes discussions…<br />

Elle a pâli, aïe, vite : finir la phrase avant qu’elle croit entendre « avec un oreiller sur la tête, ça<br />

me va, ce qui compte c’est le cul »…<br />

– Je rêvais de promenades amicales, à deux, en silence… marcher… ou s’asseoir sur un banc,<br />

écouter les oiseaux… le clapotis de l’eau…<br />

Oh, elle… pleurait, elle se mordait la lèvre, comme transportéde de bonheur, oh…<br />

– m… mais…<br />

Comme une dernière tentative. Attention, être très attentif.<br />

– m… mais n… ne ce m… monheuh… m… monheuh n… n’infini…<br />

Bonheur infini ? De se promener tous les deux ? Oui ?<br />

– j… je pouha j… jamais v… vous hemèhcier, j… je malf… malfohmée… p… pas capabe ne hende un<br />

homme heuheux… (n’elles dih… les infihmièh… ch… chez les némiles…).<br />

Il a souri.<br />

– Pas de problème, vous savez. Il y a des hommes, peut-être la plupart même, qui sont comme des…<br />

animaux sexuels. Pas moi, pardon. Je suis pas normal : je suis un cœur, innocent. Et si vous acceptez<br />

mon amitié, vous me rendrez heureux (vous seule au monde, vous pouvez me rendre heureux, manemoiselle).<br />

Oh-là-là, elle faisait plus qu’osciller, là, il craignait qu’elle tourne de l’œil. De bonheur pur, il<br />

semblait.<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, moi aussi, j’étais inquiet : je me disais : peut-être qu’elle voudra m’essayer au lit, et si<br />

je sais pas faire, ou si je suis pas capable (j’en sais rien), elle me mettra à la poubelle.<br />

– n… non, j… k… tt !<br />

Et elle a toussé, toussé, la pauvre. Il a tendu le bras, pour lui tapoter dans le dos, doucement,<br />

espérant aider à faire sortir ce truc, pardon, parti dans ses poumons. Ouf, elle ne toussait plu’, elle<br />

pleurait, toute honteuse confuse. Semblant s’attendre à un « non, finalement, t’es vraiment trop nulle,<br />

je change d’avis ! Vas chier ! ». Silence.<br />

– p… pahdon… pahdon…<br />

– Ça arrive à tout le monde d’avaler de travers, vous savez. C’est pas grave.<br />

Elle pleurait de… (on aurait cru : « de tendresse », oh…).<br />

283


PRISON ET NATIONALISME<br />

Lille, ce 1 er <strong>Ma</strong>i 2014 (et non 25 Février 2012 comme l’affirment certains illuminés !)<br />

--- « L’affaire Gérard N. » ---<br />

Pour bien « comprendre » la menace de prison (pré-nationaliste puis nationaliste) qui pesait<br />

sur Gérard N., il convient de relire les dates. Agé de 29 ans (et demi) lors de l’élection présidentielle<br />

française de 2012, Gérard avait 19 ans lors de l’élection de 2002, 24 ans pour celle de 2007. <strong>Ma</strong>is<br />

c’est à 15 ans (et demi) que s’est forgé le regard de Gérard, sur le monde, donc en… 2002 - (19-15) =<br />

1998, oui, on pouvait s’en douter, année majeure (fin d’un monde), pas une coïncidence.<br />

En 1998, âgé de 15 ans, Gérard n’était qu’un simple garçonnet, premier de la classe toujours,<br />

joueur de jeu d’échecs, mais… (on le sait d’après ses dires au procès) sous l’effet des hormones ou<br />

quoi, il a été attendri, ému, par le doux sourire de Lucie, dernière de la classe. Et il est tombé amoureux,<br />

éperdument. Il lui a proposé son aide en <strong>Ma</strong>ths, pour éviter le redoublement qui les séparerait<br />

(drame ?), mais elle a dit Non, que son grand-père rescapé d’Auschwitz voulait ce rôle-là, de sauveur.<br />

Gérard l’a, deux semaines plus tard, invitée au cinéma et elle a refusé, durement, avec les yeux froncés<br />

et cessant à jamais de lui sourire. Là, le cœur de Gérard est mort. Dans la montagne, l’été suivant,<br />

il est tombé d’un à-pic, après des mouvements respiratoires pour se donner la force de sauter,<br />

mais… la nuit précédente (avant ce geste prémédité), il avait été terrifié, pensant que le monde allait<br />

s’arrêter, et non pas continuer sans lui. Il n’y aurait plu’ rien, rien. L’éducation matérialiste avait beau<br />

avoir enseigné que le monde existe indépendamment du fait d’être perçu, cela ne le convainquait plu’,<br />

du tout. Le vertige face à la mort que les anciens connaissent vers soixante-quinze ans, Gérard (précoce<br />

là encore) le vivait à quinze ans, brutalement. Enfin, la tentative a raté, des secouristes ont ramassé,<br />

transporté, des médecins ont plâtré, recousu, des infirmières ont piqué, des psys ont drogué,<br />

et Gérard est reparti légume au lycée. Entr’apercevoir Lucie au loin, au lycée, le faisait pleurer, intérieurement,<br />

et – rentré dans sa chambre – il sanglotait en silence. Enfin, il a quand même eu le Bac<br />

<strong>Ma</strong>ths avec félicitations du jury, sans apprendre les leçons, parce que c’était (pour lui) trop facile, mais<br />

il est devenu balayeur de crottes de chien, se sentant là à sa place. C’était en l’an 2000. <strong>Ma</strong>is terrifié à<br />

l’idée de croiser Lucie, qui l’ignorerait en regardant de l’autre côté, il a quitté la ville, quitté cette entreprise<br />

prestataire de la mairie de Toulouse. Pour devenir ouvrier, très loin dans la banlieue de Lille.<br />

En 2002 âgé de 19 ans, Gérard n’était pas inscrit sur les listes électorales, mais il était inscrit<br />

comme « suspect » par les Renseignements Généraux listant les potentiels ennemis de l’intérieur. Il<br />

avait été dénoncé par le psychiatre public, conformément aux lois exemptant les négationnistes de<br />

couverture par le secret médical. Assommé par les « médicaments » anti-suicide, refusant télé, radio<br />

et journaux, il ne se sentait pas concerné par les élections mais, entendant des collègues arabes débattre,<br />

il avait quand même envisagé une opinion, (très) personnelle :<br />

• Gérard n’aimait pas la droite, puisqu’il n’aimait pas les riches, les commerçants, les chefs, les<br />

héritiers, les premiers de la classe (comme avait refusé Lucie, qu’il préférait à lui-même !) ;<br />

• Gérard n’aimait pas la gauche ni l’extrême gauche, puisqu’il n’aimait pas les fonctionnaires planqués<br />

et oisifs, qui le commandaient quand il était balayeur, qui le taxaient sévèrement encore pour<br />

payer les refuseurs de travail (RMIstes) ;<br />

• Gérard n’aimait pas notre très noble extrême-droite nationaliste (prétendue xénophobe), car Lucie<br />

était d’origine (impure catalo-germano-judéo-) polonaise, bienvenue (selon lui) et pas « à chasser<br />

ou tuer », même si elle l’avait envoyé promener, en lui brisant le cœur. Ces seules mauvaises<br />

notes à l’école avaient été en instruction civique, pour refus de chanter « qu’un sang impur<br />

abreuve nos sillons », et il persistait dans son erreur grave à ce sujet, dans sa rancœur.<br />

• Quand, au second tour de l’élection, des cris ont appelé à voter contre le « xénophobe » en finale<br />

et pour le républicain (bien qu’accusé de corruption multiple et lourde), Gérard a un peu davantage<br />

écouté ses collègues arabes. Ce n’était pas facile : le nationaliste était à la fois anti-arabe et<br />

seul protecteur de la liberté – liberté de croire l’imam local (et le leader syndical) qui disaient mensongère<br />

l ‘extermination anti-juive d’autrefois racontée par les Historiens. Oui, selon les avis alors<br />

interdits, cette hécatombe prétendue était plutôt une « simple épidémie de typhus mortel en camp<br />

de redressement par le travail pour les communautés bourgeoises se prétendant intellectuelles ».<br />

Du fait de cette théorie hérétique, ces contestataires risquaient la prison, la ruine et l’exil, pour<br />

avoir osé penser différemment des républicains, dictateurs déguisés (s’offusquant à grands cris<br />

des déportations et spoliations juives mais approuvant pleinement les déportations et spoliations<br />

palestiniennes). Gérard n’avait à ce sujet pas d’opinion réaliste départageant Historiens et contre-<br />

Historiens, mais il comprenait que son solipsisme était pareillement menacé de prison : interdit de<br />

penser que le monde n’existait pas en « 1933-45 » (avant sa naissance à lui, Gérard, qui même<br />

envisageait être âgé de 1 journée ! malade avec un sentiment douloureux envers une Lucie<br />

284


n’existant pas !), interdit de penser qu’autrui est peut-être une apparence onirique, même s’il n’y a<br />

pas l’ombre d’un argument honnête pour convaincre du contraire, selon lui (« les électroencéphalogrammes<br />

sont prétendus prouver machin-truc, mais si on rêve ces tracés, la conclusion est<br />

fausse »). Gérard tuait la loi par la logique, et il était donc menacé de prison, et interdit de parole<br />

(à supposer qu’il ait voulu parler, s’expliquer – avant le procès en tant que coupable avéré).<br />

Le nationaliste n’a pas gagné en 2002, Lucie n’a sans doute pas été expulsée, mais elle<br />

n’existait plu’, en un sens, de toute façon, selon Gérard. La jolie voisine philippine de Gérard, à<br />

l’époque, n’a pas été expulsée cette fois-là, en tout cas. Pour l’élection de 2007, Gérard indifférent a<br />

été moins secoué par des conversations hurlées en pause-« café ». Le nationaliste n’a pas été en<br />

finale, et les deux finalistes étaient donc des candidats voulant le jeter en prison, lui, en chouchoutant<br />

les riches ou bien les fonctionnaires. <strong>Ma</strong>is en 2012, Gérard s’est inscrit sur les listes électorales, et<br />

surtout : dé-diabolisation des nationalistes par la fille de l’ancien candidat, et…<br />

Stop. Il faut expliquer « l’inscription » électorale de ce rêveur dans les nuages : avant 2012,<br />

début 2009, un élément un milliard de fois plus majeur que la politique, pour Gérard, a bouleversé sa<br />

vie – la rencontre d’une petite pâtissière près de la Sécu psychiatrique… Naine et bègue, la faible<br />

petite avait pile le visage de Lucie (autrefois), Gérard est retombé amoureux… <strong>Ma</strong>is, par expérience, il<br />

ne l’a pas dit, il n’a même pas invité au cinéma la jeune fille. Pour seulement le bonheur de la revoir,<br />

en achetant un petit flan, sans déranger. Cela durait depuis trois ans et demi en Avril 2012, au moment<br />

de l’élection. <strong>Ma</strong>is en Décembre 2011, une cliente avait insulté la petite, la traitant de « sale<br />

polak de merde à chier »… avant qu’il soupire très fort en faisant les gros yeux à la dame, qui a battu<br />

en retraite d’un « merde, on est cernés par ces polaks à la con, merde, vite que la France chasse ces<br />

bougnouls ! Ou de mondialistes à la con : éh, si vous aimez le monde, allez-y, barrez-vous, qu’on<br />

reste ici entre nous, fiers français de race pure ! »… L’élection 2012 allait en décider, donc. Gérard<br />

s’est inscrit, avec onze ans de retard, pour « sauver sa chérie, menacée ».<br />

Oui-oui, ceci est écrit en 2014 mais… d’autres « révisionnistes », « négationnistes », prétendent<br />

que nous sommes en Février 2012, et que tout ce qui suit est imaginaire idiot, débilement rêvé. Il<br />

n’empêche : le Journal Officiel prouve, par A+B, que tel fut le résultat, dans ce monde-ci, où est écrit<br />

le descriptif du cas Gérard : selon le J.O. n’11.217#K page 13 : 1 er tour : victoire du parti nationaliste,<br />

en tête largement avec 42,6% des voix ; 2 e tour : victoire nationaliste avec 50,037% des suffrages<br />

exprimés. Depuis, d’autres éditions du journal officiel ont certes prouvé des fraudes, mais toutes dans<br />

l’autre sens, et aujourd’hui, le vote nationaliste vrai au second tour est estimé à 67,4% ± 0,6% (pour<br />

67,3% ± 1,0% estimés le mois dernier), tous les spécialistes honnêtes en conviennent (les usurpateurs<br />

étant évidemment emprisonnés, de même que les fascistes menteurs liberticides qui faisaient<br />

sous la menace réciter le dogme de la Shoah). La population est elle innocente, quelles que soient les<br />

luttes entre prétentieux se prétendant représentants pour insulter le peuple (dit « populiste, affreux<br />

»)…<br />

Bref, notre cas anormal Gérard… avait de justesse échappé à la prison pour pensée historique<br />

(et philosophique) libre (antifasciste), mais ce n’était nullement un ange patriote : son amour envers<br />

une polonaise était coupable. Pire : la petite Patricia Niezewska avait injustement bénéficié de<br />

toutes les générosités idiotes des autorités antérieures envers les binationaux : classée handicapée<br />

mentale, en plus de naine hypophysaire, rejetée par ses parents, elle avait été logée-nourrie-soignéeéduquée<br />

sur fonds publics, jusqu’à 21 ans ! Puis placée en insertion en foyer social, avec allocation<br />

de handicap, toujours payées par la « solidarité nationale » (avec les bougnouls !), quelle honte… Fort<br />

heureusement, les nouvelles lois du nouveau gouvernement ont abattu ces montagnes d’aberrations,<br />

et la Niezewska figurait en bonne place pour être expulsée : incarcération prévue le 15 Octobre 2012,<br />

et renvoi en Pologne avec le train Est de Novembre.<br />

Vous vous direz : « bof, une de plus virée… maintenant, dix-huit mois après, quelle importance<br />

? ». Eh bien, c’est que c’est un cas beaucoup plus grave. Instructif. En effet, entre les rumeurs<br />

d’expulsion, dès le mois de <strong>Ma</strong>i 2012, et la mise en rétention d’Octobre 2012, il y avait hélas 5 mois (à<br />

cause des tracasseries procédurières de l’ancienne administration, aujourd’hui mise à pied). Beaucoup<br />

de bougnoul(e)s se sont échappé(e)s, et pire : avec la complicité active de Français ! Dont Gérard<br />

N. ! L’exemple est instructif, et raconté ici pour tenir lieu de leçon, appelant à déjouer les pièges.<br />

Nous ne dirons pas « les pièges du cœur » mais « les pièges de la stupidité » ! Ceci a été reconstitué<br />

avec grande précision par nos analystes, avec l’aide des caméras de surveillance et le déchiffrement<br />

des mouvements de lèvres par des experts.<br />

Vendredi 21 Septembre 2012 : la petite Niezewska sanglote sans bruit, dans son magasin<br />

minable, dont elle assure le service le vendredi après-midi seulement (à cause des lois idiotes sur les<br />

35 heures hebdomadaires d’alors, chassant les vraies françaises de leur noble travail, en dépit du<br />

baratin sur le « travailler pluss’ »). Il n’y a presque personne : les clients évitent le vendredi après-midi,<br />

le mauvais service de cette archi-nulle débile. <strong>Ma</strong>is, au foyer social, Niezewska a entendu les ru-<br />

285


meurs. Elle ne sait pas lire, n’a pas assez d’argent (et pas d’amitiés) pour faire lire les courriers officiels,<br />

mais elle comprend qu’elle va être expulsée comme les fatmas. (Enfin, Niezewska écrit, tous les<br />

vendredis soirs, un « journal personnel », illisible, après la venue de Gérard dont elle est amoureuse<br />

en secret, et elle le relit le reste de la semaine, mais : en « français » digne de ce nom, sans faute<br />

d’orthographe à chaque lettre, elle ne sait pas lire, pas écrire). Elle sait encore moins parler Polonais,<br />

mais ça, ses parents auraient dû réfléchir, eux : ne pas venir ici ! Ou repartir avec tout le monde une<br />

fois les mines épuisées ! <strong>Ma</strong>is là, l’expulsion va se faire, inéluctablement, proprement, logiquement, et<br />

la naine pleure, de devoir perdre son Gérard, à jamais. Elle est trop stupide, visiblement, pour trouver<br />

la solution : « puisque Gérard n’est aucunement patriote, il peut partir avec elle en Pologne, on ne le<br />

retient pas ! tout gauchiste qui part libère une place pour un chômeur, lui aussi ! et nettoie notre<br />

race qu’il contaminait de sa puanteur ». Enfin, ils sont amoureux « secrets », l’un et l’autre, l’un de<br />

l’autre, à ce stade, sans imaginer une seule seconde une vie future ensemble.<br />

18 heures 52 : la porte s’ouvre, et entre Gérard, souriant heureux, puis tout attristé par les<br />

larmes de sa crevure chérie… Comme « oh, pauv’ ’tite mère… » : c’est ridicule mais il n’y a pas<br />

d’autre client pour leur botter les fesses. Niezewska va chercher son flan (il ne le demande même pas,<br />

ils semblent complices ou quoi, en gourmandise et plus si affinités ?). Et puis il parle :<br />

– Vous avez des problèmes, manemoiselle ?<br />

Elle ne répond pas, elle renifle, ou fait un quart de millimètre dans le sens d’un oui du menton.<br />

Il dit :<br />

– Si vous risquez d’être expulsée, euh… je vous propose un mariage blanc, avec moi par exemple…<br />

et si votre copain trouve, pareil, une française, euh… vous pourrez…<br />

Les caméras « anti-vol » l’ont enregistré, et tous les experts l’ont certifié. L’accusé ne l’a<br />

même pas nié au procès ! Crime total, prémédité !<br />

<strong>Ma</strong>is la débile est trop coincée pour dire Oui, elle sait que les autorités médicales ne donneront<br />

pas leur accord : elle est malformée, imbaisable, inapte à mettre au monde des enfants, elle en a<br />

conscience (les infirmières en parlaient, a-t-elle avoué à sa tutelle – fonctionnaire présente au procès<br />

de Gérard, même si la Niezewska restait en rétention). Non, des ratées comme ça n’ont rien à faire<br />

dans notre beau pays, qui était trop con d’accepter gauchistement la misère du monde ! Enfin, si<br />

des… purs Français ont un enfant malformé, hélas (à cause des poisons chimiques laissés par les<br />

bougnouls ou quoi), nous devrions faire preuve de solidarité envers la famille ainsi maltraitée par les<br />

aléas de la vie, MAIS chacun chez soi : les ratées étrangères, dehors ! Et qu’on ne nous dise pas que<br />

nous avons ainsi envahi le monde et l’Amérique : c’est prescrit et seuls comptent présent et futur :<br />

chacun chez soi ! Puisqu’on se contrefiche d’Israël, nous, le passé lointain est effacé – paf : imparable<br />

(les gauchistes américano-sionistes étaient eux incohérents : racistes pro-juifs).<br />

Elle répond, cette conne :<br />

– è… è… est-ce j… je pouha v… vous pahler s… cinq m… mihutes… a… ap’è m… mon t’avail, d…<br />

dans s… cinq m… mihutes…<br />

Et lui, il dit :<br />

– Oui, oui bien sûr.<br />

En semblant hésiter entre sourire et crainte. Il ne lui vient pas à l’esprit de demander<br />

l’évidence : « éh, connasse, si tu veux causer 5mn et qu’il te reste 5mn avant de fermer : causons ! ».<br />

Non, trop con, il est. Même avec ses notes en <strong>Ma</strong>ths, et son invention du théorème NP-machin en<br />

probabilités, il est clairement très stupide. Eh, pour préférer une étrangère à une française : il faut<br />

avoir le cerveau qui tourne pas rond ! CQFD, une fois de plus ! Pour dire le genre de ce Gérard : s’il<br />

avait été juré au Concours Miss Univers ou Chanson Eurovision, et si les jurés avaient le droit de voter<br />

pour leur pays, il aurait choisi de voter pour Niezewska étrangère bougnoule !!! D’accord, il était classé<br />

malade mental, mais là c’est grave, surtout en liberté pouvant faire grand mal aux bonnes lois des<br />

nouvelles et justes autorités (ceci est écrit par conviction pleine et entière, sous nulle menace, c’est<br />

juré ! juré-craché : pfuh !).<br />

Dix minutes après, ce sont les caméras de la ville qui nous montrent le couple, sur le trottoir.<br />

La débile ahane :<br />

– m… meu-s… sieu, j… je v… vounais m… m’èstuser… k… que… à tause ne moi, v… vous hisque…<br />

na p’ison… nationalisse…<br />

Les experts n’ont pas voulu en démordre, c’est ce qu’elle a dit, elle ne prononce pas les R, ce<br />

qui est encore plus idiot que de les rouler à la Polak normal. Et trois fautes par mot, et il vaut mieux ici<br />

traduire, pour faciliter la lecture (seul Gérard pouvant se donner le mal de volontairement chercher à<br />

déchiffrer, sans but précis) :<br />

– monsieur, je voulais m’excuser que, à cause de moi, vous risquez la prison nationaliste.<br />

286


Là, un homme normal, intelligent et juste, devrait ce dire : « vous avez raison, sacrebleu : le<br />

mariage blanc est puni par la loi, je retire ma proposition criminelle ; il est paradoxal que ce soit une<br />

sale bougnoule qui me rappelle le droit chemin ! ». <strong>Ma</strong>is non, il dit :<br />

– C’est pas grave. Merci, vous aussi, de vous inquiéter pour moi.<br />

Incompréhensible. C’est comme si quelqu’un vous dit que « demain il va pleuvoir », et vous<br />

répondez « c’est pas grave, les poules n’ont pas de dents » ! La mise en examen des psychiatres<br />

« tenant » Gérard en vie avec, prétendument, des médicaments « efficaces », sera débattue le mois<br />

prochain. Enfin, là, si la bougnoule avait deux doigts d’humanité, elle devrait hausser les épaules, et<br />

s’en aller en se tournant un doigt sur la tempe : « un maboul ! ». <strong>Ma</strong>is non, elle « explique », débile :<br />

– n… n… n’au f… fuayer s… seucianne…<br />

(Stop, on vous passe la version originale, qui figure transcrite du film, dans les minutes du<br />

procès). Elle dit donc :<br />

– au foyer social, des dames elles disent que… si un français séduit des étrangères, il va aller en prison<br />

nationaliste…<br />

Voilà, ça fait référence à la loi 2C2, bien connue, même dans l’arrière-fond des caches bougnoules.<br />

Gérard devrait en conclure « Oups, ah oui, c’est vrai, je disais n’importe quoi, c’est vrai ».<br />

<strong>Ma</strong>is non :<br />

– Mh ? Euh non, c’est vous qui m’avez séduit, manemoiselle, pas moi qui vous ai séduit…<br />

Elle cligne des yeux, renifle, larmoie, sans comprendre. Elle ahane quelque chose, retranscrit<br />

au procès comme :<br />

– du monde entier, jamais quelqu’un avait été gentil avec moi, comme vous, le pluss gentil du monde,<br />

et toutes on est folles-amoureuses de vous…<br />

Gérard est bouche bée, il se sent visiblement très con, ahuri. Il dit :<br />

– Mh ? Moi ?<br />

Et elle fait oui, du menton, avec presque « force », cette anémique crevure. Et lui, très bête, il<br />

avoue :<br />

– Moi je voyais ça « opposé » : je suis un « moins que rien », et vous, manemoiselle, vous êtes la plus<br />

jolie du monde, la plus douce timide silencieuse gentille…<br />

Comme si c’était une qualité de pas avoir de caractère ! Non, Gérard, tu n’as rien à faire en<br />

pays latin, ta place était en Pologne (ou en Arabie avec leurs femmes carpettes interdites de travail),<br />

ou en prison ! ou au cimetière, sans nous obliger à payer des impôts pour nourrir les prisonniers. A ce<br />

sujet, il faudra bien un jour que soit posée la question : quand un anormal constate qu’il n’est pas viable,<br />

et se tue, pourquoi ne pas le laisser faire tranquillement ? pourquoi dépenser des fortunes de la<br />

nation en médicaments inutiles, inefficaces ? Surtout quand le départ n’est pas « sale » ! (en 1998, les<br />

fourmis et les oiseaux auraient nettoyé la montagne, pas besoin d’hélicoptère hors de prix !).<br />

