Prendre sa carte 1920-2009 - Fondation Gabriel Péri
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Le chiffre, à la limite, en dit davantage sur celui qui le<br />
produit que sur le phénomène qu’il est censé décrire. Or, en<br />
matière de dénombrement de ses propres rangs, la direction<br />
communiste a eu une attitude fluctuante.<br />
1. L’héritage du socialisme d’avant 1914.<br />
Avant le PCF, le mouvement socialiste a lui-même manifesté<br />
un intérêt très relatif pour la statistique militante. De<br />
même que la pratique de comptage de l’électeur ne se stabilise<br />
que lentement, à la charnière des XIX e et XX e siècles 10 , de même<br />
le dénombrement des adhérents ne préoccupe guère le monde<br />
socialiste, qui vit encore sur la relative indifférenciation des<br />
organi<strong>sa</strong>tions ouvrières, associatives, syndicales ou parti<strong>sa</strong>nes.<br />
En fait, le socialisme hésite longtemps entre l’adhésion individuelle,<br />
« absolue et <strong>sa</strong>ns réserve » exigée par le Parti Ouvrier<br />
Français de Jules Guesde (1893) et la sociabilité coutumière des<br />
sociétés populaires, moins stricte et plus collective. Le parti<br />
socialiste des origines ne repose pas sur l’adhésion personnelle,<br />
mais sur l’agrégation fédérative de chambres syndicales, de cercles<br />
populaires et ouvriers et de coopératives ouvrières. Même<br />
quand apparaît le « Parti » ouvrier, à la fin du XIX e siècle, l’ambiguïté<br />
persiste entre le ralliement des groupes constitués et l’engagement<br />
individuel. Dans un espace qui n’a pas encore arrêté<br />
<strong>sa</strong> propre conception de « l’adhérent », le réseau des sympathies<br />
mobili<strong>sa</strong>bles, à la limite, compte davantage que l’adhérent<br />
« encarté » : à quoi bon établir une barrière entre l’intérieur et<br />
l’extérieur ? Le « eux » et le « nous » fonctionnent pour distinguer<br />
l’ouvrier du bourgeois, pas pour séparer les prolétaires<br />
entre eux, a fortiori pour diviser les « socialistes ».<br />
2. La pression de l’Internationale communiste.<br />
La situation change avec la création du PCF. Querelle<br />
d’héritage, tout d’abord, entre frères désunis : pour clamer leur<br />
légitimité, nouveaux « communistes » et « socialistes » maintenus<br />
affichent leurs militants, leurs élus, leurs journaux et leurs<br />
électeurs… Du côté des communistes, il s’agit en outre de <strong>sa</strong>crifier<br />
à la fascination pour le chiffre d’une Internationale communiste<br />
(IC) qui considère que, même pour l’armée des révolutionnaires<br />
« professionnels », la production de statistiques est un<br />
critère important de la scientificité du choix de classe. Plus pro<strong>sa</strong>ïquement,<br />
l’organi<strong>sa</strong>tion internationale veut avoir la main sur<br />
des sections nationales qui doivent prendre l’habitude de ne<br />
rien dissimuler au regard de Moscou. Pour le communisme<br />
« bolchevisé », la qualité de l’encadrement et la sociali<strong>sa</strong>tion<br />
militante l’emportent certes sur la valeur intrinsèque du nombre<br />
; mais l’ampleur du corps militant est tenue comme un<br />
indice non négligeable du contact du parti avec les « masses ».<br />
Le Komintern veut donc <strong>sa</strong>voir précisément où en est l’organi<strong>sa</strong>tion<br />
française.<br />
Données nouvelles sur les effectifs du PCF<br />
Manifestement, les réponses de Paris laissent perplexes les<br />
respon<strong>sa</strong>bles internationaux. Au début de 1931, ils se plaignent<br />
de ce qu’il est « extrêmement difficile de fournir des données<br />
exactes sur les effectifs réels du PCF » 11 . Selon Serge Wolikow, ce<br />
n’est qu’à partir de 1932 que se manifeste « un effort systématique<br />
pour mettre un certain ordre dans les données ». À la fin<br />
de 1933, Moscou continue pourtant de fustiger les « matériaux<br />
