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La Library of Congress, temple du livre Des ... - L'Orient-Le Jour

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Supplément menSuel<br />

Jeudi 4 octobre 2012<br />

Numéro 76 - VII e année<br />

III. David Lodge, un homme de compromis<br />

IV. Hassan Abdallah : à l'ombre de soi<br />

V. Gabriel Yared: Histoires de chevet<br />

édito<br />

Proverbes<br />

L'expression arabe « Saif w chété 3a<br />

sateh wahad » (« été et hiver au-dessus<br />

<strong>du</strong> même toit »), l’équivalent de<br />

l’expression française « deux poids, deux mesures<br />

», s’applique désormais au printemps<br />

arabe puisque nous assistons, depuis plus<br />

d’un an, à un manque de cohérence de la<br />

part de la communauté internationale qui<br />

vole au secours de Benghazi mais assiste<br />

sans broncher à la destruction d’Alep par<br />

un régime bien déterminé à appliquer la<br />

politique de la terre brûlée. Qu’attend-on<br />

pour aider une population qui, après des<br />

mois d’une résistance pacifique, a été obligée<br />

de prendre les armes pour se défendre ?<br />

<strong>Le</strong>s élections américaines ? Elles risquent<br />

de coûter très cher à un peuple exsangue<br />

qui perd chaque jour des centaines de<br />

citoyens livrés en pâture aux « chabbiha » –<br />

ces SS sans foi ni loi. Ce que ne comprend<br />

pas l’Occident, ce que ne comprennent<br />

pas les Russes et les Chinois, c’est que<br />

le spectre de l’islamisme, qui n’a jamais<br />

été présent en Syrie où la population est<br />

naturellement allergique aux intégristes,<br />

est agité par le régime actuel qui s’en sert<br />

comme épouvantail pour sauver sa peau, et<br />

que cette menace ne deviendra réalité que<br />

si le conflit per<strong>du</strong>re. Qu’on ne vienne pas<br />

nous dire, comme le politologue Antoine<br />

Sfeir lors d’un récent débat à la mairie <strong>du</strong><br />

XVI e , que la population qui soutient Assad<br />

est majoritaire (ce qui reste à démontrer)<br />

et que Kurdes, alaouites et chrétiens<br />

ne veulent pas le voir partir. « <strong>La</strong> vérité donne<br />

la majorité à la minorité contre les millions qui<br />

l’ignorent », affirme le poète Saïd Akl. <strong>La</strong><br />

vérité – celle qui a fait tomber Hitler, celle<br />

qui, au nom de la liberté et des droits de<br />

l’homme, refuse la dictature – impose à la<br />

communauté internationale et aux organisations<br />

comme l’ONU, l’OTAN ou<br />

l’Union européenne de se mobiliser au<br />

plus vite pour sauver le peuple libre de<br />

Syrie et empêcher le pays de sombrer dans<br />

une guerre civile qui ferait le lit des intégristes.<br />

Au lieu d’appliquer la formule « été<br />

et hiver au-dessus <strong>du</strong> même toit », le monde ferait<br />

mieux de méditer ce proverbe chinois :<br />

« Il ne faut pas attendre la soif pour tirer l’eau<br />

<strong>du</strong> puits. »<br />

AlexAndre NAjjAR<br />

Comité de rédaction :<br />

AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi,<br />

GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe,<br />

jAbbour douAihy, rittA bAddourA.<br />

Coordination générale : hiNd dArwiCh<br />

Secrétaire de rédaction : AlexANdre medAwAr<br />

Correction : mArilys hAtem<br />

Contributeurs :<br />

ZeiNA bAssil, ANtoiNe boulAd, lAmiA el<br />

sAAd, luCie Geffroy, wissAm hmAidAN,<br />

PerCy kemP, mAZeN kerbAj, heNry<br />

lAureNs, fArouk mArdAm bey, NAdA<br />

NAssAr ChAoul, GAbriel yAred.<br />

E-mail : lorientlitteraire@yahoo.com<br />

Supplément publié en partenariat avec la<br />

librairie Antoine et la librairie Orientale.<br />

www. lorientlitteraire.com<br />

Publicité<br />

Paraît le premier jeudi de chaque mois<br />

<strong>La</strong> <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong>,<br />

<strong>temple</strong> <strong>du</strong> <strong>livre</strong><br />

<strong>Le</strong> visiteur qui gravit les<br />

marches <strong>du</strong> Jefferson<br />

Building, l’un des quatre<br />

bâtiments constituant la<br />

<strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong>, croit<br />

pénétrer dans un musée. À l’intérieur<br />

<strong>du</strong> Great Hall, après les fouilles<br />

d’usage, on demeure sans voix devant<br />

la beauté de l’endroit : le dallage en<br />

marbre, les fresques, les mosaïques,<br />

les statues, les vitraux, les colonnades,<br />

le plafond… Rien n’a été laissé au hasard.<br />

On mesure d’emblée les moyens<br />

déployés par les autorités fédérales<br />

pour doter les États-Unis d’une institution<br />

à la hauteur de ce que représente<br />

le <strong>livre</strong> pour l’humanité. Et l’on se demande<br />

où se cachent les 147 millions<br />

d’ouvrages, manuscrits et cartes que ce<br />

haut lieu abrite !<br />

Au premier étage <strong>du</strong> Jefferson Building,<br />

une exposition archéologique<br />

voisine avec une présentation de<br />

manuscrits anciens. <strong>Le</strong>s vitrines<br />

sont luxueuses ; la lumière tamisée<br />

n’agresse pas les objets tout en permettant<br />

l’examen des notices explicatives<br />

qui les accompagnent. On découvre<br />

avec fascination les documents fondateurs<br />

des États-Unis, puis une petite<br />

bibliothèque, celle de Thomas Jefferson<br />

qui signa, le 26 janvier 1802, la<br />

loi établissant le rôle et les fonctions<br />

de la <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong> (autrefois<br />

appelée <strong>Congress</strong>ional <strong>Library</strong>) et<br />

qui, lorsque les troupes britanniques<br />

brûlèrent le Capitole et les 3 000<br />

ouvrages qui s’y trouvaient, céda à la<br />

bibliothèque sa collection personnelle<br />

composée de 6 487 <strong>livre</strong>s… Mais le<br />

clou <strong>du</strong> « spectacle » est sans doute<br />

la Main Reading Room avec son superbe<br />

dôme situé à 50 mètres <strong>du</strong> sol et<br />

ses citations littéraires gravées dans le<br />

marbre en cercle au-dessus d’une salle<br />

de lecture octogonale et lumineuse où<br />

les chercheurs studieux viennent compulser<br />

les ouvrages mis à leur disposition.<br />

Toute personne âgée de plus de<br />

16 ans et porteuse d’une carte d’identification<br />

de lecteur (Reader Identification<br />

Card) peut y accéder, mais<br />

seuls les membres <strong>du</strong> Congrès et leurs<br />

équipes, de même que certains <strong>of</strong>ficiels<br />

<strong>du</strong> gouvernement et les membres<br />

de la Cour suprême et leurs assistants,<br />

peuvent y emprunter des <strong>livre</strong>s.<br />

<strong>Des</strong> chiffres à couper le<br />

souffle !<br />

Rien, au fond, ne prédestinait cette<br />

<strong>Library</strong> à devenir le <strong>temple</strong> mondial<br />

<strong>du</strong> <strong>livre</strong>. Fondée le 24 avril 1800 par<br />

le président John Adams, la biblio-<br />

thèque ne disposait au départ que d’un<br />

budget de 5 000 $ destinés à acquérir<br />

des <strong>livre</strong>s utiles pour le Congrès. Sa<br />

première collection ne comptait que<br />

740 ouvrages et trois cartes, achetés<br />

à Londres en 1801 : une misère ! Aujourd’hui,<br />

les chiffres donnent le vertige<br />

: la <strong>Library</strong> dispose d’un budget<br />

de 600 millions de dollars et emploie<br />

3 700 personnes qui travaillent dans<br />

les 350 000 m² de la bibliothèque et<br />

longent 532 miles de rayonnages ! Elle<br />

conserve, entre autres, 33 millions de<br />

<strong>livre</strong>s, journaux et autres imprimés<br />

dans toutes les langues (soit deux<br />

fois les réserves de la Bibliothèque<br />

VI. Changement de saison pour le printemps arabe ?<br />

VII. Toni Morrison : « J’écris pour apprendre »<br />

VIII. Ça ne colle pas ! de P. Kemp<br />

Main Reading Room / D.R.<br />

À l’heure où la Bibliothèque nationale <strong>du</strong> Liban<br />

est en chantier, L’Orient Littéraire a visité, à<br />

Washington DC, la plus grande bibliothèque<br />

<strong>du</strong> monde, la fameuse <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong>, un<br />

magnifique <strong>temple</strong> consacré au <strong>livre</strong> !<br />

nationale de France), 61,4 millions de<br />

manuscrits, 12,5 millions de photographies,<br />

5,3 millions de plans et de mappemondes<br />

et 5,5 millions de disques…<br />

Elle recèle de véritables trésors : la<br />

Bible de Gutenberg, 5 600 incunables,<br />

des manuscrits médiévaux comme les<br />

Institutes (XIII e siècle), le Grand Coutumier<br />

de Normandie illustré (vers<br />

1500), ou des éditions rares d’auteurs<br />

grecs (Hérodote...), latins (Lucrèce...),<br />

de la Renaissance (Copernic, Vasari)<br />

et français (les œuvres de <strong>Des</strong>cartes,<br />

Bossuet, Montesquieu et la première<br />

édition complète de l’Encyclopédie de<br />

Diderot). Elle possède, en outre, des<br />

cartes anciennes,<br />

comme la première<br />

Géographie de Ptolémée<br />

publiée à Venise<br />

en 1475, et les<br />

voix enregistrées de<br />

plus de 2 000 poètes<br />

et romanciers lisant<br />

leurs propres<br />

textes ! Mais cette<br />

vénérable institution<br />

n’est pas pour<br />

autant à l’abri de<br />

la critique : la classification<br />

qu’elle<br />

adopte (LCC)<br />

ne fait pas l’unanimité, la politique<br />

d’acquisition manque parfois de<br />

cohérence, et certaines lacunes sont<br />

à déplorer, notamment pour ce qui<br />

concerne le monde arabe, sous-représenté<br />

par rapport au continent européen<br />

et aux Amériques. Contrairement<br />

à une croyance répan<strong>du</strong>e, la <strong>Library</strong><br />

ne conserve pas tout : sur les 22 000<br />

documents et objets reçus chaque jour,<br />

seuls 10 000 sont gardés, le reste étant<br />

distribué à d’autres bibliothèques et<br />

aux écoles…<br />

Polyvalente et moderne<br />

<strong>La</strong> Bibliothèque <strong>du</strong> Congrès est polyvalente<br />

: elle abrite le United States<br />

Copyright Office pour le dépôt légal<br />

et l’enregistrement des brevets ou des<br />

copyrights (cet enregistrement pouvant<br />

aussi se faire en ligne) ; la National<br />

<strong>Library</strong> Service for the Blind and<br />

Physically Handicapped, qui pro<strong>du</strong>it<br />

des documents audio et en braille pour<br />

les malvoyants ; le <strong>Congress</strong>ional Research<br />

Service destiné aux membres <strong>du</strong><br />

Congrès ; et la <strong>La</strong>w <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong><br />

qui fournit des informations légales.<br />

Bien que cette vénérable institution<br />

date <strong>du</strong> XIX e siècle, elle a su prendre<br />

en marche le train de la modernité : elle<br />

a établi le format MARC, un standard<br />

de communication (sans cesse amélioré<br />

depuis sa création) pour l’échange de<br />

données bibliographiques, et se trouve<br />

aujourd’hui à l’avant-garde de la technologie<br />

en matière de numérisation –<br />

une aubaine pour une bibliothèque en<br />

manque d’espace ! Son impressionnant<br />

catalogue est consultable en ligne et de<br />

nombreuses archives sont en libre accès<br />

pour les internautes, comme le « National<br />

Jukebox » qui propose gratuitement<br />

des enregistrements originaux<br />

d’anciennes chansons ou l’« American<br />

Memory » qui rassemble 5 millions<br />

de documents sur le patrimoine américain,<br />

issus de 90 collections ! Fin novembre<br />

2005, la bibliothèque a lancé<br />

<strong>Des</strong> documents<br />

exceptionnels<br />

relatifs au<br />

Moyen-Orient,<br />

dont des<br />

exemplaires<br />

introuvables <strong>du</strong><br />

Coran, figurent<br />

dans la World<br />

Digital <strong>Library</strong><br />

et peuvent<br />

être librement<br />

consultés.<br />

I<br />

le projet World Digital<br />

<strong>Library</strong> visant<br />

à préserver sous<br />

forme numérique<br />

les <strong>livre</strong>s et autres<br />

médias des diverses<br />

cultures mondiales.<br />

Plus de 600 documents<br />

exceptionnels<br />

relatifs au Moyen-<br />

Orient et à l’Afrique<br />

<strong>du</strong> Nord (dont des<br />

exemplaires introuvables<br />

<strong>du</strong> Coran ou<br />

des manuscrits rares<br />

relatifs aux sciences<br />

arabes) y figurent et<br />

peuvent être librement<br />

consultés.<br />

Animations en<br />

permanence<br />

<strong>La</strong> <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong> n’est heureusement<br />

pas un « cimetière » de <strong>livre</strong>s,<br />

c’est un lieu convivial et animé. <strong>Des</strong><br />

concerts (dans le Coolidge Auditorium<br />

et le Whittall Pavilion) et des<br />

lectures publiques y sont régulièrement<br />

organisés : le 15 mai dernier,<br />

dans le James Madison Building, la<br />

lauréate <strong>du</strong> prix Nobel de littérature<br />

Herta Müller y a rencontré ses lecteurs.<br />

Et de nombreuses expositions<br />

s’y tiennent tout au long de l’année,<br />

autour de thèmes variés allant de la<br />

botanique à la musique. En mars dernier,<br />

le tricentenaire de la naissance<br />

de Rousseau y a été célébré. Jusqu’au<br />

26 septembre, dans le cadre de la<br />

manifestation « Erevan capitale mondiale<br />

<strong>du</strong> <strong>livre</strong> 2012 » et à l’occasion<br />

<strong>du</strong> 500 e anniversaire de l’impression<br />

<strong>du</strong> premier <strong>livre</strong> imprimé en arménien<br />

(intitulé Urbatagirk) par Hakob<br />

Meghapart, une très belle exposition<br />

intitulée « To know wisdom and instruction<br />

: the Armenian Literary Tradition<br />

at the <strong>Library</strong> <strong>of</strong> <strong>Congress</strong> » a<br />

proposé des ouvrages arméniens très<br />

rares, qui témoignent de la vitalité de<br />

la nation arménienne dont la diaspora,<br />

aussi bien à Venise qu’à Jérusalem,<br />

n’a jamais cessé d’écrire et de<br />

publier… Et les 22 et 23 septembre,<br />

un Festival national <strong>du</strong> <strong>livre</strong> s’y est<br />

tenu en présence d’écrivains de renom<br />

comme Michael Connelly, Mario<br />

Vargas Llosa, T.C. Boyle, Geraldine<br />

Brooks ou Patricia Cornwell.<br />

Depuis une trentaine d’années, les<br />

ouvrages de l’ancienne Bibliothèque<br />

nationale <strong>du</strong> Liban sommeillent dans<br />

un dépôt. <strong>La</strong> renaissance de ce haut<br />

lieu culturel, dans les locaux de l’ancienne<br />

faculté de droit à Sanayeh, est<br />

en marche. Espérons que les responsables<br />

s’inspireront de la prestigieuse<br />

<strong>Library</strong> pour concevoir, même à petite<br />

échelle, une BNL à la hauteur de notre<br />

ambition !<br />

AlexAndre NAjjAR


II Au fil des jours orient<br />

<strong>Le</strong> point de vue de Farouk Mardam Bey<br />

Que Frédéric Chatillon,<br />

gros bras<br />

<strong>du</strong> Front<br />

national, soit<br />

le principal diffuseur en<br />

France de la propagande<br />

<strong>du</strong> régime syrien n’est<br />

pas très difficile à comprendre.<br />

Que Richard<br />

Millet, l’apologiste de<br />

l’assassin néonazi Anders<br />

Breivik, ait consacré dans<br />

la foulée un opuscule à<br />

la gloire des Assad, père<br />

et fils, est aussi dans<br />

l’ordre des choses. Mais<br />

les autres ? Pourquoi des<br />

hommes et des femmes<br />

qui se disent de gauche,<br />

démocrates, altermondialistes,<br />

défenseurs des<br />

peuples opprimés, et<br />

qu’on ne peut a priori<br />

soupçonner de racisme<br />

antiarabe ni d’islamophobie,<br />

s’abaissent-ils jusqu’à<br />

soutenir Bachar et son<br />

clan ?<br />

© Bruno Nuttens / Actes Sud<br />

Il y a d’abord les tenants<br />

de l’interprétation policière<br />

de l’histoire, et ils<br />

sont plus nombreux qu’on<br />

ne le croit. Ils vous disent que tout ce<br />

qui s’est passé dans le monde arabe<br />

depuis décembre 2010 n’est finalement<br />

qu’une ruse de l’impérialisme américain<br />

pour propulser au pouvoir ses affidés islamistes,<br />

avec l’Arabie saoudite et le Qatar<br />

dans le rôle de tiroirs-caisses. Mais<br />

quand vous leur rappelez leur enthousiasme<br />

pour les révolutions tunisienne<br />

et égyptienne, et même pour le Qatar<br />

tant que son émir jouait les trouble-fête<br />

et que la chaîne al-Jazeera épargnait le<br />

pouvoir en place à Damas, ils se ravisent<br />

pour limiter le champ d’application de<br />

la théorie <strong>du</strong> complot à la « Syrie récalcitrante<br />

». Là, les manifestations populaires<br />

à travers le pays, les dizaines de milliers<br />

de morts et de blessés, les centaines de<br />

milliers de réfugiés, les arrestations massives,<br />

les tortures, les viols, les pillages,<br />

les bombardements des villes et des villages<br />

à l’artillerie lourde et à l’aviation<br />

de combat ne sont qu’une illusion d’optique,<br />

des images fabriquées dans les<br />

<strong>of</strong>ficines de la CIA et les studios d’al-<br />

Jazeera. Et quand bien même tout cela<br />

serait vrai, poursuivent-ils, que valent la<br />

liberté et la dignité <strong>du</strong> peuple syrien en<br />

regard de la bombe atomique iranienne<br />

et des missiles <strong>du</strong> Hezbollah libanais ?<br />

Or ces mêmes « anti-impérialistes »,<br />

généralement très complaisants à l’égard<br />

de l’islam politique, se métamorphosent<br />

en laïcistes intransigeants dès qu’il<br />

s’agit de la Syrie. Ils s’<strong>of</strong>fusquent d’entendre<br />

implorer Dieu dans une manifestation<br />

guettée par des snipers ; ils voient<br />

des salafistes là où le régime voudrait<br />

qu’ils les voient ; ils grossissent le rôle<br />

des volontaires islamistes étrangers –<br />

que Bachar n’avait pas hésité naguère<br />

à infiltrer en Irak ; ils se lamentent sur<br />

<strong>Le</strong>s écrivains francophones en<br />

congrès au Congo<br />

<strong>Le</strong> congrès international des écrivains<br />

francophones, organisé en marge <strong>du</strong><br />

XIV e sommet de l’Organisation internationale<br />

de la Francophonie, prévu<br />

<strong>du</strong> 12 au 14 octobre dans la capitale<br />

congolaise, Kinshasa, s’est tenu à<br />

l’Université de Lubumbashi, sous le<br />

thème : « Littérature, société et renouvellement<br />

des imaginaires ». À l’issue<br />

de la rencontre, les écrivains francophones<br />

d’Europe et d’Afrique ont<br />

exhorté les États à mettre en application<br />

le protocole de Nairobi portant<br />

sur la taxation <strong>du</strong> <strong>livre</strong> pour en ré<strong>du</strong>ire<br />