Elle est bouche bée, hébétée aussi. C’est n’importe quoi. Normalement, entre adultes normaux,<br />

la conversation aurait du être, trois ans avant, en trois secondes : « On couche ? – Je peux<br />

pas, je suis une ratée. – Mince, je vais choisir une autre ! ». <strong>Ma</strong>is non ! Elle murmure :<br />

– mon héros…<br />

Et lui :<br />

– ma petite princesse…<br />

Il faudra aussi revoir tout l’enseignement, vu le niveau de bêtise des « meilleurs » produits de<br />

notre scolarité (rejoignant les ignares) : non, les princesses ne se trouvent pas dans les poubelles !<br />

Elles sont grandes et fières, volubiles au verbe haut, pas nullissimes merdeuses minus bégayant trois<br />

mots de travers, disant trois mots tous les quarts d’heure !<br />

Hélas, Gérard bouge alors, dos à la caméra et nous masquant la naine, on ne connaît pas les<br />

mots qui suivent. <strong>Ma</strong>is il réussit à la persuader de venir chez lui ! A l’autre bout de la ville ! Et pire : pas<br />

pour une partie de jambes en l’air (avant qu’elle avoue : « désolée, je peux pas, mais pitié : gardezmoi<br />

à l’abri »), non : avant qu’ils prennent le bus, elle passe à son foyer social, où – sans faire de valise<br />

à proprement parler (la surveillante aurait été alertée) – elle emmène une chemise de nuit et une<br />

tenue de rechange, et son précieux journal intime. Puis ils prennent le bus, où la caméra les suit, mais<br />

tout silencieux, à se sourire, les yeux dans les yeux (de bas en haut et de haut en bas, avec la naine),<br />

immensément nuls. Les experts confirment que Gérard ne bande pas, depuis le début et là encore,<br />

Niezewska semble lui avoir déjà avoué ses infirmités, et pourtant il l’emmène, l’enlève (au sens de<br />

« enlever une jeune fille » autrefois, pas kidnapper pour rançon mais sauver d’un mariage forcé pour<br />

préférer un concubinage secret). Et – sans plu’ de caméra – il va la tenir recluse, cachée aux autorités,<br />

plus de seize mois (« les seize plus beaux mois de ma vie », dira-t-il)… Avant d’être dénoncé par<br />

un réparateur, venu colmater une fuite inter-étage, qui inondait son studio au cinquième étage (ce<br />

noble patriote a signalé une naine bougnoule parlant mal et une chinetoque en face).<br />

287


Heureusement, les autorités ont pu défoncer les portes, en l’absence de Gérard, interner Niezewska<br />

(et la voisine philippine maintenant illégale) et appréhender Gérard à son travail, sur machineoutil.<br />

Le procès a eu lieu en procédure d’urgence, avant que des associations stupides se penchent<br />

sur le dossier et le perturbent. Et Gérard a été guillotiné sous deux semaines, ensuite – si la peine de<br />

mort a été rétablie, ce n’est pas pour les chiens ! Quant à Niezewska, on lui a donné une fourchette<br />

avec sa purée, une fois, et le fait qu’elle se soit coupé les veines, saignée à mort, a évité toute la<br />

coûteuse procédure de convoyage en train d’expulsion. Ils ont été enterrés en fosse commune, mais<br />

pas ensemble, éh : cet « amour » était condamné, c’est dit. Un sang impur abreuve nos sillons, oui,<br />

nourrit le gazon au moins, qui fleurit le souvenir de nos morts nationaux, respectables, patriotes ! Vive<br />

cette France que nous aimons tous, nous !<br />

(Ceux qui hurlent à la fin de cette histoire seront dénoncés, attention ! Eh, vous préférez<br />

quoi ? La dictature d’avant ? Soyons sérieux, vénérons notre drapeau.)<br />

288


AFP-2<br />

Gérard n’aurait jamais cru qu’il serait un jour intéressé par la confusion de sigle (AFP) entre la<br />

célèbre Agence France Presse citée constamment par la télé (Gérard ne voulait pas la télé) et la méconnue<br />

association bénévole d’Amitiés Franco-Philippines. Pourtant ce sujet allait le toucher de près,<br />

à moitié, indirectement, via l’ABédAFP.<br />

Enfin, « amitiés »… Gérard n’avait pas d’ami(e)s, vivait reclus dans son studio au cinquième<br />

étage, un oreiller sur la tête, mais… le vendredi soir après l’usine, depuis trois ans et demi, il allait voir<br />

la petite pâtissière dont il était secrètement amoureux. Il allait acheter un flan, dire bonjour, enfin…<br />

« bonsoir », deux bonsoirs, un de rencontre et un d’au revoir. Seulement. <strong>Ma</strong>is… la petite naine jolie,<br />

en blouse blanche, avait des sourires si doux, envers lui simplement… il envisageait qu’elle soit<br />

« amoureuse » de lui, presque, un peu. Et c’était donc dommage de ne pas tendre la main, au cas où<br />

elle souffre de solitude, pauvre chérie. En même temps, tendre la main serait risquer de se faire taper<br />

sur les doigts (grande gifle, interdiction de revenir à jamais, ce qui valait pour lui condamnation au<br />

suicide) et il hésitait. Depuis plus de trois ans. Il inventait des scénarios, des possibilités, dramatiques<br />

ou enchanteresses. Dans le doute, il ne faisait rien, il culpabilisait.<br />

Et puis, ce 7 <strong>Ma</strong>i là, il a osé… lui adresser la parole, pendant qu’elle faisait le paquet (sans<br />

personne derrière lui, ce soir) :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, euh… Des fois je me dis… J’aimerais bien vous connaître en dehors de votre travail.<br />

Elle n’a pas froncé les sourcils, pas sursauté choquée, elle a baissé un peu plus le menton, en<br />

rougissant toute… Oui, première réaction, qu’il avait envisagée, mais – au fur et à mesure qu’elle digérait<br />

cette phrase, ça pouvait déboucher sur n’importe quoi, de la haine à la déclaration d’amour<br />

réciproque… Il a donc précisé :<br />

– Je veux dire : sans vous déranger. Je vous trouve merveilleuse, dans ce métier, et j’aimerais savoir<br />

comment vous êtes dans la vraie vie, qui sont vos amis, quelles sont vos passions.<br />

Normalement, ça devait déboucher sur les mots terribles et doux : « mon copain est passionné<br />

de football, moi de cuisine », quelque chose comme ça, ruinant ses rêves idiots à lui (rêves<br />

d’amour secret réciproque), mais sans drame et sans haine, oui.<br />

– m… m… moi… ?<br />

Cramoisie.<br />

– Oui.<br />

Silence. Elle tremblait, peinait à finir le paquet, pardon. Il a failli dire « pas besoin d’emballer,<br />

je vais l’emmener comme ça, ou le payer sans le prendre (je fais semblant de venir pour un gâteau) ».<br />

Non, bien sûr, idiot, il ne fallait pas ruiner l’inespéré caractère anodin de cette conversation. Pour dédramatiser<br />

encore, il a continué, doucement :<br />

– Je sais que vous êtes toute faible gentille, je pense que vous faites pas de sport.<br />

Elle a fait non, et murmuré :<br />

– p… pahdon…<br />

Silence. Et elle ne semblait même pas chercher des mots pour en dire plus, genre : « mon<br />

amant actuel, il fait de la musculation, je préfère ça aux tristes effacés comme vous ! comme moi aussi<br />

en un sens ». Silence.<br />

– Ou si vous faites partie d’une association, un club, je pourrais m’y inscrire aussi, par exemple, simplement,<br />

sans déranger, pardon.<br />

Et c’est là qu’elle a prononcé ces mots :<br />

– n… n… n’abédafp…<br />

?? Ça semblait sonner comme un miraculeux « je fais partie du club Abédafp, vous pouvez<br />

vous y inscrire si vous voulez »… Oh joie.<br />

– Oui ? Vous faites partie de l’Abédafp ? C’est à inscription libre pour tous ?<br />

Ou c’est un club de couture interdit aux hommes ? (sauf efféminés)… <strong>Ma</strong>is elle a fait Non du<br />

menton, relevant des yeux tout désolés vers lui.<br />

– j… je sais pas… s… c’est j… juste u… une m… maname k… qui nisait l… le mot z…<br />

z’ « assoceution »… j… je connais pas, p… pahdon…<br />

– Une association du quartier ? Une cliente en parlait ?<br />

Elle avalait sa salive, et… souriait à demi, en même temps. Jamais, en trois ans et demi, ils<br />

n’avaient passé autant de secondes les yeux dans les yeux. <strong>Ma</strong>is, pour chercher les mots, les dire,<br />

elle a baissé le regard, pardon.<br />

– n… n’une m… maname au f… foyer s… social… où je n… n’habite… m… maname ch… chihoise…<br />

Oh, elle habitait en foyer social, elle ? Pas dans le riche appartement de ses amants ?<br />

– Et on peut s’inscrire, à cette association ?<br />

289


C’était idiot de demander ça, mais il espérait une réponse idyllique, genre « je l’envisageais,<br />

mais j’ai été retenue par la crainte de ne rencontrer personne de connu… si on s’inscrit ensemble, ça<br />

change tout ».<br />

Hélas une dame est entrée, dans le magasin, et leur conversation « personnelle » s’est<br />

éteinte. Enfin : la petite jeune fille n’a pas répondu à sa question, et a semblé très triste, sans relancer<br />

la conversation – c’était plutôt anodin, en un sens. Elle a repris son pliage, l’a fini. Il a payé, pris le<br />

petit paquet, et… sans trouver ses yeux, il a dit doucement :<br />

– On en reparlera peut-être la semaine prochaine, mh ?<br />

Et, très courageuse, elle a levé les yeux vers lui, le regard humide, et murmuré :<br />

– m… mèhci, m… mèhci…<br />

Au lieu du classique « ‘soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci… » traditionnel.<br />

– Merci à vous manemoiselle. ‘Soir.<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Oui, classique, mais il était merveilleux d’avoir échangé avec elle quelques mots personnels,<br />

presque. Sans heurt ni colère aucune. Tout le week-end, et la semaine qui a suivi, il a senti sur son<br />

visage comme un sourire bienheureux, involontaire, comme s’il était réconcilié avec le monde extérieur,<br />

presque – quatorze ans après le drame Lucie (Lucie : la sosie de sa petite pâtissière, de visage,<br />

dernière de leur classe en seconde, ayant refusé son aide, sa camaraderie, et de le revoir après<br />

« l’accident » de la falaise…).<br />

Et le vendredi soir suivant, jour du pèlerinage hebdomadaire à la pâtisserie Rue Saint-Jean, il<br />

a eu la surprise de voir une asiatique attendant devant la vitrine, dévisageant les gens entrant. Enfin :<br />

une asiatique sans yeux bridés, comme vahiné, jolie aussi (moins que sa petite pâtissière chérie, mais<br />

on ne peut pas comparer – ou davantage jolie objectivement mais il préférait automatiquement Luciebis,<br />

pardon). Peu importait, il est entré. <strong>Ma</strong>is quelqu’un est entré derrière lui, et il a compris qu’il ne<br />

pourrait pas parler de l’Abédafp avec sa petite chérie… hélas. Et, tout en servant le monsieur devant,<br />

elle lui a fait un sourire triste, à lui, comme pour dire « désolée, on parlera peut-être la semaine prochaine<br />

». Gentille, merveilleuse, même. Et puis le monsieur devant est parti et c’était son tour, et elle<br />

est allée chercher sa part de flan (à leur habitude : sans qu’il la demande). Et elle a fait le paquet,<br />

timide, rougissante perdue, ne sous-entendant pas d’un mot qu’il était difficile de parler au milieu des<br />

gens, mais ça paraissait clair. Enfin, il a payé, il a pris le paquet.<br />

– Peut-être, manemoiselle, il y aura moins de monde, la semaine prochaine…<br />

Et il a croisé ses yeux, comme émus, humides.<br />

– ou… ou-i, p… pahdon, m… mèhci, m… mèhci…<br />

– Oui, ‘soir, merci manemoiselle.<br />

– s… soih, m… meu-s… sieu, m… mèhci…<br />

Il est donc simplement sorti, souriant, et…<br />

– Msieur !<br />

? La fille d’Asie ou Tahitienne. Mendiante ? lui donner le flan ?<br />

– Oui ?<br />

– Msieur, c’est vous « le pluss gentil monsieur du monde » ? qu’est intéressé par l’Abédafp ?<br />

?? La « chinoise » du foyer social ? Il a souri, immensément.<br />

– Oui, l’Abédafp, hum. C’est moi que… ? la petite jeune fille a décrit comme, euh… ?<br />

Le plus gentil monsieur du monde ??<br />

– Ben, si vous avez parlé avec elle de l’Abédafp, c’est vous, oui. Ça a intéressé personne jusqu’ici,<br />

chaque fois que j’en ai causé autour !<br />

Oh… « Lui », le « plus gentil du monde », selon sa petite chérie, selon des mots qu’elle aurait<br />

dit à cette personne… ? (sauf si c’était son interprétation chinoise, bonimentant l’inscrit potentiel, à<br />

l’association)… Plus gentil du monde…<br />

– Rougissez pas, ah-ah-ah ! Vous avez pas vu comment è vous rgarde ? J’risquais pas d’me tromper :<br />

elle est amoureuse de vous, ah-ah-ah !<br />

Non, non bien sûr. Des délires de jeunes filles, pardon. Plaisanteries pour rire, évidemment,<br />

c’était sûr et certain, hélas.<br />

– Eh, c’est pas non, c’est Si ! Sûre ! 100% ! Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is on s’en fout, le truc c’est que si j’obtiens<br />

vos inscriptions, à tous les deux, moi ça m’intéresse !<br />

Euh, pardon, ça ne « rougit » pas, un homme, euh…<br />

– Abédafp : Association Bénévole D’Amitié France Philippines !<br />

Il a fait oui, pour dire « oui, avec elle, ça m’intéresse infiniment… ».<br />

– Bon ! Pour les frais de gestion, l’inscription est de 100 Euros, dix heures de SMIC, c’est pas méchant.<br />

Euh, il a sorti son carnet de chèques.<br />

290


– Ah-ah-ah ! C’est trop facile, j’y crois pas ! Euh, attends : est-ce que… tu peux « payer » deux inscriptions<br />

? La petite, elle a que cinq Euros par semaine, je crois, elle est en insertion, pas employée,<br />

pas de salaire.<br />

– Oui, pas de problème.<br />

Il a fait le chèque de deux cents Euros. Signé.<br />

– Je mets à l’ordre de… ?<br />

– Ah-ah-ah ! Abédafp ! Eh, ils ont de la chance que j’sois honnête, j’aurais aussi bien pu dire <strong>Ma</strong>rissa<br />

Ramirez, et hop dans ma poche ! Non, faites attention, les amoureux, vous êtes vulnérables !<br />

« Les amoureux » ?? Lui et sa petite chérie ?? Comme « amoureux l’un de l’autre » ???<br />

<strong>Ma</strong>is… la lumière du magasin s’est éteinte, oui : dix-neuf heures dix, presque. Il s’est dépêché de<br />

marquer ABEDAFP sur le chèque, le détacher, le donner à « la dame chinoise », pardon… Sa petite<br />

chérie sortait, et elle s’est accroupie pour fermer la porte au sol.<br />

– Salut, la naine !<br />

Euh…<br />

– Ton copain vient de vous inscrire tous les deux à l’ABédAFP !<br />

Catastrophe, ce mot « copain » qu’elle croirait « venu de lui », osé… Elle s’est redressée<br />

tremblante, souriante, les pommettes toutes rouges.<br />

– ou… ou-i… ?<br />

– Voilà ! Eh ! Faut pt’être maintenant que je vous dise en quoi ça consiste notre action<br />

d’amitié internationale ? Oui la naine, c’est l’association d’amitié entre la France et les îles Philippines,<br />

le pays d’où je viens, en Asie du Sud-Est.<br />

La petite jeune fille a fait oui, comme très intéressée, merveilleuse… (Merveilleuse actrice<br />

ou… merveilleuse de vulnérabilité comme lui – avec elle, petite chérie, il aurait adhéré à n’importe<br />

quoi, même les amateurs de mines antipersonnel amputant efficacement les enfants innocents…).<br />

« Vulnérables » avait dit <strong>Ma</strong>rissa Ramirez, oui.<br />

– Le principe, c’est d’aider des enfants pauvres là-bas, parrainer des petits jeunes : vous leur payez<br />

leurs études et eux, ils vous écrivent, ils vous racontent (en Anglais).<br />

La petite jeune fille a mis la main à sa bouche, catastrophée. Lui, il est intervenu :<br />

– Je serais heureux de… payer pour deux, euh… si je peux (je suis juste ouvrier), ça ferait combien ?<br />

– Ben, c’est libre ! Avec dix Euros par mois, tu chaperonnes un gamin, avec vingt euros par mois,<br />

vous vous faites tous les deux protecteurs de jeunes là-bas, OK ? Tu parles anglais, <strong>Ma</strong>chin ?<br />

– Gérard, je m’appelle, pardon (Gérard Nesey). Oui, je pourrais traduire à manemoiselle, les lettres,<br />

ce serait si merveilleux, euh… dans un bar, ou…<br />

– Ah-ah-ah ! Ou chez toi !<br />

Il a rougi, pardon.<br />

– Euh, j’habite très très loin, pardon.<br />

– T’inquiètes ! J’viendrai avec elle, la première fois ! Elle prendra des notes ! Tu nous paieras les tickets<br />

de bus !<br />

– Bien entendu, oui.<br />

Et c’est ainsi qu’il est « né », re-né, à la vie, dans le monde extérieur (grâce à une aide décisive<br />

venue des Philippines). Le lendemain samedi, au bar des Sports-Saint-Jean, pour remplir les<br />

questionnaires avec elles deux… apprendre que sa petite chérie, écrivant très petit très propre,<br />

s’appelait Patricia Niezewska… toute inquiète qu’il lise son nom pas français… mais il l’a rassurée,<br />

Patricia : « ma petite polonaise préférée du monde », avant qu’elle rougisse très fort, avec un immense<br />

sourire retenu en presque grimace… Adorable, infiniment.<br />

Puis… une semaine de ménage chez lui, avant qu’elles viennent comme prévu… Et Patricia<br />

émerveillée par le petit studio, avec lit une-place, pardon. <strong>Ma</strong>rissa a expliqué :<br />

– Oui, pour nous : une pièce à soi-même, sans dortoir, sans crêpage de chignons, sans musique très<br />

fort des chieuses, c’est un peu le paradis, faut dire.<br />

Oui, pardon, privilégié, en un sens (il y a toujours plus pauvre que soi).<br />

– La Naine, en plus, elle vient de « chez les débiles », je crois, ‘jamais connu un chez-elle !<br />

Euh, il a pensé « elle serait bienvenue ici, si elle voulait partager ma vie »… <strong>Ma</strong>is il ne l’a bien<br />

sûr pas dit. Et Mélissa a présenté les catalogues de photos d’enfants qu’elle avait reçus avant, les<br />

lettres réceptionnées, émouvantes. Elle a sorti de son sac à main un appareil photo…<br />

– Ouais, les enfants là-bas, y aiment savoir à quoi ressemblent leur parrains-marraines ! Des cano<br />

très blancs surtout ! très-blancs-très-beaux, ah-ah-ah ! Vous pouvez pas comprendre, vous ! (Améri)-cano,<br />

-cana, ils vous classent !<br />

Oui, mais euh…<br />

– Melissa, je… serais… immensément heureux de… faire cette photo, euh… simplement, euh…<br />

euh…<br />

291


– Tu en voudrais un exemplaire pour toi ? De vous deux ensemble ?<br />

Il a rougi, fait oui du menton.<br />

– En souvenir, je veux dire…<br />

– Ah-ah-ah ! Encadré dans un truc en forme de cœur ? hein ?<br />

Rouge, pardon…<br />

– Sans déranger…<br />

– Eh, je vais faire cinq ou douze photos de vous deux, séparément et ensemble. <strong>Ma</strong>is ! Il faudra en<br />

faire un album, en deux exemplaires : un pour elle aussi !<br />

Patricia était cramoisie, souriant immensément, éperdue de timidité. Elle s’est signée religieusement…<br />

comme si cet album serait un miracle tombé du Ciel…<br />

– Eh ! Ça c’est pas un cadeau du Seigneur, c’est moi qui programme le truc, c’est Gérard qui paye !<br />

C’est l’ABédAFP l’alibi ! Merci Abédapfp !<br />

– m… mèhci n…n’abédaf… n’a n… n’infini…<br />

Oh, suprême bonheur.<br />

– Oui, merci infiniment à l’ABédAFP, et à vous Mélissa, et au monde entier…<br />

– Ah-ah-ah ! Eh ! Afp, ça voulait dire Amitiés France Philippines, pas Amours France Pologne ! En<br />

théorie !<br />

Et ils ont rougi encore, Patricia et lui… Deux ans plus tard, <strong>Ma</strong>rissa a été invitée à leur mariage,<br />

de même que leurs deux pupilles philippines, Ricardo et Lavinia. Ravis.<br />

292


GÉRARD-PÈRE PARLE À GÉRALD-FILS<br />

Gérald,<br />

Si tu lis un jour ceci, sans que je te le dise à haute voix, c’est sans doute qu’une catastrophe<br />

est arrivée pour moi, d’une manière ou d’une autre, avant que tu atteignes l’âge de treize ans et demi.<br />

Ta maman Patricia et moi, nous ne sommes pas tes parents « biologiques » mais notre devoir est de<br />

te protéger, du monde extérieur et de toi-même. On aurait bien sûr pu « laisser faire » et voir ce qui se<br />

passe, mais notre expérience à tous les deux nous fait craindre une forme de repli adolescent, forme<br />

« introvertie » de sensibilité, n’exposant pas les problèmes, ne demandant pas de l’aide quand il y en<br />

aurait besoin, peut-être très gravement besoin un jour. Alors nous espérons que cette lettre, donnée<br />

au pré-ado que tu es, évitera la catastrophe future possible. Ta maman ne connaît pas bien la question<br />

masculine, la vie en école mixte et « pour normaux », alors c’est à moi de te prévenir :<br />

1/ Si tu as un gros gros faible, prochainement, pour une fille de ta classe, dis-toi « attention, cassecou<br />

! ». Ce n’est pas du tout que nous te commandons de « rester enfant » plus longtemps que tu ne<br />

le voudrais, ni une question de conventions sur « ce qu’il est correct d’éprouver, et faire ou ne pas<br />

faire, à chaque âge ». Le cœur décide et quand il a basculé c’est trop tard. Attention. Tu sais que vers<br />

11 ans, les filles (« normales ») sont très grandes et les garçons normaux : petits. Sache que ça continue<br />

après, différemment : à 14 ans les filles deviennent presque adultes alors que pour les garçons<br />

c’est vers 17 ans seulement. A 15 ans, une jeune fille est déjà une femme, qui peut séduire les hommes<br />

de 18 à 100 ans, elle va choisir les mûrs, riches et solides, toi garçonnet tu n’auras presque aucune<br />

chance en comparaison. Il faudra attendre, ton tour viendra plus tard.<br />

2/ Comment les filles choisissent… (Ta maman, autrefois en détresse, ayant choisi l’ouvrier non sportif<br />

que je suis, est un cas très spécial, pas du tout une généralité). Normalement, les humains adolescents<br />

et adultes sont surtout animaux : tous cherchent à dominer autrui, écraser. Pour les mâles, il<br />

s’agit d’écraser les autres mâles, pour obtenir les femelles (ou la mieux du moment et du lieu). Pour<br />

les femelles, il s’agit d’exciter au mieux les mâles pour choisir le plus fort physiquement ou le plus<br />

riche, pour être engrossées et générer des enfants forts, viables et même gagneurs à leur tour. Les<br />

histoires de sentiment, c’est du bla-bla, hélas. Ne crois pas qu’en étant un jeune homme doux et humble,<br />

sentimental, tu plairas aux filles (sauf cas immensément anormal, comme ta maman adoptive).<br />