incomplets » et « les différentes méthodes de recensement des<br />
effectifs, qui provoquent de flagrantes contradictions ». À<br />
consulter l’avalanche de chiffres, on comprend que les bureaux<br />
de l’IC peinent à s’y retrouver… Le tableau 2 présente, de façon<br />
synthétique, ce que révèlent les rapports publics et les sources<br />
d’archives (fonds français de l’Internationale communiste et<br />
fonds Thorez-Vermeersch 12 ) pour les seules années 1935-1939.<br />
Établis à des moments différents de l’année, les documents<br />
ne concordent jamais et sont très flous dans les termes<br />
employés. « Cartes expédiées », « <strong>carte</strong>s délivrées », « prise de<br />
<strong>carte</strong>s aux régions » : les bases de calcul se trouvent dans les statistiques<br />
de trésorerie 13 . Chaque année, en fonction des<br />
demandes venues des régions, le Centre édite et distribue des<br />
<strong>carte</strong>s qui, à partir des structures départementalisées, sont ventilées<br />
parmi les adhérents. En comptabili<strong>sa</strong>nt les <strong>carte</strong>s que les<br />
fédérations ne renvoient pas au Centre (les <strong>carte</strong>s « restées aux<br />
régions »), la direction nationale est théoriquement en état de<br />
calculer le niveau des effectifs, d’autant plus qu’existe depuis<br />
1930 la procédure du « timbre-contrôle » annuel, retourné par<br />
les organi<strong>sa</strong>tions locales. Cette méthode était censée mettre un<br />
terme à toute incertitude sur le nombre.<br />
Il n’en a rien été : les chiffres énoncés au plan national, en<br />
public comme en interne, s’en tiennent plus ou moins aux<br />
<strong>carte</strong>s qui quittent le Centre parisien. Quelques documents,<br />
eux-mêmes incertains, permettent toutefois de suggérer<br />
quelques hypothèses sur le niveau des <strong>carte</strong>s remises aux adhérents<br />
(les <strong>carte</strong>s « placées »). Pour la période 1935-1939, on en<br />
trouve quatre dans les archives de la direction nationale 14 . Le<br />
premier est un état départemental d’effectifs de mars 1936 qui,<br />
pour 34 régions, indique à la fois le nombre de « <strong>carte</strong>s prises »<br />
et le nombre de « <strong>carte</strong>s placées » : selon la région, l’écart entre<br />
les deux chiffres varie de 4 % à 50 %, l’écart total se situant à<br />
22 %. Le second est un état de 1937 qui, pour la date du<br />
30 juin, indique à la fois le nombre de <strong>carte</strong>s expédiées<br />
(327 411) et le « matériel restant dans les régions » (246 411),<br />
soit un écart d’environ 25 % entre les deux chiffres. Le troisième<br />
est une note manuscrite, indiquant pour les deux années<br />
1937 et 1938 le nombre de <strong>carte</strong>s distribuées aux fédérations ;<br />
pour l’année 1937, elle précise en même temps le total des<br />
<strong>carte</strong>s expédiées de Paris (345 858) et celui des <strong>carte</strong>s « restées<br />
aux régions » (292 498), ce qui donne cette fois un écart de<br />
15 %. Le quatrième est un rapport de 1939 (cité par Buton 15 )<br />
10 e Michel Offerlé, « Le nombre des voix. Électeurs, partis et électorats socialistes à la fin du 19 siècle en France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 71-72,<br />
mars 1988.<br />
11 Serge Wolikow, Le Parti communiste français et l’Internationale communiste (1925-1933), Thèse d’État, Université de Paris VIII, juillet 1990, pages 806 et 818.<br />
12 Le fonds Thorez-Vermeersch se trouve aux Archives nationales (Archives privées) à la cote 626 AP/35.<br />
13 Sur les méthodes de comptage de l’entre-deux-guerres, le travail de référence reste celui d’Annie Kriegel, dans Le pain et les roses, ouvrage cité, pages 277-390.<br />
14 Les trois premiers se trouvent dans le fonds Thorez-Vermeersch cité plus haut.<br />
15 Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la Libération, Presses de la FNSP, 1993, p. 269.<br />
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