le coût. Ils ont suggéré d’intro<strong>du</strong>ire<br />

ou de renforcer l’enseignement<br />

des textes et auteurs francophones<br />

dans les systèmes é<strong>du</strong>catifs, de créer<br />

D.R.<br />

<strong>La</strong> révolution syrienne<br />

et ses détracteurs<br />

« Ce qui<br />

rapproche,<br />

en fait, ces<br />

militantslà<br />

d’un<br />

dictateur<br />

sanguinaire<br />

comme<br />

Assad<br />

n’est pas à<br />

proprement<br />

parler<br />

politique,<br />

mais<br />

idéologique »<br />

Francophonie<br />

le sort des minorités à la<br />

manière des chancelleries<br />

occidentales <strong>du</strong> temps de<br />

la Question d’Orient ;<br />

ils gomment toute initiative<br />

citoyenne de<br />

l’opposition, qu’elle soit<br />

politique ou culturelle ;<br />

ils traitent de laïque un<br />

régime dont l’un des<br />

fondements est l’esprit<br />

de corps communautaire,<br />

l’une des pratiques<br />

éprouvées la manipulation<br />

des minorités, et qui<br />

a délibérément favorisé la<br />

« réislamisation » bigote<br />

et obscurantiste d’une<br />

partie de la société sous<br />

prétexte de combattre<br />

l’islamisme politique.<br />

Il est remarquable par ailleurs<br />

que les défenseurs<br />

préten<strong>du</strong>ment « anti-impérialistes<br />

» <strong>du</strong> régime, et<br />

qui sont censés avoir un<br />

minimum de conscience<br />

sociale, évitent soigneusement<br />

d’en faire usage,<br />

concentrant leurs efforts<br />

soit sur le fameux complot,<br />

soit sur les défi-<br />

ciences et les maladresses de l’opposition.<br />

Pas un mot sur l’assise clanique <strong>du</strong><br />

pouvoir, sur le libéralisme économique<br />

sauvage et ses réseaux mafieux, sur la<br />

dérive monarchique et le culte délirant<br />

de la personnalité, sur cinquante ans de<br />

despotisme prédateur et ses dizaines<br />

de milliers de victimes syriennes, libanaises,<br />

palestiniennes, irakiennes. Aucune<br />

réflexion non plus sur les forces<br />

sociales en présence, en dehors évidemment<br />

de la rengaine éculée d’un<br />

pays qui serait une juxtaposition de<br />

communautés ethniques et religieuses,<br />

et par conséquent ingouvernable démocratiquement.<br />

N’est-il pas irritant, et en<br />

même temps éclairant, que des militants<br />

de gauche ne se posent pas la moindre<br />

question sur les classes et les catégories<br />

sociales qui subissent le régime et<br />

le combattent, celles qui en pr<strong>of</strong>itent et<br />

s’y accrochent, et celles qui hésitent à<br />

s’engager d’un côté comme de l’autre ?<br />

Ce qui rapproche, en fait, ces militantslà<br />

d’un dictateur sanguinaire comme<br />

Assad n’est pas à proprement parler<br />

politique, mais idéologique. C’est l’indéracinable<br />

culturalisme qui assigne<br />

aux autres peuples, consciemment ou<br />

inconsciemment, une culture à jamais<br />

différente de la nôtre, et qui leur colle à<br />

la peau comme une seconde nature. S’il<br />

est en France tout à fait naturel, quand<br />

on est de gauche, de défendre les acquis<br />

sociaux et les libertés indivi<strong>du</strong>elles et<br />

collectives, il est en revanche impensable,<br />

inouï, aberrant, contre nature,<br />

selon cette même gauche, de vouloir en<br />

Syrie vivre libres et égaux. Sauf, évidemment,<br />

quand on se laisse prendre dans<br />

les rets <strong>du</strong> « complot américano-saoudoqatari<br />

»…<br />

des bibliothèques publiques de proximité<br />

et d’appuyer des mécanismes de<br />

diffusion <strong>du</strong> <strong>livre</strong>. <strong>Le</strong>s écrivains ont<br />

aussi proposé d’organiser des prix littéraires,<br />

notamment en direction des<br />

jeunes. Lors de la cérémonie inaugurale,<br />

le pr<strong>of</strong>esseur Mukala Kadima a<br />

également demandé de réfléchir sur<br />

la promotion des langues locales :<br />

« Nous ne pouvons pas, même s’il<br />

s’agit de la francophonie, oublier ce<br />

que nous sommes. Nous avons nos<br />

langues et des littératures qui se développent<br />

dans ces langues. Mais ces<br />

littératures sont occultées, cachées. Il<br />

n’y a aucun travail de promotion qui<br />

se fait. Faisons un effort pour écrire<br />

dans nos langues, tout en continuant<br />

à écrire en français. »<br />

Astérix et Obélix au cinéma<br />

Comme<br />

prévu,<br />

Astérix et<br />

Obélix : au<br />

service de<br />

Sa Majesté<br />

sort dans<br />

les salles<br />

françaises le<br />

17 octobre.<br />

Avec son<br />

casting<br />

impressionnant (Gérard Depardieu,<br />

Édouard Baer, Guillaume Gallienne,<br />

Valérie <strong>Le</strong>mercier, Fabrice Luchini –<br />

en Jules César ! –, Catherine Deneuve<br />

– en reine d’Angleterre –, Dany Boon,<br />

Jean Rochefort et Gérard Jugnot), le<br />

film, réalisé par <strong>La</strong>urent Tirard (qui<br />

avait porté à l’écran <strong>Le</strong> Petit Nicolas),<br />

ravira les fans des Gaulois, malgré<br />

les réserves de certains critiques<br />

qui regrettent des dialogues balourds<br />

et la laideur des images en 3D…<br />

Versailles revisité<br />

On annonce<br />

la sortie<br />

chez Glénat<br />

<strong>du</strong> premier<br />

tome de<br />

la trilogie<br />

Versailles :<br />

<strong>Le</strong> Crépuscule<br />

<strong>du</strong> Roy,<br />

dessinée par<br />

Éric Liberge<br />

et scénarisée<br />

par Éric Adam et Didier Convard.<br />

Loin d’être didactique, cette série<br />

(dont les trois tomes peuvent se lire<br />

séparément) est une œuvre de fiction,<br />

voire de science-fiction puisque les<br />

auteurs imaginent Versailles comme<br />

un refuge où survivraient quelques<br />

L’image <strong>du</strong> mois<br />

Empreintes <strong>du</strong> sacré<br />

Actu BD<br />

rescapés ayant échappé à la destruction<br />

de la planète !<br />

Alix senator<br />

Grand<br />

pontife de<br />

Rome, Marcus<br />

Aemilius<br />

<strong>Le</strong>pi<strong>du</strong>s et<br />

Agrippa,<br />

successeur<br />

désigné <strong>du</strong><br />

puissant<br />

empereur<br />

Auguste,<br />

sont mystérieusement<br />

assassinés par des aigles<br />

qui leur déchirent les entrailles. Alarmé<br />

par ces événements, Auguste<br />

charge son vieil ami le sénateur Alix<br />

Gracchus de mener l’enquête. Une<br />

enquête qui con<strong>du</strong>ira Alix, assisté de<br />

ses fils Titus et Khephren (le propre<br />

rejeton d’Enak, qu’Alix a adopté<br />

après la disparition de celui-ci), sur<br />

la piste d’un énigmatique maître<br />

des oiseaux… Cette série, intitulée<br />

Alix senator et dont le premier volet<br />

s’intitule <strong>Le</strong>s Aigles de sang, se situe<br />

dans le prolongement de celle créée<br />

par Jacques Martin et met en scène<br />

le même Alix, arrivé à l’âge mûr et<br />

devenu… sénateur de Rome. <strong>Le</strong> héros<br />

vit néanmoins des aventures aussi<br />

passionnantes que les précédentes,<br />

imaginées par Valérie Mangin et<br />

somptueusement mises en images par<br />

Thierry Démarez. Un vrai régal !<br />

<strong>Le</strong>s meilleures ventes en BD<br />

Parmi les meilleures ventes en BD :<br />

le 13 e volet de Titeuf, le 16 e volume<br />

de Walking Dead, Alix senator (voir<br />

ci-dessus), le 8 e tome de <strong>La</strong>dy S par<br />

Van Hamme et Aymond, le 8 e volet<br />

Àl’heure où la<br />

religion suscite<br />

diatribes et<br />

controverses, provoquant<br />

la colère des uns et les<br />

réactions violentes des<br />

autres, paraît aux éditions<br />

de <strong>La</strong> Martinière un<br />

album intitulé Empreintes<br />

<strong>du</strong> sacré qui nous rappelle<br />

l’essentiel et nous<br />

montre que la religion est<br />

source de contemplation<br />

et d’amour. <strong>Le</strong>s auteurs<br />

de ce <strong>livre</strong> ne sont pas<br />

inconnus des Libanais :<br />

le photographe Ferrante<br />

Ferranti a publié il n’y a<br />

pas si longtemps un beau<br />

<strong>livre</strong> sur le Palais Sursock<br />

et l’écrivain Olivier<br />

Germain–Thomas, grand<br />

spécialiste des cultures<br />

d’Asie, a obtenu pour un<br />

essai sur Byblos le prix<br />

Phénix de littérature. <strong>Le</strong>s<br />

deux hommes ici réunis<br />

nous proposent un voyage<br />

initiatique à la découverte<br />

de hauts lieux sacrés<br />

célèbres ou à découvrir.<br />

<strong>Des</strong> pierres suspen<strong>du</strong>es<br />

de Stonehenge jusqu’au<br />

<strong>temple</strong> d’or d’Amritsar<br />

en passant par Jérusalem,<br />

Angkor, Gizeh, Ispahan<br />

ou le Mont Athos, les<br />

auteurs nous révèlent<br />

la prodigieuse diversité<br />

architecturale et culturelle<br />

des monuments et des<br />

lieux sacrés et nous font<br />

découvrir la variété des<br />

cultes et des rites religieux<br />

pratiqués aux quatre coins<br />

de la planète. Un <strong>livre</strong> à<br />

visiter !<br />

empreintes <strong>du</strong> sacré d' Olivier<br />

Germain-Thomas (textes) et Ferrante<br />

Ferranti (photos), éd. de la Martinière,<br />

254 p.<br />

de Game over, le tome 3 <strong>du</strong> désopilant<br />

Silex and the city de Jul, le 2 e<br />

volume de la série Picasso, intitulé<br />

Apollinaire, le 3 e volet de Métronom’<br />

(intitulé : Opération suicide) et le<br />

tome 16 de Dantès, intitulé L’affrontement<br />

final.<br />

Touche pas à Tintin !<br />

<strong>Le</strong> directeur<br />

de la Bibliothèque<br />

de<br />

Stockholm<br />

a décidé<br />

de suspendre<br />

pour<br />

quelques<br />

jours son<br />

directeur<br />

artistique<br />

en charge<br />

de la jeunesse qui avait fait l’objet<br />

d’un lynchage médiatique suite à son<br />

annonce <strong>du</strong> retrait des albums de<br />

Tintin de sa bibliothèque pour « racisme<br />

». <strong>Jour</strong>naux et médias sociaux<br />

avaient vigoureusement dénoncé<br />

cette censure, provoquant la réaction<br />

des responsables.<br />

Yasmina Khadra en BD<br />

<strong>Le</strong> roman<br />

de l’écrivain<br />

algérien<br />

Yasmina<br />

Khadra,<br />

intitulé<br />

L’Attentat,<br />

est sorti<br />

en BD le 5<br />

septembre<br />

dernier chez<br />

Glénat.<br />

L’album est signé Loïc Dauvillier et<br />

Glen Chapron.<br />

Meilleures ventes <strong>du</strong> mois à la Librairie Antoine et à la Librairie Orientale<br />

Auteur Titre Éditions<br />

1 Amin Maalouf <strong>Le</strong>s désorientés Grasset<br />

2 Olivier Adam <strong>Le</strong>s Lisières Flammarion<br />

3 Tahar Ben Jelloun <strong>Le</strong> bonheur conjugaL Gallimard<br />

4 Jean-Marie Rouart napoLéon et <strong>La</strong> destinée Gallimard<br />

5 Mathias Énard rue des vo<strong>Le</strong>urs Actes Sud<br />

6 Daniel Pennac journaL d’un corps Gallimard<br />

7 Patrick Deville peste et choLéra Seuil<br />

8 Florian Zeller <strong>La</strong> jouissance Gallimard<br />

9 Douglas Kennedy combien ? Gallimard<br />

10 Alain Menargues <strong>Le</strong>s secrets de <strong>La</strong> guerre <strong>du</strong> Liban Albin Michel<br />

littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012<br />

Agenda<br />

<strong>Le</strong> Salon <strong>du</strong> <strong>livre</strong> francophone<br />

de Beyrouth<br />

<strong>Le</strong> Salon <strong>du</strong> <strong>livre</strong> francophone de<br />

Beyrouth se tiendra au BIEL <strong>du</strong> 26 octobre<br />

au 4 novembre. Au programme :<br />

tables rondes et signatures. Y sont<br />

atten<strong>du</strong>s de nombreux auteurs, dont<br />

les membres de l’Académie Goncourt,<br />

Alessandro Barricco, Gwenaëlle<br />

Aubry, J.N Pancrazi, Hoda Barakat,<br />

Yasmine Char, pour ne citer qu’eux.<br />

<strong>La</strong> Nouvelle-Zélande et le<br />

numérique à Francfort<br />

<strong>La</strong> Foire internationale <strong>du</strong> <strong>livre</strong> de<br />

Francfort, le plus grand Salon <strong>du</strong><br />

<strong>livre</strong> au monde, se tiendra cette année<br />

<strong>du</strong> 10 au 14 octobre, avec la Nouvelle-Zélande<br />

pour invitée d’honneur.<br />

7 000 exposants participeront<br />

à cet événement qui accueille 3 200<br />

manifestations et tables rondes dont<br />

quatre conférences importantes sur<br />

le numérique. <strong>La</strong> foire présentera<br />

aussi la classe <strong>du</strong> futur, dotée d’outils<br />

modernes censés faciliter l’apprentissage<br />

des écoliers de demain (« e-learning<br />

», tablettes pour remplacer les<br />

<strong>livre</strong>s, tableaux spéciaux, plateformes<br />

digitales, etc.).<br />

Actualités<br />

Décès d’Henry Bauchau<br />

© Ulf Andersen<br />

L’écrivain, poète et auteur dramatique<br />

belge d’expression française<br />

Henry Bauchau est mort dans la nuit<br />

de jeudi 20 à vendredi 21 septembre<br />

dans son sommeil à l’âge de 99 ans.<br />

Né en 1913, Henry Bauchau a publié<br />

dès 1958 <strong>du</strong> théâtre et de la poésie.<br />

Il n’a pourtant été véritablement<br />

découvert qu’à partir de la fin des<br />

années 1980 grâce aux efforts des<br />

éditions Actes Sud. En 1981, il publie<br />

<strong>La</strong> sourde oreille ou le rêve de Freud,<br />

œuvre poétique directement inspirée<br />

de la psychanalyse, et s’intéresse de<br />

près au mythe d’Œdipe, sur lequel il<br />

base ses romans Œdipe sur la route<br />

(1990) et Antigone (1997). Membre<br />

de l’Académie royale de littérature de<br />

la Communauté française de Belgique<br />

depuis 1990, il a reçu en 2008 le prix<br />

<strong>du</strong> Livre Inter pour son roman <strong>Le</strong><br />

Boulevard périphérique (Actes Sud).<br />

Départ de Sylvie Genevoix<br />

D.R.<br />

Fille de Maurice Genevoix, journaliste<br />

et écrivaine, Sylvie Genevoix est décédée<br />

le 20 septembre. Elle est l’auteure,<br />

entre autres, de Maurice Genevoix : la<br />

maison de mon père et de <strong>La</strong> prochaine<br />

fois, je le tue.<br />

<strong>Le</strong> prix Gibran récompense<br />

deux auteurs francophones<br />

<strong>Le</strong> prix Gibran 2012 vient de<br />

récompenser deux auteurs libanais<br />

francophones : le poète Salah Stétié,<br />

tra<strong>du</strong>cteur <strong>du</strong> Prophète, et Alexandre<br />

Najjar, biographe de Gibran et auteur<br />

de plusieurs essais le concernant. Ils<br />

ont reçu, au Casino <strong>du</strong> Liban, une<br />

magnifique statuette sculptée par<br />

Nabil Hélou.<br />

Semaine libanaise à la mairie<br />

<strong>du</strong> XVI e<br />

À l’initiative <strong>du</strong> Camed, présidé par<br />

Ijab Khoury, la mairie <strong>du</strong> XVI e arrondissement<br />

a organisé fin septembre<br />

une Semaine libanaise comprenant<br />

une table ronde sur le Liban, qui a<br />

réuni Bahjat Rizk, Carole Dagher,<br />

Alexandre Najjar, Antoine Sfeir et<br />

Nabil Beyhum, ainsi qu’un Salon <strong>du</strong><br />

<strong>livre</strong> où plusieurs auteurs libanais et<br />

français, dont Vénus Khoury-Ghata,<br />

sont venus dédicacer leurs derniers<br />

ouvrages.


orient littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012 Entretien<br />

David Lodge, né en 1935<br />

à Brockley dans le sud<br />

de Londres, est un écrivain<br />

britannique prolifique.<br />

Il a longtemps<br />

enseigné à l’université, en tant que spécialiste<br />

de littérature anglaise, avant de<br />

consacrer son temps à l’écriture. Publié<br />

dans plus d’une vingtaine de langues,<br />

il a réussi au fil des années<br />

à construire une<br />

œuvre féconde, à la fois<br />

théorique et fictionnelle.<br />

Depuis ses premières<br />

publications à la fin des<br />

années cinquante, David<br />

Lodge signe romans,<br />

essais sur la littérature,<br />

théâtre, nouvelles et<br />

plus récemment biographies<br />

romanesques. Ses<br />

premiers thèmes de prédilection<br />

sont le catholicisme<br />

(milieu dont il<br />

est issu), la vie universitaire,<br />

Londres et la société britannique<br />

depuis la Seconde Guerre à nos jours.<br />

Lodge s’est par la suite intéressé à la<br />

maladie et la mort, au monde de l’entreprise,<br />

à celui de la télévision et au<br />

tourisme.<br />

Si ses ouvrages accordent de l’importance<br />

au contexte économique, politique<br />

et culturel dans lequel il place ses<br />

personnages, si son écriture abonde le<br />

long de centaines de pages, il n’en reste<br />

pas moins que le noyau <strong>du</strong>r de l’univers<br />

de David Lodge se fonde sur le monde<br />

intérieur de son protagoniste. Plus<br />

particulièrement sur la manière dont<br />

l’existence de ce dernier est affectée et<br />

modelée par les relations qu’il entretient<br />

tout d’abord avec lui-même, mais<br />

aussi avec ses proches. <strong>Le</strong>s personnages<br />

de Lodge s’expriment et échangent.<br />

C’est comme si l’auteur reconstituait<br />

avec tant d’attention un monde afin<br />

que ses personnages puissent y prendre<br />

la parole. Cette justesse psychologique<br />

vient injecter de subtilité une écriture<br />

généralement qualifiée de comique et<br />

de populaire. Si son style allie en effet,<br />

sur le mode <strong>du</strong> compromis qui lui est<br />

propre, l’humour au drame intime, la<br />

dimension plus affective des écrits de<br />

Lodge n’en est pas moins présente. <strong>Le</strong><br />

succès considérable de son œuvre auprès<br />

<strong>du</strong> grand public tient peut-être à<br />

cette belle combinaison.<br />

David Lodge, après vous être intéressé<br />

à divers genres littéraires, vous<br />

signez aujourd’hui des romans biographiques.<br />

Quel regard portez-vous<br />

sur cette évolution ?<br />

Je pense que les préoccupations et les<br />

thématiques sont toujours au fond les<br />

mêmes pour un auteur. Mais il est vrai<br />

que j’aime bien alterner<br />

les genres littéraires.<br />

« Je trouve<br />

vraiment<br />

attirant de<br />

se fonder<br />

sur une<br />

histoire<br />

vraie . »<br />

J’aime que chaque roman<br />

ait un nouveau contexte<br />

et d’autres angles de vision.<br />

Mais il faut pour<br />

tout écrivain avoir sa<br />

propre signature, une<br />

empreinte qui donne un<br />

« air de famille » à tous<br />

ses romans. Je ne suis pas<br />

le seul écrivain qui bouge<br />

d’un style à l’autre ni le<br />

seul qui ait évolué vers<br />

le roman biographique.<br />

De nombreux écrivains<br />

l’ont fait les vingt dernières années.<br />

L’émergence des ouvrages de biographie<br />

pourrait être liée au fait que notre<br />

société est saturée par les reportages et<br />

les informations en continu. On a de<br />

plus en plus tendance à faire confiance<br />

au narratif factuel et journalistique.<br />

Face à cela, je trouve vraiment attirant<br />

de se fonder sur une histoire vraie où<br />

un contrat tacite existerait avec le lec-<br />

teur, celui de ne rien inventer de trop<br />

éloigné de la vérité.<br />

D’un point de vue plus personnel,<br />

est-ce que le choix <strong>du</strong> roman biographique<br />

reflète un changement dans<br />

votre vision de l’écriture ?<br />

Il est vrai qu’il y a trente ans, je n’aurais<br />

jamais eu l’idée d’écrire un roman basé<br />

sur un personnage historique. Tout<br />

ce que j’écrivais était ancré dans mon<br />

présent même si je cherchais toujours<br />

par la fiction à transcender mon expé-<br />

rience. Une fiction utilise énormément<br />

de votre existence et de votre énergie.<br />

Quand on ne parvient plus à puiser<br />

dans sa propre vie pour trouver cette<br />

inspiration, on se tourne parfois vers<br />

la vie d’autres personnes qui ont eu<br />

un parcours intéressant, comme c’est<br />

le cas des écrivains Henry James et<br />

H.G. Wells dont mes derniers ouvrages<br />

traitent. Il ne reste plus alors qu’à appliquer<br />

les techniques <strong>du</strong> roman et de<br />

la fiction.<br />

Vous parlez d’un « contrat tacite impli-<br />

quant de ne jamais trop s’éloigner de<br />

la vérité », mais aussi « d’appliquer les<br />

techniques <strong>du</strong> roman et de la fiction ».<br />

Comment trouvez-vous le juste équilibre<br />

entre ces deux tendances ?<br />

Il est certain qu’il y a une grande différence<br />

entre un roman biographique et<br />

la biographie, et qu’il est plus simple<br />

de se contenter de raconter une histoire,<br />

épisode par épisode. Mais cela<br />

restera éloigné de la vérité de la vie <strong>du</strong><br />

personnage. <strong>La</strong> biographie respecte<br />

le rythme chronologique, alors que le<br />

roman biographique tente de représenter<br />

la conscience <strong>du</strong> personnage, ses<br />

désirs et ses doutes. Cette vie intérieure<br />

a besoin de place pour se déployer<br />

sans empiéter sur le curriculum vitæ.<br />

Tout est dans le compromis entre ces<br />

deux perspectives. Il faut dès lors faire<br />

des choix et sélectionner des axes<br />

de narration. Dans mon roman sur<br />

Henry James, j’ai par<br />

exemple choisi comme<br />

axe l’amitié qui l’a lié<br />

à George Du Maurier.<br />

Justement, deux parmi<br />

vos derniers romans<br />

s’intéressent à des auteurs<br />

– James et Wells<br />

– dont le monde littéraire,<br />

le mode de vie et<br />

le caractère sont diamétralement<br />

opposés.<br />

Vous parvenez dans<br />

les deux cas à lier<br />

leur monde intérieur à leur processus<br />

de création. Comment faites-vous<br />

concrètement ?<br />

C’est difficile à dire. J’adopte certes<br />

souvent le point de vue <strong>du</strong> protagoniste,<br />

mais je donne aussi à certains<br />

moments la parole à d’autres personnages<br />

qui l’ont bien connu. Cela permet<br />

de brosser un portrait plus complexe.<br />

Dans le cas de H.G. Wells par<br />

Un homme de compromis<br />

Dans l’écriture, David Lodge cherche le compromis. Entre biographie et roman, fiction et<br />

