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CAHIERS DU CREA
E COLE POLYT E C H N I Q E
—CREA—
CENTRE DE RECHERCHE EN EPISTEMOLOGIE APPLIQTJEE
1, rue Descartes
75005 Paris
STRUCTURES ET TEMPORALITES
FIGURES DU DESIR, DE LA DETTE
ET DU SACRIFICE
N° 12
Décembre 1988
j

CAHIERS DU CREA
Cahier n°1 : Modèles formels de la philosophie sociale
et politique.
Recherches pour un séminaire.
Octobre 1982
Cahier n°2 : Reproductions et ruptures culturelles.
Etudes girardiennes.
Systèmes à auto—organisation.
Mai 1983
Cahier n°3 : L’émergence des normes.
Acteurs et institutions culturels.
Mai 1984
Cahier n°4 : Le libéralisme et la question de la
justice sociale.
Septembre 1984
Cahier n°5 : Travaux d’épistémologie générale.
Juin 1985
Cahier n°6 : Logiques de la réciprocité.
Septembre 1985
Cahier n°7 Histoires de cybernétique.
Novembre 1985
Cahier n°8 : Généalogies de l’Auto—organisation.
Novembre 1985
Cahier n°9 : Cognition et Complexité.
Mars 1986
Cahier n°10 : Sciences cognitives et Sciences sociales
Décembre 1986
Cahier n°11 : Sciences cognitives et Sciences économiques
Avril 1988

Avant- Pripos
1ère Partie
- quasi-ohjet.
- La
- Aproposde
LLL. LL.S
et &change symbolique,
De L.Uidor ae Corneille au Dom Juan de Mcilere
par jean-Pierre Dupuy
mythologie et sa decoastructjon
dans “L Anneau duNiebe!ug’
par René Girard
‘Fui-y (Fritz Lang)
par Ïrançois Velde
Ime Partie
- Essai
- Le
- Sciences
- .La
réciprocjté vrndicatojre ‘onribujon etude ;es
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Par iaymond Verdier
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p 2
p Y39

AVANT-PROPOS
Les textes réunis dans le présent Cahier proviennent de travaux
effectués par des chercheurs du CREA et certains de leurs correspondants
dans des domaines apparemment disparates (critique littéraire, histoire
du droit, anthropologie, philosophie politique, psychopathologie) et dans
des circonstances non moins variées (essai ou conférence, communication à
un séminaire ou contribution à un colloque, observation clinique, etc.)
Mais, outre qu’ils complètent les précédents cahiers affectés aux
logiques de la réciprocité, au programme cognitiviste en sciences
sociales et aux études girardiennes, ces textes ont pour point commun le
souci de comprendre comment se forme dans les sociétés humaines un temps
maftrisable par les individus ou les groupes ; soit qu’ils cherchent à
déceler, pour ainsi dire à l’extérieur même de l’homme et de la
société, des structures ou des principes universels propres à canaliser
le temps multidimensionnel de l’expérience humaine ; soit qu’ils
cherchent à déterminer les conditions d’émergence spontanée de processus
collectifs capables de produire eux—mêmes un temps ordonné qui puisse
donner prise à l’activité humaine.
La première partie regroupe des textes qui analysent les jeux du
désir, du mimétisme et de la contagion violente dans des oeuvres de
fiction.
La seconde partie s’appuie sur des données historiques et
ethnographiques. Elle réunit trois contributions à l’étude des systèmes
vindicatoires qui ont été présentés et discutés, en 1984, dans le cadre
du séminaire “logiques de la réciprocité”, ainsi qu’un texte qui a été
distribué aux participants du colloque “Approches de la Cognition”, tenu
à Cerisy—la—Salle, en 1987.
La troisième partie étudie les transformations que subissent le
problème politique de la construction de la cité et le problème
psychologique de la construction de la personnalité dans un monde
désacralisé qui porte l’empreinte du christianisme.
Par la place qu’ils assignent à la logique du désir, de la dette de
sang et du sacrifice, tous ces textes se rattachent très étroitement aux
thèmes et aux perspectives théoriques d’un très récent colloque sur la
vengeance organisé par l’Université Stanford avec la collaboration du
CREA; par la place qu’ils assignent, implicitement ou explicitement, à la
question du temps dans les sciences sociales, ils contribuent au débat
épistémologique contemporain sur les rapports du temps et de l’éternité
dans l’explication scientifique que l’école de Bruxelles vient de
relancer du côté des sciences de la nature.
CREA, décembre 1988

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QUASI—OBJET ET ECHANGE SYMBOLIQUE :
DE L’ALIDOR DE CORNEILLE AU DON JUAN DE MOLIERE
Jean-Pierre Dupuy
La littérature est, parfois ou souvent, bien plus savante que
lesdites sciences humaines. On se souvient que le structuralisme de Lévi—
Strauss et de Lacan voyait naguère dans toute structure un système
d’échanges ou de substitutions de signes. ‘Toujours déjà” là, en surplomb
par rapport aux hommes, commandant leurs gestes et leurs paroles à leur
insu, la “loi de l’échange” était censée gouverner l’ensemble des
relations sociales : échanges de mots, échanges de biens, échanges de
femmes. Lacan et ses successeurs greffèrent deux idées énigmatiques sur
cette conception économique et sémiotique de la structure. D’une part,
cet échange de signes, ou “échange symbolique”, est aussi le lieu où le
désir prend sa source. L’homme désire dans la mesure où il est sujet,
mais il n’est “sujet” qu’en tant qu’il est assujetti au signifiant.
D’autre part, ce qui permet à la structure de fonctionner comme système
d’échanges est la circulation ininterrompue d’un “objet symbolique” qui a
la forme d’un manque ou d’une absence. Les structuralistes français ont
donné des noms très divers à cet objet qui n’en est pas un, qui n’est ni
réel ni imaginaire et qui devrait en principe échapper à toute
conceptualisation. Si Lacan le caractérise comme “manque”, Deleuze le
nomme “case vide”, Foucault, “place du Roi”, Sollers, “tache aveugle”,

Lévi—Strauss, “signifiant flottant” et Michel Serres, enfin, “joker” ou
“quasi—objet”. C’est cette dernière appellation que je retiendrai, car
je veux revenir ici sur la célèbre analyse que Serres a donnée du Dom
Juan de Molière. Mon but est de proposer un modèle conceptuel de
l’échange symbolique et du quasi—objet qui reste au plus près des textes
littéraires qui sont censés les mettre en scène, tout en évitant les
obscurités volontaires dans lesquelles se sont trop souvent complus tant
le structuralisme que sa “déconstruotion”.
1. L’Alidor de Corneille et les paradoxes de l’échange symbolique.
Mal connues, rarement jouées, les premières comédies de Corneille
(Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais, La Suivante et surtout la Place
Royale) constituent un laboratoire remarquable pour l’étude de la
circulation du quasi—objet. Les traits les plus énigmatiques que le
structuralisme attribuait à ce dernier sont parfaitement repérables dans
ces pièces étonnamment modernes. Seulement, Corneille n’en reste pas à la
contemplation du mystère. Il révèle que derrière la phénoménologie du
quasi—objet, se cachent des mécanismes rigoureux que l’on peut
conceptualiser et même formaliser ; et que ces mécanismes sont ceux du
désir humain. Si l’on réussit à déchiffrer le comportement d’Alidor, le
singulier héros de la Place Royale, on est mieux armé pour comprendre
celui de Don Juan.
C’est à de véritables expériences de pensée que Corneille se livre
dans ses comédies. Sa démarche est semblable à celle de Galilée, son
contemporain, qui étudie la chute des corps dans un milieu idéal dont
tout frottement est exclu. Corneille s’interroge, pour sa part, sur la
dynamique du désir humain lorsqu’il se déploie dans le vide social.

13
L’expérience du vide social, Corneille n’a pas à la chercher bien
loin : elle lui est fournie par l’ordre aristocratique, et c’est le
milieu qu’il choisit pour ses comédies. L’aristocrate, c’est, comme
l’écrit Serge Doubrovsky, “le noble déchu, le guerrier qui a troqué
l’armure pour les dentelles (1)”. “Amolli, émasculé, au sein d’une
société courtoise (2)”, il a cessé de risquer sa vie dans l’épreuve
militaire, et c’est dans l’épreuve amoureuse que dorénavant il teste sa
valeur. L’excellence et la grandeur que la noblesse recherchait dans
l’action (militaire ou politique), c’est dans le plaisir libéré que
l’aristocratie domestiquée, parquée à la cour des rois, les recherche
désormais. Dans ce contexte, comme l’écrit Paul Bénichou, “la prétention
à la grandeur, élargie spectaculairement, se fait de plus en plus vaine,
de plus en plus encline à se nier soi—mime, à se perdre dans les appâts
du plaisir au lieu de s’y exalter. La surhumanité se résout en
dissipation, le dédain de la morale en complaisance (3)”. Le mode de
relations sociales qui prévaut est celui du privilège. Or, la notion de
privilège, poursuit Bénichou, “de supériorité gratuite et qu’on ne songe
pas à justifier, ne prend la première place dans la vie noble qu’autant
que l’aristocrate cesse d’exercer une fonction sociale effective, se sent
impuissant à fonder ses droits. Dans le mot de privilège est inscrite, en
même temps que la primauté, l’inutilité sociale (4)”
Dans ce contexte social, ou plut6t cette réduction du contexte social
au strict minimum, le désir trouve le champ libre. Tout ce qui
d’ordinaire le limite, principe de réalité, contraintes sociales et
morales, est singulièrement affaibli. Le désir sans contraintes projette
l’homme dans l’infini, et de même que dans l’Amphytrion de Molière, les
dieux s’incarnent dans les hommes, ceux—ci peuvent croire qu’ils sont

l’égal des dieux.
;
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Les comédies de Corneille mettent clairement en évidence que ce
contexte de désir libéré, loin de rendre les hommes souverains et
maftres d’eux—mêmes, les fait se conduire de bien étrange façon : tout se
passe comme s’ils recherchaient leur malheur et celui de leurs proches,
en s’encharnant à des mécanismes qu’ils déclenchent eux—mêmes et qui se
retournent contre eux. Tout commence par un renoncement apparent du héros
à son désir, voire, dans le cas d’Alidor, par un acte d’apparente
“générosjt” dans lequel il cède l’objet de son désir, Angélique, à un
ami : cela provoque une réaction en chaîne qui fait le malheur de tous.
Selon l’interprétation
de Doubrovsky, on a affaire
ici à un “projet de ma!trise” qui se retourne contre lui—mn1e, parce
qu’il se réalise dans la “mauvaise foi”. La martrise, c’est la conquête
de l’autonomie, c’est le triomphe de la liberté sur la Nature. La volonté
et la raison d’Alidor seraient capables de dompter sa passion. Cette
interprétation a la naiveté de prendre le discours du désir pour la
vérité du désir. Le renoncement apparent à l’objet du désir, loin de
manifester la volonté d’échapper au désir, en constitue en réalité
l’artifice suprême. Le renoncement a la possession se révèle être le
comble du désir de possessions L’impuissance d’Alidor ne résulte pas d’un
manque d’appétit pour l’objet désiré mais, au contraire, d’un excès,
d’une pathologie du désir. Comme l’a bien vu Denis de Rougemont, même si
Alidor nous affirme le contraire, ce qu’il veut, c’est désirer
“Souffrant de ce que plus rien ne le sépare d’Angélique, mais honteux
d’avouer cette souffrance, il imagine de se plaindre d’être encha!né
par cette fidélité — alors qu’on voit tout au contraire qu’il désespère
de ne point l’être assez. Il proclame un besoin d’être libre qui traduit

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un profond désir de n’être plus même en état de désirer aucune liberté.
C’est ce qui se passerait si Angélique faisait mine de lui échapper (5)”.
Le désir libéré, c’est—à...dire le désir se déployant dans le vide
social, obéit à une véritable axiomatique, que les comédies de Corneille
permettent de révéler. Elle a le mérite de pouvoir engendrer des
mécanismes qui, phénoménologiquement reproduisent les propriétés
singulières que les “sciences de l’homme” à la française assignaient
naguère au “quasi_objet’! ou catégories assimilées. Ces catégories que les
auteurs en question tentaient par tous les moyens de faire échapper à la
conceptualisation se révèlent donc non seulement Conceptualisables, mais
réductibles à des mécanismes. La circulation du “manque” dans la
structure relève de l’ordre machinique (mais après tout, n’est—ce pas ce
qu’affirmait Lacan ?)
Proposition première : sous le régime du désir libéré, la réciprocité
est impossible. Le désir engendre des dynamiques polarisantes. Si A
désire B, alors B ne désire pas A. Vu de A, tout se passe comme si B
était autosuffisant, c’est—à_dire se désirait lui—même. Deux figures
polaires sont donc possibles, l’une qui fait de B un foyer de convergence
des désirs ; l’autre où c’est A qui joue le r6le de foyer
0 2
Chacune de ces deux figures est dissymétrique. La réciprocité, qui
est la figure symétrique
est donc exclue.
B
.

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L’alexandrin typiquement “cornélien”, qui exprime le fameux “dilemme”
(on dirait aujourd’hui : “double bind”), ne fait pas autre chose que de
dire la tension et le balancement entre les deux figures dissymétriques,
et l’impossibilité de la figure symétrique.
Ainsi Célidée, dans la Galerie du Palais : “Quand je le veux chasser,
il est parfait amant, / Quand j’en veux être aimée, il n’en fait plus de
compte”.
Ainsi encore Angélique, dans la Place Royale : “Si j’aime, on me
trahit; je trahis, si l’on m’aime”.
Un autre exemple digne d’être noté, car il prouve que cette
oscillation est également présente dans les tragédies, est celui de
l’Infante dans le Cid. Elle aime Rodrigue, ne peut céder à cet amour pour
des considérations de rang (dit—elle I), et ne trouve pas mieux que de
sauver son amour en “donnant” Rodrigue à Chimène : “Quand je vis que mon
coeur ne se pouvait défendre, / Moi—même je donnai ce que je n’osais
prendre, / Je mis au lieu de moi Chimène en ses liens, / Et j’allumai
leurs feux pour éteindre les miens.”
“Pour éteindre les miens”, dit—elle comme Alidor, avec la mime
mauvaise foi, puisque nous la voyons bient6t exprimer en des vers
mémorables le déchirement du double bind
“Jusques à cet hymen Rodrigue m’est aimable / Je travaille à le
perdre, et le perds à regret, I...! Je sens en deux partis mon esprit
divisé, I...! Cet hymen m’est fatal, je le crains, et souhaite, / Je ne
m’en promets rien qu’une joie imparfaite, / Ma gloire et mon amour ont
tous deux tant d’appas / Que je meurs q’il s’achève, et ne s’achève pas.”
S’il y a réciprocité, ce ne peut jamais être que de façon tout à fait
éphémère. De fait, on peut vérifier que dans chacune des comédies, c’est
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en un maillon réciproque que la cha!ne des relations de désir casse
d’abord. Cette loi ne souffre pas d’exception. Soit une structure du
type : A aime B qui aime X qui aime Y, lequel aime X en retour : on peut
être assuré que c’est de la rupture de la relation symétrique entre X et
Y que va naître la crise. Lorsque celle—ci se déclenche, il est vital
pour Ego d’être dans la figure dissymétrique qui fait de lui, et non
d’Alter Ego, le foyer de convergence des désirs. Si Ego échoue, son être
est aspiré par l’autre, il est littéralement vidé de sa substance. Ainsi
Tircis, dans Mélite, encore sous le choc de sa rencontre avec le
personnage éponyme : “Elle a je ne sais quoi / Qui ne peut consentir que
l’on demeure à soi.”
Le jeu du désir est une guerre dont l’enjeu est de faire co!ncider
avec soi le foyer de convergence des désirs. Tout se passe comme s’il
existait un objet fictif (appelons—le “quasi—objet”) dont on
s’arrachait la possession. Le posséder signifie que tout converge sur
soi, et accro!t les chances de le posséder encore à l’instant suivant
(cette dernière affirmation signifie seulement que la convergence des
désirs est un mécanisme auto—renforçant). Il semble que toutes les
cultures aient interprété ce qui est fondamentalement un mécanisme propre
aux relations de désir en termes d’objet (donc, en réifiant ces
relations) et toutes lui ont donné un nom. Les Grecs l’appelaient kudos
(le kudos appartient aux vainqueurs, mais les hommes ne peuvent le
posséder que de façon éphémère ; seuls les Dieux le conservent en
permanence), les Polynésiens mana, les néo—Zélandais étudiés par Marcel
Mauss hau, etc. Nous—mêmes utilisons des mots comme prestige dont
l’étymologie nous rappelle qu’ils désignent une illusion.

l8
Il faut donc posséder le quasi—objet. Mais ce que Corneille nous
apprend, c’est que, simultanément, il faut s’en défaire pour que l’Autre
le possède et ce, non par générosité, ni “masochisme” (souvenons—nous
cependant que Ego souffre et perd sa substance lorsque le quasi—objet lui
échappe), mais, à en croire Alidor, pour se satisfaire I : Alidor : “Je
vais faire un ami possesseur de mon bien : / Aussi dans son bonheur je
rencontre le mien. / C’est moins pour l’obliger que pour me satisfaire”
(La Place Royale, IV, 1).
Comment éclairer ce paradoxe ? Très simplement, si l’on ajoute
l’axiome supplémentaire suivant : tout se passe comme si le quasi—objet,
le kudos, n’avait de valeur et même d’existence que s’il était possédé
par l’Autre. De telle sorte que le double bind cornélien peut se
schématiser ainsi
1. Je veux posséder le quasi—objet parce qu’il a de la valeur;
2. Pour qu’il ait de la valeur, il faut que je ne le possède point.
Le quasi—objet est tel que si l’Autre le possède, je le veux. Si je
l’obtiens, il s’évanouit en fumée. Pour que je puisse le désirer et
l’obtenir, il faut qu’il existe, donc qu’un Autre l’ait. Mais en le
conquérant, je le perds. Bien entendu, cette description n’est paradoxale
que parce qu’elle s’obstine à traiter en termes d’objet ce qui relève des
relations de désir. Aucun objet n’a les propriétés du quasi—objet.
La “solution” d’Alidor à ce double Dind est de faire circuler le
quasi—objet entre lui et l’Autre de telle sorte qu’en alternance, il
l’ait et ne l’ait pas. La Place Royale met en scène au moins deux allers
et retours de ce type.
Nous avons réussi à engendrer avec une axiomatique et un modèle
mécanique une phénoménologie qui est en tout point isomorphe à celle que
décrivent, les théoriciens du quasi—objet. On peut reprendre sous cet
•‘
:

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éclairage les deux principales métaphores de Michel Serres : le jeu de
furet d’abord : “Le long d’un cordeau tenu entre les mains, nous avons
tous joué au furet... le furet du bois, mesdames, il court, il court le
furet, le furet du bois joli. Celui qui est surpris le tenir dans la main
a un gage. Le furet le désigne. Tel ou tel est marqué du signe du furet.
Condamné, il va au centre, il voit, il regarde.
“Quel est cet objet, le furet ?
“Ce quasi—objet n’est pas un objet, niais il en est un, néanmoins,
puisqu’il n’est pas sujet, puisqu’il est dans le monde ; il est aussi un
quasi—sujet, puisqu’il marque ou désigne un sujet qui, sans lui, ne le
serait pas. Qui n’est pas découvert le furet dans la main est fondu,
anonyme, dans une chaîne monotone, où il ne se distingue pas. Il n’est
pas un individu, il n’est pas reconnu, découvert, découpé, il est de la
ehane et dans la chafne. Il court, comme le furet, dans le collectif.
Le fil entre les mains est notre simple relation, l’absence du furet, sa
course font notre indivision. Qui sommes—nous ? Ceux qui font passer le
furet, ceux qui ne l’ont pas. Ce quasi—objet, en courant, fait du
collectif : s’il s’arrête, il fait l’individu. Si celui—ci est découvert,
il est mort. Qui est sujet, qui est je, ou qui suis—je ? Le furet,
mobile, tisse le nous, le collectif ; qu’il s’arrête, il marque le je.
(6)”
Le football ensuite : “De même que le furet, la balle circule.
Meilleure est l’équipe, plus rapide en est le transfert. On a dit parfois
que cette balle est une braise rouge qui braie si fort les doigts qu’il
faut s’en débarrasser au plus vite. (7)”
Ce qui est remarquable, c’est que — même s’il ne le dit pas
explicitement — Serres plaque ici une phénoménologie sur un mécanisme

(20
le mécanisme de la victime émissaire selon René Girard, et les
substitutions entre victimes qui le caractérisent (8). Or j’ai obtenu la
même phénoménologie à partir des mécanismes du désir. Il ne faut pas s’en
étonner : chez Girard, la logique victimaire est un dérivé de la logique
du désir mimétique et conserve ses formes fondamentales. Cela me conduit
à préciser que la figure de la circulation du quasi—objet que j’ai
présentée est une combinaison de deux figures mimétiques de base : celle
du “pseudo—narcissisme” (le caractère polarisant du désir) et celle du
“pseudo—masochisme” (ce n’est pas ma souffrance que je recherche en me
débarrassant du quasi—objet au profit de l’Autre, c’est au contraire ma
satisfaction future, puisque ainsi je recharge le quasi—objet en valeur—
c’est ce point que Denis de Rougement ne voit pas).
La même phénoménologie et la même métaphore se trouvent au coeur de
la théorie keynésienne de la spéculation. Celle—ci peut se comparer,
écrit l’auteur de la Théorie générale, à une partie de chemin de fer, de
vieux garçon ou de chaise à musique, divertissements où le gagnant est
celui qui passe la main ni trop t6t ni trop tard, qui cède le vieux
garçon à son voisin avant la fin de la partie ou qui se procure une
chaise lorsque la musique s’arrête. On peut trouver à ces jeux de
l’agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu’il y a un
vieux garçon en circulation ou que lors de l’arrêt de la musique certains
se trouveront sans siège. (9)”
Cette rencontre remarquable — les économistes comparent parfois
l’argent spéculatif à une braise rouge (“hot coal”) dont il faut se
débarrasser au plus vite, la métaphore même à laquelle Serres a recours—
n’est pas accidentelle. On devine comment l’argent peut fournir une
solution au déchirement entre le Moi et l’Autre dont souffre le sujet du

désir. Posséder de l’argent, c’est réussir à posséder (virtuellement)
tout ce que les Autres possèdent et que je désire, tout en ne possédant
(réellement) rien, sinon l’incarnation matérielle, sans valeur
intrinsèque, d’un signe qui, lui, ne se peut posséder, puisqu’il renvoie
à une transcendance (celle du collectif par rapport à ses éléments
individuels). La possession de l’argent, c’est le comble du désir de
possession se manifestant sous la forme du renoncement à la possession.
L’argent est un objet bien singulier en vérité. Quand tout le monde
veut le posséder (le “thésauriser”), il perd sa valeur, il s’évanouit en
fumée (c’est la crise de déflation keynésienne) ; quand tout le monde
veut s’en débarrasser, le refiler aux autres, il perd sa valeur aussi
bien (c’est la crise inflationniste). Pour que l’argent garde sa valeur,
il faut donc qu’il circule constamment, régulièrement, sans panique, sans
précipitation, certains acceptant de le détenir momentanément en sachant
qu’ils pourront s’en débarrasser le moment venu. L’argent n’est pas un
objet, c’est un quasi—objet. Il ne faut pas s’étonner du r6le
exceptionnel que le structuralisme et le post—structuralisme lui ont
toujours donné. Rien ne peut illustrer mieux que l’argent l’idée obscure
de la circulation du “manque” dans une structure. Sous la forme du papier
monnaie, l’argent est une reconnaissance de dette. Qu’est—ce qu’une
dette, sinon un objet absent, un manque d’objet ? Qui, de plus, est le
débiteur 7 Une entité mystérieuse et cachée, dont les actions sont
d’autant plus efficaces qu’elles se déroulent en coulisses : la Banque
Centrale. Le débiteur n’est pas de ce monde, mais c’est sa dette qui
circule et rend les échanges entre marchandises possibles.
21
Autre isomorphisme étonnant — ce qui nous incite à penser que nous
avons affaire ici à une des formes fondamentales qui caractérisent les

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j22
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---
rapports humains : la théorie de la marchandise que Marx expose dans le
Chapitre premier du Capital met en scène des relations entre les
marchandises qui obéissent aux mêmes règles de polarisation que celles
que nous avons proposées au sujet des mécanismes du désir (mais Marx est
le premier à nous le rappeler, sous le règne du fétichisme de la
marchandise, les rapports entre les hommes revêtent “la forme fantastique
d’un rapport des choses entre elles”). L’économiste vulgaire se fait
prendre au piège des apparences et croit que les marchandises sont par
nature échangeables entre elles, selon une forme réciproque. Et certes,
reconnaît Marx, “la forme d’échangeabilité immédiate et universelle
n’indique pas le moins du inonde au premier coup d’oeil qu’elle est une
forme polarisée”. “On peut (donc) s’imaginer qu’on a la faculté de rendre
toutes les marchandises immédiatement échangeables, comme on peut se
figurer que tous les catholiques peuvent être faits papes en même temps”.
Or Marx affirme avec force “l’impossibilité d’échange immédiat entre les
marchandises”. Les premières “formes de la valeur” (formes FI et Fil)
sont des formes polarisées : comme dans le désir humain (dans le vide,
c’est—à-dire en l’absence de transcendance sociale), c’est toujours par
rapport à un modèle extérieur à soi que les marchandises sujets se
mesurent, et non par rapport à soi.
Au commencement étaient la dissymétrie et la focalisation. L’échange
réciproque ne peut appara!tre qu’avec l’émergence d’une nouvelle forme de
la valeur, la forme “équivalent général” (se traduisant pour l’essentiel
par la forme “monnaie” ou “argent”), cette émergence, précise Marx, ne
pouvant être que “l’oeuvre commune des marchandises dans leur ensemble”.
Il faut donc un phénomène collectif, une unanimité (sur lesquels Marx ne
dit rien) pour que soit “exclue” (le mot est de Marx) du monde des

-
23
marchandises ordinaires une marchandise spéciale, que toutes prendront
pour modèle, ce qui leur permettra de se mesurer ensuite les unes aux
autres.
Revenons aux comédies de Corneille. Nous admettrons avec les
structuralistes et bien d’autres qu’il n’y a pas de société possible sans
échange (dans les rapports entre les sexes, il faut bien qu’il y ait des
mariages). Mais contrairement aux structuralistes, nous affirmons que
l’échange réciproque n’est pas une forme “naturelle”, encore moins une
catégorie a priori de l’esprit humain. Il faut donc rendre compte de la
possibilité sociale de l’échange réciproque. Les comédies de Corneille
mettent bien cela en lumière, puisqu’elles alternent, d’une pièce à
l’autre, et aussi à l’intérieur d’une même pièce (surtout la Place
Royale, qui est une synthèse des précédentes), les moments de vide
social, où le désir se déploie sans limites, ce qui rend la réciprocité
impossible, et les moments (en particulier ceux qui concluent les
comédies) où la société reprend ses droits, rendant à nouveau l’échange
réciproque possible. D’une façon générale, les filles (songeons à la
Phylis de la Place Royale et à sa stratégie “d’indifférence”, par
contraste avec la Célidée de la Galerie du Palais) sont moins enclines
que les garçons à se faire prendre au piège des polarisations auto—
renforçantes du désir, et ce parce qu’elles se soumettent plus aisément à
la hiérarchie sociale. C’est cette “hiérarchie” (au sens de Louis
Oumont), inséparable de la “transcendance” du social par rapport aux
individus, qui rend l’échange réciproque possible. De telle sorte qu’il
n’y a jamais de réciprocité “pure”, de réciprocité “horizontale”. Tout
échange réciproque se fait à l’abri d’une transcendance “verticale”, qui
désigne la subordination individuelle par rapport à la totalité

25
Résumons ce que nous avons appris : pour que le jeu du désir et la
circulation du “quasi—objet” (c’est—à—dire de l’objet du désir) soient
compatibles avec l’échange réciproque, il faut une transcendance sociale
€t celle—ci implique la réification d’un autre quasi—objet.
Le propre des sociétés marchandes apparaît alors dans toute sa
singularité : c’est le même quasi—objet que l’on retrouve aux deux
niveaux, celui de la circulation et celui de la transcendance, à savoir
l’argent (l’argent dans sa dimension matérielle peut être “possédé”—
dans la mesure certes illusoire où l’on peut posséder un quasi—objet
dans sa dimension de signe, il ne peut pas l’être, puisqu’il renvoie à
une transcendance). Ce dédoublement d’un même (quasi—)objet en deux
niveaux hiérarchiques emboîtés obéit à une logique de l”auto—
transcendance” ou du “bootstrapping” que nous avons longuement étudiée
par ailleurs. (12)
2. Don Juan et la logique du désir.
Entre la Place Royale (1633—1634) et Dom Juan (1665), il y a eu la
Fronde, c’est—à—dire la dernière grande révolte féodale et son
écrasement. A l’époque où Molière conçoit sa pièce, la déchéance
politique de l’aristocratie est pratiquement consommée. Comme l’écrit
Paul Bénichou, les grands de ce monde “n’ont pu se vouer aussi
impudemment à la religion du plaisir qu’en perdant à quelque degré leur
responsabilité devant l’ensemble du corps social. Le libertinage moral,
désaveu cynique de la vieille idée selon laquelle “noblesse oblige”,
longuement et vainement opposée à Don Juan par son père, aboutit à
rejeter ses adeptes hors de toute position sociale tenable, et par suite
hors de toute souveraineté solide et effective (13)”.

26
C’est dans ce vide social encore accru que le désir de Don Juan se
déploie et révèle ses prétentions à “l’illimitation divine” (Bénichou).
Mais ce que la pièce révèle admirablement, c’est le défi grandiose lancé
par Don Juan, non seulement à la morale chrétienne (c’est uniquement ce
que l’on retient d’ordinaire), mais à toutes les dimensions de l’ordre
social hiérarchique traditionnel, ce défi est lui—même mQ par la
dynamique du désir libéré. De telle sorte que la libération du désir et
l’effondrement de l’ordre social s’engendrent l’un l’autre, selon une
boucle causale auto—renforçante. C’est là, je crois, la leçon principale
à tirer de cette pièce. La question de savoir si Molière est du c6té de
Don Juan ou de ceux qui le châtient est, en comparaison, de peu
d’importance. Je pense avec Bénichou qu’il a surtout voulu décrire un
état de choses, historiquement et socialement assez étonnant, le plus
fidèlement possible.
Dans son “Apparition d’Hermès : Dom Juan” (14), Michel Serres
s’intéresse uniquement à ce qu’il appelle le Don Juan “sociologue”, sorte
de spécialiste lévi—straussien de la “loi de l’échange” dans les sociétés
primitives. De Kierkegaard à Otto Rank, affirme—t--il, on a tant fait pour
présenter Don Juan comme héros romantique en quête d’un amour impossible,
qu’il n’est plus pour nous aujourd’hui “qu’un archétype de la
métapsychologie” (p. 233—234). Serres rejoint ici une tradition de
commentaires qui se fondent sur l’observation suivante : contrairement à
ses prédécesseurs espagnol (Tirso de Molina) et italiens (Cicognini,
Gilberto, etc.), qui accumulaient les séductions et les viols, le Don
Juan de Molière ne passe jamais à l’acte, et dès le troisième acte, comme
le remarque Janirie Krauss, “le libertinage religieux supplante et élimine
le libertinage des moeurs. Don Juan est châtié pour son insubordination à

27
Dieu, et non pour son intempérance sexuelle (15)”.
Il me semble très appauvrissant, et pour tout dire impossible, de
séparer et d’opposer ainsi le Don Juan homme de désir et le Don Juan qui
défie tant la transcendance religieuse que la transcendance sociale. La
plus belle leçon de cette pièce, c’est que ces deux p6les n’en font
qu’un : l’exacerbation du désir détruit les transcendances (ce qui
n’exclut pas qu’elle en recrée de nouvelles).
J’examinerai donc tour à tour la logique du désir et la logique de la
“démystification” sociale, pour montrer qu’elles sont identiques l’une à
l’autre.
La structure de la pièce est celle d’une continuelle fuite en avant,
qui se termine dans les gouffres de l’Enfer. Chasseur chassé, fuyant ses
poursuivants, femme, vengeurs, créancier, père, statue animée, Don Juan
est manifestement en quête de quelque chose ou de quelqu’un, mais de quoi
ou de qui ? Les chrétiens ont évidemment répondu que même s’il passe son
temps à le braver, et précisément parce qu’il passe son temps à le
braver, c’est Dieu que cherche Don Juan sans le savoir. Il est
certainement plus exact de dire que l’objet de sa quête, c’est un
prédicat de Dieu : l’infini, l’illimitation. Comme l’écrit Bénichou
“Les désirs ne sont pas seulement souverains en lui, ils n’occupent pas
seulement tout le champ de la pensée, ... mais leur objet même est sans
limite et dépasse la mesure humaine. L’inconstance chez Don Juan n’est
pas l’effet de la seule sensualité, elle manifeste une insatisfaction
essentielle, le dégoût d’un plaisir limité, l’ambition d’aller toujours
au—delà des victoires déjà acquises (16)”.
La logique du quasi—objet (qui n’est rien d’autre qu’une logique des

- 28
apparences) nous permet de saisir ce qui rapproche Don Juan d’Alidor, et
aussi ce qui les sépare. Alidor est l’homme d’une seule femme, Angélique.
De là le mouvement de va—et—vient du quasi—objet entre lui et elle. Don
Juan est l’homme d’une multitude de femmes (“mille et trois”, selon
Da Ponte) : d’où le mouvement d’errance sans fin du quasi—objet après
lequel Don Juan semble courir. Mais le mécanisme sous—jacent est
identique : c’est parce qu’il les trompe toutes que toutes les femmes
désirent Don Juan ; et inversement, c’est parce que toutes le désirent
que lui ne les désire pas, ou plut& ne les désire plus, une fois achevée
la phase de conquête qui, elle, procure un plaisir suprême.
(I, 2) :
Relisons la magnifique profession de foi amoureuse de Don Juan
“Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous
prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus
d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un
faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une
passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres
beautés qui nous peuvent frapper les yeux. Non, non : la
constance n’est bonne que pour des ridicules ;
toutes les belles
ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la
première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions
qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit
partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce
violence dont elle nous entrafne. J’ai beau être engagé, l’amour
que j’ai pour une belle n’engage point mon me à faire injustice
aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes,
et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous
oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout
ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le
demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les
inclinations naissantes, après tout, ont des charmes
inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le
changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent
hommages, le coeur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les
petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par
des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une me qui a
peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites
résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont
elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie
de la faire venir. Mais lorsqu’on en est mitre une fois, il n’y
a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la
passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité

J!
/4.
Le problème d’une interprétation en termes de pulsion de mort, ïï—---
le caractère très insatisfaisant dans lequel Freud a laissé cette notion,
tardive dans son oeuvre. (Rappelons que c’est pour essayer de la sauver
que Lacan a bâti sa théorie du symbolique comme instance autonome et
machinique — c’est—à-dire comme automate). Le texte où apparaît la
pulsion de mort : “Au—delà du principe de plaisir” (1920), est le lieu
d’une étrange tension. Freud y insiste avec une sorte d’acharnement sur
la nécessité de poser, à c6té du principe de plaisr (et des pulsions
sexuelles, ou pulsions de vie, qui s’y rattachent), une pulsion de mort
(qui se manifeste par cette fameuse Wiederholungszwang, ou compulsion de
répétition, dont Lacan fera un automatisme de type cybernétique). Or,
tout se passe dans son texte comme si ce dualisme militant était miné par
une force irrésistible le contredisant, qui amène finalement Freud à
conclure : “Le principe de plaisr semble être en fait au service des
pulsions de mort”. Malgré lui, Freud s’approche donc d’une vérité
dérangeante : les pulsions libidinales et les pulsions de mort ne font
qu’un. A vrai dire, ce résultat était contenu dans les définitions qu’il
en donne, définitions qu’il tente de situer dans le cadre scientifique—
biologique, thermodynamique et économique — de son époque. Le principe de
plaisir procède de la tendance de l’organisme à maintenir aussi bas que
possible la quantité d’excitation présente en lui. Les pulsions de vie
sont sources de perturbations et de tensions, et c’est leur liquidation
qui est ressentie comme plaisir. Or, pour sa part, la pulsion de mort
procède de la tendance conservatrice et inertielle, inhérente à
l’organisme vivant, de rétablir l’état antérieur à la vie, c’est—à—dire
la mort — qui est bien l’état d’énergie psychique minimale I Les deux
principes sont des principes physiques de minimisation d’un potentiel, et

ce potentiel est le même. Ils sont donc
Il est bien connu que le point de départ de la réflexion de Freud
dans ce texte est le jeu du fort/da auquel se livrait son petit fils
réagissant aux allers et venues de sa mère, en les reproduisant à sa
façon. Fort (parti !), il faisait disparaître un jouet ou un objet, da
(le revoilà O, il le faisait réapparaitre. Freud devait donc expliquer
ce qui forçait ainsi l’enfant à répéter une expérience traumatisante, par
un principe situé “au—delà du principe de plaisir”. Or la structure de ce
jeu est exactement celle du manège auquel se livre Alidor dans la pièce
de Corneille : Fort, je donne Angélique à mon ami Cléandre, da, je la
reprends, etc. Il n’y a donc peut—être pas à chercher au—delà de notre
modèle explicatif : ce n’est pas la mort ou la souffrance qu’Alidor
recherche, ce n’est pas non plus le repos (contrairement à ce qu’il
affirme, freudien avant la lettre) : c’est de désirer un objet désirable.
(Le mécanisme que nous avons proposé rend donc déjà compte des
propriétés du quasi—objet selon Michel Serres ; de la circulation des
marchandises selon Marx ; de la dialectique entre pulsions de vie et
pulsions de mort selon Freud ; de la spéculation selon Keynes ; et du
désir selon Corneille. Il commence à prendre un petit parfum
d’universel !)
De même, ce n’est pas l’exclusion que recherche Don Juan dans les
totalités autonomes qui l’excluent ; c’est parce qu’elles l’excluent
qu’elles lui paraissent dignes de son désir. Cependant, Don Juan est bien
plus avancé qu’Alidor dans sa connaissance des lois du désir. Ce dernier
croyait encore que l’on peut conquérir l’autonomie (son fameux “projet de
maîtrise” au sens de Doubrovsky). Don Juan, lui, sait et ne sait pas, que
l’autonomie est une illusion. Sa relation à l’autonomie est faite de

34
fascination et de désir de destruction. Puisqu’il ne peut la conquérir,
il lui faut la détruire, la “déconstruir’e” ou la “démystifier”, chez les
autres (comme Freud dans son rapport au narcissisme des autres). C’est ce
qu’il confesse à Sganarelle dans le passage que nous commentons. C’est la
fascination qui, cependant, va l’emporter. Tel est le sens de la mort de
Don Juan. On a souvent écrit que si Molière met en scène le châtiment que
le Ciel inflige à son personnage à la fin de la pièce, c’est par
prudence, de peur d’avoir été trop loin dans les provocations en
direction du parti dévot (la Compagnie du SaintSacremeflt, d’ailleurs
dissoute par Louis XIV l’année de la représentation de Dom Juan). C’est
une interprétation bien insuffisante, mime s’il est sans doute
indécidable de savoir où va véritablement la sympathie de Molière. S’il
est du c6té de Don Juan, l’expulsion finale se lit comme l’éxécutiofl du
libertin par le pouvoir : Don Juan est un bouc émissaire, et la pièce le
dit (le mécanisme victimaire apparaît comme thème, dirait René Girard);
si Molière condamne Don Juan, par conviction ou par prudence, la pièce se
fait complice de l’expulsion (le mécanisme victimaire est alors
structure). On peut à bon droit considérer que la pièce est susceptible
de cette double lecture, Molière jouant sur les deux tableaux, comme
Shakespeare par rapport à Shylock dans The merchant of Venice, selon
Girard, (c’est l’interprétation de Georges Couton dans l’édition de la
Pléiade, p. 28).
Il me paraît plus riche de dire que Don Juan meurt comme il a vécu
fasciné par l’autonomie qui l’exclut. Comme l’a admirablement vu Pascal,
l’aboutissement logique de la concupiscence, chez ceux qui cherchent à
aller toujours au—delà des frustrations successives qu’elle leur inflige,
c’est la mort — la totalité la plus indifférenciée qui soit, la plus
•1