Pour gagner dans cette jungle, tu devras te battre, écraser les faibles, prendre et ne pas donner. Ce<br />

n’est pas joli à mon goût, moi je n’ai pas voulu le faire, mais j’ai terminé pauvre et les filles préfèrent<br />

normalement les écraseurs (espérant les domestiquer sans être battues ou violées). Enfin, si mon<br />

influence (pardon) t’a conduit dans cette attitude défaitiste refusant la course et la bataille, sache<br />

quand même que – vu de loin, en région pauvre et travailleuse d’Asie-Pacifique – tous les Occidentaux<br />

(comme nous) semblent des riches gagneurs, et tu serais « récupérable » pour une forme de<br />

tendresse.<br />

3/ Le cinéma et les livres, c’est juste des histoires, il faut pas s’en inspirer trop. Oui, un film où le jeune<br />

héros meurt à la fin, sur la dernière image, ça peut être beau, mais c’est pas pour ça qu’il faut vouloir<br />

mourir jeune. En vrai, les suicidés se font insulter, cracher dessus, par les filles surtout – elles font<br />

semblant de pleurer au cinéma, ne mélange pas tout, attention de ce côté-là aussi. Que ce soit avec<br />

des risques en moto, ou des missions de pompiers, ou une chute de la falaise, c’est pas comme un<br />

film : il y a pas des milliers de fans qui applaudissent, il n’y a (peut-être) plu’ rien après. (Même si ta<br />

maman envisage l’enfer de feu et si moi j’envisage un autre rêve). C’est comme détruire l’Univers, et<br />

tous ses habitants, est-ce que ça vaut vraiment le coup ? J’espère que tu n’auras pas à te poser cette<br />

question. <strong>Ma</strong>is sache que, nous, on ne t’annonce ni paradis ni repos de ce côté là.<br />

Courage, fils, l’adolescence va te secouer sans doute violemment comme tout le monde, nous<br />

espérons que tu en sortes sans casse.<br />

Signé : Papa Gérard (Papa/Tato Dimitri dirait les choses autrement, mais on veut tous<br />

te sauver du pire, qui est hélas possible – respire, vis, pense à autre chose, mais garde ces idées en<br />

arrière-plan, au cas où).<br />

293


CINÉ-CONNERIES TOULOUSAINE ET PHILIPPINE<br />

Gérard était un con « grave » comme on dit maintenant. Enfin… « con », pas au sens de benêt<br />

incapable de comprendre un raisonnement, mais… « tordu », plutôt, réfléchissant trop, avec résultat<br />

catastrophique, gâchant tout à ce qui aurait pu être simple. Et le pire, c’est qu’il faisait ça au<br />

nom du « respect » de l’être aimée, quitte à en crever lui-même, c’était complètement idiot, criminel<br />

(mais qu’il se condamne lui-même à la peine de mort ne réparait pas, c’était justement ça le problème).<br />

Acte 1, scène 1 ! comme disent les théâtreux avec la bouche en cul de poule :<br />

Début 1998 à Toulouse, Gérard avait quinze ans, il faisait le forcing pour digérer les nouvelles<br />

complexités de cette année scolaire difficile (c’était le deuxième trimestre). Il brillait, magnifiquement,<br />

mais… la petite dernière de la classe, Lucie, lui souriait tristement, doucement, comme… tendrement.<br />

Et lui, il a… plu’ tellement pensé aux notes et aux moyennes par matière, il a souri en retour, à cette<br />

pauvre petite. Plus de deux mois, en se mettant à écrire des poèmes, à raconter chacun de ses gestes<br />

à elle, dans son journal… (A son avis à lui :) elle semblait amoureuse de lui, mais immensément<br />

trop timide pour le dire en face, alors ils faisaient semblant d’être anonymes, camarades, ils se souriaient,<br />

simplement… Hélas, elle allait redoubler, les profs la traitaient de nullarde sub-débile, elle<br />

souffrait, la pauvre. Alors, très courageux, il a osé... lui proposer son aide, en <strong>Ma</strong>ths (et Sciences, et<br />

autres matières, si elle avait accepté), mais son sourire a disparu, et elle a dit Non, sèchement. Il n’a<br />

pas compris. Perdu. <strong>Ma</strong>is, interprétant, montant des scénarios imaginaires, il a conclu qu’elle avait<br />

raison : la scolarité a pas d’importance, c’est le cœur qui compte, qui fait le mérite d’une personne. Et,<br />

trois semaines après, il l’a… invitée au cinéma, voire le film qu’elle voudrait. Non, encore plus sec, et<br />

mine boudeuse, de franc rejet. Et là, là il a disjoncté, chez lui le soir, il pleurait, dans sa chambre, il ne<br />

comprenait plu’ rien. Il n’osait pas insister, puisque Lucie refusait de lui parler, d’avoir affaire à lui, elle<br />

n’était plu’ qu’hostilité. Et il a… « obéi », à cet implicite « laisse-moi tranquille », il s’est refermé,<br />

écroulé. Enfin, les interros étant faciles, il continuait à avoir des bonnes notes, mais il ne fichait plu’<br />

rien, il n’existait plu’. Sans surprise, Lucie s’est vue notifiée son redoublement, et lui son passage en<br />

classe supérieure avec félicitations du conseil de classe. <strong>Ma</strong>is l’été qui a suivi, il a sauté de la falaise,<br />

fini, le cœur éteint.<br />

Et c’est très con. Oui. Clairement (pour un esprit lucide, a fortiori pour un cerveau brillant),<br />

l’axiome « elle est amoureuse de moi » aurait dû être remis en question, au lieu de broder en aval. Et<br />

ce qu’il fallait faire, c’était provoquer le test de cette « loi n°1 du monde ». Gérard aurait dû demander<br />

au Prof principal à ce qu’il lui soit accordé le redoublement, pour rester avec Lucie. Parce que là, Lucie<br />

n’aurait plu’ pu se dire « je vais l’envoyer chier, et il va oublier, continuer, trouver une autre ». Elle<br />

aurait eu une conversation avec lui, peut-être provoquée par la prof de Sciences, pour que Lucie lui<br />

dise en face : « tu t’es trompé : j’ai jamais été amoureuse de toi, mais c’est pas grave, on reste camarades,<br />

toi continues ces études, on se dira bonjour ! ». <strong>Ma</strong>is, par respect, pour ne pas déranger, il<br />

avait préféré respecter le refus, et sans la culpabiliser par un arrêt de son parcours scolaire à lui.<br />

Quitte à hurler de douleur, tout seul, et puis à s’auto-euthanasier. C’est grave comme erreur, grave et<br />

con, c’est « trop-con-grave msieur, trop wesh-wesh, ziva éh » disent les jeunes d’aujourd’hui, je crois,<br />

oui.<br />

Entracte<br />

« Chewing-gums ! Cacahuètes ! ». Non, sans rire, Gérard (le vrai) est mort là, au pied de la<br />

falaise, à quinze ans et demi (Lucie avait déjà seize ans – et d’autres préoccupations, pilule ?…), mais<br />

dans un autre rêve, il y a eu des secouristes, en hélicoptère et tout, qui ont remonté le corps, jusqu’à<br />

un hôpital, et des tonnes de cachets à haute dose, pour lui flinguer la tête sans qu’il ait la force de<br />

recommencer. Enfin, le lycée continuait à être facile, et – deux ans après – il a eu le Bac <strong>Ma</strong>ths avec<br />

mention Très Bien, sans les Félicitations du Jury quand même, puisqu’il n’apprenait pas les leçons,<br />

incapable de réciter (ou jongler avec les trucs récités). <strong>Ma</strong>is il a refusé <strong>Ma</strong>ths Sup, refusé la Fac, refusé<br />

les équipes de secours bénévoles héroïques en Afrique, tout refusé, il est devenu balayeur de<br />

crottes de chien, par choix. Forme de suicide sans la terreur du vide, sans les pleurs de ses parents.<br />

N’être plu’ rien, simplement. Et perdu au Nord dans le néant, à mille kilomètres de Lucie : à Lille<br />

(parce qu’il ne parlait pas esquimau, exigé pour aller jusqu’au Groenland, crever sur la banquise,<br />

mangé par un ours). Enfin, il n’a pas voulu devenir fonctionnaire tranquille sur concours scolaire, il est<br />

allé avec les immigrés prendre un poste privé, commandé par petit chef aboyeur d’ordres et cadences.<br />

Pour bien en chier, comme « punition ». Et un studio sous les toits pour refuge, pour pleurer dans<br />

son oreiller. C’est comme ça qu’il a eu 18 ans, 20 ans, 24 ans. Cassé.<br />

294


Acte 2, scène 1<br />

Lille, début 2007… Enfin, on arrivait à un point entrevu, précédemment. Des collègues au<br />

dépôt (de déchets – lui, triste, il n’était pas classé « déchet », officiellement)… parlaient de la cérémonie<br />

des Catherinettes, fêtes pour consoler les jeunes filles devenant vieilles filles, 25 ans sans mari,<br />

« les pauvres, les mecs ouais c’est à 30 ans ». Et… il envisageait de… chercher dans l’annuaire, à la<br />

poste (il avait toujours refusé le téléphone, lui), s’il y avait à Toulouse le nom de Lucie Metewski, sans<br />

effacement à jamais par nom marital. Peut-être larguée par l’homme de sa vie, coureur de nouveaux<br />

jupons, abandonnée avec un gosse, espérant qu’un gentil jeune homme l’aime elle sincèrement,<br />

vienne à son secours. En Février 2007, bien avant le 29 Juin fatidique (les 25 ans de Lucie), il est<br />

allé à la poste, tout tremblant perdu.<br />

– Eh ! Les annuaires ça ézisteu plu’ ! Tu viens d’quelle planète ducon ! C’est tout sur Internet ! Vas-là,<br />

la ptite tab’ ! Au suivant ! <strong>Ma</strong>dame !<br />

Et… sur la machine, clavier, écran, il a suivi les trucs écrits, et… pas de Lucie Metewski à<br />

Toulouse. Voilà, là il aurait dû se dire « non, le scénario débile tombe à l’eau, je retourne à ma routine,<br />

voilà ». <strong>Ma</strong>is… avec cet esprit idiot, à se faire des films, « hypothèses », sans jamais choisir la bonne,<br />

la vérité toute simple… il a continué. « Chercher sur communes environnantes ou autres ». Connard.<br />

« Lucie Metewski, 1 seule réponse, 75013 Paris ! Bonne pioche ! ». Et il a noté l’adresse, le numéro.<br />

Enfin, pire : il n’était pas sûr, le surlendemain, de réussir à se relire (il tremblait trop, quand il avait écrit<br />

ça), il est retourné à la Poste, confirmer. Et cafarder, des heures, des jours, des mois.<br />

29 Juin, « scène 2 »… Enfin, le 29 Juin était un vendredi, et peut-être une fête catherinette à<br />

son boulot à elle. Et recevoir sa famille le samedi, ou dimanche. Il a… appelé, d’une cabine, le dimanche<br />

d’après. 8 Juillet (peut-être l’anniversaire de sa chute de la falaise, mais il ne se souvenait plu’).<br />

<strong>Ma</strong>is pourquoi appeler ??! C’était très con, encore une fois. Pourquoi ne pas envoyer un petit mot,<br />

écrit : « tu te souviens de moi ? je pense à toi… ». Et s’il n’y avait eu aucune réponse, ça aurait simplement<br />

signifié que c’était une homonyme, ou qu’elle avait tout le soutien voulu et continuait à ne rien<br />

vouloir accepter de lui, ou l’avait complètement oublié lui. D’où ça aurait conduit à : retour pour lui à la<br />

routine, en attendant un microbe ou chauffard, le délivrant de cette vie pour rien. <strong>Ma</strong>is non, il a appelé,<br />

comme un con, très très con ! Et Lucie se souvenait de lui, elle était en colère qu’il la rappelle, elle le<br />

disait très con de pas avoir fait Polytechnique, elle refusait de lui envoyer une photo d’elle (« c’est<br />

vachment personnel, espèce de dégueulasse ! »), elle lui commandait d’aller voir un psychiatre, pour<br />

faire électrochoquer son cerveau déglingué, et elle, elle se tapait des tas de beaux mecs et de vieux<br />

riches, elle s’éclatait, chantait dansait, « va chez les dingues, me fais pas chier ! ». C’était sa faute à<br />

lui, il l’avait cherché.<br />

Il s’est réveillé à l’hôpital, il serait (paraît-il) tombé de son cinquième étage. <strong>Ma</strong>is quand on fait<br />

un long coma, les souvenirs impriment pas, le jour en question, OK ? « Vous laviez les vitres ? ». Je<br />

sais pas. Et rebelotte de cachets à centuple dose… Légume (à l’hôpital, et plus tard, après avoir réappris<br />

à marcher, en s’excusant).<br />

Acte 3, scène 1<br />

Pourquoi c’est des actes/scènes <strong>Ma</strong>chin, genre Théâtre, alors que c’est un truc de cinéma ?<br />

Eh, le cinéma c’est n’importe quoi, le réalisateur il choisit comme il veut. Même du théâtre filmé, par<br />

exemple. Non, y a eu l’invitation de Lucie au ciné en ’98, et la suite c’est cinéma à nouveau, attends.<br />

Bref ! Reprise du travail, à mi-temps thérapeutique au début, avec séances de kiné quotidien.<br />

Scéances psy à la Sécu tous les mois, à l’autre bout de la ville. Rue Saint Jean. Et… un soir, vendredi<br />

soir, sortant de là, et avec devant lui deux heures de bus pour rentrer, il a… pensé s’acheter un petit<br />

gâteau, en guise de repas. Sans besoin de faire des nouilles dans la nuit. Et ça, c’était très con, encore<br />

: quel problème il y a, à faire la cuisine tard ?! c’est pas passer l’aspirateur en réveillant tout<br />

l’immeuble ! Normalement, il devait « faire attention, vous êtes fragile ! » (avait dit le psy). Rester dans<br />

son connu, pas prendre de risque. <strong>Ma</strong>is là, paf ! Il tombe sur Patricia Niezewska ! (Cousine au troisième<br />

degré de Lucie Metewski, même si elles savent pas que l’autre existe)… Et Gérard, ahuri, face<br />

à cette petite pâtissière : une sosie de sa Lucie – et n’étant pas sa Lucie (Patricia mesure 1m26,<br />

naine, pas 1m49 petite). En blouse blanche, toute timide, répondant bégayante à la dame devant,<br />

pour le coulis pas-à-la-fraise, pour sa commande.<br />

Bon là, il devait normalement sortir aussitôt, « se sauver » (au sens propre !). <strong>Ma</strong>is, hypnotisé<br />

par la « beauté » (relative !) de Lucie-bis, il est resté. Croiser ses yeux, quand ça a été son tour… Et,<br />

la petite jeune fille, pas habituée à un regard comme ça vers elle, pas effarouchée par cette<br />

« dévotion », lui a souri. Comme une flèche en plein cœur, évidemment, connard (il fallait sortir avant).<br />

295


Voilà, bon, à défaut d’avoir eu une photo de Lucie 25 ans, il avait eu l’image de Patricia, 23<br />

ans, il aurait dû en rester là. <strong>Ma</strong>is non ! La semaine d’après (avec les horaires différents du vendredi,<br />

à son boulot à lui), il est revenu ! Au casse-pipe ! (Elle avait pas de bague de mariage, mais normalement<br />

il aurait dû se dire : comme Lucie, elle se tape plein de vieux bourges, et des jeunes danseurs<br />

musclés, il faut m’enfuir en courant !) <strong>Ma</strong>is non ! Il faut dire que la ptite conne, officiellement débile<br />

mentale (alors que Lucie est haute diplômée de l’Université maintenant, publiée et tout), cette conne<br />

elle lui a souri en le reconnaissant, touchée qu’il revienne ! <strong>Ma</strong>is merde ! Qu’elle est con aussi ! Pire :<br />

au lieu d’attendre qu’il dise quel gâteau il voulait, elle est allée lui chercher un flan, comme il avait pris<br />

la première fois ! Eh ! Il avait dit ça pour pas passer pour un goinfre ! Il préfère le Paris-Brest, le chou<br />

chantilly, le framboisier crème-beurre ! <strong>Ma</strong>is là, qu’elle l’ait explicitement reconnu, et accueilli avec un<br />

sourire, crac, il était fichu. Lucie était effacée, aux oubliettes. Amour numéro Deux ! C’était immensément<br />

con de se refaire piéger comme ça. Putain, connard.<br />

<strong>Ma</strong>is bon, là, un « vrai mec » aurait dû dire : « Tu es plutôt jolie, petite, est-ce que tu acceptes<br />

mon invitation au ciné (et cetera) ? ». Et elle, terrorisée, jamais invitée de sa vie, pucelle coincée, venant<br />

de chez les filles débiles et logée en foyer social (féminin), elle se serait repliée, refusant, le dissuadant,<br />

à temps peut-être, avant qu’il soit ferré tout à fait. <strong>Ma</strong>is non, trop con, il a conclu : « si elle se<br />

doute de mon sentiment, elle me jettera comme a fait Lucie, alors je suis simple client anonyme, alors<br />

je pourrai revenir ».<br />

Et ce connard a, comme ça, passé les trois plus belles années de sa vie (mieux que les 26<br />

avant). Et elle, connasse aussi, tombée amoureuse de lui à cette deuxième rencontre (priant « Le<br />

Seigneur » qu’il revienne tous les vendredis), elle a pas facilité les choses. Non mais éh, je vous vois<br />

venir : vous allez me dire « ben, s’ils sont amoureux l’un de l’autre, c’est merveilleux ». <strong>Ma</strong>is non :<br />

c’est trop con ! Et si vous me dites « mais ils vont se marier, simplement, avec les violons et tout, c’est<br />

beau », là : moi je rigole ! Eh, vous la connaissez pas, cette histoire, alors dites pas que des conneries<br />

! Gérard, il se disait qu’elle était « comme un ange », mais il croyait pas si bien dire : pas de sexe,<br />

externe, elle avait ! ni interne, rien ! un méat urinaire (je crois que ça s’appelle), c’est tout ! Alors pas<br />

un toubib va donner les autorisations médicales, soyons sérieux, oh ! Et puis : l’autre connard, il a une<br />

grappe entre les jambes, mais y s’en est jamais servi, que pour pisser, pareil ! Enfin, le matin au réveil,<br />

il l’avait parfois grosse, sans savoir que ça venait de rêves cochons ou quoi, mais pas utilité du<br />

truc – et… avec sa deuxième chute (ou deuxième mort), même plu’ jamais dure et raide, rien, néant.<br />

Là, pas un toubib signe, pour un handicapé pareil ! Alors vos violons, vous pouvez vous les foutre au<br />

cul, moi je dis ! Ah-ah-ah !<br />

Non mais, bon : ça aurait pu durer comme ça cinquante ans ! <strong>Ma</strong>is l’autre con, avec ces films<br />

intérieurs, il délirait grave ! Tous les soirs, il « envisageait » qu’elle soit amoureuse de lui, « même si,<br />

en vrai, pas plus que Lucie, bien sûr ». Et il s’endormait en serrant son oreiller sous sa tempe et dans<br />

son épaule, en se promenant (dans sa tête) avec elle, main dans la main (il aurait été nain, lui aussi).<br />

Réveillé, il envisageait qu’en vrai, elle allait disparaître du magasin, mariée à un sultan d’Arabo-<br />

Californisraël, et lui… recommencerait à pleurer, déchiré (de peine, et de sa nullité). Alors, avant ça, il<br />

envisageait de se tuer, pour mourir heureux ! Eh, merde !<br />

Bref : soit il attendait et puis il se tuait, soit il se tuait tout de suite : bonjour le grand choix !<br />

<strong>Ma</strong>is qu’est-ce qu’ils lui ont foutu dans la tête, ces connards d’enseignants, en 12 ans d’études obligatoires<br />

? C’est pas ça la vie ! Pour un mec, la relation aux gonzesses, c’est : le cul (en termes<br />

« châtiés » : le plaisir), et faire des gosses pour payer la retraite, point barre ! Eh ben non, pour lui :<br />

c’était « la tendresse » (!) et puis la mort avec larmes romantiques ! N’importe quoi ! Bordel, non sans<br />

déconner, il était récupérable, je crois : s’il avait « encore obéi » à sa Lucie, il se serait fait choquer le<br />

cerveau, devenir tout légume tout à fait, inerte, nourri par perfusions, on pouvait le garder, OK. <strong>Ma</strong>is<br />

non, là il dégringolait vers la troisième mort, et « jamais deux sans trois », mais ça s’arrête là, pour de<br />

bon ! Enfin non, c’est pas bon, c’est nul mais bref ! Ouais, il avait prévu de se jeter sous le train le 26<br />

Décembre veille de ses 30 ans, joyeux Noël !!!… Ça casse toute la magie du truc, pour les autres,<br />

quel bordel il nous foutait ce Gérard, merde…<br />

Acte 4<br />

Y’a six actes, c’est loin d’être simple et fini, cette histoire tordue, malade.<br />

Ouais, toujours avec ses hypothèses et scénarios (et pas pour gagner du fric ou quoi, non, le<br />

cerveau complètement déglingué), il s’est dit qu’avant ses trente ans, une autre solution serait de…<br />

parler, avec sa petite chérie, de tout de rien, mais « savoir » (pour son hypothèse ou non, d’amour<br />

réciproque doublement secret). Moi je voyais pas bien où ça nous amenait, mais voyons voir. Et un<br />

vendredi soir, au lieu de leur silence habituel à tous les deux (connard et connasse d’introvertis à la<br />

con) :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, si vous êtes du quartier, euh… je me demandais : y a un cinéma, par ici ?<br />

296


Et ce connard, au lieu d’attendre deux minutes qu’elle trouve les mots, pour répondre « j… je<br />

s… sais p… pas… p… pahdon… » (il la connaissait, il savait sa lenteur, il savait très bien). Eh ben<br />

non, il continue, presque en se mettant tout nu devant elle :<br />

– Je me disais… si, avec votre fiancé, ou vos amants, vous allez à un ciné, par là, c’est peut-être bien,<br />

ce ciné.<br />

Eh, un vrai mec, il tourne pas autour du pot comme ça, il demande « t’es djà avec quelqu’un<br />

? tu veux pas m’essayer, ch’uis pt’être mieux que lui ! on va voir quoi comme film, avant ? ».<br />

<strong>Ma</strong>is lui, non ! Et attends ! Elle, encore pire : au lieu de dire « je suis trop nulle, aucun mec voudrait de<br />

moi ! », elle commence tout juste à finir sa réponse à la première question, et elle dit :<br />

– j… je s… sais p… pas s… si s… cinéma, j… je peux n… nemander… s… c’est pas u… uhgent…?<br />

p… possibe n… n’attende s… semaine p… p’ochaine… ?<br />

Et lui, très con, menteur, il répond Oui, il remercie. Sans rien savoir, rien avoir compris, puisque<br />

soit elle est (présentement) seule, soit – avec ses mecs – elle fait autre chose qu’aller au ciné ! Et<br />

là, délirant débile, il se lance dans une phrase, improvisée, sur le thème de son scénario d’amour<br />

secret réciproque :<br />

– Ou bien… je vais chercher dans les papiers, de tourisme ou quelque chose, si je trouve un ciné par<br />

ici, j’irai demain, vers quatorze heures.<br />

Et elle, très très con, elle baisse les yeux, en devenant toute rouge… Parce qu’elle va demander<br />

aux femmes normales, au foyer, si y’a un cinéma, et elle sera là, « demain à partir de treize heures<br />

», espérant voir sa fiancée à lui (elle voudrait avoir les cheveux comme elle, tout ça)… Moi, les<br />

bras m’en tombent, devant tant de connerie, abyssale ! On n’est pas des bêtes, OK, mais des amoureux,<br />

amoureux l’un de l’autre, ça prend deux secondes normalement : « je te veux ! » / « moi aussi<br />

! »/ hop, c’est emballé ! <strong>Ma</strong>is ceux-là, non ! Très-très con, je confirme.<br />