réalité, humour et sentiment, point de vue propre et perspective de l’autre : rencontre avec<br />

un auteur qui a su réconcilier le littéraire et le populaire.<br />

événement<br />

<strong>Le</strong>s riches années <strong>du</strong> Cénacle<br />

L’exposition ne disparaîtrait-elle<br />

pas sans un <strong>livre</strong> qui l’accompagne,<br />

l’éclaire et la prolonge ?<br />

<strong>Le</strong> <strong>livre</strong> ne serait-il pas, en dépit de<br />

maints attraits sensuels, <strong>du</strong> seul ressort<br />

<strong>du</strong> savoir et de la mémoire ? Et<br />

puis la nostalgie n’est-elle pas inculte<br />

à l’heure où sens et réalités, au Liban<br />

et en ses Arabies, restent loin <strong>du</strong> port<br />

d’attache et qu’un effort de pensée<br />

et de communication s’impose pour<br />

interroger l’actualité et tenter de la<br />

remettre sur les rails?<br />

C’est au point nodal de ces trois interrogations<br />

que l’événement Zaman an-<br />

Nadwa 1946-1975 tente de réinvestir<br />

culturellement le cœur de Beyrouth, ce<br />

qu’on nomme platement aujourd’hui<br />

le centre-ville. Histoire richement illustrée<br />

de photos d’époque <strong>du</strong> Cénacle<br />

libanais dont le maître d’œuvre fut<br />

Michel Asmar (1914 -1984) et qui<br />

régenta une bonne part de la vie culturelle<br />

<strong>du</strong> pays de l’indépendance à la<br />

guerre, le <strong>livre</strong> scrute ce que la conférence,<br />

activité majeure de l’institution,<br />

a de propre et de singulier, se penche<br />

sur son public, tente de donner corps<br />

à ses 413 conférenciers, prend le risque<br />

d’intégrer en un message unique, une<br />

sorte de lettre posthume, ce que les<br />

preneurs de parole, en leur extrême<br />

diversité d’opinions et de pr<strong>of</strong>essions,<br />

ont essayé de dire ou projeté de faire…<br />

Cette histoire propre à l’institution, les<br />

auteurs l’inscrivent en son époque et<br />

en son milieu urbain. Nous assistons<br />

ainsi par pans successifs aux mutations<br />

sociales, architecturales, intellectuelles,<br />

artistiques… de ce qui peut être considéré<br />

comme des décades prestigieuses<br />

et annonciatrices d’orages de l’histoire<br />

libanaise. <strong>Des</strong> clefs magiques, textuelles<br />

ou iconographiques, sont enfin<br />

là pour multiplier les clins d’œil, ouvrir<br />

des cheminements et assurer des partances.<br />

Il serait sans doute faux de dire que<br />

le <strong>livre</strong> fut totalement conçu en dehors<br />

de sa réalisation éditoriale. Mais<br />

celle-ci est venue le magnifier et l’élever<br />

au rang de belle composition. <strong>La</strong><br />

scénographie, exploitant l’esthétisme<br />

inhérent aux pages, réussit à déployer<br />

le <strong>livre</strong> et à en faire autre chose, une<br />

véritable féérie où on passe émerveillé<br />

© Tala Safie<br />

entre les panneaux.<br />

Retour amont au point de départ de<br />

la Nadwa dont les premières conférences<br />

furent données dans une salle<br />

de l’ALBA alors sise dans le couvent<br />

aujourd’hui détruit des lazaristes et<br />

remplacé dès les années 1950 par le<br />

digne immeuble jaune, l’exposition<br />

D.R.<br />

<strong>Le</strong>s années Cénacle<br />

cherche par son aspect festif à affirmer<br />

la force de la vie et son perpétuel<br />

renouvellement. Tournée vers le passé<br />

et la mémoire, elle cherche par son<br />

programme de débats à mieux rendre<br />

les Libanais maîtres, sinon de leur<br />

avenir, <strong>du</strong> moins de leurs problèmes.<br />

F. S.<br />

L’exposition Zaman an-Nadwa (<strong>Le</strong>s années Cénacle) 1946-1975 à la cour de<br />

l’immeuble <strong>La</strong>zarieh, rue de l’émir Bachir, inaugurée le 27 septembre (avec<br />

lectures de textes par Roger Assaf), se prolonge jusqu’au 19 octobre.<br />

Conférences sur les lieux en arabe à 19 heures les vendredis :<br />

l le 28 septembre, Milad Doueihi traite <strong>du</strong> numérique « nouvelle façon de<br />

faire la société » ;<br />

l le 5 octobre, les auteurs <strong>du</strong> <strong>livre</strong> parlent <strong>du</strong> projet et de sa réalisation ;<br />

l le 12, Jad Tabet configure les « Images de la ville à l’ère de la postglobalisation<br />

» ;<br />

l le 19, Ibrahim Fadlallah, Ziad Baroud et Talal Husseini débattent de l’État<br />

de droit.<br />

<strong>Le</strong> <strong>livre</strong> (en langue arabe) est dirigé par Renée Herbouze et Farès Sassine,<br />

conçu et réalisé par Saad Kiwan. <strong>La</strong> scénographie de l’exposition est de Jean-<br />

Louis Mainguy.<br />

Tripoli l'islamiste<br />

L’oumma en fragments de Bernard Rougier, PUF,<br />

248 p.<br />

<strong>La</strong> ville de Tripoli défraie l’actualité<br />

de manière régulière avec les<br />

accrochages meurtriers entre le<br />

quartier sunnite de Bab Tebbaneh et le<br />

promontoire alaouite de Jabal Mohsen,<br />

ainsi qu’avec certaines démonstrations<br />

sporadiques de militantisme islamiste.<br />

<strong>Le</strong>s lecteurs francophones avertis de<br />

la chose islamique en étaient restés<br />

pour comprendre les soubresauts que<br />

connaît la deuxième ville <strong>du</strong> Liban à la<br />

brillante étude que feu Michel Seurat<br />

avait consacrée à son quartier le plus<br />

pauvre sous le titre « Une assabiyya urbaine<br />

». Ou une sorte de radiographie<br />

<strong>du</strong> phénomène Khalil Akkaoui dans la<br />

défense des intérêts d’un quartier érigée<br />

en lutte nationale.<br />

Bernard Rougier, spécialiste <strong>du</strong><br />

Moyen-Orient et enseignant à Sciences<br />

Po de Paris, élargit le spectre de l’investigation<br />

dans son ouvrage, L’Oumma<br />

en fragments, entièrement consacré à<br />

la capitale <strong>du</strong> Liban-Nord. Si l’islam<br />

est un fond permanent de la violence<br />

politique dans ce coin <strong>du</strong> Moyen-<br />

Orient, l’histoire avance en modifiant<br />

sans cesse les perspectives. Pour y voir<br />

C<br />

’est une femme<br />

émancipée à tous<br />

points de vue. Sa grand-mère<br />

aurait <strong>du</strong> mal à la reconnaître. Avec ses<br />

cheveux courts, ses lunettes et ses tailleurs<br />

bien coupés, elle a le look carré<br />

de celle qui sait ce qu’elle veut. Normal<br />

pour une femme d’affaires réussie<br />

qui gagne autant, sinon plus qu’un<br />

homme, dans une région <strong>du</strong> monde où<br />

c’est loin d’être la règle.<br />

Depuis longtemps, elle prend ses décisions<br />

toute seule et gère avec brio ses<br />

comptes en banque et ses investissements<br />

financiers. C’est qu’elle n’a<br />

besoin de personne et le fait sentir<br />

à tous les hommes que tant de compétence<br />

rebute. Elle n’en a cure car<br />

énergique et efficace, elle n’a pas de<br />

exemple, je ne savais pas trop dans<br />

quelle direction aller quand j’ai commencé<br />

à rédiger l’ouvrage. J’étais aussi<br />

mal à l’aise en découvrant certains aspects<br />

de sa vie privée et j’ai même songé<br />

abandonner ce projet de <strong>livre</strong> pendant<br />

quelque temps. Il m’a fallu trouver un<br />

moyen de varier les points de vue pour<br />

parler de lui et donner la parole à sa<br />

conscience, mais aussi à l’opinion populaire<br />

à son sujet, tout en préservant<br />

ma position en tant qu’auteur. C’est en<br />

optant par exemple pour un dialogue<br />

intérieur que j’ai trouvé le compromis.<br />

© AFP<br />

Essai<br />

clair, Bernard Rougier tente une classification<br />

qui pourrait rendre compte de<br />

la continuité et de la rupture dans le<br />

mode militant en pays d’Islam. Ainsi,<br />

trois figures semblent, selon l’auteur<br />

de <strong>Le</strong> Jihad au quotidien (2004), résumer<br />

sur un demi-siècle les soubresauts<br />

qu’a connus Tripoli et prétendre tour<br />

à tour, voire simultanément, incarner<br />

cette oumma tant invoquée : le moujahid<br />

ou le combattant à la manière des<br />

militants d’el-Qaëda, pour la victoire<br />

d’un islam transnational, sans attaches<br />

institutionnelles ou sociales, le mouqawim<br />

ou le résistant paraétatique qui,<br />

à l’image <strong>du</strong> Hezbollah, s’inscrit dans<br />

une continuité et une cause nationales,<br />

et enfin le simple mouqatil qui adopte<br />

une conception plus locale de l’action<br />

politique et militaire.<br />

« Notre<br />

société est<br />

saturée par<br />

les reportages<br />

et les<br />

informations<br />

en continu. »<br />

<strong>Le</strong> clin d'œil de Nada Nassar-Chaoul<br />

Une femme moderne<br />

temps à perdre en regrets. Ses lourdes<br />

occupations pr<strong>of</strong>essionnelles ne l’empêchent<br />

pas d’être une citoyenne responsable<br />

qui milite pour des causes<br />

justes comme l’environnement et<br />

l’égalité des femmes. Engagée dans de<br />

nombreuses associations, elle assiste<br />

à des meetings, rédige des listes de<br />

revendications et participe même à des<br />

sit-in devant le Parlement. Cela sans<br />

compter les séances de gym, la musculation<br />

et la course à pied pour garder<br />

la forme et les voyages culturels<br />

qu’elle planifie un an à l’avance « pour<br />

rester à jour sur le plan intellectuel ».<br />

Mais quand la nuit tombe, que son<br />

portable arrête de sonner et que plus<br />

III<br />

Ce dialogue, en laissant une place aux<br />

conflits qui tourmentaient Wells, m’a<br />

permis de parler de cet homme au parcours<br />

si critique et figurer les failles de<br />

sa personnalité.<br />

Comment trouvez-vous l’idée de votre<br />

prochain ouvrage ?<br />

Cela me vient très souvent<br />

à partir d’un texte<br />

précurseur, ouvrage ou<br />

mythe, qui me permet<br />

de trouver une dimension<br />

thématique qui<br />

m’intéresse. Ce peut<br />

être aussi bien la quête<br />

<strong>du</strong> Graal par le roi<br />

Arthur, que l’œuvre<br />

de Kierkegaard ou<br />

une phrase de Henry<br />

James.<br />

Votre prochain roman<br />

sera-t-il encore un roman biographique<br />

?<br />

H.G. Wells et Henry James m’intéressaient<br />

énormément en tant qu’auteurs.<br />

Seulement, pendant les longs mois passés<br />

à effectuer le travail de documentation<br />

nécessaire à mon roman, je vivais<br />

dans l’angoisse que quelqu’un d’autre<br />

ne soit en train de travailler sur le<br />

même thème. Ce qui s’est réalisé en ce<br />

qui concerne Henry James puisque le<br />

roman de Colm Toibin, <strong>Le</strong> Maître, très<br />

justement apprécié, est sorti quelques<br />

mois avant L’Auteur ! L’Auteur !. Une<br />

étonnante coïncidence, même si les<br />

perspectives adoptées sur la vie de<br />

James sont très différentes. Tous les<br />

biographes connaissent cette anxiété<br />

et cette hantise. Je n’ai plus envie de<br />

passer par là.<br />

Propos recueillis par<br />

rittA BAddOUrA<br />

L’auteur ! L’auteur ! de David Lodge, tra<strong>du</strong>it de<br />

l’anglais par Suzanne V. Mayoux, Rivages, 2005, 413 p.<br />

<strong>La</strong> vie en sourdine de David Lodge, tra<strong>du</strong>it de<br />

l’anglais par Yvonne et Maurice Couturier, Payot et<br />

Rivages, 2008, 413 p.<br />

un homme de tempérament de David Lodge,<br />

tra<strong>du</strong>it de l’anglais par Martine Aubert, Payot et Rivages,<br />

2012, 720 p.<br />

Pourtant, et malgré l’abondance de références<br />

académiques, le <strong>livre</strong> est bien<br />

loin d’être un essai théorique. Cette<br />

synthèse en trois temps et trois « grammaires<br />

d’action » n’est que la conclusion<br />

insistante d’un long travail d’enquête<br />

qui a dû mener l’auteur à reconstituer<br />

les composants humains et logistiques<br />

ainsi que les justifications religieuses<br />

<strong>du</strong> passage à l’action de ce qu’il appelle<br />

« le réseau McDonald’s » <strong>du</strong> nom d’une<br />

succursale de la célèbre chaîne de fast<br />

food à Beyrouth qui était dans la ligne<br />

de mire des jihadistes tripolitains et dont<br />

il essaie de dépister les correspondants<br />

en Australie ou en Europe et de démonter<br />

le système de communication et de<br />

décision. L’épisode sanglant <strong>du</strong> Fateh el-<br />

Islam n’en est pas moins revisité dans la<br />

même perspective, alors qu’en revanche<br />

l’assassinat de Rafic Hariri ouvrira la<br />

voie à la résurgence de comportements<br />

militants plus ancrés dans l’actualité des<br />

rapports mouvementés entre le régime<br />

syrien et la mouvance islamo-libaniste.<br />

<strong>La</strong> lecture ouverte et plurielle des éléments<br />

de cette compilation réinvente la<br />

ville de Tripoli, sous la plume de Bernard<br />

Rougier, comme une pépinière<br />

de militants et une caisse de résonance<br />

des principaux défis qui secouent « la<br />

nation arabe et islamique », selon l’expression<br />

consacrée.<br />

JABBOUr dOUAiHY<br />

personne ne la regarde,<br />

elle s’adonne à son péché<br />

mignon: le feuilleton turc. Du chocolat,<br />

à défaut de rahat-loukoum, plein<br />

la bouche, elle admire les femmes<br />

captives <strong>du</strong> « Harem <strong>du</strong> Sultan » qui<br />

s’agenouillent devant leur maître,<br />

lui baisent le bas de sa robe et intriguent<br />

pour être admises dans son lit.<br />

Elle frissonne lorsqu’il les remarque,<br />

tremble lorsqu’il ordonne de les faire<br />

fouetter et pleure lorsqu’il les répudie.<br />

Elle s’extasie sur leurs voiles charmeurs,<br />

leurs belles robes et leurs bijoux<br />

étincelants et se languit de leur<br />

molle existence faite de ragots <strong>du</strong><br />

sérail et de baklavas sirupeux…<br />

Allez, il est temps pour elle de vérifier<br />

le cours <strong>du</strong> CAC 40.