36
est un Dieu qui existe en effet — comme les images existent — puisque les
hommes l’ont créé C...) On peut vouloir braver une idole, c’est—à—dire
une image, quand on sait le pouvoir qu’idoles et images ont sur le monde.
Or Don Juan le sait. Le combat qu’il conduit, c’est contre ce fant6me
transcendant sur quoi se fondent une foi d’ignorants et une morale
d’esclaves; c’est ce Dieu—là qu’il provoque, “le seul tort qu’il ne
puisse pardonner à l’homme” (Sade). Et, du coup, sa négation de Dieu
prend en effet la forme d’un règlement de comptes” (19).
J’ai déjà exposé l’essentiel de ma position : ni “chrétienne
romantique”, ni antichrétienne. Don Juan n’échappe évidemment pas à la
logique de l’image, il ne vit que d’elle, il ne se nourrit que d’absence,
jamais de présence. Le “manque” est sa passion, à l’instar des
structuralistes et autres déconstructeurs. C’est la vie qu’il proclame,
disent les uns, c’est la mort qui l’attire, disent les autres, c’est bien
le signe que pulsions de vie et pulsions de mort ne font qu’un. Ces faux
mystères se dissipent si l’on admet ceci : c’est parce que la
transcendance est l’image ultime de l’autonomie qui exclut, que Don Juan
veut à la fois la posséder et la détruire.
Comme sur beaucoup d’autres sujets, la clef nous est donnée par
Sganarelle, ce “double inférieur”, cet “écho de son ma!tre”, “cette
incarnation timide et pitoyable, foncièrement inférieure, de tout ce qui
pouvait se scandaliser des audaces de Don Juan”, qui, tout en prétendant
hair ce “grand seigneur méchant homme” qu’il ne continue à servir, dit—
il, que ma par la seule peur, prouve en maintes circonstances “qu’il
admire assez son mattre pour l’imiter quand il ose” (Béniehou) (20). Je
fais référence à la fameuse scène 1 de l’Acte III où Don Juan, ayant
déclaré que cela seul auquel il croit, c’est que “deux et deux sont

quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit”, le valet reprend
en particulier le vieil argument théologique des “causes finales?? pour en
inférer l’existence de Dieu — sur quoi, tentant d’illustrer l’agencement
admirable du corps humain, cette machine trop complexe pour ne pas avoir
de créateur, il se casse la figure et son raisonnement avec. Or reprenons
la logique de ce raisonnement, beaucoup moins antirationailste qu’ on le
prétend généralement (Molière citant Gassendi, pourfendeur de Descartes).
Pourquoi y a—t—il quelque chose plut6t que rien ? Pourquoi, vous, Don
Juan, êtes—vous là, et les arbres, les rochers qui nous entourent ? Il
doit bien y avoir une cause, et cette cause doit elle—même procéder d’une
autre cause, jusqu’à ce qu’en remontant, on trouve une cause première,
qui soit cause de soi, autosuffisante, pleine et présente à soi : Dieu.
Tel est l’argument onto—théologique qui, fondé sur le principe de raison
suffisante (Leibniz) parcourt, selon Heidegger, toute la métaphysique
occidentale. A la question “pourquoi ?“, on répond de manière typiquement
métaphysique en postulant un étant fondamental : Dieu, ce qui évacue la
différence ontologique entre l’Etre et l’étant. Ce raisonnement “se casse
le nez” sous l’oeil narquois de Don Juan : on a là la première
“déconstruction” de la métaphysique occidentale. Ce qui est visé, de
fait, c’est l’autonomie présumée du principe créateur, qui implique que
le monde lui—même, la créature, n’est pas autonome.
Le rapport à la transcendance sociale est chez Don Juan
fondamentalement le même que le rapport à la transcendance religieuse
(“Don Juan est le démon de l’immanence pure”, selon la belle formule de
Denis de Rougemont). Car la transcendance sociale se donne elle aussi
comme plénitude et autosuffisance. Dans une véritable société d’ordres,
ceux qui, placés au sommet de la hiérarchie, ont pour fonction de faire
I

signe vers cette transcendance, au—delà de l’ordre social 1ui—mme,
doivent leur position, non à leurs mérites, notion bourgeoise entre
toutes, mais au don qu’ils ont reçu par la grâce de cette entité
inaccessible qui échappe à toute maîtrise et à toute contestation. Don
Juan, pourfendeur des autonomies illusoires parce qu’il les désire trop,
se conduit donc en démystificateur social de la mime manière, exactement,
et pour la m&ie raison, qu’il se sent poussé à rompre les autonomies
amoureuses. Je dois ici confesser ma furieuse envie de comparer Don Juan
à Pierre Bourdieu, le chef de file, en France, de la démystification
sociale. Qu’est—ce qui est insupportable à Bourdieu dans tout ordre
social, et dans tout ce qui se présente comme légitimité sociale ?
Précisément l’idéologie charismatique qui les fonde et prétend par là
marne les faire échapper à toute remise en cause. Voici par exemple ce
qu’il écrit au sujet de “l’aristocratie culturelle” consacrée par le
système scolaire : “...les détenteurs de titres de noblesse culturelle—
semblables en cela aux détenteurs de titres nobiliaires, dont l’être,
défini par la fidélité à un sang, à un sol, à une race, à un passé, à une
patrie, à une tradition, est irréductible à un faire, à un savoir—faire,
à une fonction — n’ont qu’à être ce qu’ils sont parce que toutes leurs
pratiques valent ce que vaut leur auteur, étant l’affirmation et la
perpétuation de l’essence en vertu de laquelle elles sont accomplies”
(21).
La légitimité se donne comme “self—évidente”, de même que les
tautologies en logiques : elles sont à elles—mêmes leur principe de
validité. De là que le discours légitimateur présente toujours la forme
circulaire de l’autoréférence. Le discours démystificateur mime cette
forme pour mieux la démystifier : “Dans une formation sociale déterminée,

39
l’arbitraire culturel que les rapports de force entre les groupes ou
classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position
dominante dans le système des arbitraires culturels est celui qui exprime
le plus complètement, quoique toujours de manière médiate, les intérêts
objectifs (matériels et symboliques) des groupes ou classes dominants”
(22).
Ce charabia typique du style Bourdieu revient tout simplement à dire
que la domination ne repose que sur la domination. A—t—on remarqué que ce
style et le contenu qu’il véhicule sont précisément ceux de la fameuse
tirade de Sganarelle lorsque, à la scène 2 de l’Acte V, Don Juan lui
ayant révélé qu’il embrassait désormais la merveilleuse profession
d’hypocrite, il perd la tête ? Langage fou, automatisme verbal, a—t—on
souvent dit. Certes, mais cela ne doit pas faire oublier le contenu de ce
que dit Sganarelle. Parmi toutes les platitudes qu’il débite à la suite,
se détachent des maximes du genre : “les belles paroles se trouvent à la
cour; à la cour sont les courtisans”, etc., et surtout : “les richesses
font les riches; les riches ne sont pas pauvres; les pauvres ont de la
nécessité”. Une fois de plus, c’est le “double inférieur” de Don Juan
qui, mieux encore que son maitre, accomplit malgré lui (mais non malgré
Molière), le travail de démystification des autonomies mensongères.
On a souvent remarqué que Don Juan défie tous les codes sociaux (cf.
le bilan final dressé par Sganarelle : “Ciel offensé, lois violées,
filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à
mal, maris poussés à bout”) sauf un, celui de la chevalerie et de
l’honneur. Lorsque Don Carlos est attaqué par des bandits, il vole à son
secours. Il n’y a évidemment là nulle contradiction car, nous l’avons vu
avec Corneille, aucun ordre social stable n’est possible qui reposerait

seulement sur le code de l’honneur, sur la remise en jeu permanente du
kudos. Molière exprime d’ailleurs admirablement cela par la bouche de Don
Carlos (Acte III, scène 3) : “Et c’est en quoi je trouve la condition
d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la
prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois
de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie,
son repos et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui
s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit
périr”.
Pour le démystificateur pur et dur, les épreuves imposées par le code
de l’honneur, et leurs issues toujours aléatoires, contribuent à révéler
ce qui est pour lui la vérité du social : à savoir que dessous le vernis
de la légitimité, il y a la violence brute. Le propre des conflits
humains, c’est que leur issue est indécidable : elle ne peut être déduite
d’aucun principe universel, Raison, Nature ou autre. L’issue est en
général une différence, celle qui distingue le vainqueur du vaincu — et
cette différence est toujours arbitraire. De là qu’elle peut toujours
être remise en question et éventuellement changer de sens ou de signe,
dès lors que le conflit dont elle avait provisoirement stabilisé l’issue
repart de plus belle. Or, l’ordre social doit décider dans l’indécidable:
il doit faire passer ce qui n’est que la stabilisation temporaire d’une
issue arbitraire en solution d’un problème décidable. Tel est son
mensonge primordial.
Le code de l’honneur, mais aussi la méritocratie bourgeoise lèvent un
coin du voile, en ce qu’ils rendent plus précaires ces stabilisations
mensongères, et révèlent la présence du conflit. Le démystificateur pur
et dur ne peut cependant s’arrêter là. Car la méritocratie renvoie elle
—L

41
aussi à une légitimité, celle de la valeur et de l’excellence
personnelles. Le problème de la différence sociale reste pour elle
décidable : que le meilleur gagne ! La très grande modernité de Dom Juan
se révèle à ce que la démystification s’y étend aussi à la méritocratie
bourgeoise. C’est ainsi que j’interprète la scène 4 de l’Acte IV, dans
laquelle Don Juan répond avec une insolence incroyable aux propos de son
père venu lui faire la leçon. Or ces propos, dans la bouche d’un Grand
Seigneur, sont étonnants car, plus d’un siècle à l’avance, ils évoquent
la critique bourgeoise de l’aristocratie telle que la proférera le Figaro
de Beaumarchais : “Ne rougissez—vous point de mériter si peu votre
naissance ? Etes—vous en droit, dites—moi, d’en tirer quelque vanité ? Et
qu’avez—vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez—vous qu’il
suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire
d’être sortis d’un sang noble lorsque nous vivons en infimes 7 Non, non,
la naissance n’est rien où la vertu n’est pas”. A quoi Don Juan se
contente de répliquer : “Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez
mieux pour parler”.
Dom Juan nous enseigne ceci, qui est capital : le moteur de la
démystification et du nihilisme modernes, c’est la logique du désir—
désir d’autant plus exacerbé que les contraintes sociales
s’affaiblissent, précisément minées par le déploiement du désir
mécanisme auto—entretenu, donc, qui ne peut avoir pour terme que la
destruction de l’ordre social traditionnel. Il faudra trouver autre
chose, et ce sera l’avènement des sociétés marchandes. Mais cela est une
autre histoire.
Le libre déploiement du désir et la disparition de toute
transcendance sociale, lesquels s’entretiennent mutuellement, rendent

42
l’un et l’autre impossible, nous l’avons vu, l’échange réciproque. C’est
bien ce que met en scène Dom Juan. J’en viens à la lecture de Michel
Serres, tout entière consacrée à cet aspect.
“Apparition d’Hermès : Dom Juan”, c’est le titre que Serres donne à
son essai. Or, nous rappellent Josué Harari et David Beil dans leur
introduction à l’édition américaine de cet essai (23), “Hermès est le
dieu des commerçants et des voleurs, donc le dieu de l’échange inégal
(injuste)”. Don Juan, comme Hermès, est un parasite. Qu’est—ce qu’un
parasite ? “C’est un opérateur qui interrompt un système d’échanges”
(24). Harari et Bell continuent, faisant évidemment référence au r6le
central que le structuralisme et le post—structuraljsme accordent à
l’échange symbolique : “De nombreuses discussions récentes concernant les
structures sociales ont mis l’accent sur la problématique de l’échange.
Les interactions humaines sont traitées comme réciproques, comme un
processus de type donnant—donnant où il faut toujours payer en retour
pour ce que l’on reçoit. En introduisant la notion de parasite, on met en
question l’idéologie cryptoégaljtajre (sic) de l’échange” (25). Et
encore : “le parasite viole le système des échanges en prenant sans rien
donner en retour. Il introduit un élément d’irréversibilité et marque
ainsi le commencement de la durée, de l’histoire et de l’organisation
sociale” (26).
Serres, pour sa part, affirme dès le départ de son Parasite
“L’échange n’est pas principal, ni originel, ni fondamental, je ne sais
comment dire : le rapport en flèche simple irréversible, sans retour,
prend sa place” (27).
Nous ne pouvons à ce stade qu’être d’accord, puisque nous avons nous—
mêmes insisté sur le fait que l’échange ne peut être qu’une forme
..

déi’ivéi, les formes primitives, antérieures à la transcendance sociale,
étant nécessairement dissymétriques.
Mais voyons comment Serres applique cette intuition générale à
l’analyse de Dom Juan : “De fait, le prince classique est un diable à
trois tètes, un personnage à trois conduites : homme à femmes, il séduit;
homme à idées, il discourt; homme d’argent, il diffère sa dette. Ce
troisième homme est le révélateur des deux premiers”
•
(p.
234).
Pour rendre compatible cette présentation avec l’affirmation maintes
fois répétée dans le texte que Don Juan, comme “parasite”, comme “héros
premier de la modernité”, est celui qui rompt “la loi d’échange”, il faut
admettre que Serres entend par “loi d’échange” la règle de réciprocité
que Lévi.-Strauss et les structuralistes considèrent comme étant la vérité
objective des relations d’échange.
Il faut ici avoir en tète l’un des débats constitutifs des sciences
de l’homme à la française. Premier moment : dans son “Introduction à
l’oeuvre de Marcel Mauss” (1950), que beaucoup considèrent comme le
manifeste du structuralisme français, Lévi—Strauss reproche à Mauss de
s’être “laissé mystifier par l’indigène” en rédigeant son Essai sur le
don. Mauss observait que les échanges de dons, bien qu’en réalité
obligatoirement réciproques, sont vécus comme gestes discrets,
volontaires, accomplis avec générosité et sans calcul intéressé : on
donne, on reçoit, on rend comme si ces actes élémentaires ne formaient
pas système. Cette appréhension “phénoménologique” n’a aucune valeur,
affirme Lévi—Strauss, il n’est pas question que le savant la retienne
il doit aller directement à la “réalité sous—jacente”, qui est celle de
la réciprocité. Celle—ci relève de l’ordre symbolique, des formes a
priori de l’esprit humain, d’un type de “nécessité inconsciente”.

44
Deuxième moment : dans son Esquisse d’une théorie de la pratique (28),
Pierre Bourdieu critique l”objectivisme” de Lévi—Strauss. Il ne conteste
cependant pas que la réciprocité soit la “vérité objective” de l’échange
de dons. Mais cette vérité ne peut être toute la vérité. Car, montre—t—
il, si elle était rendue publique, ou même seulement présente à la
conscience des agents, la pratique e1le—mme ne pourrait plus exister.
Une “théorie de la pratique” n’a pas à en revenir pour autant à
l’appréhension phénoménologique, c’est par le haut qu’elle doit dépasser
le structuralisme. “Par le haut”, c’est—à—dire en restant attentive à ce
qui fait que l’expérience première du monde social se définit en
opposition à la vérité objective de ce monde, afin de le rendre possible
— question que ne pose précisément pas le structuralisme, qui en reste à
une saisie purement extérieure. On admire la subtilité du Bourdieu
“praxéologue” et son souci de préserver la cohérence interne de son objet
d’étude, bien éloigné en vérité de la démystification pratiquée par les
“demi—habiles”, comme aurait dit Pascal (29).
Revenons—en à Michel Serres. En différant sa dette, Don Juan rompt la
“loi d’échange”, affirme—t—il, c’est—à—dire la règle de réciprocité. Mais
qui donc identifie la loi d’échange à la règle de réciprocité ? Le
structuraliste, certainement pas les échangistes eux—mgmes (ni le
“théoricien de la pratique”). Le paiement d’une dette est toujours
différé : qu’il s’agisse d’une économie monétaire (Où en serait
l’économie mondiale aujourd’hui si l’on ne différait pas en permanence le
remboursement de la dette des pays débiteurs ?) ou d’un échange de dons,
pour lequel le contre—don est différé et/ou différent par rapport au don
originel. Si loi d’échange il y a, c’est donc bien plut6t celle de la
différance (nous recourons l’orthographe derridienne pour signifier à

f:45
la fois la différence et le diffèrement).
r 1
Dès son commentaire sur le lever de rideau et l’éloge du tabac par
Sganarelle, on voit bien comment Serres procède : exactement comme Lévi—
Strauss. Sganarelle ne parle que de dons et de relations dissymétriques
“...comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on
se trouve? On n’attend mime pas qu’on en demande, et l’on court au—devant
du souhait des gens” (30). Mais il utilise le mot : “obligeante” : “Ne
voyez—vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on
en use avec tout le monde...” Le langage trahit les primitifs, c’est ce
que Lévi—Strauss prétend révéler à Mauss, et Serres en conclut : “Comment
devenir vertueux, honnête homme ? Par l’offrande avant le souhait, par le
don qui anticipe la demande, par l’acceptation et le retour” (p. 234).
Don Juan se définit comme celui qui ne veut pas se plier à la loi du
tabac, “à l’obligation et l’obligeance de l’échange et du don” (p. 235).
Mais l’obligation de l’échange symétrique n’est précisément pas dans le
discours de Sganarelle — si ce n’est dans ce que la langue le conduit
comme malgré lui à dire, ce fameux “obligeante”. C’est contre son propos
qu’il faut affirmer la réciprocité.
Si, comme Mauss ou plut6t comme Bourdieu, on refuse de considérer que
la règle de réciprocité est toute la vérité de l’échange, alors on doit
conclure que la différence entre Don Juan et les autres n’est pas dans la
violation du respect de cette règle : tous s’en écartent pour pratiquer
le jeu de la “différance”. Simplement, ils ne le pratiquent pas de la
même manière. Les échangistes traditionnels font tout ce qu’ils peuvent
pour signifier : “Ceci n’est pas de la réciprocité”. Ils s’arrangent
cependant pour rester au plus près de la réciprocité, de façon à rendre
l’échange, et donc la société, possibles. Don Juan les prend au mot, au
•

4.)
pied de la lettre, mais il grossit, et le trait, et la différance,
jusqu’à rendre l’échange, et la société, impossibles.
Reprenons quelques—uns des exemples traités par Serres. Avec Monsieur
Dimanche, son créancier, Don Juan joue lui aussi, comme tout le monde, le
jeu du don désintéressé : “Etes—vous bien de mes amis V’ Pour ma part,
“je suis à vous de tout mon coeur”..., “il n’y a rien que je ne fisse
pour vous”..., “et cela sans intérêt, je vous prie de le croire” (IV, 3).
Ici, Don Juan donne, il ne retourne pas un don préalable. Certes, si l’on
calcule en termes d’échange, Monsieur Dimanche aura été payé de mots et
de bons sentiments, au lieu de l’être en espèces sonnantes et
trébuchantes. Mais quel est le sens de ce calcul, peut demander Don Juan,
puisqu’il ne correspond pas à la règle du jeu ?
Encore, dans l’exemple précédent, Don Juan grossissait—il le jeu de
la différance tout en continuant à donner - certes, bien en deçà de ce
que la réciprocité demandait. Mais il peut grossir encore plus le trait
“Ceci n’est pas de la réciprocité”, en prenant, tout simplement, au lieu
de donner. Ainsi, lorsqu’en II, 5, il exige que Sganarelle se revête de
ses habits et affronte la mort à sa place, “C’est trop d’honneur que je
vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de
mourir pour son maître”, s’écrie—t—il, faisant passer ce qu’il prend pour
ce qu’il donne.
Soit la scène “scandaleuse” avec le pauvre (III, 2). L’analyse de
Serres est très contournée, et elle ne peut que l’être car elle reste
prisonnière du postulat structuraliste. Don Juan fait l’aum6ne. C’est là,
nous dit Serres, la “seule manière de rompre la loi, en restant honnête
homme, mieux manie, en devenant grand seigneur. Donner sans contrepartie,
c’est se donner honneur et vertu, faire éclater sa puissance : cela
‘j

47
s’appelle l’Aum6ne” (p. 236). Serres oublie que c’est au contraire
toujours sous les apparences de la charité (du don désintéressé) que
l’échange traditionnel se donne à voir. Qui plus est, à relire la scène,
on s’aperçoit que Don Juan ne donne pas le louis d’or spontanément, mais
que c’est le pauvre qui le lui demande en échange de l’information qu’il
lui a fournie. C’est précisément ce qui permet à Don Juan de donner au
pauvre une leçon au sujet de la règle d’échange : non pas la règle
structuraliste, mais au contraire celle du don désintéressé (tout en
raillant le pauvre de rester misérable en dépit de son trafic
intéressé !). C’est donc le pauvre, et non Don Juan, qui ici rompt la loi
d’échange.
Don Juan : “Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout
mon coeur.”
Le Pauvre : “Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aum6ne ?“
Don Juan : “Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.”
Etant donné ses prémisses, et voulant montrer que Don Juan est
jusqu’au bout celui qui viole la loi, Serres est bien obligé de raisonner
comme suit. Alors qu’il est en situation de faire la charité et, donc,
selon Serres, de rompre légitimement la “loi d’échange”, Don Juan, de
fait, “demande sa contrepartie : voici un louis, donne—moi un mot, et
tout à l’heure, voici un louis pour l’amour de l’humanité. C’est la scène
duale de celle du créancier : le grand seigneur donne, et veut, à son
tour, recevoir ce dont il a payé Monsieur Dimanche, mot pour bien, amour
pour argent. Il symétrise sa position, parce que la loi de l’Aum6ne est
justement rupture de la loi d’échange, la seule déchirure permise au
contrat : il rompt, par conséquent, la loi même de rupture, et se trouve
à nouveau hors la loi. Il exige contrepartie sur le seul échange qui en

z. Z
48
sot p-ri4é-----±±—exi aausse contrepartie qu’il a coutume de donner”.
(p. 237).
Mais cette “fausse” réciprocité est celle que tout le monde pratique,
pas seulement Don Juan. Don Juan ne rompt donc pas ici une loi de
rupture, il fait exactement ce que font les autres. Ce qu’il inverse,
c’est le jeu sur le visible et le caché. Les autres pratiquent la
réciprocité sans le dire, en la masquant derrière la différance. Don Juan
rend explicite la réciprocité (“Je m’en vais te donner un louis d’or tout
à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer”), tout en brouillant le jeu de
la différance : ce qu’il demande en retour n’est apparemment rien par
rapport à ce qu’il a donné (un mot pour un louis), mais c’est en vérité
énorme puisque, ce mot étant un mot sacrilège, il y va du salut d’une
ame.
Le jeu que Molière fait pratiquer à Don Juan est un mélange étonnant
de subtilité complexe et d’énormité. La plus belle illustration en est
donnée par le débat comiquement “cornélien” qui oppose Don Carlos à son
frère Don Alonse à la scène 4 de l’acte III. Don Carlos, dont Don Juan
vient de sauver la vie, est déchiré entre deux devoirs que le code de
l’honneur lui impose : celui de rendre à Don Juan le bien que celui—ci
lui a donné : la vie, et celui de venger sa soeur en tuant ce même Don
Juan. Notons que le code de l’honneur est, dans la société
traditionnelle, le seul à pouvoir afficher la forme de la réciprocité, et
cela aussi bien pour l’échange bien contre bien que pour l’échange mal
contre mal (le code de la vengeance). Ainsi, Don Juan venant de sauver
Don Carlos en 3, III : “Notre propre honneur est intéressé dans de
pareilles aventures...” et Don Carlos à Don Juan à la scène L{ : “Vous
voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous

éciprocité différée — ce jeu qui est la norme —, apparaît ici de façon
éclatante comme étant fondé de fait sur la réciprocité brute, celle
inhérente à l’autre obligation (le “sur—le—champ” d’une obligation
engendrant le “délai” de l’autre). On ne pouvait imaginer situation et
expression plus subtiles pour dire ce que dit le démystificateur
derrière le “Ceci n’est pas la réciprocité” de l’échange, il y a,
dissimulée, la réciprocité de l’intérêt et de la violence.
Michel Serres a donc, en définitive, raison de présenter Don Juan
comme le “héros premier de la modernité” en tant qu’il est un
“observateur scientifique de la société” (p. 233). Mais il faudrait
aussit6t préciser que cette science qu’il pratique est le structuralisme
à la Lévi—Strauss, cette même science que Bourdieu critique radicalement
au nom de sa “théorie de la pratique”. Don Juan rend explicite ce que les
“primitifs” doivent laisser caché sous peine que leur système d’échanges,
et donc leur société, se désagrège : la réciprocité. Il y parvient en
mettant en scène ce qui se produirait si l’on prenait vraiment au pied de
la lettre ce que les gestes de l’échange signifient ouvertement : “Ceci
n’est pas de la réciprocité. Il révèle par là même le double jeu de
l’échange, à la fois réciproque et faisant tout pour ne pas paraître
tel. Il révèle, si l’on veut, l’hypocrisie de l’échange primitif. Cette
science—là est fatale à l’ordre social traditionnel.
A la fin de son essai, Michel Serres est amené à reconnaître que Don
Juan n’agit pas autrement que le reste de la société et que si hypocrisie
il y a, elle n’est pas là où l’on pense. C’est vrai, mais pour les
raisons inverses de celles qu’il avance. Serres écrit : “Dom Juan n’est
pas seul, héros solitaire hors la loi commune, au contraire, la tribu
.1

même suit sa loi illégale” ; et encore : “L’Autre désigne les Mimes comme
(p.
des Autres : c’est vous qui suivez ma loi, et me menacez pour ne la point
suivre”. Don Juan pourrait donc conclure : “Ce n’est pas moi l’hypocrite,
la société entière est imposture.”
242—243).
Selon Serres, Don Juan dirait : vous êtes des hypocrites, parce que
vous dites pratiquer la réciprocité alors que, comme moi, vous passez
votre temps à la violer. Nous sommes tous des parasites.
Dans toutes les analyses qui précèdent, j’ai essayé de montrer que
Don Juan dit au contraire : vous tes des hypocrites parce que vous dites
ne pas pratiquer la réciprocité, alors que tout votre système social
repose sur elle. Je vous montre, moi, ce qui arrive lorsque, vraiment, on
ne la pratique pas. Par contraste, cela révèle que vous êtes immergés
dans l’échange réciproque et intéressé, et par la même occasion, soumis à
la transcendance.
i51
Molière le précise bien dans ses indications scéniques (acte V,
scène 1) : Don Juan fait l’hypocrite, il joue le r6le d’hypocrite, il
n’est donc pas hypocrite. Or, l’hypocrite, étymologiquement, c’est
l’acteur, celui qui parle sous un masque. Don Juan, donc, joue à celui
qui joue, il contrefait celui qui contrefait, imite celui qui imite. Et
cela dans le dessein de révéler que celui qui imite au premier degré est
un imposteur. Ce que celui qui imite au second degré n’est pas, puisque
c’est au contraire lui qui révèle l’imposture. Entre l’imitation au
premier degré et l’imitation au second degré, il y a donc une distance,
et c’est précisément cette distance, cette extériorité, qui permet de
faire apparaître la vérité objective, “structuraliste” de la société.
Don Juan joue ce jeu tout au long de la pièce, bien avant, donc, le
moment où, à l’Acte V, ayant annoncé à son père sa conversion récente, il

..
52
révèle à Sganarelle qu’il a embrassé la profession d’hypocrite. Vous
jouez les vertueuses outragées, ruse—t—il avec sa femme, Done Elvire, en
I, 3, mais qui donc la première a rompu les voeux qui l’engageaient ? Don
Juan se sert donc de sa propre rupture pour mettre en lumière celle de
son épouse. Où l’on voit que la distance entre l’hypocrite et celui qui
contrefait l’hypocrite n’est pas si grande qu’elle ne puisse tendre vers
zéro...
Molière fait jouer à Sganarelle, ce “double inférieur” de Don Juan,
le même type de jeu. Lorsqu’à l’Acte III, scène 1, il endosse l’habit de
médecin, “la mystification est indétectable : médecins et imposteurs,
équivalents l’un à l’autre (sic), sont interchangeables. Ils ont en
partage la même ignorance, la manie incompétence ; ils s’affublent du même
masque, jouent la même comédie...” 32). Comme les médecins, donc,
Sganarelle est affublé d’un masque, et c’est en les imitant qu’il dévoile
leur imposture. Sganarelle est donc un très efficace démystifioateur,
mais il n’en sait rien La preuve, c’est que jusqu’au bout, il conserve
la plus grande admiration à leur endroit. Comment donc, nous, le savons—
nous ? Tout simplement parce que nous savons que ce personnage qui joue
les médecins qui jouent à être des savants, est lui—même joué par un
acteur, qui se trouve de plus être l’auteur de la pièce, et dont nous
connaissons tout le ressentiment qui l’oppose aux médecins. C’est donc
parce que nous avons accès à un “métaniveau inviolé”, dirait le logicien,
qui échappe aux tourbillons mimétiques racontés par la pièce, que la
distance entre l’imitation de premier degré et celle de deuxième degré
peut être maintenue. Or, qu’on y réfléchisse : la situation est la rnme
pour Don Juan, même si celui—ci prétend savoir, comme son auteur, la
différence entre le démystificateur et l’imposteur. C’est bien parce que
j
*

. 53
fl;;
nous savons que Molière voulait se venger des dévots qui ont fait
interdire Tartuffe que nous sommes capables de faire, nous aussi, cette
différence. Puisque nous savons que cette différence est la condition de
possibilité de la science objective, nous obtenons le résultat très
intéressant que cette même science objective est la fille de la vengeance
et du ressentiment.
Le démystificateur, ce héros moderne, se fait souvent théoricien de
l’économie politique. Il voudrait nous convaincre que le papier monnaie
est le signifiant par excellence, pur, “autonome”, ne renvoyant à aucun
“référent”, aucun “signifié transcendantal”, qu’il n’est que signe de
signe, copie de copie, simulacre. Suivant le modèle du Strouviihou des
Faux Monnayeurs, il serait prêt à inonder le marché de faux billets de
banque pour nous convaincre que les “vrais” ne sont pas moins des
impostures (Michel Serres, traduction anglaise du Parasite, The Parasite,
p. 163 : “In spots populated by jokers, there can only be
counterfeiters”; c’est—à—dire : “Dans les lieux peuplés de jokers, il ne
peut y avoir des faux—monnayeurs”). Encore faudrait—il que nous le
prenions assez au sérieux pour le placer en un “métaniveau inviolé” tel
que la contrefaçon de second degré puisse appara!tre comme dévoilant la
vérité objective de la situation. Or, de certaines recherches actuelles
sur la monnaie (33), on tire la conviction que c’est précisément parce
qu’il n’existe pas de tel métaniveau, et que le jeu de l’imitation
s’étend à l’infini tout en se bouclant sur lui—même, qu’un objet comme le
papier monnaie, sans valeur intrinsèque et inconvertible, peut incarner
la valeur de façon relativement stable, indifférent aux assauts des
démystificateurs (Michel Serres, Le Parasite, original français, p. 217
“Dans les lieux peuplés de jokers, il ne peut y avoir de faux
monnayeurs”).

54
N O T E S
(1) S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Gallimard,
1963, cou. Tel, p. 78.
(2) Ibid., p. 82.
(3) P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Idées, Gallimard, p. 273.
(4) Ibid., p. 274. (Nous soulignons).
(5) D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, 10/18, Plon, 1972, p. 216—
217.
(6) M. Serres, Le Parasite, Grasset, 1980, p. 302—303.
(7) Ibid., p. 303.
(8) Cf. R. Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972.
(9) J.M. Keynes, Théorie Générale de l’emploi, de l’intérêt et de la
monnaie, Petite Bibliothèque Payot, 1969, p. 168.
(10) Sur cette structure, voir Lucien Scubla, “Jamais deux sans trois ?
(Réflexions sur les structures élémentaires de la réciprocité)”,
Cahiers du CREA, n° 6, septembre 1985.
(11) S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, op. cit.,
p. 78.
(12) Cf. en particulier, J.P. Dupuy, “L’autonomie du social”,
Encyclopédie Philosophique, vol. 1, P.U.F., 1989.
(13) P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, op. oit., p. 283.
(114) in Hermès I. La Communication, Minuit, 1968, p. 233—245. Dans ce qui
suit, les numéros de page entre parenthèses, sans autre référence,
renvoient à ce texte.
(15) Janine Krauss, Le Dom Juan de Molière : une libération, Librairie
A.G. Nizet, Paris, 1978, p. 61.

(16) P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, op. cit., p. 279.
(17) Cité par Gilles Sandier dans sa présentation de Dom Juan, Cou.
“C1assiques/Aujourdthuj? Editions de l’Avant Scène, 1976, p• 9•
(18) A. Adam, cité par G. Sandier, ibid., p. 7.
(19) G. Sandier, ibid., p. 9.
(20) P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, op. cit., p. 276—277.
(21) P. Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 22. (Nous soulignons).
(22) P. Bourdieu et J.C. Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970, p. 23.
(23) J. Harari et D. Beil (eds.), Hermès, Literature, Science,
Philosophy, by Michel Serres, The Johns Hopkins University Press,
1982.
(24) Ibid., p. XXXV et XXVI
(25) Ibid., p. XXVII
(26) Ibid., p. XXVIII ; cf. aussi p. XXXV : “Que fait un parasite ? Il
prend et ne donne rien en échange, ou plut6t, il donne des mots, du
bruit, du vent”.
(27) M. Serres, Le Parasite, op. cit., p. 12.
(28) Droz, Genève, 1972.
(29) Sur ce débat, voir J.P. Dupuy, “Totalisation et méconnaissance”, in
P. DuznoucheJ. (ed.), Violence et vérité, Grasset, 1985, p. 110—135.
(30) C’est nous qui soulignons — à des endroits différents de ceux que
Serres choisit de souligner.
(31) Sur ce point, cf. J.P. Dupuy, “Totalisation et méconnaissance”, loc.
oit.
(32) J. Krauss, Le Dom Juan de Molière : une libération, op. oit., P. 38.
(33) Cf. les travaux d’André Orléan, et en particulier : “Monnaie et
-
I

spéculation mimétiquef’ in P. Dumouchel (ed.), Violence et vérité,
op. cit. ; “Mimétisme et anticipations
rationnelles : une
perspective keynésiennei, Recherches Economigues de Louvain, n° 1,
mars 1986. Sur les rapports entre monnaie et textualité, voir
J.?. Dupuy : “Texte et autoréférence,, Théorie, Littérature,
enseignement(), n° 6, 1988.

LA MYTHOLOGIE ET SA DECONSTRUCTION
DANS L’ANNEAU DU NIEBELIJNG
René GIRARD
Le texte présenté ici a été établi par Henri GRIVOIS
à partir d’un enregistrement de la conférence faite au CREA
par René GIRARD, le 24 janvier 1983.
Ce texte a été relu par René GIRARD.
Stanford, Californie, août 1988.
;

58
Je vais parler de l’ïnneau du Niebeluno et, au fond, ce cue
je me propose de montrer c’est la oenèse de la mytholooie et sa dé-
construction dans l’Anneau du Niebeluno.
L’Anneau du Niebeluno a, bien sur, lui-même la forme d’un
anneau, d’un cycle mytholooioue. Il commence par une qenèse dans
les eaux du Rhin. L’Or du Rhin n’est lui-même oue le prélude d’un
prélude puisoue. dans son ensemble, il n’est pas considéré par Waoner
comme l’un des trois drames musicaux. On dit la Tétralooie mais,
pour Wagner, c’est une trilooie dont l’Or du Rhin n’est oue le pro
logue.
L’Or du Rhiri est, au fond, la oenèse de la mythologie. Et
cette genèse commence dans les eaux du Rhin, par cet accord parfait
en mi bémol majeur oui est soutenu pendant 136 mesures et oui sym
bolise les eaux, o’, pourrait dire aussi la soupe primordiale puisoue
c’est de l aue toute vie va sortir et c’est l, la fin, aue toute
vie va retourner après le feu oui détruit les dieux dans leur demeu
re, le Walhalla. Un débordement du Rhin achève la destruction. Et
c’est alors le retour au fond du fleuve de l’or du Rhin, sa restitu
tion aux trois filles du Rhin chargées de veiller sur lui depuis
le début. Elles se laissent dérober le trésor parj le ténébreux Albe
rich, le nain entreprenant oui, arce ce vol. met toute la noire
tribu de ses frères, les Niebelunoen, au travail forçé et devient
leur chef.
La définition circulaire est donc une évidence première,
et comme toutes les évidences premières, celle-ci est assez douteuse.
Sommes-nous dans une histoire vraiment cyclioue ou sommes-nous dans
une histoire ouverte, une histoire de liberté et de responsabilité ?
L’Or du Rhin est le première réponse certainement mais Sieofried
et le Crépuscule des Dieux sont les secondes. Qu’est-ce oui est dé
truit la fin du Crépuscule des Dieux, c’est une cuestion ou’il
faut poser et la réponse est éouivociue ? Je crois cue cette éouivooue
est une des raisons de la puissance symbolioue de l’oeuvre.
commencement donc, on assiste la oenèse dk’ la mytholo—

59
gie. C’est une mythologie en action, où des êtres se désirent et
se haïssent, s’opposent et s’affrontent, transgressent les lois,
les défendent. A mon avis, ce sont plus que des thèmes ou des sym
boles immobiles, ce qu’en a fait le wagnérisme traditionnel, ce
sont les ressorts d’une genèse et d’un crépuscule des dieux, c’est
à-dire d’une composition et d’une décomposition d’un certain type
d’ordre culturel. Mise à l’épreuve, l’organisation rnythologiaue
se disloque et se défait car sa logique est fautive. Waoner voit
les paradoxes de la transcendance sociale mais il ne s’y résigne
pas. Il y voit une absurdité qui devient manifeste et qui, divisant
l’univers mythologique contre lui-même, le condamne à l’autodes
truction.
Le fameux prologue est le départ dans les eaux primordiales
et les habitués de l’ordre par le désordre, de la différence par
l’indifférencié, ne seront pas surpris. Mais cette genèse, ouand
même, a quelque chose d’étonnant si l’on songe à la vision, comment
dirais-je, vulgaire de Wagner. Ça n’a rien à voir avec les tonnerres
beethoveniens, ça n’a rien à voir avec le Michel-Ange des romantiques
ou le Victor Hugo de la Légende des Siècles. Au sein de l’indifféren
cié primordial, on ne distingue d’abord que de vagues fluctuations,
pas encore de vraies vagues, pas de lignes vraiment mélodiques mais
seulement la lente ébauche de tout cela, qui se prolonge sans raison
valable, trop longtemps disent les antiwacinériens, jusqu’au moment
où du sein des eaux surgissent les trois ondines, les trois filles
du Rhin.
Et c’est là qu’est la surprise, selon l’idée que l’on se
fait de Wagner, parce que l’on s’attend à quelaue chose de grand,
de majestueux, de puissant ou de colossal ou plutôt de pompeux
— de bien allemand, disait-on, lors de la première grande réaction
antiwagnérienne - du Walhalla sans plus attendre ! Et ce n’est pas
ça du tout, les trois ondines s’ébattent dans les eaux, minces si
rènes et non les grosses dondons rimbaldiennes que l’antiwagnérisme
perpétue. La grande tactiaue d’un certain antiwagnérisme est de
prolonger l’iconographie de l7O-l9OO et d’associer Waaner à jam.iis,

_—s-4 1ri€Tt dire, à ce que cette iconographie a de ridicule parce
60
qu’elle se situe dans cette zone où le désir n’est plus le nôtre
mais où il est encore reconnaissable, zone dangereuse, zone par
excellence du ridicule. Aujourd’hui, ces clichés sont en train de
disparaître. On nous donne des filles du Rhin squelettiques et anore
xiques, telles que l’exige la mode actuelle qui sera, sans doute,
tout aussi ridicule dans 50 ans que celle de 1870.
Ces trois filles provoquent Alberich. Elles l’aguichent,
puis d’un seul coup elles se dégagent en riant. Elles ne l’accueil
lent que pour se dérober : “Viens plus près de moi”, dit la première,
Woglinde, avant de s’éloigner. Suis-je assez près de toi”, susurre
la seconde, Wellgunde, qui lui glisse ensuite entre les doigts,
espèce de truite étincelante. La troisième, Flosshilde, en principe
la plus sage, va plus loin encore dans l’audace, elle se laisse
étreindre insoucieuse d’un danger d’autant plus illusoire qu’il
paraît plus proche. Le pauvre Alberich, le nain affreux, est à quatre
pattes sur les rochers, il se déchire sur leurs arêtes, il s’aplatit
sur les rondeurs de ces rochers, il geint, il souffle, il saigne.
Il croit se saisir d’une de ces filles et le voilà qui pique du
nez sur les cailloux, il n’étreint jamais que des rochers.
Ces trois scènes, si vous voulez, ont la même forme. La
seconde reprend la première, puis la troisième et chacune est un
peu plus longue, un peu plus insistante. Elles s’allongent, elles
s’étirent, elles se gonflent comme trois vagues successives, chacune
plus haute que la précédente, et ces trois vagues prolongent et
grossissent la houle qui les précède. Elles jaillissent du prologue
par un processus de différenciation à peine sensible et qui s’amorce
bien avant la parole, après quelques mesures seulement, mais sans
véritable discontinuité, sans que le chant provoque une véritable
rupture, quoique l’on dise souvent le contraire.
Les trois filles du Rhin sont donc enoendrées par le fleuve,
Vénus multiforme surgissant des eaux. Mais cette Vénus là d’ail1ers
n’est pas la Vénus de la tradition occidentale. Ce n’est pas là