Bref, le lendemain, au Ciné « Les Variétés », Allées Roosevelt (comme à Toulouse dans les<br />

années 1970 ? bizarre…), bref : elle arrive à douze heures vingt, et lui à douze heures quarante ! Plus<br />

d’une heure et quart en avance, ces imbéciles ! Pour le bonheur d’attendre l’autre (mais il/elle est déjà<br />

là !)… Non, c’est vraiment n’importe quoi. Et ils se disent bonjour, émerveillés, ahuris que l’autre soit<br />

seul (et fous de bonheur de savoir l’autre « libre », sans imaginer une seule seconde : « oulah, y’a un<br />

truc pas clair, c’est peut-être pas quelqu’un de normal », non, pas une seconde réfléchi !). Et, tout<br />

silencieux, tout souriants, « bienheureux » (connement, moi je dis), ils attendent quatorze heures. Et<br />

puis, il est quatorze heures, et y a toujours que eux deux, comme des cons, sur ce trottoir. Gérard<br />

hésite, et puis il fait quelques pas, vers le guichet, vide, il regarde les heures marquées : 15H30 la<br />

première séance ! Et… il revient le dire à sa petite chérie, en s’excusant, et elle sourit, heureuse, elle<br />

dit merci. « Merci » ! De quoi, d’être aussi con qu’elle ? Et ils attendent plus d’une heure encore, avant<br />

qu’arrivent de gens, et eux se mêlent à la file d’attente.<br />

Enfin, elle est naine, elle arrive même pas à hauteur du truc pour payer, mais Gérard, quand<br />

c’est leur tour, il dit : « deux tickets, pour le film de 15 heures 30, s’y vous plaît ».<br />

– Ouais ! Attends ! Eh, comme j’disais, l’rouleau a pété, tout l’bordel ! On est livré ch’ais pas quand ! A<br />

la place c’est un documentaire sur les Philippines ! Zéro action, désolé !<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique : deux tickets, s’y vous plaît.<br />

Il paye, et Patricia le suit à l’intérieur, toute maladroite à marcher – et franchir des marches –<br />

avec les bras levés, pour donner à Gérard ses pièces et billet, pour rembourser. Il l’aperçoit (quand<br />

même !) et il sourit, il dit :<br />

– Non, laissez, on verra, on en parlera après le film.<br />

Voilà, et dans cette salle quasi vide, ils sont assis au premier rang (pour pas que sa petite<br />

naine chérie ait l’écran masqué par le siège devant, a-t-il pensé). Ils se sourient, tout proches, ils se<br />

retournent vers l’écran, vide, ils se regardent, ils se sourient. Tourtereaux, oui, nullissimes, innocents.<br />

Non, sans déconner : on est pas des bêtes, mais là, le mec sentant qu’il a le contact, il doit la toucher,<br />

essayer une caresse ou quoi. Peut-être pas le nichon tout de suite, mais le bras ou quoi. <strong>Ma</strong>is non !<br />

Ça continue, leur manège timide à la doublement con ! Eh, Lucie qui traduit des histoires d’amour, ça,<br />

jamais elle l’écrirait : un milliard de fois trop nul, pas crédible une seconde !<br />

Et puis les lumières s’éteignent, c’est le reportage. Superbe, en fait, je le reconnais. La plage<br />

Boracay, les Chocolate Mountains, les rizières en escaliers de collines pentues… mais eux deux, ces<br />

cons, au moins une fois par minute, ils arrêtent de regarder l’écran, pour se tourner vers l’autre, et ils<br />

se sourient – moi je leur donnerais des claques, ça m’énerve, cette candeur débile, à admirer l’autre<br />

connard ou connasse en fait nul(le) à chier.<br />

Et puis c’est fini et ils restent jusqu’à la dernière seconde, le dernier nom de remerciements à<br />

la dame-pipi du machin-truc où a été tourné la scène bidule. Pitoyables. Et puis, ils se lèvent, et soudain<br />

elle tremble, elle a peur. Elle a réalisé que, normalement, comme dans les séries qu’elle a vues à<br />

la télé (chez les débiles et au foyer), après le ciné, on « va prendre un scotch chez moi », et crack,<br />

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foutue à poil (enfin nue quoi, puisqu’elle a pas de poil cette ratée), et crack-crack ! Et elle sait qu’elle<br />

peut pas (les infirmières se sont foutues de sa gueule, chez les débiles, et puis sa tutelle après, en<br />

insertion) ! Gérard a remarqué son changement total, et il hésite à penser que c’est la catastrophe<br />

Lucie qui recommence, le sourire échangé qui va devenir « barre-toi connard ! fous-moi la paix ! ». Ils<br />

marchent, dans la salle puis le couloir, très très lentement, perdus, tous les deux. Et puis le hall, elle<br />

tremble presque violemment, maintenant, attendant la question qui tue.<br />

Et lui, ce con, il doit bien comprendre, quand même. Bon, la sachant pas « malformée », il<br />

devrait au moins se dire : « petite naine, elle tremble de trouille devant mon gros machin qui lui ferait<br />

mal, elle veut coucher qu’avec des nains, elle sait pas comment le dire ». <strong>Ma</strong>is, ce con, au lieu de le<br />

dire carrément : « euh, un détail, pardon : je suis impuissant, craignez rien » (il aurait juste fallu expliquer<br />

le mot, qu’elle connaît pas), non, il sort une idée complètement tordue :<br />

– euh, je vais vous dire bonsoir, manemoiselle… Demain matin, peut-être, je reviendrai vers dix heures,<br />

je crois, regarder les affiches des autres films, là, sur les murs.<br />

Et elle, au lieu de dire un truc normal, genre « Ouais, y paraît qu’y a des films pas mal, en ce<br />

moment », ou « Oui, moi je suis très pressée, y faut que je rentre chez moi, j’ai pas le temps de regarder<br />

tout ça maintenant » : non, elle dit « m… mèhci… m… mèhci… ». <strong>Ma</strong>is merci de quoi ? Qu’elle est<br />

con ! Lui, il y comprend rien, mais faut dire que c’est sacrément tordu, putain. Et il l’a pas aidée, aussi<br />

! Y m’énervent, ces cons.<br />

Ils sortent, et ils se disent au revoir sur le trottoir. Sans un bisou, rien. Elle tremble, et elle part<br />

dans la direction opposée à… l’Abribus, à lui, mais direction opposée à son foyer aussi, à elle ! Pour<br />

précipiter les adieux, sans risquer qu’il change d’avis en cours de marche à deux vers l’Abribus. Et elle<br />

fait le tour du pâté de maison, comme si elle habitait dans une autre rue que là où il va. Et… elle a pas<br />

la force de chercher un chemin détourné jusqu’au foyer, elle éclate en sanglots ! (Les vieilles filles,<br />

c’est très con). Et c’est à moitié des larmes de bonheur, elle est complètement déglinguée, ils font la<br />

paire, tiens ! Ces deux cons, horribles !<br />

Pire : une fois rentrée au foyer, elle se pelotonne dans son oreiller, en pleurant sans bruit. Les<br />

autres femmes s’en foutent, elles savent que La Naine, elle est complètement con. Et puis :<br />

– Eh, La Naine, on va bouffer, c’est l’heure, connasse !<br />

<strong>Ma</strong>is elle bouge pas, incapable d’avaler ou se tenir ou quoi. Et elle a quasiment pas dormi de<br />

la nuit, et le lendemain à quatre heures du mat’, bordel, elle se lève, elle monte les étages, jusqu’au<br />

grenier. Et avec l’escabeau, le vélux, elle monte sur le toit, pour se jeter dans le vide, se tuer, merde !<br />

Pour « mourir heureuse » ! (avec le souvenir magnifique « géant » de leurs sourires « si proches »<br />

dans la salle de ciné) sans devoir affronter la catastrophe d’assumer ses insuffisances ! Oh-là-là c’est<br />

trop con, moi j’en peux plu’ de cette histoire à la con, vraiment. <strong>Ma</strong>is ouf, au bord du truc, elle tremble<br />

de trouille, elle pleure, elle… se pisse dessus, quelle sale ! Et… elle va se laver, se changer, chialant<br />

de honte, prendre une douche. Enfin, elle a pas pris de petit déjeuner non plu’, mais à sept heures<br />

trente, elle est dehors, devant le cinéma !<br />

Et l’autre con, Gérard, arrive aussi deux heures avant, à huit heures cinq à peu près. Il est tout<br />

perdu de trouver sa petite chérie grelottante, en sanglots (silencieux, quand même).<br />

– ‘Jour, manemoiselle, pardon…<br />

– j… j… jouh… ouh… ouuuh…<br />

Il cherche les mots pour dire quelque chose, il sait pas faire. Il se sent coupable, même s’il sait<br />

pas de quoi (il avait pensé qu’elle ne serait bien sûr pas là).<br />

– j… je v… vounais v… vous dih…<br />

Elle va expliquer, ouf ! <strong>Ma</strong>is elle dépasse les bornes, de la connerie, à mon avis. Il faut la refourguer<br />

chez les débiles, c’est manifestement sa place !<br />

– s… si j… je t… tombée d… du toit, s… c’est p… pas v… voteu f… faute…<br />

Ah là : je rigole, n’empèche ! Parce que là, il se trouve méchamment con ! De se trouver de<br />

l’autre côté du truc : elle va se tuer avant lui ! et il veut surtout pas qu’elle fasse ça ! même si lui il disait<br />

merde à ses parents refusant qu’il fasse pareil ! Paf, dans ta gueule, connard ! C’est bien fait pour<br />

ta gueule, paf ! Ah-ah-ah !<br />

Acte 5<br />

Bon, là, Gérard : un vrai mec l’attrape par les cheveux et la traîne à l’hôpital psychiatrique, en<br />

expliquant : « ah, tu veux nous faire chier ? Tiens, y vont te faire mille piqûres dans le cul, ça va<br />

t’changer les idées ! ». <strong>Ma</strong>is non, l’autre couillon, incroyable :<br />

– Oui, je comprends, merci, c’est pas ma faute. Merci.<br />

<strong>Ma</strong>is l’autre conne, incroyable, ça la… calme, elle arrête de sangloter. Elle dit « m… mèhci,<br />

n… n’infini… ». Là, moi je déclare forfait : c’est plu’ humain, on nage dans le n’importe quoi. Elle cher-<br />

298


che l’air, elle cherche les mots. Lui la regarde, perdu. « Impuissant », oui, mais pas que côté braquemard,<br />

il sait pas quoi dire ni faire, non plu’.<br />

– k… que…<br />

Elle a les yeux baissés, elle se cache à moitié, toute recroquevillée, comme encore moitié<br />

moins grande que d’habitude.<br />

– que i… hièh… l… le pluss beau jouh… n… ne toute ma vie…<br />

Il ouvre la bouche, mais pas pour dire quelque chose, juste parce que le menton en tombe par<br />

terre. Eh, c’est pour LUI que c’était le plus beau jour de l’Univers, il y comprend rien. (Et pourquoi se<br />

tuer si c’est un grand bonheur qui commence ? Ben ouais !) Pour dire quelque chose, l’encourager à<br />

parler, il aurait pu dire le mot usuel « (c’est cela, oui) je comprends », mais ça paraît vraiment trop con<br />

à cet instant. Même trop con à ses yeux à lui, de « déjà très con ».<br />

– k… que j… je vous aime…<br />

Là, il pourrait pousser un hurlement à la Tarzan, de triomphe béat, mais il comprend tellement<br />

pas, il craint un « mais » derrière. « Je vous aime bien, mais je veux pas coucher, vous comprenez<br />

? ». Ce serait merveilleux, pour une simple amitié, éternelle, mais :<br />

– m… mais j… je p… pas capabe… ne hende un… un homme z’heuheux… p… pahdon… j… je<br />

faih… pèhdh’ v… vote temps… p… pahdon… pahdon…<br />

Il sourit, immensément, même si elle le voit pas, toute recroquevillée qu’elle est.<br />

– v… vous pouvez m… me t… taper, s… c’est n… nohmal… p… pahdon…<br />

Et elle est toute repliée, pour amortir les gifles, les coups de poing, trop conne, comprenant<br />

rien à rien ! Bon là, je m’attends à ce que Gérard décoince le truc, il suffit qu’il dise : « éh non, connasse,<br />

moi ch’uis impuissant ! c’est pareil, côté mec ! ». <strong>Ma</strong>is, il sourit et je crains le pire. Ça ne rate<br />

pas, il tape totalement à côté du truc, qu’il est con ! :<br />

– Oui, c’était magnifique, ce reportage hier, ensemble, tous les deux…<br />

Et… mais… il est quoi ce mec, magicien ou quoi ? : la fille se détend un peu, relève faiblement<br />

le menton, un peu moins morte.<br />

– ou… i… s… si m… manif… fique…<br />

<strong>Ma</strong>is… elle frémit, elle attend, elle calcule : « il dit ça pour que je me décrispe, il a raison : les<br />

coups porteront mieux, ça fera vraiment mal, c’est bien : je le mérite ». Dé-bile ! Je confirme !<br />

Silence. Ils respirent. Il cherche les mots, perdu. Elle, elle attend que les coups tombent.<br />

– Hélas je… je vais… m’en aller…<br />

Elle fait oui, elle renifle, faiblement.<br />

– Je veux dire : j’habite un cinquième étage, et…<br />

Elle frémit encore. Tétanisée, presque. Deux lectures, elle voit : « venez, je vais essayer de<br />

vous baiser quand même ! » ou bien « moi aussi, je vais sauter depuis tout là-haut ».<br />

– Peut-être… on se reverra Là-Haut…<br />

Au Ciel ?! Elle relève les yeux, perdue.<br />

– n-non, non ! m… meu-s… sieu, v… vous : v… vivhe… k… que n… ne s… sauter n… ne feu, n…<br />

nes diabes p… piqûh…<br />

– Oui, je sais mais… j’ai fait… du mal… j’ai… fait perdre son temps à… la jeune fille que j’aime…<br />

alors que… je suis… déficient… pas un vrai mâle… pas capabe de donner du plaisir, des enfants…<br />

Elle a cligné des yeux, éberluée.<br />

– oh… oh…<br />

– Et je… je cherche une… amie… ou quelqu’un… qui m’aiderait à… faire le point, savoir quoi faire…<br />

– n… ne in-téhigente… ?<br />

Il a souri, faiblement.<br />

– Au contraire. Pas prétentieuse, non… Juste quelqu’un qui ressentirait un peu comme moi…<br />

Bon OK, là évidemment, elle allait dire « Moi ! Moi ! J’suis candidate, éh ! », mais non, ça a<br />

donné un truc totalement débile :<br />

– d… dans m… mes hêves, j… je n’étais n… n’infihmièh… (m… mais ghande, k… quand même…)<br />

Et lui il a souri, faiblement, il a dit un truc immensément con, encore :<br />

– Le bar, là-bas, ça serait votre hôpital, oui… et un thé citron pour guérir les blessures…<br />

<strong>Ma</strong>is, bande de cons, c’est de l’hôpital « psychiatrique », que ça relève, votre connerie, insondable<br />

connerie !<br />

– ou… ou-i… v… venez, m… meu-s… sieu b… blessé, a… appuyez vous s… suh moi…<br />

Et il lui a passé le bras autour des épaules, et il a fait semblant de boiter, jusqu’au bar. Nulnul-nul.<br />

Putain, jamais rien vu d’aussi nul, et con en plus !<br />

299


Acte 6, final<br />

Non, moi là j’en peux plu’, j’abrège. Vraiment trop cons, ces tourtereaux débiles ! Même pas<br />

humains (je veux dire : sexués, merde, quoi) !<br />

Ouais, enfin, y se sont revus plein de fois, et encore et encore, elle est venue habiter chez lui,<br />

arrêtant son travail d’insertion à la pâtisserie, et le ménage-corvées (épluchures et chiottes) du foyer<br />

social. Sa tutelle a cessé de lui ponctionner l’allocation de handicap, puisqu’elle dépendait plu’ des<br />

trucs sociaux – et cette assistante sociale a eu les compliments de sa chef (+ prime, yes !) pour avoir<br />

réussi à caser La Naine débile, c’était à peine croyable, inespéré.<br />

Gérard et Patricia, ils se sont PACSés (à cause du refus médical, évidemment, pour le mariage),<br />

mais pas tout de suite : Patricia aurait voulu que Gérard recontacte Lucie – elle interprétait la<br />

méchanceté (« apparente ») de Lucie comme un acte d’amour caché (puisque Gérard était « le plus<br />

merveilleux de la Terre entière » !). Selon Patricia, Lucie était sidaïque (ou syphilo-blenno-machin),<br />

ayant eu peur de contaminer celui qu’elle, Lucie aussi, aimait dans son cœur, en vrai… Enfin, Gérard<br />

a donné cent euros à l’association d’aide aux sidaïques, « pour Lucie », et alors Patricia a accepté de<br />

passer devant madame la maire avec lui…<br />

Non, c’est vraiment trop nul, cette histoire, moi ça me fait vomir, ou rire, ou même pas. Conneries<br />

! Le film sur les Philippines, qu’ils ont vu, là, avec des croustillantes vahinés, des plages de rêves,<br />

cocotiers, c’était peut-être les images les plus belles du monde, mais ça méritait d’être aimé pour autre<br />

chose que des conneries ! Pures conneries ! Putain de merde, à chier, putain, ouais.<br />

300


THÉ SRI-LANKAIS, SUCRE PHILIPPIN<br />

Après trois ans et demi de visites comme simple client, à sa petite pâtissière naine, secrètement<br />

chérie, Gérard a osé lui parler. Pendant qu’elle emballait le petit flan, silencieuse jolie :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… vais avoir trente ans…<br />

Elle a souri, doucement, rougi (sans qu’il comprenne). Il avait pensé qu’elle aurait répondu<br />

« nous faisons les plus beaux gâteaux d’anniversaire, ici, oui », bégayé à sa façon, mais non. Il a continué<br />

:<br />

– Et je me demandais : est-ce que je pourrais vous inviter, manemoiselle ?<br />

Elle s’est complètement empourprée, là, pauvre chérie. <strong>Ma</strong>is elle a avalé sa salive, respiré,<br />

retrouvé un peu d’aplomb.<br />

– j… je sehais t… tennement z… z’heuheuse v… vous n’offhih… n… ne dâteau, ou-i…<br />

Il avait envisagé ce genre de réponse, d’interprétation erronée, et il avait envisagé de dire :<br />

« non, n’amenez rien, je ferai le gâteau moi-même, et pas besoin de cadeau : seulement votre présence,<br />

pour une photo souvenir, ensemble ». <strong>Ma</strong>is euh… il n’osait pas : elle souriait encore, et il avait<br />

peur de tout gâcher, par cette implicite déclaration d’amour, changeant de registre, de manière sans<br />

doute choquante. Il a improvisé :<br />

– Oui, merci, ce serait infiniment gentil à vous.<br />

– n… ne t… tombien ne pèhsonnes…<br />

Combien de parts le gâteau ?<br />

– Euh, ben : deux, vous et moi, pardon.<br />

Elle a rougi encore plus (oui, c’était possible)… Et là, il craignait la bascule vers le rejet attendu,<br />

les insultes, les menaces.<br />

– j… j… je…<br />

Je vous dis merde ? Je vous dis « bas les pattes, sale dragueur » ?<br />

– j… je sehais s… si z… z’heuheuse… m… mais…<br />

Oh, une forme toute douce, merci petite chérie. Et il attendait le logique « mais je viendrai<br />

avec mon amant karatéka, et il refusera qu’on vienne, d’ailleurs ».<br />

– m… mais j… je p… pas n… n’inténigente, j… je sais pas n… n’aller ch… chez les gens, s… seunement<br />

n… ne madasin… ne ma tutelle, na docteuh… na dentisse… s… c’est tout, p… pahdon, j… je<br />

connais pas ne z’autobus…<br />

Mh ? Sachant qu’il venait en autobus ? Se souvenant qu’il n’était pas venu, exceptionnellement,<br />

il y a deux ans, la semaine de grève des bus ? Euh, il pourrait venir la chercher, la ramener, en<br />

bus, mais ça faisait au total trois heures de trajet, inavouables, pardon. Et sans convocation de la<br />

Sécu, sans cœur qui bat pour une petite pâtissière aimée, un tel trajet est injustifiable.<br />

– On pourrait organiser ce petit moment ici, dans ce quartier. Dans un bar peut-être, souffler la bougie<br />

(ou les trois bougies)…<br />

Qu’allait-elle trouver comme « raison » pour dire Non, là ? Peut-être l’évidence normale :<br />

« non, vous seriez mieux chez vous, dans votre cadre, entouré de tous vous amis, toutes vos <strong>copine</strong>s,<br />

moi (et le patron, en cadeau de fidélité), on vous offrira ce gâteau, venez le chercher la veille au soir –<br />

ça se conserve, au frigo, vous verrez ». Et il répondrait qu’il n’avait pas d’amis, qu’il n’avait qu’elle au<br />

monde, que son sourire…<br />

<strong>Ma</strong>is… elle a cligné des yeux, incrédule :<br />

– ou… ou-i…? s… ça sehait p… possime… ?<br />

Il a souri aussi, défaitiste :<br />

– Ça srait possible si vous disiez Oui…<br />

– ou… ou-i… m… mèhci…<br />

Oh, miracle, prodigieux… Et c’est ainsi qu’il est allé prospecter les bars du quartier, en fait les<br />

deux bars, il n’y en avait que deux. Le premier a dit « Non, c’est pas un lieu privé, ici. Faut pas réserver<br />

le bar pour vous tout seuls, emmerder les gens s’y rgardent un match de foot sur l’écran là ou<br />

quoi, super-concentrés ! ». Oui. Et le deuxième :<br />

– Mrmf ! Ça dépend, y’aura des bougies à souffler ?<br />

– Trois, oui.<br />

– Ben là : ça fait une raison, hop ! : pour l’assurance incendie, tout ça, j’ai pas le droit !<br />

– Euh, je décommanderais la bougie, euh…<br />

– Ouais-ouais on dit ça, mais hop : Surprise ! Ils ont mis une bougie quand même ! Moi je dis Non !<br />

Voilà ! Allez faire ça chez la chinetoque à la con, qui sert que du saké, ah-ah-ah ! A la vôtre !<br />

Et c’est ainsi qu’il est allé au Salon de thé « Srilippines ! ». Une jolie petite dame :<br />

– Oui, ça très possibe !<br />

– Euh, mais je… bois pas de saké, pas de gnoc-mam, c’est pas grave ?<br />

301


– Hi-hi-hi ! Ben sûre : spécialité ici : thé Ceylan, Sri-Lanka, avec sucre de cane, île Négross, Pilippines<br />

!<br />

– <strong>Ma</strong>gnifique, madame. Merci.<br />

Et c’est ainsi que huit jours plus tard, le samedi matin (il voulait éviter que la petite pâtissière<br />

croit à un traquenard « avec la nuit qui suit après, bien sûr »), euh… il l’a retrouvée à l’abribus Saint-<br />

Jean, à sa descente à lui de l’autobus, pardon, pas en retard mais hum.<br />

– ‘Jour manemoiselle…<br />

Elle portait un petit carton gâteau, si gentille. Et elle était merveilleuse sans sa blouse blanche<br />

: habillée toute pudique, timide, en gris, jupe mi-longue.<br />

– j… jouh, m…meu… s-sieu… p… pahdon…<br />

Oui, au lieu du « s… soih, m… meu… s-sieu… » d’habitude. <strong>Ma</strong>is pourquoi « pardon », pardon<br />

de quoi ? Ou « je vous pardonne d’arriver plus tard que moi, j’ai un peu attendu, mais ça reste<br />

acceptable, allez ». Il a répondu :<br />

– Pardon, oui.<br />

Et elle a cligné des yeux, ne semblant pas comprendre sa réponse. <strong>Ma</strong>is elle a souri, gentille.<br />

– m… mèhci…<br />

Merci de quoi ? De ces mots polis n’importe comment ? il a souri.<br />

– Oui, comme je vous disais hier soir au magasin : les bars ont refusé, pour des trucs d’assurance ou<br />

quoi, mais un salon de thé asiatique a dit d’accord.<br />

Elle a fait Oui, le carton-gâteau tremblait.<br />

– C’est lourd ?<br />

– n… non, s… si z’heuheuse…<br />

? Heureuse que ce soit lourd pour elle, petite puce ? Incompréhensible, ou adorable…<br />

– Attendez, je vais le porter.<br />

Et elle lui a transmis le petit paquet, comme « précieux chargement », tant ses gestes à elle<br />