IV Poésie<br />

<strong>Le</strong> dernier recueil de<br />

Hassan Abdallah est<br />

rythmé par une valse<br />

d’ombres : la nature,<br />

l’amour, la guerre,<br />

Dieu, l’existence<br />

absurde gouvernée<br />

par l’immaturité et la<br />

douleur, sont autant de<br />

fantômes dont le poète<br />

ne peut témoigner qu’à<br />

partir de son ombre<br />

propre.<br />

ZoLL ‘eL-Warda (L’ombre de <strong>La</strong> rose) de<br />

Hassan Abdallah, Dar al-Saqi, 2012, 172 p.<br />

Penché sur l’ombre de ce<br />

qu’il aime, devenu ombre<br />

lui-même, le poète acquiert<br />

une légèreté et une<br />

lucidité qui l’enchaînent<br />

au réel dans la mesure où elles le<br />

libèrent. Flottant, Hassan Abdallah<br />

regarde tantôt la ville, les gens, les<br />

champs de fleurs meurtris et dépossédés<br />

; tantôt le ciel, les fantômes <strong>du</strong> passé<br />

et de l’avenir et les sentiers qu’il faut<br />

suivre pour qu’advienne une réconciliation.<br />

Sur cette tension double, le<br />

poème joue et pèse : tantôt poème qui<br />

ramène aux attachements terrestres,<br />

tantôt poème <strong>du</strong> détachement et de la<br />

félicité qui rapprochent <strong>du</strong> silence.<br />

« L’explosion même <strong>du</strong> big-bang/<br />

concerto eL-Qods (<strong>Le</strong> concerto de jérusa-<br />

<strong>Le</strong>m) d'Adonis, Dar al-Saqi, 2012, 108 p.<br />

Dans un arabe non seulement<br />

littéraire et tout de<br />

poésie, mais aussi historique,<br />

politique et pr<strong>of</strong>ondément<br />

religieux, la plume valeureuse<br />

<strong>du</strong> poète Adonis parle de Jérusalem.<br />

À Jérusalem. Pour Jérusalem. Par Jérusalem.<br />

Axe de l’histoire <strong>du</strong> monde<br />

et des peuples, point de gravité entre<br />

terre et cosmos, tour à tour sujet et<br />

objet de désir et de mort, Jérusalem se<br />

dégage lentement de son silence. Jérusalem<br />

se sépare <strong>du</strong> règne aseptisé de<br />

l’information et <strong>du</strong> surplus d’images,<br />

dans les vers d’Adonis. <strong>La</strong> langue <strong>du</strong><br />

poète, notre langue, à la fois blessure<br />

et témoin et phare des temps actuels,<br />

dit le deuil, les paradoxes, l’avidité et<br />

le blasphème qui errent librement et<br />

assaillent Jérusalem.<br />

« Jérusalem est rêve – langue. Une<br />

oLympe de gouges de Catel Muller et José-Louis<br />

Bocquet, illustrations en noir et blanc, Casterman,<br />

2012, 487 p.<br />

Parmi les nombreux personnages<br />

qui ont marqué l’histoire<br />

de la France, celui d’Olympe<br />

de Gouges ne serait pas des moindres.<br />

Marie Gouze, alias Olympe de Gouges,<br />

matraque la société française en dénonçant<br />

le racisme et l’esclavage, puis en<br />

s’engageant dans la Révolution française.<br />

Ses écrits, précurseurs en 1791,<br />

revendiquent les droits de la femme et<br />

de la citoyenne. Elle demande l’égalité<br />

entre les sexes et le droit de vote.<br />

Avec ses idées inconcevables pour cette<br />

période, elle laisse indéniablement une<br />

trace dans les <strong>livre</strong>s d’histoire et surtout<br />

dans les esprits féministes.<br />

Revenant sur la biographie de cette<br />

belle et puissante femme, Catel et Bocquet<br />

décident de nous raconter avec<br />

allégresse et justesse son ascension<br />

vers la gloire et sa retombée. À une<br />

époque où la vie n’était pas toujours<br />

facile pour une femme qui serait dans<br />

la majorité des cas illettrée et mariée à<br />

quinze ans, Olympe de Gouges prend<br />

des décisions qui changeront à jamais<br />

l’image de la femme européenne et sa<br />

place dans la société.<br />

Marie est née à Montauban autour<br />

de 1748. Fille d’une petite bourgeoise<br />

mariée à un boucher qui daigne s’aventurer<br />

dans le lit de monsieur <strong>Le</strong>franc<br />

de Pompignan, poète et président de la<br />

cour des aides. Marie grandit auprès<br />

de sa mère et apprend à lire et écrire.<br />

Mariée de force à seize ans à l’<strong>of</strong>ficier<br />

de bouche <strong>du</strong> compte de Gourgues, ce<br />

dernier a la décence de la rendre mère<br />

puis veuve à dix-huit ans. Elle décide à<br />

ce moment de mener une vie de liber-<br />

À l’ombre de soi<br />

N’égale probablement pas en importance/<br />

L’explosion d’un bourgeon de<br />

fleur. »<br />

« Insomnie/ Insomnie/ Insomnie/ Enfin/<br />

<strong>Le</strong> matin est sorti de la nuit/ tel un<br />

œuf d’une poule noire. »<br />

« <strong>La</strong> route qui mène à Dieu est étroite/<br />

Pour la suivre l’homme ne peut qu’être<br />

seul. »<br />

<strong>Le</strong> poète guette la beauté, dans la tentative<br />

non pas de comprendre la vie,<br />

mais d’en capter les signes. Il ne sait<br />

s’il préfère en témoigner par la voie <strong>du</strong><br />

poème ou celle <strong>du</strong> renoncement. Cette<br />

incertitude est ce qui fait la force de ce<br />

recueil. Une incertitude discrète mais<br />

tangible, même si sa violence distillée<br />

finit par couler en un fil tenace dans<br />

l’oreille <strong>du</strong> lecteur. C’est probablement<br />

aussi cette incertitude qui fait les<br />

poèmes délicieux de ce recueil, mais<br />

aussi les aphorismes per<strong>du</strong>s entre réflexion<br />

et poésie, et les vers plus chétifs<br />

auxquels pourtant le poète s’attache<br />

quand même.<br />

« <strong>La</strong> beauté est un appel <strong>du</strong> gouffre. »<br />

« Mon premier amour remonte à l’automne<br />

1985/ Et je vis à présent le douzième/<br />

<strong>Le</strong> sixième amour fut le plus<br />

beau de ma vie/ Puisqu’au cinquième<br />

j’ai découvert/ Que l’amour n’existe<br />

pas/ Et que depuis ce temps j’aime/<br />

Sans amour. »<br />

Ce souci de rester si près de la réalité,<br />

de dire en poésie certaines idées<br />

communément admises, réussit plutôt<br />

bien à Abdallah quand il exprime ses<br />

émotions, mais bute de manière quasi<br />

D.R.<br />

systématique contre la<br />

porte <strong>du</strong> poème quand<br />

il s’agit d’exprimer ses<br />

pensées. Malgré ce que<br />

le joli poème ci-dessous<br />

vient dire, malgré<br />

l’audace <strong>du</strong> poète qui<br />

fait par avance le procès<br />

d’intention de ceux<br />

qui seraient tentés de<br />

juger son poème, non !<br />

Nous ne sommes pas<br />

allés à la rencontre<br />

de Zoll ‘el-Warda une<br />

pierre à la main.<br />

« <strong>Le</strong> poème fuit ceux qui viennent le<br />

lire une pierre à la main/ Est-ce courage/<br />

est-ce bêtise/ que l’homme soit<br />

critique d’art/ Car la<br />

faute à l’égard de l’art<br />

ressemble à la faute<br />

à l’égard de Dieu/ et<br />

pourrait dans la vie<br />

qui suit cette vie/ mener<br />

son auteur droit<br />

en enfer. »<br />

<strong>Le</strong> regard et la voix<br />

de Hassan Abdallah<br />

conjuguent non<br />

sans humour et avec<br />

naturel : lucidité mordante<br />

et tempérament<br />

joueur, fraîcheur <strong>du</strong> grand air et moiteur<br />

de l’ombre, sagesse populaire<br />

et dénuement zen. Ses petits poèmes<br />

alternent d’humeur et de fulgurance et<br />

Hymne à Jérusalem<br />

langue où l’histoire se mélange à ce<br />

qui la précède, à ce qui la suit. Elle se<br />

mélange à l’homme et à la réalité, au<br />

fini et à l’infini. Elle est le sable et l’eau<br />

– À toi de pétrir ce que tu désires/ (…)<br />

Ô Jérusalem, comme c’est étrange,<br />

tu n’enfantes que toi-même, bien que<br />

le vagin <strong>du</strong> monde balance entre tes<br />

cuisses. (…) Où est la chanson qui<br />

unifiera tes saisons en un même pouls ?<br />

Où est la route qui déchiffrera tes pas<br />

comme on lit un <strong>livre</strong> sacré ? Je te le<br />

demande. Et je sais que la question est<br />

en soi désastre. »<br />

<strong>La</strong> voix poétique dans ce Concerto<br />

el-Qods s’intrique à l’islam et s’y<br />

fonde, rappelle les phrases sacrées des<br />

experts <strong>du</strong> Tafsir et de la Sunna, des<br />

prophètes et des proches <strong>du</strong> prophète<br />

Mahomet. Pour approcher Jérusalem<br />

mystère et mythe, Adonis injecte aussi<br />

sa langue de vocabulaire amoureux.<br />

Adonis adresse à<br />

jérusalem un chant<br />

d’amour sacré, un<br />

ghazal patriotique et<br />

loyal qui est avant tout<br />

prière.<br />

Puis il invoque Imrou’l Qays, Joyce et<br />

Nietzsche. <strong>Le</strong> poète témoigne et l’heure<br />

des inventaires a sonné. Il parle en<br />

toute conscience là où les consciences<br />

se sont détournées. <strong>La</strong> langue que façonne<br />

Adonis pour ce Concerto présage<br />

de la fin des langues, de la mort de<br />

la logique, de l’effondrement de l’imaginaire<br />

et de l’abdication <strong>du</strong> temps.<br />

« Mais pourquoi les gens y sont-ils de<br />

deux sortes :/ Un mort qui habite le<br />

Bande dessinée<br />

Olympe, la libertine<br />

désert/ et un vivant qui habite le tombeau<br />

?/ <strong>Le</strong> jour et la nuit se livraient<br />

combat, tentant chacun, au nom de Jérusalem,<br />

d’étrangler l’autre./ <strong>Le</strong> temps<br />

transformait la scène en un film documentaire./<br />

Seulement Imrou’l Qays dit<br />

en guise d’adieu :/ Au commencement<br />

était le Verbe/ Au commencement <strong>du</strong><br />

Verbe/ était le sang.<br />

Olympe de Gouges fut une figure emblématique de la Révolution<br />

française. Revendiquant l’égalité entre les sexes et le droit de vote pour<br />

les femmes, elle a marqué les esprits et a encouragé ses consœurs à lutter<br />

pour devenir des citoyennes de plein droit.<br />

tinage et de ne plus jamais se lier<br />

à un homme. Elle trouve dans<br />

le personnage de Jacques Biétrix<br />

de la Rozières un amant<br />

et un protecteur. Il emmène sa<br />

maîtresse accompagnée de son<br />

jeune fils Pierre à Paris, la loge<br />

à ses côtés et lui assure une<br />

vie plaisante et sereine. Marie<br />

se fait alors appeler Olympe<br />

de Gouges. Elle exploite son<br />

amour pour le théâtre et la<br />

littérature, et fréquente les salons<br />

les plus prestigieux, ceux<br />

de Madame Helvétius et de<br />

Madame de Montesson. Côtoyant<br />

les hommes de lettres<br />

tels Rousseau, Voltaire, Mirabeau,<br />

elle réussit à faire jouer<br />

ses pièces de théâtre révoltées<br />

et engagées et se fait admettre<br />

à l’Académie française. Plus<br />

tard, elle s’embarque dans<br />

la révolution en conservant<br />

sa liberté de pensée et ses<br />

convictions contre un<br />

système rigide suite<br />

à la mort de Louis<br />

XVI. Sa fin tragique<br />

fut aussi<br />

violente que ses<br />

attaques contre<br />

Robespierre,<br />

Marat et leurs<br />

alliés. Non<br />

seulement elle<br />

ose se mêler à la<br />

politique,<br />

« Tant de<br />

vacarme à<br />

Beyrouth/<br />

que l’homme<br />

n’entend plus<br />

la voix de sa<br />

conscience. »<br />

mais elle insiste<br />

surtout sur le<br />

statut de la<br />

femme et ose<br />

proclamer que<br />

cette dernière<br />

est à la naissance<br />

égale<br />

à l’homme.<br />

Olympe de<br />

Gouges plante<br />

la première<br />

graine des re-<br />

D.R.<br />

vendications féministes qui per<strong>du</strong>rent<br />

jusqu’à nos jours.<br />

Cet énorme pavé ne devrait pas susciter<br />

terreur, car venir à bout de ces<br />

pages n’est que plaisir et fluidité. Ce<br />

roman graphique se confond fortement<br />

avec un roman historique où les événements<br />

de l’époque sont habilement dissimulés,<br />

des plus importants comme le<br />

décollage de la première montgolfière,<br />

ou des plus banaux dans les scènes<br />

qui dévoilent la présence de Benjamin<br />

Franklin dans un des salons de Paris.<br />

Bénéficiant d’un éventail de personnalités<br />

importantes, de grands penseurs,<br />

artistes et philosophes, nous caressons<br />

de planche en planche les portraits des<br />

fils des Lumières de la France ainsi que<br />

de l’imposante héroïne.<br />

Catel Muller a sans doute puisé inspiration<br />

dans les peintures <strong>du</strong> XIII e siècle<br />

pour retracer des décors, des costumes,<br />

la place de l’ombre que le poète prend<br />

sciemment lui permet d’ordonner ses<br />

passions. Sans optimisme ni pessimisme,<br />

il parle de nostalgie et de mort.<br />

« Ah qu’ils étaient beaux ces jours/ Où<br />

l’on vivait la vie/ Sans la voir. »<br />

« <strong>Le</strong> serveur m’apporta le thé et s’en<br />

alla/ me laissant seul dans la ville de<br />

Tyr. »<br />

« Tant de vacarme à Beyrouth/ que<br />

l’homme n’entend plus la voix de sa<br />

conscience. »<br />

Hassan Abdallah est attentif aux<br />

forces qui gouvernent une société où<br />

le citoyen perd son identité, le travailleur<br />

son être, la nature ses repères, et<br />

le poète son poème. Si être au lieu de<br />

la chose correspond désormais à la<br />

dissolution des rêves et de la dignité,<br />

être à l’ombre de la chose est le lieu où<br />

Abdallah a retrouvé le son et les mots<br />

de sa voix.<br />

« C’est la chimère d’une brise/ Plutôt<br />

qu’une brise véritable/ qui a fait tomber<br />

les feuilles de l’arbre/ sans que ses<br />

branches ne le sentent./ Et malgré le<br />

fait que je sois un poète d’arbres/ Bien<br />

plus que d’autre chose/ Je ne suis parvenu<br />

à commenter la scène./ Que le<br />

lecteur tente cette fois, avec toute ma<br />

gratitude/ De compter sur lui-même/<br />

Et qu’il écrive le commentaire qui lui<br />

plaît./ S’il n’y arrive pas, il pourra toujours<br />

dire :/ Ce n’est pas le vent qui a<br />

fait tomber les feuilles de l’arbre/ Mais<br />

la mort ! »<br />

Extraits tra<strong>du</strong>its par R. Baddoura.<br />

orient littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012<br />

rittA BAddOUrA<br />

Jérusalem aujourd’hui signifie l’inversion<br />

des principes de la vie et de la<br />

mort, la modification des lois de la<br />

nature et de la physique, l’annulation<br />

des repères. En dépit de la « momification<br />

» obstinée dont elle subit<br />

l’attaque, Jérusalem existe. <strong>La</strong> seule<br />

fin possible viendra par implosion,<br />

à partir de son cœur même. Cela, le<br />

long poème qui ouvre le recueil, mais<br />

aussi les méditations, les définitions<br />

qu’élabore Adonis autour <strong>du</strong> nom –<br />

d’al Qods, des sites, monuments, rues,<br />

collines, murs, tunnels –, de tout ce<br />

qui la compose, le disent justement.<br />

<strong>La</strong> mélodie immémoriale de Jérusalem<br />

murmure que l’effondrement final sera<br />

celui de l’homme. Car le doute véritable<br />

qui ronge cette écriture ne pose<br />

pas : qui est, ou que représente Jérusalem?<br />

Mais : qui choisissons-nous d’être<br />

à partir de Jérusalem ?<br />

r. B.<br />

des modes et des ambiances où se promènent<br />

des personnages dont la morphologie<br />

est étudiée et respectée tout en<br />

restant doux et légers, fidèles au style<br />

de la dessinatrice. À l’encre noire, elle<br />

retrace des architectures, des cours,<br />

et des scènes de foules en relevant le<br />

défi de la composition et de la rigueur.<br />

En complétant le travail minutieux et<br />

consistant de la dessinatrice, José-Louis<br />

Bocquet fignole un scénario aussi fidèle<br />

que recherché. Ses dialogues se basent<br />

sur les écrits de biographes, des manuscrits<br />

d’époque, des Mémoires et des<br />

textes littéraires. Ayant précédemment<br />

visité ensemble de grandes icônes de<br />

l’histoire, comme Kiki de Montparnasse,<br />

Catel et Bocquet se prêtent encore<br />

à cœur joyeux à cet exercice qui<br />

leur procure reconnaissance, admiration<br />

et critiques encourageantes.<br />

<strong>La</strong> magie de cette histoire réside dans<br />

le personnage d’Olympe de Gouges.<br />

Câline et coléreuse, amusante et engagée,<br />

tendre et battante, sexuelle et<br />

respectueuse, elle ne perd à aucun<br />

instant son point de mire. Elle incarnerait<br />

une femme, une vraie, celle<br />

pour qui tout homme deviendrait un<br />

fervent féministe.<br />

ZeinA BASSil<br />

D.R.<br />

S<br />

Poème d’ici<br />

aniya Saleh, figure discrète mais<br />

majeure de la poésie syrienne <strong>du</strong><br />

siècle dernier, est née à Misyaf, dans le<br />

nord de la Syrie, en 1935. Elle a contribué<br />

au renouveau de la poésie arabe<br />

moderne, tout d’abord par sa participation<br />

active au magazine d’avantgarde<br />

Mawaqif et à la revue Shi‘r. Elle<br />

s’est par la suite détachée <strong>du</strong> groupe de<br />

Shi‘r pour développer son propre style,<br />

dont la teneur politique et sociale, notamment<br />

en ce qui concerne le statut<br />

de la femme, la question <strong>du</strong> désir, de la<br />

dictature, et de l’omerta touchant les<br />

maladies graves et la mort, est importante.<br />

Si la gloire de Mohammad al-<br />

Maghout, qui fut son époux, a plongé<br />

dans l’ombre, selon les dires <strong>du</strong> poète<br />

lui-même, l’écriture de Saleh, elle a su<br />

néanmoins développer une voie originale,<br />

publiant divers ouvrages de poésie,<br />

un recueil de nouvelles ainsi que<br />

des essais. Saniya Saleh, rongée par<br />

le cancer, meurt en 1985 laissant une<br />

œuvre éminemment singulière dont les<br />

intonations féminines, la fantasmatique<br />

imaginaire, la force <strong>du</strong> propos et<br />

la délicatesse stylistique sont uniques.<br />

Un volume réunissant ses poèmes inédits<br />

a paru à titre posthume en 2006.<br />

Qui habite un trou<br />

dans le vent<br />

Qui habite un trou dans le vent :<br />

<strong>Le</strong> bourreau ou la victime ?<br />

<strong>Le</strong> bleu de la lampe ou la brûlure<br />

des coups de fouet ?<br />

L’obscurité rancunière règne là-bas<br />

Et le procureur muni de sanctions<br />

arrive.<br />

Qui oserait encore chanter et<br />

danser ?<br />

Enterrons donc nos os dans la terre<br />

Sous le sceau de confiance.<br />

Mais est-ce que le sable nous<br />

trahirait ?<br />

* * * * *<br />

Pensées silencieuses<br />

<strong>Le</strong>s roses sont noires dans l’exil<br />

L’aigle est un monstre<br />

Et la forêt une embuscade<br />

C’est en vain qu’une bouche effleure<br />

une autre bouche.<br />

(…) Quelqu’un va tirer sur ma<br />

mémoire<br />

Elle se tient debout dans le vent.<br />

Maître,<br />

Je viens examiner avec vos gardes et<br />

les chiens de vos jardins<br />

<strong>La</strong> question de la faim dans laquelle<br />

je demeure<br />

Et de l’humiliation dont je me<br />

couvre<br />

Et de la stature dont j’ai dû me<br />

séparer<br />

Je viens me plaindre <strong>du</strong> lierre <strong>du</strong><br />

rêve resté sans fruits<br />

Et <strong>du</strong> mâle des roses qui a <strong>of</strong>fensé sa<br />

femelle<br />

Et de l’abîme <strong>du</strong> fond <strong>du</strong>quel les<br />

soldats me guettent.<br />

(…) Lorsque j’ai parlé à Dieu<br />

Ma voix fut déniée et la porte<br />

claquée.<br />

(…) Une queue me poussa soudain<br />

entre les jambes<br />

et je chutai vers les mondes<br />

souterrains.<br />

(…) De la rouille s’accumule sur<br />

mes cils / Isolement<br />

Et arsenic de l’exil.<br />

(…) Dans la solitude, j’ai pleuré et<br />

tremblé<br />

comme si le tonnerre secouait mes<br />

articulations<br />

et la poussière de ma solitude a<br />

chanté<br />

tel un oiseau sur les branches<br />

et malgré cela tu ne reconnais pas<br />

ma légitimité<br />

Ô solitude,<br />

Ô solitude qui emprunte les<br />

apparences de la liberté.<br />

(…) <strong>Le</strong>s fontaines de ma salive se<br />

sont asséchées<br />

après que les Perses, les Mongols,<br />

les Turcs, les étrangers de Babel et<br />

les Nabatéens s’y soient désaltérés.<br />

Voilà pourquoi je ne peux plus<br />

cracher sur une époque<br />

qui brise par la victoire et par la<br />

défaite.<br />

Tra<strong>du</strong>it de l’arabe par Ritta Baddoura


orient littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012<br />

<strong>Le</strong> <strong>livre</strong> de chevet de<br />

Gabriel Yared<br />

© Peter Cobbin<br />

Dans « <strong>livre</strong> de chevet », c’est<br />

le chevet qui m’intéresse.<br />

<strong>Le</strong> <strong>La</strong>rousse en donne<br />

quatre définitions dont trois se rapportent<br />

au lit : soit le panneau vertical<br />

à l’extrémité <strong>du</strong> lit, où on pose<br />

sa tête, soit la tablette attenante à<br />

cette extrémité et sur laquelle on<br />

peut poser une lampe, un <strong>livre</strong>, soit<br />

enfin un appuie-tête, un oreiller.<br />

<strong>Le</strong> lit n’a pas été pour moi une<br />

oasis, un lieu de tranquillité, de<br />

lecture... et ne le sera jamais. Aussi<br />

étrange que cela puisse sembler, je<br />

n’ai jamais lu au lit, ni dessus la<br />

couette, ni dessous ! Jamais, même<br />

malade et alité, je n’ai été un adepte<br />

de lisons heureux, lisons couchés.<br />

Et cela doit remonter à ma petite<br />

enfance, au pensionnat, période de<br />

ma vie où le lit ne constituait ni un<br />

refuge ni un lieu d’intimité ; la nuit<br />

dans ce dortoir, nous étions une<br />

bonne centaine, couchés sur des lits<br />

alignés et distants de quelques centimètres<br />

les uns des autres, dans un<br />

brouhaha de ronflements, de toux<br />

et de râles… Et il fallait se presser<br />

de trouver le sommeil pour éviter<br />

de subir cette bruyante promiscuité.<br />

Je crois que la lecture est un acte actif,<br />

et la posture couchée est, tout au<br />

moins pour moi, lénifiante, elle ne<br />

pousse pas à la concentration ni à la<br />

participation de tout l’être, corps et<br />

esprit, à ce qu’il lit et découvre, à ce<br />

qui va peut-être bouleverser sa vie...<br />

Je lis assis, pas vautré, sur une chaise<br />

ou un canapé, je lis aux toilettes<br />

comme bien d’autres, je lis au restaurant<br />

quand je mange seul, ou encore<br />

dans un parc, assis sur un banc<br />

ou adossé à un arbre, j’ai même<br />

lu dans un placard légèrement entr’ouvert<br />

pour laisser pénétrer la lumière...<br />

Et autrefois, au pensionnat,<br />

où nous n’avions le droit de lire que<br />

certains romans triés sur le volet,<br />

censurés et épurés de toutes traces<br />

de chair – oh les diaboliques tentations<br />

qui auraient pu nous faire<br />

sombrer dans le péché ! –, je lisais<br />

des <strong>livre</strong>s illicites, en cachette sous<br />

la table, tout en balayant des yeux<br />

l’espace environnant pour éviter de<br />

me faire attraper et coller par le surveillant<br />

de service...<br />

J’ai même essayé de lire en marchant.<br />

Cette envie bizarre m’est venue<br />

très jeune, après avoir observé<br />

le père A.M. arpenter de long en<br />

large une allée de jardin, le regard<br />

plongé dans son bréviaire ; j’avais<br />

tellement envie qu’il se casse la<br />

figure ! Et pourtant, il déambulait<br />

en avançant tout droit sans dévier,<br />

comme s’il avait des yeux dans les<br />

semelles... Admirable !<br />

Oui, je suis un lecteur assi<strong>du</strong>,<br />

j’ai beaucoup lu et dévoré, de la<br />

musique certes et par-dessus tout,<br />

mais aussi beaucoup de romans,<br />

d’histoires, de pièces de théâtre, des<br />

ouvrages sur les arts, la peinture, la<br />

psychologie, la philosophie, l’astrologie,<br />

etc.<br />

Ce que j’ai lu ou que je lis fera peutêtre<br />

l’objet d’un autre chapitre, mais<br />

je n’ai pas de « <strong>livre</strong> de chevet ».<br />

J’aime lire lentement, appr<strong>of</strong>ondir,<br />

me pénétrer de chaque mot, chaque<br />

phrase, respirer avec chaque ponctuation,<br />

et, parvenu au bout de ma<br />

lecture, je n’y reviens plus, ou alors<br />

très rarement pour rechercher un<br />

passage précis. J’aime entrer dans le<br />

cœur des <strong>livre</strong>s jusqu’à les connaître<br />

quasiment par cœur.<br />

Mes <strong>livre</strong>s de chevet sont aussi les<br />

<strong>livre</strong>s de musique, les partitions que<br />

je déchiffre, analyse, décortique,<br />

vers lesquelles je reviens incessamment<br />

pour leur arracher leurs<br />

secrets, jusqu’à ce que, nourri de<br />

leur sève, je crois en avoir assimilé<br />

l’essence.<br />

Enquête<br />

<strong>La</strong> Word Alliance rassemble huit des plus grands festivals internationaux de littérature de la planète.<br />