61
la Vénus de Rubens ou du Titien, ce n’est pas la Vénus plantureuse
et bien posée, ce n’est pas la femme offerte, l’épouse ou la maî
tresse toujours disponible. Ce n’est pas non plus la Vénus de ‘3otti-
celli, ce n’est pas non plus la putain réclamée par l’académisme
inversé de notre temps, plus que jamais académique. C’est une des
choses d’ailleurs que je n’aime pas trop dans la prestation de Boulez
et Chéreau. La putain apaise un désir éveillé par d’autres femmes,
alors que les filles du Rhin c’est exactement l’inverse : elles
éveillent le désir sans l’apaiser. Ce sont des allumeuses, incendie
du Walhalla compris, puisque tout finalement se ramène à ce jeu
de départ. Elles se jouent du pauvre Alberich, elles se jouent de
son désir pour s’en faire une espèce de miroir pour y contempler
leurs charmes qui s’accroissent de tous les refus qu’elles opposent
à cet amant présomptif. Lui, par contraste, ne cesse d’enlaidir.
On pourrait dire que la laideur d’Alberich, la beauté des filles
du Rhin sont le produit même de ce qui se passe ici.
Après s’être fait rouler dans les vagues du Rhin par les
trois soeurs, Alberich est au comble du désir. Les vagues du fleuve
évidemment représentent ce désir. Il est aveuglé par la raqe physi
quement vertigineuse. Il nous le dit lui-même : “La rage et le désir
sauvage et puissant me tournent les esprits”. Et, tout de suite
après sans rupture véritable, le soleil, Dame Soleil, se met à
briller.
Quelque chose semble briller au fond des eaux miroitantes.
“De quoi s’agit—il 7”, demande Alberich. Les trois ondines célébrent
alors toutes ensemble, cette fois, la beauté mystérieuse de l’or
au fond des eaux. Et le désir d’Alberich s’oriente vers cet or.
Il ne change pas seulement d’objet, nous dit le waqnérisme tradition
nel et Wagner lui—même, il chanae de nature. Il y aurait deux désirs
entièrement distincts dans cette première scène le désir amoureux,
naturel et louable d’une part, et de l’autre, la soif mauvaise de
l’or, le désir des méchants capitalistes. Pour passer de l’un à
l’autre, Alberich doit abjurer l’amour et nous avons d’ailleurs
un motif de renoncement à l’amour. Une fois que le chasseur de femmes
I

62
succombe à la soif terrible de l’or, il nous apparaît rétrospec
tivement comme un personnage plutôt sympathique, bon enfant, rabe
laisien. Alberich, grâce à son or, pourra se payer toutes sortes
de femmes.
[RUPTURE OU CONTINUITE ?i
Bien qu’in;crite dans l’oeuvre, donc indubitablement wagnérien
ne, cette lecture, à mon avis, contredit le mouvement réel de toute
l’affaire. Autrement dit, il y a plus de continuité ici que n’en
met Wagner thématiquement. La musique le prouve, du début du prologue
jusqu’à la montée chez les dieux, tout se passe au sein des eaux,
et les scènes avec les filles du Rhin, qu’il s’agisse du corps des
filles du Rhin comme objet du désir ou de l’or du Rhin, au fond,
c’est la même chose. Il ne faut pas hésiter à dire, en dépit de
ce qu’en pense Wagner lui—même, que tout est d’un seul tenant. II
existe bien un thème théorique du renoncement à l’amour, si vous
lisez le texte, vous ne pouvez pas l’éviter. En principe, la rupture
est là, mais si vous écoutez la musique sans vous soucier des pa
roles, vous n’entendrez que le formidable crescendo d’un seul et
même désir qui commence par les filles et qui se poursuit par l’or.
Son intensité, grandissante certes, métamorphose ce désir, le rend
un peu monstreux mais tout relève visiblement d’une seule et même
genèse. Rien n’est plus faux que de séparer ces deux désirs l’un
de l’autre, deux désirs qui s’opposeraient comme le jour et la nuit,
le positif et le néoatif. Wagner lui-même, au fond, succombe aux
clichés romantiques, démagogiques de la sexualité joyeuse qui proté
gerait les amants de l’avarice sordide et de l’ambition. Et, pour
montrer que ce n’est pas vraiment wagnérien, il suffit de se rendre
en un lieu très important, le début de Tannhauser.
TannhaUser est à la grotte de Venusberg, auprès de Vénus
toute entière à sa proie attachée, Vénus entourée d’une bacchanale
à la fois antique et médiévale t qui tient. de la sorci?re. Tannhaù

-
-
63
ser en a assez; fatinué, il a envie de l’occident chrétien et il
dit même ces paroles assez extraordinaires ouand on pense à tin cer
tain Waaner : “ce n’est pas à toi, Vénus, mie e devrai le salut,
c’est à Marie”. A ce moment-là éclate un coup de tonnerre, c’est
le thème du chevalier médiéval oui se signe, et l’univers mytholo
gique disparaît. Et TannhaUser se trouve dans un autre univers,
dans l’univers de son enfance, auprès de Hermann de ThUrinae, Land
orave de la Wartbura et de son vieil ami, Wolfram von Eschenbach.
Alors il se passe auelaue chose de tout à fait extraordi
naire. Quand résonne le chant des pélerins, Tannhuser est pris
entre deux tonalités radicalement opposées : tonalité païenne, éro
tique et tonalité des pélerins, tonalité chrétienne. Face à Vénus,
Elisabeth, l’amie d’enfance de Tarinhailser. Mais TannhaUser n’est
pas revenu pour de bon. Il oscille indéfiniment entre ces deux u
nivers. Alors là, se situe une scène extraordinaire, la scène du
concours de chant. Wolfram von Eschenbach propose à son ami Tannhaii
ser de participer à un concours de chant sur le thème de l’amour
où il développe lui-même le thème de l’amour mysticiue. Mais Tannhaù—
ser, saisi d’émulation face à Wolfram von Eschenbach, se met peu
à peu à chanter Vénus. Il y a une lutte entre les deux thèmes et
nous savons mie musicalement et psycholoqiauement le thème de Vénus
doit faire un retour qui n’est pas vraiment celui du refoulé, et
c’est quelque chose de tout à fait extraordinaire. On pourrait dire
que c’est le contraire de la sublimation freudienne. TannhUser
s’est éloigné de Vénus, oui ne l’intéresse plus, il veut l’action,
la souffrance. Mais le concours de chant — ce concours de chant
oui d’ailleurs joue un qrand râle chez Waqner parce ou’il reparaît
dans les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, opéra sur l’écriture même
de l’opéra, ce qu’est déjà un peu TannhaUser — le fait retournerà Vé
nus, en présence d’Elisabeth, au moment où il pense le moins à elle.
Ce désir - passion de rivalité, c’est—à-dire ambition esthé—
tique et intellectuelle de Tannhaiiser-Waqner -
est
déclenchée par
la rivalité avec les autres chevaliers. Alors Waaner là, au fond,
d’une certaine manière parle d’une unité du désir oui paraît très

64
pour rétablir les choses dans l’Or du Rhin
et pour voir cette coulée unique qui empêche de trop différencier
le désir d’Alberich au début, de son renoncement à l’amour et de
son désir pour l’or du Rhin.
Le débat est capital évidemment, pas seulement pour la Tétra
baie mais pour tout le système conceptuel de Wagner, du romantisme
et du monde moderne. Wagner est capable de faire ce partage entre
les deux désirs, partage très important, qu’on retrouve partout
dans l’oeuvre de Wagner. Mais il y a aussi des moments où il est
annulé, en particulier dans l’Anneau du Niebelung. Il est annulé
par la musique où, par exemple, le thème de l’or, le leitmotiv de
l’or, sort directement du leitmotiv des filles du Rhin. Il y a là
une continuité parfaite qui dément le thème du renoncement à l’amour.
Ces contradictions chez Wagner me paraissent tout à fait significa
tives. Au fond, c’est toujours un peu ça que Wagner choisit, par
exemple dans Tannhaiiser, cette espèce d’oscillation entre la mystique
et le désir. On peut dire qu’à la fin, dans la période du grand
Wagner, l’Anneau du Niebelung, Tristan et Yseult, et puis après
Parsifal, participent de cette oscillation et l’amplifient d’une
certaine façon.
Cette coupure est intéressante -
désir
sexuel d’un côté
et de l’autre côté désir économique, sublimation diraient peut-être
les freudiens - parce qu’au fond c’est la coupure que feront toujours
les interprétations marxistes et les interprétations psychanalytiques
de Wagner. Tout est joué une fois que l’on accepte cette coupure
du renoncement à l’amour. Le Wagner intellectuel ne diffère pas
de son époque, il est même matriciel pour ce genre de coupure et
ncmbre de choses vont dans le sens de la psychanalyse et du marxisme
dans l’Anneau du Niebeluno. Je ne vais certainement pas le nier
ni le minimiser, mais je voudrais montrer qu’à partir du moment
où l’on reconnaTt l’unité du désir -
c’est-à-dire
qu’on prend l’autre
point de vue — il se passe des choses tout à fait étranges, des
choses extrêmement intéressantes sur le plan, en particulier, du
texte de Wagner. du rapport de Wagner à la mythologie et de son

-
65
rapport au christianisme. En parlant comme je le fais donc, je ne
crains pas de trahir Waqner, je trahis un Wagner au profit d’un
autre pourrait-on dire mais je retrouverai le premier.
Et, au fond, Wagner affirme toujours la continuité de l’in
différencié face à ses adversaires. On peut dire nue c’est le sort
de tout l’art moderne. Les ciens qui disent, comme même après Waqner
on le dira, d’une façon un peu difft5rente, Waoner mélanae tout,
même la voix et les instruments. Waoner, c’est la confusion, c’est
pâteux. Stravinski reprend ceci sur un nouveau mode pour des raisons
différentes (il a parfaitement le droit de le faire) mais il dit
“Il n’y a pas un son pur chez Wagner”, ce nue Claudel affirme dans
son grand article contre Wagner. Ce nui est intéressant dans l’art
moderne, au fond, c’est nue ses amis et ses ennemis l’affirment
toujours comme transgressant certaines barrières ou’il ne devrait
pas transgresser, mélanaeant des choses au’il ne devrait pas mélan
ger. C’est vrai pour la peinture où les impressionnistes se font
traiter de barbouilleurs, de gens aui mélangent les couleurs. Cela
est repris même chez certains admirateurs de Waaner, par exemple
Thomas Mann. Thomas Mann est très universitaire dans l’article où
il dit : “Wagner, c’est épatant, Wagner d’i’ne certaine manière c’est
l’interdisciplinarité mais c’est aussi un dilettante, il fait tout
mais il ne peut pas faire tout très bien parce nue l’on ne peut
pas être à la fois spécialiste de mytholooie, de musicue, d’orches
tration, de chant, de tout”.
Le fameux dilettantisme de Wagner..., cette accusation m’in
téresse beaucoup parce nue, au fond -
tout
comme Shakespeare pendant
deux ou trois siècles, surtout aux yeux des Français - Wagner paraît
coupable depuis un siècle de confondre ce ou’il faudrait distinguer,
de rendre la musique impure et de participer au mauvais août. De
même nue les plats doivent se manoer l’un après l’autre pendant
le repas traditionnel français, dans un ordre imprescritible, de
même il ne faut pas, sauf exception, mélanoer les choses nue Waoner
mélange, ce nue l’on appelle le mauvais août qermaninue. On ne se
rend pas compte, par exemple, oie Shakespeare n’a échappé à ce genre
I

66
de reproches que très tardivement. Lorsqu’on lit Voltaire sur Sha
kespeare ou le XVIIlème siècle, on a l’impression aue c’est tout
à fait risible et qu’il est extrêmement facile de dépasser ces pré
jugés. Je me .drr’ende , les histoires politiques entre la France
et l’Allemagne aidant, si Wagner n’a pas remplacé Shakespeare, pour
un certain néoclassicisme, en particulier pour un certain maurasso—
barrésisme, etc... qui n’est pas vraiment classique. Au fond, le
néoclassicisme ne consiste-t-il pas à changer de victime et à échan—
ger, si j’ose dire, Shakespeare pour Wagner comme ennemi des règles
et ennemi du bon goût, et en particulier du bon goût français ?
La seule différence entre les adversaires et les partisans
du moderne, au sens de Wagner — ce n’est d’ailleurs là au’un moderne
parce qu’il y a un autre moderne qui n’est plus du tout ceci — c’est
le moderne qui correspondrait en peinture à l’impressionnisme -
c’est que les premiers, les adversaires, les antimodernes, ne voient
la crise que dans les arts et clans la culture mais pas dans la socié
té. S’ils voient la crise dans la société, ils espèrent la maîtriser
en renforçant les distinctions ébranlées, les différences menacées.
Ils vomissent un art qui leur paraît secrètement complice de cette
menace, de cet ébranlement et qui, effectivement, tire ses ressour
ces, tire ce qu’il a de paradoxal et d’original dans cet ébranle
ment. Ils le condamnent même si Wagner, d’une certaine manière,
est un partisan de l’ordre à partir de la Tétralogie. Il ne faut
pas oublier quHi a été révolutionnaire jusqu’à cette époque, et
qu’il a été pourchassé par les polices de 1848.
Le début de l’Or du Rhin donc déconcerte et scandalise un
certain public parce ou’au fond c’est exactement comme dire au
sein du tragique on comnience par une espèce de mauvais Marivux.
Il est bien évident que justement chez Shakespeare c’est toujours
le mélange du comique et du tragique.
D’autre part, si nous pensons à la mythologie grecque, il
est bien évident qu’Alberich représente la arande métaphore mytholo
gique, qui appartient à toutes les mythologies, celle du supplice
de Tantale. Par exemple, il y a une chose qu’il est presque impos

67
sible de dire, même aujourd’hui, c’est que les filles du Rhin ont
la grâce et la léyèreté de la coquetterie satisfaite. Elles sont
de plus en plus légères et de plus en plus belles au cours de ces
scènes. On ne peut pas le dire parce que Wagner, par définition,
n’a pas la grâce et, dans la tradition française, c’est la lourdeur
germanique. Mais curieusement, toute grâce musicale est toujours
dite mozartienne, bizarrement, c’est—à-dire germanique, germanique
encore. De toute façon, ces images de cauchemar s’éloignent lente
ment, Ii faut être reconnaissant à Boulez et Chéreau : ils parti
cipent à un changement que je pense ici très important.
*
* *
De quel désir s’agit—il donc s’il y a vraiment continuité
entre les filles du Rhin et l’or du Rhin ? C’est maintenant ce que
je voudrais voir.
[C’EST UN DESIR SANS OBJET]
*
* *
La continuité n’est pas celle de la musique seulement, mais
du développement dramatioue. Ce que j’ai dit de TannhaUser, on va le
retrouver dans le Niebelung. Les filles ne cessent d’agacer et de
provoquer Alberich. Et ce sont elles qui le dirigent vers l’or après
l’avoir dirigé vers leur propre corps. Alberich ne distingue rien
d’abord dans le miroitement de l’eau. Les trois filles s’ébattent
plus joyeusement que jamais, c’est comme une extase suscitée par
le soleil. C’est le soleil qui les rend heureuses mais c’est aussi
le désir d’Alberich, le désir toujours plus intense ou’elles éveil
lent et qui provoque cette extase. C’est bien pourquoi leur provoca
tion continue. Dame soleil, l’éveilleuse, brille alors, elle fournit
le supplément de lumière et d’énergie rendu nécessaire par 1 ‘évolution
du désir. C’est le chauffage à blanc d’une passion qui est restée
jusqu’alors dans les teintes rouges sombres. Alberich se frotte
kE

68
les yeux et il demande naïvement aux filles du Rhin ce qu’il en
est de cet éclat. Et elles se moquent de lui, bien sûr, elles se
moquent de son ignorance et elles disent : “Tout le monde sait ce
dont il s’agit, c’est l’objet que tout le monde désire, dont tout
le monde rêve, mais que personne ne doit toucher”. Et, cette fois,
elles parlent toutes ensemble, c’est important, elles sont addition
nées ou plutôt multipliées les unes par les autres, dépersonnalisées
en quelque sorte.
Elles me rappellent, au fond, les jeunes filles en fleur
ou les ftitures filles_fleurs de Parsifal. Les jeunes filles en fleur
de Proust qui sont d’autant plus séduisantes qu’elles sont moins
personnalisées, qu’elles sont plus indifférenciées et qu’elles n’ont
pas d’individualité véritable. Les trois filles du Rhin, d’ailleurs,
s’adressent à Alberjc toutes ensemble, elles ne retrouvent leur
individualité - comme les jeunes filles en fleur qui ont quelque
chose d’aquatique, elles aussi, sur la plage de Balbec — elles ne
retrouvent leur voix Individuelle que pour se parler entre elles,
pour se moquer du désir grotesque d’Alberich. Dès qu’elles parlent,
elles l’excluent, leur cercle se referme, elles tournent vers lui
le front sans faille de leur inaccessible beauté. L’or du Rhin se
distingue mal d’abord de cette beauté qui n’est, d’ailleurs, plus
tout à fait celle de tout à l’heure. Alberich, cette fois, les con
fond. Les voici maintenant donc multipliées à l’infini par leur
anonymat, ieur puissance de Séduction érotique non pas diminuée
mais multipliée elle aussi.
Il faudrait étudier la Puissance du nombre et de la foule
dans l’érotisme moderne. Je. pense que cea apparaît à partir de
la fin du XIXème siècle, chez Baudelaire, chez Wagner, chez Zola,
et tout au long du XXème siècle cela devient plus intense. L’éro
tisme du multiple surgit au moment où la foule terrifiante, la foule
destructrice et violente surgit et elle va bientôt surgir dans la
jloie C’est
évident dans le cinéma et la
pornographie contemporaine. A l’unique Vénus de Tannhajjser s’oppose
la multiplicité des filles du Rhin et la multipljcit plus grande

ij$’ I
encore des filles-fleurs de Parsifal. On peut voir là l’évolution
moderne de Wagner. Dans les Jeunes filles en fleurs, on voit tcut
de suite à auel point l’atmosphère est proche de celle de L”aqner: “la
réplioue ave se donnaient les uns aux autres leurs regards animés
de suffisance et d’esprit de camaderie et dans lesouels se rallu
maient d’instant en instant tantôt l’intérêt, tantôt l’insolente
indifférence dont brillait chacune, selon ou’il s’aoissait de ses
amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaflre entre
elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en fai
sant “bande à part”, mettaient entre leurs corps indépendants et
séparés, tandis qu’ils s’avançaient lentement, une liaison invi
sible, mais harmonieuse comme une ombre chaude, une même atmosphère,
faisant d’eux un tout aussi homogène en ses parties ou’il était
différent du reste de la foule au milieu de laouelle se déroulait
lentement leur cortège”. Marcel, dans les Jeunes filles en fleur,
joue le rôle d’Alberich au début des filles du Rhiri. Il est là,
tout laid, il se sent affreux, incapable de les séduire.
Et je pense oue l’or du Rhin, c’est l’extase, extase oui
n’est pas une véritable communion. En cet instant, je crois oue
l’or du Rhin ne dit que l’identité de tous les désirs, leur conver
gence sur un seul et même objet qui n’est pas là, oui n’est oue
le miroitement des eaux. C’est une exaltation collective passagère.
Le contraire, au fond, de la communion véritable, puisciue de l’iden
tité du désir, la rivalité, le viol, la violence tout de suite
surgissent et c’est effectivement ce qui se produit. Alherich se pré
cipite. Il n’a pas pu atteindre les filles, mais il se précipite sur
l’or du Rhin, il s’enfuit avec son butin, laissant les trois vieroes
folles se lamenter sur la oarde insuffisante qu’elles ont montée. Des
raisons de ne pas trop séparer donc le désir érotioue du désir
de l’or et de l’ambition, de l’oraueil, de tous les autres formes
de désir, je pense oue ces raisons fourmillent ici dans la Tétralogie.
lin peu plus tard, Locie, le subtil, Looe oui est au fond
le démon de la mythologie aermanioue et scandinave, le Loki dont
parle Dumézil, le pas—tout-à-fait dieu et le beaucoup-démon, fera

70
miroiter l’or aux yeux de tous les dieux réunis pour leur faire
désirer et tous effectivement le désirent, mais chacun si l’on peut
dire à sa manière. Fricka, par exemple, voit tout de suite dans
cet or une parure, un moyen de rehausser ses charmes et de retenir
auprès d’elle son peu fidèle époux Wotan. Donc, nous voyons ou’entre
l’or et l’érotisme aussi, le lien ici est très direct. Aucun époux,
dit Loge, n’oserait se montrer infidèle à l’égard d’une épouse oui
disposerait de tout ce oue cet or représente.
Cet or n’est rien, dit Loae, il dit rien du tout, il est
une babiole pour amuser les enfants, tant qu’il reste dans l’eau,
mais à partir du moment où il en sort, il devient la puissance abso
lue et aussi le danger par excellence. Il y a donc une dimension
sexuelle de cet or qui n’est pas à nier - et, certainement, je ne
vais pas la nier - ce n’est pas pour revenir à Freud cue j’y insiste,
c’est pour nier la rupture d’un désir à l’autre. Ces modalités du
désir communiquent entre elles et l’essentiel est de ne privilégier,
à mon avis, aucun objet. Croire à la priorité d’un domaine objectal,
le sexuel des freudiens, la monnaie ou le pouvoir des marxistes,
c’est se vouer à la même erreur, aux mêmes tribulations oue tous
ceux qui croient en la réalité de l’or du Rhin, en sa prédomi
nance.
L’implication réciproque de l’or et du désir amoureux se
retrouve dans le thème de Freia. Freia, déesse de l’amour, c’est
Vénus, la vraie Vénus germanique promise à Fasoit et Fafner, les
deux géants, en récompense de ce Walhalla, de cette demeure enfin
digne des dieux, toute entière construite par eux. Loge et Wotan
volerontau Niebelung Alberich l’or qu’il a lui-même volé pour en
faire une rançon digne de Freia. Avant même ou’il soit auestion
de cet or pour acheter Freia, il existe un premier rapport entre
elle et l’or, mais c’est un autre or, c’est un or qui n’a, en princi
pe, aucun rapport avec celui du Rhin. L’éternelle jeunesse des dieux
leur vient de Freia par l’intermédiaire des goldenApfel, ces pommes
d’or qui poussent dans son jardin et ou’elle est seule capable de
faire pousser et qu’elle donne à manger aux dieux. Ce jardin dans le-

71
quel poussent les pommes de Freia, rappelle celui des Hespérides.
Il le rappelle trop pour qu’il ne s’agisse pas d’or véritable. 11
faut noter aussi au passaue oue Wotan et les dieux ne se soucient
absolument pas de Freia ni de sa fonction supposée dans leur éter
nité, leur immortalité. Ils sont prêts à la céder aussi lonatemps
qu’elle ne leur est pas enlevée. C’est à l’instant où les géants
s’approchent de Freia, où ils mettent la main sur elle, oue les
dieux se mobilisent pour défendre la déesse. Ce sont moins ses cris
désespérés qui les émeuvent, que de la voir aux mains des géants,
en d’autres mains que les leurs. A mesure aue les géants s’éloi
gnent avec leur proie, la perte des pommes explique le chanoement
d’apparence des dieux, ils verdissent, jaunissent, vieillisent,
dépérissent à toute vitesse, à mesure que l’objet ou’ils se disputent
avec les géants disparaît. L’éternelle jeunesse, l’éternelle puis
sance n’est qu’une variante ici de ce que 1’ Iliade appelle le Kudos,
cet éclat merveilleux oui va et vient parmi les hommes, mais aue
les dieux possèdent à jamais car ils ne sont jamais vaincus.
Ce que je dis de Freia et des pommes d’or vaut également,
à mon avis, pour l’or du Rhin. L’or du Rhin,c’estceque les hommes
et les femmes convoitent, se disputent, s’arrachent, parfois échan
gent du fait qu’ils s’imitent réciproquement dans les désirs. C’est
donc à peu près n’importe quoi. Ce n’est rien au-delà d’une certaine
intensité dans le processus réciproque d’appropriation, mais ce
sont aussi toutes sortes de biens parfaitement réels veaux, vaches,
cochons, couvées, des viandes à dévorer, des viandes de filles du
Rhiri à malaxer, des femmes à posséder, des espèces sonnantes et
trébuchantes. Ce sont tous les biens au’on dit irréels et ou’on
dit réels, mais dont les conséouences finales sont l’importance,
la victoire, le succès, la vanité, l’orgueil, le prestige et la
gloire qui apparaissent toujours, au-delà du désir sexuel et sous
la forme de l’or. Et bien sûr, un peu plus tard - mais Locie n’en
parle pas parce que, au fond, il veut mimer les dieux - leur con
traire, les conséquences inverses : la honte, la défaite, les souf
frances, la rrort, la mlédiction de l’or ou’Alberich va prononcer

lorsque l’or lui est enlevé.
72
Donc, c’est bien de rien qu’il s’agit dans l’Or du Rhin.
Il ne s’agit ni d’un pénis réel, ni même d’un phallus symbolique.
Et cet amenuisement de l’objet proportionnel à l’intensité de la
lutte qui sépare les rivaux est dans la Tétralogie toute entière
et ne peut pas échapper à Wagner, il me semble; il voit très bien
de ce dont il s’agit. L’identité des deux symboles, celui de l’or
du Rhin, celui des pommes d’or, ne peut pas non plus lui échapper.
L’or du Rhin est une genèse, le véritable moteur du désir et de
la mythologie. Il n’y a aucun objet particulier, ce n’est ni le
sexe, ni l’économie, c’est le désir mimétique de toute évidence.
Dès que Fasolt et Fafner entrent en possession de cet or,
ils s’entretuent et c’est leur affrontement pour l’or, c’est leur
double désir jumeau qui les détermine rétrospectivement en tant
que jumeaux, en tant que frères, en tant qu’à peine discernables
l’un de l’autre jusque dans leur nom qui commence de la même ma
nière. Vous voyez ici que je me fais plaisir à moi-même (rires)
et je vais continuer un tout petit moment.
L’or du Rhin donc, c’est le fantôme d’objet convoité par
le désir convergent d’Alberich et des trois filles du Rhin. C’est
le désir tellement intense qu’il consume ses objets et ne se nourrit
que de rivalité toujours plus destructrice. Tout cela nous est dit.
L’or n’est qu’une babiole, dit Loge.
Pour qu’il devienne terrible et merveilleux, il faut •arra
cher l’or à son lieu d’origine et il suffit qu’un premier imprudent,
un premier dément s’en empare pour que les convoitises se déchaî
nent. Et c’est ce processus, bien sûr, que Wagner nous montre lors
que Loge conseille à Wotan, pour s’emparer de cet or, de faire ouoi,
d’imiter Alberich, de faire exactement la même chose que lui. Com
ment s’en est-il emparé ? Par le vol. L’anneau, s’écrie Wotan, il
me faut l’anneau. Mais c’est un jeu d’enfants, lui dit Loge, que
de s’en emparer. Comn’ent t’y prendras-tu, réplique Wotan, non sans
aigreur. Par le vol. Ce qu’un voleur a volé, vole le toi-même au
voleur. Autrement dit, rends liii la pareille, agis comme ton rival,

73
traite le comme il a traité les autres, il le mérite et, comme tu
viens après lui, comme c’est toi oui l’imites, tu peux perfectionner
l’acte qui lui a procuré ce que tu veux te procurer, Te qeste oui
a fait de lui ce que toi-même tu veux être. Il ne faut pas oublier
que dans la Walkyrie, Wotan dira cue la différence entre Mberich
et lui est infinitésimale et peut s’inverser à tout mojient,ce qu’elle
fait d’ailleurs.
La Tétralogie, dans son ensemble, les quatre opéras définis
sent une série de système de représailles, de crises d’indifféren
ciation qui vont chacune vers leur paroxysme et leur résolution
mais celles—ci restant toujours boiteuses et s’affaiblissant sans
cesse avec le temps, toutes ces crises en dernière analyse se fon
dent en une seule, laquelle va toujours s’amplifiant et s’intensi
fiant jusqu’à l’embrasement final. Je vois une preuve de plus du
r6le moteur joué d’un bout à l’autre par le désir mimétioue sous
sa forme la plus banale, la plus facile, la plus éculée, la plus
vulgaire, la plus “foule” en somme.
Dans la scène qui précède immédiatement a qrande catastro
phe du Crépuscule des Dieux, c’est-à-dire la mort de Siegfried,
sa marche funèbre et l’embrasement final, dans la première scène
du dernier acte de Gotterdammerunci, les filles du Rhin reviennent
et nous avons une scène jumelle de celle dont ie viens de parler
mais inversée. Nous sommes au bord de la catastrophe. Il ne va rien
se produire. Dans la première scène de l’acte III, on retrouve donc
les trois filles du Rhin oui se lamentent sur la perte de leur or.
Survient Siecfried, le chasseur à la recherche d’un ours dont il
a perdu la piste. Les trois filles l’interpellent et lui demandent
- en échange de l’ours qu’elles retrouveront pour lui —
l’anneau
d’or au’il porte au doiqt, l’anneau du Niebelunq. Sieqfried ne con
naît pas la valeur de cet anneau, mais il trouve cuand même l’é
change insuffisant. Non pas en raison de l puissance de l’anneau
qu’il ionore et oui n’existe pas pour lui, mais parce oue, apr’s tout,

74
il s’est emparé de cet anneau en tuant le grand méchant dragon Faf—
ner et, nous dit—il, c’est cuand même autre chose oue la conquête
d’une mauvaise peau d’ours. Les trois filles insistent. Sieafried
refuse de leur céder, non pas narce qu’il tient à l’anneau mais
parce que le persiflage des trois filles le vexe un petit peu. Elles
lui disent : “Tu as peur de ta femme, tu n’oses pas”. Elles dispa
raissent un instant et Siegfried se dit alors oue le jeu n’en vaut
pas la chandelle. Il se décide alors à leur remettre l’anneau. Il
les rappelle donc pour le leur jeter. Il l’enlève même, il l’ôte
de son doigt. Mais les trois filles ont changé de ton. Elles pensent
qu’elles auront plus d’influence sur Siegfried en devenant sérieuses
et très sérieusement elles l’informent de la malédiction oui pèse
sur cet anneau et sur son possesseur, donc de la mort imminente
de Siegfried lui-même. Piqué au vif par ce qu’il prend pour une
menace, une espèce de chantage à la peur - peur qu’il ne connaît
pas — le valeureux guerrier se rebiffe une seconde fois, remet
l’anneau à son doigt et s’en va tandis que les trois nymphes replon
gent dans les eaux du Rhin traitant Sieafried de fou et annonçant
sa mort prochaine.
L’insignifiance même de la scène en ce lieu crucial la rend
hautement significative, il me semble. C’est une nouvelle scène
de coquetterie. Les connotations sexuelles sont très explicites
parce que Siegfried nous dit ou’il s’enverrait bien une de ces
filles s’il n’était pas fidèle à sa femme, à ceci près Que les rôles
sont inversés, ce sont les filles qui en appellent au beau Sieci
fried, alors que dans la première scène c’était l’affreux avorton
qui poursuivait les filles. L’or du Rhin a passé de mains en mains,
répandant les ruines sur son passage entre ces deux scènes mais,
au fond, nous revenons au départ. Il aurait suffi d’un rien ensom
me - d’un peu plus de caprice ou peut-être d’un peu moins, d’un
minuscule changement d’humeur chez Siegfried ou chez les filles,
d’une simple lubie, d’une plaisanterie de plus ou de moins, côté
Siegfried ou côté filles - et tout était chanoé, la tragédie n’avait
pas lieu, le désastre était ajourné sine die.

75
C’est quand même étrange la cause et la conséouence sont
disproportionnées. Wagner mérite ici, semble-t-il, les reproches
qu’on lui fait. Il n’a pas le sens de la mesure, il ne sait pas
composer, il agit en parfait teuton, en soudard de la guerre de
1870 qui se promène ivre dans un magasin de porcelaine. Il arrête
un instant ses pillages pour chatouiller les filles avant d’ailleurs
de les violer, parce que c’est de ça, au fond, qu’il a envie. Il
mélange la bagatelle avec la tragédie. La Belle Hélène, c’est très
bien, très parisien, mais il ne faut pas confondre avec le style
noble, avec les grandes draperies épiques et tragiques. Un bon écri
vain comprend ça d’instinct... Un de ces gens que les professeurs
de littérature admirent sans restriction n’aurait jamais commis
cette impardonnable faute de goût. Ici encore, le reproche ressemble
à la fameuse diatribe du critique anglais Rymer au XVIIème siècle,
contre Shakespeare et tout particulièrement Othello. Le statut tra
gique d’Othello, nous dit Rymer - et il a raison - ne repose en
dernière analyse que sur une histoire de mouchoir. C’est le mouchoir
donné par Othello à Desdémone, le mouchoir subtilisé par Yago oui
s’arrange pour qu’on le retrouve dans un lieu et des circonstances
qui paraîtront vérifier la jalousie d’Othello. Imbus d’idées plus
françaises qu’aristoteliciennes sur la tragédie, Rymer étouffe d’in
dignation au spectacle de ce mouchoir, c’est pour lui un scandale
sans exemple.
Il faut de grandes différences pour de grands différends.
En réalité, cette idée de la mesure et de la proportion
n’a rien à voir ni avec le grand art grec, ni avec le siècle d’or
espagnol, ni avec la littérature élisabethaine bien sûr, ni même
avec la France dite classique, en dépit de concessions qu’il fallait
faire aux pédants et à l’Académie si on avait le malheur de s’appe
ler Corneille ou Racine. Cette idée de proportion entre la violence
et ses enjeux n’est certainement pas dans lèdipe-Roi. Il suffisaitd’un
tour de spirale en moins dans l’escalade verbale entre èdipeet Tiré
sias, pour que le parricide et l’inceste d’dipe re soient ja’ais r’en—
tionrés, ne soient jamais inventés. Entre Penthée et Dionysos dans

76
les Bacchantes, il n’y a au’une querelle de préséance, de prestige,
de pure vanité et ainsi de suite.
Les grands artistes ont toujours dénoncé le non sens de
la violence, la futilité de la cause tragiaue. La vision contraire
ne s’impose qu’à partir du moment où l’inspiration traaioue défail
le, abandonne la tragédie. Elle s’impose avec Voltaire d’abord,
mais surtout avec les professeurs et les journalistes du siècle
suivant, les Gustave Lanson et les Emile Faciuet. Mais le dogme ren
forcé par l’antigermanisme fait une nouvelle victime en la personne
de Wagner. Rymer ne voit pas que l’insianifiance du mouchoir, la
nullité de la cause ne résulte pas d’une défaillance de Shakespeare
- qui n’aurait pas le sens des proportions, oui ne saurait pas con’-
poser son affaire ou trouver de arands sujets ou manouerait d’ima
gination — mais que c’est voulu. La critique met au compte de l’au
teur des absurdités aue l’auteur entend dénoncer en tant aue celles
du monde lui-même, du désir dément oui possède ce monde et de la
mécanique de ce désir.
Et évidemment, c’est la même chose dans la Tétralogie. Si
je croyais en deux désirs séparés, si je prenais trop au sérieux
le thème du renoncement à l’amour, j’aurais donc le bon désir se
xuel d’un côté et le mauvais désir de l’autre, le mauvais désir
d’Alberich qui met tous ses frères au travail dans les mines pour
un salaire de misère. Effectivement c’est vrai, la lecture sociale
et révolutionnaire de Wagner s’accorde parfaitement avec la lecture
psychanalytique, mais l’une et l’autre ne contredisent pas, d’une
certaine manière, la lecture mimétique. Si le mauvais capitalisme su
blimait un peu moins son désir et s’il courait un peu plus les jupons,
sa méchanceté fondrait sans doute comme neige au soleil et les homes
tomberaient dans les bras les uns des autres. Il y a des moments où Wa
gner n’est pas très loin de cette mystique du désir libérateur capa
ble de faire vite disparaître simultanément l’oppression étatioue et
l’économie de marché, sa compi ice, qui la double dans un socal isme spon—
tané dont on voit sans peine s’il est sur le point d’advenir et au’il
va à jamais faire le bonheur d’un genre humain régénéré (rires).

-
77
Cette dichotomie du désir, cette union de deux désirs n’est
jamais que l’inversion de l’éthique protestante, bientôt étendue
d’ailleurs à la catholicité qui fait du péché de la chair le péché
par excellence, non pour des raisons primordialement sexuelles comme
se l’imagine une psychanalyse encore trop marquée par cela même
qu’elle condamne, mais pour sanctifier l’entreprise économique et
scientifique dans son ensemble. Il faut expulser la notion de péché
et elle doit bien se réfuaier quelque part et, de toutes les activi
tés un peu essentielles, le seul domaine ou’on puisse lui réserver
désormais, c’est la sexualité. C’est faute de mieux ciu’on fait dela
sexualité le domaine par excellence du péché. C’est par un processus
d’élimination que l’obsession se réfugie là. Il y a un peu de cela
dans TannhaUser si on l’envisage d’une certaine manière.
*
* *
A—t—on le droit, dans ces conditions d’affirmer, comme je
le fais, avec cette continuité, le caractère mimétique du désir
dans la Tétralogie ? Je crois que oui et je vais vous le montrer
parce que Wagner, lui-même, de beaucoup de manières, nous le dit.
Je crois que c’est bon parce que cela n’a jamais été testé, je crois
que cela va éclairer pas mal de choses.
*
* *
Que le mimétisme soit présent dans la Tétralogie, nul ne
peut le nier. Il est présent en personne, si j’ose dire, puisqu’il
existe un personnage pour le symboliser par son nom et par ses acti—
vités, le Niebelung nommé Mime. Mime apparaît comme un personnage
épisodique dans l’Or du Rhin. Il ne figure qu’au début de la scène
III, lors du voyage de Loge et de Wotan au centre de la terre, dans
les cavernes ténébreuses des Niebelungen, pour aller chercher l’or.
Comme tous ses frères, les autres nains, Mime travaille sous les
ordres d’Alberich, mais seul il est indispensable. Parmi les possi—

78
bilités qui s’offrent aux possesseurs de l’or du Rhin, il en est
une nue seul Mime peut actualiser, c’est la fabrication de Tarnhelrn,
du casoue des métamorphoses. ïlberich a donné à Mime toutes les
instructions nécessaires et Mime les a suivies à la lettre car il
est parfait ouvrier, le parfait copiste, le parfait disciple. Mais
il voudrait cacher sa réussite à Alberich car il voudrait découvrir
les formules magiques nécessaires pour rendre ce mascue opération
nel. Mais il ne parvient pas à les découvrir. Il voudrait les décou
vrir non seulement pour se libérer de la servitude et pour s’en
aller, pour se dissimuler, être différent ou disparaître complé
tement comme le fera Alberich tout à l’heure, mais il voudrait sur
tout asservir son propre maître. Il est la servilité nui cherche
la maîtrise. Et cela, c’est très important, ces souvenirs de Hegel,
mais il y a aussi des choses très proches de Nietzsche.
Mime, donc, est le parfait exécutant pourvu ou’il ait des
instructions très détaillées, pourvu ou’il ait un modèle à suivre
en some. Alberich découvre le casciue des métamorphoses. Mime lui
dit : “Le Tarnhelm n’est pas prêt, je n’ai pas terminé”. Mais, en
fait, il marche très bien et le malheureux Mime ne sait pas le faire
marcher parce qu’il n’a pas l’esprit d’invention, il n’a pas de
véritable imagination. Il est servile mais l’ambition perce dans
la servilité même. Il est l’esclave mimétique. Il prend son maître
pour modèle mais avec l’arrière pensée de devenir le maître et de
faire du maître son esclave. Il ne veut pas vraiment supprimer l’es
clavage, il ne conçoit rien de vraiment neuf. Il ne fait jamais
qu’inverser les rôles, chaner les choses avec son modèle. Cette
inversion maintient l’essentiel des structures affectées. Mime ne
peut pas penser au-delà. La création véritable lui est interdite.
C’est une conception du désir mimétique, oui n’est plus tout à fait
la mienne, mais je parlerai des différences une autre fois. Pour
l’instant, je parle des choses auxouelles j’adhère, d’une certaine
manière. Tout ceci correspond exactement à ce nue Waaner pensait
de l’imitation. Elle ne devait jouer dans la création ou’un rôle
subordonné. Un artiste oui n’est ou’imitteur n’est qu’un artiste

79
de seconde zone, une espèce de singe. L’opéra parisien, par exemple,
Meyerbeer... En effet, lorsque Waciner parle de l’art imitatif, c’est
souvent à Paris qu’il pense, le Paris de 1840 où il a beaucoup souf
fert. Mais c’est aussi à lui-même ciu’il pense. Nous avons des lettres
à Litz étonnantes : “Je ne suis Qu’un sinae, je suis
incapable d’invention, je ne suis rien, jamais je n’arriverai à créer
vraiment”. Il y a des lettres tout à fait extraordinaires, d’ailleurs
que je n’ai pas là, mais que je lirai plus tard.
Mime reparaîtra au début de Siegfried. C’est très important.
C’est lui qui élève l’orphelin et Siegfried reconnaît avoir beaucoup
appris de lui. L’imitation est nécessaire : pas d’apprentissaoe sans
imitation. Mais Wagner veut créer en Sieafried l’homme vraiment li
bre, le héros selon son coeur, qui ignore tellement la crainte, la ser
vilité et le mimétisme, qu’il demande à Mime naïvement de les lui
enseigner. Mais Mime ne réussit pas. Et Mime naturellement - le désir
mimétique et les ambitions trop grandes, toujours ambitions de maî
trise, d’autonomie — essaye d’utiliser Siegfried à ses fins. Et il
ne va pas du tout aboutir. Etant donné ce au’il est — c’est toujours
par la ruse, par des stratégies Qui sont bien le fait du désir mimé
tique mais qui sont toujours déjouées par Siegfried parce que Sieq
fried les comprend sans difficulté — il s’efforce de mettre Siegfried
(c’est-à—dire la force, le courage) au service de ses ambitions ex
cessives.
Siegfried finit par tuer Mime et ce meurtre est le meurtre
de l’imitation en Siegfried. Ce oui fait de Siegfried, d’une certaine
manière, le surhomme nietzchéen. Je reviendrai sur l’ambiguïté extra
ordinaire de ce geste, sur l’idée wagnérienne-nietzschéenne qu’en
situation de rivalité, l’imitation peut être détruite. Je ne parlerai
pas davantage ici de Siegfried parce que, à mon avis, par rapport
à ce que je suis en train de dire maintenant, Siegfried représente
à la fois la même chose et une espèce de volteface extraordinaire.
Ce meurtre, à mon avis, révèle une défaillance dans la conception
wagnérienne du désir mimétique. Mime est une espèce de meurtrier
et Siegfried en tuant Mime, contrairement à ce que pense Wagner,fait

