Norbert Rouland - Les Classiques des sciences sociales - UQAC

Norbert Rouland, Les soleils barbares (1987) 40
creusé ses traits. Comme toujours, il la trouvait belle. Pour lui, elle n'avait pas
changé depuis l'époque déjà lointaine de leur mariage, et cette femme mûre était
en tous points semblable à l'Eurydice de la fresque. Primilla avait conservé son
merveilleux visage, ses joues s'étaient un peu creusées au-dessus de ses
pommettes hautes, et ses grands yeux noirs brillaient, semblables à ceux des
Égyptiennes. Ses lèvres s'étaient serrées et avaient un peu perdu de leur carnation,
mais cette légère modification ajoutait à l'élégance aristocratique de ses traits. Le
reste de son corps était dissimulé sous d'épaisses couvertures de lin et de pourpre.
Marcus se racla la gorge. Après lui avoir demandé si elle avait bien dormi, il
s'enquit de sa santé, persuadé que cette question avait encore un sens. Primilla
hocha la tête et un sourire se dessina sur ses lèvres. Peu lui importait au fond ce
que disait Marcus, ce qui comptait pour elle c'était de le voir et l'entendre. Marcus
se leva, et après avoir arrangé les coussins de façon qu'elle put se tenir plus droite,
lui annonça son départ pour Tolosa : je vais être obligé de te quitter pendant
quelques jours, Primilla. Je dois me rendre à la cour de Théodoric pour mieux
percer ses intentions. Il en va de notre avenir à tous.
Primilla pensa que le mot d'avenir n'avait plus guère de sens pour elle. Marcus
avait beau faire changer les tapisseries de sa chambre et veiller à ce que chaque
jour les fleurs qui la garnissaient fussent différentes, tout l'éclat des plus belles
roses et anémones d'Aquitaine ne parvenait pas à réchauffer ses membres où le
froid, depuis des années, poursuivait sa lente progression. Elle s'efforça cependant
de prêter attention aux propos de son [p. 60] mari, car celui-ci, à d'imperceptibles
mouvements de son visage, à la façon dont elle le regardait, savait fort bien si elle
l'écoutait ou non, et elle ne voulait pas ajouter à sa tristesse par son inattention.
Notre vieil ami Avitus vient de recevoir le torque 1 et les insignes impériaux à
Arelate, dit encore Marcus. C'est peut-être l'occasion de récupérer une partie des
terres et des esclaves que nous avons dû céder aux Wisigoths... si du moins leur
nouveau roi est bien l'allié des Romains, comme il le prétend. Il faut absolument
que je le rencontre pour en savoir plus long. J'ai mes entrées au Palais, et... Il
s'interrompit. Primilla venait de lever doucement la main droite. Dans le code
qu'ils avaient mis au point, cela signifiait qu'elle comprenait parfaitement où il
voulait en venir, et qu'elle préférait qu'il changeât de sujet.
Il se rapprocha d'elle et serra dans sa main ses doigts froids : Flavinius viendra
s'installer ici pendant mon absence. Il te soignera si tu as besoin de lui. Marcus
hésita. Primilla et lui avaient été si souvent déçus par les médecins qu'ils doutaient
de leur science. Mais Flavinius était plus qu'un médecin, Marcus le considérait à
juste titre comme son meilleur ami.
La maladie avait frappé Primilla peu de temps après la naissance de Caïus.
Elle s'était fait une fracture sans gravité lors d'une chute. Flavinius l'avait
correctement réduite, mais l'os du bras avait mis longtemps à se ressouder. Un an
1 Torques signifie collier.