<strong>Le</strong> but : développer des passerelles entre chaque festival, permettre aux écrivains de circuler davantage<br />

et créer des projets littéraires à l’échelle mondiale. Une utopie ?<br />

L’Internationale des<br />

festivals littéraires<br />

Qu’ils soient dédiés à la<br />

littérature, au cinéma<br />

ou à la bande-dessinée,<br />

les festivals internationaux<br />

attirent un public<br />

toujours plus nombreux.<br />

60 000 visiteurs au festival Étonnants<br />

voyageurs à Saint-Malo en 2012, autant<br />

à Jaipur, 200 000 à Édimbourg.<br />

À mesure qu’ils s’agrandissent et deviennent<br />

populaires, ces festivals n’ontils<br />

pas tendance à adopter une logique<br />

de concurrence ? C’est pour contredire<br />

cette idée qu’est née la Word Alliance.<br />

Pékin, New York, Jaipur, Édimbourg,<br />

Berlin, Melbourne, Toronto et dernièrement<br />

Saint-Malo sont désormais<br />

membres d’un réseau international de<br />

festivals littéraires unique en son genre.<br />

<strong>Le</strong> projet est né en 2010. « On était<br />

en pleine crise économique, explique<br />

Nick Barley, directeur <strong>du</strong> festival <strong>du</strong><br />

<strong>livre</strong> d’Édimbourg et président de la<br />

Word Alliance. Je commençais à avoir<br />

des craintes. Est-ce que je pourrai<br />

continuer à inviter des écrivains <strong>du</strong><br />

monde entier ? Comment continuer à<br />

permettre au public de les rencontrer ?<br />

Il fallait innover, instaurer des synergies.<br />

» Il décide alors de partir à la<br />

rencontre d’autres directeurs de festivals.<br />

En discutant avec Ge<strong>of</strong>frey Taylor,<br />

le directeur <strong>du</strong> festival de Toronto,<br />

Ka<strong>La</strong>mon n°7, revue trimestrielle, été 2012, distribuée<br />

par Dar es-Saqi, 254 p.<br />

Avec son septième numéro, la<br />

revue Kalamon continue sur<br />

sa lancée grâce à un mécénat<br />

privé, déjouant les pronostics sur la<br />

courte vie de ces tribunes d’intellectuels<br />

qui se font rarissimes dans le monde<br />

arabe. <strong>Le</strong> projet qui compte, entre<br />

autres, dans son comité de rédaction<br />

deux « talentueux Beydoun » (comme<br />

aimait à le dire Samir Kassir), Ahmad et<br />

Abbas, le romancier Hassan Daoud et<br />

l’éditorialiste essayiste Hazem Saghieh,<br />

et d’autres convertis à des idéaux de<br />

liberté et de démocratie, aurait même<br />

incité un autre intellectuel de renom,<br />

plus campé sur des positions de gauche,<br />

Fawwaz Traboulsi, à éditer une revue<br />

trimestrielle, Bidayat, qui en est déjà à<br />

son deuxième trimestre.<br />

il réalise que son homologue souhaite<br />

lui aussi trouver des partenaires. Très<br />

vite, l’idée de créer un réseau s’impose.<br />

« Mais si on voulait que ça marche, il<br />

fallait que ce soit un réseau vraiment<br />

mondial, pas seulement anglophone,<br />

avec des festivals partenaires dans<br />

tous les continents », précise Nick Barley.<br />

En quelques mois, ils ont réussi à<br />

convaincre une demi-douzaine de festival<br />

à se fédérer.<br />

<strong>Le</strong> festival Étonnants voyageurs à<br />

Saint-Malo en France est le huitième<br />

et dernier festival jusqu’à ce jour à<br />

être entré dans la boucle, en février<br />

2012. Pour la première fois depuis la<br />

création de la Word Alliance, les huit<br />

représentants des festivals se sont d’ailleurs<br />

rencontrés en mai dernier à Saint-<br />

Malo à l’occasion de la 23 e édition <strong>du</strong><br />

festival. L’objectif premier réaffirmé à<br />

cette occasion : favoriser la circulation<br />

des écrivains dans les festivals labellisés<br />

« WA ». « Dans le monde anglophone,<br />

il y a des écrivains vedettes que<br />

tout le monde connaît : des Coetze, des<br />

Salman Rushdie. C’est très facile pour<br />

moi de les inviter, explique Nick Barley.<br />

Mais il y a plein d’autres auteurs<br />

qui ont toute leur place à Édimbourg,<br />

comme par exemple le Libyen Hisham<br />

Matar, Alain Mabanckou, Tahar Ben<br />

Jelloun ou encore Abdourahman Wa-<br />

beri. <strong>La</strong> Word alliance permet de trouver<br />

de jeunes auteurs et de les exposer,<br />

quelle que soit la langue pratiquée, à<br />

de nouveaux publics : faire venir des<br />

Écossais à Pékin, des Canadiens à Jaipur,<br />

etc. »<br />

<strong>Le</strong> réseau entend aussi favoriser<br />

l’émergence de projets d’envergure<br />

internationale. Sous le patronage de<br />

la Word Alliance, une « Année mondiale<br />

de la fiction » s’est ainsi lancée au<br />

festival d’Édimbourg en août dernier :<br />

une sorte de conférence mondiale des<br />

écrivains pour réfléchir sur la place et<br />

le rôle de la fiction dans le contexte de<br />

crise et de mutation actuel. À terme,<br />

Word Alliance va également se doter<br />

d’un site dédié à la littérature mondiale<br />

rassemblant toutes les informations<br />

sur l’actualité des festivals membres<br />

de la Word Alliance. « Vous imaginez,<br />

huit festivals ensemble c’est potentiellement<br />

un millier de débats dans le<br />

monde entier enregistrés par an. Quel<br />

meilleur moyen pour lutter contre la<br />

culture uniformisée ? » s’enthousiasme<br />

Michel <strong>Le</strong> Bris, directeur d’Étonnants<br />

voyageurs qui verrait bien un jour la<br />

Word Alliance éditer un <strong>livre</strong> dans<br />

toutes les langues concernées par les<br />

festivals <strong>du</strong> réseau. « <strong>Le</strong> <strong>livre</strong> sortirait<br />

le même jour et ce serait à proprement<br />

dit un événement littéraire mondial. »<br />

Si le festival Étonnants voyageurs est<br />

pour l’instant le seul festival francophone<br />

membre <strong>du</strong> réseau, on peut<br />

regretter l’absence de représentants<br />

sud-américain et africain. « <strong>La</strong> Word<br />

Alliance aimerait intégrer assez vite un<br />

festival d’Amérique <strong>du</strong> Sud, peut-être<br />

celui de Paraty au Brésil et un autre<br />

<strong>du</strong> Moyen-Orient, répond Nick Barley.<br />

Mais nous n’avons pas vocation à trop<br />

nous agrandir. Douze membres, ce sera<br />

le maximum. Il faut garder une certaine<br />

cohérence. Cela ne nous empêchera pas<br />

de développer des projets annexes avec<br />

de plus petits festivals, par exemple le<br />

festival palestinien Palfest qui n’a toujours<br />

pas de lieu propre. »<br />

Tout le monde en conviendra, le nom<br />

de Word Alliance a quelque chose<br />

d’assez orwellien, y compris dans sa<br />

tra<strong>du</strong>ction en français – l’Alliance de la<br />

parole. Mais le réseau se définit moins<br />

comme une organisation qu’un lieu de<br />

dialogue et de collaboration entre entités<br />

indépendantes. L’orientation utopique<br />

<strong>du</strong> « label WA » est néanmoins<br />

largement assumée et revendiquée par<br />

son principal instigateur, Nick Barley.<br />

« <strong>La</strong> Word Alliance doit permettre de<br />

mieux se comprendre d’un pays ou<br />

d’une culture à l’autre. Si George Bush<br />

a pu concevoir l’idée d’un axe <strong>du</strong> mal,<br />

c’est bien parce qu’il n’avait aucune<br />

connaissance de l’islam et qu’il en avait<br />

donc peur. <strong>Le</strong> XX e siècle a été celui <strong>du</strong><br />

sang et des meurtres, je fais le vœu que<br />

le XXI e siècle soit celui des mots. Je ne<br />

sais pas si on peut changer le monde<br />

avec les mots, mais on peut essayer. »<br />

lUcie GEffROy<br />

Revue<br />

<strong>Le</strong> temps de l’incertitude<br />

Bien sûr, depuis sa parution, et comme<br />

si elle était l’un de ses fruits, Kalamon<br />

accompagne le printemps arabe dans ses<br />

diverses déclinaisons et les grandes problématiques<br />

que suscite le bouleversement<br />

qu’il provoque<br />

un peu partout. Et<br />

le dernier numéro,<br />

avec sa couverture<br />

jaune canari, donne<br />

à la « Pensée politique<br />

» l’essentiel de<br />

ses pages, et c’est<br />

sur la Syrie (« Tout<br />

voisin, tout honneur<br />

», pourrait-on<br />

dire) que s’ouvrent<br />

les analyses avec le penseur et militant<br />

Yassin Hajj Saleh qui revient, devant<br />

l’inénarrable violence de l’appareil mili-<br />

"Démocratie,<br />

chaos ou<br />

gouvernement<br />

religieux ?" Telle<br />

est la question<br />

<strong>du</strong> jour.<br />

taire <strong>du</strong> régime de Damas, sur « <strong>Le</strong>s racines<br />

sociales et culturelles <strong>du</strong> fascisme<br />

syrien » et qu’il répartit entre l’idéologie<br />

nationaliste <strong>du</strong> parti Baas et le communautarisme<br />

de la haine instrumentalisé<br />

par le clan au pou-<br />

voir. De son côté,<br />

Naëla Mansour se<br />

penche sur l’enseignement<br />

supérieur<br />

en Syrie comme<br />

appareil à créer le<br />

vide méthodique.<br />

En écho à l’inquiétude<br />

soulevée par<br />

l’activisme islamiste<br />

dans la Tunisie pos-<br />

trévolutionnaire, Mohammad Haddad<br />

pose la question <strong>du</strong> jour : « Démocratie,<br />

chaos ou gouvernement religieux ? »<br />

<strong>Le</strong> calendrier de Mazen Kerbaj<br />

sans proposer une réponse définitive.<br />

Même incertitude concernant le défi<br />

qu’affronte l’islam politique en général<br />

sous la plume de Hassan Soussi dans<br />

l’article « <strong>La</strong> mouvance islamiste face à<br />

la modernité ». <strong>La</strong> question de la femme<br />

comme enjeu principal de la « révolution<br />

» arabe est aussi bien mise en avant<br />

avec trois Libanais, Ezza Charar Beydoun,<br />

Wissam Saade et Diala Haydar…<br />

D’autres analyses et textes d’auteurs<br />

viennent enrichir la nouvelle livraison<br />

de Kalamon qui convoie avec succès<br />

le temps de l’enthousiasme et celui <strong>du</strong><br />

doute qui s’ouvre avec l’accélération<br />

que l’histoire vient d’imprimer aux sociétés<br />

arabes.<br />

J. d.<br />

ND.R.<br />

ajwa<br />

Questionnaire<br />

de Proust à<br />

Najwa<br />

Barakat<br />

V<br />

Barakat est née à<br />

Beyrouth en 1960. Elle vit<br />

depuis 1985 à Paris, où elle a fait<br />

des études de cinéma et travaillé<br />

comme journaliste dans la presse<br />

écrite, radiophonique et audiovisuelle.<br />

Elle a fondé en 2009 un atelier<br />

d’écriture, « Comment écrire<br />

un roman ». Elle est l’auteure de<br />

cinq romans en arabe, dont Bâs<br />

al-awâdem (<strong>Le</strong> Bus des gens bien,<br />

Stock, 2002), et d’un roman en<br />

français (<strong>La</strong> Locataire <strong>du</strong> pot de<br />

fer, L’Harmattan, 1997).<br />

l Quel est le principal trait de<br />

votre caractère ?<br />

<strong>La</strong> sincérité.<br />

l Votre qualité préférée chez un<br />

homme ?<br />

<strong>La</strong> générosité.<br />

l Qu’appréciez-vous le plus chez<br />

vos amis ?<br />

<strong>La</strong> sincérité.<br />

l Votre principal défaut ?<br />

L’impulsivité.<br />

l Votre occupation préférée ?<br />

Méditer.<br />

l Votre rêve de bonheur ?<br />

Une belle maison avec une vue<br />

panoramique.<br />

l Quel serait votre plus grand<br />

malheur ?<br />

Que quelque chose arrive à ma fille.<br />

l Ce que vous voudriez être ?<br />

Chef d’orchestre.<br />

l <strong>Le</strong> pays où vous désireriez vivre ?<br />

L’Italie.<br />

l Votre couleur préférée ?<br />

<strong>Le</strong> noir.<br />

l <strong>La</strong> fleur que vous aimez ?<br />

<strong>Le</strong> tournesol.<br />

l Vos auteurs favoris en prose ?<br />

Dostoïevski, Musil, Taha Hussein,<br />

Nabokov, etc.<br />

l Vos poètes préférés ?<br />

Shakespeare, al-Mutanabbi,<br />

Rimbaud, Rítsos.<br />

l Vos héros dans la fiction ?<br />

Don Quichotte, Jacques le Fataliste.<br />

l Vos compositeurs préférés ?<br />

Mozart, Sayyed Darwich.<br />

l Vos peintres favoris ?<br />

Van Gogh, Picasso, Magritte, Paul<br />

Guiragossian.<br />

l Vos héros dans la vie réelle ?<br />

Mon père et mon grand-père.<br />

l Ce que vous détestez par-dessus<br />

tout ?<br />

<strong>Le</strong> mensonge et la médiocrité.<br />

l <strong>Le</strong>s caractères historiques que<br />

vous détestez le plus ?<br />

Tous les dictateurs arabes.<br />

l <strong>Le</strong> fait militaire que vous<br />

admirez le plus ?<br />

<strong>La</strong> bataille de Hattin (menée par<br />

Saladin en juillet 1187) et la chute<br />

de Jérusalem qui s’ensuivit.<br />

l <strong>La</strong> réforme que vous estimez le<br />

plus ?<br />

<strong>Le</strong>s congés payés et le droit de vote<br />

des femmes.<br />

l L’état présent de votre esprit ?<br />

Un peu brouillon.<br />

l Comment aimeriez-vous<br />

mourir ?<br />

Dans un pré, le dos collé au tronc<br />

d’un chêne.<br />

l <strong>Le</strong> don de la nature que vous<br />

aimeriez avoir ?<br />

Une voix exceptionnelle.<br />

l <strong>Le</strong>s fautes qui vous inspirent le<br />

plus d’in<strong>du</strong>lgence ?<br />

<strong>Le</strong> vol par nécessité.<br />

l Votre devise ?<br />

On ne devient que ce que l’on est.


VI Essais<br />

<strong>Le</strong> nouveau monde arabe de Denis Bauchard,<br />

André Versaille éditeur, mai 2012, 250 p.<br />

Ancien diplomate,<br />

Denis Bauchard est<br />

spécialiste <strong>du</strong> monde<br />

arabe depuis 1960. Il<br />

commence par relever<br />

le fait qu’en 2011, « aucun pays<br />

arabe ne pouvait être qualifié de démocratique<br />

» ; par analyser les causes<br />

de cette quasi-absence de démocratie<br />

et de la faiblesse des oppositions. S’il<br />

passe un peu rapidement sur le déclenchement<br />

et le déroulement des révolutions<br />

arabes, il dresse un bilan détaillé<br />

plus d’un an après.<br />

« Angélisme des révolutionnaires, faiblesse<br />

de leur orga-<br />

nisation, absence de<br />

programme, organisation<br />

d’une contrerévolution<br />

par les régimes<br />

autocratiques,<br />

volonté des armées<br />

et des services de<br />

renseignements de<br />

ne pas lâcher le pouvoir et de conserver<br />

leurs privilèges, mise en place de<br />

politiques de réformes, achat de la<br />

paix sociale… » Tout cela a contribué<br />

à nuire au processus démocratique.<br />

Et pour mieux éclairer l’évolution de<br />

ce processus, Bauchard décrypte le<br />

jeu des trois principaux acteurs : les<br />

forces libérales et en particulier les<br />

jeunes qui ont fait les révolutions, les<br />

mouvements islamistes qui sont très<br />

vite intervenus « récupérant en leur faveur<br />

le mouvement déclenché », et les<br />

forces armées qui bénéficient de privilèges<br />

importants et entendent bien les<br />

conserver.<br />

Si l’auteur ne s’attarde pas sur la violence<br />

répressive de l’armée, il précise<br />

Qu’est-ce Que <strong>La</strong> phiLosophie is<strong>La</strong>miQue ?<br />

de Christian Jambet, Folio essais Gallimard, 472 p.<br />

Qu’est-ce que… ? <strong>La</strong> question<br />

est platonicienne, voire<br />

socratique. Cherchant à<br />

saisir une essence générale<br />

(le courage, la justice,<br />

la philosophie…), elle est inopinée<br />

pour un secteur bien délimité,<br />

encore que la collection Folio essais<br />

en ait fait un leitmotiv : Qu’est-ce que<br />

la philosophie antique ? signé Pierre<br />

Hadot, Qu’est-ce que la philosophie<br />

américaine ? de Stanley Cavell… Dans<br />

ces deux ouvrages, l’histoire ou la géographie<br />

cernaient l’objet et facilitaient<br />

la tâche. Ici, Christian Jambet, dans<br />

la voie ouverte par son maître Henry<br />

Corbin (1903-1978) sur l’itinéraire<br />

intellectuel <strong>du</strong>quel il revient, mais plus<br />

radicalement sans doute, ne peut, en<br />

cherchant à lier deux entités hétérogènes<br />

ou antinomiques l’islam et la<br />

philosophie, que construire un concept<br />

propre à inscrire son<br />

tracé et ses frontières<br />

propres dans<br />

le temps, l’espace,<br />

les langues (l’arabe<br />

et le persan) et les<br />

cultures.<br />

<strong>La</strong> philosophie,<br />

héritage grec des<br />

Arabes qui l’ont<br />

portée et transmise<br />

à l’Occident<br />

médiéval, recourt<br />

principalement<br />

aux concepts et<br />

se déploie dans<br />

des chaînes discursives. L’islam est<br />

une « religion nourrie de symboles,<br />

d’histoire sainte, d’annonces apocalyptiques,<br />

de commandements et de<br />

conseils spirituels ». Comment donc<br />

interroger une synthèse qui soit tout<br />

ensemble et paradoxalement « philosophie<br />

islamique » ?<br />

D’emblée, la thèse de Jambet s’oppose<br />

à celle de Hegel sur la question ainsi<br />

qu’à son « image inversée », celle de Renan<br />

dans sa conférence « L’islamisme<br />

et la science » (1883). Pour l’auteur de<br />

<strong>La</strong> Phénoménologie de l’esprit, la philosophie<br />

« arabe » n’est que la perpétuation<br />

<strong>du</strong> néoplatonisme alexandrin<br />

en terre d’Islam ; de là son « peu d’intérêt<br />

», sa différence de « style » et non de<br />

contenu avec ce qui l’a précédée, et son<br />

seul « intérêt historique » dans la transmission<br />

de la pensée d’Aristote. Avec<br />

le dépassement de la scolastique par la<br />

philosophie moderne, la page médiévale<br />

musulmane, juive ou chrétienne<br />

« <strong>Le</strong>s processus<br />

démocratiques<br />

semblent<br />

menacés. »<br />

Changement de saison<br />

pour le printemps arabe ?<br />

« Entre les pesanteurs de l’histoire, les turbulences <strong>du</strong> présent et les incertitudes de<br />