80
toujours de l’imitation. Même si Sieofriecl, en principe, est libre
d’imitation, on peut montrer en céfinitive ou’il est tout entier
mimétioue de Mime lui-même et c’est tout à fait extraordinaire.
De même oue Mime est seul capable de forcer le Tarnhelrr,
Siecfried est seul capable de forcer l’épée du désir spontané, épée
dont Siegfried a hérité de son père Siecmund. L’épée oue Sieaniund
fut seul capable de détacher de l’arbre où Wotan lui-même l’avait
plantée. L’épée cassée par Wotan lui-même lorsou’il a fait périr
Siegmund en raison de l’inceste commis par Siecmund avec sa soeur Sieci—
linde, la mère de Siecfried. Mais, dans l’Or du Rhin, nous n’en
sommes pas là. Mime est seul capable de foraer le casoue des
métamorphoses et c’est de cela au’il s’agit.
Si nous regardons la façon dont fonctionne le cesoue des
métamorphoses maintenant, c’est tout à fait extraordinaire. Le cascue
des métamorphoses est utilisé trois fois. Il est utilisé par lberich
dans l’Or du Rhin d’abord, je vais y revenir tout de suite, et il
est utilisé par Siegfried lui-même dans le Crépuscule des Dieux,
dans une situation, bien sar, où Siegfried ne devrait pas l’utiliser.
Siecifried a décidé de donner BrUnhilde, son épouse, à Gtinther, frère
de FUtrun, le maître de cette femme. Un échanae de femmes parce
Qu’il veut recevoir en échange Gutrun. Sieqfried, réellement amoureux
de Briinhilde, à bu le filtre du perfide Haqen et il est devenu arrou—
reux faussement de C’Utrun. (Nous verrons d’ailleurs les problèmes
que posent cette efficacité du filtre au sujet de Siecifried.) Comme
Sieofried est seul capable de traverser les flammes oui séparent
tous les hommes de BrUnhilde, il revêt le Tarnhelm et se présente
sous les traits de GUnther pour faire croire à Briinhilde oue C-Unther
lui-même à traversé les flammes et donc ou’il e droit à la posséder.
Ouiconoue traversera les flammes pourra posséder BrUnhilde, à dit
Wotan. Il a le droit de l’enlever de son rocher etcle l’épouser à
la place de Sieafried. En réalité, c’est Sieafried lui-même oui
s’est transformé en CUnther en mettant le Tarnhelrr.
Ces péripéties sont moins complicuées ou’il ne semble mais
elles paraissent extrêmement sienificatives, surtout si l’on ajoute que

81
Siegfried et GUnther, avant d’en venir à cet échange de celles qu’on
peut appeler leurs femmes respectives, ont échangé un peu de leur
sang. Ils sont liés par le fameux pacte du sang de la société germa
nique, liés et frères primitifs. On retrouve cela dans de nombreuses
sociétés prirntives. Ils sont donc frères. La fausseté fondamentale
de cet échange et la renaissance de l’amour plus tard entre Sieqfried
et BrUnhilde éclate au moment de leurs deux morts. La métamorphose
physique de Siegfried en GUnther se produit dans une situation de
rivalité et de fraternité qui reproduit au fond tous les éléments
de la situation entre mauvais doubles, les mauvais géants Fasoit
et Fafner qui s’entretuent pour l’or du Rhin. Et ceci ne devrait
pas être puisque Siegfried est bon héros et GUnther et Hagen les
mauvais. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que Wagner en dépit delui—
même, fait fonctionner la mythologie clans le Crépuscule des Dieux,
au niveau des hommes alors qu’elle ne devrait plus fonctionner. Para
doxalement, la mythologie est plus déconstruite dans l’Or du Rhin
et la Walkyrie, nous allons le voir, que dans le Crépuscule des Dieux
où elle devrait l’être. Pourquoi ? Parce qu’en réalité Siegfried,
l’homme parfait, le surhomme, est le véritable dieu de Wagner. Vous
voyez le paradoxe que je veux souligner ici. Là aussi d’ailleurs,
tout va se terminer dans Gdtterdammerung par un meurtre, celui de
Siegfried, auquel malgré le pacte du sang, GUnther finit par donner son
consentement. Les deux choses sont traitées très différemment. Fasolt
et Fafner sont de vrais frères qui, en principe, se ressemblent de
puis leur naissance mais, en réalité, c’est leur accord ou leur riva
lité mimétique qui les rend semblables.
Le Tarnhelm n’est, au fond, que le symbole chosifié de la
ressemblance suscitée par le désir mimétique. I! suffit d’être suffi
samment possédé par le désir mimétique pour se transformer en à peu
près n’importe quoi, pourvu qu’on le désire.Au coeur de la crise mimé—
tique, ou quand le désir mimétioue est suffisamment exaspéré dans
la Tétralogie, le Tarnhelm commence à fonctionner. Il suffit de s’i
dentifier fortement pour devenir littéralement autre. C’est le thèr’e
d’Amphitryon, le dieu jaloux du rrari d’Alcm?ne oui, étant suffisam

82
ment jaloux d’Amphitryon, lui ressemble littéralement comme un frère
jumeau. Ce thème d’Amphytrion, au fond, c’est exactement le même
que celui des Menechmes car le thème des jumeaux qui se ressemblent
et se confondent sans cesse parce qu’ils sont pris l’un pour l’autre
étant physiquement semblables, ne fait qu’un, à mon avis, avec le
thème du dieu qui se déguise. Et on retrouve évidemment l’un et
l’autre dans la mythologie, comme on les trouve dans toute mytholo
gie, dans la mythologie mondiale tout entière. Les dieux grecs peu
vent se métamorphoser en peu près n’importe auoi et Jupiter se
transforme aussi bien en mari de celle ou’il aime, comme Siegfried,
qu’en cygne et en taureau, ou encore en dragon comme peut le faire
Alberich.
Mime est donc l’incarnation du mimétisme lui-même et il
faut noter d’autre part que la plupart des incarnations, des imita
tions suscitées par le Tarnhelm sont des dragons, d’horribles dra
gons. L’élément fantastique, l’imitation monstrueuse de la mythologie
n’est que l’accélération des identifications et des substitutions
mimétiques au sommet de la crise, dans les moments oui précèdent
de peu la résolution violente, la convergence mimétioue sur la vic
time unique, le mécanisme, bien sûr, du bouc émissaire. C’est pour
quoi les divinités mythologiques ou leurs héritiers, les diables
et les démons du Moyen-Age, ont prescjue toujours des aspects mons
trueux. Ce sont des mélanges d’objets, d’animaux et d’hommes. Le
moment suprême, c’est le moment où l’indifférenciation, le mélange
atteint le point de confusion totale. Et je crois que, lorsciue Wagner
attribue tout cela à Mime, il partage avec Shakespeare et avec bien
peu d’autres, un savoir du mythe et de l’ethnologie oue la science
moderne n’a pas rejoint. C’est pourquoi Wagner passe lui-même pour
monstrueux, dangereux, répugnant. ri est victime, comme toujours
dans ce cas là, de culpabilité par association. L’usacie comique
ou sérieux que Shakespeare fait des monstres dans Le sonQe d’une
nuit d’été, dans Macbeth, dans Hamiet - le fantôme -
même inspiration et du même savoir.
relève
de la
Comprendre cette signification mimétique du Tarnhelm, c’est
.1

83
comprendre le lien jamais vraiment expliaué entre cet instrument
et l’or du Rhin, de même qu’entre l’or du Rhin et l’anneau de la
toute puissance divine et de la mcrt, l’anneau simultanément très
bénéfique et maléfique. Tous les symboles ici sont des symboles
du désir mimétique en tant que prcducteur, non pas de n’importe
quel sacré mais du sacré violent, c’est—à—dire puissance d’ordre
aussi bien que de désordre, puissance d’ordre par l’intermédiaire
du désordre extrême, du désordre le plus violent. Et cette genèse
de l’ordre, vous savez sans doute Que, pour moi, c’est l’accéléra
tion, l’intensification, la diffusion concomitante de la crise auj
la suscite en détachant le désir mimétique des objets qui lui ser
vaient de prétexte et en se fixant sur les rivaux eux-mêmes toujours
plus exaspérants, toujours plus exaspérés, mais toujours obsédants,
toujours plus obsédés, toujours plus repoussants et toujours plus
attirants, de ce fait même obstacles et modèles simultanément.
A ce moment, les tendances de tous les mimétismes à se ras
sembler sur un seul et même antagoniste ne trouvent plus d’obstacle.
Si les hommes ne peuvent pas partager les objets qu’ils veulent
posséder, ils peuvent, par contre, partager les ennemis qu’ils veu
lent détruire et le groupe réconcilié a tendance à diviniser la
victime qui les réconcilie. Ce mécanisme est loin d’être absent
de l’Or du Rhin, bien sur, et j’y reviendrai, mais l’oeuvre oui le dé
crit de façon la plus sensationnelle, la plus saisissante avec une
incomparable puissance, c’est le premier des trois drames musicaux,
c’est la Walkyrie.
*
* *
La Walkyrie est entièrement dominée par le thème de la chasse
à l’homme et la poursuite collective.
L’ouverture de la Walkyrie, c’est l’orage qui tombe, cest
le tonnerre de la divinité sans doute, mais écoutez bien et vcus
entendrez les pas d’innombrables chasseurs sur la piste de la Victime,
sur la piste de Siegmund. Vous enterdrez le piétinement d’infati

84
gables, d’implacables poursuivants. Sieqmund, épuisé, s’écroule
au début de la Walkyrie sur le seuil d’une maison. C’est la maison
de Hundina, l’époux de Sieglinde oui se trouve seule à la maison
et oui, prise de pitié donne à boire au malheureux. (Il y a toujours
des filtres chez Wagner, parfois c’est de l’eau, parfois de la ma
ciie.) Hunding n’est pas là, il est parti pour répondre à l’appel
des hommes de son clan et pour participer à la recherche et mise
hors d’état de nuire d’un hors-la—loi. Le voici qui revient bre
douille. Les chasseurs sont arrivés trop tard, l’oiseau s’était
déjà envolé.
Dans la seconde scène, Sieamund raconte à ses deux hôtes
les évènements oui firent de lui le fuyard misérable ou’il est deve
nu. Mais c’est une affaire à nombreux épisodes et on peut se demander
pourquoi personne ne l’a jamais expliouée. Siegmund ne commence pas
par le dernier épisode, celui oui le met à la merci du redoutable
Hunding chez oui il se trouve, il remonte beaucoup plus haut. Il
e toujours été traité de la même façon, partout et toujours il s’est
fait rejeter, il est pourchassé par les meutes féroces, par les
ennemis innombrables attachés à sa perte. Waaner ici fait preuve
d’une insistance oui n’est pas nécessaire au développement du drame.
Le dernier épisode suffirait amplement. Mais il veut nous montrer
en Siegniund l’éternel exilé, l’éternel expulsé voué à une malédiction
simultanément sociale et reliciieuse, puisoue Siegmund est toujours
seul face au plus orand nombre. On retrouve chez Sieomund, bien
sûr et on l’a dit, les traits du héros romantioue et moderne: Il
est le déshérité, l’el desdichado de Nerval, le poète maudit de
Baudelaire et Rimbaud, le bâtard de Sartre -
au
sens littéral puis
ou’il est fils illégitime de père inconnu, Wotan. (On retrouve ici
les échecs et les nomadismes du jeune Wagner.) Siegmund est l’indi
vidu véritablement incapable de communiouer avec la masse oui le
hait. Ses passions mêmes sont antisociales, l’amour du frère et
de la soeur naît sous nos yeux et sous les yeux de Hundino, tout
de suite soupçonneux, tout de suite jaloux. Il reaarde le frère
et la soeur et il dit : “Je vois le même air, le même draqon brillant
I

85
luit dans leurs yeux”. Il est le premier à repérer les juPeaJx. Et
voici comment parle Sieqrnund : “Partout je suis n1éprsé, rnarciué
d’un siane fatal, ce oue je croyais juste, les autres le croyaient
injuste, ce que j’estimais bon, les autres le juceaient uvais”.
Wacner rejoint ici le cercle tout entier dans cett’ opposton de
l’individu et de la foule, du un et du multiple. H est uniaie pour
tant dans le rôle qu’il fait jouer à cette opposition. Il ne se
contente pas d’explorer la subjectivité du gibier, ii ne s’intéresse
pas non plus seulement à des effets de foule spectaculaires comme
Zola, mais s’intéresse à l’interaction du aibier et du chasseur
et cela me paraît tout à fait extraordinaire. Pour s’interroger
sur l’intuition oui gouverne l’art de la Walkyrie, même si Waaner
n’arrive jamais à le formuler complètement, il ne faut pas s’arrêter
- à
mon avis - à la première intervention de BrUnhilde, bien au’elle
soit capitale et j’y reviendrai, mais il faut aller tout de suite
à la grande scène des Walkyries oui suit les scènes de chasse à
l’homme dont je viens de parler, à la grande, à la fameuse chevau
chée.
Il faut voir les Walkyries opérer toutes ensemble, car elles
opèrent toujours toutes ensemble. BrUnhilde, en vérité, n’est plus
là, elle ne reparaît qu’un peu plus tard, mais au début les Walkyries
ne s’en rendent pas compte et nous les voyons jouer le rôle oui
leur est assigné depuis toujours par Wotan, par la nature même du
sacré. Boulez les décrit d’ailleurs admirablement, il e une descrip—
tion très belle où il y a des souvenirs de Rimbaud, “des hyènes
hystériques, dont on ne sait pas si elles rient ou si elles sanolo—
tent, auj flairent le cadavre avec une irrésistible sauvagerie dans
leur joie et leurs fonctions de crocue-mort divin, fournisseur de
la morgue officielle. C’est ainsi cue je vois les Walkyries, glorieu
se chevauchée, fameuse gorgée de poison”. Ce morceau de bravoure,
terrain de contestation dès l’origine, ne pose pas de problème d’exé
cution particulière (rires). Le morceau est superbe avec ses rémini
scences littéraires et la scène de la chevauchée dans la version
Boulez-Chéreau, avec les Walkyries oui tirent des cadavres par les

as et les iambes d’un bout à l’autre de la scène, à mon avis,
est une des réussites de cette mise en scène dont d’autres passaces
me paraissent plus discutables.
Mais les k’alkyries, me semble-t-il, ne peuvent pas se définir
simplement comme des croQue-morts le mot divin, oui est là derriè
re, est très important. D’abord elles participent à la bataille,
elles Sont même chargées toutes ensemble de porter le coup fatal
au guerrier Qu’elles transportent ensuite au Walhalla, la demeure
des dieux, au guerrier désigné depuis toujours, pour festoyer en
compagnié des dieux dans l’égalité parfaite, c’est—à—dire devenu
lui-même dieu.
Les Walkyries sont à la fois celles oui tuent ou oui parti
cipent à la mort du guerrier, en collaboration avec les ennemis
humains, comme les dieux d’Homère dans 1’ Iliade, ou comme les bac
chantes d’Euripicje, et ce sont elles oui divinisent. BrLinhilde,
la préférée de L.’otan, est plus spécialement chargée par lui de super
viser le meurtre collectif de Siegmund - aux mains de Hunding et
de ses guerriers — et de participer activement à cette mort, en
portant elle—même, s’il le faut, Te coup fatal. Transporter au ‘!a—
lhalla n’est pas un geste sans conséquence, ce n’est pas une simple
fonction d’ambulancière, c’est vraiment l’assomption divine, la
transformation en djvjjt. Mais, en outre, les Walkyries insufflent
aux vainqueurs le courage dont ils ont besoin et favorisent l’una—
mité des vainqueurs contre les vaincus.
Il existe donc un rapport ambigu entre les Walkyries unarimes
et l’unanimité de toutes ces chasses à l’homme dont Sieground fut
la victime. Toutes ces vagues humaines qui déferlent dans les deux
premières scènes de la Walkyrie et l’arrivée de la chevauchée de
la Walkyrie au 3ème acte, au fond c’est le Passage au transcendantal.
Il ne faut pas additionner ces hordes comme si on pouvait les placer
sur le même plan, c’est toujours la même d’une certaine façon, mais
elle devient surnaturelle dans le troisième acte. La principale
chasse à l’homme, bien sûr, c’est la dernière, la plus importante,

87
dont on découvre vite uuelie est h même naturellement oue celle
à laquelle Hunding devail participer et à laouelle il n’a pu parti
ciper parce que l’oisedu était parti. Hundinq retrouve chez lui,
à son foyer, tout près de son épouse, au ccPur même de la place, celui
ciuil était allé chercher trop loin et qu’il n’avait pas pu rejoin
dre. Il comprend son erreur tout de suite.
Magnifique dirensftn sinistre de ces premières scènes du
premier acte. Parce cue les lois de l’hospitalité germanique l’exi
gent, il donne à Siegnund une nuit entière sous son toit, nuit d’ail
leurs que Siegmund va bien mettre à profit, comme vous le savez (ri
res) avant le combat singulier oui les opposera tous les deux le
lendemain matin en présence des hommes du camp de Hunding. Hunding
n’est ici que le guerrier qui incarne la troupe tout entière. E3riin-
hilde et les Walkyries doivent donc intervenir contre Siegmund, c’est-
à—dire dans le sens de Hunding et de son clan. Il y a bien là comme
une espèce de renfort et c’est ainsi qu’on lit Homère, les dieux
renforcent le camp qu’ils veulent faire gagner. Mais, à mon avis,
cette lecture horizontale est très mauvaise, c’est une espèce de
positivisme du sacré. Les Walkyries ne sont pas une invention gra
tuite. Elles sont le passage au transcendantal. Pourouoi ? Parce
que le passage au transcendantal s’effectue au sein même de la meute
humaine, sous le poids delequelle ont succombé tous les héros, plus
tard divinisés. Et Wagner le dit. Il y a quelque chose de plus chez
Wagner aue l’habillement mythologioue des amours et des conflits
humains, qu’un nouveau recours à la mythologie. C’est oueloue chose
de très différent de l’exaltation de la subjectivité romantiqu ou
des lubricités du XVIIIème siècle. Il faut regarder de très près
la structure de la chasse à l’homme dans la Walkyrie. Et surtout
d’abord l’immanent. Les Walkyries obéissent au doigt et à l’oeil à Wo
tan. Siegmund lui-même ne veut pas entendre parler de Walhalla,
ça ne l’intéresse pas puisque Siecilinde ne sera pas là. Et ensuite
Briinhilde désobéit aux ordres explicites de Uotan. Elle sauve...
elle joue le même rôle qu’Antigone dans sa tragédie.
Donc, l’unanimité est essentielle à l’oeuvre de mort et à la

88
transfiauration. Même si BrUnhilde est plus spécialement chargée
du passaae de Siecimund d’un monde à l’autre, et si elle vient s’an
noncer à lui (car les Walkyries ne sont perçues par les querriers
au’au moment même de leur mort), elle aqit de concert avec ses soeurs
et c’est bien ce oue l’on voit au cours de 1a fameuse chevauchée.
Ce n’est pas le ncmbre des poursuivants oui compte dans toutes ces
chasses, c’est l’unanimité, c’est le fait oue personne ne s’abstienne
et cette unanimité se retrouve du côté de la chasse terrestre.
Regardez, par exemple, la principale aventure racontée par
Sieumund à Siealinde et à Hundinq, la plus récente, celle oui, par
l’intermédiaire de Hundina se poursuit dans l’opéra lui-même et
oui va provocuer la mort de Siegmund. C1est une aventure oui ressem
ble déjà au contact de Siegmund avec Sieglinde parce ou’il s’agissait
de sauver une femme. Et Siecurund est obligé de tuer le frère de
cette femme. Et alors, aussitôt, cette femme rejoint ses propres
ravisseurs, c’est—à-dire se met dans le camp de ceux oui la pourchas
sent contre Siegmund. Et Sieamund, une autre fois, se retrouve seul.
Autrement dit, Waaner insiste pour nous montrer oue même celle que
Siegmund a essayé de sauver était contre lui. La seule exception
sera, justement, Briinhilde.
[UNANIMITE ET DIVINISATION]
Mais il y a autre chose de plus important, c’est cue pendant
toute sa jeunesse, Sieamund a joué ce jeu de l’expulsion et de la
chasse à l’homme, où il était toujours le aibier avec son père.
Il était le Wiilfinci, le petit loup, et son père était le Wolf, grand
loup. Ce père, bien entendu, c’est Wotan, Wotan comme Sieomund,
Wotan l’expulsé, l’exilé de toujours. Sieamund nous dit au cours
d’une chasse à l’homme particulièrement féroce, vaaue sur vague
d’ennemis subrneraèrent le père, le grand loup, et finalement, de
cette affaire, ne sortit otj’une peau vide de loup, le cadavre divin.
Et je pense aue ceci, il faut le voir, c’est la divinisation de
ri

89
Wotan. Il n’y a pas encore de Walkyries mais cette disparition et
le ciiractère rituel de cette scène, cette peau de loup oui reste
entre les mains des aQresseurs nous font sonoer à un rite sacri—
fic!el. Je pense eue c’est une allusion au devenir—dieu, littérale-.
ment, de celui oui était d’abord Wotan. De même eue Sieqmund devien—
drait dieu s’il acceptait d’aller au Walhalla, Wotan n’est dieu
que pour avoir subi, avant SieQmund, le destin auouel Siecmund est
appelé. Autrement dit, on a bien là le mécanisme du divin.
Et c’est bien parce que l’unanimité fait défaut dans le
cas de Siegmund, parce au’il refuse d’abord le Walhalla, parce qu’en
suite BrUnhilde refuse de suivre les ordres de Wotan eue l’unanimité
est rompue et eue jamais Siegmund ne sera dieu. Avec Siegmund et
Sieglinde, nous passons donc du divin à l’humain, nous accédons,
en principe, à l’humanité proprement dite. Siecifried est un effort
d’ailleurs très ambigu pour incarner cette perfection de l’humanité
mais il n’y arrive pas, à mon avis. Le plus intéressant, je pense,
c’est le geste de BrUnhilde oui défait l’unanimité violente. Et
si vous regardez le geste de la femme oui s’oppose, oui défait le
geste de l’unanimité violente à laauelle elle devait participer,
vous verrez qu’il est déjà présent dans Tannhuser.
Dans la scène dont je vous ai parlé tout à l’heure, où Tann—
huser se met à célébrer Vénus au milieu des chevaliers oui célébrent
l’amour chaste et pur de Wolfram von Eschenbach pour Elisabeth,
Tannhuser se met à chanter Vénus et très vite tous les chevaliers
s’arrêtent et se précipitent sur lui, Tannhauser. utrement dit,
Tannhuser est exactement dans la même situation eue Wotan et Sieg
mund. Mais Elisabeth (oui est au fond la victime, éliminée puis
qu’elle se voit à nouveau remplacée par Vénus) s’interpose exactement
comme BrUnhilde et joue ce rôle oui, dans Tannhauser, est présenté
comme chrétien et marial. Bien sûr, BrUnhilde n’a aucune référence
chrétienne Mais il semble eue, malgré tout, chez Wagner, ce phéno
mène de destruction de la mytholoqie par refus d’un persornaqe,
refus du mi’nétisme violent, est cueinue chose d’essentiel la myt.ho—
loqie se défait 7 partir du mcme9t où cette uranimit se défait.
I

90
Et BrUnhilde défait cette unanimité. Pourauoi ? Parce ou’elle a
pitié de Siegmund, Siegmund oui lui a raconté son histoire. BrUn
hilde part ensuite avec Sieglinde. Wotan lui-même va tuer Sieamund
pour remplacer les Walkyries défaillantes mais Wotan ne suffira
pas à faire de Siegmund un dieu parce mie ce n’est pas Wotan oui
divinise, c’est l’unanimité des Walkyries ou l’L;nanimité dela chasse
à l’homme. Donc Siegmund et Sieqlinde ne sont nue des hommes et
c’est bien pourouoi on passe à l’humanité.
Autrement dit, la mythologie se défait à partir du moment
où un seul personnage ne veut plus de l’unanimité violente et, la
dénonçant, la défait.
D’une certaine manière, on pourrait comparer cela à la scène
de la femme ou’on amène pour la lapider à Jésus et pour le prendre
au piège aussi, où les scribes et les pharisiens, la plaçant bien
au milieu, disent à Jésus “La loi de Moïse nous commande de lapider
tous ensemble cette femme (c’est l’unanimité violente), nue ferais-
tu toi si tu étais à notre place ?“ Alors, vous savez, c’est la
fameuse réponse : “Que celui oui se sente sans péché jette la pre
mière pierre”. Ils arrivent tous mimétiauement unis, ils représentent
l’unité de la communauté, le meurtre de la femme adultère refait
cette unanimité à la facon dont le meurtre de Siegmund referait
la divinité, mais le geste de Jésus a pour rêle de défaire cette
unanimité, qui se défait de façon très différente d’ailleurs, sans
mimétisme, sans contagion , puisnue le texte nous dit de façon adrni
rable “Ils hésitèrent ciuelciue temps, puis l’un après l’autre,
en commençant par le plus vieux, sans rien dire, ils sortirent”.
En commençant par le plus vieux parce nue c’est le plus vieux oui
avait le plus péché (rires). C’est une espèce de naissance de l’in
dividu face au mimétisme dans cette scène ou’on retrouve très puis
samment chez Wagner, mais qui me paraTt d’autant plus essentielle
chez lui ciu’elle n’est pas liée au christianisme mais au savoir
de la mythologie parce nue, ce ou’il y a d’extraordinaire aussi
dans la Walkyrie, c’est nue Wagner comprend fort bien ce uu’il en
est des dieux primitifs, même s’il ne voit peut-être pas tout à

fait le rapport avec la foule.
91
Vous pouvez répondre à ce ou je dis, lorsoue je dis eue
BrUnhilde rompt l’unanimité violente, en disant eue c’est Wotan
lui-même oui la rompt parce eue Wotan est divisé entre sa femme
et sa fille. L’une et l’autre incarnent une moitié de sa volonté,
autrement dit le dieu est double, le dieu est schizophrénioue. Wotan
est le père de Siegmund et Sieglinde, c’est lui oui fournit l’épée,
c’est lui oui favorise les amours incestueuses de ces jeunes amants
mais Fricka vient le trouver, Fricka, la Junon oermaniaue, et elle
lui dit : “Tu es le représentant de la loi et c’est toi oui dois
arrêter et châtier ceci”. Et Wotan est bien obligé de reconnaître
qu’il en est ainsi et il obéit à Fricka. C’est à ce moment-là ou’il
donne à BrUnhilde l’ordre d’agir comme elle le fait. Et,à ce moment-
là, il dit “Je préfère ne pas penser jusou’au bout ce oui se passe
en ce moment et qui se passe en moi, car si je le pensais jusou’au
bout, tout se déferait”. D’une certaine manière, c’est BrUnhilde
qui devient cette autre pensée de Wotan. Cette autre pensée de Wotan
présentée d’une manière moderne, est toujours une espèce de trans
gression puisau’elle est liée à l’inceste. Mais ce eue Wagner voit
magnifiouement, c’est que le dieu mythologioue incarne la transgres
sion, l’inceste, avant d’incarner la loi. Et il n’incarne la loi
que parce qu’il incarne d’abord la transQression. Ce ou’il ne voit
pas, je pense, c’est qu’il l’incarne justement en tant eue victime
de la foule. Il l’incarne en tant eu’il apparaît coupable à cette
foule qui le divinise ensuite en conservant cette culpabilité mais
oui le divinise parce ou’elle, la foule, est réconciliée effecti
vement du fait ou’elle a trouvé le bon coupable et ou’elie n’a eue
ce mimétisme oui maintient la violence et oui passe tout entier
dans la réconciliation contre et autour du dieu. La réconciliation
se fait toujours contre et autour du dieL.. Autrement dit, le dieu
est toujours terrifiant et, bien entendu, c’est une des choses oui
se trouve dans la Walkyrie.
Alors, si vous reqardez, l’union de cs deux choses, le
fait eue B-bnhilde incarne une mnit de .otin, une roitié e ‘a

92
divinité mythologique, c’est-à-dire un de ses aspects contradictoires
dans la Walkyrie, et ou’en même temps Wotan incarne la loi représen
tée par Fricka, vous verrez aue littéralement le ceste de BrUnhilde
contre l’unanimité violente est aussi un devenir explicite de cette
contradiction. Cette révélation du mécanisme mytholooioue, cette
dislocation à proprement perler de la mytholocie est une dislocation
oui, à mon sens, ne s’achève pas complètement, ne se rationalise
pas autant ou’elle pourrait se rationaliser, mais oui malaré tout
atteint des proportions assez extraordinaires et oui me semblent
méconnues par le wagnérisme traditionnel.
*
* *
Le personnaoe de Sieqfried a réellement aueloue chose d’un
peu nazi; le personnaoe de Sieafried ou mêrre celui de rUnhilde,
une certaine BrUnhilde du Crépuscule des Dieux. Le passace à l’homme,
loin d’achever sa déconstruction est une retombée dans la mytholoaie
tout à fait extraordinaire parce au’on va voir fonctionner à nouveau,
dans le Crépuscule des Dieux, beaucoup mieux oue dans la Walkyrie
ou dans l’Or du Rhin, tous les mécanismes oui, en principe, sont
vraiment ébranlés.
Mais là encore, la musioue lie l’unité de tout, parce mie
ce sont partout les mêmes motifs.
Mais je ne veux pas présenter un Wagner oui serait totale
ment, si j’ose dire, “de mon côté” (rires). Puiourd’hui, j’ai pré
senté cet aspect là de Wagner. C’est pourQuoi c’est oueloue chose
d’un peu facile, d’une certaine manière, mais ce oui m’intéresse
c’est vraiment de montrer des textes obscurs ou des passages obscurs
dans le texte, parce oue Waciner est un écrivain. Par exemple, cette
insistance extracrdinaire sur la chasse à l’homme; ou alors aussi
une chose dont je vais dire un mot parce ou’elle est tellement extra
ordinaire : le Tarnhelm.
Le Tarnhelm joue dans le meurtre collectif un rôle inoui
puisQue le meurtre collectif, ‘iraiment fondateur de la mytholonic,

93
dans I’(’rdu Rhin, c’est celui d’Alherich, bien sûr. H fiut prendre
l’or à Alberich pour le donner en rançon aux gént, pour donner
tout cet or en rançon contre Freïa, contre la belle roi, puisqu’ils
veulent la reconquérir. Mais comment vont s’y prendrE cc et Wotan ?
A propos, Loge, c’est la contagion, le dieu du fLu, c’t le miné
tisme aussi et très souvent, vous savez, c’est le rfr:o vpe de voix,
c’est le même acteur qui joue Loge et Mime. Loge est aï niveau des
dieux, il n’est pas tout à fait dieu, il n’est pas tout. à fait démon,
il est archiindifférencié.Il est un dieu avec beaucoup cavenir parce
qu’il a beaucoup de mal en lui. Les Hindous disent cela, seuls les
dieux qui ont de l’avenir sont les dieux oui ont du nal en eux,
les dieux qui sont trop bons deviennent des dieux paresseux, qui
ne font plus rien parce oue n’ayant plus de mal ils n’cnt plus de
vertu terrifiante, sacrificielle et victimaire.
L4otan et Loge descendent donc chez les Niebelungen. Et,
alors là, la ruse de Loge est une ruse bien connue des Français
parce que c’est la ruse d’un des contes de Perrault, c’est la ruse
du Chat Botté avec l’ogre. Loge dit : “Hum, tu as réussi à te forger,
à te faire forger le casque par Mime, cela est vraiment épatant,
montre—nous ce que tu peux faire, etc... Déguise-toi en quelque
chose de vraiment extraordinaire”. Et aussitôt, avec musiaue appro
priée, parce que c’est vraiment l’invention de la nusioue de cinéma
au meilleur sens du terme (rires), Alberich, le petit Alberich
minable, le nain, se transforme en un énorme dragon et !oge et.Wotan
font semblant d’être absolument terrifiés par cette créature ‘mais
Loge, tout de suite après, dit : “Oh, c’est admirable, mais se trans
former en quelque chose de plus gros, finalemert c’cst facile, il
suffit de se gonfler, n’est-ce pas ? C’est la grenouille qui se
fait aussi grosse que le boeuf (rires). Mais tu n’arrverais certai
nement pas à te transformer en quelque chose de tout petit, en
un crapaud, par exemple. Et aussitôt, il se transforme en un crapaud
et Loge et Wotan, sans perdre un instant, mettent la main sur lui,
le ficellent et le transportent avec son or, le Tarnhelm et son
anneau, au Walhalla, chez les dieux et ils remettent l’or à Fasoit et
‘j

Fafner.
94
Si vous regardez d’ailleurs la façon dont l’or est remis
à Fasoit et Fafner, vous verrez oue c’est très significatif. Wagner
modifie un peu un thème mythologique pour retrouver le thème du
renoncement. Et alors, les géants demandent qu’on élève une pile
d’or qui leur permette de ne plus voir Freïa parce Qu’elle est fi
dèle. Ils n’ont besoin de voir ue l’or. Et finalement, on voit
encore l’oeil de FreTa, alors on jette l’anneau et on ne la voit
plus. Mais si vous regardez de près, en fait, cet or empilé sur
Freïa, à mon avis, c’est le mythe de Tarpeia. Lisez le premier livre
de Tite—Live dont Michel Serres est en train de faire un livre.
Lisez le premier livre de Tite-Live, vous verrez que Tarpeia est
unie à deux choses, deux types d’exécution collective, primitive
parce qu’elle réalise l’unanimité collective. La roche tarpéienne,
c’est le condamné qui est jeté dans le vide par personne et par
tout le monde et qui se tue près du Capitole, c’est-à-dire du Walhal
la. Tarpeia, d’autre part, c’est la traitesse à Rome, celle qui
permet à l’armée des Albins d’entrer. Elle a demandé de l’or car
c’est pour de l’or qu’elle trahit. Les Albins, qui la méprisent, en
rentrant par cette porte basse sous les remparts de Rome, chacun
jette en passant son lourd bracelet sur Tarpeia qui peu à peu est
enterrée sous l’or et lapidée littéralement. C’est donc là une autre
scène de meurtre collectif.
Mais je pense aussi que le passage de l’ogre au tout petit
objet (je reviens un peu plus haut) va lancer la métamorphose de
la crise au moment où la convergence se produit sur la victime uni
que. Vous trouverez cela dans toutes les mythologies au moment cru
cial et c’est toujours une métamorphose du sacrifice qui réussit
à résorber une immense monstr’iosité. C’est le contraire, bien sûr,
du génie qui sort de la bouteille et qui finit toujours par y rentrer
(applaudissements).
des questions...
Ecoutez, je vais m’arrêter à, je vais vous laisser poser

Q. Si on suit votre thèse jusqu’au bout, est-ce que l’on pourrait
dire que Wagner est implicitement chrétien dans le sens où
il s’affranchit d’un certain déterminisme sanglant de cette
mythologie indo-européenne ou indo-germanique. Wagner régénére
rait cette mythologie en lui donnant un sens supérieur, un
peu à la manière dont le Christ régénère l’écriture de l’Ancien
Testament.
R.G. Je crois justement que non. Je crois, si vous voulez, que cette
rupture de l’unanimité collective au moment crucial est quelque
chose qui défait littéralement la mythologie. Elle va se refaire
la mythologie, d’accord. Mais, à ce moment-là, il se passe
quelque chose. Et je crois qu’il ne faut pas le mettre en termes
de croyance parce que, bien sûr, Wagner — d’une certaine façon -
est parfois très chrétien, et parfois très païen. Il dit des
tas de choses qui vont dans un sens, il dit des tas de choses
qui vont dans l’autre, et le christianisme de Parsifal est
aussi sacrificiel que possible puisque c’est la lance, c’est
le Graal, puis c’est le christianisme médiéval, et c’est un
effort pour faire la fusion entre la mythologie et le christia
nisme qui précisément ne se fait pas dans Tannhuser, ne se
fait pas dans le Niebelung. Et finalement ne se fait pas non
plus dans Parsifal. Le vrai problème de Wagner, c’est cela.
Et je pense qu’il est déchiré par le contact des deux et que
les plus grands moments, si vous voulez, sont ceux où la Chose
se passe vraiment, en dehors m?me presque de toute allusion
religieuse, comme dans le cas de Biinhilde, au milieu de la
Walkyrie. Alors, cela ne peut pas se mettre en termes de cro
yance, si vous voulez, puisque ce sont les sentiments humains
de Brùnhilde. Mais d’où vient cette humanité ? Pourquoi n’existe
t-elle pas auparavant ? A partir de quel moment les hommes
sont—ils capables de se révolter contre cette unanimité vio
lente ? Il est bien évident que l’on ne peut pas écrire la
létra 1091e dans un un j vers mytholnq i que et nue l’on ne peut pas

96
parler de la contradiction entre le dieu transgresseur et le
dieu qui incarne la loi, bien qu’Euripide arrive presque à en
parler mais la mythologie ne se défait jamais complètement.
Tandis que, dans le cas de Briinhilde, si vous voulez, Waaner
retrouve le mouvement des grands textes chrétiens dont il ne
parle pas.
Q. Oui, c’est pourquoi je dis conception implicite et non expli
cite, c’est—à—dire au fond de la matrice est la même...
R.G. Oui, c’est cela. Ou je dirai qu’il touche en profondeur des
choses qui sont absolument fondamentales pour toute notre so
ciété, qui est dans cette espèce d’hésitation et oui conserve
des éléments sacrificiels, et le contraire aussi, et auj se
trouvent, au fond, dans cette hésitation wagnérienne mais qui
me paraît exprimée là de façon très puissante.
Q. Mais justement, à propos de Briinhilde, de cette réconciliation
du groupe autour d’un symbole féminin qui évacue la violence,
est-ce qu’on ne peut pas dire aue, d’une certaine manière,
BrUnhilde joue ici un peu le rôle de la dame, de la fiancée
céleste...
R.G. Justement pas là. Justerent pas. Parce que ses rapports avec
Siegmund, elle est une étranaère, enfin elle est sa soeurd’une cer
taine façon, puisaue tout le monde est un peu l’enfant de Wotan.
Mais elle n’est pas Sieglinde. Il n’y a pas de rapport éroti—
que entre elle et Siegmund ou l’unité de l’oeuvre denande que ce
rapport érotique soit dans le rapport Siegmund-Sieolinde. Je
pense que très fraopant aussi est le retour de Brinhilde parmi
les Walkyries. Brùnhilde retourne parmi les Walkyries à la fin
de la chevauchée. A la fin de la chevauchée, les Walkyries com
mencent à se dire : “Où est Pssée Elriinhilde ? Où est-elle ? Elle
n’est pas là ? -‘uis et In revient en croupe avec SeqI ind, en—
ceinte do Siogm’snd. Et. alors Waiyrins l’, hésWrI r.re

—---—--
97
Wotan et BrUnhilde. Et elles finissent par entourer BrUnhilde
et la dissimuler, c’est—à-dire faire le contraire. La forme
circulaire est encore là - comme dans beaucoup de mythes de
la mythologie scandinave -
mais
elle n’a plus le sens dumeurtre
collectif, elle a pris un sens inverse. Ce sens inverse, à mon
avis, dans la mythologie scandinave existe mais n’a pas un sens
chrétien. Ce n’est pas vraiment la pitié, ce sont toujours les
combinaisons diverses, tandis que là, je pense, l’aspect bib1i—
qLe est indubitable.
Q. Nietzsche a pu parler de la Naissance de la Tragédie avec Apol
lon d’un côté, Dionysos de l’autre...
R.G. Mais je pense que d’une certaine manière, Wagner c’est beaucoup
mieux que la Naissance de la Tragédie dans la mesure où la Nais
sance de la Tragédie pose deux oppositions. Il y a les gens
qui comprennent Ta mythologie, c’est le dionysiaque et il •y a
les gens qui ne la comprennent pas ou oui ne connaissent Qu’une
mythologie morte et c’est l’apollinien. Ce n’est pas tout à
fait faux. Mais, ce que nous voyons dans Wagner, justement,
c’est l’apollinien se transformant en dionysiaoue et le diony
siaque retournant à l’apollinien, tout ceci justement par le
jeu du meurtre collectif. C’est ce jeu là auj disparaît. Donc
l’éternel retour, si vous voulez, du Crépuscule des Dieux n’est
plus un éternel retour parce qu’on entre dans un univers où
l’acte libre de Bri.inhilde ouvre...
C’est pourquoi le symbole du Crépuscule des Dieux est si puis
sant. Parce que, si vous voulez, l’univers où l’on peut tout
gagner est aussi l’univers où l’on peut tout perdre vraiment.
Sans l’embrasement final dans le Crépuscule des Dieux, il y
a une espèce d’hésitation entre les cycles scandinaves (oui
ressemblent aux cycles hindous et oui ressemblent, bien sur,
à l’éternel retour de Nietzsche) et, d’une certaine menière , la
fin du monde, de l’univers créé et détruit, histoire avec une

98
trajectoire unique. Alors, si vous voulez, il y a ces deux for
mes qui se combattent là-dedans. Alors oue Nietzsche choisit
vraiment le retour à la mythologie et l’éternel retour, Waqner,
à mon avis, parle plus puissament de notre temps en montrant
cette hésitation et son impossibilité d’être nietzschéen dont
je voudrais vous parler la semaine prochaine, en montrant que
le seul vrai nietzschéen, celui qui n’a pu l’être du tout, c’est
Nietzsche lui-même Qui est devenu fou. Et cette folie, en quel
que sorte, est inscrite dans l’oeuvre et dans sa volonté de puis
sance.
Je crois que l’on ne peut pas placer Wagner dans une perspective
philosophioue. Ou on rie peut pas le placer dans une perspective
philosophioue antique. Il y a soit l’immobilité, soit le mouve
ment perpétuel, soit les idées platoniciennes, n’est—ce pas,
mais je pense que Wagner c’est essentiellement cette instabilité
entre une vision radicalement judéo-chrétienne et une vision
mythologique. Et, pour moi, la philosophie évidemment serait
toujours un peu du c6té mythologique. Nietzsche a vu énornment
de choses pour la mythologie mais il à voulu auand même en sup
primer le tragique. Alors, bien évidemment, la victime
il y à un élément de jeu, mais c’est un jeu sinistre, justement
ce jeu dont BrUnhilde ne veut pas. Il y a toute une part de
Wagner qui ne voit pas dans la mythologie un jeu mais Gui voit
la violence. Et, à ce sujet, à mon avis, il faut citer ici jus
tement le plus grand texte qui ait jamais été écrit sur Wagtier.
J’ai dit du mal de l’attitude de Wagner vis—à-vis de a France
mais maintenant je vais dire du bien et poser une Guestion.
Parce que je voudrais lire le passage du texte de Baudelaire
sur Wagner. Baudelaire n’a jamais vu la Tétraloqie, Baudelaire
n’a jamais vu Tannhuser. Mais il à parlé du Venusberg de façon
très profonde en disant : le Venusherg, ça n’est plus d tout
la mythologie à laquelle nous sommes habitués en Fràncp, la
mythologie classique. Ce n’est pas du tout Li mythologie nue
les rnodern-’s ont ressuscitée et qui paraît aiubie, mais il dit:

‘ç
99
“Dès qu’on voit apparaitre le Venushera, c’est le plaisir mais
on entend aussi les cris des victimes, les chuchotements des
martyrs, etc... Il y a une vision incroyable, ii y a deux ou
trois phrases de Baudelaire saisissantes sur le rôle de la vio
lence chez Wagner et de la pitié oui est précisément ce dont
on veut le plus souvent amputer Wagner. Alors, je pense aue
là je choisis Baudelaire en particulier contre Mallarmé. Il
faut le lire, c’est le grand article de Baudelaire sur Tanrihadser
et, d’une certaine façon, je placerai mon texte sous le signe
de cet article plutôt que d’autre chose. Alors, évidemment,
c’est vraiment la double postulation baudelairienne envers Sa—
tan et envers Dieu. C’est très baudelairien : “Où donc le maî
tre a—t—il puisé ce chant curieux de la chair, cette connais
sance absolue de la partie diabolique de l’homme. Dès les pre
mières mesures, les nerfs vivent à l’unisson de la mélodie”,
etc... Il reconnaît subitement une moitié de lui—même, “aux
titillations sataniques d’un vague amour succèdent bientôt des
entraînements, des éblouissements, des cris de victoire, des
gémissements de gratitude et puis des hurlements de férocité,
des reproches de victimes et des hosanna impies des sacrifica
teurs”. Le sacHfice est là. C’est le seul des écrivains du
XtXème siècle parlant sur Wagner oui ait dit çà. “Comme si la
barbarie devait toujours prendre sa place dans le drame de l’a
mour” -
ce
qui est radicalement baudelairien, bien sûr, et très
contraire à notre propre idéologie mais qui parait beaucoup
plus proche du vrai Wagner -
“et
la jouissance charnefle con
duite par une logioue satanioue et inéluctable” —
vraiment L.r” -
“aux
ça,
c’est
dlices di: crime. Ouand le thème
religieux, faisant invasion travers le mal déchaîné, vient
peu à peu rétablir l’ordre et reprendre l’ascendant, auand il
se dresse de nouveau, avec toute sa sol ide beauté, au—dessus
du chaos de voluptés agonisantes, toute I ‘mo éprouve comme
in rafraîchissement”, etc...
t n texte de Baiidolair’ e’;t. inc (le’; e,proc.,ions lis plus

100
fortes d’ailleurs de la vision haudelairjenne de
des
1
Fleurs
vision
du Mal, mais - à mon avis - c’est plus
Wagner proche
que tout
de
ce que l’on a dit sur Wagner depuis.

