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ien, toucher les femmes, au sens propre comme au figuré, revient au même, et lřun ne va pas sans lřautre 134 . Calcul monétaire et calcul libidinal sont de même étroitement liés dans la structure de lřintrigue. Le trésor dřHarpagon reste cependant enfoui sous terre et sa matérialité ne vient jamais interférer avec les personnages physiques de la comédie. On peut dire, avec Jacques Chupeau, que cet argent demeure au jardin par accident, et quřil est en passe de réintégrer, selon toute probabilité, le circuit de lřusure. Lřaction la plus « normale », quand on entre en possession dřune telle somme, aurait été de la placer dans une banque, ou, au moins, dans un « coffre- fort » personnel. Harpagon a choisi une solution bien hasardeuse, qui lui cause quelque angoisse mais quřil justifie ainsi : Certes, ce nřest pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme dřargent ; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce quřil faut pour sa dépense. On nřest pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison une cache fidèle ; car pour moi les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais mřy fier : je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et cřest toujours la première chose que lřon va attaquer. Cependant, je ne sais si jřaurai bien fait dřavoir enterré dans mon jardin dix mille écus quřon me rendit hier. Dix mille écus en or chez soi est une somme assez… [Ici, le frère et la sœur paraissent sřentretenant bas.] 135 . Il serait faux de considérer Harpagon comme un fou aveuglé par sa fortune : il sait comment agissent les financiers avisés. Cependant il a décidé, en toute conscience, vus son expérience des voleurs et lřenjeu que lřor prend pour lui, de se défier des moyens conventionnels de thésaurisation, préférant paradoxalement une cache archaïque, ouverte à tout vent. Il a enterré son or à la va-vite, mais il aurait pu de nombreuses fois au cours de la 134 Cette analyse diffère de celle de Marcel GUTWIRTH, ŖThe Unity of Moliere's L'avareŗ, PMLA, Vol. 76, No. 4 (Sep., 1961), p. 364 [En ligne : http://www.jstor.org/stable/460618, consulté le 19/10/2009]. Riggs, art. cité, p. 564, 567, considère notamment lřor comme un substitut dans lřéconomie du désir de lřAvare. Dřaprès Martial Poirson, la fascination pour la matérialité de lřargent ne fera son apparition au théâtre quřau XVIII e siècle (voir « La représentation économique, entre richesse matérielle et imaginaire symbolique », Art et argent en France au temps des Premiers Modernes (XVII e et XVIII e siècles), études présentées par Martial Poirson, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 1-15). 135 Avare, I, 4, p. 72 (je souligne). 268
pièce le déterrer à lřinsu de tous, pour le mettre en lieu plus sûr Ŕ avantage également comique, car ce déplacement pouvait donner des scènes cocasses. Au lieu de cela, ses allers et retours à sa cachette accusent la présence de son or et mettent le rusé La Flèche sur sa piste, ouvrant à la comédie une voie royale vers sa résolution. Cette hésitation frappante illustre à mon avis le déchirement de lřAvare entre des comportements typiques imités dřune pièce antique et lřusage logique de lřargent par un bourgeois moderne. Il devient dès lors une figure représentative dřune perte plus générale de repères concernant lřusage de lřargent, nouvel objet quřil faut apprendre à maîtriser en fonction de nouvelles stratégies. Malgré toute son expérience, Harpagon ne peut se défaire, en actes, dřune certaine idée de lřargent, figé, abstrait, symbolisé par lřor dřun « trésor » compris comme un tout. Alors quřil sait que lřargent se compte et se divise, cette action reste de lřordre du fantasme jamais assouvi, toujours en paroles : dans la scène qui suit ce monologue, il répète trois fois encore « dix mille écus », comme pour exorciser lřattraction que son or, pense-t-il, possède sur ses enfants, il se plaît occasionnellement à calculer les gains assurés dřun bon placement, il se lamente sur ses bons louis dřor perdus. Bref, bien quřil souscrive aux tendances actuelles « dřinvestissement », et réinjecte sans cesse lřargent de lřusure dans le circuit économique sans en dire un mot à son entourage, peut-être par crainte de lřopprobre, mais surtout, dramatiquement, pour la tranquillité de ses trafics, il thésaurise son or en vue dřun gain toujours à venir, mais se trahit à la première occasion, et fait toujours soupçonner quřil a chez lui « de lřargent caché ». Le premier monologue de la scène 4 révèle, par la structure-même de son texte, une telle dialectique de lřor et de lřargent : lřidéal dřun « argent » bien placé ou bien dépensé, à lřœuvre dans les premières lignes de ce passage (jusquřà « dépense »), se traduit par lřaveu surprenant de posséder chez soi de lř« or » immobilisé et caché (de « Cependant je ne sais si… » à « une somme assez… »). Entre ces deux moments, Harpagon fait part de son 269
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mon jardin dix mille écus quřon me rendit hier. Dix mille écus en or chez soi est une<br />
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Il serait f<strong>au</strong>x <strong>de</strong> considérer Harpagon comme un fou aveuglé par sa fortune : il sait<br />
comment agissent les financiers avisés. Cependant il a décidé, en toute conscience, vus son<br />
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tout vent. Il a enterré son or à la va-vite, mais il <strong>au</strong>rait pu <strong>de</strong> nombreuses fois <strong>au</strong> cours <strong>de</strong> la<br />
134 Cette analyse diffère <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Marcel GUTWIRTH, ŖThe Unity of Moliere's L'avareŗ, PMLA, Vol. 76,<br />
No. 4 (Sep., 1961), p. 364 [En ligne : http://www.jstor.org/stable/460618, consulté le 19/10/2009]. Riggs, art.<br />
cité, p. 564, 567, considère notamment lřor comme un substitut dans lřéconomie du désir <strong>de</strong> lřAvare. Dřaprès<br />
Martial Poirson, la fascination pour la matérialité <strong>de</strong> lřargent ne fera son apparition <strong>au</strong> théâtre quř<strong>au</strong> XVIII e<br />
siècle (voir « La représentation économique, entre richesse matérielle et imaginaire symbolique », Art et argent<br />
en France <strong>au</strong> temps <strong>de</strong>s Premiers Mo<strong>de</strong>rnes (XVII e et XVIII e siècles), étu<strong>de</strong>s présentées par Martial Poirson,<br />
Oxford, Voltaire Foundation, 2004, p. 1-15).<br />
135 Avare, I, 4, p. 72 (je souligne).<br />
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