étaient appliqués, presque religieusement appliqués…<br />

– m… mèhci…<br />

– Merci à vous, manemoiselle. Au fait, je m’appelle Gérard.<br />

– m… mèhci, j… géhah…<br />

Euh, pardon, elle avait peut-être compris ça comme « Merci qui ?! On dit Merci Monsieur,<br />

quand on est polie ! Enfin, allez : je vous autorise à dire Merci Gérard ! ». Euh…<br />

– Et vous, votre prénom, c’est… ?<br />

Elle a rougi, baissé les yeux, sans qu’il comprenne. Ou bien, sous-entendant : « c’est personnel,<br />

je le dis pas, ne m’appelez jamais comme ça au magasin, les autres clients seraient choqués, ils<br />

auraient raison ! ». Euh, comment rattraper cette gaffe, ou, euh…<br />

– p… pat’icia…<br />

– Merci Patricia. Enchanté Patricia.<br />

Toute rouge, la pauvre.<br />

– m… mèci j… géhah…<br />

Et il l’a conduite au salon asiatique, enfin « épicerie Srillipines ! », avec coin salon de thé, table<br />

unique, trois chaises.<br />

– ‘Jour madame…<br />

– j… jouh, m… maname…<br />

– Bonyouh !<br />

Il était dix heures moins cinq.<br />

– Vous vous souvenez ? C’est pour l’anniversaire que j’avais réservé, jusqu’à midi : dix à douze, ou<br />

onze, on verra.<br />

– Je souviens ! Asseoir, s’y vous plaît !<br />

Il s’est assis, posant le paquet sur la table. Patricia se hissait sur la chaise, pardon, trop haute,<br />

pardon. <strong>Ma</strong>is il était trop tard pour l’aider, pardon. Assis, ils se sont souris, tous les deux, merveilleusement…<br />

La dame était sortie de derrière son comptoir et leur tendait des feuilles plastifiées.<br />

– Vous monsieur dire vous pas aimer sake, je souviens !<br />

– Oui, un thé au sucre, spécialité maison, ça m’irait très bien.<br />

Et pas cher marqué, en plus, même si ça n’avait aucune importance (il aurait aussi bien versé<br />

deux mois de salaire pour un restaurant chic, si sa petite chérie l’avait demandé).<br />

– Et pour petite demoiselle ? adulte, oui, alcool autorisé.<br />

Pardon, faisant référence à sa poitrine, clairement adulte naine et pas enfant, pardon.<br />

– n… n’aussi…<br />

– Vous dire ?<br />

302


– n… n’aussi… t… tomme j… géhah…<br />

La dame asiatique a paru embêtée, ne comprenant pas. C’était un peu cocasse, puisqu’elle<br />

ne parlait pas parfaitement le Français, elle non plus.<br />

– Elle dit : elle aussi, comme Gérard (c’est moi pardon) : un thé sucré de Sri Lanka et Negros Island<br />

(j’ai regardé sur mon atlas, à la maison).<br />

– Excellent ! Bon choix ! Negros, perle des Pilippines !<br />

Et… la dame est partie, et Patricia le regardait, lui, comme un Sauveur…<br />

– m… mèhci n… n’infini, j… géhah…<br />

Elle en avait presque les larmes aux yeux, il ne comprenait pas pourquoi.<br />

– Mh ?<br />

– j… je sente k… comme p… p’otégée… s… c’est n… na p’emièh fois t… toute ma vie… m… mèhci,<br />

s… ce pluss beau jouh… t… toute ma vie…<br />

Il a souri tellement fort, pardon, ça lui a fait mal aux pommettes, pardon…<br />

– Merveilleux. Moi aussi, c’est le plus beau jour de toute ma vie.<br />

Et, au lieu de rire ou hausser les épaules, de dire « éh, c’était un mot pour rire », elle s’est<br />

empourprée, toute. Enfin, ce n’était que le début du miracle, de ces deux heures fabuleuses, tout de<br />

silences et de sourires, merveilleux. A échanger trois mots, de temps en temps. Et quels mots… :<br />

– j… géhah… è… èst-ce… s… sans vous néhanger, j… je pouha v… vous n… n’inviter m… mon<br />

ahivèhsaih… n… n’ici…<br />

Il a souri, immensément.<br />

– Avec immense bonheur, oui. Avec trois chaises, ça suffit pour tous vos amis et vous ?<br />

Elle a rougi, hoché le menton, et, murmuré, presque inaudible :<br />

– j… juste v… vous et… moi…<br />

Oh, suprême bonheur. <strong>Ma</strong>is il y a eu encore mieux : la marchande philippine semblait avoir<br />

remarqué leurs yeux doux, presque tendres, l’un vers l’autre, et elle est venue à leur table, vers midi<br />

moins le quart, bien avant la fermeture.<br />

– Èscusez je déranger. Pour magasin, pour le riz sans casser plastique, il y a appareil-photo, ici !<br />

Vous intéressés je prends photo de vous ? Souvenir !<br />

– Ce serait infiniment merveilleux, madame, magnifique… si… Patricia accepte.<br />

Elle a rougi, encore, très fort, et elle a poussé un gros soupir, mais pas de déception ou énervement<br />

ou fatigue, non : comme d’extase. Et elle s’est signée religieusement.<br />

– Oui, demoiselle, je catholique aussi, et une voix me dire : venir proposer vous photo !<br />

Et toutes les deux ont joint les mains en signe de prière… de remerciement pour ce miracle,<br />

enfin… bien sûr, il a donné deux mois de son salaire à la dame, en remerciement infini, pour les<br />

douze photos terminant sa pellicule, pour les albums (un pour Patricia et un pour lui – prétexte à revoyure,<br />

et plus, car affinités…).<br />

303


CONGELER LA PÂTISSIÈRE<br />

Autrefois, Gérard avait écrit une nouvelle, il ne se souvenait pu’ du titre, peut-être « garder sa<br />

petite chérie bien au frais » : un lycéen bricolait, dans la cabane du jardin familial, un grand congélateur,<br />

et il invitait sa camarade de classe – Cécile ou un autre nom imaginaire (le visage de Lucie en<br />

tout cas) – voir son installation. Etonnamment, elle a accepté, et, devant le grand congélateur horizontal,<br />

il lui a simplement expliqué que son projet était de la conserver congelée, elle, pour ne pas<br />

qu’elle s’abîme, pas qu’elle devienne femme et puis vieille et morte. Avec un vélo électrogène pour<br />

l’assister en cas de coupure de courant, il pédalerait jusqu’à en mourir, oui, pour elle, pour la sauver.<br />

Elle avait froncé les sourcils, souri, fait la grimace, et seulement demandé, pour plaisanter : « je serais<br />

congelée toute nue bien sûr ? ». Et le garçon avait juré que non, que sa tendresse était purement<br />

platonique. Elle l’avait cru, elle avait dit qu’elle devrait y réfléchir, elle dirait sans doute d’accord, mais<br />

elle devait y réfléchir pour être sûre. Elle était repartie, donc. Et puis la police était venue l’arrêter, le<br />

piquer, dose létale. Comme il l’avait envisagé.<br />

Le problème est que… sa tentative de suicide à lui, Gérard, a échoué (le lycéen réussissait,<br />

lui, dans l’histoire, « enterré dans son congélateur, pas branché… »). Et des camarades ont confirmé<br />

que Lucie s’éclatait comme une folle, devenue mangeuse d’hommes, de vieux riches, mais refusant<br />

toujours de le revoir, lui, de même seulement lui donner une photo d’elle. Gérard songeait à réessayer,<br />

mieux, sous un train ou quoi. <strong>Ma</strong>is, près de la Sécu psychiatrique, il a rencontré une sosie de<br />

Lucie autrefois (quoique naine et bègue, gentille). Et il est retombé amoureux, onze ans après son<br />

premier amour de lycée (à sens unique). Amoureux sans le dire bien sûr, pour ne pas refaire la même<br />

erreur, mortelle. <strong>Ma</strong>is après trois ans de visites, le vendredi soir, il a été frappé par un mot anodin :<br />

une cliente demandant à sa petite pâtissière chérie si on pouvait surgeler ces gâteaux. Et, automatiquement,<br />

il a songé à en revenir à cette idée : de congeler plutôt sa petite pâtissière. Avec sa taille<br />

naine (1 mètre 26 environ ?), elle tiendrait peut-être dans un congélateur commercial, le bricolage<br />

consisterait seulement à remplacer la porte pleine par une vitre, pour l’admirer infiniment.<br />

C’est la semaine suivante qu’il lui en a parlé, pendant qu’elle faisait le paquet :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, je… j’ai fait un rêve : je vous congelais pour vous garder pure et silencieuse gentille,<br />

sans déranger.<br />

Elle a souri doucement, mais sans éclater de rire, ni froncer les sourcils – merveilleuse, oui.<br />

– Je veux dire : toute entière, sans vous couper en morceaux, sans vous faire de mal.<br />

– m… mèhci, s… si j… gentil…<br />

?<br />

– Et vous garderiez sur vous votre blouse blanche, pour vous protéger du froid…<br />

Toute souriante gentille.<br />

– j… je sehais s… si z’heuheuse m… mouhih… pouh vous…<br />

Hein ? « Je serais si heureuse de mourir pour vous » ?<br />

– Euh, mon… projet, ça serait pas du tout de vous tuer, mais… vous « conserver »… vous comprenez<br />

?<br />

Elle a souri encore.<br />

– j…je p… pas n’inténigente, p… pahdon… j… je n’a confiance n… ne vous… m… mèhci…<br />

– Oh, merci, adorable petite demoiselle.<br />

Et, le lendemain, il l’a emmenée à la galerie commerciale, « essayer » des congélateurs coffres.<br />

Il la soulevait dans ses bras, et la posait sur le battant horizontal, mais ça restait hélas de taille<br />

incorrecte, toujours, la petite jeune fille était toute désolée. <strong>Ma</strong>is toute souriante heureuse, chaque fois<br />

qu’il la soulevait dans ses bras, elle pendue à son cou…<br />

Finalement, ils sont allés à l’accueil, où une vendeuse asiatique (mais pas l’air japonaise) a<br />

pris note de la question : un congélateur de 1 mètre trente de grande longueur intérieure, avec une<br />

porte vitrée, si ça existe, et un groupe électrogène. Et elle leur a demandé de s’asseoir, le temps<br />

qu’elle fasse les vérifications, ici et dans les catalogues dans l’arrière boutique.<br />

Enfin, ça ne s’est pas passé comme dans l’histoire : au lieu de la police, envoyée par Cécile<br />

« arrêter » le lycéen, ce sont des infirmiers psychiatriques qui sont venus les « soigner », tous les<br />

deux. Les enfermer. Séparément, hélas.<br />

304


VACANCES RESTÉ À LILLE<br />

Les autres années, sa petite pâtissière chérie était revenue de vacances toute pâle jolie, toute<br />

triste mignonne, souriant de le voir pâle aussi (lui semblait-il) quand tant d’autres gens étaient bronzés,<br />

enthousiastes, volubiles, revenant du Sud, ou de la mer en tout cas.<br />

<strong>Ma</strong>is… cette année, il pressentait que ça ne serait pas pareil : la catastrophe qu’il craignait<br />

allait fatalement se produire un jour, et peut-être que le moment était venu. Elle irait à la plage, et un<br />

milliardaire musclé tomberait fou amoureux d’elle, elle ne reviendrait jamais – partant pour la Floride et<br />

la Californie, Hawaï et îles Bahamas. Snif.<br />

Et, tandis qu’elle faisait ce tout dernier paquet, de l’année (et peut-être à jamais), il préparait<br />

les mots :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle, vous allez partir en vacances, cette année ?<br />

Elle a cligné des yeux, un peu perdue, pardon. Avoir rompu leur complicité entre silencieux<br />

était une faute, clairement, mais… il avait tant besoin de savoir, ce qui l’attendait, pardon.<br />

– v… vous n… n’allez p… pahtih en… en vatances, m… meu-s… sieu… ?<br />

Oui, pour faire parler les gens, si brillante professionnelle, quoique les gens disent d’elle, hélas…<br />

– Je parlais de vous, manemoiselle. Cette année, vous allez partir à la plage ? au soleil ?<br />

Il craignait les mots terribles « Oui, chercher un vrai beau mec, y en a pas du tout ici, à Lille ».<br />

A la façon de Dhu-Wang, quand ils avaient quinze ans, il avait pris ça comme une armoire sur la tête,<br />

ce jour là.<br />

– j… je p… pas n… n’intéhessante, p… pahdon, m… moi… j… je p… plus intéhessée s… savoih…<br />

pouh vous… j… jamais b… bhonzé n… nes autes années…<br />

Elle se souvenait de ce détail ? Incroyable, au milieu de trois mille clients peut-être. Euh, mais<br />

ne pas insister, si elle ne voulait pas parler de sa vie personnelle. Ou bien : dire quelques mots, et elle<br />

compléterait peut-être par un « oui, moi aussi, je restais comme ça, mais cette année je change ».<br />

Euh…<br />

– Moi ? Euh, ben, je vais rester à Lille, dans mon studio, ma chambre. Attendre que ça passe. Attendre<br />

de retrouver la douce routine, retrouver ma petite pâtissière peut-être, à la rentrée…<br />

Elle pouvait dire non, dire ses espoirs d’aventure, de mariage princier…<br />

– v… vous lihe… ?<br />

– Oui, un peu relire mon journal intime, souvenirs. Rêver, dormir, rêver.<br />

Oh, elle semblait comme toute attendrie.<br />

– m… moi z… z’aussi, k… comme ça… j… je c’oyais s… ça intéhesse p… pèhsonne…<br />

– Mh ? Et, oui, ça vous intéresse pas, ce tableau triste ? pardon…<br />

Elle a paru toute attristée, oui, mais pas en signe d’approbation, non, comme tristement en<br />

désaccord.<br />

– s… c’est t… tennement p… pas juste, v… vous t’iste… v… vous l… le pluss gentil ne la Tèh entièh…<br />

??? Il a souri, immensément.<br />

– Euh, je crois pas, non : je suis gentil qu’avec ma petite pâtissière, j’aime pas les autres gens.<br />

Oh, comme émerveillée, ébahie par ces mots.<br />

– é… et s… si n… ne p’omenait en… ensembe, n… nes deux t’istes… ?<br />

???<br />

– Ce serait merveilleux, merveilleux, merveilleux…<br />

Elle a baissé les yeux, rougi. Silence.<br />

– Euh, manemoiselle, vous qui êtes bonnes en <strong>Ma</strong>ths, calcul mental… vous savez « moins fois moins,<br />

ça fait + », et « solitude + solitude », ça fait… ?<br />

Toute confuse, gentille. Il espérait qu’elle conclue « bonheur possible », mais elle a répondu :<br />

– è… es-poih… ?<br />

« Espoir ? ». Oui, encore plus juste.<br />

– Bravo, merci.<br />

– m… mèhci, m… mèhci, n… n’infini…<br />

305


PRESQUE ILLETTRÉE MAIS UTILE ?<br />

Destinataire : Gérard Necey, 2 bis Grande Rue Newbury, #1803, 59030 Lille<br />

Douai 29/2/12<br />

Meussieu Necey,<br />

- Je mèskuze d’avoir fé « accusé réception » si sa vous oblije alé a la poste (moi jé oreur de sa, je<br />

sui contente kan sa arive dans la boite) mé javée bezwin savoir vous avé ressu mème si vous répondé<br />

pas, jamé.<br />

- Je voudrée vous demandé votre téléfone secré mème ke vous ète pas dans l’anuèr, sé pour rézon<br />

grave je dirèe. Je vous di pas le mien parse que mon mari seré en colère si je mélanje ché<br />

moi et le boulo, pardon – é o boulo elles diz ke sé pas mes zonyon mé sé grave pour la petite<br />

merde pardon.<br />

<strong>Ma</strong>dalena Agusto (je sui pas une sale èspago, ni une sale chinetok,<br />

je sui dorijine filipine mé nassionalité fransèz, jurée,<br />

pour ortograf jée du mal dézolée, a lékol déja – jée pas<br />

ékri depui lékol mé la sé inportan je croi)<br />

643D Route de Paris<br />

59500 Douai<br />

* * *<br />

<strong>Ma</strong>dame Agusto,<br />

- Désolé, je n’ai pas le téléphone, ce n’est pas que je suis sur liste rouge. <strong>Ma</strong>is peut-être pouvezvous<br />

m’expliquer par courrier ? Sinon, j’envisage de faire installer le téléphone, tant ce que vous<br />

dites paraît important (pour moi, pardon).<br />

- <strong>Ma</strong>dame, j’ai hésité à vous répondre dans votre écriture simplifiée, ou dans mon écriture scolaire.<br />

Si vous avez l’habitude de lire des lettres (reçues dans votre boîte aux lettres), j’ai pensé qu’en<br />

lecture vous avez moins de difficultés qu’en écriture. Je ne vous donne pas du tout tort, l’écriture<br />

scolaire est beaucoup trop pleine de « pièges pour rien » vous avez raison je trouve. Toutefois, j’ai<br />

eu du mal à lire un point très capital dans votre lettre : « sé grave pour la petite merde pardon ».<br />

Où sont les virgules ? Est-ce « la petite (jeune fille), merde, pardon » ou bien « la "petite merde",<br />

pardon » ? En effet, une petite jeune fille que je trouvais immensément merveilleuse a disparu du<br />

magasin où je la rencontrais, ici à Lille, il y a maintenant deux mois… Et si elle est en situation<br />

grave, je ferais n’importe quoi pour l’aider, je le jure.<br />

- <strong>Ma</strong>dame, que vous écriviez mon adresse avec « 2bis Grande » rue Newbury (plutôt que 2bis Rue<br />

Newbury) semble indiquer que vous avez eu mon adresse par mes coordonnées bancaires, le logiciel<br />

de la banque gardant l’ancien nom de cette rue rebaptisée il y a plus de 15 ans je crois. Et<br />

justement, j’ai fait à ma petite pâtissière chérie un chèque, il y a deux ans et demi, qui n’a jamais<br />

été encaissé (ce qui me maintenait en vie)… J’espérais (sans y croire) qu’elle l’avait gardé pour<br />

elle, pour me recontacter si elle avait besoin d’aide un jour (l’intuition féminine sachant reconnaître<br />

les amoureux secrets ?). <strong>Ma</strong>is ce serait elle qui écrirait et pas vous, alors je suis complètement<br />

perdu. Un chèque absurde de 1,40 Euro (parce que j’avais oublié mon porte-monnaie, imbécile<br />

que je suis), le pâtissier a sans doute mis ça à la poubelle, ou leur banque refuse les chèques inférieurs<br />

à 5 Euros, coûtant davantage en frais de traitement que la somme versée.<br />

- Voilà, je ne sais pas quoi vous dire, madame : 1/ pour presque tous les sujets, je vous dirais :<br />

« oubliez-moi, je suis intéressé par rien, je me fous de tout, ma vie ne tient plu’ qu’à un fil ». 2/ si<br />

la raison de votre lettre est qu’il arrive quelque chose de grave à ma naine petite pâtissière adorée,<br />

je ferais n’importe quoi pour l’aider, je donnerais mes « économies » et tout (je suis ouvrier,<br />

pas milliardaire, mais je dépense rien, et le reste s’accumule un peu). Si elle a un problème rénal,<br />

je lui donne mes deux reins, et si je crève c’est bien, pour la sauver, petite chérie…<br />

- J’ai peur de la réponse, du malentendu possible. Je n’ai pas fait d’accusé réception parce que<br />

vous n’aimez pas ça, mais si le facteur perd cette lettre (donc que vous ne répondez jamais), je<br />

voudrais presque l’étrangler, pardon…<br />

Gérard Necey, de Lille<br />

* * *<br />

Chér Gérard,<br />

- OUI, sé de la petite nène bèg que je parlèe, (virgule !), merde, pardon !<br />

- Elle é pas en danjé « médical » enfin sé conpliké. Je vous èsplik :<br />

306


1/ Votre chèk de 1,40 Euro, il é pas a la poubelle, il é dans son journal intime, entouré de 36 cœur !<br />

(jée contée !). Elle avée l’èr fole amoureuz de vous, é si vous l’avé jamé di en fasse, vous ète 2<br />

kouyon-kouyonne !<br />

2/ Mé… si vous savé pas ou elle é partie… jée le regrée de vous annoncé : elle é revenue ché les<br />

débile mento, sé sa plasse normale, vue ke son insèrsyon a ratée. Mé sil vous plè, lenvoyé pas chiée<br />

en dizan sale débile, non, elle é kan mème la + amoureuze de vous du monde je croi. Mersi de lui<br />

accordée un peu de votre tan (pas beswin darjan).<br />

3/ Je comansé dans se métyé kant elle é partie, et je l’é vue partir inkyète a moityé repliée <strong>tortue</strong>, on<br />

étées pas optimisse. Mé la kant elle é revnue, elle été kome détruite, a pleurée pleurée pleurée (en<br />

silanse). Elle fezée que serrée contre son sin son cayé journal, en se kranponan de toute sé forses si<br />

on voulée lui enlevée. Elles l’on pikée pour détandre mé sé kan tomban andormie kèle a lachée le<br />

cayé. É depui, elle é kome « disjonktée », « absente », ya plu persone. Moi je di ke la elles on dékonées<br />

a lui enlevé se livr, kome si sétée tou se ki la ratachée a notre monde.<br />

4/ Elles on esséyées de lui rendre son cayé mé non, sée fini, elle é partie. Elle é nourie a la kuiyèr,<br />

elle manj plu sinon, é dé kouch parskelle se fezé desu, sée pas joli Gérard. Elle é plu ke un déchée. É<br />

moi je sui pas infirmière mé je chanje les couche, j’avé pitiée. Jée voulu lire son cayé pour conprende<br />

é trouvé un espoir un kontakt mé la toubib elle a dit sé des conneries de débile ilizibe.<br />

5/ Moi osi elles dise ke je suis ilizibe mé vous trè jantiman vous lizé é konprené mème, alor je sé pa.<br />

Je vous jwin une feuy fotokopyé, sèl avèk votre chèk. Je konpran un peu kelke mo fransé mé je konpran<br />

pa les aksan, elle é polonèz a moitiée, mé une infirmière polonèz elle a dit non sé pas poloné du<br />

tout j’i konpran ryin.<br />

6/ Si jamé vous arrivé a lire sa, ki parle de vous je kroi, je vous envoi aussi la dèrnière demi-paj, pour<br />

savoir ou elle en é dans sa tète mintenan kelle é renvoiyée a Douai. Pour savoire koi fère pour elle. Je<br />

croi kelle é devenue aveugle elle vous rekonètré pas si vous vené – é sourde elle vous entendré pas<br />

si vous lui parlée. Je sée pas koi faire, mé vous ète le dernié espoire de la petite, (virgule), merde<br />

pardon…<br />

Jéspère ke vous répondré, même si sé pour dire ke sé illizibe é ke vous pouvé ryin faire. On ora esséyés…<br />

Lilloise la Banque<br />

Payez contre ce chèque en euros € un euro et quarante centimes<br />

à Pâtisserie Le Pellec € 1,40<br />

Payable en France M GERARD NECEY YY<br />

LLB LILLE 27 GRANDE RUE NEWBURY YY<br />

64 RUE PASTEUR #1803 YY<br />

59000 LILLE 59030 LILLE YY<br />

A Lille (♥) YY<br />

LE 11/09/2009 YY<br />

Signature GN---y YY<br />

YYYYYYYYYYYYYYYYYYYYYY<br />

-- vâdredi öz sèptâbr dê mil nef -ô<br />

mö dyê il s’apèl GERARD mö n amûr îfini je le décûvr âfî aprè î n â de prièr ô sènyêr je lèm je lèm je lèm dâ<br />

mö kêr a îfini du möd<br />

(…)<br />

* * *<br />

(Transcription par Gérard, sous réserve)<br />

[Clé ? : ô pour oh/au – ö pour on – ê pour eu – û pour ou – î pour in – â pour an/en]<br />

[et ? : g pour gu – j pour ge/j – c pour ch – k pour k/cu/q – s pour ss/ce/tie , etc. comme phonétique<br />

<strong>Ma</strong>dalena]<br />

-- vendredi onze septembre deux mille neuf --<br />

Oh mon Dieu, il s’appelle Gérard, mon amour, à infini, je le découvre enfin, après un-an de<br />

prière(s) au Seigneur. Je l’aime je l’aime je l’aime dans mon cœur à infini du monde.<br />