101
ANNEXE
EXTRAIT DE L’ARTICLE RICHARD WAGNER ET TANNHAUSER A PARIS
“Dans l’ouverture de Jannhuser, dans la lutte des deux
principes contraires, il ne s’est pas montré moins subtil ni
moins puissant. Où dont le maître a-t-il puisé ce chant furieux
de la chair, cette connaissance absolue de la partie diabolique
de l’homme ? Dès les premières mesures, les nerfs vivent à l’u
nisson de la mélodie; toute chair qui se souvient se met à trem
bler. Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis,
il reconnaît subitement la moitié de lui—même. Aux titillations
sataniques d’un vaque amour succèdent bientôt des entraînements,
des éblouissements, des: cris de victoire, des gémissements de
gratitude, et puis des hurlements de férocité, des reproches
de victimes et des hosanna impies de sacrificateurs, comme si
la barbarie devait, toujours prendre sa place dans le drame de
l’amour, et la jouissance charnelle conduire, par une logique
satanique inéluctable, aux délices du crime. Quand le thème
religieux, faisant invasion à travers le mal déchaîné, vient
peu à peu rétablir l’ordre et reprendre l’ascendant, cuand il
se dresse de nouveau, avec toute sa solide beauté, au-dessus
du chaos de voluptés agonisantes, tcute l’âme éprouve comme
un rafraîchissement, une béatitute de rédemption; sentiment
ineffable qui se reproduira au conrrencemont du deuxième tableau,
quand Tannhuser, échappé de la grotte de Vénus, se retrouvera
dans la vie véritable, entre le son religieux des cloches na
tales, la chanson naiie du pâtre, l’hymne des pèlerins et 13
croix plantée sur la route, emblème de toutes ces croix aii’il
faut traîner sur toutes les routes. Dans ce dernier cas, il
y a une puissance de contraste oui agit irrésistiblement sur
l’esprit et: qui fait penser la manière large et ise de Sha
kespeare. fout i 1’ heurn, nous ét ions (3nS les profondeurs
! terre (Vénus, comm nous 1 vuns d t. hbi te i -ès de l’en-

102
fer), respirant une atmosphère parfumée, mais étouffante, éclai
rée par une lumière rose qui ne venait pas du soleil; nous é- J
tions semblables au chevelier Tannhuser lui—même oui — saturé
de délices énervants — aspire la douleur ! cri sublime cue
tous les critiaues jurés admireraient dans Corneille, mais qu’eu- j
cun voudra peut—être voir dans Waqner”.
Baudelaire (18 mars 1961)
J

Argument
APROPOSDE F1JRY (FritzLang:1936)
François Velde
Joe Wilson, citoyen honnête, travailleur et respectueux de la loi, doit quitter
sa fiancée pour travailler et gagner assez d’argent, afin de l’épouser. Après cette
séparation, il doit enfin la retrouver. Mais en route, il traverse une région où s’est
récemment produit un kidnapping. Il est intercepté et interrogé par le shériff;
quelques hasards malheureux (on sait qu’un kidnappeur mange des cacahouètes
salées, habitude qu’à Joe ; un billet de banque trouvé en sa posséssion provient de
l’argent de la rançon) et le voici emprisonné dans la petite ville.
La rumeur se répand comme une tramée de poudre; convaincue que l’on
tient un des ravisseurs, une foule se forme et se rassemble devant la prison, et,
malgré le shériff et ses hommes, prend la prison d’assaut et y met le feu. Katherine,
la fiancée de Joe, arrivée à ce moment l’aperçoit dans les flammes et s’évanouit.
Les frères de Joe sont résolus à le venger : mais le voici qui réapparait
chez eux, et les décide à traîner en justice les meneurs, tandis que lui-môme reste
caché. y compris de sa fiancée. Le procès se déroule : Joe fournit même un indice à
charge, Katherine témoigne : mais la décision finale est emportée par la
projection d’actualités filmées lors du lynchage. Les accusés sont condamnés: à. ce
moment Joe fait irruption dans la salle - poussé par le remords et par Katherine
qui l’a retrouvé, il vient innocenter les meneurs.

104
L’assemblage de remarques qui constitue ce texte ne saurait connaitre
d’autre raison que la chronologie du film: nous nous y tiendrons, par commodité
et à défaut d’autre logique.
II existe une scission très nette è. l’intérieur du film entre la première
partie, exposé dramatique de l’événement (dont nous explorerons la structure): il
culmine et. s’achève sur la prison en flammes et la dispersion de la foule par la
Garde Nationale ; et la. deuxième, qui présente le procès, autre événement,
conséquence et symétrique du premier mais dans un autre ordre.
L’engrenage
Il est notoire qu’un thème récurrent du cinéma langien est la culpabilité.
En foccurence, elle s’abat sur un homme. Joe Wilson (nom américain
parfaitement banal) que les premiers moments du film présentent comme
l’homme citoyen le plus exemplaire : membre d’une société urbaine et paisible, il
participe de son “éthique du travail”, y trouvant justification, accomplissement,
mérite : l’honnêteté fonde sa vision des choses comme le travail et ses fruits vont
fonder sa vie avec Katherine. L’image est parfaite, évidemment trop pour ne
pas être rapidement et radicalement bouleversée., mais (nous le verrons)
l’environnement de cet honnête homme ne sera pas seul modifié.
a) Le lieu
Le préliminaire à. l’apparition de cette culpabilité est net: Joe quitte le
lieu qui lui est familier et oû il est connu, et arrive dans une région qui lui est
inconnue : région non plus urbaine et fortement policée, mais rurale, peuplée de
country-people. Il eût été impossible de placer le lynchage dans une grande
ville, et l’appariton de ce phénomène exigeait le cadre particulier d’une petite
ville. Néanmoins la population est suffisante pour fournir une foule puissante;
d’autre part, le sens de la communauté est assez fort pour que Joe y soit un
étranger, et donc un agresseur potentiel. Le réseau d’accointances, de voisinages de
clientèles est donc suffisamment dense pour que les rumeurs y soient
propagées et amplifiées avec une grande célérité : mais la taille restreinte et la
clôture du lieu créent réflexions, superpositions et résonances : un seuil critique

1051
d’excitation est vite atteint. Par ailleurs. les rapports entre les habitants sont plus
affectifs que fonctionnels : de sorte que la force coercitive de la loi exterjeure,
d’Etat ou fédérale, y est moins effective que la force intégrée en chacun de la
loi du clan (un rapprochement est possible avec le dernier film de M. Scorcese,
Mter fours, qui, bien que situé à New-York, est circonscrit à un neighbourhood
soumis à une agression extérieure de cambriolages, et où le héros poursuivi par la
foule est un étranger).
Le hasard se contente d’aligner deux détails: les cacahouètes et le billet de
banque; deux points suffisent pour tracer une droite ; pour placer Joe, devenu
suspect, en garde à vue. Joe est happé par un engrenage, non pas en raison d’un
destin acharné, mais parce que deux mécanismes essentiels sont déjà en place, qui
ne nécessitent qu’une faible impulsion pour se déclencher.
b) soupçon et calomnie
Le soupçon, d’abord : il doit, pour germer, pouvoir se fonder sur des
conjonctions , si faibles soient-elles, de circonstances. Mais elles ne doivent pas être
suffisantes pour établir irrévocablement la culpabilité: l’insuffisance de la preuve
laisse la place à l’imagination pour qu’elle se déploie, s’amplifie, revienne sur les
indices et les déforme afin de les porter à la mesure de sa propre ampleur. Car
sur les indices réels s’échafaudent des représentations disproportionnées qui,
par cohérence, doivent modifier leur propre origine : un travail d’exagération
s’établit alors, qui ne demande plus rien au réel pour se renforcer soi-même : cas
exemplaire de boucle d’auto-renforcement, oû une simple amorce, quelle qu’elle
soit, suffit à enclencher le processus circulaire.
Ce phénomène, qu’illustra Shakespeare, dispose ici non pas de la seule
imagination passionnée d’un seul homme torturé par la jalousie, mais de l’espace
agrandi que constitue l’ensemble des consciences, partageant déjà une même
préoccupation (celle du récent kidnapping, crime assez fréquent et
particulièrement choquant -
qu’on
songe au rapt du fils de Lindbergh en 1932):
un espace collectif, fondé sur l’intersection de toutes les indignations, lieu
privilégié où sera actualisée la structure de la foule selon un schéma analogue
d’auto-renforcement, et qui formera sa “conscience” de foule, rudimentaire mais
très motrice.

Un autre schéma, que nous empruntons è Tricaud (voir son livre
L’accusation) permet de rendre compte du processus: une phrase d’un boutiquier
est significative, qui affirme :“ People dont land in jail if they’re innocent”.
L’emprisonnement, ambigu parce qu’il est tantôt punitif et parfois préventif, est
infâmant de par la confusion de ses deux valeurs possibles. Un enchatnement
contraire à la logique du droit mène du châtiment (ou de ce qui est perçu comme
tel) à la culpabilité, et donc à. l’acte coupable initial, qui est ainsi reconstitué et
prouvé. S’il est en prison, Joe est coupable de ce pour quoi on l’a incarcéré, et il a
donc effectivement participé au rapt. Le châtiment, dans la forme de la malédiction
qui est ici illustrée, n’est que la manifestation de la faute, et non sa conséquence
juridique.
Il est clair que les deux schémas, le soupçon et la malédiction, se corroborent
et se corrèlent. La petite ville est à présent persuadée qu’un kidnappeur est entre
ses mains.
c) genèse de la foule
Cette conviction commune suscite la foule. Le film de Fritz Lang apporte une
étonnante illustration de la figure du point fixe endogène, par lequel un groupe
se crée à lui-même un point qu’il s’imagine transcendant. La population s’est créé
un coupable, qu’il importe désormais de châtier, mieux que par la prison : ce point
où convergent les individus a été créé par leur ensemble pendant qu’ils ont en
commun la pensée du rapt qui a agité les esprits ces derniers jours : mais tandis
qu’auparavant chacun pouvait commenter à loisir, exprimer des opinions
divergentes ou se cantonner dans l’incertitude, tous ont à présent la même
représentation, exclusive de toute autre : le coupable est Joe Wilson. 11 a acquis assez
de puissance pour mobiliser tous les habitants, de tous âges et des deux sexes, et
occulter toute autre notion ; parce que le seul fait que tous les autres habitants
s’accordent sur cette représentation oblige chacun à. considérer qu’elle est d’une
importance essentielle et supérieure à l’individu : chacun, habité par cette fiction
de la collectivité qui le dépasse, ne peut plus se limiter â être un individu
indépendant et doit s’y consacrer entièrement: les habitants, croyant s’élever
au-dessus de leur individualité locale et limitée, se sont tous réduits à une
convergence obsessionnelle. On voit ainsi une foule se former en créant un point

fixe qu’elle s’imagine extérieur -
la
culpabilité de Joe est, croit-elle, un fait avéré -
et qui la constitue en tant que foule habitée par une seule représentation.
Ici encore, l’auto-renforcement est patent: chaque obstacle que rencontre la
foule excite son ardeur : que ce soit le shériff qui refuse de livrer Joe, ou la porte de la
prison barricadée qu’il faut. enfoncer, ou les barreaux qui protègent. Joe et poussent
la foule à mettre le feu à la prison. Il ne s’agit pas seulement d’une exaspération : la
résistance rencontrée dans la poursuite du but renforce la représentation qui
l’anime, car elle confirme à la conscience collective la “réalité” de son idée, et donc
- puisque
cette idée constitue la. foule - elle accroît la réalité de cette dernière. Joé
Wilson, derrière les murs de sa prison, n’est jamais visible pour la foule, sauf aux
derniers moments de l’incendie : la réalité de l’être qui est le point coïncidant’ du
point fixe importe peu sa. qualité est topologique et non intrinsèque. La foule
cherche moins Joe Vilson que le criminel qu’elle s’est inventée; qu’il soit vraiment
mort ou vivant n’a que peu de rapport avec l’existence ou la non-existence de la foule;
ce découplage est essentiel, car il permet structurellement la dissolution de la foule et
la fuite (cachée ) de Joe - Lang n’a pas à. montrer cette fuite, et n’a aucun intérêt
dramatique à. le faire.
Signalons, avant d’aborder le second moment du film, que le spectateur, livré
au cinéaste, n’apprend pas tout de suite la. fuite de Joe : le temps nécessaire est laissé à
l’indignation et la colère impuissante du spectateur; ce point est important.
La métamorphose du juste
Lorsque Joe Wilson réapparaît, c’est un autre homme. Nous avons pris soin
d’avertir le lecteur que la situation trop sereine des premières images allait être
radicalement transformée : d’abord par le passage d’un monde policé, ivtZô justice for
an où l’éthique américaine est efficace, à, un autre monde, non moins humain
On distingue en géométrie, par exemple dans le cas d’un disque roulant sur le sol,
entre le point de contact sol-disque, à tout moment ; et le point matériel (élément du
disque), qui est à un moment donné tangent au sol, et occupe ce point de contact,
appelé le point coincàh,nI.

108
pourtant, celui de la violence. Les conséquences morales de ce changement sont
soulignées â, plusieurs reprises par Joe lui-môme, tant à. sa première réapparition
devant ses frères qu’a sa seconde devant le tribunal, dans de virulentes professions de
perte de foi : s’il revient dans le monde et dans la société (il serait intenable pour lui
de rester officiellement mort, changer d’identité et recommencer sa vie), c’est sans
illusion, amer et détrompé.
Et c’est le deuxième aspect de cette transformation, interne au personnage : on
retrouve un homme meurtri, mutilé de sa confiance en la société et la justice, prêt
justement de par ce cynisme acquis à user du cadre légal en le pervertissant; il va
désormais chercher à faire condamner les meneurs de la foule pour un crime qui, 4
j!ç, n’a pas été commis. Une symétrie est esquissée , entre la passion acharnée et
aveugle de la foule, et celle de Joe Wilson lorsqu’il écoute le procès à la radio. Comme
l’en accusera Katherine, il tente lui-môme de lyncher les vingt deux accusés, avec
une ardeur et une délectation que renouvellent les obstacles. 11 y a bien sûr
beaucoup plus de dissymétrie : II use de l’appareil légal, perversement mais
scrupuleusement; et il est seul.
Ce personnage métamorphosé, vengeur implacable de son propre meurtre, n’a
pas pour autant perdu son capital de sympathie auprès du spectateur. Nous avons
nous-mêmes, spectateurs, été indignés par la scène du lynchage ; la victime, homme
estimable et sympathique, nous l’avons crue morte - nous avons ressenti pitié et
compassion pour la malheureuse Katherine, nous avons partagé la rage impuissante
de ses deux frères (rage que Katherine avouera avoir préssentie) . Et voici que
justice peut se faire, vengeance s’accomplir, et les monstres ne resteront pas impunis:
quel spectateur pourrait nier qu’il jubile en ce moment précis, et ressent lui aussi
cette soif de vengeance ? Le piège de Fritz Lang s parfaitement fonctionné : nous
sommes prisonniers de notre propre passion, et prêts è cautionner, encourager,
approuver une injustice d’autant plus pernicieuse qu’elle prend la forme de la justice.
Le vice de forme
II est juridiquement inconstestable qu’il s’agit d’une injustice a prendre s
choses telles qu’elles sont, Joe veut faire pendre ou électrocuter vingt-deux personnes
pour un meurtre qui n’a pas été commis. Le spectateur est assez pris dans son système

109
de représentations, comme la foule, pour vouloir répliquer : “Qu’importe ? ils ont agi
en croyant commettre un meurtre, Que, par un hasard qui leur échappe et dont ils
étaient inconscients, ce meurtre n’ait pas réellement été commis n’enlève rien à leur
culpabilité, en tant qu’eUe procède dune action délibérement et consciemment
choisie et menée”. Mais la justice ne s’occupe pas d’intentions, si affichées soient -
elles ; elle ne peut sans abus juger que des faits: le meurtre n’ayant pas eu lieu, il
n’est pas question de juger pour lynchage. Le spectateur s’indigne (le piège de Fritz
Lang a ceci d’admirable que tout ce dialogue se déroule dans l’esprit du spectateur
embarrassé ) : ‘Et leur épouvantable bestialité, leur fureur meurtrière restera-t-elle
impunie ?“. Mais qui peut exécuter un homme pour sa nature, son caractère ou un
moment d’abérration ? La position de Joé est juridiquement, sinon émotionnellement
intenable. Et son choix pervers d’une voie légale pour réaliser sa vengeance, qui lui
permet de se placer hors du droit (une vengeance privée au 22 long rifle l’aurait
rendu au moins aussi criminel que ses victimes), l’est autant.
Il existe un autre motif pour lequel Joe est dans le tort: c’est une foule qui a
voulu le lyncher, et non une somme d’individus. Or ceux auxquels il s’attaque, ces
vingt-deux accusés, ne sont qu’une telle somme. Ils sont, à. un moment précis,
entrés dans la composition d’un être monstrueux qui seul serait le coupable du
lynchage: mais, hors de la fuiyde cette nuit-là, ce sont des individus - et l’arbitraire
du nombre vingt-deux, sur lequel insiste le film, est l’expression arithmétique de
ce sophisme. Une foule est une, et ne peut agir qu’à. cette condition. La réduire è un
nombre d’ailleurs impossible à. établir est une erreur : aucun des vingt-deux accusés
ne recèle cette foule, qui s’est dissoute avec son point fixe constitutif (d’où la.
tentation pour l’éxégète de faire intervenir le destin). Chercher à. déterminer les
meneurs pour les désigner comme responsables des actes de cette foule ne devrait
logiquement conduire qu’à Joe, ou plutôt ce Joe coupable qui exista dans
l’éphémère conscience collective. Le droit, qui par la médiation du discours
permet de saisir des individus, est par contre impuissant face è cette aberration
fugitive dont les causes sont hors de son champ et la culpabilité bien difficile à.
définir.
il est net quejy pose un problème complexe, d’une inaltérable actualité.
La seule indignation morale que le spectateur ne peut réprimer complètement
suffirait à indiquer l’insuffisance de notre conclusion. Le premier argument,
selon lequel l’absence de meurtre réel annule la culpabilité des lyncheurs, permet
.1

11 Qi I
de révéler le deuxième argument, qui correspond ê la nature profondedela foute, et
échappe è la contingence de l’intrigue si les lyncheurs ne peuvent être accusés,
c’est moins par absence de crime (élément spécifique au scénario de ce film), que
parce qu’ils ne représentent pas, en tant qu’individus, la foule entière. Faut-il,
dans tous les cas, se résigner è une amnistie collective? Pour prendre un exemple
d’une grande facilité mais d’une moins grande efficacité si Hitler et ses
compagnons ne sont qu’un exemple de figure similaire au point fixe endogène,
et si l’Allemagne entre 1933 et 1945 n’est alors qu’une forme de foule, que vaut le
procès de Nuremberg, outre l’assouvissement d’une vengeance et, accessoirement,
la désignation sans équivoque des damnés, selon la justice du vainqueur? La
responsabilité collective du peuple, voire de la culture allemande, notion encore
vivace chez certains, n’aurait aucun fondement, Est-il possible d’évacuer ainsi la
question ? Prudents, nous ne saurions fournir de réponse; mais du moins
paraît-il intéressant d’indiquer quelques conséquences morales dûes a un
modèle formel d’analyse des phénomènes collectifs,
Epiménide le cinéaste
Nous concluerons par une remarque supplémentaire, qui touche è la vaste
problématique de l’auto-référence;
Une particularité de Furv est l’emploi, au cours du procès, des actualités
filmées au cours du lynchage. Rappelons que l’emploi de films et d’enregistrements
comme preuves n’atait pas autorisé è l’époque -
il
est aujourd’hui laissé ê
l’appréciation du juge. Le film a montré les prises de vue lors de la scène du
lynchage : on voit des reporters installés è un balcon, filmant avec une joie
toute journalistique l’émeute qui se déroule en contrebas, A un moment, on les
voit même contraints de changer de bobine et de recharger la caméra; il est ainsi
explicite que ce tournage ne peut saisir dans le temps qu’une partie de
l’évènement. Le confinement apparent des reporters à leur balcon suggère de plus
le même caractère lacunaire dans l’espace.
Au cours du procès, la mort de Joo a finalement Ôté établie il reste
cependant à prouver que les accusés participaient effectivement au
lynchage. Or. ils ont tous des alibis que rien n’a jusqu’ici entamé. Le procureur

111
demande alors, et obtient, la permission Ie projeter dans le tribunal les actualités
en question un plan saisissant montre l’appareil de projection faisant face au
spectateur du film, tous les acteurs dans la salle tournés vers l’écran sur lequel
seront projetées les images écran qui est, par une symétrie de miroir, celui que
le spectateur regarde. Le film s’identifie aux actualités à travers un miroir. Car
les images qui sont alors montrées au tribunal sont celles que le spectateur a
déjà vues (leurs cadrages n’auraient pu être effectués par les reporters
contre-plongées, plans rapprochés sur certains personnages, etc..,), celles qui lui
tenaient lieu de réalité indubitable. Le filin se réfère à lui-même, seul détenteur de
la vérité, pour établir cette vérité : pour prouver que les accusés étaient au
lynchage, il se projette pour lui-même dans un miroir et se montre à lui-même La
particularité de Limage filmée, qui rend immédiatement présent le passé, permet
au film de se boucler momentanément sur lui-même (je serais tenté par le
miroir de dire en anneau de Mobius : le film se boucle grâce à une distorsion, une
inversion visuelle ; par opposition à un film circulaire dont l’intrigue, ou un
flash-back, effectuerait la boucle). Imaginons l’espace fictionnel irrémédiablement
tronqué, ou délimité, par un plan vertical (une pièce carrée dont un des murs
est. absent, comme une scène de théâtre): ce plan est celui de l’image, la fenêtre
grâce à. laquelle le spectateur peut voir. Fritz Lang remplace dans cet espace le
plan par un miroir : le film se clôt alors parfaitement. Du point de vue du
spectateur, cette figure peut être appelée mise en abyme. encore que d’un type
particulier : la narration se contient elle-même, non seulement totalement (l’image
reflétée coïncide parfaitement avec l’image du film), mais de plus consciemment
(toute l’intrigue y est suspendue, tous les acteurs observent) : le film se regarde.
Non seulement il se regarde, il se juge. Nous avons signalé que le film
indique nettement l’aspect fragmentaire des actualités par rapport à. lévènement:
puis il s’identifie entièrement à elles. Or, à. quoi parviennent ces images ? A
prouver la culpabilité des accusés. Le coup de théâtre final les disculpe : les images
ont menti. Techniquement, il est vrai, elles ne furent citées au procès que pour
prouver la présence et la participation des accusés au lynchage: mais le fait est
tout d’abord, qu’elles parviennent à prouver, même indirectement . un mensonge;
et, de plus, le film nous avait déjà. menti en nous faisant croire à la mort de Joe,
à présent, le film se ment., et montre, à nous autant qu’à lui-même, son mensonge.
:1

Comment un tel mensonge est-il possible 7 11 tient aux lois propres du cinéma de
fiction, qui identifie par définition énoncé et énonciation dans l’image : il lui est
possible de choisir le mode d’énonciation et par conséquent de dissimuler l’énoncé
(dans la mesure où le spectateur construira spontanément une cohérence des faits:
l’ambiguité des images permet alors au film de construire une autre cohérence,
différente et secrète), c’est-a-dire mentir. La règle du jeu établie veut que le
spectateur accepte pour vérité l’image, et une trop grande fréquentation de
cinéastes honnêtes nous indujt â confondre vérité pure de l’image avec la
représentation que nous en déduisons. Ainsi, dans Furv. croit-on que Joe est mort
parce qu’on nous a montré les flammes, et que rien dans l’image ne suggérait
l’évasion : si elle n’est pas montrée, nous ne la supposons pas. (Cette confusion
opérée par le spectateur est illustrée par le film Stagefrigbt de Hitchcock : le
crime ne nous est connu que par le récit d’un protagoniste, a priori sujet à,
caution; mais ce récit prend la forme d’un flash-back, nous l’acceptons comme
vérité parce que l’image énonce le récit).
Comme dans le Sorcier ajourné de J. L. Borges, mais avec une prouesse
formelle supplémentaire, le récit ment, puis se regarde mentir et se prononce
menteur, Le spectateur accorde au film le pouvoir de créer un monde, et sans le
savoir s’en remet à, lui pour son énonciation. Mais le spectateur qui veut prendre
pour vrai tout ce qui lui est montré par l’image, est. ici obligé d’admettre que le
film peut le tromper ; le procédé est souvent employé , mais Fritz Lang a ici
élaboré un Epiménide qui dit: “je mens”. Il est permis de se demander si le film
ment vraiment : quelques instants de réflexion révèlent la complexité de la
question.
—

• • •• ‘ •asa —e——- itt .1
1Ième PARTIE

LA RECIPROCITE VINDICATOIRE:
Contrjbution â, l’étude des modèles formels
de la philosophie sociale et politique
Raymond Verdier
La vengeance, notion complexe, valeur controversée, sans repère où la situer,
ce qui explique qu’on en ait fait le “propre des peuples sauvages” (Grotius), des
“peuples du Septentrion et du Midi”, qui “d’une impétuosité brutale, emploient tout
leurespritasoûler leursvengeances” (J. Bodin).
Il n’y avait qu’un pas à. franchir pour que nos pénalistes en aient fait une
pratique illicite, en marge de la juridicité ; la refoulant en deça de notre humanité, ils
en ont fait une notion repoussoir du droit pénal comme d’autres en ont fait le lot de
ceux qui n’ont pas d’autonomie et de conscience propre, à. savoir le fou, l’enfant, la
femme...
Son refoulement va aller de pair avec le développement de l’idéologie
progressiste de la peine dont on va opposer la rationalité à. l’irrationalité de la
vengeance, trait pour trait.
Alors que la vengeance est aveugle et indéterminée, la peine frappe le coupable
selon la gravité de sa faute ; la vengeance, dit-on, enferme dans le cercle vicieux de la
violence destructrice et relance indéfiniment le cycle de violences par la contagion
mimétique ; elle est ainsi infinie et démesurée, alors que la peine protège au contraire
des individus dangereux.

116
La vengeance enfin n’a d’autre issue que l’impasse de la violence où elle
enferme ses protagonistes, elle est intransigeante et fatale, alors que, par ses organes,
la peine peut renoncer à eflemême, atténuer sa rigueur (le juge), excuser la faute (la,
loj), absoudre le condamné (le prince).
L’on comprend dès lors que la vengeance soit l’un des ressorts tragiques les plus
puissants et qu’elle puisse devenir un impératif incontournable qui rende fous les
héros qu’elle possède.
Dès qu’il est revêtu du deuil, Hamiet, le prince doux et pacifique, est. habité d’une
force dangereuse et devient le double de celui qu’il doit venger il est désormais
condamné à errer dans un monde à, l’envers, sur un promontoire aride, où le temps est
détraqué. Tenté par le suicide, il sera finalement poussé à la folie meurtrière quand
l’esprit de son père le rappelle à l’ordre et vient une nouvelle fois aiguiser sa volonté.
Evoquons encore cette autre grande figure fascinante de la vengeance. Médée,
la Barbare venue d’ailleurs, l’épouse outragée et la femme abandonnée, qui, pour
priver son époux parjure de sa postérité, devient meurtrière de sa propre chair en
immolant ses enfants.
On conçoit dès lors que le phénomène devienne à ce point vital et omniprésent
que certaines sociétés l’attribuent non seulement à leurs morts, â leurs dieux, mais à
leurs animaux et à tout ce qui vit (Inde Brahmanique).
Nous nous sommes jusqu’ici placés sur le registre psychologique et subjectif du
vindicatif, celui que notre société étatique moderne a précisément privilégié en
privatisant la vengeance, en la désocialjsa.nt. et la déritualisant. A l’autre extrémité, le
registre vindicatoire circonscrit des unités échangistes de violences entre
partenaires adverses et rivaux, et définit un type particulier de relations médianes
entre le dedans et le dehors.
Avec le registre sociologique de la vengeance, on passe du simple désir
individuel de vengeance, tel qu’on le trouve dans le Curé de Tours, chez Sophie
Gamard, “heureuse de vivre par un sentiment aussi fertile en émotions”, à l’esprit de

117
yengeaace, tel qu’on le rencontre chez certaines sociétés, où la compétition
économique (ex. des Haoussa) ou politique (ex. des Mongols) suscite un climat de
rivalité, et à la vengeatce des Esprits, qui, sous des formes variées, se rencontre de
façon très générale.
Dans le cadre de cette contribution à votre séminaire sur ‘les logiques de la
réciprocité’, notre propos sera de faire ressortir les principes qui structurent le
système vindicatoire et plus particulièrement le principe de réciprocité ou de
rétorsion qui doit mettre fin à, la vengeance. Mais celui-ci ne peut être pleinement
compris qu’en regard des deux autres principes qui lui servent de fondement.
1) Ladistancesocia.le
Le refoulement et l’interdiction par l’Etat moderne occidental de la vengeance
rendent difficile d’imaginer quelle puisse circonscrire des espaces sociaux
spécifiques de violence au sein de la société globale, dans des sociétés politiques
constjtuées, non à, partir d’individus singuliers mais de groupes sociaux particuliers
On oppose le plus souvent deux espaces, celui , intérieur. de la famille et de la
gens. où il est sacrilège de verser le sang des proches, et celui, extérieur. de
l’ensemble des pentes. entre lesquelles se nouent des relations équilibrées d’échange
et d’équivalence.
Il convient selon nous en realité de distinguer trois espaces sociaux de violence,
en allant de la périphérie au centre.
L’étranger, celui qui n’appartient pas à la môme société politique, c’est l’ennemi
potentiel, celui contre lequel on exerce la violence guerrière, que l’on cherche à.
détruire.
Il est vrai qu’il est parfois en pratique mal aisé de distinguer guerre et vendetta,
qu’il y a des guerres qui sont des vendettas qui ont dérapé et qu’il y a des vendettas qui
sont des guerres avortées: mais le glissement de l’une à l’autre n’empêche pas qu’il
faut préserver la distinction et que celui contre lequel on se venge n’est pas en
principe l’ennemi mais l’adversaire.

118
Dans l’espace social intermédiaire, c’est le face à, face des groupes adverses, qui
entendent préserver leur autonomie et égaliser les pertes de part et d’autre. 11 s’agit,
comme le disait Mauss, pour le groupe de se défendre ; tant que l’affront n’a pas été
rendu, le groupe offensé ne peut retrouver sa dignité. La vengeance, dans cet espace
intermédiaire , fonctionne donc comme une activité réparatrice, tendant à restaurer
l’équilibre des forces entre groupes rivaux.
Pour que ce lieu médian existe et donc pour que la vengeance puisse exercer sa.
fonction de régulation sociale, il faut. que la société fasse la différence entre le proche
et l’ami d’une part, l’adversaire et le rival de l’autre, l’ennemi enfin,
Dans l’espace central, c’est la sanction politique ou religieuse qui frappe le
transgresseur. La vengeance est interdite à. l’intérieur du groupe des parents ou des
proches, elle ne peut s’exercer à l’encontre de ceux que l’on & précisément le devoir de
venger et de protéger. Le meurtre ne peut ainsi s’échanger contre le meurtre, sans
conduire à, l’autodestruction. Ainsi en était-il entre Israélites, dans l’Ancien lsrael. De
môme chez les Gamo d’Et.hiopie, tout meurtre à l’intérieur de l’unité politique, est
considéré comme une transgression qui affecte l’ensemble de la communauté et fait
du meurtrier un hors la. loi, condamné à. dispa.raltre avant de revenir participer à. un
riwel de renaissance.
2) Lasolidarii.
Mauss remarquait très justement que dans la vengeance, c’est un groupe qui se
défend et il assignait à la solidarité un fondement religieux “le sang du clan est
divin” ; il ne forme “qu’une seule chair” et “toute blessure grave de la vitalité du clan
donne cours à. la vengeance”. Sans nécessairement retenir l’explication “religieuse”
de Mauss, on retiendra que la réaction vindicatoire atteint, par delà l’individu, le
groupe auquel il appartient et qu’il s’agit pour le groupe de l’offensé de faire payer à.
celui de l’offenseur l’injure ou l’affront qu’il a subi en la personne de l’un de ses
membres dette de sang. dette d’honneur, dont il se doit d’exiger réparation, s’il ne
veut pas perdre la face vis à vis de l’adversaire.
•1

119
Le groupe est un ensemble de personnes et de biens , de valeurs, de croyances et
de rites; le sang en symbolise l’unité et l’honneur l’identité. Aussi tous actes qui en
affectent l’existence sociale et spirituelle, qu’il s’agisse ici de la capture du chef, là du
rapt d’une épouse ou encore du vol de bétail, suscitent la réaction solidaire du groupe
pour protéger son capital-vie. On comprend dès lors que dans maintes sociétés, ce
devoir soit sacralisé et que l’âme du disparu ne cesse d’errer tant qu’il n’a pas été
vengé.
11 va sans dire que la solidarité, qui repose sur la complémentarité du groupe et
de l’individu s. des limites et qu’elle cesse de jouer dès lors que l’individu est considéré
comme dangereux et que son excès de violence met en péril l’unité du groupe. Il existe
même des sociétés qui se désolidarisent de l’homme violent en le mettant à la
disposition du groupe de ses adversaires.
3) La réciprocité.
Hegel voyait dans le talion le principe sacré de toute justice ; à vrai dire, le
talion ne concernait dans l’ancien IsraBl que l’homicide et les mutilations corporel
les ; par contre la rétorsion vindicatoire, à la différence de la réversion pénale,
repose sur le principe général vie pour vie le groupe humilié doit obtenir
satisfaction et a le devoir d’exiger réparation en prenant dans le groupe du meurtrier
une vie ou son équivalent symbolique. Ce faisant, il entend se protéger et se
défendre le vengeur est d’abord un défenseur comme l’attestent les termes grecs,
hébreux et latins, désignant le préposé â. la vengeance.
Au nom de la solidarité passive, le groupe de l’offenseur, à moins de le
désavouer publiquement, subit la contre-offense en réponse â. l’offense initiale et
non comme nouvel affront, De son côté le groupe de la victime devra mesurer sa
rétorsion, sous peine de susciter de nouvelles représailles . Dans les conditions, où
les groupes sont sensiblement de force égale, la réciprocité met fin à la vengeance.
Offenseur et offensé sont en position de créancier et débiteur l’offense crée
une dette que l’un s. le devoir de réclamer et l’autre d’acquitter. Le vocabulaire de
la vengeance est très souvent identique au vocabulaire de la dette il s’agit
d’exiger un dû, de réclamer une compensation...

120
La dette à verser, c’est l’injure commise, indépendamment de la responsabilité
de l’offenseur ; on ne tient pas compte le plus souvent de savoir s’il a commis son
forfait par imprudence ou volontairement. Par contre le dommage sera apprécié
différemment selon l’âge, le sexe ou le rang de la victime.
La composition est un procédé de ritualisation de la vengeance qui consiste à
substituer à la contre-offense un contre-don équivalent à l’offense; en ce sens,
elle joue un rôle homologue à celui des prestations matrimoniales: il s’agit, dans
l’un et l’autre cas, non d’acheter ou racheter une vie mais de donner des biens
symbolisant une vie, en échange d’autre vie.
C’est ce qui explique pourquoi le même mot et souvent les mêmes biens
servent à désigner dans maintes sociétés le prix du sang et le prix de la fiancée et
pourquoi il y a une correspondance étroite entre le rituel de l’alliance
matrimoniale et le rituel de la composition, qui parfois peut être acquittée par un
don de femme (ex. des Maengue de Nouvelle-Bretagne). Ainsi, chez les Bédouins, il
est d’usage de demander en complément du prix du sang une jeune fille de la
proche parenté agnatique du meurtrier, qui sera donnée sans douaire au fils, au
frère ou au père de la victime, pour donner naissance à un enfant mâle en
remplacement du disparu: quand l’enfant sera en âge de porter les armes, la
femme retrouvera alors sa liberté.
La réciprocité constitue finalement la pierre angulaire du système
vindicatoire et l’on comprend que certaines sociétés mettent tout en oeuvre pour
qu’elle puisse s’appliquer : Ainsi, chez les Masai du Kenya, le meurtre au sein de
l’ethnie nentraine pas de contre-meurtre mais le versement d’une composition;
celle-ci ne doit pas être jugée excessive par le groupe de la victime, car il faudrait
par la suite acquitter une dette équivalente, s’il lui arrivait à son tour d’être
meurtrier dans le groupe adverse. Ainsi J. Roumèguére a-t-elle pu observer le
cas d’une famille victime, moins nombreuse et moins riche que celle du
meurtrier, obtenir que le montant de la composition soit réduit de 2/3.
Ce dernier exemple nous montre de façon particulièrement nette les
conditions de fonctionnement du système vindicatoire, qui peut facilement être
•1

121
détourné de ses fins quand il oppose des groupes de force inégale et en quête de
suprématie, et qui au contraire peut déboucher, par la ritualisation, sur
l’apaisement et la réconciliation. C’est de ce besoin de paix qu’il sera question
pour terminer.
Besoin de paix tout d’abord qui conduit certaines sociétés, par le principe de
la composition à éliminer, comme les Géorgiens des plaines, toute rétorsion
violente.
Temps de paix qui assigne à la vengeance une durée parfois de quelques jours,
voire de quelques heures (le “temps de fermentation du sang’ en Albanie) ou
encore temps de trêve, fondé sur la parole donnée, qui joue un rôle fondamental
chez de nombreux peuples.
Espaces de paix encore, qui permet de trouver asile dans différents lieux,
sanctuaire, cour de chef, résidence royale et tous ces lieux protégés dont le
Kanun Albanais nous dresse l’inventaire (Cf. I. Kadaré, Avril brisé. 1982). Citons
encore le beau rituel rappelé par BreLeau dans le Constantinois, où toute femme a
le pouvoir de protéger l’homme poursuivi qui vient chercher refuge dans son
giron et qui, par sa posture, exprime le rapport mère-enfant,
Et finalement nous voilà transportés bien loin de cette éthique sauvage de la
vengeance actuelle, qui fait écho à. la confiscation par le pouvoir tant de la
vengeance que du pardon, quand il nous est donné d’observer des rituels qui ont
valeur d’alliance, de paix, de réconciliation et de renaissance, comme ce partage de
la chèvre chez les Nyamwezi dont une moitié va aux parents de la victime et l’autre
à. ceux du meurtrier; rite dont S. Tcherkezoff nous dit qu’il opère d’un côté la
renaissance du meurtrier et de l’autre la reconstitution du corps de sa victime.
RE1ERENCES
Raymond Verdier (cd.) La vengeance. Etudes d’ethnologie, d’histoire ctde philosophk
4 volumes, Paris, Cujas, 1980 - 1986.

