Prendre sa carte 1920-2009 - Fondation Gabriel Péri
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La capacité a être force de référence est, bien sûr, une<br />
construction historique suppo<strong>sa</strong>nt que chaque force mette en<br />
évidence les fonctions qu’elle assume, les dynamiques d’attraction<br />
qu’elle recèle et les rétributions matérielles ou morales<br />
qu’elle assure à ceux qui rejoignent ses rangs. Dans le cas d’un<br />
parti fortement ancré dans des couches sociales subalternes, et<br />
donc théoriquement dépossédées et taxées d’incompétence<br />
politique, l’attraction parti<strong>sa</strong>ne a été fortement liée à ce que le<br />
parti permet, à eux qui y entrent et plus encore à ceux qui<br />
acceptent jusqu’au bout ses contraintes, une promotion de fait,<br />
qui en fait à la fois des représentants de leur classe et des transfuges<br />
77 . Par ce jeu des « rétributions », l’organi<strong>sa</strong>tion communiste<br />
apparaît comme capable de fusionner, dans la même exaltation<br />
du « parti de la classe ouvrière », les déterminations<br />
collectives de classe et la réali<strong>sa</strong>tion de soi.<br />
4. L’adhésion : une conviction, un affect<br />
La raison n’exclut pas la passion : même stratégique,<br />
l’adhésion ne se précipite que par l’effet d’une impulsion affective.<br />
Non pas la résultante d’« une » passion 78 , mais l’entrelacs<br />
« des » multiples passions… Elles sont particulièrement vigoureuses,<br />
dans un Parti communiste qui hérite de la ferveur <strong>sa</strong>nsculotte<br />
de 1789-1794, du martyrologe ouvrier du XIX e siècle et<br />
de l’exaltation bolchevique de l’Octobre russe. Adhérer au PC<br />
ne signifie pas seulement accepter ses règles de vie, mais partager<br />
ses représentations supposées et son éthique ; c’est donner<br />
sens à <strong>sa</strong> vie, en s’inscrivant dans une histoire que l’on raconte,<br />
que l’on (dé)forme et que l’on transmet 79 . La caractéristique est<br />
explicitement travaillée par l’organi<strong>sa</strong>tion : l’adhésion est sollicitée,<br />
encouragée, valorisée par un rituel immuable, celui des<br />
campagnes d’adhésion et de la remise solennelle des <strong>carte</strong>s, dans<br />
le cadre de chaque cellule 80 .<br />
Des années <strong>1920</strong> jusqu’à la seconde moitié des années<br />
1970, les données ne manquent pas qui insistent sur le caractère<br />
intégrateur d’une organi<strong>sa</strong>tion centralisée, fonctionnant sur<br />
le registre de la discipline consentie et de la fidélité supposée<br />
indéfectible. Le PCF a été d’autant plus présenté comme une<br />
« institution totale » 81 , à la manière de la prison ou de l’hôpital,<br />
qu’il s’est lui-même voulu une structure « monolithique »,<br />
informant la personnalité de chacun de ses membres, définis<strong>sa</strong>nt<br />
les rôles et s’ingérant de façon intrusive dans leur emploi<br />
du temps de vie, jusque dans la sphère privée. Le parti, défini<br />
comme une « avant-garde » régie par le « centralisme démocratique<br />
», est tenu pour la préfiguration de la société future et<br />
pour le rempart ultime contre toute altération de l’idée commu-<br />
Données nouvelles sur les effectifs du PCF<br />
niste. On peut tout changer, s’autoriser toutes les audaces,<br />
pourvu que celles-ci demeurent canalisées dans une centralité<br />
descendante, qui protège le parti par la rigueur bolchevique de<br />
ses sommets.<br />
Pendant longtemps, l’imagerie communiste associe la<br />
force du régime soviétique et le centralisme. Si les bolcheviks<br />
l’ont emporté, c’est parce que leur discipline était <strong>sa</strong>ns faille ; si<br />
l’URSS a résisté à toutes les attaques, c’est parce que les communistes<br />
ont constitué une cohorte de fer autour de leur guide<br />
génial… Et quand l’image <strong>sa</strong>inte se ternit, avec les révélations<br />