l’avenir », un nouveau monde arabe est en train de naître.<br />

en revanche que l’Occident se préoccupe<br />

davantage de la menace terroriste<br />

incarnée, d’une part, par el-<br />

Qaëda et, d’autre part, par les milices<br />

armées. Ces milices « peuvent participer,<br />

comme l’organisation de Moqtada<br />

al-Sadr, le Hamas ou le Hezbollah,<br />

à la vie politique et au gouvernement<br />

de leur pays tout en<br />

contestant son autorité<br />

». Ces mouvements<br />

représentent<br />

pour les États « une<br />

menace qui pourrait<br />

affecter jusqu’à leur<br />

existence même ».<br />

Bauchard consacre un chapitre entier<br />

à trois foyers de crise persistants.<br />

D’abord l’Irak dont l’avenir est « aussi<br />

sombre qu’incertain ». Puis Israël<br />

« bunkerisé » derrière un mur qualifié<br />

de « séparation » et où « une bombe à<br />

retardement est ainsi, délibérément,<br />

mise en place ». Enfin… <strong>Le</strong> Liban,<br />

« rare exemple de démocratie arabe »<br />

qui « accueille sur son territoire tous<br />

les conflits <strong>du</strong> monde arabe dont il est<br />

le miroir » et où l’on retrouve tous les<br />

« fondamentaux de la région : caractère<br />

artificiel des frontières, faiblesse<br />

de l’État, problème des identités,<br />

importance des structures tribales,<br />

précarité de la situation des chrétiens,<br />

montée de l’islamisme, généralisation<br />

de la corruption, impact de la question<br />

palestinienne ».<br />

Bien enten<strong>du</strong>, l’auteur ne manque pas<br />

d’étudier l’actualité la plus brûlante <strong>du</strong><br />

monde arabe et insiste sur le fait que,<br />

par-delà le régime baassiste, « c’est<br />

l’axe Damas-Téhéran qui est en cause.<br />

Cette alliance stratégique, qui existe<br />

depuis maintenant plus de trente ans,<br />

a permis aux Iraniens d’étendre leur<br />

influence au Moyen-Orient, notamment<br />

au Liban ».<br />

Après avoir longuement analysé le<br />

passé et le présent, Bauchard prend<br />

un risque courageux mais néanmoins<br />

calculé… celui d’anticiper l’avenir. Si<br />

aucun pays n’exerce actuellement un<br />

« véritable leadership dans le monde<br />

arabe », il estime que ce rôle pourrait<br />

être joué à l’avenir par l’Arabie saoudite,<br />

ou encore par le Qatar. Il prévient<br />

Une nouvelle configuration<br />

de la philosophie islamique<br />

D.R.<br />

<strong>Le</strong>s philosophes<br />

islamiques<br />

n’ont pas été<br />

philosophes<br />

malgré l’islam,<br />

mais à partir de<br />

lui, avec lui et<br />

en lui.<br />

est tournée. Hegel en contemporain de<br />

Goethe fait, par contre, de la poésie et<br />

de l’art de l’islam un moment de « l’Esprit<br />

absolu ».<br />

Renan salue les<br />

philosophes arabes<br />

des tra<strong>du</strong>cteurs de<br />

Bagdad à Averroès,<br />

place Fârâbî et Avicenne<br />

« au rang des<br />

penseurs les plus<br />

complets qui aient<br />

existé », loue les<br />

grands Andalous<br />

pour avoir été à des<br />

hauteurs inconnues<br />

depuis l’Antiquité,<br />

mais pour finir par<br />

affirmer que « l’élé-<br />

ment vraiment fécond » fut en ce<br />

domaine le legs grec. Ainsi, alors que<br />

pour Hegel, l’islam est plus intéressant<br />

que ses philosophes et, n’ayant pas besoin<br />

de passer de la « représentation »<br />

au « concept », a pro<strong>du</strong>it une culture<br />

pérenne incapable de faire naître une<br />

nouvelle figure de la liberté, pour Renan,<br />

la victoire de l’entendement philosophique<br />

des Arabes sur la religion<br />

fut de courte <strong>du</strong>rée.<br />

<strong>Le</strong> concept de « philosophie islamique<br />

», ou mieux d’« islam philosophique<br />

», cherche à lier pensée discursive<br />

et univers religieux, à repérer le<br />

travail de la première dans l’horizon<br />

<strong>du</strong> second. Du coup, cette philosophie<br />

ne se limite ni à la période qui va <strong>du</strong><br />

IX e au XII e siècle, d’al-Kindi à Averroès,<br />

ni à un contenu arrêté, l’exercice<br />

de la logique, de la physique et de la<br />

métaphysique dans le sillage d’Aristote.<br />

Dans sa pratique, elle ne renie ni<br />

l’héritage grec ni son rôle é<strong>du</strong>cateur :<br />

D.R.<br />

« Sans les Grecs, sans les catégories et<br />

modes de vie qu’ils ont conçus, il n’y<br />

aurait pas une page de philosophie<br />

islamique. » Mais ces catégories et ces<br />

modes s’intègrent dans la version musulmane<br />

de la pr<strong>of</strong>ession de foi monothéiste<br />

(al-shahada et sourate al-ikhlas<br />

112 :1-4) et cherchent à lui donner<br />

un sens philosophique. <strong>Le</strong>s penseurs<br />

dont il est question « n’ont pas été<br />

philosophes malgré l’islam, écrit Jambet,<br />

mais à partir de lui, avec lui et en<br />

lui ».<br />

Bien que le but avoué de l’auteur ne<br />

soit pas de faire une nouvelle histoire,<br />

mais de régénérer la réflexion, il aboutit<br />

à un tracé nouveau qui fait parvenir<br />

cette sagesse islamique jusqu’à nous, le<br />

dernier philosophe cité étant l’Iranien<br />

Mulla Hâdî Sabzavârî (1797-1878) qui<br />

intro<strong>du</strong>it dans son manuel d’enseignement<br />

les questions de l’existence et de<br />

la connaissance dans les conflits doctrinaux<br />

éprouvés. De l’âge de la falsafa où<br />

prédominent l’activité logicienne et la<br />

fondation de la politique authentique<br />

dans la métaphysique, on passe à celui<br />

d’al-da’wa (convocation ou appel)<br />

ismaïlienne qui puise son enseignement<br />

initiatique dans le néoplatonisme en<br />

insistant sur ses aspects mystiques. Une<br />

nouvelle forme de la philosophie intervient<br />

avec al-Ishrâq (illumination) et<br />

son maître al-Suhrawardî (1154-1191)<br />

qui tente une synthèse de la prophétologie<br />

islamique et des sagesses grecque<br />

et iranienne. <strong>La</strong> falsafa est affirmée dépassée<br />

pour une Hikma, science animée<br />

par la question de l’être. Avec « le plus<br />

grand des maîtres », Ibn ‘Arabî (1165-<br />

1240), naît une doctrine dont l’impact<br />

est immense dans le sunnisme et le<br />

chi’isme <strong>du</strong>odécimain. Al-‘arif , utilisé<br />

naguère par Avicenne pour désigner le<br />

philosophe accompli, devient l’homme<br />

intégral ou parfait, typifié dans la<br />

forme métaphysique de l’homme prophétique.<br />

Enfin, avec Mîr Dâmâd (m.<br />

1631) et surtout Mullâ Sadrâ Shirâzî<br />

(m. 1641), l’irfan, sagesse et science intégrale,<br />

tente la synthèse des moments<br />

précédents et élève la philosophie au<br />

rang de savoir absolu.<br />

<strong>La</strong> lecture de l’ouvrage de Jambet est<br />

en<strong>du</strong>rante en raison de son immense<br />

érudition, des termes techniques (enthymème,<br />

sotériologie, docétisme…),<br />

de la densité <strong>du</strong> propos, de la variété<br />

des questions abordées, de la force des<br />

thèses… Mais l’enrichissement qu’on<br />

y gagne est immense sur de nombreux<br />

plans, ancien et moderne, et concernant<br />

toutes les religions et bien des<br />

sagesses.<br />

FArèS SASSine<br />

qu’il est « à craindre que les dirigeants<br />

israéliens, sûrs d’un appui américain<br />

inconditionnel, ne poursuivent une<br />

politique faite pour nourrir les ressentiments<br />

» des pays musulmans et des<br />

Arabes d’Israël ; ce qui pourrait « affecter<br />

sur le long terme sa sécurité ».<br />

À la veille <strong>du</strong> printemps arabe, l’Iran<br />

était « présent et influent dans la plupart<br />

des foyers de crise <strong>du</strong> Moyen-<br />

Orient ». Toutefois, la nouvelle donne<br />

risque d’être défavorable à ses intérêts<br />

; « avec le double risque de la disparition<br />

ou de la paralysie <strong>du</strong> régime<br />

syrien… et d’une intervention militaire<br />

sur ses installations nucléaires ».<br />

De son côté, la Turquie entend bien<br />

exploiter l’opportunité que présente le<br />

printemps arabe.<br />

eichmann au caire et autres essais de<br />

Gilbert Achcar, Sindbad, Actes-Sud, 2012, 112 p.<br />

Dans ce petit <strong>livre</strong>, Gilbert<br />

Achcar présente trois essais<br />

de tailles inégales qui<br />

complètent son indispensable<br />

<strong>Le</strong>s Arabes et la Shoah. En s’appuyant<br />

sur une érudition rigoureuse, il<br />

aborde avec doigté le champ de mines<br />

que représente la question de la Shoah<br />

et l’assimilation faite par certains auteurs<br />

pro-israéliens entre les nazis et les<br />

Arabes.<br />

L’article essentiel, « Eichmann au<br />

Caire », constitue un modèle <strong>du</strong> genre.<br />

Il s’agit de la recension complète des<br />

mentions de l’affaire Eichmann dans le<br />

principal journal égyptien de l’époque<br />

considéré comme le porte-parole <strong>du</strong> régime<br />

nassérien afin de vérifier si l’hostilité<br />

envers Israël, principal ennemi national<br />

de l’Égypte dans cette période,<br />

allait au-delà <strong>du</strong> sentiment national<br />

jusqu’à relever de l’antisémitisme et de<br />

la sympathie pour le nazisme. <strong>La</strong> ligne<br />

<strong>du</strong> journal était un nationalisme arabe<br />

de gauche s’inscrivant dans l’anti-impérialiste<br />

<strong>du</strong> Tiers-Monde <strong>du</strong> début<br />

des années 1960.<br />

Avec une grande sûreté méthodologique,<br />

l’auteur rappelle que la connaissance<br />

générale de la Shoah était encore<br />

très limitée et que le procès Eichmann<br />

avait aussi pour but d’assimiler les<br />

Arabes aux nazis. On insiste ainsi<br />

sur le voyage <strong>du</strong> responsable nazi au<br />

Proche-Orient en 1937 et sur le séjour<br />

de hajj Amin al-Husseini en Europe<br />

<strong>du</strong>rant la Seconde Guerre mondiale.<br />

<strong>La</strong> défense d’Eichmann a montré sans<br />

difficulté qu’il n’y avait pas de rapport<br />

entre Eichmann et le mufti. De toute<br />

façon, ce dernier était alors considéré<br />

comme un adversaire de Nasser et<br />

donc passé sous silence par al-Ahram.<br />

L’information égyptienne reprend pour<br />

l’essentiel les dépêches d’agences de<br />

presse internationales. <strong>Le</strong>s éditoriaux<br />

reprennent la question de la violation<br />

de la souveraineté argentine que<br />

constitue l’enlèvement <strong>du</strong> nazi. Plusieurs<br />

mois après, on passe ensuite au<br />

procès. <strong>La</strong> première question est de<br />

savoir si Israël est en droit de se poser<br />

en représentant de l’ensemble des juifs<br />

dans le monde.<br />

<strong>Le</strong> principal commentaire vient de<br />

Lutfial-Khuli, écrivain marxiste rallié<br />

au régime. Il reprend les thèses<br />

Ainsi, il est un fait incontestable que<br />

« les cartes commencent à être redistribuées<br />

». <strong>Le</strong>s États-Unis et l’Europe,<br />

devant tenir compte de cette nouvelle<br />

donne en raison de leur dépendance<br />

énergétique et de leur vulnérabilité à<br />

tout choc pétrolier ou gazier, se retrouvent<br />

dans une situation délicate ;<br />

« reproche par les uns <strong>du</strong> soutien des<br />

despotes, par les autres de lâchage des<br />

amis ». En revanche, la Chine « dispose<br />

plutôt d’une bonne image dans<br />

les pays arabes ».<br />

Pour conclure, Bauchard anticipe<br />

quatre scénarios possibles en ce qui<br />

concerne l’avenir des pays <strong>du</strong> printemps<br />

arabe : celui de l’avènement<br />

progressif de la démocratie ; celui <strong>du</strong><br />

chaos ; celui <strong>du</strong> maintien de l’ordre<br />

ancien par des voies répressives ;<br />

celui de l’ordre islamiste. Avec le<br />

conflit sunnite-chiite en filigrane et<br />

d’importants défis économiques et<br />

sociaux à relever, l’évolution de ces<br />

pays sera sans doute « très diversifiée<br />

en fonction des contextes locaux ». Si<br />

l’auteur assure que les perspectives<br />

demeurent « très incertaines et le jeu<br />

très ouvert », il observe bel et bien<br />

que « les processus démocratiques<br />

semblent menacés ». <strong>Le</strong> printemps<br />

arabe serait-il en train d’entrer dans<br />

un hiver des plus rigoureux ?<br />

Cet ouvrage présente le double avantage<br />

d’<strong>of</strong>frir une analyse des plus pertinentes,<br />

tout en demeurant à la portée<br />

<strong>du</strong> grand public.<br />

lAmiA EL SAAD<br />

Arabes, entre<br />

négationnisme<br />

et antisionisme<br />

D.R.<br />

de l’antisionisme marxiste arabe qui<br />

condamne également le sionisme et le<br />

nazisme et les assimile. On a ainsi une<br />

forte hostilité à Israël, mais rien qui<br />

puisse être défini aujourd’hui comme<br />

<strong>du</strong> négationnisme. Seules certaines<br />

interventions laissent voir une vision<br />

conspirationniste dans la lignée des<br />

Protocoles des Sages de Sion. <strong>Le</strong> courant<br />

dominant fait la distinction entre<br />

juifs et sionistes.<br />

Au passage, Achcar démontre les<br />

désinformations <strong>du</strong> « chasseur de nazis<br />

» Simon Wisenthal sur la présence<br />

des nazis dans le monde arabe et les<br />

erreurs factuelles nombreuses d’historiens<br />

comme Bernard <strong>Le</strong>wis <strong>du</strong>es certainement<br />

à des motifs idéologiques.<br />

<strong>Le</strong> second article porte sur la négation<br />

de la Shoah en contexte occidental et<br />

arabe. En Occident, elle est le camouflage<br />

contemporain de l’antisémitisme,<br />

une violence symbolique, ou plus précisément<br />

une violence contre le symbole<br />

que représente la Shoah. En contexte<br />

arabe et musulman, elle est plutôt une<br />

réaction au conflit israélo-arabe et aux<br />

soutiens internationaux dont bénéficie<br />

l’État d’Israël, c’est l’antisionisme des<br />

imbéciles qui doit bien évidemment<br />

être combattu.<br />

<strong>Le</strong> troisième article inverse la formule<br />

prêtée à Abba Eban, c’est Israël qui n’a<br />

jamais manqué une occasion de rater<br />

une occasion pour conclure un véritable<br />

traité de paix avec ses voisins.<br />

C’est toujours un grand plaisir de lire<br />

ce genre de texte qui marie le savoir<br />

de l’érudition et l’intelligence des situations.<br />

Il faut en féliciter l’auteur.<br />

orient littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012<br />

HenrY lAUrenS<br />

à lire<br />

<strong>Le</strong>s Mémoires de Salah Stétié<br />

Poète et essayiste francophone<br />

de renom, Salah Stétié achève ses<br />

Mémoires qui devraient paraître<br />

prochainement aux éditions Robert<br />

<strong>La</strong>ffont qui ont déjà publié ses<br />

Œuvres complètes dans la fameuse<br />

collection « Bouquins ». Ce <strong>livre</strong> nous<br />

parlera sans doute de son enfance au<br />

sein d’une famille libanaise sunnite,<br />

de sa scolarité chez les jésuites, de<br />

son expérience diplomatique, de son<br />

« métier » d’écrivain, de son exil en<br />

France et, surtout, de ses rencontres<br />

fécondes avec les grands poètes et<br />

artistes de son temps.<br />

Tawfiq Youssef Awwad enfin en<br />

français !<br />

© An-Nahar<br />

<strong>Le</strong>s Meules de Beyrouth (Tawahin<br />

Bayrout), l’un des grands classiques<br />

de la littérature libanaise publié en<br />

1973 par le célèbre romancier Tawfiq<br />

Youssef Awwad, sort le 7 novembre<br />

en français chez Actes Sud dans une<br />

tra<strong>du</strong>ction de notre collaboratrice Fifi<br />

Aboudib. <strong>Le</strong> <strong>livre</strong> sera disponible au<br />

prochain Salon <strong>du</strong> <strong>livre</strong> francophone<br />

de Beyrouth au stand des éditions<br />

L’Orient des <strong>livre</strong>s.<br />

Al-Mutanabbi chez Actes Sud<br />

<strong>Le</strong>s éditions Actes Sud annoncent<br />

la sortie cet automne de trois titres<br />

passionnants : <strong>Le</strong> Livre des sabres<br />

d’al-Mutanabbi, anthologie bilingue<br />

franco-arabe établie par Patrick<br />

Mégarbané et Hoa Hoï Vuong,<br />

L’Arche de Noé de l’Égyptien Khaled<br />

al-Khamissi (l’auteur de Taxi) et un<br />

essai de Jean-Claude Garcin, préfacé<br />

par André Miquel et intitulé Pour une<br />

lecture historique des Mille et Une<br />

Nuits, qui propose une analyse historique<br />

des différentes influences et des<br />

censures successives qui ont modelé la<br />

version de ces contes parue en Égypte<br />

en 1835.<br />

Beauvoir amoureuse<br />

D.R.<br />

L’homme s’appelle Nelson Algren. Il<br />

a fait chavirer le cœur de Simone de<br />

Beauvoir. <strong>La</strong> romancière et journaliste<br />

Irène Frain raconte l’histoire de cette<br />

passion dans un <strong>livre</strong> intitulé Beauvoir<br />

in love, à paraître le 18 octobre chez<br />

Michel <strong>La</strong>fon.<br />

Musique et politique chez Folio<br />

biographies<br />

Après le magistral Flaubert de Bernard<br />

Fauconnier, la collection Folio<br />

Biographie sort ces jours-ci The<br />

Rolling Stones de Nicolas Plommée,<br />

Jim Morrison de Jean-Yves Reuzeau<br />

et, dans un tout autre registre, Martin<br />

Luther King d’Alain Foix.<br />

à voir<br />

Un homme très recherché de<br />

John <strong>Le</strong> Carré au cinéma<br />

<strong>Le</strong> roman de John <strong>Le</strong> Carré Un<br />

homme très recherché (A most<br />

wanted man) sera bientôt au cinéma.<br />

C’est le neuvième <strong>livre</strong> sur vingtquatre<br />

de l’écrivain britannique à être<br />

porté sur grand écran. <strong>Le</strong> tournage<br />

vient de commencer à Hambourg<br />

sous la direction d'Anton Corbijn<br />

(The American) avec, dans les rôles<br />

principaux, Philip Seymour H<strong>of</strong>fman,<br />

Willem Dafoe et Robin Wright.<br />

Dernier roman de <strong>Le</strong> Carré à avoir<br />

été adapté au cinéma, <strong>La</strong> Taupe,<br />

sorti en février dernier, a été nommé<br />

à plusieurs oscars et a rencontré un<br />

franc succès.