307


Dans mes rêves je pourra dire « je vous aime Gueurarde Neucheuille », ou bien ça dire pas<br />

comme ça pardon. Comme Patricia Niézévska qu’ils-écrire Patrichia Nieuzeuwska, et fwayé sossyal<br />

ténar : fo-yeur’ sochi-al Teunarde. Alors peut-être il s’appelle Jérar Néssé ou Neussé. <strong>Ma</strong>is le<br />

nom c’est pas important, le plus important du monde, c’est répéter « je vous aime Gérard », dans ma<br />

tête, dans son épaule (dans mon oreiller en vrai mais c’est pas grave). Je l’aime je l’aime je l’aime.<br />

Euh, que je dire « le nom c’est pas important », si oh si… parce que dans mes rêves, je serais grande<br />

et belle intelligente avec du caractère, et je deviendrais <strong>Ma</strong>dame Neucheuille ou Neussé… <strong>Ma</strong>is en<br />

vrai non, ça existe pas, et les jeunes maintenant si beaux comme lui ils ont pas de bague bien sûr. Ils<br />

préférer dix mille maîtresses très grandes très belles intelligentes, pas une seule bien sûr. Des dames<br />

bien formées, avec un vrai sexe à l’intérieur pour faire des bébés, pas malformée comme moi pardon,<br />

que même si il voudrait essayer une naine une fois il prendrait une autre bien sûr. Et moi, que je voudrais<br />

juste un câlin dans son épaule, avec ses bras autour de moi, ça éziste pas, en vrai, bien sûr.<br />

<strong>Ma</strong>is peut-être un jour mon rêve il être si fort, comme en vrai, je va mourir de bonheur, dans ses bras,<br />

en rêve, de bonheur, à infini du monde… Gérard…<br />

(Postriptom : dans mon rêve, je n’imagine le cœur il a écrit, après la ville de Lille, ça serait « pour<br />

moi » presque… Non, bien sûr, c’est juste pour sourire, si gentiment, à cause qu’on doit écrire sérieux<br />

le montant, l’ordre, la date, pour la banque, mais Monsieur Le Pellec il dire c’est pas grave pour la<br />

ville, pas besoin, alors mon amour Gérard, il faire un petit dessin pour sourire : des fois un lapin, une<br />

bougie, un cœur… <strong>Ma</strong>is moi dans mon cœur, j’imagine ça veut dire que c’est ici l’endroit de Lille cher<br />

à son cœur… Enfin, oui, je comprends ça pourrait être ça, mais bien sûr pas à cause de moi : puisqu’il<br />

est pas venu une seule fois le vendredi, celui de la grève des bus, peut-être il vient de très loin, pour<br />

retrouver sa maîtresse préférée, celle du vendredi, alors il écrit « Lille, mon quartier préféré, de mon<br />

cœur », oui, si romantique, et si beau, dans son cœur aussi, mon Gérard, aimé…)<br />

(Postriptom 2 : je crois la police elle peut pas viendre arracher le chèque que je a collé, à cause que je<br />

a remboursé la caisse, avec mon argent de poche qu’elle donne ma tutelle, alors c’est pareil pour la<br />

caisse si c’est lui ou c’est moi qui paye ce gâteau. En plus ça me faire le bonheur immense je lui a<br />

faire un cadeau – il le sait pas bien sûr sinon je être toute rouge morte timide perdue…)<br />

-- vendredi trente et un décembre deux mille onze --<br />

Je suis fière : jusqu’à la dernière seconde, avec mon amour Gérard, je a réussi de pas pleurer, pas<br />

clater ne sanglots, je crois on dire. Je a être presque forte jusqu’à la fin du monde, et… ne la seconde<br />

que j’a croisé ses yeux ce soir, oh… pas en colère que je tellement triste, mais… comme si, n’en silence,<br />

ses yeux ils dirent : « pauvre manemoiselle, vous souffrez, je le vois bien, je vous souhaite de<br />

aller mieux, un jour »… Oh, si merveilleux gentil à infini. Sans savoir que je être une débile que va<br />

retourner chez les débiles. Fini 2011, fini Lille, fini la vie (fini le revoir, fini mon cœur, morte, morte,<br />

morte…). Heureusement, il me reste ce journal de mes vendredis bien-aimés, depuis trois ans et demi,<br />

plus que 150 perles de bonheur, dans mon cœur, dans ma poitrine, dans mon oreiller après, dans<br />

son épaule, pas pour de vrai. Je l’aime je l’aime je l’aime Gérard. Je vivra aussi longtemps que son<br />

souvenir il reste net et pur et beau, si beau, et si gentil, à infini… Et puis… adieu la vie. Même au Paradis,<br />

si ça existe, il y aurait un milliard de femmes autour de lui, je pourra jamais le revoir, alors ça<br />

sert à rien, je préfère passer sous les roues du train, et avoir les piqûres de feu de punir de mourir<br />

exprès, tant pis. Même si j’a si peur le train qui arrive, les roues métal…<br />

* * *<br />

Chère <strong>Ma</strong>dalena Agusto,<br />

J’ai bien réussi à lire, je crois, les deux pages de Patricia que vous m’avez envoyées, et… j’ai<br />

envie de me tuer à coups de gifles… Comment ai-je pu être con au point de passer trois ans et demi<br />

sans lui tendre la main, Patricia chérie ? Elle aussi a gardé ses sentiments secrets, mais la timidité<br />

c’est normal et c’est beau côté féminin. Moi ce qui m’a coincé, paralysé, c’est que j’avais été jeté par<br />

sa sosie quand on avait quinze ans, qui a refusé de me revoir après la falaise, qui a refusé de<br />

m’envoyer une photo d’elle, alors je croyais miraculeux de revoir Patricia en restant déguisé en client<br />

anonyme. Quel imbécile !<br />

<strong>Ma</strong>dalena, êtes-vous vraiment sûre qu’elle est devenue aveugle et sourde ? Est-ce<br />

qu’entendre ma voix ne pourrait pas être le déclic, la ramenant à la vie ? Peut-on essayer ? Pouvezvous<br />

en parler aux personnes en charge de cela ?<br />

Avec mes chaleureuses amitiés, et mes remerciements infinis,<br />

Gérard Necey<br />

(joignable au téléphone à l’usine – numéro 03 20 48 44 03 demander Gérard Necey)<br />

* * *<br />

308


Gérard Nesey, nouvellement baptisé, et Patricia Niezewska sont heureux<br />

de vous faire part de leur mariage religieux<br />

(PACS civil, suite à refus administratif de mariage civil),<br />

célébré en l’église Santa <strong>Ma</strong>ria dos Ramos,<br />

de la communauté hispano-philippine du Nord de la France.<br />

Ils remercient le monde entier, notamment leur bienfaitrice Sainte <strong>Ma</strong>daléna…<br />

309


ÉNERVANT UN PEU<br />

Gérard avait prévu, cette journée de congé, de relire des vieux papiers : des histoires qu’il<br />

écrivait, autrefois. Enfin, il avait dactylographié les plus jolies et les plus poignantes, mais… ça répondait<br />

aussi à une logique de groupage en recueil, et il se souvenait que d’autres nouvelles plaisantes<br />

n’avaient pas trouvé leur place, pour une raison ou une autre. Il envisageait de taper un recueil numéro<br />

2.<br />

<strong>Ma</strong>is… à relire ça… il n’était pas « content », pas emballé. D’abord c’était écrit très très minuscule<br />

(à l’époque – à seize-vingt ans – plus il s’appliquait et plus il écrivait petit, mais ça faisait un<br />

tiers de millimètre pour les « a » ou « e », 1 millimètre pour les « p » ou « d »… diffcile pour ses yeux<br />

vieillissants – bientôt la trentaine – ou fatigués par le travail sur chaîne de montage. Enfin, il aurait pu<br />

acheter une loupe, OK. Non, mais le pire c’était… la façon d’écrire, qu’il… n’aimait plu’. D’accord,<br />

c’était des sentiments, écrits comme ressentis, avec plein de points de suspension pour les silences,<br />

façon cinéma, mais… ce qui est évident comme « background », arrière-plan, pour le rêveur, le personnage,<br />

ça l’est pas du tout pour le lecteur qui redécouvre ça, avec des malentendus possibles, et<br />

des contradictions d’interprétation en cours de route. C’est pas plaisant du tout, ça gâche la douceur<br />

tranquille qui est sensée émaner du texte, triste et pur. C’est raté.<br />

Depuis, Gérard écrivait très différemment : enfin, c’était toujours le même grand principe,<br />

d’amour timide et pas sûr de la réciproque, entre introvertis, tendres. Et toujours les mêmes personnages,<br />

en mille variantes jouant à décliner la situation. Bien sûr, le personnage central (Paul) était son<br />

double, ex amoureux fou de Lucie (rebaptisée Sylvianne ou autre), et il tombait amoureux de la sosie<br />

de Lucie (qui s’appelait Patricia, mais il ne le savait pas, au début de chaque histoire). Il ne la connaissait<br />

que comme petite pâtissière à qui il achetait un petit flan chaque vendredi soir, à l’autre bout<br />

de la ville, près de la Sécu psychiatrique (il avait été là-bas pour ça, la première fois). <strong>Ma</strong>is il fallait<br />

expliquer ça à chaque histoire, presque, pour « comprendre, même si on commence la lecture par<br />

cette nouvelle là, sans avoir lu les précédentes – à cause d’un titre plaisant ou quoi ». Enfin, il ne faisait<br />

pas ça pour un lecteur « externe » mais pour lui-même plus tard, ce qui était la situation présente,<br />

vis à vis des écrits de ses vingt ans. Pas facile. Enfin, il ne mettait pas tout à la poubelle, même : il ne<br />

mettait rien à la poubelle, il envisageait de trouver des idées de nouvelles nouvelles. Notamment<br />

parce que cette idée de sécu psychiatrique sonnait mal – enfin, ça introduisait sa tentative de suicide<br />

passée (ou ses deux tentatives, selon les cas), mais un médecin traitant peut renouveler les ordonnances,<br />

c’est pas très crédible. Là, la nouvelle qu’il s’apprêtait à entamer s’appelait « Libération », pas<br />

comme le journal célèbre (référence à Libération de Paris des Allemands ?) mais sans doute libération<br />

vis à vis du monde extérieur, il a souri, le sujet lui plaisait.<br />

Toc-toc… (à sa porte). Et merde, on peut pas être tranquille ? Enfin, il avait débranché la sonnette<br />

pour ça, mais…<br />

Toc-toc, encore, et… c’était trop fort, comme pulsion en lui : il y avait une chance sur sept<br />

milliards que ce soit Patricia qui tape à la porte… (à supposer qu’elle existe, qu’elle fasse partie des<br />

sept milliards d’humains présents sur cette planète)… Il s’est levé. Et il est allé ouvrir, le cœur serré.<br />

C’était un monsieur, sur le seuil, sans intérêt. Un monsieur asiatique, indonésien ou comme<br />

ça.<br />

– Votre sonnette ne marche plu’ monsieur Nesey !<br />

Non, elle est débranchée. Pardon – succès de bricolage.<br />

– Il y a écrit « G » ? Nesey ! Vous êtes bien « Paul » Nesey !?<br />

… … (Il en restait bête, abasourdi). <strong>Ma</strong>is il n’a pas répondu, à haute voix : « non, mon personnage<br />

Paul, il s’appelle Paul Moulin ».<br />

– euh, « Gérard » Nesey, pardon…<br />

Une erreur, coïncidence ?<br />

– Y’a que vous ici ? Y’a pas un Paul ?<br />

Non, pas « en vrai » :<br />

– y’a que moi, et le poisson rouge qu’on m’a offert, imposé. « Petit poisson », il s’appelle. Lui. Pas<br />

Paul non plu’.<br />

Le monsieur a froncé les sourcils, sortant un portefeuille. Et puis il a extrait une petite carte<br />

blanche, et il lui a présenté, trois secondes. Il y avait des choses écrites dessus, et elle était déjà remballée.<br />

Et le portefeuille rangé.<br />

– Bien, monsieur Nesey, je peux entrer ?<br />

?<br />

– je sais pas… non…<br />

310


Il a sursauté. Fronçant encore plus les yeux. Il a ressorti son portefeuille. Euh, ç’avait peutêtre<br />

été une carte de la police, valant laisser-passer. Au cinéma (américain), c’était tricolore, il croyait<br />

se souvenir, lui, mais en « vrai » ? <strong>Ma</strong>is ce n’était plus sa carte qu’il montrait, mais une photo :<br />

– Est-ce que vous reconnaissez cette personne ?!<br />

? Une toute jeune fille, jolie, très jolie, ressemblant un peu à Lucie (forme du menton ?). …<br />

Patricia ???<br />

– Hein, vous la connaissez ? n’est-ce pas !<br />

Hein ? C’était le monsieur de tout à l’heure, qui le regardait. En étant au bout du bras qui tenait<br />

la précieuse photo, oh… <strong>Ma</strong>is, le bras s’est replié, ramenant la photo dans le portefeuille, et celuici<br />

rentré dans la veste, salaud… Peut-être répondre Oui, pour avoir droit de la regarder encore, sans<br />

que le monsieur s’en aille. Oui, du menton.<br />

– Monsieur Nesey, quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?<br />

Il a… respiré, pas soupiré, tout à fait, cherchant les mots. « <strong>Ma</strong>is… elle existe pas » semblait<br />

impossible à dire, vue la photo. Et on ne dit pas ça à un policier officiel ou quoi. Oh-là-là…<br />

– euh, non je… disais ça comme ça… je veux dire : elle a l’air gentille…<br />

Le monsieur était tout bizarre, contrarié, presque en colère.<br />

– Vous l’avez jamais vue ?!<br />

Patricia… Il hésitait à dire « si, dans mes rêves, chaque nuit… et en m’endormant, elle est<br />

mon oreiller, dans mon épaule, fidèle gentille »… <strong>Ma</strong>is ça se dit pas, à l’extérieur, aux gens.<br />

– non, non… excusez-moi…<br />

<strong>Ma</strong>is, s’il partait et…<br />

– euh, msieu’… vous… pourriez me laisser la photo ? Si je la rencontrais…<br />

– Ta gueule !<br />

Euh… Le monsieur le pointait maintenant du doigt :<br />

– Je prends note, ptit gars ! Ça je… prends note : tu l’regretteras !<br />

Et il est parti. Vers l’escalier. Et il n’y avait plu’ personne. Pfouh… Et il est resté là, un moment,<br />

perdu, secoué, à regarder le paillasson par terre. Et puis il a refermé, faiblement. A clé, oui.<br />

Soupir. Il est allé voir Petit Poisson. Lui donner des miettes-trucs à manger.<br />

– tu t’appelles Paul, toi ?<br />

Petit Poisson a fait une bulle, en goinfrant trois pétales de daphnies ou quoi. Lui, Gérard, il<br />

regardait dans l’eau, il se demandait : « elle existe, Patricia ? Qui peut savoir que je serai amoureux<br />

d’elle quand je la rencontrerai ? ». Ça paraissait aberrant, impossible.<br />

Petit Poisson remontait à la surface, croquer une autre bouchée.<br />

– éh, Petit Poisson, est-ce que je m’appelle Paul ?<br />

Petit Poisson n’a pas croqué son truc, du coup, et… Petit Poisson a dit :<br />

– Non, Gérard.<br />

Alors… Gérard a baissé les yeux. Longtemps. Faible. Cassé même, peut-être. Quand, entre<br />

ses doigts… une main, toute douce… Patricia…<br />

…<br />

.<br />

« Libération », en un sens, oui…<br />

(07/10/1983+01/03/2012…)<br />

311


TCHING-TCHONG-COO-KING<br />

Gérard souriait, heureux. Sa petite pâtissière chérie emballait son 141 e flan, ce 141 e vendredi<br />

soir du monde… Enfin, il y avait eu d’autres vendredis avant, mais – en un sens – il n’était pas « né »,<br />

pas encore amoureux, pas au courant qu’elle existait, petite chérie… Avec le visage de « Lucie autrefois<br />

», sur une petite naine, bègue toute douce et faible… Miracle au plus haut des cieux… (elle<br />

avait une croix chrétienne autour du cou, petite polonaise gentille, alors il essayait de penser chrétiennement,<br />

un peu).<br />

Elle finissait le paquet, souriante jolie, il a posé ses trois pièces. Un, zéro vingt, zéro vingt.<br />

Même si elle rendait parfaitement la monnaie. Juste pour lui faciliter la gestion de caisse, essayer.<br />

Etre une aide plutôt qu’un problème. Et c’est pour ça aussi qu’il taisait ses sentiments – après le<br />

drame de Lucie l’envoyant promener en comprenant la situation… (il y a quatorze ans, ils allaient avoir<br />

seize ans).<br />

– m… mèhci m… meu-s… sieu…<br />

– Merci, manemoiselle, ‘soir…<br />

En prenant le paquet, en échangeant un sourire avec cette merveilleuse petite.<br />

– s… soih, m…meu-s… sieu…<br />

Et il est sorti, heureux, immensément heureux. Comme d’habitude. Le miracle s’était encore<br />

« re-produit » une fois, plutôt, même si elle allait sans doute se marier avec Monsieur Univers demain<br />

ou après-demain, quitter ce trop dur métier (avec des clients méchants, souvent, pardon). Enfin, on<br />

verrait bien, quand le moment serait venu… Un bus arrivait, là-bas, au bout de la rue, il arriverait peutêtre<br />

à temps à l’arrêt, peu importe.<br />

– Eh, msieu !<br />

Une dame, au milieu du chemin. Avec un chignon, lunettes.<br />

– mh ?<br />

– Msieu, est-ce que c’est VOUS ? qui vnez là-bas acheter un flan, chaque vendredi soir, seulement le<br />

vendredi, depuis 140 fois déjà (environ) !<br />

??? Hein ? Oui, mais…<br />

– Oui ou non !?<br />

– euh, oui, pardon. Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?<br />

Elle a poussé un énorme soupir.<br />

– J’vous èspliquerai, j’ai pas l’temps là ! Déjà deux heures de plus qu’mon boulot, ça commence à<br />

bien faire !<br />

?<br />

– pardon.<br />

Elle a souri, soupiré.<br />

– OK, j’vois l’genre ! Pas étonnant ! Enfin !<br />

Hein, le genre de qui ? de lui ? Qu’est-ce qu’il avait fait de mal, à sa petite chérie, semblant<br />

l’avoir dénoncé ? La dame ne semblait pas de la police, donc pas une crainte de viol, ça semblait<br />

juste que « l’intuition féminine » détecte les amoureux secrets, pardon, oui, peut-être, et on n’a pas le<br />

droit de déranger ainsi l’aimée, pardon…<br />

– J’vous convoque lundi matin ! à mon bureau !<br />

– votre bureau ? lundi matin ? euh, je… travaille, normalement…<br />

– <strong>Ma</strong>is j’m’en fous, moi ! Djà deux heures de plus, pas payées ! Et j’suis pas cadre du privé ou quoi,<br />

qui gagne des millions et en échange, qui compte pas ses heures ! V’savez combien j’gagne ?<br />

– non, pardon.<br />

– Trois mille deux ! Moi Bac + 9 ! Avec dix sept ans d’ancienneté dans la fonction publique ! quatre<br />

ans d’ancienneté dans s’poste, mince ! Ça paye pas !<br />

– c’est trois fois plus que moi, avec dix ans d’ancienneté, pardon.<br />

– Ah non, mais si t’es dans l’privé, et pas cadre : ça paye pas ! Y vous traitent en esclaves ! ‘Faut être<br />

très con pour accepter, mais y’a qu’nous qui fzons la grève ! Pffh ! Ton patron à la con, y va rfuser<br />

qu’tu t’libères, s’t’enculé ?!<br />

– pardon, vraisemblablement, euh je comprends pas bien le sens de…<br />

– Ben ! Ou sinon ! Tu m’payes le resto ! Comme ça, c’est pas l’boulot, c’est des heures d’loisir, détente<br />

! <strong>Ma</strong>is un bon resto, pas un coin de bar pourri !<br />

Euh, il a regardé autour, s’il voyait une enseigne de restaurant. Non. Ou bien… « Cooking »,<br />

cuisson en anglais, ou cuisine, un restaurant ? ou un traiteur ? « Tching-Tchong Coo-King », peut-être<br />

restaurant asiatique, il n’avait jamais fait attention, pardon. Ou un nom ironique, à la française pour<br />

désigner l’Asie. La dame avait rigolé, en le voyant chercher une enseigne, et il n’a pas compris pourquoi.<br />

312


– C’est vrai qu’t’as l’air super-naïf, j’comprends mieux, un peu.<br />

Comprendre quoi ? Qu’est-ce qu’avait dit la petite jeune fille, à part sa revenue 141 fois ?<br />

– Et j’ai dit « TU payes » !<br />

Oui, pardon.<br />

– Ah-ah-ah ! J’adore !<br />

– euh, là, ça semble un restaurant asiatique, pardon. Vous adorez ? la cuisine asiatique…<br />

– J’connais pas ! Ouais, ça m’va ! ’L’occasion d’goûter ça ! Allez ! On grouille ! L’est dix-neuf heures !<br />

La pâtisrie va fermer, sans doute ! Faut pas qu’la naine me voit avec toi, surtout !<br />

??? La petite jeune fille n’était pas au courant de cette rencontre ? Et la dame ne disait pas<br />

« ma cousine » ou « ma petite sœur » ou « mon amie » ? Et parlait de boulot ? Ils se sont mis en<br />

route, pardon.<br />

– pardon, mdame, vous êtes euh… « assistante sociale » ? quelque chose comme ça ?<br />

– Non, docteur !<br />

?? Docteur ? A heure fixe ? A « ancienneté » ? « bureau » ?<br />

– de la sécurité sociale ?<br />

– Ouaip ! Docteur psychiatre !<br />

Aïe…<br />

– N’aie pas peur ! Ah-ah-ah ! T’as djà eu affaire à des psys !<br />

Beuh… l’ayant drogué après son suicide à quinze ans… Sans concevoir que le seul remède<br />

du monde était le sourire d’une sosie (de Lucie – mais puisqu’il ne leur avait pas parlé de Lucie, certes…).<br />

Ils arrivaient, la dame a poussé la porte, et une jeune fille chinoise est venue à eux.<br />

– Mèhieux-names !<br />

– Salut !<br />

– madame…<br />

– Une tabe deux pèhsonnes ? deux ?<br />

– Ben ouais ! Un peu loin d’la vitre, s’te plaît !<br />

– Ici, ’exemple !<br />

– OK ! Mouais, bof !<br />

– merci, mdame.<br />

Ils se sont assis. La dame amenait des menus, déjà. Et la psy a longuement lu, et demandé<br />

des explications à la jeune chinoise, serviable gentille. Entre petite pâtissière « polonaise » (comme<br />

Lucie) et petite restauratrice « chinoise », Gérard trouvait que les méchantes françaises, prétentieuses<br />

et fortes, (et prononçant nos R pas jolis,) ne tenaient pas la comparaison, tellement moins touchantes.<br />

La psy a commandé, le plus typique possible, quatre choses, et lui a juste demandé une<br />

omelette aux herbes vietnamiennes, et du riz « blanc ». La dame chinoise repasserait avec une carte<br />

desserts, plus tard. Préparer les premiers plats prendrait une vingtaine de minutes, ils avaient des<br />

grosses chips soufflées « pouh pat’ienter ». Gentille, oui. Il laisserait un pourboire (ça se fait au restaurant,<br />

il se souvenait son père faire ça, quand lui était enfant – il n’était pas retourné depuis, au restau).<br />

La psy a sorti un callepin, un stylo.<br />

– Ton nom, ton numéro sécu, adresse !<br />

– euh…<br />

Pourquoi ? Et pourquoi une psy (s’occupant de la petite pâtissière, pourquoi ?) lui demanderait<br />