Essai pour interroger la pensée de René Girard
à partir de la distinction de la dikè et de la thémis
François Tricaud
Puisque c’est ce que j’ai pu écrire sur ces deux formes de la
justice que sont la thémis et la dikè (1) qui a éveillé chez les
responsables de ces rencontres la curiosité de savoir comment ces modestes
recherches pouvaient me situer par rapport à l’oeuvre de René Girard, je
serai conduit à diviser mon exposé en deux parties. En premier lieu, je
rappellerai comment la distinction thémis — dikè se présente chez Glotz,
à qui je la dois, et quelle importance anthropologique elle revêt à mes
yeux. Ensuite, je tenterai de procéder à cette confrontation avec la pensée
de Girard à laquelle j’ai été invité : ce qui me conduira à confesser ce
qui me retient sur le seuil de ce palais enchanté,conme un spectateur
fasciné, mais qui ne se résout pas à franchir les portes.

124
Dans La Solidarité de la Famille dans le Droit criminel en Grèce
(2), G. Glotz s’efforce de reconstruire, è partir des sources littéraires,
une étape de la Société grecque antérieure au moment où celle—ci entre dans
l’histoire. A ce stade, la cité n’existe pas encore. La structure sociale
la plus importante est un vaste groupement familial, une sorte de clan
patriarcal, le génos . Tout le travail de Glotz, en dépit de la richesse
de l’information qu’il manipule, s’adosse à une morphologie sociale assez
simple. Au commencement (entendez : au commencement des temps dont la
littérature grecque garde quelque souvenir) est le ; ou plutôt
au commencement sont les & , soutenant les uns avec les autres des
relations sur lesquelles nous aurons è nous interroger.
Je ne crois pas utile, pour le moment, de mettre en question ce
schéma. Il est vraisemblablement simplificateur. Mais c’est un modèle
qui n’a pas été conçu è la légère, et qui rend compte d’une multitude de
faits. Cela peut nous suffire pour le moment.
Le génos est une communauté fortement intégrée, dans laquelle le
“nous” compte plus que le “je”. Pour les décisions importantes ii n’a
qu’une volonté, exprimée par la voix de son chef. Ses embreg sont liés les
uns aux autres de multiples façons un même culte les rassemble ; leur
économie est co9munautajre ; enfin, tout Conflit avec un étranger
les concerne tous : une offense grave reçue par l’un d’entre eux blesse
tout le groupe ; et si l’un d’entre eux, inversement, se rend coupable de
quelque iéfai aux dépens d’un autre génos , la responsabilité encourue
les atteint tous (même si elle le fait è des degrés divers).

ç
125
Le gnos a sa ori’tp i’. aien entendu, la première règle de
cette éthique est l’obligation d’un entier dévouement au groupe. Cela
entrafne des obligations positives, par exemple, comme je viens de le
suggérer, celle de poursuivre la vengeance quand le génos a été lésé par
un génos étranger sans doute, il arrive souvent, dans le cas d’un
meurtre, que l’action vengeresse incombe en premier lieu au plus proche
parent de la victime ; irais même en ce cas c’est toute la conscience
collective du groupe qui réclame du vengeur l’accomplissement de sa t&he
sacrée. Et d’autre part, cette éthique communautaire comporte ses
interdictions, ses tabous : les deux prohibitions les plus visibles
concernent l’inceste et le meurtre intérieur au groupe. Avoir affaire au
sexe ou au sang les plus proches, au sexe de la parente et au sang du
parent, c’est perprétrer le sacrilège par excellence. Et l’exemple d’OEdipe
montre suffisamment que la violation de ces tabous a quelque chose à voir
avec la tragédie.
D’un génos à l’autre, les relations sont(en un sens large) des
relations d’ échange . En premier lieu (puisque prohibition de l’inceste
signifie exogamie), échanges matrimoniaux. Echanges commerciaux, aussi,
mais surtout peut—être échanges déguisés par l’apparente gratuité de
l’hospitalité ou des dons ostentatoires. Echange, enfin, de maux, et
souvent de meurtres. Nous retrouvons ici, une fois de plus, le problème de
la vengeance ; je viens d’y faire allusion du point de vue de ce qu’il
implique d’obligations internes au groupe ; il faut le considérer
maintenant du point de vue des relations qu’il i’irnlique entre les génè
Ces relations vindicatoires sont bien des relations d’échange : on
rend coup sur coup, on “fait payer” l’adversaire (cet emploi du verbe

‘l26
nay “‘i,n”, st déjà dans iiomè-re). Frêquemment, du reste, ce
coamerce sinistre se male avec l’échange de véritables biens : ainsi,
l’exogamie et l’échange vindicatoire peuvent se combiner dans un seul
processus, soit que les hostilités aient été déclenchées par l’enlèvement
d’une femme, soit au contraire que la remise d’une jeune fille nubile fasse
partie de la réparation offerte par le clan de l’agresseur ; et ce dernier
exemple n’est qu’un cas particulier de la composition , qui met fin au
conflit au moyen d’un paiement reçu par le clan de la victime. Je sais bien
que la composition peut &re lue, aussi, comme un moyen d’obtenir que le
clan offensé renonce à la vengeance. Mais ce moyen n’a pu s’enraciner
dans la pratique que parce qu’il opère à l’intérieur du même système de
représentations que ce qu’il abolit ; en d’autres termes, parce que la
composition, à sa façon, accomplit la vengeance en tant qu’exigence de
réparation.
L’idée dominante, en tout cela, est celle de 1’ équilibre . Cela se
conçoit assez facilement à propos des échanges de biens, mais il faut le
voir aussi à propos des échanges de maux. Le meurtre d’un homme affaiblit
doublement le clan qui l’a subi d’une manière visible, numérique, ce clan
compte désormais un guerrier de moins ; mais plus profondément, son
patrimoine vital, son capital de force, de redoutabilité, d’honneur, a été
entamé, et il lui faut une compensation adéquate pour rétablir l’équilibre,
restaurer sa position antérieure face aux autres clans, et surtout face au
clan de l’agresseur. Cette exigence de réparation équilibrée explique non
seulement la pratique de la composition, à laquelle il vient d’être fait
allusion, mais aussi une pratique qui sans elle n’aurait aucun sens : celle
de l’adoption du neurtrier par le clan de la victime. J’admets que le cas
est rare, mais il est attesté (3), et il est hautement significatif.

127
On voit que dans ce système (qu’on pourrait appeler le modèle de
Glotz), chaque homme doit respecter deux tables de valeurs la table des
obligations et des interdits intérieurs au groupe, et la table des règles
qui gouvernent les relations entre les groupes. Glotz, et plus récemment
Benveniste (4) expliquent que les deux mots grecs qui désignent la justice,
thémis et dikè , s’appliquent respectivement à ces deux référentiels
éthiques : la thémis est la morale intérieure au génos , la dikè est
l’ensemble des règles qui président aux relations entre génè . Comme on
l’aperçoit à propos des tabous du sexe et du sang, la thémis est entourée
de beaucoup plus de terreurs sacrées que la dikè ; celle—ci, en effet, ne
parle pas en termes de sacrilège et de damnation. Elle réclame simpletient
le maintien de l’équilibre, l’égalité dans les échanges : oroblématique
beaucoup plus terre—à—terre, beaucoup moins chargée d’angoisse.
Je prendrai la liberté de postuler que le “modèle de Glotz” est
applicable, avec des modifications, voire des complications, qui ne
touchent pas à l’essentiel, dans une multitude de sociétés sans Etat : tout
autour du bassin méditéranéen, et pas seulement là, on trouve des sociétés
segmentées en groupes de parenté exogamiques, à forte solidarité interne,
qui communiquent avec les autres groupes par l’échange économique,
l’échange matrimonial et l’échange vindicatoire. Mais ce modèle n’a
généralement pas réussi à traverser les siècles. En Grèce, Par exemple, dès
l’aube des temps historiques, le génos est remplacé (progressivement) par
le groupement plus étendu de la cité (la polis ). Quelque chose, pourtant,
se conservera longtemps, au milieu de tous ces changements l’appartenance
des hommes à ce que j’appellerai des groupes de solidarité. Le génos était
un de ces groupes, et la polis en est un autre. Glotz a montré, du reste,

128
c-omment elle hérite de plusieurs attributions du génos , et en particulier
du droit d’exiger de ses membres, en cas de besoin, un dévouement illimité.
Mais la cité antique n’a eu qu’un temps, elle aussi, et au cours de
l’histoire ce sont d’autres structures sociales, de taille très variable,
aux contours parfois mal définis, qui ont constitué les groupes de
solidarité en fonction desquels les hommes se situaient. L’énumération de
tels groupements aura forcément quelque chose d’hétéroclite. On pourra en
effet évoquer ici, outre la cité, la famille nucléaire, ou en tout cas les
organisations familiales moins étendues que le génos ; mais on peut citer
aussi le lien féodal, la solidarité villageoise, certaines associations
professionnelles, la communauté monastique. Quand une nation moderne est en
guerre, elle tend è se percevoir elle—même comme un groupe de solidarité.
Et chacun de ces groupements pourra, dans certaines circonstances, réclamer
de ses membres loyalisme et dévouement. Bref, ils tendront tous â sécréter
leur thémis. Mais on voit très vite que la plupart de ces groupes sont
généralement incapables de restaurer une solidarité aussi stricte que celle
du génos . D’une part, le sentiment d’appartenance de chaque individu à
l’égard de ces groupes pourra être très flottant : intense dans les
situations de crise, presque nul dans les moments plus tranquilles.
D’autres part (mais ce second point est lié au précédent) chaque individu
disposera, si j’ose dire, de plusieurs solidarités potentielles qui ne
s’actualiseront pas toutes en mnie temps dans telles circonstances, il
aura le sentiment de faire corps avec tel goupe, et dans d’autres
circonstances avec tel autre. Le seul trait constant, ici, c’est cette
tendance qu’a l’homme de diviser l’humanité, à tout instant, au moins en
deux cercles concentriques : les proches, et les autres. Mais cette
tendance elle—même ne garde pas la même intensité dans tous les
contextes historiques. C’est un des caractères dominants du monde moderne

que cet effilochement progressif de tous les groupes de solidarité, d’une
129
manière qui fait de plus en plus de l’individu le sujet de droit par
excellence. Ce processus ne date pas d’hier, et il n’est peut—être pas
encore arrivé à son terme extrême, mais il est très avancé dans nos
sociétés. Le symbole éclatant de cette évolution, c’est l’anthropologie
extraordinairement individualiste qu’on trouve dès le début des Temps
Modernes, chez les penseurs de l’age classique (par exemple Hobbes, Locke
et Rousseau), et les déclarations des droits de l’homme qui en sont
l’aboutissement. Il est très net, par exemple, que celle de 1789 traite
chaque homme individuel comme une micro—souveraineté, à laquelle on demande
seulement de respecter l’équité dans ses relations avec les autres micro—
souverainetés individuelles. A ce stade, il y a, non pas une destruction
complète, mais un dépérissement très sensible de la thémis : le problème
éthique tend è se résumer dans l’obligation de ne pas empiéter sur le
domaine d’autrui, et de ne communiquer avec lui que par des échanges
équitables; c’est la dikè è l’échelle de la civilisation la plus
individualiste que l’histore ait connue jusqu’ici : elle ne règlemente plus
les relations entre les groupes, mais entre les personnes.
Si ce qui précède contient quelque vérité, quelle portée cela
a—t—il ? J’aimerais proposer, è ce sujet, quelques grandes hypothèses.
D’abord, il est è peu près tautologique de dire que la thémis et
la diké sont nos éducatrices, respectivement, pour ce qui est du sens
communautaire, et pour ce qui est de la justice, au sens moderne. La thémis
est Dar définition, depuis les origines, l’éthique de la communauté. C’est
donc elle qui opère chaque fois que nous cherchons à sortir des “eaux
•1

glacées du calcul égoïste”, ou même de la région de la stricte justice,
pour nouer -avec d’autreg hommes un lien plus étroit, plus chaleureux, et
aussi plus exigeant. Quant à la dikè , elle tient une balance à la main
depuis l’aube de notre histoire, et son langage n’a pas beaucoup changé
avec l’extinction des anciens groupes de solidarité. Que la société soit
faite de clans (de génè ), ou de personnes autonomes, la dikè continue de
dire (à tort ou à raison, je n’en discuterai pas maintenant) que la
stabilité et peut—être la prospérité des sociétés humaines dépend de
l’égalisation des charges supportées par les deux plateaux de la balance.
Mais je voudrais aussi hasarder une autre hypothèse, plus
téméraire. Je ne la considère pas comme pleinement démontrée, mais elle me
séduit, et je voudrais vous faire partager ce penchant. Cette hypothèse,
qui est double, consiste à soutenir, 1° que le monde de la communauté,
celui dont la charte est la thémis , est la terre natale du religieux
2 que le système de la dikè est le lieu par excellence où l’homme fait
l’apprentissage du rationnel
Sur le premier point, mon principal argument est tout irituitiE il
consiste à souligner la convergence, que tout le monde peut apercevoir, qui
existe entre le religieux et le communautaire. Mais j’aimerais aller plus
avant il me semble que le monde de la thémis ouvre régulièrement sur des
profondeurs de mystère que la dikè ignore, parce qu’elle a pour vocation
d’éclairer d’une clarté diurne la procédure de l’échange. De la thénis , au
contraire, ou plutôt de l’expérience conmunautaire dont elle est le
discours normatif, je dirai, un peu brutalement, que si le divin n’existe
pas avant l’homme, une telle expérience est particulièrement apte à
l’inventer ; et cue s’il existe, elle est l’endroit orédestiné nour
apprendre à nouer des rapports avec lui.

En quoi, maintenant, la dikè est—elle de nature à nous diriger vers
le rationnel 7 Pour des raisons négatives et positives. Négativement, parce
que dès l’origine elle a pour tache de maintenir ou de rétablir la paix
entre des hommes qui n’ont pas le même culte domestique (5). Positive
ment, parce que là où vous ne pouvez pas réconcilier les hommes par la
communion au même autel, vous êtes obligé de le faire par la mesure, le
calcul, le tâtonnement vers une espèce de vérité objective qui devra
s’imposer aux deux parties en présence. Je pense ici à un texte de
Nietzsche ; “Fixer des prix, estimer des valeurs, imaginer des équivalents,
échanger — tout cela a préoccupé à un tel point la pensée primitive de
l’homme qu’en un certain sens ce fut la pensée même “ (6).
Pour éclairer cela, on pourrait sans doute invoquer l’image du
tribunal. Pas le tribunal issu de la thémis , qui a le glaive pour emblème;
mais celui qui procède de la dikè , et qui est symbolisé par une balance.
Ce dernier est l’institution à laquelle aboutit la vengeance, au bout d’un
long cheminement qui commence lorsqu’une instance arbitrale a réussi à
s’imposer entre les deux parties. Or, il est peut—être la première
enceinte à l’intérieur de laquelle les hommes doivent argumenter, prouver,
et où une instance impartiale doit peser les raisons invoquées, et juger
ce n’est pas par hasard que l’acte essentiel de la pensée rigoureuse
s’appelle juger , judicare , jus dicere , dire le droit, c’est—à—dire, dire
la dikè
Je ne prétends pas que le tribunal soit le seul instituteur de la
raison discursive. Le commerce a pu l’être aussi, et pour des raisons

i32
analogues ; là aussi, et sans doute spécialement là, il faut peser,
mesurer, et accord-et par l les parties en présence. Mais là aussi, on est
dans l’univers échangiste de la dikè . C’est toujours elle, me semble—t—il,
qui conduit les hommes vers cette pensée objective et impersonnelle que
nous appelons raison.
o o
Après cetLe présentation sommaire de mes thèses et hypothèses
concernant l’importance du couple thémis—dikè , je voudrais maintenant
indiquer comment cet ensemble de réflexions et de références me situe par
rapport à la pensée de René Girard. Cette confrontation me permettra,
d’ailleurs, de préciser quelques points de ma propre pensée.
Je voudrais d’abord examiner la façon dont Girard pose, dans La
Violence et le Sacré , le problème du meurtre. Ce qui me gène d’abord
dans ce beau livre, c’est le oeu de cas que fait l’auteur d’une distinction
fondamentale, à laquelle j’ai été amené, après beaucoup d’autres, à faire
allusion au début de mon exoosé : je veux parler de la distJnction qui
sépare les meurtres extérieurs au groupe des meurtres internes. Sur ce
point, pourtant, la situation est presque aussi tranchée que pour ce qui
concerne les possibilités et les interdictions de mariage presque toutes
les sociétés archaques sont divisées en groupes de parenté à l’intérieur
desquels le meurtre est absolument prohibé, à l’intérieur desquels, par
conséquent, la vengeance du sang ne s’exerce pas, mais à l’extérieur

133
desquels la violence meurtrière est souvent licite et assez souvent
glorieuse. Chateaubriand demande dans les Mémoires d’Outre—Tom
“Pourquoi faut—il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient
de verser le sang de l’homme”(7). La réponse est bien simple : le meurtre
est une souillure sacrilège quand il est perpétré à l’intérieur du groupe
de parenté. Accompli à l’extérieur, il accroft généra1eme l’honneur du
guerrier qui en est l’auteur, à coup sir s’il s’agit d’une vengeance,
niais même, souvent, s’il s’agit du premier meurtre oui enclenche un blood
feud
Le problème de la violence est donc double. Il est même peut—
être triple, si nous considérons que la vengeance n’est pas la guerre. La
vengeance opère généraleme (il y a des exceptions) entre différents
segments de la même société, alors que la guerre Oppose des sociétés tout
à fait distinctes, qui ne sont pas retenues au même degré, dans leur
violence, par l’image de la balance et le désir de sauvegarder une
stabilité globale. Néanmoins, me proposant de réfléchir sur les procédés
que les hommes emploient pour contenir la violence, je ne parlerai pas de
la guerre, parce que nous savons trop bien que les sociétés humaines n’ont
pas encore trouvé le remède à ce mal. Inversement, on doit reconna!tre,
je crois, que l’humanité a établi, contre la violence intérieure aux
groupes de parenté, ainsi que contre la violence qui oppose des groupes
distincts mais appartenant à la même société, des barrages qui ie sont
pas complètement inefficaces. Or, ces barrages (qui ne sont pas les mêmes
dans le groupe et hors du groupe), me paraissent, dans les deux cas,
étrangers au mécanisme victiniaire.
Et d’abord, en ce qui concerne le risque de la violence intérieure

134
au groupe, il. est clair ue l-es injonctions de la thémis sont assez
efficaces. La preuve en est que, lorsqu’on veut étendre l’espace social à
l’intérieur duquel le meurtre sera prohibé, on demande aux hommes de ce
groupe plus large, qui n’est plus un groupe de parenté, de se considérer
comme des frères. On me dira que la puissance de ce tabou vient de ce qu’il
apparaft dans le sillage du sacrifice de la victime émissaire. Mais
comment le prouver 7 je vois bien, sans doute, en quoi l’existence d’un
adversaire honni, intérieur ou extérieur au groupe, est utile à la cohésion
de celui—ci. Mais il me semble aussi que tout groupe qui aurait, au cours
de l’histoire, négligé ce tabou, aurait, par hypothèse, été voué à
disparaftre. Il y a donc un principe de sélection naturelle qui oblige
tout groupe humain non suicidaire à placer au centre de son patrimoine
culturel l’interdiction de verser le sang des proches.
J’avoue donc n’être pas tout à fait convaincu de la nécessité
d’un bouc émissaire pour pacifier la violence interne. J’ajouterai, sur ce
point, une objection annexe, sur laquelle je n’insisterai pas trop, parce
qu’elle n’est pas directement liée à la distinction thémis—dikè ; elle
concerne l’assimilation que propose Girard entre le rite du bouc émissaire
et le rite sacrificiel. Je suppose que la question ne pourrait pas être
traitée à fond sans l’examen d’un vaste dossier. Mais je me permettrai de
rappeler ce que tout le monde sait, à savoir que le bouc émissaire premier
du nom, le caper emissarius du Lévitique (XVI), n’est pas une victime
sacrificielle. Il n’est même pas immolé : porteur des iniquités du
peuple, il est conduit et abandonné au désert, séjour des démons. C’est un
autre bouc qui est immolé le même jour. Il aurait du reste été tout à
fait inimaginable, dans le monde hébraïque, de sacrifier à Dieu une
bête chargée de péchés, et donc impure (8). J’en conclus provisoirement

que même si la pratique du bouc émissaire, immolé ou non, à l’imsiese
135
portée anthropologique que lui donne Girard, cela ne suffirait pas à
intégrer le sacrifice dans le même système. Et dans ce cas, la notion
même de sacrifice, telle qu’elle fonctionne dans les Choses cachées
serait à revoir.
Examinons maintenant le problème de la lutte contre la violence
quand celle—ci s’exerce au sein de la même société, mais entre des
groupes de parenté distincts. Bien que Girard ne sépare pas nettement ce
deuxième cas de celui que j ‘ai examiné en premier lieu, il en traite en
fait lorsqu’il parle du rebondissement indéfini de la vengeance. Le
problème porte ici sur la nature même de la vengeance. Alors que j’ai
tendance à en faire un barrage élevé contre la violence, Girard en fait la
forme la plus spectaculaire de la violence. Comment trancher ? J’invoquerai
tous les cas où la première riposte vindicatoire termine l’affaire ; ces
cas existent, et Girard ne les ignore pas. Mais il invoquera alors tous les
cas inverses, ceux où chaque coup du groupe A entraîne une riposte du
groupe B, à laquelle le groupe A riposte à son tour, et ainsi de suite. Ces
cas existent aussi, bien entendu. On peut accumuler des faits pour défendre
l’une comme l’autre thèse.
Je crois que, pour tenter d’y voir clair, il conviendrait de
reformuler la question. La vengeance est—elle une institution , ou la
répétition pathologique et indéfinie de l’affrontement mimétique 7 Pour
moi, c’est certainement une institution, dotée en général d’une
règlementation précise. Comme le dit Raymond Verdier, “on ne se venge pas
sur n’imDorte qui, on ne se venge pas n’importe où, n’importe quand et
n’importe comment. C’est seulement quand le système se dérègle (...) ou

I36
lorsqu’il ne s’applique pas encore (ainsi, durant les trois jours du
oLIilionmment dii sang” après un meurtre délibéré, chez les Bédouins) que
la vengeance devient sauvage” (9). Ce qu’on peut concéder aux théoriciens
d’une vengeance décharnée et dévastatrice, c’est que l’institution en
question n’est pas parfaite. Chaque fois que son fonctionnement n’est pas
contr6lé par un tiers impartial, la machine peut s’emballer. Il s’agit
bien de régler un compte , mais chacune des deux parties compte à sa façon,
majorant les dommages subis et minorant les dommages infligés. Dans ces
conditions, comme on dit familièrement, il n’y a pas de raison que cela
finisse.
Il y en a bien une, pourtant : c’est la lassitude et la peur qui,
devant cette accumulation de meurtres, finissent par s’emparer des parties,
et peut4tre plus encore des tiers. Cette volonté générale d’”en finir”
favorise certainement l’extension des processus d’apaisement dont j’ai
parlé précédemment : la composition, l’arbitrage, la naissance du système
judiciaire. Là où Girard voit des sociétés incapables d’endiguer la
violence, sinon par le mécanisme victimaire, il me semble voir une
multitude de tentatives assez compréhensibles, assez efficaces, qui, me
semble—t--il, ne reçoivent aucun surcro!t de clarté de l’hypothèse d’un
meurtre fondateur.
Bien entendu, Girard connaît toutes ces tentatives. Il y fait
allusion dans le premier chapitre de La Violence et le Sacré . Mais, si je
comprends bien son commentaire, il suggère qu’ils s’expliquent tous, en
dépit des apparences, par un lien plus ou moins lointain avec le système
sacrificiel. J’avoue que je ne suis pas convaincu. Bien entendu, certains
faits sont plutôt favorables à cette explication en particulier les cas

oÎ la remise de la composition s’accompagne d’un sacrifice de réconc—
liation. Mais dans l’état actuel de mon information et de ma réflexion, je
n’arrive pas à voir le mécanisme victimaire fonctionner dans la totalité de
ces cas. Il ne semble au contraire en apercevoir une multitude que la bonne
vieille dikè règle comme elle le peut, avec sa balance un peu rouillée,
sans s’aider d’aucun accompagnement mystique ou mystificateur.
Résumons—nous. Admettons que le premier problème des sociétés
humaines soit d’exister comme sociétés, c’est—à—dire sans exploser sous le
souffle de la violence interne. Comment résolvent—elles ce problème 7
Girard nous répond : par le mécanisme victimaire. Pour ma part, j’aurais
tendance à répondre : par la thémis , à l’intérieur des groupes de parenté:
par la dikè , pour ce qui est des rapports entre groupes de parenté. Pour
l’instant, malgré mon admiration pour beaucoup d’aspects de l’oeuvre de
37
Girard, je me sens incapable d’aller au delà.
Je suis le premier à trouver ce résultat un peu décevant. Il y a
dix ans que je pense que ma recherche et celle de Girard ont, en dépit de
l’inégalité des talents, un air de parenté. J’ai écrit un livre qui
s’appelle L’accusation avec le sentiment constant que le secret de
l’accusation était en train de m’échapper. En un sens, l’oeuvre de Girard
se présente comme nous livrant le secret de l’accusation. J’aurais donc pu
m’attendre à trouver mes propres pensées, pensées avec plus de force chez
Girard. Et voilà que chaque fois que je m’efforce de regarder les choses
d’un peu près, non seulement je n’arrive pas à adhérer, mais même je ne
défends mal contre l’idée que nos recherches respectives se meuvent sur des
plans complètement différents.

138
Je voudrais “ontrer avec un peu plus de détail, sur un
exemple que je prendrai dans le domaine où Girard m’a le plus apporté
celui qui correspond au thème des rivaux mimétiques.
Pour m’expliquer sur ce point, le plus simple sera sans doute de
partir de l’état de nature de Hobbes, tel qu’il est décrit au chapitre XIII
du Léviathan . Je sais bien que llobbes entend mettre en scène des indi
vidus, alors qu’en réalité son état de nature, ou du moins ce qui peut y
ressembler dans l’histoire, oppose plut6t des groupes de solidarité, mais
cela ne m’importe pas : les personae dramatis peuvent être des individus
ou des communautés, cela ne change pas grand chose au texte de la pièce.
Pour la commodité de l’exposé, je ferai comme s’il s’agissait d’individus.
Ces hommes sont livrés à la violence par l’égalité qui règne entre eux. Ils
sont égaux en force, en cela que le plus faible d’entre eux a toujours
assez de force pour tuer le plus vigoureux, et constitue donc un rival à
craindre. Leur désir de toute chose est fortement médiatisé par la pensée
du désir que l’autre éprouve à l’égard du même objet. C’est donc la
guerre de chacun contre tous, avec pour chacun la peur constante de la mort
violente. Il faut en sortir ; mais comment ? ne répondons pas trop vite (et
parce que nous connaissons la fin de l’histoire) : par l’institution d’une
souveraineté absolue. En effet, le souverain absolu ne fera que donner
l’existence concrète à un système de cohabitation pacifique qui était déjà
prédessiné par l’enseignement des lois de nature. Et cet enseignement, on
le sait, c’est qu’il faut rechercher la paix, et pour cela, à condition que
mon adversaire le veuille aussi, lui faire des concessions équivalentes à
celles que nous attendons de lui, de façon à ce que nos revendications ne
se heurtent plus, mais puissent no—exister dans un partage des biens.

On voit à quel point les symétries abondent d’un btt ]autre de
ce schéma : symétrie des forces, des désirs, des peurs, des avantages
concédés, des avantages retenus, de la reconnaissance mutuelle. On se
croirait devant un miroir, si l’enjeu n’était pas, précisément, la sortie
du solipsisme et la découverte de l’autre. En effet, en tout cela, ce qui
mérite le plus d’être souligné, c’est qu’on passe d’une symétrie de fait,
qui est agonistique, à une symétrie de droit, qui est pacifique. D’une
certaine façon, nous assistons ici è la naissance de la dikè
Derrière ce qui est dit, il faut voir, d’ailleurs, ce qui n’est pas
dit, mais impliqué, et qui est moins beau. Hobbes se facilite bien les
choses en admettant qu’au point de départ les forces sont toujours égales.
Ce n’est pas vrai, bien entendu, et c’est encore plus faux pour les groupes
que pour les individus. L’histoire est pleine de vaincus tués, asservis,
ou refoulés dans des terres inhospitalières. Mais ce qui est vrai, c’est
que le système de Hobbes peut fonctionner quand les forces sont égales, et
à cette condition seulement. Certes, même quand cette condition est
satisfaite, deux issues restent possibles : une des possibilités est que
l’affrontement se poursuive indéfiniment ; mais l’autre, c’est que les
hommes entrent dans le processus de la parole échangée, de la négociation,
et du traité de paix.
Ce schéma a donc une face raisonnable et une face effroyable. C’est
sur la première que j ‘ai surtout insisté jusqu’ici. La seconde consiste en
ce que les rapports de dikè ne peuvent pas s’établir quand l’égalité
approximative des forces n’existe pas. Cela est déjà dans Thucydide
“on juge du droit, dans le discours des hommes, à partir d’une contrainte
égale de part et d’autre” (ta dikaia men en t anthropeiô log6 apo

tès isès anankès krinetaf : Guerre du Péloponnèse , livre V). Ce sont
les Athéniens qui parlent ainsi au moment où ils s’apprêtent à détruire
la petite cité de Mélos, parce qu’elle a refusé de s’allier avec eux. Et
140
Nietzsche commente ce passage en ces termes
La justice (l’équité) prend naissance entre hommes jouissant d’une
puissance à peu près égale , comme l’a bien vu Thucydide (dans ce
terrible dialogue des députés athéniens et méliens); c’est quand il n’y a
pas de supériorité nettement reconnaissable, et qu’un conflit ne mènerait
qu’à des pertes réciproques et sans résultats, que naft l’idée de
s’entendre et de négocier sur les prétentions de chaque partie : le
caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne
satisfaction à l’autre en recevant lui—même ce dont il fait plus grand
cas que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir et qui sera
désormais sien, et l’on reçoit en retour ce que l’on désire. La justice est
donc échange et balance une fois posée l’existence d’un rapport de forces à
peu près égales c’est ainsi qu’à l’origine la vengeance ressortit à la
sphère de la justice, elle est un échange (10).
Précédemment, dans cet exposé, j’ai suggéré que la fin vers
laquelle nous oriente la dikè , son télos , était la raison. Ici, au
contraire, nous touchons à son archè , son fondement le plus archaique,
qui est l’égalité des forces — ou plus exacterent l’impasse de l’égalité
des forces surmontée par la parole de la négociation. Je ne suis pas
certain que cette archè et ce télos soient aussi éloignés qu’on pourrait
le croire : il faut avoir l’humilité de reconnaftre que les solutions
raisonnables, entre les huriains, ne commencent généralement à s’esquisser
que lorsque chaque partie a compris qu’elle ne réussirait pas à dominer les

141
autres par la violence, et qu’elles en étaient toutes réduites à chercher
ensemble ‘.me sol
4on cù il i’y aurait ni vainqueur ni vaincu.
On voit donc que même sur ce terrain où la pensée de Girard
interpelle directement ma recherche, je ne réagis finalement pas comme lui.
C’est lui qui m’apprend à lire le rapprochement entre l’égalité et la
violence — et c’est là une clef qui aide à déchiffrer l’histoire réelle
aussi bien que l’état de nature de Hobbes. Mais dès qu’on en vient aux
solutions, je ne peux plus le suivre : là où il ne voit pas d’autre
solution que la victime émissaire, ou l’hypothétique renonciation unanime
à la violence, je trouve que la dikè a bricolé une solution à peu près
viable : traduire la symétrie de fait en symétrie de droit. Et, à cette
fin, raisonner, marchander : reconnaître le domaine d’autrui, moyennant
reconnaissance du mien. Ce n’est pas exaltant, mais cela marche à peu près,
dans une multitude de développements historiques observables.
, o
Je suis frappé de voir, en récapitulant mentalement cet exposé,
que c’est généralement ma conception de la dikè qui m’emp&he d’adhérer
aux thèses de Girard. Je serais peut—être moins catégorique en ce qui
concerne la thémis . Certes, j’ai fait observer plus haut, et je ne m’en
dédis pas, que les groupes sociaux élémentaires sont obligés, sous peine de
disparition, de s’interdire la violence intérieure ; et cela ne m’incite
guère à m’interroger sur une origine de la thémis qui serait cachée depuis
la fondation du monde. Mais cela ne m’emoche pas d’être d’accord avec
Cirard au moins po’lr ad’nettre qu’il peut exister deux espèces de comutu—

142
nautés (auxquelles correspondent deux espèces de thémis )
d’une part la
communauté close, qui ne maintient son unanimité que par son hostilité è un
ennemi supposé, interne ou externe ; d’autre part la communauté ouverte,
qui vise à la réconciliation non—violente de tous les hommes. J’aperçois
ici la possibilité de jeter un pont entre mes propres préoccupations et ce
que dit Girard de la tradition judéo—chrétienne. Mais je me borne à
indiquer cette voie. Je ne l’ai pas explorée, et je ne peux pas dire si
l’accord avec Girard auquel elle me conduirait serait étendu ou étroit,
profond ou superficiel.
En tout cas, j’en ai assez dit pour qu’on voie ce qui me maintient,
pour le moment, à l’extérieur de cette grande pensée. En dépit des
innombrables cas où je vois fonctionner le mécanisme victimaire, je ne
parviens pas à en faire la clef universelle du problème anthropologique, et
particulièrement du problème de la pacification approximative des groupes
humains. Il me semble qu’avant de hasarder une hypothèse aussi audacieuse,
il faudrait s’assurer qu’elle est absolument indispensable et irrempla
çable. Et dans l’état actuel de ma réflexion, j’incline à penser, 1° que la
thémis et la dikè , chacune dans son domaine, s’acquittent tant bien que
mal de ce rôle pacificateur, 20 qu’il n’existe pas d’indices suffisants
pour considérer l’une ou l’autre d’entre elles, ou les deux, comme un effet
du mécanisme victimaire.
Il reste bien entendu que ces objections ne prétendent à aucun
caractère péremptoire. Elles sont seulement le fait d’un chercheur qui
s’efforce de peser des raisons en compagnie d’autres chercheurs. Nous ne
sommes pas ici è une tribune, mais dans un laboratoire.
‘4

NOTES
143
(1) Dans L’Accusation, Recherche sur les Figures de l’Agression éthique
Dalloz, 1977.
(2) Paris, 1904.
(3) Cf. L’accusation ..., pp.68—69. En ce qui concerne les Ossètes,
l’adoption du meurtrier est évoquée aussi par Raymond Verdier dans
“Le Système vindicatoire : esquisse théorique”, page 26, qui ouvre le
volume Vengeance et Pouvoir dans quelques Sociétés extra—occidentales
Editions Cujas, 1980 (ce volume est le premier paru d’une collection
limitée qui porte comme titre général : “La Vengeance Etudes
d’Ethnologie, d’Histoire et de Philosophie”).
(4) E. Benveniste Le Vocabulaire des institutions Indo—Européennes
Tome II Pouvoir, Droit, Religion , Ed. de Minuit, 1969, p. 102—3.
(5) Je ne nie pas, bien entendu, l’existence de sacrifices de
réconciliation. Cf. Infra et cf. R. Verdier, op. cit. , pp. 29—30.
Mais il me semble évident que les débats entre groupes de solidarité sont
attirés par un style calculateur que ne manifestent jamais les accusations
intérieures è ces groupes.
(6) Généalogie de la Morale , trad. fr. de H. Albert, N.R.F., coll.”Idées”,
1968, 2ème Dissertation, § 8, pp. 96—97.
(7) Mémoires d’Outre—Tombe , livre II. Je cite d’après une édition Garnier
sans date, antérieure è 1914 p. 84 du vol. I.
(8) Cette objection vient facilement è l’esprit. Si je suis bien informé,
on la trouve dans Jacques Guillet,”René Girard et le Sacrifice”, dans
Etudes , juillet 1979. Je n’ai pas encore pu consulter ce travail.
(9) Op. cit., p. 24.
(10) Humain, trop humain , trad. fr. de R. Rovini, N.R.F., 1968, n° 92,
p. 77. Là où la traduction a “échange et balance”, l’allemand dit
“Vergeltung und Austausch”.