orient littéraire n°74, Jeudi 2 août 2012<br />

<strong>Le</strong>s Lisières d' Olivier Adam, Flammarion, août<br />

2012, 454 p.<br />

Lisière, périphérie, frontière,<br />

recoin, bor<strong>du</strong>re, côte, marge,<br />

limbes : l’univers de ce <strong>livre</strong><br />

est posé d’emblée. Paul Steiner,<br />

la quarantaine, est aux abords de<br />

la seconde moitié de sa vie. Cependant,<br />

et à l’image de<br />

toute une génération, il<br />

est resté adolescent, un<br />

adolescent qui a grandi<br />

dans la périphérie de<br />

la capitale, sans jamais<br />

sentir d’attaches, ni à<br />

sa famille, ni à sa ville,<br />

ni à son milieu pr<strong>of</strong>essionnel.<br />

Son travail,<br />

d’ailleurs, aux yeux de<br />

beaucoup, n’en est pas<br />

tout à fait un (il est écri-<br />

vain). Éternel étranger,<br />

au sens camusien <strong>du</strong><br />

terme, évoluant dans un<br />

« no man’s land » aussi<br />

bien géographique que<br />

mental, il a décidé de<br />

vivre en Bretagne, autre<br />

bor<strong>du</strong>re qui lui permet<br />

de s’échapper encore<br />

plus. Il n’est « jamais<br />

là ». Mais la crise qu’il<br />

traverse, le vieillissement<br />

de ses parents, la<br />

séparation d’avec sa<br />

femme et ses enfants<br />

vont le ramener « ici et<br />

maintenant » de la façon<br />

la plus brutale, l’obligeant<br />

à revisiter son<br />

passé et à redescendre sur terre.<br />

Ban-lieue : la mise au ban de toute une<br />

frange de la population. Personne n’a<br />

jamais décrit cet univers mieux qu’Olivier<br />

Adam, et il nous en présente ici<br />

un portrait sans concession, qui glace<br />

souvent tout en éreintant beaucoup de<br />

préjugés au passage. « Litanie pavillonnaire<br />

», « masse indistincte », « zones<br />

d’approches qui n’en finissaient pas<br />

de tendre vers un cœur inexistant » :<br />

Adam déploie des trésors d’éloquence<br />

pour dessiner cette banlieue parisienne<br />

qui effraie et fascine. Pendant longtemps<br />

s’y est entassée la classe ouvrière.<br />

Mais aujourd’hui, la classe moyenne y<br />

afflue de plus en plus, fuyant la hausse<br />

des loyers au centre. Un centre où les<br />

boutiques de luxe remplacent les bistrots<br />

et les épiceries, et<br />

qui perd sa substance.<br />

<strong>Le</strong> roman décrit avec<br />

beaucoup de sensibilité<br />

le phénomène de « gentrification<br />

» (ou « boboification<br />

») et la peur<br />

panique de la classe<br />

moyenne d’être déclassée,<br />

se barricadant derrière<br />

des barrières, des<br />

caméras et autres agents<br />

de « sécurité ». Un phénomène<br />

planétaire.<br />

Paul, et à travers lui<br />

sans aucun doute l’auteur,<br />

se moque des journalistes<br />

qui le qualifient<br />

d’« écrivain social ».<br />

C’est pourtant bien<br />

en Houellebecq social<br />

qu’Olivier Adam nous<br />

brosse le portrait de la<br />

France d’aujourd’hui.<br />

Après que le premier<br />

avait cartographié<br />

les ravages <strong>du</strong> « capitalisme<br />

sexuel », le<br />

second photographie<br />

le Hiroshima de l’oligarchie<br />

à l’occidentale,<br />

des excès <strong>du</strong> capitalisme financier et<br />

<strong>du</strong> culte de la pro<strong>du</strong>ctivité. Riches qui<br />

s’enrichissent, pauvres qui s’appauvrissent,<br />

des vies piétinées. En véritable<br />

entomologiste, il ne lésine sur<br />

aucun détail pour décrire toutes les catégories<br />

sociales, tels des insectes dans<br />

leur habitat : <strong>du</strong> monde aux maisons<br />

clôturées, où on « lisait Télérama, <strong>Le</strong><br />

Monde ou le Nouvel Observateur, où<br />

Portrait<br />

Toni Morrison : « J’écris pour apprendre »<br />

Invitée d’honneur <strong>du</strong> festival America<br />

2012, Toni Morrison est l’une des plus<br />

importantes figures de la littérature américaine<br />

contemporaine. Son œuvre impressionnante<br />

de force et de cohérence et qui a pour<br />

principal objet les tourments et les luttes de la<br />

communauté noire s’enrichit cette année d’un<br />

nouveau roman, Home.<br />

Elle est née à Lorain dans<br />

l’Ohio en 1931 et elle<br />

s’appelle alors Chloe<br />

W<strong>of</strong>ford. C’est à l’âge de<br />

douze ans qu’elle adoptera<br />

Toni, un surnom que lui ont<br />

donné ses amis, formé à partir d’Anthony,<br />

son nom de baptême. Quant à<br />

Morrison, c’est à Howard, son mari,<br />

qu’elle l’empruntera ; elle l’épousera<br />

en 1958, aura deux enfants de lui puis<br />

s’en séparera au bout de six ans. Sa<br />

famille appartient au milieu ouvrier,<br />

et si Lorain n’est pas un ghetto, la<br />

ségrégation y est partout sensible ; on<br />

ne peut l’oublier ni s’y soustraire un<br />

seul instant. Elle raconte un premier<br />

job qu’elle décroche alors qu’elle est<br />

encore une gamine, employée de maison<br />

chez des Blancs. Elle se fait gronder<br />

par sa patronne parce<br />

qu’elle est « stupide » et ne<br />

sait utiliser ni l’aspirateur ni<br />

le four. En effet, elle ne sait<br />

pas parce qu’il n’y en a pas<br />

chez elle. Blessée, elle hésite<br />

entre lâcher ce travail et son<br />

besoin de gagner les deux<br />

dollars hebdomadaires. Son<br />

père lui dira : « Va, fais ton<br />

boulot, prends ton argent<br />

et rentre chez toi. Ce n’est<br />

pas là-bas que tu vis. » Elle dit que ces<br />

paroles resteront en elle, qu’elle les<br />

comprendra comme signifiant : « Tu<br />

n’as pas besoin d’adopter leur vision<br />

de toi », que c’est là qu’elle puisera son<br />

désir de « toujours écrire de l’intérieur,<br />

à partir des pensées, des sentiments, de<br />

la vie intérieure de mes personnages ».<br />

<strong>La</strong> mort de son père sera pour elle « un<br />

tremblement de terre ». Car non seulement<br />

il n’était plus là, mais il avait<br />

emporté avec lui « sa version de moi,<br />

sa foi en mes capacités ». C’est dans<br />

l’amour de ce père qu’elle trouve, malgré<br />

l’absence, « l’authenticité et la légitimité<br />

» qui ont fait d’elle un écrivain.<br />

Troublante périphérie<br />

Adam<br />

déploie<br />

des trésors<br />

d’éloquence<br />

pour<br />

dessiner<br />

cette<br />

banlieue<br />

parisienne<br />

qui effraie<br />

et fascine.<br />

Depuis qu’elle est très jeune, Toni lit<br />

de façon boulimique, mettant à pr<strong>of</strong>it<br />

un petit boulot qu’elle a décroché à la<br />

bibliothèque municipale. Elle dit d’ailleurs<br />

que sa « première et plus pr<strong>of</strong>onde<br />

passion est pour la lecture » : Jane Austen,<br />

Mark Twain, Tolstoï, Virginia<br />

Woolf ou encore William Faulkner la<br />

captivent ; plus tard, elle consacrera une<br />

thèse au thème <strong>du</strong> suicide dans l’œuvre<br />

de Faulkner et de Woolf. Elle grandit<br />

aussi avec la musique des années 40<br />

et 50 qu’elle écoute avec ferveur à la<br />

radio, à l’unisson des tourments et des<br />

révoltes des Noirs américains : Billie<br />

Holiday, Mahalia Jackson, Nina Simone<br />

et d’autres encore peuplent son<br />

univers et nourrissent son imaginaire de<br />

timbres et de voix. Plus tard, lorsqu’elle<br />

sera éditrice chez Random House, elle<br />

publiera Mohammad Ali,<br />

Angela Davis, la grande<br />

militante proche <strong>du</strong> mouvement<br />

des Black Panthers,<br />

ainsi qu’une anthologie des<br />

écrivains noirs intitulée The<br />

Black Book et parue en<br />

1973. L’histoire et les luttes<br />

des Noirs américains sont au<br />

cœur de tous ses <strong>livre</strong>s, dont<br />

dix romans tra<strong>du</strong>its en français<br />

chez Christian Bourgois.<br />

Elle commence à écrire relativement<br />

tard, à 39 ans. C’est une période difficile<br />

: elle élève seule ses deux fils, travaille<br />

et doit se réveiller à 4 heures <strong>du</strong><br />

matin pour écrire. Quand elle découragée,<br />

elle pense à sa grand-mère qui avait<br />

élevé seule ses sept enfants. Son premier<br />

<strong>livre</strong>, publié en 1970, s’intitule L’œil le<br />

plus bleu et raconte les tourments d’une<br />

jeune fille noire qui se rêve blanche<br />

aux yeux bleus. Ce récit constitue une<br />

réflexion sur l’autodétestation raciale,<br />

qu’elle prolongera et amplifiera sans<br />

cesse par la suite. Car comme elle l’explique,<br />

avant que viennent à elle les per-<br />

© Timothy Greenfield-Sander<br />

sonnages, il y a dans la genèse de chacun<br />

de ses textes la volonté d’élucider<br />

une question, de comprendre concrètement<br />

une idée encore abstraite. « J’écris<br />

pour apprendre, pour comprendre. Pas<br />

pour me divertir, ni pour faire de l’art<br />

pour l’art. Toujours examiner une idée,<br />

la creuser en pr<strong>of</strong>ondeur. » Elle estime<br />

avoir commencé à trouver sa voie avec<br />

Sula, son second <strong>livre</strong>. Mais c’est Beloved,<br />

paru en 1988, couronné par le Pulitzer<br />

Prize et l’American Book Award,<br />

qui lui assure une très large notoriété.<br />

Il sera adapté au cinéma en 1998. <strong>Le</strong><br />

roman raconte l’histoire d’une ancienne<br />

esclave évadée d’une plantation et douloureusement<br />

hantée par le fantôme<br />

de sa fille qu’elle a tuée de ses propres<br />

mains. Dans ce récit, Morrison dit avoir<br />

cherché à comprendre en quoi le geste<br />

de cette esclave, qui préfère tuer sa fille<br />

plutôt que de la voir asservie, a à voir<br />

avec la liberté. Sa démarche consiste<br />

toujours à s’appuyer sur des indivi<strong>du</strong>s<br />

ordinaires, non pas ceux qui peuplent<br />

les <strong>livre</strong>s d’histoire, mais les autres,<br />

les sans-voix. À travers eux, elle veut<br />

donner à voir, mais surtout à sentir, à<br />

percevoir le monde à travers le prisme<br />

de leur singularité. Elle n’écrit donc pas<br />

de grandes fresques historiques ; elle<br />

préfère le zoom avant, au plus près des<br />

subjectivités indivi<strong>du</strong>elles. Morrison ne<br />

la télévision ne servait que rarement »,<br />

à celui où on regarde des émissions de<br />

jeux à longueur de journée. Cependant<br />

ces catégories ne sont pas aussi<br />

étanches qu’on le croit, et tout menace<br />

de basculer à chaque instant. <strong>Des</strong> ouvriers<br />

qui jadis votaient communiste<br />

se mettent soudain à lorgner <strong>du</strong> côté<br />

<strong>du</strong> FN : décidément, on aura tout vu.<br />

<strong>Le</strong> style lui-même <strong>du</strong> <strong>livre</strong> chavire et<br />