à lui ces renseignements ? <strong>Ma</strong>is il ne voulait pas contrarier, il a sorti son attestation de sécurité<br />

sociale, avec tout marqué.<br />

– Ça te fait… vingt neuf ans ! Elle, elle en a vingt six !<br />

Sa petite pâtissière chérie ? Heureux de l’apprendre… (même s’il avait évalué son âge à 18<br />

ans + 3 ans de rencontres, soit 21). La dame a retranscrit les renseignements, lui a rendu sa feuille, il<br />

l’a rangé.<br />

– Est-ce que tu sais pourquoi j’m’adresse à toi ?!<br />

– euh, à moitié, pardon.<br />

– Dis-moi !<br />

Il a souri :<br />

– « moi »…<br />

– Hein ?!<br />

– non, pardon, c’est un jeu de mots. Euh… qui je suis pour elle ? ben, un de ses amoureux secrets,<br />

parmi mille peut-être, pardon.<br />

– Quoi ? Tu crois qu’elle est amoureuse de mille mecs ?!<br />

??<br />

– non, mille hommes, ou cent mille, sont amoureux d’elle.<br />

313


Là, la dame s’est esclaffée de rire, et elle s’est tapé violemment sur la cuisse, tant ça la faisait<br />

rire, mais ça lui a fait mal. Alors il a dit :<br />

– pardon…<br />

– Ouais, tu m’as fait mal, merde ! Ah-ah-ah ! Non : j’rigole ! Ben ! T’as rien compris !<br />

A quel sujet ?<br />

– Aucun mec au monde est amoureux d’une ptite crevure pareille !<br />

– si, au contraire.<br />

La dame ne semblait pas connaître la sensibilité masculine : l’espoir de protéger une toute<br />

petite jeune fille toute faible toute douce.<br />

– Bon, OK, un anormal comme toi, peut-être, mais un seul, et ça, elle peut pas l’imaginer, qu’un mec<br />

voudrait bien d’elle !<br />

Euh, pardon, il rougissait ou quoi, souriait sans faire exprès… <strong>Ma</strong>is il était pas beau, hélas, ça<br />

restait impossible, comme histoire…<br />

– Non, mais c’est pas ça l’problème !<br />

Oui, pardon, il s’est reconcentré, attentif. <strong>Ma</strong>is la petite dame chinoise a apporté des baguettes.<br />

– Vous p’end’ ceci ou cuillèh ?<br />

– Hein ?!<br />

La dame asiatique a montré comment ça marche, oui.<br />

– Hé, ça va pas la tête ?! Moi j’veux une cuiller, fourchette, couteau !<br />

– Et vous meuhieu ?<br />

– je vais essayer vos baguettes, pour voir.<br />

– Mèhci.<br />

Et elle est allée chercher des couverts, pour la psy, les a apportés, avant de repartir.<br />

– Eh, Gérard, t’es trop naïf, tu vas t’faire marcher dsu’ ! Eh, y sont en France, alors y mangent avec<br />

cuiller et tout, merde ! Ou comme y veulent dans leur trou à rat, mais le client a droit à…<br />

– oui, elle vous l’a proposé aussi, et apporté. Juste « proposé » le dépaysement en plus, d’essayer<br />

comme elle.<br />

– Hein ?! Connerie, oui ! Depuis la préhistoire, l’homme mange avec une cuiller (en bois ou ivoire ou<br />

quoi) ! <strong>Ma</strong>nger avec une branche d’arbre pas arrondie ni rien, c’est un truc de singe !<br />

Il n’a pas voulu la contrarier. <strong>Ma</strong>is il lui donnait tort, intérieurement. L’être humain est peut-être<br />

né en Chine, qu’est-ce qu’on en sait ? (les ratés à grand nez et peau blanchâtre étant chassés, car<br />

ratés… mais ayant généré, mille milliards d’années plus tard, une autre merveille : sa petite pâtissière<br />

polonaise chérie…). OK.<br />

– Ouais, on disait quoi ?! Ah oui : la naine !<br />

Oui.<br />

– euh, je… pourrais savoir son nom, pardon ? comme vous avez pris le mien…<br />

– Hein ?! Ouais, moi j’m’appelle Gilberte, et la naine, c’est… Patricia, je crois.<br />

Patricia, oh Patricia… (se dire « je l’aime, Patricia » ou – dans ses rêves – « je vous aime,<br />

Patricia »…).<br />

– Ah-ah-ah ! Ça a l’air : rien que ça, ça valait le coup d’me payer le restau’, hein ?<br />

Oui, sûr, pardon. Et il laisserait un GROS pourboire…<br />

– Ah-ah-ah ! Qu’il est con ! Eh, j’ai failli dire « qu’les mecs sont cons », mais non, là, tu la joues pas<br />

trop viril violeur, à larmoyer pour le prénom d’une petite naine !<br />

Pardon, euh… (Il a essayé de se redresser, mettre les épaules en arrière, essayer de se donner<br />

une carrure, un peu, pardon).<br />

– OK ! Ça va ! Repos ! Ah-ah-ah ! Non, l’truc c’est : tu la connais : elle dit trois fois rien, et bégayé<br />

inaudible ! La naine !<br />

Il a froncé les sourcils.<br />

– si, on comprend.<br />

– Me fais pas chier, c’est moi l’experte, Bac + 9 ! Alors ! Ouais, pour en tirer quèque chose (è m’était<br />

envoyée par sa tutelle, inquiète), j’l’ai hypnotisée !<br />

Oh, la pauvre, mais…<br />

– « inquiète » de…<br />

– Ben, avant d’venir à Lille y’a quatre ans, avant : deux tentatives de suicide, djà !<br />

Oh… pauvre pauvre chérie…<br />

– Et là, en échec d’insertion sociale, è va rtourner chez les débiles (à Douai), là d’où è vient ! La tutelle<br />

a dit : attention, besoin d’aide, médicale ! Camisole chimique ou quoi !<br />

Catastrophe… (La perdre à jamais, lui, mais…) pour elle, comme un effondrement du monde,<br />

en vue…<br />

314


– <strong>Ma</strong>is sous hypnose, éh, è bégaye plu’, sous hypnose, comme « en rêve », ah-ah-ah ! È m’a parlé de<br />

toi !<br />

Son sang s’est glacé. Il ne respirait plu’. Silence.<br />

– Ah-ah-ah ! Ça t’intéresse, s’qu’elle a dit, d’toi ?!<br />

Infiniment… (Ce serait sans doute les mots les plus importants de sa vie, de sa mort). « Un<br />

gêneur », « un type malsain » ?<br />

– Ben : « le pluss gentil monsieur de l’Univers » ! « Le seul gentil du monde » !<br />

Hein ?<br />

– Et « le pluss beau de la Terre entière » !<br />

Non, bien sûr.<br />

– Eh ! Elle est aveugle ! T’en as jamais entendu parler ?!<br />

– mais c’est moi qui suis amoureux, pas le contraire…<br />

– Si ! Ah-ah-ah ! Qu’vous êtes cons, tous les deux !<br />

– euh, je l’épouserais, si jamais, euh…<br />

– Si è tombait enceinte ?! Ça risque pas : d’après l’dossier, elle est malformée, incapable de baiser,<br />

même. A moins qu’tu t’la joues pédophile : paf, dans le cul ! È serrera les dents, mais pas<br />

d’grossesse, non ! Pas d’marriage, alors !<br />

– l’épouser pour lui offrir le refuge de chez moi, et ma tendresse, infinie…<br />

– Qu’il est con, lui !<br />

<strong>Ma</strong>is la dame chinoise apportait…<br />

– Nem et houleau de p’intemps.<br />

– Ta gueule, la chinetoque !<br />

– merci madame.<br />

– Euh, omelette plus tah… pas fini cuisson…<br />

– pas de problème, je voulais dire : merci de votre service, madame Giberte est un peu énervée, mais<br />

ne vous sentez pas insultée, pardon.<br />

– Ah-ah-ah, qu’il est con ! « Le pluss gentil du monde, à La Naine » !<br />

315


DIRE MERCI, SIMPLEMENT, ESSAYER<br />

– m… meu-s… sieu… j… je s… sais p… pas k… comment dihe…<br />

Aïe, sa petite pâtissière chérie, en cette 141 e visite, n’allait pas se contenter de servir et encaisser.<br />

Sans doute dire que les amoureux secrets sont indésirables, invités à s’abstenir, de revenir,<br />

pardon.<br />

– que… que…<br />

Que on a pas le droit de venir, faire semblant d’acheter un gâteau, pour l’admirer, sans déranger<br />

? Si, c’était sans doute déranger, pardon.<br />

– que… j… jamais t… toute ma vie k… quèqu’un n… n’aussi j… gentil n’avec moi, k… que vous…<br />

??? Parce qu’il avait pris sa défense contre la cliente vieille folle, il y a trois mois ? Ça paraissait<br />

impossible, qu’elle s’en souvienne, trois mois après.<br />

– p… pouh… hemèhcier, s… si je sehais hiche… j… je vous n… n’achètehais n… ne billet b… bateau<br />

p… pouh ne pihippines… ne t’ouver v… vahiné, t… t’è belle…<br />

? Les Philippines ? Ou Tahiti, ou Hawaï, oui, les jeunes filles austronésiennes sont les plus<br />

belles du monde, mais c’était trop tard : lui, son cœur avait chaviré pour sa petite pâtissière naine et<br />

polonaise (sans doute), adorée, à jamais, pardon.<br />

– Merci…<br />

Il n’avait bien sûr pas le droit de dire « mais je préfère vous-mêmes », ni même « mais j’ai<br />

déjà une passion ici » au cas où elle ne sache pas que ça la concernait elle, et que – au cas où elle<br />

soit amoureuse de lui – au cas où ce soit en secret – au cas où… chuuut…<br />

– m… mais j… j’a pas n’ahgent p… payer n… ne bateau, ne t’ain.<br />

Le train qui mène aux îles ? Ne pas se moquer d’elle, la géographie ça intéresse certains plus<br />

que d’autres.<br />

– C’est pas grave. Merci, c’est l’intention qui compte. Merci à vous.<br />

Elle a rougi, souri. Silence.<br />

– m… mais k… comment v… vous hemèhcier… ?<br />

Il avait une furieuse envie de dire « devenons amis, en dehors du magasin », mais ça risquait<br />

de tout gâcher. Alors :<br />

– Vous pourriez me dire votre prénom. Par exemple.<br />

Elle a cligné des yeux, sans comprendre. Elle a même retiré la main du pliage pour la mettre à<br />

sa bouche, comme craignant de dire une bêtise.<br />

– p… pat’icia…<br />

Patricia, oh merveilleuse petite Patricia chérie… <strong>Ma</strong>gnifique… <strong>Ma</strong>is, de le voir sourire, heureux,<br />

la déconcertait toute, elle souriait quand même, clignait des yeux. Il a expliqué :<br />

– Voilà, c’est mon cadeau. <strong>Ma</strong>nemoiselle Patricia, je suis tellement heureux de connaître votre nom,<br />

trois ans après…<br />

Elle a baissé les yeux, rougi très fort… Mh ? Comprenant que c’était une déclaration d’amour<br />

(implicite) ?<br />

– m… mais…<br />

Aïe. Oui, elle allait additionner 2 et 2, et tout démolir à ce doux instant, pardon.<br />

– que… que j… je vous dihe m… mon nom, que vous f… faih s… souhih…<br />

Oui, sourire, heureux, pardon.<br />

– s… c’est l… le plus g’an monheuh n… ne toute ma vie…<br />

Hein ? « Le plus grand bonheur de toute (sa) vie » ? Pauvre chérie, malheureuse ? depuis<br />

toujours ? sans les milliers d’amants qu’il supposait (puisqu’elle n’avait pas de bague de fidélité)…<br />

– k… comment j… je peux hemèhcier n… n’à n’infini, n… ne ça au-ssi… ? en… en pluss…<br />

Il a souri, immensément.<br />

– Facile : vous accepteriez qu’on se promène ensemble, dehors, le samedi matin, ou dimanche aprèsmidi.<br />

Promenade, je sais qu’on est pas bien bavard, tous les deux.<br />

Elle pleurait de joie, elle a fait oui, du menton. Et puisque oui ne répondait pas à « samedi ou<br />

dimanche ? », ça semblait signifier « oui, on n’est pas bavards ».<br />

Une dame entrait, hélas.<br />

316


CATACLYSME SEMI-ASIATIQUE<br />

Etant enfant, Gérard rêvait d’épouser une petite amérindienne « quand il serait grand », peutêtre<br />

inspiré par le personnage « La Gerboise » dans la bande dessinée Loup Noir de l’illustré Pifgadget.<br />

Pourquoi cette petite brune aux traits un peu asiatiques ? alors qu’à l’école maternelle, il avait<br />

songé « épouser » une petite blonde slave, Natasha Diclementov, gentiment rachitique… Cette contradiction<br />

allait le poursuivre toute sa vie, et plus encore, s’il y a un au-delà…<br />

Bien sûr, son cœur n’était pas encore né, quand il était petit gosse. <strong>Ma</strong>is à 13 ans, la fascination<br />

pour les bizarres caractères cyrilliques, dans sa collection de timbres du Monde, l’a conduit à<br />

choisir russe en seconde langue vivante, et dans le groupe de douze élèves « anormaux » ayant fait<br />

ce choix : une jolie petite blonde, Lucie, et une jolie petite vietnamienne, Dhu-Wang, son cœur naissant<br />

allait craquer, là. Presque fatalement. Enfin, le mot « jolie(s) », le mot « petite(s) », ce n’était pas<br />

le cœur du sujet, du « problème »… sa tendresse, naissante, s’est surtout attachée à elles en tant<br />

qu’anormalement réservées, effacées, adorables selon lui – introverti préférant les introverties. Quand<br />

les « grandes » se plaisaient à bavasser, fumer des cigarettes, gonfler la poitrine, les deux petites –<br />

voûtées timides – se faisaient oublier, et il ne voyait donc qu’elles (les autres n’existant pas). Enfin,<br />

pour être tout à fait honnête, son cœur avait choisi Dhu-Wang, et il a pleuré d’émotion, tout seul, en<br />

lisant le vers d’Eluard « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur »… hommage à sa petite perle<br />

aux yeux bridés. <strong>Ma</strong>is il n’avait rien compris, il aurait dû réfléchir : son idéal de petite amérindienne<br />

n’avait pas les yeux bridés du tout, seulement le joli petit nez asiatique. Enfin, il a renoncé à son projet<br />

d’études techniques (aéronautiques, à terme) pour maximiser ses chances d’être dans la classe de<br />

Dhu-Wang, et la chance a couronné ce projet de succès. A 15 ans dans la classe de Dhu-Wang (et<br />

Lucie) il attendait de passer le Bac près d’elle, avant – qui sait – d’envisager une amitié… sans alibi<br />

scolaire. <strong>Ma</strong>is tout s’est effondré quand elle a avoué (en cours de Russe, chahuté) qu’elle sortait en<br />

boîte tous les samedis soirs, à la recherche d’un vrai beau mec, mûr… Ainsi va l’adolescence, les<br />

déceptions sentimentales, et pan sur le bec, il cafardait un peu… Et le sourire vers lui, tendre et timide<br />

de Lucie, comme fidèle… il est tombé fou amoureux de la blonde Lucie, petite polonaise chérie. Et<br />

immensément amoureux, il serait mort pour elle, pour la défendre contre les méchants ou quoi – son<br />

penchant vers Dhu-Wang paraissait ridicule, histoire de gosse. Il est sorti au cinéma avec Lucie, ils<br />

avaient seulement cinq-six ans à attendre, et une vie à deux devenait vraiment envisageable… Son<br />

cœur cognait. <strong>Ma</strong>is quand elle a refusé sa deuxième invitation, lui a fait la gueule, il est mort (tombé<br />

de la falaise, dans la montagne, l’été suivant). Les publicités pour les rasoirs bi-lames auraient pu<br />

attirer son attention : la première lame, asiatique « made in China », coupe un morceau, puis la<br />

deuxième lame, slave d’Est-Europe, arrache tout, ne laissant rien. Fini. Menton propre, oui, dit la publicité.<br />

Planète propre sinon, débarassée d’un romantique n’ayant rien compris.<br />

Enfin, les toubibs ayant plâtré et recousu, drogué, ce qu’ils ont ramassé dans la montagne, un<br />

Gérard (officiellement) a continué à « vivre », manger/chier/dormir en tout cas. Il allait recommencer<br />

de son quatrième étage, Lucie refusant de le revoir, mais un professeur de <strong>Ma</strong>ths lui a révélé que<br />

Lucie admirait les Médecins, alors – une fois libérée de ses soucis de 15 ans, de premier amant circoncis<br />

ou musclé – peut-être qu’elle reviendrait vers lui devenu Médecin Sans Frontière, s’oubliant un<br />

peu pour se dévouer admirablement à autrui. <strong>Ma</strong>is… en fac de médecine, nouveau sujet de terreur :<br />

les deux plus belles filles de la promotion étaient Hélena la petite blonde, et sa <strong>copine</strong> Wong-Wan la<br />

petite vietnamienne. Il s’est enfui en courant.<br />

« Emigré » loin à Lille, à mille kilomètres de Toulouse, devenu ouvrier non qualifié, il a vivoté,<br />

sans sortir de chez lui, écrivant des nouvelles le soir, week-end. Histoires d’amour, avec une petite<br />

blonde, ou petite asiatique, bien sûr. <strong>Ma</strong>is quand Lucie a eu vingt cinq ans, il l’a cherchée dans<br />

l’annuaire, et… elle n’était toujours pas mariée, incroyablement. Il a téléphoné, et elle lui a dit refuser<br />

une rencontre, exiger qu’il aille voir un psychiatre. Il est donc tombé du cinquième étage – peu lucide,<br />

avec les antidépresseurs ou quoi lui embrumant le cerveau, sinon il aurait sauté du ciel, club de<br />

« parachute ». Enfin, plus exactement : les trois semaines de coma, ensuite, ont effacé en partie ses<br />

souvenirs, mais il est très possible qu’il soit allé à l’aéroclub, avant de fuir parce que la pilote était une<br />

asiatique lui souriant… <strong>Ma</strong>lédiction, et il est sorti de l’hôpital finalement, avec une prothèse métallique<br />

sous le genou gauche, à cause de l’amputation pour infection. « C’est la vie », ils disaient.<br />

Avant d’essayer le train « des vacances » (la tête sur le rail, dans le tournant du passage à<br />

niveau Roosevelt), il est quand même allé à la convocation Sécu du 29 Juin. La psy débile n’a rien<br />

compris, comme d’habitude, répétant ses conneries freudiennes, il est ressorti. Et puisqu’il avait presque<br />

deux heures de bus pour trajet, il a voulu acheter une bricole en guise de repas du soir, sans<br />

devoir cuire des nouilles nocturnes. Quand il a vu la première enseigne « Restaurant asiatique », il a<br />

été pris de panique, il a couru, et il s’est engoufré, plus loin, dans une pâtisserie bien franchouillarde,<br />

croissants mille-feuilles. <strong>Ma</strong>is… la petite employée n’était pas une latine cigarette au bec et<br />

317


« moustache sous les bras », mais… une petite naine immensément jolie, quasi sosie de sa Lucie<br />

(Nolowski), polonaise à l’évidence… Les jambes coupées (et le moignon douloureux après sa presque<br />

course à prothèse, pardon), il est resté, ahuri, hébété. Et… la petite jeune fille lui a souri, avec une<br />

infinie douceur, oh… Et lui servir son flan et sourires encore. Et… il est revenu, la semaine suivante,<br />

sans s’être tué, encore, attendant son froncement de sourcils, avec les mots qui tuent : « pour un gâteau,<br />

OK, mais me regardez pas comme ça, ou bien je vous vire, j’appelle la police ». <strong>Ma</strong>is non, elle a<br />

rougi, le reconnaissant, toute toute timide émue, pas hostile. Elle a remplacé son « m… mèhci, m…<br />

meu-s… sieu » d’au revoir par « m… mèhci n… n’inf-fini… v… voteu heviende… » (Merci à l’infini de<br />

votre reviendre ?). Et… fou amoureux, retombé, il est revenu ainsi, chaque vendredi soir, trois ans et<br />

demi, faisant semblant d’être client fidèle, habitant à côté, achetant ce petit flan-coco comme il aurait<br />

acheté un autre truc, papier à chiottes ou quoi, pardon.<br />

Ce qui l’a fait disjoncter, après ces trois ans et demi de bonheur, c’est le remplacement – à<br />

l’usine – de l’infirmière <strong>Ma</strong>’me Dupont par une petite cambodgienne jolie… Déchiré, il a su qu’il allait<br />

être écartelé, les membres arrachés. Alors, avant sa première convocation médicale, 12 Janvier, et<br />

puisque son anniversaire (non célébré – il avait refusé l’invitation familiale) n’était passé que depuis<br />

une semaine, il a tenté le geste dément qui pouvait bouleverser l’Univers, déjouer le rasoir bi-lame : il<br />

a adressé la parole à sa petite pâtissière chérie. Pendant qu’elle emballait le petit flan habituel :<br />

– <strong>Ma</strong>nemoiselle… c’est… mon anniversaire, là… trente ans…<br />

Elle a levé les yeux, immensément surprise qu’il parle lui, comme les gens, sans plu’ rester<br />

silencieux comme elle. Et puis elle a souri, gentiment, fait Oui. <strong>Ma</strong>is le plus grave a été le mot qu’il a<br />

osé ensuite :<br />

– Si je vous invitais à mon anniversaire… vous accepteriez… ?<br />

Il attendait sa demande pour qu’il se baisse, prendre la paire de gifles, qui allait l’aider de manière<br />

décisive, pour trouver la force d’affronter le train. <strong>Ma</strong>is elle a rougi, souri, immensément. Silence.<br />

– m… m… moi… ?<br />

– Oui, pardon.<br />

Rougeur, confuse…<br />

– n… n’appohter f… flan t… tombien n… ne pèhsonnes… ?<br />

Hein ? Envisageant de répondre oui, croyant à une manœuvre pour un gâteau gratis ? Il s’est<br />

enfoncé, condamné :<br />

– Non, je ferai le flan coco, j’en fais tous les dimanches. Et c’est pas pour un gâteau, amenez seulement<br />

– je vous en supplie – votre sourire…<br />

Ce n’était pas explicitement « je vous aime », mais allaient éclater les mots lucie-iens : « fichemoi<br />

la paix, barre-toi », l’aidant de manière décisive, pour le train. Héléna avait dit « ceux qui restent<br />

au fond d’l’amphi, qu’y se barrent, qu’y nous laissent la place au concours, yes ». Natasha avait peutêtre<br />

dit « vas t’en déménage, c’est dans ta tête, seulement, tes projets idiots, pour nous ». La petite<br />

bègue jolie cherchait les mots, visiblement.<br />

– k… comment n…<br />

Silence. « Comment n’osez-vous ? », sans doute. Il lui demanderait de frapper, gifler, ça<br />

l’aiderait, vrai.<br />

– k… comment n… n’aller… ?<br />

Hein ? « Comment vous n’allez ? » peut-être, dans sa langue, dite débile par les méchants,<br />

pardon.<br />

– ch… chez v… vous…<br />

Hein ? Comment aller chez lui ??? Elle envisagerait d’accepter ???<br />

– Euh, c’est… très très loin, en plus, pardon… deux heures de bus, deux bus, correspondance… pardon..<br />

Elle a soutenu son regard, chose immensément rare. Les yeux dans les yeux, longuement…<br />

elle était immensément belle, mais… demandait implicitement : « pourquoi faites-vous tout ce chemin<br />

pour venir me voir, chaque semaine ? ». Et… il ne savait pas choisir les mots, de la fin. S’il disait « je<br />

vous aime », est-ce qu’elle allait le gifler, ou fondre en larmes, à l’idée de « tuer » un homme, indirectement<br />

? Elle a baissé les yeux, comme « annulant sa question », il n’y comprenait rien.<br />

– s… c’est p… possibe…<br />

Hein ? Ben non, euh… ou bien, oui : son amant devait avoir une voiture Ferrari, y serait en dix<br />

minutes, trois cents à l’heure, il viendrait le tuer.<br />

– Oui, bien sûr : votre ami est invité aussi, je voulais dire.<br />

Et elle a fait Oui, comme pour dire « c’est bien comme ça que je l’avais compris », pas un<br />

rendez-vous d’amoureux, non, connard, pardon. Euh, vite… une dame entrait, merde.<br />