La violence ritualisee
LE TEMPS DE L VEN6EflNCE
Mark Rogin finspach
Quand les tâches de sang coz’uuenca lent à
jaunir, disait—on, c’était la signe certain
que le tué se tourmentait de ne pas se voir
vengé. Baromètre infaillible , la chemise
indiquait le temps de la vengeance.
Ismaïl Kadaré, avril brisé
Commençons avec la question : quel est la temps de la vengeance? Est—ce
un temps ordonné, encadré par des règles sociales? C’est la réponse de
Raymond Verdier, Ou est-ce un temps qui échappe aussi bien à
l’appréhension scientifique qu’à la maîtrise institutionnelle parce qu’ il
n’est en réalité rien d’autre que le temps mythique des origines? C’est
ainsi que Verdier évalue la réponse de René Girard.
Si nous citons Verdier au départ, c’est parce que son étude de la
vengeance fait autorité, et que son estimation de Gir’ard est typique. Il
dégage la vision girardienne d’une vengeance primordiale, terrifiante,
illimitée, “le paroxysme et la perfection de la mimésis”, et il conclut,
“la vengeance dont il est ici question relève sans nul doute d’un état de
nature sur lequel l’ethnologue, pas plus que l’historien n’a pr’ise. nous
ne tenterons donc pas. .. de réfuter une hypothèse sur les origines, qui
nous semble aussi gratuite qu’ invérifiable. ..“ Et avec ce jugement,
Verdier renvoie Girard lui—même au temps des origines —
des
origines de
l’ethnologie, s’entend “flu plan théorique, 6irard nous reporte un siècle
en arrière” (1). fiyant ainsi exilé 6irard, Verdier entreprend pour sa part
d’analyser la vengeance de la seule façon véritablement scientifique à ses
yeux, à savoir de l’examiner en tant que “système de régulation et de
contrôle social”.
1

146
Il serait non seulement diplomatique x’iais juste de dire que les
démarchis de Verdier et de lrard sont également valables, La différence
est que Verdier décrit les structures sociales telles qu’on les observe,
tandis que Girard essaie de délinéer les conditions de possibilité de la
société. Là où Verdier se place dans le temps social, Girard a pour objet
le temps que le social refoule —
il
cherche à débusquer une réalité qui
est cachée derrière les institutions, mais qu’ il est nécessaire de cerner
pour donner une interprétation qui dépasse la simple description des
données.
Que la vengeance menaçante de I5irard guette le monde bien ordonné de
Verdier est évident dans le texte de ce dernier, Verdier brosse le
contraste entre une prétendue “vengeance des origines”, “débridée et
incontrôlée”, et le “système vindicatoire, (qui) tel que nous le révèle
l’ethnologie, exclut cette vengeance sauvage, en tant qu’il est
précisément un système de régulation et de contrôle social ayant ses
règles et ses rites” (2). La question est de savoir si la violence
ritualisée du système vindicatoire empirique “exclut” l’idée même d’une
vengeance sauvage de la théorie anthropologique en nous prouvant qu’elle
est “imaginaire”, ou si elle “exclut” l’irruption d’une vengeance sauvage
dans la vie sociale en parvenant à la juguler, et en nous montrant ainsi
qu’elle n’est pas du tout imaginaire, mais plutôt redoutable. L’absence
d’une vengeance sauvage au niveau de l’observation indiquerait alors
seulement que le système vindicatoire est en train de remplir sa fonction,
Il suffit de lire la phrase suivante de Verdier pour avoir la
confirmation de ce point de vue “C’est seulement quand le système se
dérègle, poursuit Verdier, ou lorsqu’il ne s’applique pas encore.., que la
vengeance devient sauvage” (3). On voit ici qu’après tout, la vengeance
sauvage n’est pas un phantasme son apparition marque bel et bien le
détraquement du système vindicetoire, Si normalement elle est confinée à

147
l’état de nature inaginaire des philosophes, elle envahit la réalité des
ethnologues iux nonents d’un-échec de culture Girar’d ne dit rien d’autre,
Mais s’il y a sur ce point un nalantendu, il en porte sans doute la
responsabilité, car il senble trop souvent identifier toute vengeance au
danger suprêne qui plane sur la société prlx’iitiva et oublier la stabilité
relative des systèx!les vindicatoires dont Verdier e le nérita d’analyser
les structures détaillées,
Girard encourage des contre—sens lorsqu’ il écrit que la vengeance tout
court est “le paroxysna et la perfection de la mil!lésis”. Il serait plus
exact de dire que le paroxysille et la perfection de la vengeance
coincider’aient avec le paroxysne et la perfection de la ninésis,
Nornalenent ni l’une ni l’autre n’apparaissent sous f orz’ie pure. N’oublions
pas que la violence parfaitenent ninétique constitue pour Girard à la fois
l’origine et la négation du social. Il faut conprendre, d’une part, que
Girerd cite la vengeance ePipirique en tant qu’elle rend approxii’ietivenent
visible le raécanisi’ie qui le préoccupe, bien qu’une vengeance antièrenent
sauvage soit à l’horizon du réel. Mais il faut adjuettre, d’autre part, que
le systèiue vindicatoire enpirique risque toujours de déboucher sur une
crise d’une plus ou noms grande gravité Le livre de Verdier nous fournit
des exenples du processus par lequel la violence régulatrice glisse dans
un dérèglenent violent. Igor’ de Germe rapporte un incident chez les
Moussey où, dit—il, “par le nécanisiue de la solidarité clanique, des anis
de longue date en vinrent à s’entretuer”. Il va jusqu’à parler d’une
“nêlée générale”, et il note qu’ il peut “se produira une cascade de
vengeances xual ajustées qui nattent à feu et à sang toute une région” (4).
Tous les rites recèlent toujours un danger de dérèglezuent selon Girard
car ils visent tous à nodérer la violence en se servant de la violence.
fiinsi, il note que “le devoir de ne jazueis verser le sang n’est pas
vraiiuent distinct du devoir de venger le sang versé” (5). Si la vengeance

148
institutionnalisée est plus dangereuse pour la société que les autres
rites, elle ne fait ps xceptioii la règla lcn -laquella la violence
légitime est une violence qui comporte des limites rituelles. Conne
Verdier affirme que “la ritualisation opère dans tout système
vindicatoire” (6), la compatibilité de son travail avec celui de Girard
devient évidente : le système vindicatoire est régulateur dans la mesure
précise où sa violence est ritualisée,
Le lecteur déja averti des thèmes girardiens est tout de même frappé par’
le fait que les monographies réunies par Verdier regorgent des cas où la
résolution d’une vendetta passe par un sacrifice proprement dit. Nous nous
bornerons à citer coi’ine exemple un rituel de paix Moussey. De Germe
raconte qu’un esclave coupe un chien vivant en deux sur la ligne entre les
groupes rivaux, tout en disant: “Voici sulukna, affaire très puissante,
nous t’égorgeons un animal, que personne ne soit plus tué” (7). Or,
quelle est cette puissance maléfique invoquée avec tant de trépidation..
sulukne? Eh bien, “sulukna” veut dire vengeance : sans même avoir lu Des
choses cachées, les Moussey savent que la vengeance est le dieu vorace que
leur sacrifice apaise. La vengeance elle—même devient le bouc émissaire
sur lequel les Moussey rejettent la responsabilité de leur propre
violence,
On remarque ici que la réification religieuse de la vengeance est ce qui
donne prise sur elle. Le fait de voir dans la vengeance une force qui
transcende les homnes leur permet de connencer à la maîtriser, La
vengeance est extériorisée dans tous les sens. Le râle du médiateur rituel
est particulièrement transparent dans cet exemple, mais nous allons
soutenir plus tard que le seul fait d’imposer une structure d’échange sur
la vengeance constitue par lui—même une médiation rituelle importante.

Echange et violence
14 4
Verdier note que la ritualisation de la vengeance a deux conséquences
elle tend non seulement “à refréner et canaliser la pulsion ou passion
vindicative”,mais aussi “à lier les partenaires dans un schème de
réciprocité qui ouvre la voie à la réconciliation et à la paix” (8) Or,
la réciprocité comme la voie royale à la réconciliation et la paix, c’est
déja là un des grands thèmes de l’Essai sur le don, Il y a un parallèle
évident entre l’échange de violence et l’échange de dons, entre la vraie
guerre et cette “guerre de propriété” qu’est le potlatch décrit par Jiauss.
Lévi—Strauss prend le relais dans cette phrase célèbre des Structures
élémentaires de la parenté : “Il y e un lien, une continuité, entre les
relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques les
échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont 1’ issue
de transactions malheureuses” (9).
Posée en ces termes symétriques, la continuité reste à définir est—ce
que l’échange de violence est une modalité d’échange possible parmi
d’autres, ou est—ce que l’échange est lui—même une institution qui a pour
fonction d’écarter une violence sans limites ? Nous nous servons du livre
de Verdier comme point de départ, puisqu’il fait ressortir
systématiquement les ressemblances entre la vengeance et l’échange. Notre
premier soin sera de mettre en question la tendance structuraliste à
déduire de ces ressemblances que la violence serait quelque chose qui
s’échange sur le modèle des autres échanges sociaux, Nous allons suggérer
que ce sont plutât les échanges qui ont tous la fonction du système
vindicatoire, celle de substituer une structure rituelle d’échange à la
réciprocité spontanée de la violence mimétique. Et nous devrons alors
réévaluer, à notre tour, les célèbres griefs que Lévi—Strauss e adressés à
l’auteur de l’Essai sur le don.

150
Nous partirons d’un texte commenté par Jean—Pierre Dupuy où Bourdieu
crltiq-u -Lévl—-Strauss, Nous insisterons sur la nécessité de comprendre la
réversibilité de la réciprocité structuraliste dans le contexte du danger
d’un emballement Irréversible de la réciprocité violente. Puis, nous
reprocherons à Boucdieu et à Lévi—Strauss de ne pas prendre au sérieux le
rôle du médiateur transcendant chez Hauss, La réversibilité parfaite de la
réciprocité lévi—str’eussienne reflète la logique sacrificielle à l’oeuvre
dans le don. Nous terminons sur une analyse de la section de l’Essai sur
le don qui traite de l’Inde, Cette section apparaît comme une anomalie à
défaut de saisir la structure médiatisée de l’échange selon flauss.
L’exemple de l’Inde semble renforcer notre propos parce qu’il pousse à
l’extrême, dans les deux domaines de la vengeance et de l’échange de dons,
le refoulement de la réciprocité, refoulement qui s’accomplit par une
projection dans le temps. Nous prenons la notion de temps un peu
artificiellement comme fil conducteur, mais c’est aussi à propos, car si,
pour’ parler comme Castor’iadis, le temps se définit comme surgissement du
nouveau, comme émergence continue de discontinuité, alors le rituel a pour
but de canaliser des dislocations violentes et, justement, de transformer
artificiellement le temps en fil conducteur.
Il semble déja intuitivement vrai que l’échange de violence n’est pas
simplement une modalité d’échange comme les autres, A vrai dire, il
faudrait se demander &il est strictement légitime de parler d’un échange
dans le cas de la violence. Qu’est—ce qui s’échange entre les combattants?
Littéralement, rien — il n’y a pas encore d’échange véritable, il y a
seulement la structure nue de la réciprocité Lorsqu’il s’agit de la
violence, “échange” n’est qu’une métaphore. Si le terme est inexact, c’est
justement parce que le vrai échange est toujours métaphore, symbole,
signification sociale, expression individuelle —
tout
ce que la violence
I

151
n’est pas. Mais “métaphore” veut aussi dire “substitut», L’échange de dons
st ce que les-hommes -eubst±tuent à la réciprocité violente, Ce processus
devient explicite dans la composition. Voici la définition qu’en donne
Verdier : “la composition est une modalité propre de l’échange
vindicatoire consistant à substituer à la contre—offense un contre—don
équivalent à l’offense” (10).
Mais attention, Si l’introduction du don permet de substituer l’échange
à la réciprocité violente, le don prévient l’offense plutât qu’il ne la
remplace. R la différence de l’offense violente, le don a une existence
propre. C’est ce qui permet au don de prévenir la violence - tout d’abord,
en s’ interposant entre les rivaux ou partenaires, en les séparant donc. Le
contre—coup, lui, n’est pas une chose qui passe d’une personne à l’autre,
il est le symptôme du fait qu’il n’y a rien entre les deux. La violence se
définit en effet comme la disparition de la séparation physique entre
personnes. Mais Girard a montré que dans la violence, il y a un manque de
séparation dans tous les sens du terme, un manque de différenciation. Les
gens sont réduits à un comportement identique au prix de leurs propres
identités, comme des pions dans un jeu automatique. Nous avons vu tout à
l’heure, au pays Moussey, “des amis de longue date en venir à s’entretuer
par le mécanisme de solidarité clanique” qui opère dans la vendetta.
finonyme, la violence réciproque nivelle les relations humaines. Il établit
un cadre social qui peut devenir un lieu d’expression individuelle. Non
pas, bien sûr, que les individus étaient déja là, impatients de se
présenter au monde. Comme nous le rappelle Louis Dumont, c’est la société
qui rend possible l’individu, et nous pourrons dire ici que c’est
l’échange social qui permet l’émergence d’une mesure d’individualité, de
quelque chose qui dépasse l’indifférenciation de la réciprocité pure. 4
Il sera utile de résumer brièvement ici comment la problématique de la
vengeance selon 6irard est déja implicite dans la structure du désir
I

152
mimétique. Soit deux personnages ft et B. fl tombe par hasard sur un objet
z. B veut s’approprier x parce qu’il voit Pi s’en approcher. Maintenant Pi
se met à convoiter x, inspiré par 1’ intérêt de B. Chacun ne fait que
réagir eu désir présumé original de l’autre. De même, dans la vengeance,
chacun pense que l’offense de l’autre est originale, et que sa propre
violence n’est que réaction. En fait, dans le modèle du désir il y a déja
cette question de l’offense réciproque, puisque chacun pense que l’autre
vise à le priver de quelque chose de bon. D’où la rivalité, le conflit.
L’objet de la dispute, qui n’avait jamais d’importance en soi, tombe vite
hors de vue, et la rivalité débouche sur la violence, La violence suprême
devient le seul objet c’est l’objet de la vengeance frapper le
dernier.
Il est important de souligner à la suite de 6irard que la réciprocité
violente résulte de l’indifférenciation des partenaires. Les ethnologues
condarment souvent 6irard parce qu’ ils pensent que ce dernier transporte
les désirs individuels chez les primitifs. En réalité, 6irard voit dans le
sacré la solution au problème posé non pas par le désir individuel i’aais
par le manque de désir individuel. Le mythe du désir individuel est plutôt
la solution moderne à ce problème, mais une solution qui crée de nouveaux
problèmes qui sont caractéristiques de la psychologie moderne, c’est à
dire de la psychologie des individus qui habitent un monde désacralisé. Si
le désir était individuel, différencié à l’origine, il n’y aurait pas le
même problème de conflit. Le problème de la réciprocité violente ne se
poserait pas non plus si les intérêts économiques étaient la base ultime
de l’échange, si, autrement dit, l’objet avait une valeur intrinsèque
susceptible de retenir infailliblement l’attention des rivaux. C’est au
moment où l’objet est perdu de vue que la violence commence.
Il n’y e donc qu’une méthode au fond pour empêcher la iuimésis de
dégénérer en violence, et c’est de restaurer l’objet qui est entre les
I

153
partenaires. Dans le lynchage fondateur selon Girard, la possession
viQ1ata d’une peronna --covrtft--c-et-t vhL--in- n objat SdCT’é UI
exige du respect pour avoir sauvé la communauté de la crise violente. Mais
d’autres objets physiques peuvent aussi être chargés d’une signification
symbolique telle que l’objet demande du respect et reste donc en vue entre
les partenaires. Dans un article antérieur (11), nous avons soutenu que
les objets cérémoniels qui circulent dans l’échange primitif sont de tels
objets et qu’ils sont effectivement des victimes sacrificielles
symboliques. Les cuivres blasonnés du potlatch sont l’objet d’un culte,
dit Hauss, ils sont identifiés à leurs propriétaires et on dit qu’ ils sont
“tués” dans la cérémonie de donation, La différenciation des objets fonde
la différenciation des personnes, et les personnes peuvent, selon
l’expression de Mauss, “se donner sans se sacrifier les uns les autres” à
travers les objets. Dans l’échange de dons, chacun sacrifie un substitut
de lui-même à son prochain. Le résultat est une circulation qui substitue
à la possession unanime violente d’une victime la possession unanime
consécutive des objets, possession qui s’étale dans le temps. C’est le
passage du temps entre les coups qui rend possible une culture. Et dans ce
temps se développent toutes les stratégies individuelles des acteurs dans
les échanges.
Réciprocité et réversibilité
Ce temps de différenciation ouvert par l’échange correspond à ce que
Pierre Bourdieu appelle le temps de la pratique. Bourdieu reproche à
Lévi—Streuss de s’être contenté des lois mécaniques de la réciprocité pour
décrire l’échange de dons. Même si la réciprocité est la “vérité
objective” des obligations discrètes de donner, de recevoir et de rendre,
même si Lévi—Strauss a raison contre Hauss sur ce point, dit Bourdieu, la

154
vérité objective de Lévi—Strauss “ n’est pas la vérité complète d’une
prtLque qui- ne pourrait exister si elle se percevait conformément au
modèle on observe en effet, en toute société, que, sous peine de
constituer une offense, le contre—don doit être différé et différent, la
restitution médiate d’un objet exactement identique équivalant de toute
évidence à un refus,..” “L’ intervalle de temps qui sépare le don et le
contre—don, explique Bourdieu, “est ce qui permet de percevoir conne
irréversible une structure d’échange toujours menacée d’apparaître et de
s’apparaître conne réversible, c’est—à—dire conne à la fois obligée et
intéressée” (12).
En sonne, le modèle réversible de la réciprocité n’est pas complet si
l’on ne tient pas compte du fait que le fonctionnement du mécanisme exige
une méconnaissance volontaire les échangistes doivent faire conne s’ ils
n’obéissaient pas aux lois de la réciprocité pour que la réciprocité
puisse marcher. Ce n’est pas tout. Bourdleu ajoute que le modèle
réversible de Lévi—Strauss trahit le fait que la succession de dons est
“objectivement irréversible” dans le sens que la réplique au geste initial
n’est pas prévisible avec certitude mais fait l’objet de tout un jeu
complexe de stratégies. Le don initial peut tomber à faux ou produire une
réponse inattendue c’est seulement rétrospectivement que l’on peut dire
s’il y avait réciprocité ou non (13). Mais alors, n’y a—t—il pas au moins
une contradiction larvés, dans le fait de dire, d’une part, que l’échange
est objectivement irréversible et, d’autre part, qu’il est toujours menacé
d’apparaître conne réversible et qu’il faut un effort collectif de “bévue
délibérée” pour le percevoir conne irréversible ? Nous allons y revenir.
Dans son texte “Totalisation et méconnaissance” Dupuy rapproche ces
réflexions de Bourdieu de l’observation suivante faite par 6irard “Dans
une société qui n’est pas en crise l’impression de différence résulte à la
fois de la diversité du réel et d’un système d’échanges qui diffère et par

155
conséquent dissimule les éléments de réciprocité que forcément il
cDPlpart.e, -sous peine de ne plus constituer un système d’échanges
c’est-à-dire une culture” Dupuy suggère que Bourdieu a une vue plus
nuancée que Girard sur la structure de la méconnaissance ce n’est pas
que le savoir manque, dit Bourdieu, mais qu’on évite son explicitation
(14). En revanche, Dupuy suit Girard dans son appréciation de l’objet de
méconnaissance “Ce qu’il s’agit de dissimuler, dit Dupuy, par le jeu
risqué de la différence, ce n’est pas ce que la réciprocité est censée
refléter” — c’est-à—dire, pour Bourdieu, le fait que l’échange soit obligé
et intéressé —
ce
qu’il faut dissimuler, “c’est la réciprocité elle—mime,
en tant qu’elle est la forme môme de la violence.. .“ (15).
C’est évidemment dans cette perspective que nous avons présenté tout à
l’heure la distinction entre l’échange de dons et l’échange de violence,
en opposant l’échange véritable à la réciprocité pure de la violence. Et
nous voyons mieux maintenant quelle est la violence sauvage que le système
vindicatoire supprime : c’est cette violence que constitue la réciprocité
pure, sans médiateur. En ce sens, Verdier a raison la vengeance que l’on
trouve dans les sociétés réelles ne se réduit jamais à une telle
réciprocité Ou plutôt, si ce degré de réciprocité est atteint, la société
s’éteint. Girard suppose que de nombreuses communautés ont autrefois
disparu de cette façon, sans laisser de traces. L’hypothèse n’est en soi
ni vérifiable ni falsifiable. On peut néanmoins constater comment sa
structure d’échange protège le système vindicatoire contre la réciprocité
de la vengeance sauvage.
Considérons, par exemple, dans le livre de Verdier, l’admirable travail
de systématisation que Manga Bekombo a réalisé sur la base d’une étude de
le vengeance chez les Owala. Il est remarquable que, pour rendre compte
même de la situation la plus réduite de “face à face interindividuel”,
Bekombo reproduit dans son analyse les caractéristiques mêmes que Bourdisu

156
a identifiées dans l’échange. Supposons que (B) veuille se venger
directement ur (fi), sans recouT’ir à un Intermédiaire. On voit d’abord que
sa réponse doit être différée. Bekombo le dit ainsi : “pour qu’elle soit
vengeance, elle requiert de (B) un temps de latence durant lequel ce
dernier acteur se réfère au système de normes à la fois pour transformer
l’acte subi en offense et trouver la réplique qui, offensant à son tour le
solliciteur, se définit comme vengeance.” Ensuite, la réponse est
différente : “on peut même observer, poursuit Bekomba, que ‘l’offense de
retour’ est rarement équivalente à l’offense subie celle—ci se
transforme en quelque sorte avant d’être rendue.” De fait, il s’agit
presque toujours selon l’auteur d’une surenchère, ce qui ne manque pas
d’évoquer le principe du potlatch chez Mauss. Enfin, le fait que la
vengeance ne soit pas exécutée par l’intermédiaire d’un tiers ne signifie
pas pour autant qu’elle peut se dispenser d’un tiers. Toujours selon
Bekombo, “elle requiert la présence d’un tiers, un témoin.,, qui lui
confirme sa qualité de vengeance par référence à la norme,,,” (16).
En fait, Bourdieu lui—même compare explicitement l’irréversibilité du
don à celle du “défi dans le modèle de l’honneur” et, plus loin, il note
la présence d’un intervalle entre acte inaugural et réplique dans
“l’échange de meurtres”. Mais cette comparaison aurait dû l’empêcher
d’expliquer l’intervalle qui sépare le don du contre—don per la nécessité
de cacher cette vérité que l’échange est obligé et intéressé, vérité que,
selon Bourdieu, la restitution immédiate dévoile brutalement” (17). En
effet, si l’on transpose ce raisonnement dans le contexte d’un échange de
représailles, c’est l’insuffisance de l’interprétation qui se dévoile
brutalement car celui qui donne offense n’a aucun intérêt à recevoir une
offense en retour.
Imaginons que dans le modèle de Bekombo, au lieu de respecter le temps
de latence et d’aller chercher un témoin, l’offensé (B) ait tué

157
l’offenseur (A) sur le champ. L’intempestivité de la réaction serait—elle
————-—-—-——-—-ccndazunabie parce qu’elle revient, comme le prétend Bourdieu dans le cas
du don, à “dénoncer rétrospectivement” l’acte initial “comme inspiré par
l’intention d’obliger” (18)? Bien sûr que non. (A) n’avait pas pour but
d’obliger (B) à le tuer, du moins si l’on exclut l’hypothèse d’une
tendance suicidaire du genre de celle qui se manifeste réellement dans
l’apiok malais, où l’homme désespéré s’adonne à massacrer les passants afin
d’obliger l’un d’entre eux à le neutraliser (19). Non, en réalité il n’y a
que trois explications possibles du comportement de (A) : soit il a donné
offense sans le savoir ou sans savoir que (B) était à ce point sensible
soit il a décidé de donner offense ayant fait préalablement le mauvais
calcul ou le pari malchanceux qu’ Il pourrait échapper à la vengeance de
(B) soit, et c’est peut—être le plus probable, il agissait sans
considérer l’avenir parce qu’il se sentait obligé de réagir à une offense
réelle ou imaginée de la part de (B) c’est—à—dire qu’il ne serait pas
d’accord avec la supposition que c’était lui qui a commis l’acte initial.
Dans les trois cas la vengeance de (B) arrive comme une mauvaise
surprise pour (A). Charles Nalamoud nous fait remarquer que la grande
différence entre la vengeance et l’échange, c’est que dans la vengeance on
ne recherche pas la réciprocité, c’est—à—dire le retour (20). Ce serait
une évidence si l’on ne connaissait pas des cultures, comme celle, par
exemple, du Rif marocain étudié par Rayi’iond Japious, où l’homme d’honneur
peut être obligé d’inviter la vengeance. Toutefois, dans un tel système de
vengeance ritualisé —
comme
dans le potlatch d’ailleurs - son honneur
s’accroît si l’autre démissionne devant le défi, même si ce n’est pas un
résultat à escompter. Jamous note que la violence implique toujours un
risque mortel “Tout homme d’honneur sait qu’il risque la mort à vouloir
s’engager dans la violence, mais aussi qu’il doit prendre ce risque s’il
veut affirmer sa valeur” (21). Mais si celui qui tue cherche à
‘3

158
s’exposer au risque d’être tué, on n’est pas pour autant autorisé à dire
qu’il cherche la mort. Disons que l’on ne cherche pas la réciprocité dans
la vengeance meurtrière, x’iais qu’elle vient vous chercher.
Le pire serait une réplique immédiate et automatique à l’offense,
réplique qui risquerait de déclencher un enchaînement vertigineux de
nouveaux meurtres sans que les gens aient le temps de se rendre compte de
ce qui arrive pour agir sur le processus, sans qu’ ils puissent faire autre
chose que réagir aux assauts et tomber victimes des réactions qu’ ils
provoquent à leur tour. En exigeant un temps de latence et la référence
aux normes, la ritualisation de la vengeance rend le mécanisme de la
violence moins aveugle, elle donne à la société une chance d’affirmer sa
primauté dans l’affaire. Surtout, l’existence d’un système vindicatoire
introduit un élément de prévisibilité dans le déroulement des
évènements.Cette prévisibilité est d’une importance suprême parce qu’elle
rend la réciprocité violente réversible.
Les notions de réversibilité et irréversibilité sont employées sans
définition par Bourdieu. Sans prétendre à une rigueur scientifique
extravagante, nous pouvons clarifier le problème en rappelant qu’un
processus réversible est forcément un processus qui se déroule à
l’intérieur d’un système clos. L’essentiel est donc de se demander du
point de vue de q4 on parle. Soit la réciprocité, Est—elle réversible,
est—elle irréversible? Pour un observateur situé à l’extérieur du système,
la réciprocité pure est réversible dans son principe. Chaque acte appelle
automatiquement une réponse symétrique. La succession cyclique est
prévisible dès le départ, elle est déja implicite dans le premier acte.
Rien de nouveau n’est possible, si l’on regarde du point de vue extérieur.
Mais il en est tout autrement pour les acteurs qui sont pris dans le
réciprocité violente. Ils ne voient pas la réciprocité en tant que système
clos car ils font partie du système. De leur point de vue intérieur tout
I

159g
ce qui arrive est imprévu, surgissement du nouveau, Ils n’ agissent jamais
en fonction d ce qui va arriver, ils ne font que réagir à ce qui est
arrivé avant. Plus la réciprocité est directe, plus elle suit des lois
mécaniques, i’ioins elle se prête à l’appréhension des acteurs. C’est quand
les acteurs sont dominés par le mécanisme de la réciprocité que
l’observateur peut saisir entièrement le mécanisme. Si la succession des
évènements se conforme sans faille à un modèle réversible, c’est le signe
que les acteurs eux—mêmes sont emportés inéluctablement par un processus
Et il est évident que si l’enchaînement de représailles devient
irréversible dans le sens que les acteurs ne peuvent pas l’arrêter, le
résultat sera l’anéantissement de la société.
Quand on définit ainsi le problème, on peut voir la solution, Si les
acteurs se mettent suffisani’ient à distance du mécanisme pour percevoir sa
réversibilité, ils peuvent coiunencer à le manipuler, c’est—à—dire que le
processus devient pour eux réversible. Mais du même coup, l’observateur
extérieur est contraint d’avouer qu’il n’est plus capable de décrire les
évènements parfaitement selon son modèle réversible le processus lui
apparaît désormais irréversible et résiste à sa tentative de théorisation
totale. Le fait que les primitifs érigent la réciprocité en principe,
qu’ ils la codifient, est ce qui donne une autonomie relative à leur
comportement, qui n’est plus contrôlé mécaniquement par une réciprocité
involontaire et absolue.
Parlons un peu plus concrètement. Si la réciprocité absolue régnait, le
meurtre de (R) par (B) serait lié automatiquement au meurtre de (B) par
(C), de (C) par (D), et ainsi de suite, chaque offense appelant
mécaniquement une contre-offense dans un processus qui serait
objectivement réversible selon le point de vue de Bourdieu, mais qui
entraînerait irréversiblement la destruction de la société. Mais si le
groupe réussit à isoler le principe de la réciprocité pour l’adopter comme

160
norme, le dénouement n’est plus déterminé d’avance Le temps de latence ou
taps de la pratlque permet des issues diverses, Peut-être le tiers que
(B) doit convoquer comme témoin ne se laisse—t—il pas convaincre, et (B)
finit-il par reconnaître que la revanche qu’ il avait envisagée aurait été
excessive par rapport à la norme de le réciprocité. Inversement, si (B)
fait valoir son grief, peut—être les proches de (A) vont—ils laisser
tomber l’affaire, conscients que le meurtre de (A) est dû, non pas à (B)
tuais au principe de la réciprocité qui l’exige. Ou bien les proches de (A)
peuvent se résoudre à sacrifier un autre membre de la famille pour éviter
une vendetta. Plus généralement, la communauté peut essayer d’ imposer’ une
composition qui satisferait au principe de la réciprocité moyennant un
paiement qui évite un nouveau meurtre.
S’il est possible d’arrêter la réciprocité violente grâce à
l’institution sociale de la réciprocité, la méthode n’est nullement sûre.
L’application de l’idéal est toujours l’objet de litige. fllfred fldler’
écrit dans le livre de Verdier, “Même si le coup pour coup était d’une
réalisation facile, se poserait encore le problème de la conuune mesure
dans l’appréciation de l’équivalence entre le meurtrier ou son alter et la
victime. Le risque demeure que l’une des parties ne soit pas satisfaite,
jugeant insuffisante la réparation obtenue ou, eu contraire, trop fort le
prix payé et qu’il s’ensuive des meurtres en chaîne mettant en péril
l’existence zuêie de chacune des parties” (22) fidier confirme une fois de
plus que le système vindicatoire n’est jamais parfait, que la vengeance
recèle toujours le danger d’un dérèglement apocalyptique.
On devine alors la nécessité de développer un système d’équivalences
afin d’établir une commune mesure. Le calcul des équivalences n’est pas
possible dans l’état d’indifférenciation radicale qui correspond à la
reciprocite pure. Pour composer la vengeance, pour sortir de le
réciprocité violente à travers une réciprocité ritualisée, il faut une

161
hiérarchie sociale qui définit les valeurs relatives des individus. Par
exeiple-, eux yeux des 2eti, un notable tué ou prisonnier est l’équivalent
de plusieurs feies ou esclaves. D’après l’article de Philippe
Leburthe—Tolra dans le livre de Verdier, les Béti ignoraient autrefois le
L’iarché et n’avaient qu’une seule unité de référence dans tous leurs
échanges la vie de l’être huNain (23).
filions plus loin. On pourrait se deiander dans quelle i’iesure le
raisonneient fori’iel sur la causalité n’aurait pas son origine dans le
besoin ix’ipérieux de pouvoir dire “B a tué fi à cause du fait que fi a tué le
père de B. » Cornéllus Castoriadis se plaint que la pensée classique de le
causalité en Occident revienne toujours à iontrer une prétendue
équivalence, ou identité, entre ce qui était et ce qui est, identité
i’iensongère qui nie la réalité que le tenps est le surgissex’ient du
radicaleNent nouveau. La violence n’est pas élilergence du nouveau, nais
répétition Infinie du iuêi’ie. Néaniioins, chaque acteur volt son coup conne
celui qui clôture la réciprocité et la réponse de l’autre comme une
nouvelle agression. La violence se présente donc coruie le surgisseNent du
nouveau le plus redoutable qui soit à Nains d’li’iposer une hoxuogénéité
artificielle sur le déroulex’zent du tenps. Dans une société prii’iitive, la
création n’est possible qu’à l’intérieur d’un cadre rituel qui suppriie la
violence an établissant une répétition prévisible. Cet englobei’ient de le
création par la répétition rituelle est observé par André Itéanu dans
l’échange Orokaiva. “Dans la quantité des biens, dans leur présentation,
et dans l’ex’lpresseNent à les offrir s’expriNe la valeur personnelle du
donneur et sa générosité”, eis cette expression personnelle est suivie
par un contre-don qui représente une “répétition parfaite” de la preiière
prestation (24).
Pour revenir à Bourdieu et résuner, il dit que le modèle réversible de
la réciprocité constitue bien la “ vérité objective” de l’échange, mais h
-rw

162
que dans sa pratique l’échange est “objectivement” irréversible et que, de
plus, cette pratique a besoin de se dissimuler la réversibilité de sa
structure si elle veut s’y conformer. Nous avons suggéré, à 1’ instar de
Dupuy, que la réciprocité n’est pas la réalité de l’échange mais qu’elle
est ce que l’échange domine et supprime Nous avons ajouté que la grande
menace n’est donc pas, comme le dit Bourdieu, que les agents reconnaissent
ouvertement la réversibilité de la réciprocité, i’iais qu’ils cessent de la
reconnaître, c’est—à-dire qu’ils tombent dedans et que l’emballement
devienne irréversible. Leur rempart contre ce danger est la ritualisation
de la réciprocité qui codifie la réversibilité et qui institutionnalise
non pas une méconnaissance de la réversibilité mais bien une connaissance
de la réversibilité. Le réciprocité devient prévisible grâce à sa forme
rituelle. On peut dire que le rite prévient la réciprocité dans les deux
sens du terne “ prévenir”, tout comme Dupuy dit qu’ il contient la violence
dans les deux sens de “contenir”.
S’il y a méconnaissance de la part des acteurs indigènes, ce n’est pas
une méconnaissance de la connaissance, c’est—à-dire du savoir objectiviste
de la réciprocité, mais c’est une méconnaissance de la source de la
connaissance, c’est—à—dire de l’origine humaine du savoir rituel de la
réciprocité, Ici on peut rejoindre ce que Castoriadis écrit sur
l’hétéronomie de l’institution sociale. Les primitifs pensent que
l’échange est donné par les ancêtres, les esprits, les dieux, ils croient
que l’échange comporte des sanctions magiques. Cette méconnaissance
religieuse est la façon primitive de comprendre le fait que la réciprocité
est un phénomène qui dépasse les hommes, un phénomène redoutable en soi.
Si cet aspect de la réciprocité échappe à Bourdieu, les indigènes quant
à eux saisissent sans problème l’existence des intérêts personnels dans
les échanges. Mauss note l’expression trobriandaise rapportée par
Halinowski qui veut que l’on ne conduise pas son échange cérémoniel Icula

163
coime un gimwali, coie un troc utilitaire (25). Bour’dieu dit que les
acteurs n’ignorent pas la logique de la réciprocité mais qu’ils se
refusent à la reconnaître, Pourtant, le proverbe trobriandais est un
exemple d’une reconnaissance bien explicite de la possibilité d’une
réciprocité des intérêts individuels. Ce que les primitifs refusent, c’est
de penser que la réciprocité se réduise à un jeu d’intérêts individuels.
Ils insistent sur la présence en même temps des forces transcendantes qui
exigent que les échangistes respectent un certain rituel.
SI la restitution iru’iédlate du don est mauvaise, par exemple, ce n’est
pas parce qu’elle rend trop explicite le caractère intéressé du don. Un
peu de réflexion montre plutôt le contraire. flprès tout, quel intérêt
a—t—on à se faire donner ce que l’on possédait déjà? C’est coine le fameux
échange des verres de vin entre voisins dans un restaurant du Midi, cité
dans Les structures élémentaires de la parenté. Pour Lévi—Strauss cet
exemple d’une restitution ii’u’iédiate et identique démontre que 1’ intérêt
dans l’échange est plus important que l’intérêt dans les objets échangés.
Hors ce cas particulier la restitution immédiate est interdite parce
qu’elle équivaut non seulement à un refus du don mais à un refus de ce
principe de l’importance de l’échange comme rite. C’est un refus du don
comme médiateur.
Si le don peut servir de médiateur, c’est parce qu’il n’est pas
n’importe quoi, c’est un objet cérémoniel chargé de tout le poids de la
tradition et de la mythologie. Ou bien, même s’il s’agit d’un objet plus
ordinaire, d’une occasion plus quotidienne, il reste tout de même la
croyance que l’objet n’est pas complètement inanimé, qu’il garde toujours
un lien avec le donateur. C’est là le grand apport de l’Essai sur le don.
Ce n’est sans doute pas une révélation de le dire, mais on a un peu
l’habitude de le reconnaître et puis de l’oublier quand on s’attaque au
“vrai problème” qui consiste bien entendu à décortiquer les structures de

164
réciprocité que ces croyances mystiques recouvrent. On pourrait presque
dire que Lévi-Strauss, avec son introduction à l’oeuvre de Mauss, e
institué une méconnaissance de la connaissance de l’Essai sur le don.
Meuss n’a peut-être pas saisi la signification précise du mot maori heu en
le définissant comme “l’esprit de la chose donnée” il e probablement
saisi son importance.
La définition du heu e suscité des controverses qu’il n’est pas besoin
d’aborder ici. Il suffit d’observer que le heu est associé à la croyance
qu’un grand danger, voire la mort, menace celui qui ne respecte pas
l’obligation de réciprocité, et que cette croyance sert à investir
l’échange de dons d’une qualité rituelle, Nous avons mentionné que dans le
cas de la vengeance, la réciprocité violente est médiatisée par une norme
de vengeance. Il faut ajouter que cette norme n’est généralement pas
conçue en termes purement abstraïts On pense que c’est l’esprit du mort
qui crie vengeance. Puis on a recours à la divination pour désigner
l’objet de la vengeance. Et pour mettre fin à la vengeance, nous avons vu
que les floussey traitent avec elle sous forme divinisée. Des médiateurs
magiques de ce genre permettant aux gens d’extérioriser la réciprocité et
de convertir la vengeance en échange. Ce que Hauss nous montre est que
même l’échange de dons dépend de ce type de médiateur. Tout comme le
retour dans la vengeance est exigé par l’esprit du mort, le retour dans
l’échange est exigé par l’esprit du don: le donataire de mon cadeau “m’en
rend un autre, explique Hauss parce qu’il est poussé par le heu de mon
cadeau” (26).
Hais en fait le structure de l’échange de dons est encore plus loin de
la réciprocité aveugle qu’est celle du système vindicetoire. La solution
que le système vindicatoire apporte à la vengeance rappelle celle du
thérapeute de l’école de Palo alto face à un patient incapable de
maîtriser un comportement spontané. Le remède du thérapeute spécialiste du

1;6
double bind consiste à prescrire le symptôme. Si le comportement est
prcscrit, il ie peut plu -ti’w spontaié, et se prête dés lors à un
contrôle volontaire (27). Comme la réciprocité est la plus dangaureuse
lorsqu’elle est spontanée, l’exigence rituelle de la réciprocité dans la
vengeance est bénéfique, sans doute. Mais, même non spontanée, la
vengeance demeure dangereuse. Elle devient plus prévisible, mais prévenir
n’est pas forcément guérir. La réversibilité que la vengeance ritualisée
impose sur la réciprocité n’est pas parfaite. Si la vengeance était
vraiment réversible, on pourrait donner le contre-coup d’avance,..
Cette possibilité est réalisée en principe grâce à la croyance que
l’esprit de la victime la vengera après la mort. Il n’était pas inconnu en
Afrique de trouver des suicides motivés par le désir d’accomplir la mort
de son ennemi (28). Mais le meilleur exemple à cet égard est une coutume
en vigueur au Japon au 18ème sIècle. Un noble qui était Insulté par un
autre noble pouvait se tuer, sachant que le seul moyen pour son adversaire
de garder la face serait d’ imiter son geste de seppuku. On remarque que
l’avantage de cette méthode par rapport au système vindicatoire ordinaire
est que la vengeance s’auto-isole. Chaque rival est responsable de la mort
de l’autre. Normalement la vengeance se répand parce que des tiers sont
continuellement entraînés dans le conflit pour venger les morts. La
réciprocité est plus parfaite et plus parfaitement contrôlée si chaque
partenaire s’administre lui—même la vengeance de l’autre. Le seul tiers
dans l’exemple japonais est le code d’honneur et, derrière lui, l’opinion
publique le noble se suicida devant la porte de son offenseur (29).
On voit maintenant que la structure de l’échange de dons est comme celle
de la vengeance japonaise plutôt que celle du système vindicatoire en
général. Donner un cadeau n’est pas donner un coup mais se donner un coup.
Ou, si l’on préfère, on ne frappe l’autre que pour autant qu’on se frappe
le premier. On se sacrifie pour obliger l’autre à faire la même chose.