tangue, sur le fil <strong>du</strong> rasoir entre l’écrit<br />

et le parlé, l’observation posée et le<br />

flux débridé de la pensée. En leitmotiv,<br />

les images de la catastrophe de<br />

Fukushima qui défilent sur tous les<br />

écrans. Comme un contrepoint à la<br />

trame principale – et c’est là un des éléments<br />

les plus intéressants <strong>du</strong> roman –,<br />

un cataclysme qui vient relativiser les<br />

problèmes français, sans pour autant<br />

les nier. Car Paul rêve de Japon. Il a<br />

passé ses plus belles heures dans les<br />

jardins magiques de Kyoto, sur cette<br />

île frontière des frontières. Un Japon<br />

féerique, et pourtant bien réel, objet<br />

de tous les fantasmes et les projections<br />

mentales. Et pourtant même ce rêve-là<br />

est en train de basculer, emporté par<br />

le tsunami, comme si les paradis même<br />

étaient incapables de tirer les leçons de<br />

leur histoire.<br />

Quand des Noirs brûlent des voitures<br />

en banlieue, certains y voient le résultat<br />

d’une immigration « sauvage »,<br />

d’autres le pro<strong>du</strong>it de l’ostracisme et<br />

<strong>du</strong> passé colonial. En voyant des policiers<br />

à tous les coins, on peut se sentir<br />

en sécurité, ou bien l’exact contraire.<br />

On peut voir des « crises » partout,<br />

comme on peut voir autant de possibilités<br />

de rebondir, une « perte des repères<br />

», comme un renouvellement des<br />

valeurs. Chaque lecteur projettera ses<br />

propres pensées dans ce <strong>livre</strong>. Un roman<br />

entre chien et loup, à mettre entre<br />

les mains de tous ceux qui, un jour ou<br />

l’autre, ont habité les zones intermédiaires<br />

de la vie.<br />

WiSSAm HmAidAn<br />

Romans<br />

s’aventure pas non plus sur le terrain<br />

de l’autobiographie. Elle estime que sa<br />

vie est « sans histoires » et elle préfère<br />

regarder le monde, se laisser guider<br />

pas sa curiosité et se mettre à l’écoute.<br />

Elle avoue passer beaucoup de temps<br />

sur ses <strong>livre</strong>s, jusqu’à cinq ans parfois,<br />

et affirme que si l’expérience de l’écriture<br />

est comparable en intensité à celle<br />

de l’amour, elle <strong>du</strong>re néanmoins plus<br />

longtemps. « Quand je suis à ma table,<br />

dit-elle, tout le reste disparaît. Je me<br />

sens totalement vivante, curieuse, avec<br />

un sentiment de maîtrise exaltant. Je<br />

me sens presque… magnifique quand<br />

j’écris. »<br />

En 1989, Morrison est nommée à<br />

Princeton pour y enseigner la littérature,<br />

poste qu’elle conservera jusqu’en<br />

2006. Lorsqu’elle reçoit le prix Nobel<br />

de littérature en 1993 pour l’ensemble<br />

de son œuvre, elle devient la huitième<br />

femme, la première femme noire et le<br />

seul auteur afro-américain à avoir reçu<br />

cette distinction. L’Académie suédoise<br />

récompense ainsi celle qui, « dans ses<br />

romans marqués par une force visionnaire<br />

et une grande puissance poétique,<br />

ressuscite un aspect essentiel de la réalité<br />

américaine ». En 2005, elle est nommée<br />

docteur honoris causa en arts et littérature<br />

de l’Université d’Oxford, et en<br />

pourQuoi être heureux Quand on peut<br />

être normaL ? de Jeanette Winterson, l’Olivier,<br />

272 p.<br />

En ces temps où l’on parle beaucoup<br />

et sans doute trop, mal<br />

et mal à propos de « normalité<br />

», le <strong>livre</strong> de Jeanette Winterson<br />

qui a pour drôle de titre Pourquoi être<br />

heureux quand on peut être normal ?<br />

éveille la curiosité. On sait que bien<br />

évidemment, il ne fait en rien écho à<br />

cette mode <strong>du</strong> moment, totalement<br />

franco-française, puisque l’auteure est<br />

anglaise, mais tout de même, on a envie<br />

d’y regarder de plus près. <strong>Le</strong> moins<br />

qu’on puisse dire est que le <strong>livre</strong> vaut<br />

le détour.<br />

Jeanette Winterson est née en 1959<br />

à Manchester et elle a « plus de six<br />

semaines mais moins de six mois »<br />

lorsqu’elle est adoptée par Constance<br />

et John William Winterson, un couple<br />

de pentecôtistes : chez eux, les <strong>livre</strong>s<br />

étaient interdits et l’existence toute entière<br />

devait se dérouler sous le regard<br />

de Dieu. Quand sa mère adoptive se<br />

fâchait contre elle, ce qui était souvent<br />

le cas, elle disait que le diable les avait<br />

« dirigés vers le mauvais berceau ». On<br />

comprendra donc que la vie était particulièrement<br />

difficile pour Jeanette,<br />

que le bébé qu’elle était n’ait « cessé<br />

de hurler qu’à l’âge de deux ans » et<br />

qu’elle ait eu, un jour, besoin de mots<br />

pour tenter d’échapper au malheur,<br />

parce que « les familles malheureuses<br />

sont des conspirations <strong>du</strong> silence ». Et<br />

ce n’était sans doute pas simple pour<br />

elle de briser l’omerta, car « on ne pardonne<br />

jamais à celui qui (la) brise ».<br />

Il n’y avait que six <strong>livre</strong>s chez les Winterson,<br />

dont une Bible et deux commentaires<br />

de la Bible. Car sa mère<br />

pensait que les <strong>livre</strong>s étaient dangereux<br />

et qu’on ne pouvait savoir ce<br />

qu’ils contenaient « avant qu’il ne<br />

soit trop tard ». Évidemment, Jeanette<br />

se mettra à lire en cachette, trouvera<br />

refuge dans les contes de fées ou les<br />

2006, le jury <strong>du</strong> supplément littéraire<br />

<strong>du</strong> New York Times consacre Beloved<br />

« meilleur roman de ces 25 dernières<br />

années ». Elle vient d’être décorée de la<br />

médaille présidentielle de la Liberté par<br />

Barack Obama, recevant ainsi la plus<br />

haute distinction civile américaine. Elle<br />

lui avait d’ailleurs apporté un soutien<br />

appuyé en 2008 ; elle estime que le<br />

racisme est loin d’être mort aux États-<br />

Unis, qu’il « fait partie de l’ADN de ce<br />

pays », et que le président continue à<br />

susciter « une hostilité inouïe » non pas<br />

en dépit mais à cause de son élégance,<br />

de sa culture, de son éloquence. Elle ne<br />

l’a pas soutenu en raison de sa race,<br />

dit-elle, car elle est autrement plus exigeante,<br />

mais « en raison de sa sagesse »,<br />

et elle affirme que lorsqu’il a été élu,<br />

elle s’est « sentie américaine pour la<br />

première fois ».<br />

Home, son dernier roman, se présente<br />

comme un récit à deux voix : celle d’un<br />

narrateur omniscient et celle d’un personnage,<br />

Frank Money, qui « objecte,<br />

commente, rectifie, clarifie le récit ».<br />

Money est un soldat qui rentre de Corée<br />

en état de choc, mais c’est pour être<br />

confronté à une autre forme de violence,<br />

celle de son propre pays au bord<br />

de l’implosion, un pays en proie au racisme,<br />

« où le lynchage<br />

est un pique-nique<br />

public » et où les Noirs<br />

et les femmes subissent<br />

toutes sortes de discriminations.<br />

« Il arrive<br />

dans un autre champ de<br />

bataille » et une tâche<br />

importante lui échoit,<br />

celle de sauver sa jeune<br />

sœur Cee, qu’il adore<br />

et qui est en danger.<br />

« C’est en lui portant<br />

secours qu’il se sauvera<br />

lui-même », commentet-elle.<br />

L’errance de Frank commence,<br />

et il entreprend donc un voyage dans<br />

l’Amérique raciste des années 50 au<br />

terme <strong>du</strong>quel il sera devenu non pas<br />

un héros, mais tout simplement un<br />

homme. Pour cela, il lui faut rejoindre<br />

Cee, traverser le pays de Seattle à<br />

Atlanta, passer de ville en ville avec<br />

l’aide d’une chaîne d’inconnus qui lui<br />

apportent leur soutien. Pour raconter<br />

le parcours de son personnage, Morrison<br />

précise qu’elle s’est appuyée sur le<br />

Green Book, sorte de guide des lieux<br />

et des modes de transport ouverts aux<br />

Noirs à l’époque de la ségrégation et<br />

récits <strong>du</strong> cycle arthurien, et s’identifiera<br />

à Perceval qui échoue à obtenir<br />

le Graal mais garde espoir en une seconde<br />

chance. T.S.Eliot l’aidera beaucoup<br />

également car, dit-elle, « une vie<br />

difficile a besoin d’un langage difficile,<br />

et c’est ce qu’<strong>of</strong>fre la poésie ».<br />

Dans sa volonté de comprendre qui<br />

elle est, d’où elle vient et comment<br />

marche le monde et en particulier le<br />

monde ouvrier auquel<br />

elle appartient,<br />

Jeanette a recours à<br />

Marx et Engels, à ce<br />

dernier surtout qui a si<br />

bien décrit la situation<br />

de la classe laborieuse<br />

en Angleterre ; mais<br />

elle trouvera matière à<br />

réflexion chez Dickens<br />

également, qui en fait<br />

le soubassement de<br />

son roman <strong>Le</strong>s temps<br />

difficiles. Tenter de<br />

comprendre aide à survivre,<br />

mais n’efface pas<br />

la douleur. « Durant<br />

les seize années où j’ai vécu à la maison,<br />

mon père était soit à l’usine soit à<br />

l’église. C’était son schéma de vie. Ma<br />

mère était debout toute la nuit et déprimée<br />

tout le jour. C’était son schéma<br />

de vie. » Difficile de se construire entre<br />

ces deux parents-là, et Jeanette illustre<br />

de façon éclatante ce que Boris Cyrulnik<br />

a théorisé à travers le concept de<br />

résilience. Elle écrit que Freud, « l’un<br />

des grands maîtres <strong>du</strong> récit », savait<br />

que le passé n’était pas figé : « On peut<br />

revenir en arrière. On peut reprendre<br />

les choses où on les a laissées. On peut<br />

réparer ce que d’autres ont brisé. » Elle<br />

s’y attelle avec l’énergie <strong>du</strong> désespoir.<br />

Et puis il y a cette scène qui est au<br />

cœur <strong>du</strong> récit et qui donne son titre<br />

au <strong>livre</strong>. Jeanette est amoureuse d’une<br />

autre fille, sa mère s’en est aperçue<br />

et elle ne peut pas l’accepter, encore<br />

moins le comprendre car c’est un péché<br />

; elle est persuadée que sa fille ira<br />

en enfer. Jeanette décide que dans ces<br />

VII<br />

tiré à des milliers d’exemplaires entre<br />

1936 et 1964.<br />

Home, dont le titre est resté identique<br />

en français, soulignant ainsi le caractère<br />

intra<strong>du</strong>isible de cette notion, est également<br />

une réflexion sur ce qui constitue<br />

le « chez-soi » et qui n’est pas forcément<br />

un lieu, mais plus souvent une communauté<br />

humaine à l’intérieur de laquelle<br />

on se sent protégé, soutenu, en sécurité.<br />

Morrison met ainsi en scène un groupe<br />

de femmes qui vont aider Franck et sauver<br />

Cee : « Elles sont illettrées, mais elles<br />

ont toutes sortes de talents. Elles savent<br />

écouter, elles se souviennent de tout.<br />

Si vous leur lisez un verset de la Bible,<br />

elles s’en souviendront parce qu’elles ne<br />

peuvent pas le relire, tandis que moi, je<br />

l’oublierai. » Elle dit aussi que « l’amitié<br />

entre hommes est exaltée par la littérature<br />

depuis Achille et Patrocle, mais<br />

qu’il y a aussi beaucoup à écrire sur<br />

l’amitié et la solidarité entre femmes ».<br />

À l’instar de ses deux précédents romans,<br />

Home est un texte relativement<br />

court. Morrison affirme en effet que le<br />

temps lui est à présent compté, qu’elle<br />

doit s’attacher à « écrire moins et dire<br />

davantage » et que cela est bien plus<br />

difficile que de « s’étaler ». <strong>Le</strong>s critiques<br />

américains estiment<br />

« Il y a<br />

beaucoup<br />

à écrire sur<br />

l’amitié et<br />

la solidarité<br />

entre<br />

femmes. »<br />

d’ailleurs que cette recherche<br />

de concision lui<br />

a permis de renouveler<br />

son style et d’y trouver à<br />

la fois plus de tranchant<br />

et une plus grande précision<br />

poétique.<br />

En exergue de Home,<br />

Morrison a simplement<br />

écrit : Slade. Slade est le<br />

prénom de l’un de ses<br />

deux fils avec lequel elle<br />

avait entrepris d’écrire<br />

des textes pour la jeunesse à partir de<br />

2002. Slade est décédé en 2010, à 45<br />

ans. Elle n’en parle pas, car il n’y a<br />

pas de mots pour cette douleur-là. Elle<br />

continue d’affirmer que sa vie est sans<br />

histoires et de s’intéresser à la vie des<br />

autres.<br />

Propos recueillis par<br />

GeOrGiA MAKHLOUf<br />

home de Toni Morrison, tra<strong>du</strong>it de l’anglais par<br />

Christine <strong>La</strong>ferrière, Christian Bourgeois éditeur, août<br />

2012, 151 p.<br />

L'histoire vraie d’une vie de femme<br />

conditions, elle doit partir de chez elle.<br />

Sa mère l’interroge une dernière fois :<br />

« Est-ce que tu vas me dire pourquoi ? »<br />

« Quand je suis avec elle, je suis heureuse.<br />

Tout bonnement heureuse. » À<br />

quoi sa mère répond : « Pourquoi être<br />

heureux quand on peut être normal ? »<br />

Il y aura encore un long chemin à<br />

parcourir avant d’en arriver à se<br />

construire une autre vie, mais désormais<br />

Jeanette est en<br />

route. Et si son chemin<br />

passe par de petits boulots,<br />

des nuits entières<br />

à dormir dans sa voiture,<br />

des moments de<br />

doute et de désespoir,<br />

il la mène aussi à la<br />

prestigieuse université<br />

d’Oxford – où elle est<br />

admise en tant que<br />

représentante de la<br />

classe ouvrière mais où<br />

elle saura creuser son<br />

sillon –, à l’écriture, et<br />

à la publication d’un<br />

premier <strong>livre</strong> en 1985,<br />

<strong>Le</strong>s oranges ne sont pas les seuls fruits<br />

(<strong>Des</strong> femmes, 1991, repris par l’Olivier<br />

en 2012 dans une édition revue<br />

et corrigée). <strong>Le</strong> succès est au rendezvous,<br />

les prix aussi, et Jeanette Winterson<br />

devient une figure <strong>du</strong> mouvement<br />

féministe. Ses essais, notamment<br />

sur l’identité sexuelle, ont imposé sa<br />

voix singulière dans la littérature britannique<br />

contemporaine.<br />

Pourtant, elle admet que son premier<br />

roman ne racontait pas la vérité mais<br />

composait « une histoire avec laquelle<br />

je pouvais vivre », l’autre étant trop<br />

douloureuse. C’est donc ici, avec cette<br />

deuxième « version », qu’elle affronte<br />

ses cauchemars et ses fantômes. Avec<br />

un mélange de fantaisie et de férocité<br />

qui est sa marque de fabrique et qui<br />

fait tout le charme de son écriture. Elle<br />

raconte donc son histoire, parce que<br />

l’écriture est d’abord ce qui sauve.<br />

G. m.


VIII Histoire courte orient<br />

Confortablement installée<br />

dans son canapé préféré,<br />

Astrid de Mortcourt,<br />

disions-nous, savourait<br />

tranquillement son<br />

champagne lorsqu’on sonna à la porte<br />

d’entrée. Tiens, s’étonna-elle tout en se<br />

disant que ce tintement sonnait décidément<br />

bien – tiens, qui cela peut-il bien<br />

être ? Intriguée, elle finit par poser sa<br />

coupe de champagne et se leva pour<br />

aller ouvrir.<br />

Sur le palier, pétrissant des deux mains<br />

sa casquette, qu’il avait respectueusement<br />

ôtée pour en recouvrir ses parties<br />

génitales, se tenait Jean, l’intendant <strong>du</strong><br />

domaine de Mortcourt, et, à ses côtés,<br />

un homme en uni-<br />

forme bleu, un képi<br />

sur la tête.<br />

« Jean ?<br />

– Madame la comtesse,<br />

répondit ce<br />

dernier, gêné, voici<br />

le capitaine Fournier,<br />

de la gendarmerie de<br />

Pont-Audemer.<br />

– Ne me dites pas que<br />

nous avons été cambriolés<br />

!<br />

– Non, Madame…<br />

C’est… C’est au sujet<br />

de Monsieur, Madame.<br />

– Au sujet de Monsieur<br />

?<br />

– Nous serions mieux<br />

à l’intérieur pour discuter,<br />

je crois », intervint l’<strong>of</strong>ficier de<br />

gendarmerie, prenant les choses en<br />

main. Il se disait, à juste titre, que ce<br />

dialogue de sourds entre l’employé et<br />

sa patronne risquait de s’éterniser.<br />

« J’ai bien peur d’avoir une mauvaise<br />

nouvelle à vous annoncer, reprit-il une<br />

fois qu’ils furent entrés. C’est au sujet<br />

de votre époux… Il s’est pro<strong>du</strong>it un<br />

accident…<br />

– Un accident ? Mon époux ? C’est ridicule,<br />

mon ami ! Mon époux est à la<br />

banque à cette heure-ci !<br />

– Il semblerait qu’il soit parti pour ses<br />

terres de Mortcourt dans la matinée. »<br />

Incré<strong>du</strong>le, Astrid de Mortcourt se<br />

tourna vers l’intendant <strong>du</strong> domaine,<br />

qui confirma silencieusement ces dires<br />

étranges.<br />

« Il aurait eu un accident de voiture ? »<br />

Anne François con<strong>du</strong>it toujours<br />

© Hayat Karanouh<br />

superman is an arab de Joumana Haddad, The<br />

Westbourn Press, 173 p.<br />

Son récent ouvrage Superman<br />

est un Arabe – rédigé en grande<br />

partie dans des aérogares ! –,<br />

et qui n’est pas un manifeste<br />

mais un cri <strong>du</strong> cœur, œuvre pour le<br />

développement de nos sociétés tant<br />

cette auteure à l’immense courage et à<br />

l’authenticité nue y concentre d’appoint<br />

et de férocité contre le sexisme, le machisme,<br />

le patriarcat et la domination<br />

des religions sur les esprits et y déjoue la<br />

« sainte trinité » <strong>du</strong> sexe, de la religion<br />

et <strong>du</strong> pouvoir.<br />

Ce <strong>livre</strong> fort se situe dans la lignée de<br />

la troisième vague <strong>du</strong> féminisme (Elle<br />

Green, Naomi Wolf, Élisabeth Badinter)<br />

qui se détourne semble-t-il de l’éternelle<br />

lutte dialectique des deux sexes,<br />

« de la représentation uniforme de la<br />

femme comme impotente victime et<br />

de l’homme comme tyran sans pitié »,<br />

au pr<strong>of</strong>it d’une égalité sans identification<br />

ni indifférenciation des sexes. <strong>Le</strong><br />

lecteur averti n’y verra certes que peu<br />

d’idées nouvelles, mais il sera subjugué<br />

par le fait qu’elle mâche si peu ses mots,<br />

ne tournant jamais sept fois sa langue<br />

avant de les distiller, crus.<br />

comme un fou, pensa-t-elle, agacée.<br />

Ses bolides comme ses affaires, d’ailleurs.<br />

« Il ne s’agit pas d’un accident de la<br />

route, corrigea le gendarme.<br />

– De quoi s’agit-il alors ? Et serait-il<br />

blessé ? » Pour la première fois, elle<br />

s’inquiétait.<br />

« Je crains, Madame, d’avoir à vous<br />

dire que votre époux est décédé. »<br />

<strong>Le</strong> cerveau conditionné d’Astrid de<br />

Mortcourt n’ayant retenu de ce mot<br />

que sa seule sonorité métronomique,<br />

sa vraie signification lui échappa.<br />

« Votre intendant, poursuivit le gendarme,<br />

l’a trouvé aux<br />

environs de quatorze<br />

heures non loin de la<br />

Risle.<br />

– J’étais allé pister un<br />

braconnier qui nous<br />

donne <strong>du</strong> souci depuis<br />

quelque temps.<br />

J’ai trouvé Monsieur<br />

éten<strong>du</strong> sous le grand<br />

marronnier foudroyé<br />

l’an dernier, son fusil<br />

à ses côtés, confirma<br />

ce dernier.<br />

– Un accident de<br />

chasse, Jean ?<br />

– En réalité, intervint<br />

le gendarme, il semblerait<br />

que votre mari<br />

ait mis fin à ses jours.<br />

– Mon époux ? Se<br />

suicider ?<br />

– Seule l’enquête le déterminera bien<br />

sûr, mais tout porte à le croire.<br />

– Un suicide… »<br />

Elle laissa cette notion accaparer ses<br />

pensées, lui évitant de se rendre à l’évidence<br />

: son mari n’était plus. Un suicide,<br />

se disait-elle, cela sonnait mieux<br />

qu’un banal accident de la route,<br />

mieux qu’une mort maladroite (mort<br />

en nettoyant son fusil !), et bien mieux<br />

qu’une longue maladie, toujours plus<br />

ou moins honteuse. Elle aurait certes<br />

préféré « mort au champ d’honneur »,<br />

mais la France n’était, hélas, plus<br />

d’aucun combat glorieux. Quant à<br />

la Bourse, où Anne François opérait<br />

(quelque peu imprudemment, de toute<br />

évidence), ce n’était pas les colonies.<br />

Tout compte fait, se rassurait-elle, un<br />

suicide, cela ne détonait pas trop. Un<br />

suicide, cela évoquait le sens de l’honneur,<br />

le refus <strong>du</strong> compromis, et le pa-<br />

nache glorieux de<br />

la porte de sortie<br />

que l’on se choisit.<br />

« Comment cela<br />

s’est-il passé ?<br />

finit-elle par demander.<br />

– Votre époux<br />

a retourné son<br />

arme contre lui. »<br />

Elle en fut soulagée.<br />

Un bref<br />

instant, elle avait<br />

craint qu’Anne<br />

François ne se soit<br />

vulgairement pen<strong>du</strong><br />

au marronnier.<br />

« Je dois vous demander,<br />

reprit le gendarme, de bien<br />

vouloir nous accompagner<br />

jusqu’à l’hôpital de Pont-<br />

Audemer pour reconnaître<br />

le corps. Une voiture nous attend en<br />

bas. »<br />

Elle s’inquiéta de ce que les résidents<br />

de la villa Siam penseraient en la<br />

voyant monter dans une voiture de<br />

gendarmerie. Et quand elle s’y fut<br />

installée, elle ne put s’empêcher de<br />

remarquer l’horrible bruit que la portière<br />

fit en se refermant derrière elle.<br />

Rien à voir avec son Audi.<br />

En chemin, elle pensa à l’enterrement,<br />

à la toilette qu’elle mettrait, et à l’effet<br />

que ferait sur le cortège funèbre la vue<br />

d’une jeune veuve et de sa petite fille<br />

suivant dignement la dépouille mortelle<br />

de leur époux et père. Elle pensa<br />

aussi à l’attitude de l’Église à l’égard<br />

<strong>du</strong> suicide (le suicide n’était-il pas un<br />

péché mortel ?) et se demanda si les<br />

autorités ecclésiastiques accepteraient<br />

d’inhumer Anne François en terre<br />

consacrée. Elle ne supplierait pas. Si<br />

l’archevêque (elle n’accepterait rien<br />

de moins qu’un archevêque !) devait<br />

se faire prier, elle se passerait de lui et<br />

s’arrangerait pour que son époux soit<br />

inhumé sur la propriété, sous le vieux<br />

marronnier, justement. Plus tard, elle y<br />

ferait bâtir une chapelle. Une chapelle<br />

privée, ça sonnait bien.<br />

L’hôpital en brique rouge qui occupait<br />

le haut d’une colline à la périphérie<br />

de Pont-Audemer lui rappela le pensionnat<br />

<strong>du</strong> sud-ouest de l’Angleterre<br />

où elle avait jadis passé une année,<br />

moins pour parfaire son anglais que<br />

parce qu’un passage par un pensionnat<br />

en Angleterre était de bon aloi<br />

– un pensionnat anglais, ça sonnait<br />

bien. <strong>Le</strong> gendarme la mena à travers<br />

une multitude de portes jusqu’à une<br />

salle au sous-sol, tout en lino et alu,<br />

qui lui rappela les cuisines de ce même<br />

établissement. Un homme revêtu d’une<br />

blouse verte y montait une garde silencieuse<br />

auprès d’un brancard à roulettes<br />

recouvert d’un drap blanc.<br />

« Je dois vous avertir, Madame, dit le<br />

capitaine en lui approchant une chaise,<br />

que vous risquez d’être choquée par ce<br />

que vous allez voir. Vous feriez peutêtre<br />

mieux de vous asseoir.<br />

– Ce n’est pas la peine, répondit-elle,<br />

ravie de l’occasion qu’on lui donnait<br />

de faire montre de courage.<br />

– Je crains que votre époux n’ait une<br />

sale blessure à la tête. Avant d’appuyer<br />

sur la détente, il avait pris le soin de<br />

placer le canon dans sa bouche.<br />

– Pris le soin ? Dans sa bouche ?<br />

– Pour être certain de ne pas survivre<br />

au coup.<br />

– Soulevez le drap, s’il vous plaît, ordonna-t-elle,<br />

bravache.<br />

– Vu l’état <strong>du</strong> visage, afin de rendre<br />

l’identification plus aisée, nous dévoilerons<br />

le corps dans sa totalité.<br />

– Soulevez le drap », répéta-t-elle impérieusement.<br />

Sur un signe de tête de l’homme en<br />

bleu, l’homme en vert roula le drap<br />

blanc. <strong>Le</strong> visage qui apparut alors aux<br />

yeux d’Astrid de Mortcourt était une<br />

énorme plaie béante. <strong>Le</strong> côté gauche, en<br />

particulier, n’était plus qu’un amoncellement<br />

ensanglanté de chairs labourées<br />

et de cartilages broyés. Elle reconnut<br />

pourtant l’œil bleu d’Anne François<br />

(le droit, le seul qui lui restait), ainsi<br />

que son front prématurément dégarni,<br />

signe particulier de tous les mâles de sa<br />

lignée. Elle reconnut aussi sa cravate<br />

bordeaux préférée à motifs cachemire,<br />

ainsi que le nouveau costume princede-Galles<br />

gris qu’il s’était fait faire à<br />

Savile Row l’an dernier. Au vu de quoi<br />

elle s’étonna qu’il eût pu commettre<br />

l’impair de rester en tenue de ville une<br />

fois arrivé à la campagne. Il ne devait<br />

pas avoir toute sa tête, se dit-elle machinalement<br />

en fixant l’énorme trou<br />

que son mari avait maintenant à la<br />

place de la tête. Délaissant finalement<br />

le trou béant, son regard glissa à la carrure<br />

de la veste, puis vers son ceintrage<br />

prononcé, marques de fabrique de son<br />

tailleur londonien préféré, descendit<br />

le long <strong>du</strong> pantalon impeccablement<br />

coupé, et finit par s’immobiliser sur un<br />

autre trou. Un trou plus petit que le<br />

précédent, mais plus inatten<strong>du</strong> aussi.<br />

Un trou, incongru, dans la chaussette<br />

qu’Anne François avait au pied droit<br />

(une chaussette, cela allait sans dire,<br />

parfaitement assortie à sa cravate). Un<br />

trou, donc, qui n’aurait pas dû être<br />

là. Un trou qui, même s’il y était (et<br />

il y était bien, hélas !), aurait dû être<br />

caché par la chaussure noire faite à fa-<br />

littéraire n°76, Jeudi 4 octobre 2012<br />

Ça ne colle pas ! (Astrid de Mortcourt II)<br />

de Percy KEMP<br />

Illustration de Mansour el Habre ©<br />

Un suicide,<br />

cela évoquait<br />

le sens de<br />

l’honneur,<br />

le refus <strong>du</strong><br />

compromis,<br />

et le panache<br />

glorieux de la<br />

porte de sortie<br />

que l’on se<br />

choisit.<br />

Autobiographie<br />

Femme, sans dieux ni maîtres<br />

Il n'y aura pas de justice ni de dignité dans le monde arabe tant que la femme subira les<br />

diktats <strong>du</strong> mâle dans les champs <strong>du</strong> sexe, de la religion et <strong>du</strong> pouvoir. Triviale évidence et<br />

cheval de bataille de joumana Haddad, femme arabe et libérée.<br />

Courage de déclarer publiquement<br />

son athéisme. Dans un texte coup de<br />

gueule, elle dresse la liste/litanie de<br />

toutes les raisons pour lesquelles elle ne<br />

« croit pas en Dieu », prenant le risque<br />

de faire trembler la terre culturelle <strong>du</strong><br />

Moyen-Orient dominée par les trois<br />

monothéismes. Et cette prière de grâce<br />

cruelle et mordante où elle énumère<br />

toutes les catastrophes naturelles et<br />

humaines dont le réalisme faussement<br />

naïf ne trompe personne :<br />

« Merci mon Dieu pour les<br />

bébés mourant de faim en<br />

Afrique, pour les bébés mourant<br />

de haine en Palestine… »<br />

Courage de poser à ce propos<br />

la question essentielle : peuton<br />

en tant que juifs, musulmans<br />

et chrétiens, dépasser<br />

le patriarcat de l’intérieur de<br />

nos religions ? Ces dernières<br />

n’oppressent-elles pas la femme avec la<br />

même misogynie ?<br />

Courage de raconter sa vie intime, de<br />

témoigner publiquement de sa sexualité,<br />

son érotisme, ses amours clandestines<br />

; courage d’avouer l’échec de son<br />

mariage : « Lui et moi, on ne s’est pas<br />

accordés sexuellement. »<br />

Tous ces aveux la font paradoxalement<br />

ressembler par mimétisme à ce voisin<br />

exhibitionniste dont elle était, enfant,<br />

la régulière victime. Blasphématoires<br />

ou scandaleux, ils n’en demeurent pas<br />

d’un courage rarement égalé, faisant<br />

de sa propre vie le plus haut poème,<br />

de sa propre expérience une voie de<br />

libération de la femme – et de l’homme<br />

– arabes.<br />

<strong>La</strong> construction originale de l’ouvrage<br />

en autorise une lecture libre, un parcours<br />

non linéaire et libertaire. <strong>Le</strong>s<br />

thèmes se succèdent (ceux des désastreuses<br />

inventions telles que celles <strong>du</strong><br />

mariage, de la guerre des sexes, <strong>du</strong><br />

péché originel ou de la vieillesse !) avec<br />

pour chacun, trois différents modes qui<br />

proposent trois tons et trois rythmes<br />

concourants, un éventail d’approches<br />

qui se suivent régulièrement : celui <strong>du</strong><br />

poème, de la déclamation et<br />

<strong>du</strong> récit.<br />

<strong>Le</strong> poème Recette pour une<br />

insatiable qui illustre le<br />

thème de « <strong>La</strong> désastreuse<br />

invention de la chasteté » est<br />

un chef-d’œuvre d’amour<br />

cannibale, où l’on épluche,<br />

suce, mâche, mord, boit,<br />

ouvre la poitrine, arrache<br />

des côtes, coupe des veines et<br />

enfin dévore l’amant. <strong>Le</strong> corps est ainsi<br />

le lieu absolu <strong>du</strong> désir que la femme<br />

célèbre mais également anéantit par<br />

son infini appétit.<br />

<strong>La</strong> déclamation est souvent constituée<br />

de répétions obsédantes que l’on<br />

aimerait scander. Elle donne lieu parfois<br />

à un genre inatten<strong>du</strong> et hilarant,<br />

un mode d’emploi sur ton aussi extravagant<br />

que juste, une lettre adressée<br />

aux hommes pour leur <strong>livre</strong>r vingtneuf<br />

bons conseils d’utilisation de<br />

leur pénis dont je cite l’un au hasard :<br />

« L’amour requiert un champ de bataille<br />

et non une salle d’opération stérilisée.<br />

»<br />

Quant au récit, il grouille de souvenirs<br />

et d’évocations, mais aussi de témoi-<br />

gnages dans un large spectre qui va<br />

de l’enfant Joumana lisant sous les<br />

draps bouquin sur bouquin, avalant<br />

le marquis de Sade une torche à la<br />

main comme dans une image d’Épinal,<br />

aux témoignages de femmes sur toute<br />

l’éten<strong>du</strong>e <strong>du</strong> monde arabe, <strong>du</strong> Machrek<br />

au Maghreb, de l’Irak jusqu’au Maroc<br />

en passant par la Syrie, l’Égypte et la<br />

Palestine, l’Arabie saoudite, le Yémen,<br />

la Tunisie et l’Algérie. <strong>Le</strong>urs belles<br />

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voix dans ma tête : « J’ai<br />

appris l’anglais pour<br />

pouvoir prononcer le<br />

mot sexe sans baisser les<br />

yeux », affirme Buthayna<br />

L., chimiste koweïtienne.<br />

« Je fus molestée<br />

par ce même oncle qui assistait chaque<br />

dimanche à la messe », avoue Nada<br />

K., vendeuse libanaise. « Je me sens<br />

quasiment menacé. De longues barbes<br />

« L’amour<br />

requiert<br />

un champ<br />

de bataille<br />

et non<br />

une salle<br />

d’opération<br />

stérilisée. »<br />

çon qu’Anne François n’avait de toute<br />

évidence plus au pied. Un trou <strong>du</strong>quel<br />

pointait un gros orteil qui, même si,<br />

contrairement au visage d’Anne François,<br />

il était toujours à sa place sur le<br />

plan anatomique, n’en était pas moins<br />

totalement déplacé sur le plan esthétique.<br />

Prostrée, elle n’arrivait plus à<br />

quitter cet horrible trou des yeux.<br />

« C’est ainsi que nous l’avons trouvé,<br />

lui disait à présent le gendarme. Sa<br />

chaussure droite se trouvait à côté de<br />

lui. Nous pensons – mais ce n’est pour<br />

l’instant qu’une simple supposition –<br />

qu’il a dû l’enlever pour mieux presser<br />

son orteil sur la détente après avoir<br />

posé la crosse à terre et mis le canon<br />

dans sa bouche. »<br />

Elle fixait toujours le trou sans rien<br />

dire. Ça ne colle pas, se disait-elle, ça<br />

ne colle vraiment pas.<br />

« Je dois vous demander, Madame, si<br />

vous reconnaissez là le corps de votre<br />

époux Anne François Antoine Arnaud<br />

Maranches de Mortcourt. »<br />

Elle ne disait toujours rien. Elle était<br />

comme hypnotisée par ce trou, aimantée<br />

par lui.<br />

« Madame, s’impatienta-t-il. Je comprends<br />

que cela vous soit très pénible,<br />

mais il nous faut une identification<br />

formelle. Reconnaissez-vous votre<br />

époux ? »<br />

Sourde à ce qu’on lui disait, Astrid de<br />

Mortcourt n’avait d’yeux que pour<br />

l’orteil d’Anne François qui pointant<br />

inélégamment à travers l’inconcevable<br />

trou dans sa chaussette, et ce trou-là<br />

la hantait. Ça ne colle pas, se répétaitelle,<br />

désespérée, ça ne colle pas !<br />

« Je me dois d’insister, s’impatienta le<br />

gendarme. Est-ce là le corps de votre<br />

époux ?<br />

– Oui, finit-elle par concéder,<br />

contrainte et forcée, oui, c’est bien le<br />

corps de mon époux. Je peux néanmoins<br />

vous assurer, reprit-elle ensuite,<br />

tandis que sur un signe de l’homme<br />

en bleu l’homme en vert recouvrait le<br />

corps de son drap blanc, je peux vous<br />

assurer, monsieur, que ce ne sont pas là<br />

ses chaussettes ! »<br />

F i n © Percy Kemp 2012<br />

partout. <strong>Le</strong> nombre de<br />

femmes voilées augmentant<br />

de manière exponentielle<br />

», s’inquiète<br />

l’homme d’affaires sunnite<br />

libanais, Samir H.<br />

L’auteure de J’ai tué Shéhérazade<br />

compte désormais<br />

parmi les grandes<br />

qui, en complémentarité<br />

d’une <strong>La</strong>ure Moghayzel<br />

qui a fait abroger de<br />

la législation libanaise<br />

des lois iniques contre<br />

les femmes et mené des<br />

luttes revendicatives, contribue, elle, à<br />

changer les mentalités.<br />

AntOine BOUlAd

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