– Euh, je vous laisse un chèque, tout marqué.<br />

318


Enfin, rien marqué, en blanc, mais avec son nom et adresse marqués. Et elle pourrait marquer<br />

dix mille euros, ça éviterait le puzzle du testament impossible, qu’il n’avait pas su rédiger, les officiels<br />

ne cherchant sans doute pas à interpréter « ma petite pâtissière naine du 79 Rue Saint-Jean », préférant<br />

faire cadeau au gouvernement, dans le doute…<br />

Il a payé son flan, il a dit « par exemple le dimanche, je fais du flan, dans 2 jours, ou 9, ou 16,<br />

et cetera, oui, une vnue srait possibe ». Et elle a fait oui, en silence, troublée. Et il est parti, étonné,<br />

d’être encore en sursis, de ne pas devoir affronter le train. L’amant allait par exemple le défenestrer,<br />

du cinquième, espérons que ça marche, ou… installer des pieux pointus, sous la fenêtre en bas,<br />

quelque chose, il y réfléchirait. Ça s’achète où ?<br />

<strong>Ma</strong>is, ayant si honte de la saleté chez lui, si sa petite chérie venait avec le tueur, il a fait le<br />

ménage, en grand toute la nuit de vendredi à samedi. Puis toute la journée de samedi, jusque tard. Et<br />

le dimanche encore, et faire le gâteau, alibi, pardon, comme si de rien n’était. Jouant son rôle idiot, de<br />

naïf attendant sa belle. Il avait rebranché, samedi, la sonnette d’entrée, l’interphone, n’étant plu’ emmuré<br />

dans la solitude protectrice.<br />

Le flan cuisait… on était le matin, et il était persuadé que les « visites d’anniversaire » étaient<br />

l’après-midi, comme étant gamins, camarades de classe ; mais, avant onze heures, pendant que le<br />

gâteau cuisait donc, la sonnerie d’interphone… Il a fermé les yeux. Oui, ou le type lui mettrait la tête<br />

dans le four brûlant, actionnerait le bouton rôtissoire, broche dans l’oeil…<br />

Il a soupiré, il est allé décrocher, le cœur lourd. C’était la fin. Il espérait la voix de sa petite<br />

chérie, une dernière fois… tendrement… (pour lui, pardon).<br />

– allô.<br />

– ahô !<br />

Une voix féminine, comme chinoise, il a tressauté, horrifié, perdu, face au bi-lame venant tout<br />

casser, au programme.<br />

– monsieur, nous sommes entleprise asiatique, et nos ploduits numélo un qualité !<br />

Il a raccroché, très pâle. Oui, il avait oublié, les démarches de pub, sonnant aux portes, autrefois,<br />

avant qu’il débranche tout. <strong>Ma</strong>is… il savait que… cette petite chinoise, là, était immensément<br />

jolie, et venait le torturer, le détourner de son destin, tête dans le four ou sous les roues du train…<br />

Stop. Le sort est jeté. Stop. Aujourd’hui.<br />

Quand la cuisson a fini, le four a fait Ding, et il a sorti le moule à cake. Démoulé ça plus tard,<br />

vers treize heures, le métal moins bouillant. Il n’avait pas mangé ce midi, même si ça aurait pu alourdir<br />

le corps, accélerer la chute du cinquième (moins freinée par l’air, quoi qu’en ait dit Galilée ou Newton<br />

ou crotte), augmenter ses « chances » que ça marche.<br />

Et puis attendu, assis, dans le fauteuil, les épaules lourdes, le cœur sombre. Il n’avait pas<br />

peur des coups, de la douleur, il l’avait bien mérité : trois ans et demi à venir regarder son doux visage,<br />

aimé, « Luciette ». Silence, énorme.<br />

– Tuut !<br />

L’interphone. Cette fois, ça semblait le moment. Quinze heures quinze. Oui.<br />

– allô.<br />

– Allô ? Gérard Nesey ?<br />

Une voix fénimine, mais pas sa bègue petite pâtissière, ni un accent asiatique. Ouf. Peut-être<br />

sa sœur ou sa cousine, venue accompagner le tueur, au cas où la petite pâtissière ait craint qu’il<br />

n’ouvre pas à une voix masculine, non accompagnée.<br />

– oui, pardon.<br />

– C’est pour l’anniversaire, on vient.<br />

Oui.<br />

– je vous ouvre, y suffit d’appuyer quand ça fait bzz, je crois.<br />

– OK.<br />

Il a raccroché, et appuyer sur le bouton clé, longuement, cinq secondes. Et… soupirant, il a<br />

attendu là, debout, près de la porte. Pendant qu’ils montaient les escaliers, ou seulement le tueur<br />

montait, puisqu’il n’y avait pas d’ascenceur, pardon.<br />

Silence, de fin du monde. Voilà, c’est fini. C’était pas la peine. Les toubibs n’auraient pas dû le<br />

ramasser, dans la montagne. La lame blonde allait être la bonne, finalement. Pas l’asiatique, même si<br />

l’amant de sa petite pâtissière était peut-être japonais. Le tuant d’un atémi, simplement, bien, merci.<br />

Merci.<br />

– Dring !<br />

Oui. Il n’a pas regardé dans le judas, il n’y avait rien à craindre, puisqu’il demandait la mort…<br />

Il a ouvert.<br />

Et… ! Une asiatique ! Sans yeux bridés, mais brune, petit né, vahiné… ! Petite vahiné jolie…<br />

qui souriait.<br />

319


– T’inquiètes pas, elle est derrière moi.<br />

Oui, la petite naine jolie, derrière, pardon. Montée jusque là. Et… elles n’avaient pas de revolvers<br />

ni rien, il ne comprenait rien.<br />

– On peut entrer ?<br />

– euh, oui, pardon, merci, pardon…<br />

Il s’est effacé et elles sont entrées, il a refermé. Pas à clé bien sûr, pardon.<br />

– Une odeur de coco ! J’connais ça ! Ch’uis Tahitienne, j’m’appelle Tahiata ! Eh, tu connais son nom à<br />

elle ?<br />

Non, pardon.<br />

– Ben la naine, dis comment tu t’appelles !<br />

– l… la n… naine, p… pahdon…<br />

? Toute malheureuse, pardon, euh…<br />

– manemoiselle, moi, dans mes rêves, je vous appelle « Luciette ».<br />

Elle a relevé les yeux, avec une ébauche de sourire, merveilleux, comme touchée.<br />

– m… mèhci… m… mèhci, j… géhah…<br />

Oh… si touchante, merveilleuse… mais… (il était fou amoureux, oui, mais) quand est-ce<br />

qu’elles allaient le tuer ? Non ? Elles venaient manger un gâteau, ayant fait deux heures de bus… ?<br />

pour « ça », pour rien ? Non, il percevait une… inquiétude, comme un sentiment dramatique, caché,<br />

dans le visage si pâle de sa toute petite chérie – il avait estimé sa taille à un mètre vingt six, Tahiata<br />

étant simplement petite comme Lucie et Dhu-Wang, un mètre cinquante.<br />

– Tu nous fais visiter ?<br />

? Euh…<br />

– oui, euh… la fenêtre, la table, la chaise-fauteuil, pardon une seule place assise, euh…<br />

– On peut s’asseoir sur le lit !<br />

Oui, le lit une place, elles ne craignaient rien, clairement, pardon.<br />

– Et là l’coin cuisine ? Placard porte-manteaux ? On peut ranger nos trucs ?<br />

– euh, oui, pardon, euh…<br />

Il n’avait pas pensé à ça, quel con. Il a empilé des trucs pour libérer deux cintres.<br />

– tenez, oui, pardon, pardon.<br />

– T’èscuse pas tout le temps, on dirait la naine, ah-ah-ah !<br />

? Comme un compliment, même si non, pardon : femmelette, le contraire de ceux que devaient<br />

aimer la petite jeune fille.<br />

– Et là, c’est les toilettes ?<br />

– mh, salle de bains, toilettes, machine à laver, pardon.<br />

– Heureusement qu’tu t’èscuses, parce que c’est vachement grave, comme crime, d’avoir une machine<br />

à laver !<br />

– non, euh…<br />

Il voulait dire, euh… pardon de pisser et chier, puer.<br />

– Bon, la naine, comme on a dit, hein : tu devrais passer aux chiottes, hein ?<br />

?? Euh, oui, bien sûr pardon, trois heures de l’après midi, boire à midi, pardon. La petite jeune<br />

fille a posé la main sur la poignée de la porte, et levé vers lui des yeux larmoyants, qu’il ne comprenait<br />

pas du tout, du tout. Et puis elle est entrée, a refermé. Silence, et euh… il avait entenu dire que… les<br />

japonaises tirent la chasse d’eau avant d’uriner au travail, parce que faire pipi fait du bruit chez les<br />

filles, pardon. Dire quelque chose, faire du bruit :<br />

– euh, et j’ai démoulé le gâteau, là, il a un peu refroidi.<br />

– Ouais, c’est pour conbien de personnes ?<br />

?<br />

– euh, je sais pas… on peut faire trois parts correctes, je pense, par exemple.<br />

– Ouais, c’est un super anniversaire, dis, que tu nous fait : plein d’amis, musique et tout !<br />

? Silence.<br />

– j’ai… au monde, juste… le sourire de… manemoiselle, gentille…<br />

– Viens t’asseoir.<br />

? Sans attendre, ou… euh, oui, au contraire s’éloigner, pardon. Tahiata s’est assise au bord<br />

du lit, et euh… il savait pas où… le fauteuil était plus confortable, donc réservé à sa petite chérie, mais<br />

il se voyait mal s’asseoir sur le lit avec Tahiata, pardon.<br />

– euh, je vais rester debout, ça va, merci.<br />

– Assis-toi dans le fauteuil, et écoute-moi !<br />

? Il a obéi, il se lèverait quand arriverait la petite jeune fille. Qui tardait. Oui, pardon, il avait<br />

changé le rouleau de papier toilette avant-hier, pas de problème.<br />

– Si je suis venue, éh ! c’est que… à ton avis ?<br />

320


? Euh, oui, pardon.<br />

– je… respecte, euh… si elle… préfère les filles, je comprends…<br />

– Ah-ah-ah ! Non, tu comprends rien. Ouais, dans mon dialecte ça arrivrait pas, ça ! T’as dit « vnez<br />

avec votre ami-i », et tu crois qu’elle a entendu « avec votre amie-i-e » ! Ah-ah-ah, langue pourrie !<br />

– oui, pardon, désolé.<br />

– Non j’déconne, nous polynésiennes, on est françaises et on est plutôt contentes de ça ! Avec le RMI<br />

et tout ! RSA ! Allocations ! Ah-ah-ah ! Non, j’déconne.<br />

Pardon. Silence.<br />

– La naine, j’crois qu’c’est Patricia son nom, Patricia Nezewska, un nom comme ça, polak ! Une fois,<br />

au foyer social où on loge, y’a une fille qui dmandait si personne s’appelait comme ça ! Et, toute timide<br />

nulle, elle a osé dire que c’était « peut-être » elle !<br />

Pauvre chérie.<br />

– Bref, on n’est pas lesbiennes, c’est pas ça. On loge ensemble en foyer de paumées, et j’suis la<br />

moins méchante avec elle, alors l’èspression « votre amie », quand il a fallu chercher à qui elle pourrait<br />

demander…<br />

Oh… pauvre petite pâtissière chérie, sans amant, sans ami ni <strong>copine</strong> vraie, solitaire tristounette…<br />

– euh… pardon, j’aurais dû dire « éventuel » : votre copain, ou <strong>copine</strong>, éventuel(le)…<br />

– Ben non ! Elle aurait dit Non !<br />

???<br />

– L’est pas capable de prendre le bus toute seule, lire un plan. Eh, elle est handicapée mentale, t’as<br />

dû rmarquer quand même : trois ans et dmi qu’vous vous connaissez, è m’a répondu.<br />

Il a avalé sa salive.<br />

– oui, pardon.<br />

Euh… non :<br />

– je veux dire : oui, trois ans et demi, mais non, elle est pas débile, c’est méchant de dire ça, les gens,<br />

les toubibs débiles. Patricia compte parfaitement, rend la monnaie parfaite, toujours.<br />

– Ah-ah-ah ! Aveugle bouché, t’es !<br />

Oui. Amoureux d’elle.<br />

– Non, ch’t’èsplique. Donc. Elle avait bzoin d’une débrouillarde pour la guider ici, mais ! comment nous<br />

convaincre ? Bon, elle offrait ses vingt trois euros d’économies, moins que s’que j’gagne en deux heures<br />

au supermarché ! mais, è m’a dite, en secret, chuchoté : « c’est le pluss gentil monsieur de<br />

l’Univers, et le pluss beau du monde » !<br />

??? Non, bien sûr, euh… il n’y comprenait rien.<br />

– Ouais alors ! Et pouquoi elle m’a choisie moi ?<br />

La seconde lame faucheuse, asiatique ? et pacifique-amérindienne, liée ?<br />

– en tant que… asiatique… ?<br />

– Mouais, non. Nous les vahinés, on est classées austronésiennes, de Hawaï aux Philippines, on a<br />

pas les yeux tirés comme les chinn-toques.<br />

C’est vrai. <strong>Ma</strong>is les cheveux lisses comme les Chinoises, Dhu-Wang était une étrange Asiatique<br />

frisée, il y a plein de nuances, riches nuances. Comme les Polonaises et Germaines et blondes<br />

vénitiennes presque rouquines (l’actrice polonaise Spacek).<br />

– Dpuis <strong>Ma</strong>rilyn Monroe, c’est les blondasses qu’ont la côte, et les latines à s’décolorer ridicules avec<br />

les sourcils noirs ! Les négresses et les maghrébines, au foyer, è s’foutent de leur gueule, et des polaks<br />

nulles aussi !<br />

Outch, oui, il avait entendu parler des crêpages de chignon féminins, guère mieux que les<br />

mâles dominateurs se marchant les uns sur les autres.<br />

– <strong>Ma</strong>is ta polak débile, elle a entendu dire que tous les riches de France, les artistes célèbres, les<br />

héros, ils allaient en Polynésie, royaume des vahinés, les plus jolies filles du monde !<br />

? Euh, mais quel rapport avec… ?<br />

– peut-être, oui, mais… euh, pardon, je… préfère… elle, je crois…<br />

– Ah-ah-ah ! <strong>Ma</strong>is t’es pas sûr ! Alors è t’fait cadeau d’sa plus belle connaissance : moi ! (si j’accepte,<br />

mais elle est sûre, è te croit tellement merveilleux, ah-ah-ah !).<br />

– euh… Tahiata, je suis inquiet… plein de minutes, elle a peut-être pris un malaise, Patricia, mon<br />

dieu…<br />

– Non ! Elle attend, è s’fait oublier, comme si elle était pas là ! Juste venue pour qu’tu nous ouvres,<br />

pour qu’elle me présente ! è m’a seulement « supplié » de la garder comme « connaissance » quand<br />

on sera marié, toi et moi ! Ah-ah-ah !<br />

Oh…<br />

– mais c’est immensément beau à elle, de… se sacrifier… offrir… pardon…<br />

321


– Vu s’que t’es en vrai, c’est pas un cadeau, non, mais v’z’êtes tout aveugles tous les deux !<br />

– je l’aime, Patricia… pardon, euh… vous trouverez bien mieux que moi, Tahiata, vous êtes très très<br />

belle, mais je… je préfère elle, pardon, pour… raisons personnelles, traumatismes personnels…<br />

– Eh, attends ! Attends ! Moi j’suis pas que belle, j’suis super-intelligente !<br />

– oui, bien sûr, pardon… et pareil : en Patricia, j’admire sa beauté, infinie, mais je chéris aussi sa timidité,<br />

réserve gentille…<br />

– Bof, une carpette, nulle. <strong>Ma</strong>is bref, attends, c’est pas s’que j’voulais dire : « intelligente », j’voulais<br />

dire : dans ma tête j’ai réfléchi, j’me suis dit : « pt’être qu’c’est un mec super beau mais pas gentil en<br />

fait, juste amoureux d’elle ! bizarrement ».<br />

Il a approuvé du menton. Oui, amoureux, même si ça paraissait bizarre. Et euh… Non, pour la<br />

partie « super-beau » de la phrase, pardon.<br />

– Alors… faut que j’te fasse revenir sur Terre.<br />

Non, même classée handicapée mentale, naine, anémique, elle était la plus merveilleuse du<br />

monde, de l’Univers. Patricia.<br />

– Tu crois qu’elle est une femme ?<br />

Euh… femme ou jeune fille. Vierge ou non, il l’aimait toute pareil, platoniquement, de tendresse<br />

infinie…<br />

– Ben non ! Moi j’l’ai pas vue, mais des femmes du foyer, avec leur porte de douche toute pourrie qui<br />

ferme pas. Bref, ça èsplique pourquoi è prend pas d’tampax : elle a pas d’sexe !<br />

?<br />

– un ange féminin ? merveilleuse, petite chérie…<br />

– Non : elle a pas d’nichons ! C’est des trucs en plastique, pour pas qu’è s’fasse violer par des pédophiles<br />

en chasse ! Défoncer l’cul vu qu’elle a rien d’autre ! Comme un ptit mec, mais sans zizi et avec<br />

chveux longs, c’est ça qu’tu aimes ?!<br />

Oh… … …<br />

– Non, éh, Nesey. Respire. Ça va aller, Gérard. Oh.<br />

… … …<br />

– Elle (ou il) te l’aurait dit, mais trop coincé(e), pas capabe. Fallait juste que j’te dise ça, et après j’la<br />

sors des chiottes et on se barre. <strong>Ma</strong>is toi, fais pas d’connerie.<br />

Ou bien… avec un rasoir bi-lame, polonaise et asiatique, se trancher les veines, oui… Comme<br />

résumé d’une vie ratée…<br />

<strong>Ma</strong>is non, il n’est pas passé à l’acte, son cerveau a simplement… disjoncté. Tahiata a fait<br />

appeler les voisins, pour une ambulance, psychiatrique. (<strong>Ma</strong>is il n’ont pas trouvé le fusible, à réparer).<br />

Il n’a jamais su si – Patricia sans poitrine – c’était un canular, ou une triste vérité. Il a été emporté<br />

dans l’épidémie de grippe, trois ans plus tard, sans s’être « réveillé ». Ils ont dit que cette épidémie<br />

était très bénigne, avec 0,001% de décès, voilà, c’est bien, la vie. Pas besoin des médicaments<br />

d’Asie, des pays slaves, nos antibiotiques à nous ça suffit bien, ou même : inutiles aussi. Tout va bien,<br />

les vivables vivent.<br />

322


VIOLENCES SEMI-BESTIALES<br />

Oui, tout avait été mille fois trop beau, il comprenait que ça ne pouvait pas durer. Avoir invité<br />

sa petite pâtissière (secrètement aimée depuis trois ans et demi) « prendre un verre, au bar à côté »<br />

aurait dû déboucher sur une paire de gifles, coup de poing dans le nez, coup de genoux dans les<br />

couilles. <strong>Ma</strong>is elle avait accepté, rougissante timide, heureuse. Incroyable. Et depuis presque deux<br />

ans, ils se revoyaient le samedi matin, se promener, s’asseoir sur un banc, ou petit mur du parc Turus.<br />

Bonheur. Bonheur impossible. Et, quand il avait avoué – pour annihiler le possible malentendu – qu’il<br />

était (depuis sa deuxième tentative de suicide, en fait) « impuissant », avoué qu’il ne pourrait jamais la<br />

rendre heureuse, elle avait avoué la même chose en face : qu’elle était comme un ange, malformée,<br />

incapable de rendre un homme heureux. Et, pour lui prouver le contraire, il l’avait prise dans ses bras<br />

(sa petite naine chérie, lui à genoux), pour une heure et demie de délicieux câlin platonique… suprême<br />

bonheur. Pour tous les deux.<br />

<strong>Ma</strong>is, à l’usine (la pause de l’usine), des collègues femmes parlaient en ce moment de l’affaire<br />

Banon-Diallo, les terrifiant. Et… lui, Gérard, il a compris que son doux bonheur avec la toute petite<br />

Patricia était immensément fragile. Il lui en a parlé, le samedi suivant :<br />

– Patricia, j’ai… entendu des collègues dire que… chaque jour, soixante douze mille femmes sont<br />

violées en France…<br />

Et douze portent plainte, et moins de une est crue. Même en cas de blessures génitales, de<br />

traces de sperme identifié.<br />

Silence. Patricia ne répondait rien, souriait un peu, mystérieusement.<br />

– Patricia, j’ai peur pour vous, plus jolie jeune fille de l’Univers…<br />

Elle a souri, lui a fait une bise. Silence.<br />

– Quand je suis avec vous : vous craignez rien (je mourrais pour vous protéger), mais… les autres<br />

jours, j’ai peur, pour votre sécurité.<br />

Elle a souri encore, mais plus faiblement, un peu timide.<br />

– j…géhah… j… je p… pas n… n’une femme, k… comme u… une ange, p…pahdon… pahdon…<br />

Euh, oui, mais… le traumatisme d’être agressée, se voir déchirés ses vêtements, frappée… le<br />

sale type puant essayant de… euh…<br />

– Patricia, euh… même un homme, peut être violé par un homme.<br />

Oui, le film Delivrance, dont avait parlé Lucie (« très très violent, on m’a dit, c’est vrai ? tu l’as<br />

vu ? »). Et menace explicite pour lui, Gérard, s’il faisait deux ans de prison, au titre de la Loi Gayssot<br />

(interdisant la philosophie sceptique, punissant l’intelligence honnête formulant l’hypothèse du rêve<br />

cauchemar, infalsifiable). Et… dans l’Ancien Testament, le bombardement massacreur d’enfant à<br />

Sodome : parce que des hommes avaient voulu violer deux anges…<br />

– Pfouh… je sais pas pourquoi les hommes… ou « tant d’hommes » (pas moi) sont brutaux comme<br />

ça, bestiaux, moches…<br />

Et c’étaient ces bestiaux sexuels que cherchait Lucie… (Lucie, sosie de Patricia, de grande<br />

taille, et devenue riche publiée prétentieuse). Il a fermé les yeux, il avait mal. Monde pourri…<br />

– gé-hah…<br />

Oui, Patricia, merveilleuse, de compassion gentille…<br />

– géhah… s… c’est p… pas s… seunement n… nes hommes n… n’ête m… méchants… n… nes f…<br />

femmes aussi…<br />

Hélas oui. A quinze ans, Lucie s’était amusée à décocher des sourires, voir si ça marchait,<br />

avec les garçons. Et cinq (ou trois ou un) tombe(nt) fou(s) amoureux, super, et puis on l’envoie chier,<br />

pour se donner à un vrai homme, mûr, ou plein d’hommes, et qu’ils crèvent les débiles sentimentalistes<br />

qui se faisaient des films à l’ancienne, de fidélité éternelle, tendresse platonique ou quoi, sales<br />

dingues. Là, il n’y a pas douze plaintes sur soixante douze mille, il y en a zéro. Juste des statistiques<br />

mystérieuses : « pourquoi il y a tellement davantage de suicides chez les mecs que chez les filles ? »<br />

Les scientifiques ont l’explication : la sérotonine, neuro-transmetteur machin, conneries…<br />

Patricia, elle, avait compris. Elle n’existait peut-être pas, mais elle comprenait, l’horreur de ce<br />

monde.<br />

323


Destinataire : L MÉTAISKI<br />

19 BD ST MARS<br />

75013 PARIS<br />

LETTRE FINALE (PAS ENVOYÉE)<br />

Expéditeur : pas de retour si « Destinataire n’habite plus à cette adresse » poubelle<br />

Bonjour Lucie,<br />

J’ai été frappé de découvrir que tu es devenue la spécialiste francophone des grandes histoires<br />

de cœur pour jeunes filles sentimentales. Super : tu vas pouvoir leur apprendre comment tuer un<br />

amoureux romantique naïf, comment insulter son amour platonique pardonneur, le briser, le faire enfermer,<br />

le faire piquer. Ça va nettoyer la planète, « bravo »… Snif.<br />

La photo là, c’est nous trois, avec ma Thu-Wang-bis épousée en Asie, avec notre neveu qui<br />

va devenir mon fils quand les papiers seront finis. Je deviens papa, je n’aurai plu’ le temps de penser.<br />

A toi ou ton fantôme. Ouf ?<br />

Adieu Lucie.<br />

G.<br />

324

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