pe<strong>sa</strong>ntes de Khrouchtchev et de ses proches, il reste encore la<br />
validité du modèle français. C’est le parti « bolchévisé », répètent<br />
à l'envi ses dirigeants, qui a su, parce qu’il s’est astreint à<br />
une unité drastique, devenir un grand parti national. Oubliés,<br />
ou plutôt recouverts les débats internes des années <strong>1920</strong>, les<br />
revirements des sommets soviétiques et les remous qui accompagnent<br />
les tournants stratégiques subits, en 1939 ou en<br />
1947… Importe, seul, le fantasme de la continuité et du<br />
monolithisme, que célèbrent les rites collectifs, de la réunion<br />
locale au grand meeting national, de la fête locale qui active la<br />
sociabilité des territoires au profit du parti, jusqu’aux anniver<strong>sa</strong>ires<br />
solennels des dirigeants rappellant le caractère familial et<br />
hiérarchique de la forme parti<strong>sa</strong>ne. Le fantasme légitime l’autodiscipline,<br />
le silence que l’on s’impose et la confiance dans le<br />
parti : peut-on avoir raison contre le parti ? Il ne faut donc surtout<br />
pas toucher au parti. « La forme du parti trouvée une fois<br />
pour toutes par Lénine et Staline », écrit François Billoux en<br />
1950.<br />
Tout cela ne renvoie pas au seul registre de l’idéologie<br />
fabriquée : l’engagement « total » a correspondu à des périodes<br />
réelles de la vie collective de l’organi<strong>sa</strong>tion, ou à des moments<br />
dans des dizaines de milliers de trajectoires biographiques singulières.<br />
Les études sur l’action militante, celles sur les récits de<br />
vie 82 et les enquêtes plus récentes sur la dé<strong>sa</strong>ffiliation au communisme<br />
politique montrent l’importance de cet engagement qui<br />
trace les contours d’un véritable « bonheur communiste » 83 . Il<br />
est d’autant plus fort, que l’on se trouve dans des générations<br />
populaires pour lesquelles la fidélité au groupe (le « nous ») est,<br />
à la fois, la meilleure façon de se défendre et la compen<strong>sa</strong>tion la<br />
plus forte d’une délégitimation qui dénie aux classes subalternes<br />
la « compétence » censée être à la base de la décision politique 84 .<br />
Tout cet univers affectif a coloré l’espace militant pendant<br />
quelques décennies ; il a été un élément constitutif de la culture<br />
communiste ; il a fonctionné longtemps comme un ciment de<br />
l’agrégation militante autour du « Parti ».<br />
77 Bernard Pudal, <strong>Prendre</strong> parti. Pour une sociologie historique du Parti communiste français, Presses de la FNSP, 1989.<br />
78 Marc Lazar, Le communisme, une passion française, 2002 et 2005.<br />
79 Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, PFNSP, 1994.<br />
80 L’association Ciné-Archives, évoquée plus haut, dispose de remarquables documents filmés, dans les années cinquante-soixante, à l’occasion d’assemblées de<br />
remise des <strong>carte</strong>s. La presse communiste, par ailleurs, est friande de comptes-rendus qui montrent l’importance qualitative et quantitative de ces cérémonies<br />
annuelles, quelque part entre la réunion publique, l’initiative festive et la distribution des prix.<br />
81 Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979 ; Jeannine Verdès-Leroux, Au service<br />
du Parti. Le Parti communiste, les intellectuels et la culture 1944-1956, Fayard-Minuit, 1983.<br />
82 Claude Pennetier, Bernard Pudal, « La politique d’encadrement : l’exemple français », in Le siècle des communismes, ouvrage cité.<br />
83 Catherine Leclercq, Histoires d’« ex », thèse citée. La formule avait été employée en 1977 par Jacqueline Mer, Le parti de Maurice Thorez ou le bonheur communiste<br />
français, Payot.<br />
84 Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Seuil, 1978.<br />
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