16t,
C’est donc la réversibilité absolue du modèle de Lévi—Strauss. I’Iais cette
révs1bll1t- 1iit nirnms du prlnclpeuniveï-set de la réciprocité, mais
du principe du sacrifice, Le débat entre Lévi—Strauss et Bourdieu laisse
de côté l’idée cardinale de Mauss selon laquelle l’objet est vivant et
identifié au donateur. C’est cette caractéristique qui convertit le don
en autosacrifice. Or, le sacrifice implique non seulement une prévision
mais une prophétie autoréalisatrice.
Chez 6irard, le choix arbitraire de la victime se justifie par
l’efficace du mécanisme victimaire. C’est la croyance de la collectivité à
la responsabilité du bouc émissaire dans le déclenchement de la crise qui
permet de mettre fin à cette crise. La croyance au caractère sacré de la
victime rituelle assure au rite la réussite qui légitime la foi des
fidèles. En Inde, cette logique est explicitement appliquée au sacrifice,
Les Brâhmanas assurent que l’élément essentiel au succès du rite est la
confiance du sacrifiant (30). Cette doctrine fait dépendre le succès de la
prévision du succès. Si le sacrifiant manque de confiance dans le rite, le
rite échouera, et son manque de confiance se verra justifié mais s’ il
possède la confiance, sa prévision de succès se verra automatiquement
justifiée.
Il y a de bonnes raisons de s’étendre sur l’exemple de l’Inde. L’Inde
ancienne n’avait pas de système vindicatoire normatif, donc on ne peut pas
dire que la vengeance en Inde était un système de régulation et de
contrôle social, et pourtant il y avait selon Charles I’falamoud une
“obsession de la vengeance” (31), perçue comme une menace pour l’ordre
dharmique. Malex’ioud note que l’évitement de la vengeance se manifeste même
au niveau de la langue :“il n’existe pas n sanscrit de terme topique pour
cette notion”. fl part des expressions qui se réfèrent soit à l’élimination
de l’hostilité, soit à la haine ou au désir de meurtre, les mots que l’on
traduit par “vengeance” ont un sens plus général : “Ce sont des mots qui
I

167
signifient ‘action en retour’, ‘compensation’... et peuvent se dire aussi
bi-en d’une îc pn&’ (32). Or nous vuns dit queltéchange de dons est
toujours structuré ou médiatisé de telle façon qu’il refoule la
réciprocité immédiate et parfaite de la violence, La polysémie du mot
sanskrit suggère une analogie entre la compensation d’une agression et la
récompense d’un cadeau. SI la doctrine brahmanique témoigne d’une horreur
particulièrement prononcée de la rétribution, on pourrait imaginer que
cette attitude serait présente également dans sa conception de l’échange
de dons. Nous allons voir que tel est bien le cas.
Le Karma et le hau
Dans l’Essai sur le don, Mauss consacre une dizaine de pages l’Inde
dans son chapitre sur la survivance des principes du don primitif aux
temps antiques. Il affirme d’emblée que “l’Inde ancienne, immédiatement
après la colonisation aryenne, était.,, un pays de potlatch” (33). Il
s’appuie notamment sur l’Epopéa et sur la tradition des tribus aborigènes.
Cependant, les choses sont moins nettes dans le droit hindou classique. Le
malheur est que le point essentiel de la théorie de Mauss semble démenti
par le code brâhnanique, ce que Mauss reconnaît lui-même dans une note en
bas de page où il dit ‘Il faut convenir que, sur le sujet principal de
notre démonstration, l’obligation de rendre, nous avons trouvé peu de
faits dans le droit hindou. . . Même le plus clair consiste dans la règle
qui l’interdit” (34).
Les spécialistes contemporains du don indien n’ont pas manqué de relever
ce que J. Heesterman appelle “l’étonnement” de Mauss à l’égard de cette
absence de l’obligation de retour (35). Pour sa part, Thomas Trautmann
observe que c’est la contradiction de cette troisième des obligations de
Mauss qui marque précisément la “frontière conceptuelle entre l’échange

sacré et
p im
profane
brâhi’iene
tient au
- .- — -
monte au ciel, tandis qu’un contre—doneffacerait le don et il périrait
dans ce monde (36).
168
profane». Si le don est fait pour obtenir un contre—don, ce n’est
véritable don, mais un acte intéressé qui ressort du domaine
du commerce. Seul qualifie comme don religieux le don fait à un
supérieur sans solliciter de récompense. La prohibition de retour
fait que le don au brâhnane est assimilé au sacrifice. Le don pur
En même temps qu’elle explique l’absence de contre—don, la notion de
sacrifice devrait nous empêcher d’ imaginer que le manque de récompense
soit absolu. ftprès tout, même le sacrifiant le plus pieux espère de bons
résultats pour lui—même -
c’est
seulement que, à la différence de
l’échangiste, il cherche à se les procurer par l’intermédiaire du
transcendant. Et en effet, il en est ainsi du don indien, Trautmann
précise que si tout avantage visible provenant du donataire est exclu, ce
n’est que pour permettre l’obtention d’un “fruit invisible” qui émane du
transcendant. Hais ce fruit peut très bien être différé à une autre vie
(37). Comme l’écrit Mauss, “La chose donnée produit sa récompense dans
cette vie et dans l’autre. Ici, elle engendre automatiquement pour le
donateur la même chose qu’elle : elle n’est pas perdue, elle se reproduit.
là—bas, c’est la même chose augmentée que l’on retrouve” (38).
Pour assurée et généreuse qu’elle soit, cette récompense est réservée à
celui qui offre un cadeau dont le caractère authentiquement gratuit
l’oppose au commun des prestations étudiées par Mauss, qui ne sont
qu’apparemment gratuites et en réalité intéressées. Pour Trautmann, la
théorie brâhmanique du don repose donc sur la même perception aigiie de la
nature ordinaire de l’échange de dons que celle qui est au point de départ
de Mauss. Mais, conclut Trautmann, c’est comme si la doctrine brâhmanique
avait anticipé l’Essai sur le don seulement pour mieux éviter le genre de
réciprocité examiné par Mauss (39)

169
De ce point de vue, la théorie br’âhmanique semble une aberration par
i-’pport u hèm i1rdl de l’Essai sur le don. On se demande alors si la
section sur l’Inde ne représente pas en quelque sorte une incohérence.
Posons la question de la façon suivante I’Iauss a—t—il voulu cacher dans
une note en bas de page l’absence exceptionnelle et embarrassante de
l’obligation de rendre ? Ou est—ce, au contraire, qu’il a pu en bonne
conscience reléguer dans une note une exception qui serait moins décisive
que l’on ne le croit, malgré son propre aveu que cette obligation
constitue “le sujet principal de [sa] démonstration” 7 Quel est, au juste,
son “sujet principal” 7
Pour répondre, il faut revenir tout au début de l’Essai, là où Mause
énonce son projet. Parmi tous les divers principes de l’échange, dit—il,
“nous n’en étudions à fond qu’un, Quelle est la règle de droit et
d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque,fait que le
présent reçu est obligatoirement rendu 7 Quelle force y a—t—il dans la
chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend 7” (40) On sait que la
plupart des commentateurs de l’Essai, qu’ils acceptent ou non l’ensemble
de 1’ interprétation de Lévi—Strauss, lui donnent raison sur au moins un
point la deuxième question, celle sur une force dans la chose, serait
une fausse piste. C’est l’obligation de rendre qui serait intéressante, et
si Mauss pense qu’ il ne fait que reformuler la question de cette
obligation en parlant d’une prétendue force, il se trompe.
Ces analystes cherchent à sauver Mauss de lui—même en laissant de côté
la notion exotisante et distrayante d’une force magique. flais nous venons
de voir que l’intérêt exclusif pour l’obligation de rendre ou, si l’on
préfère, le principe structural de la réciprocité, ne réussit pas à tenir
compte de l’exemple de l’Inde. Nous nous proposons alors de saisir cette
occasion pour mettre à l’épreuve l’hypothèse qu’il serait possible de
rétablir la cohérence de l’Essai sur le don en prenant la double

170
formulation de Mauss à la lettre. Passons donc à l’acte —
lire.
à
l’acte de
Dans la doctrine brâhmanique, est—ce que le présent reçu est
obligatoirement rendu ? Oui, mieux —
il
est “automatiquement” rendu. Et
est—ce qu’ il y a une force qui fait que le donataire rend le présent ?
Encore oui, c’est justement une intervention transcendante qui fait que le
donataire le rend, I1auss l’explique ainsi “Les malins brâhnanes ont en
effet chargé les dieux et les mênes de rendre les présents qu’on leur fait
à eux” (41). Ici Trautiiiann corrige Mauss légèrement si une réciprocité
entre dieux, mênes et hommes avait hypothétiquement caractérisé une étape
antérieure de la culture védique ou pré-védique, dans la nouvelle
orthodoxie brâhnanique, c’est le mécanisme impersonnel du karma qui
rétribue le don (42).
Mais avec ce mécanisme karnique on est d’autant plus proche de l’idée
d’une “force” qui garantit la réciprocité ultime. Ce qui compte, c’est que
dans l’échange indien comme dans tous les échanges étudiés par Mauss, il
n’y e pas que deux acteurs selon l’expression de Lucien Scubla, on ne
trouve “jamais deux sans trois” (43). Le troisième acteur est sans doute,
à un certain niveau, le social —
c’est
ainsi que nous avons l’habitude de
l’appeler en sciences humaines. Mais dans les cultures archaïques le
social n’est pas appréhendé à ce niveau d’abstraction —
il
est cristallisé
dans une force qui intervient directement dans les échanges. Jusque—là
nous pouvons suivre Lévi—Strauss, mais il faut dire à son encontre que la
croyance dans cette force, loin d’être un épiphénomène — une espèce de
surabondance de signifiant insignifiante —
est
nécessaire au déroulement
paisible de l’échange archaïque. Si la synthèse de la réciprocité émerge
de l’affrontement de soi et d’autrui dans l’échange, c’est grêce à ce
médiateur transcendant.

171
Pour’ voir’ en quoi consiste l’originalité du systàiie indien à l’intérieur
de le théorIe d- Mauss, on peut faire la coiparaison schéiatique avec les
autres systèies suggérée par les deux dessins
Appelons l’esprit du don le “hau” d’après l’exeiple iaori qui fournit à
Hauss son nodèle. Dans ce cas général, le hau ziédiatise la transaction
entre X et Y. Si X donne à Y, c’est le hau qui assure que X reçoive à son
tour. Y n’est pas contraint directei’ient par X de rendre son don c’est le
heu qui exige qu’il le rende. La transaction indienne, elle, est
iiédlatlsée par le karria. Si X donne à Y, c’est le kar’na qui assure que X
reçoive à son tour. Y n’est pas du tout contraint par X de rendre son don,
c’est le keri’ia qui assui’ie l’obligation de le rendre. Dans les deux cas la
présence d’un xiiédiateur transcendant écarte une situation de face—à—face
direct, où ce serait le donateur seul qui inposerait une obligation au
donataire, La différence est évidennent que le kari’ia endosse non seulei’ient
la responsabilité d’iiuposer une obligation x’iais l’obligation elle—PlêNe,
dispensant le donataire de toute nécessité de faire un retour’.
C’est une solution radicale aux antinovaies de la réciprocité binaire,
x’iais ce n’est pas pour autant une négation du principe de la réciprocité
selon Mauss. Plutôt que de voir dans la variante indienne une
contradiction d’un schéiua supposé binaire, il faut la conprendre couine une
version extrêuie d’un modèle ternaire qui caractérise non moins le reste de
l’Essai sur le don. Comme le karma est clairement indispensable à la
transaction indienne, il rend plus évident 1’ ixportance du médiateur et
nous incite rétrospectivement à prendre plus au sérieux le rôle du
médiateur ailleurs. Erâce eu médiateur, le don revêt une structure

172
ternaire qui le distingue de la vengeance de la même façon que le
siczrlfice s’en distingue. Malamoud observe que la vengeance et le
sacrifice ont des structures dissemblables “puisque la vengeance ne met en
présence que deux adversaires, la victime devenue bourreau, le bourreau
devenu victime”, tandis que »le sacrifice implique nécessairement trois
partenaires au moins : le sacrifiant, la victime, et la divinité”, sans
mentionner tous les officiants (44).
flaintenant il est nécessaire de répondre à une objection que l’on
pourrait nous faire, Tout à l’heure nous avons laissé entendre que le
karma démontrait la pertinence de l’hypothèse maussienne d’une “force” qui
assure que le présent reçu soit rendu. On peut penser que nous avons
triché en oubliant que la formulation de Mauss concernait plus précisément
une force “dans la chose qu’on donne”. Ce serait effectivement un
glissement sérieux d’assimiler le karma lui—même à une force dans la
chose, mais il n’empêche que l’opération karmique dépend bien de la même
force dans la chose que l’on trouve toujours chez Mauss -
vivant qui unit la chose au donateur,
à
savoir le lien
Mauss souligne cet aspect du don indien qui le rapproche du kula ou du
potlatch. D’abord, la chose donnée n’est pas inerte: “La terre, la
nourriture, tout ce qu’on donne, sont d’ailleurs personnifiées, ce sont
des êtres vivants avec qui on dialogue et qui prennent part au contrat.
Elles veulent être données” (45). De plus, l’objet est identifié à son
propriétaire : “La propriété du brahmane c’est le brahmane lui—même” (46).
La vache est pour flauss le meilleur exemple d’un cadeau identifié au
donateur: “Nulle part la liaison entre la chose donnée et le donateur,
entre la propriété et le propriétaire n’est plus étroite que dans les
règles concernant le don de la vache.” Le propriétaire des vaches les
imite pendant un temps d’ initiation. Il consomme leur bouse et urine, il
passe une nuit couché au sol avec les vaches, il proclame la vache sa mère
J

173
et le taureau son père) avant de pouvoir réciter enfin, le ioient de la
donati-trn- -venu Ce1les que vous êtes, celles—là je le suis, devenu en ce
jour de votre essence, donateur de vous, je suis donateur de iwi” (47).
Or’, cette identification entre donateur et objet donné correspond très
exacteilient à l’identification entre le sacrifiant et la victize que l’on
trouve dans le sacrifice indien, C’est ce qui transfori’ie l’acte de
donation en sacrifice du donateur. C’est donc bien la “force dans le don”
au sens de Hauss qui rend possible le sacrifice qui appelle 1’ intervention
du karria.
Pour se convaincre que le systèi’ie indien ne fait que pousser plus loin
la logique propre à l’échange de dons en général, il suffit d’écouter
Trautz’iann sur ce qui distingue le don religieux cou’ie un acte dhari’iique et
non un échange intéressé. Le kari’ia assure une rétribution stricte à tout
acte selon sa qualité norale, et c’est vrai du don. Mais le fruit du don
est “invisible dans le sens qu’ il y e un laps de tez’ips entre le cause (en
].‘occurence le don pieux) et son effet”, et c’est “l’invisibilité’
3 du
fruit dans ce sens bien précis qui zarque le caractère dhariiique du don
(48). C’est donc la fax’ieuse stipulation de Bourdieu que le contre—don doit
être différé — sauf que dans le cas indien le retour peut être différé
jusqu’à une autre vie. Mais nêie cette idée n’est pas nouvelle —
l’avons rencontrée dans la croyance africaine dans une rétribution
nous
vindicative après la »iort. Et Charles Malemoud de conclure que la crainte
obsessive de la vengeance en Inde s’exprix!le dans une “propension
i’iétaphysique” qui “pousse l’hoe à chercher dans le vaste systèDle du
dharNa, et, plus tard, dans les cycles aux recoz’inenceients infinis, les
causes et les conséquences de ses actes, et le détourne de fixer sa pensée
vengeresse sur l’histoire irréversible d’évèneiuents uniques” (49).

174
Nous allons terminer avec une dernière remarque inspirée per l’Inde.
Nous avons déjà suggéré qu’une pensée de la causalité est nécessaire pour
le gestion de la violence dans le système vindicetoire. Il y e une
indication en Inde que la notion de causalité remonte à la gestion de la
violence dans le sacrifice. Selon le grand indianiste Louis Renou, la
pensée védique se définit comme un système d’équations, tandis qu’on
trouve une élaboration de 1’ idée de causalité plus tard dans la pensée
bouddhique. Le mot sanskrit qui veut dire “connexion causale” pour le
bouddhisme remonte, selon Renou, au mot qui veut dire “connexion” dans les
Védas Plus précisément , l’emploi originel du mot “connexion” est dans
le sacrifice, où il signifie la connexion entre le sacrifiant et la
victime (50).
Mais le bouddhisme semble refuser ce que nous avons présenté comme les
deux moyens rituels de contrôler la violence -
refoulement de la rétribution dans le temps -
en
le
sacrifice et le
faveur d’un renoncement
total à la violence, Il rejette le sacrifice comme acte religieux et il
conseille à l’homme de chercher à échapper aux cycles infinis du karma. Et
si, par ailleurs, le bouddhisme e perfectionné l’idée de causalité,
c’était seulement pour prôner que l’homme s’y soustraie entièrement. Pour
le bouddhisme, il faut dépasser la distinction entre bons et mauvais actes
en renonçant à toute causalité... Comme pour 6irard, il faut dépasser la
distinction entre bonnes et mauvaises violences en renonçant à toute
rétribution. On se demande alors si, en fin de compte, il n’y e pas un
point en commun entre l’ethnologue qui veut sortir de toute violence et
celui qui ne voit qu’un système en tout violence, en ceci que tous les
deux risquent d’inscrire la science de l’homme dans le temps rituel qui
supprime la violence du changement.

REMERCIEMENTS.
175
Je tians à reiuercier ici Jean-Claude 6aley, qui e dirigé le travail de
D,E.fl. dont le texte présent est extrait. Lucien Scubla ‘a égaleDient
fourni des conNentaires utiles. Jean—Luc Godefroy e eu l’enebilité de
relire le i’ianuscrit, La responsabilité des idées axprinées incoiube à iuoi
seul.
NOTES
(1) Rayiond Verdier, “Le systèNe vindicatoire, Esquisse théorique” in
Verdier, éd., La vengeance. Etudes d’ethnologie, d’histoire et de
philosophie. Voluie I. Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés
extra—occidentales, Paris, Cujas, 198G, p.I
(2) Ibid., p, 24.
(3) Ibid.
4.
3—1
(4) Igor de Garine, “Les étrangers, la vengeance et les parents chez les
Massa et les Moussey (Tchad et CaNer’oun)” in Verdier, éd., p. 99—100.
(5) René Girard, La violence et la sacré, Paris, Orasset, 1972, p, 31.
(6) Verdier, p. 25.
(7) De Garine, p, 97.
(8) Verdier, p. 25.
(9) Claude Lévi—Strauss, Les structures éléx’ientaires de la parenté, Paris,
Mouton, 1967, p. 78.
(10) Verdier, p. 28.
(11) “Tuer ou substituer: l’échange des victiies”, Bulletin du MAUSS,
n°12, déceNbre 1984, p, 69—102.
(12) Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz,
1972, p. 222—3.
(13) Ibid,, p. 222.
(14) Jean—Pierre Dupuy, “Totalisation et iéconnaissance” in Violence et
vérité : Colloque de Cer’isy autour de René Girard sous la direction de
Paul Duaouchel, Paris, Grasset, 1985, p. 124.
(15) Ibid., p. 127.
(16) Manga Bekoùo, “La vengeance coiie fori’ie de l’offense” in Verdier,
éd., p, 151.
(17) Bourdieu, p, 223.
(18) Ibid.

176
(19) Jean Baechler, Les Suicides, Paris, Caliann-Lévy, 1975, p. 527—8.
(20) Cox’n’iunication personnelle.
(21) Cécile Barreud, Daniel de Coppet, findré Itéanu, Rayiwnd Japious, “Des
relations et des i’iorts. Quatre sociétés vues sous l’angle des échanges” in
Jean—Claude Galey, éd., Différences valeurs hiérarchie Textes offerts à
Louis Dunont, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, 1984, p. 493.
(22) Mfred dler, “La vengeance du sang chez les Houndang du Tchad” in
Verdier, éd., p. 75.
(23) Philippe Laburthe—Tolra, “Notes sur la vengeance chez les Béti” in
Verdier, éd., p. 158,
(24) Barraud, p. 453.
(25) Harcel Mauss, “Essai sur le don. Forne et raison de l’échange dans
les sociétés archaïques” in Sociologie et anthropologie, Paris,
Quadrige/Presses Universitaires de France, 1983, p, 177.
(26) Ibid., p, 159. Sur la nédiation de l’esprit du don, voir Mark
nspach, “La Raison du Gratuit”, Bulletin du ?fflUSS, n° 22, juin 1987, p.
249—2g2,
(27) P. tJatzlawick, J. Heli’iick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la
copinunication, trad, Janine Morche, Paris, Points/Seuil, 1972, p, 241.
(28) Cf. H. D. U. Jeffreys,” Sansonic suicide or suicide of revenge among
ftfricans” in Anthony Giddens, The Sociology of Suicide, Londres, Frank
Cass & C°, 1971.
(29) Baechler, p, 535.
(30) Sylvain Lévi, La Doctrine du sacrifice dans les Brâhnanas, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 109.
(31) Charles Malanoud, “Vengeance et sacrifice dans l’Inde brhx’ianique” in
Rayi’iond Verdier et Jean—Pierre Poly, La Vengeance, Etudes d’ethnologie,
d’histoire et de philosophie. Volune 3. Vengeance, pouvoirs et idéologies
dans quelques civilisations de l’antiquité, Paris, Cujas, 1984, p, 43,
(32) Ibid., p. 37.
(33) Mauss, p, 241.
(34) Ibid., p, 243 note 3.
(35) J, C, Heesterx’ian, “Brahnine, Ritual and Renouncer”, Ueiner
Zeitschrift fir die Kunde SUd —
und
Ostasiens, VIII, 1964, p 19.
(36) Thonas Trautnann, Dravidian Kinship, Canbridge, Caiubridge University
Press, 1981, p, 280—82.
(37) Ibid., p. 281,
(38) Mauss, p, 243—4.

(39) Trauti’iann, p. 281.
(40) Mauss, p. 148.
(41) Ibid.) p. 243 nota 3.
(42) Trautpiann, p. 282 note 46.
(43) “Logiques de la réciprocité”, Cahier du CREA, n°6, Septeziibre 1985.
(44) Malai’ioud, p’ 39—40.
(45) Hauss, p, 244.
(46) Ibid., p. 246.
(47) Ibid., p. 247—8.
(48) Trautrann, p. 281.
(49) flalarioud, p, 43.
(50) Louis Renou, “Connexion’ en védique, ‘cause’ en bouddhique” in
Renou, L’Inde fondapientale, Charles ?falarioud, éd., Paris, Herx’iann, 1978
177

SCIENCES COGNITIVES : FIL D’ARIANE
OU LIT DE PROCIJSTE POUR L’ANTHROPOLOGIE ?
Lucien Scubla
mars 1987
“Seule une voie Synthétique, qui
s’efforce de remonter à la source
commune de l’organisation du mon
de et du sujet pensant le monde,
a quelque chance de réussir.”
René Thom. Modèles mathématiqu
dela morphogénè, Paris, Chris—
tian Bourgois, 1981 : 297.
J’espère ne pas enfreindre les règles du jeu de ce colloque si je relè
gue au second plan les contributions de Dan Sperber à la psychologie
cognitive pour m’intéresser aux aspects les plus directement ethnogra
phiques et anthropologiques de ses travaux, et j’espère ne pas manquer
aux règles élémentaires de la bienséance si, en présence même de l’in
téressé, je prends la liberté de séparer ainsi, d’entrée de jeu, deux
pans de ses recherches qu’il juge lui—même indissociables. Mais, au
tant le dire tout de Suite : je ne crois pas qu’on puisse réduire l’an
thropologie aux sciences cognitives, et je doute mime que le développe
ment de celles—ci doive exercer une influence décisive sur le destin de
celle—là. D’où l’objet de ma communication : sans méconnaitre l’intérêt
d’une ethnographie d’inspiration cognitjvis, je voudrais montrer que
la plupart des matériaux présentés par Sperber échappent, pour l’essen
tiel, aux filets d’une théorie cognitjvj de la culture, si l’on en
tend par là une théorie qui soutient que “les capacités d’apprentissage
Spécifiques à l’espèce humaine” suffisent à limiter et à organiser le
champ relativement restreint des “variations culturelles” (S : 118—119;
SG : 9 et 158) (1). Et je voudrais surtout montrer que ces mgmes maté—

iaux, qu’ils aient été recueillis par Sperber lui—même chez les Dorzé
ou dans no.tr-e société, ou quils proviennent des travaux dé Victor Tur—
ner et de Mary Douglas, ont en commun un grand nombre de traits fonda
mentaux que la perspective cognitiviste ne prend pas en compte et qui
suggèrent une toute autre conception de la culture et de l’anthropolo
gie.
Avant d’examiner quelques faits précis et de discuter l’analyse que
Sperber en a donnée, je crois utile, pour clarifier le débat et en pré
ciser les enjeux, de dresser un bilan, aussi rapide mais aussi complet
que possible, de nos principaux points d’accord et de désaccord sur des
questions d’ordre plus général qui touchent à la nature même du savoir
anthropologique.
I — Sur l’objet de l’anthropologie et la nature de la connaissance
scientifique
1.1. Tout d’abord, il faut reconnaître à Sperber le mérite de
rejeter le dogme du relativisme culturel (CC, SA : ch. 2) car celui—ci,
bien qu’il soit très populaire chez les anthropologues, n’est manifes
tement ni un axiome raisonnable, ni une vérité empirique, ni une conjec
ture plausible.
Ce n’est pas un axiome qu’on pourrait admettre a priori, car dès
lors que tous les hommes appartiennent à la mime espèce biologique, il
est bien plus légitime de postuler l’unité culturelle de l’humanité,
et c’est évidemment au relativisme que revient la charge de la preuve.
Ce n’est pas, non plus, une vérité empirique car tous les arguments
avancés en sa faveur, dès qu’on les examine de près, se retournent
contre lui : c’est ainsi que Brent Berlin et Paul Kay ont définitive
ment ruiné la célèbre thèse selon laquelle chaque langue découperait
arbitrairement le spectre des couleurs (CC : 33314) — thèse qui, on le
sait, fut longtemps le paradigme dominant de toute l’anthropologie re
lativiste. Ce n’est pas, enfin, une conjecture plausible, car le rela—

tivime implique l’indéfinie variété des cultures, alors que “l’image
‘si
qui se dégage de la littérature ethnographique accumulée”, selon la
juste observation de Sperber, est “plut6t celle de variations extrême—
ment élaborées à l’intérieur d’un éventail qui semble arbitrairement
restreint” (CC : 27).
1.2. En second lieu, on conviendra, avec Sperber, de la nécessité
de mieux circonscrire qu’on ne le fait habituellement l’objet de l’an
thropologie (CC , SA), et on lui saura gré d’avoir clairement distingué,
à cette fin, “structures de réseau” et “structures de code” (S : 72—77)
et, plus généralement, “structures concevables” et “structures disponi
bles”, et enfin, parmi celles—ci, les structures qui sont “disponibles
à l’esprit humain” de celles qui sont’1isponibles aux hommes” (S 107).
Soit l’exemple du téléphone. La langue (le “code”) que j’utilise pour
envoyer et recevoir des messages est un objet mental, elle appartient
en propre à l’esprit humain. En revanche, le réseau téléphonique a une
structure tout à fait indépendante de l’esprit humain, nième s’il a été
construit conformément à un plan, avec calcul d’optimisation et, à plus
forte raison, s’il s’est formé de proche en proche au fur et à mesure
des demandes d’abonnement des usagers. Et c’est évidemment cette deu.
xième hypothèse qui correspond au cas général : il y a dans toute so
ciété formation incessante d’une multitude de réseaux (relations de pa
renté, de voisinage, de camaraderie, relations commerciales, etc) dont
la structure, qui n’a été voulue ni conçue par personne, est tout à fait
concevable par l’esprit humain.
“Il n’est que de prendre l’économie moderne, écrit Sperber, pour
trouver à l’évidence des mécanismes qui n’appartiennent pas à l’esprit
des individus.
“Alors que la faculté de langage est individuelle même si elle ne
se manifeste qu’en collectivité, la vie sociale témoigne d’une logique
qui n’est pas à la disposition des individus” (S : 107).
C’est pourquoi on est réellement fondé à distinguer anthropologie

t sociologie, sciences de l’homme et sciences de la société; car ces
disciplines sont réellement indépendantes même s-i e-li-es p-ar-aissent
avoir le mgme objet : qu’on songe, par exemple, à l’anthropologie de
la parenté et à la démographie, ou encore à la linguistique et à la
sociologie du langage. Comme j’ai déjà traité cette question autre
part (2), je n’y reviens pas ici, sinon pour déplorer que Sperber lui—
même n’ait pas fait explicitement cette distinction et qu’il ait ainsi
échoué à délimiter correctement l’objet de l’anthropologie.
En effet, la définition qu’il a récemment proposée de l’anthropo
logie : une épidémiologie des représentations (SA : ai—47, AP) est mani
festement, à la fois trop large et trop étroite. Elle est trop large
car les phénomènes de contagion, de diffusion, de dissémination obéis
sent à des lois très générales, de type physique (cf. les phénomènes de
percolation) ou encore démographique au sens large du terme (si on défi
nit la démographie comme la “théorie des ensembles renouvelés”), qui
sont tout à fait indépendantes de l’esprit humain; elle est trop étroite,
car elle ne prend pas en compte ces produits spécifiques de l’activité
humaine que sont les objets techniques dont la production, la reproduc
tion et la diffusion, mgme si elles sont toujours accompagnées de repré
sentations, ne sont pas réductibles à des relations entre des représen
tations.
Cette remarque nous conduit au coeur même de notre sujet.
1.3. En effet, des deux propositions précédentes (le rejet du
relativisme culturel et l’existence d’un objet propre à l’anthropologie
entendue stricto sensu) Sperber conclut à l’identification de l’anthro
pologie avec la psychologie cognitive, c’est—à—dire avec l’étude des
structures universelles de l’esprit humain. Or c’est précisément cette
thèse que j’entends contester.
Soit, en effet, la technique. Elle relève indéniablement de ce
qu’on nomme traditionnellement “l’anthropologie culturelle” (cf. le

183
Manuel d’anthropologie c’ltura1le de Lowie), par opposition à “l’arithro—
pologie sociale” (3) car, bien qu’elle se manifeste le -pi-us- souvent en
société, la technique, comme le langage, est un fait humain, non un fait
social. Elle ressortit donc à l’anthropologie entendue au sens le plus
strict du terme : l’étude de ce qui, en l’homme, est proprement humain.
Mais il ne s’ensuit pas qu’on puisse expliquer les propriétés les plus
intéressantes des objets techniques à l’aide des propriétés de l’esprit
humain. La preuve en est administrée par les travaux de Leroi—Gourhan
sur la classification, la diffusion et l’évolution des techniques (LI).
On peut, par exemple, classer systématiquement les outils en fonction
de leur mode de percussion (posée, lancée, posée avec percuteur) et de
leur type de percussion (punctiforme, linéaire, diffuse); et cette clas
sification ne dépend pas des catégories de l’esprit humain, mais de la
nature des choses, c’est—à—dire des propriétés géométriques et topolo
giques des objets matériels et des actions élémentaires de la main. Si,
par exemple, il y a seulement trois types de percussion, c’est parce que
deux objets solides quelconques ne peuvent entrer en contact que suivant
un point, une ligne ou une surface (5). Et c’est en fonction de cette clas
sification que les objets techniques d’une même société s’articulent,
pour ainsi dire, d’eux-mêmes les uns aux autres pour former ce que Leroi—
Gourhan nomme un “milieu technique”, c’est—à—dire un système doté d’une
cohérence interne et relativement clos, dont les propriétés sont déter
minées par des rapports de dépendance et d’indépendance qui sont de na
ture proprement technique et non pas logique. Or, chose remarquable,
c’est la structure des différents milieux techniques en présence — non
les aptitudes techniques ou les capacités d’apprentissage des hommes,
si du moins on les suppose universelles ou à peu près uniformément ré
parties — qui explique les phénomènes de diffusion, qui décide de l’em
prunt, du rejet ou de la “réinterprétation” d’un nouvel objet technique.
Pour qu’un outil soit purement et simplement emprunté, il faut qu’il
ait, en quelque sorte, déjà une place virtuelle dans le milieu technique
qui l’accueille, comme si celui—ci était à la veille de l’inventer.
Faute de quoi, ilya rejet de l’intrus ou réinterprétation, c’est—à—dire
assimilation avec transformation, comme, par exemple, lorsqu’un ciseau

184
à oois, échouant dans un milieu technique qui “ignore” la percussion
posée avec percuteur ast démonté pour 8tre transformé en herminette,
c’est—à—dire en outil qui relève de la percussion lancée. L’évolution
des techniques permet de faire le marne type d’observation. Certes,
il n’y a pas de génération spontanée : ce sont les hommes, avec leurs
besoins, leurs désirs, leurs projets et leurs capacités intellectuelles
qui créent de nouveaux objets techniques. Mais si l’on prend une vue
d’ensemble sur le phénomène, comme le fait Leroi-.Gourhan (6), on consta
te qu’il se déploie conformément à une logique interne qui, dans une
large mesure, surplombe ou enveloppe la volonté et la raison humaines.
En un mot, ce qui ressort de tout cela, c’est l’autonomie de la techni
que et plus généralement de la culture, et par suite, l’impossibilité
de réduire l’anthropologie non seulement à la sociologie mais aussi à
la psychologie.
Car, bien entendu, il faut généraliser ce résultat. Il n’y a
aucune raison de penser que les “représentations” et les “symboles” ne
sont pas justiciables de la rngme analyse que les objets techniques.
Revenons au concept d’épidémie des idées ou des représentations. Il
est clair qu’une telle épidémie ne peut se propager que parmi des êtres
qui ont la capacité de produire, de stocker et de reproduire des repré
sentations, qui sont enclins à adopter mimétiquement les idées de leurs
semblables ou, au contraire, à en prendre le contrepied; il est clair
que certains groupes de représentations sont plus faciles à mémoriser
que d’autres, etc. Bref, on ne saurait en douter : l’étude des dispo
sitifs et des mécanismes d’élaboration, de gestion et de transfert des
représentations est une des taches importantes que doivent accomplir les
sciences humaines, et le travail effectué dans ce domaine par Sperber
est tout à fait prometteur. Ce que je nie, c’est que l’anthropologie
puisse se réduire à cela, même si on la définit comme une épidémiologie
des représentations.
De quoi s’agit—il, en effet 7 D’expliquer “pourquoi certaines
idées sont plus contagieuses que d’autres” (SA : )43), c’est—à—dire —

et je reprends les termes mêmes de Sperber — “par quel processus de
sélection et en fonction de quel-s facteurs iine taute petite fraction
des représentations mentales que les humains construisent deviennent—
elles des représentations culturelles partagées” (SA : 142), des tradi
tions durables, autrement dit non pas des agrégats disparates qui pour
raient être indéfiniment nombreux, mais des configurations cohérentes
et stables qui, comme l’atteste l’ethnographie, varient dans des limi
tes très étroites.
Or mon sentiment est qu’on ne doit pas chercher la solution de ce
problème dans les propriétés psychologiques de l’homme (propension au
mimétisme, capacité de mémorisation, et autres mécanismes cognitifs),
car elles expliquent beaucoup mieux la propagation des représentations
que leur sélection; mais c’est dans les propriétés objectives de ces
représentations, dans les propriétés formelles des idées qu’il faut cher
cher la raison dernière de leur récurrence et de leur stabilité. C’est
parce qu’elles sont intrinsèquement plus prégnantes que d’autres, parce
qu’elles ont les propriétés des idées—formes de Platon, qu’elles jouent
le r6le de véritables “symboles culturels” ou encore de “causes formel
les” de la culture : entendons par là que peuvent se cristalliser autour
d’elles d’autres représentations qu’elles parviennent à totaliser dans
des ensembles cohérents et relativement clos.
Sans doute m’objectera—t—on ici, au nom de l’individualisme métho
dologique que je fais inutilement appel à une ontologie coOteuse, alors
que les propriétés de réflexivité et de référence croisée que possèdent
la plupart de nos représentations, comme l’ont montré les théoriciens
du “Common Knowledge”, peuvent expliquer de façon plus économique com
ment les sociétés humaines s’édifient et s’organisent autour de repré
sentations publiques, c’est—à—dire des représentations qui sont communes
à tous les individus et dont chacun sait qu’elles sont communes à tous
(7).
En réalité, je ne méconnaissais pas l’importance de ces travaux
qui donnent un statut plus rigoureux au concept de “représentation col—

letie” qu’taiiployait Durkheim, et qui permettent ainsi de reprendre
et de développer de façon substantielle son étude du lien social (8).
Reste que ce modèle ne parvient pas, à mon avis, à rendre compte du
petit nombre de symboles culturels et de schèmes organisateurs qui fo
calisent toutes les sociétés; symboles et schèmes qui ne sont pas le
produit contingent de l’activité psychique de l’homme mais qui s’impo
sent plutôt à elle et en orientent le cours, et qui disposent en quel
que sorte d’une vie propre, comme le remarque fort justement un auteur
qui proposait déjà, il y a plus de trente ans, de considérer les tradi
tions culturelles comme des populations d’idées qui se reproduisent et
se propagent parmi les hommes (9).
186
Je voudrais ajouter un dernier argument pour plaider l’impossibi
lité de réduire l’anthropologie à la psychologie cognitive. Dans son
excellent essai sur le structuralisme, Sperber conjecture avec raison
que “des systèmes de communication complexes, tels le politique et le
rituel, peuvent impliquer des dispositifs qui n’appartiennent pas à
l’esprit d’un homme” (S : 107). Fort bien. Mais alors si on persiste
à réduire l’anthropologie à un département de la psychologie cognitive
et donc à l’étude de dispositifs qui appartiennent à l’esprit d’un hom
me, il va falloir exclure le politique et le rituel du champ de l’anthro
pologie, pour l’abandonner à la sociologie. Et c’est manifestement
inacceptable. Car, bien que la vie sociale n’appartienne pas en propre
à l’homme et qu’elle soit soumise à des lois générales dont l’étude
relève, en effet, d’une science distincte, la sociologie; bien qu’on
observe chez certains animaux des phénomènes de dominance et de hiérar
chie ainsi que des comportements que les éthologues qualifient parfois
de “ritualisés”, il est évident que des institutions aussi typées que
la royauté sacrée ou le vote à bulletin secret, les rites d’initiation
ou les doubles funérailles, ne se rencontrent que chez l’homme et ne
sauraient de ce fait échapper à la juridiction de l’anthropologie. Il
est donc impossible de soutenir avec Lévi—Strauss que “l’ethnologie est
avant tout une psychologie” (10) sans retirer ipso facto à l’anthropo
logie l’essentiel de la culture : non seulement les techniques mais aussi

187
les institutions, qu’il s’agisse de la parenté, de la politique ou du
rituel. On sait que l’auteur de la La pensée sauvage assume sereine
ment ce risque, au motif que les “infrastructures” échapperaient par
principe à l’anthropologie, laquelle serait donc affectée à l’étude des
seules “superstructures” (11), mais il ne juge pas utile de justifier
cette délimitation des domaines et cette répartition des tâches autre
ment que par ce recours hâtif, et chez lui inhabituel, aux catégories
de la vulgate marxiste. Toujours est—il que, délaissant la parenté,
négligeant plus que jamais le politique, il se confine dans l’étude de
la pensée mythique pure, qu’il croit pouvoir dissocier totalement du
rituel, lequel en effet, après avoir un moment trouvé grâce à ses yeux
en tant que système d’expression symbolique, est finalement jugé pas
mgme digne d’être “bon à penser” (12).
Bien qu’il durcisse la position de Lévi—Strauss — en proposant
explicitement de réduire l’anthropologie à la psychologie cognitive —
Sperber adopte à l’égard du rituel une attitude beaucoup moins désin
volte. Il objecte fort justement à Lévi—Strauss qu’ “à travers leurs
institutions “totémiques” les groupes n’essayent pas tant de mettre
en correspondance deux systèmes de différences pré—existantes, que
d’établir un des systèmes en s’appuyant sur l’autre. Ils n’essayent
pas tant d’exprimer des différences sociales que de les créer ou de
les renforcer” (SA 102). Lévi—Strauss, poursuit Sperber, confond
deux sortes de classifications qu’il faut, au contraire, distinguer
nettement. “Les classifications encyclopédiques visent à enregistrer
des différences et des ressemblances observables, et elles sont passi
bles d’une contestation empirique. Les classifications symboliques,
visent, en s’appuyant sur les classifications encyclopédiques, à ins
tituer des différences et des ressemblances; elles n’obéissent pas
aux mêmes contraintes; elles relèvent d’un genre particulier de créa
tivité” (SA : 103). Dont acte. Mais puisque ces “ classifications”
n’ont rien de commun, pourquoi entretenir l’équivoque en continuant
à les désigner par un même terme ? Alors qu’il suffirait de remplacer
“classifications symboliques” par “opérations rituelles” pour lever

188
toute ambigufté et cetouver la solide thèse de [-iocart suivant laquelle,
en effet, les opérations “symboliques” &expriment pas, mais engendrent
toutes les différences sociales (13).
Si Sperber s’abstient de faire cette substitution, c’est qu’il
s’intéresse moins aux rites qu’aux “classifications symboliques” qui
les accompagnent, et moins à ces classifications elles—mêmes qu’aux
processus intellectuels qu’elles mettent en jeu (ceux dont elles pro
viennent et ceux qu’elles déclenchent). Pourtant, les choses sont bien
claires : si les pratiques rituelles supposent en effet des classifica
tions symboliques, telles que la répartition des êtres vivants en caté
gories sacrifiables et non sacrifiables, elles ne se réduisent pas à
l’élaboration intellectuelle de telles classifications. Egorger une
victime, couper en deux un animal domestique dans le sens de la longueur,
briser une porte : c’est par leurs propriétés intrinsèques (par exemple,
leur irréversibilité) que de telles opérations sont effectivement pro
ductrices d’asymétrie (14) et que, source de différenciation, elles re—
déploient le système de classifications symboliques au sein duquel elles
se manifestent. “Pour l’essentiel, écrit Sperber, les effets qu’ont ces
rites sont obtenus par le biais d’un processus d’évocation symbolique
déclenché dans l’esprit des témoins et des participants” (P5 : 26).
C’est hautement probable et, en tous cas, qu’il faille étudier attenti
vement ce processus d’évocation et les mécanismes intellectuels qu’il
met en oeuvre, je n’en disconviens pas. Ce que je nie, c’est que la
tâche de l’anthropologie doive s’arrgter là. Autrement dit, ce que je
déplore, c’est qu’on croie pouvoir négliger les phénomènes qui déclen
chent l’activité du “dispositif symbolique”, comme si ces phénomènes
étaient contingents et arbitraires, alors qu’il est patent depuis les
travaux de Hocart (15), que tous les grands rituels (puisque c’est d’eux,
en effet, qu’il s’agit) sont sous—tendus par des schèmes universels,
lesquels, bien qu’ils ne soient probablement pas le produit mais le
point d’appui de l’esprit humain, relèvent de plein droit de l’anthro
pologie.
De quel droit, en effet, Sperber peut—il affirmer que la pierre

189
de touche d’une “anthropologie vraiment anthropologique”, serait qu’elle
“s’intéresse aux variations culturelles pourin.ieux-accéd-e aux structu
res mentales universelles” (SA : 21). Il n’y a de science que de l’uni
versel, c’est vrai. Mais pourquoi n’y aurait—il d’universel que le
traitement symbolique et les mécanismes intellectuels ? Pourquoi n’y
aurait—il pas aussi des symboles universels, des invariants culturels
dotés d’une vie propre, des systèmes symboliques autonomes ? Une mai
son est stable parce qu’elle est conforme aux lois de la résistance des
matériaux, non parce qu’elle reflète les structures de l’esprit humain.
Et il en est probablement ainsi pour toutes les institutions et tous les
phénomènes culturels ou “symboliques” en général. A l’anthropologie de
découvrir les lois qui leur sont propres et dont il serait téméraire de
penser qu’elles se confondent avec celles de la psychologie (16).
On m’aura compris. Je ne prête pas à Sperber le projet ridicule
de réduire les activités rituelles à des processus intellectuels. Je
ne mets pas en doute, un seul instant, la nécessité d’étudier, comme il
le fait, les mécanismes mentaux qui rendent compte, au moins partielle
ment, de la mise en place et de l’efficacité des grandes structures ri
tuelles. je ne lui reproche pas non plus de s’intéresser beaucoup plus
au traitement des symboles par l’esprit humain qu’aux systèmes symboli
ques eux—mêmes. Je lui fais seulement grief d’exclure de l’anthropolo
gie, voire de la science, toute autre approche des phénomènes culturels
(17).
Et j’en viens ainsi à deux remarques d’épistémologie générale.
1.4. Il est agréable de trouver dans les écrits de Sperber une
conception nette et rigoureuse du travail scientifique qui, bien que
très classique, n’est pas monnaie courante dans la littérature anthro
pologique usuelle. “Pour qu’une donnée soit utile à un projet scien
tifique”, note—t—il justement, “il faut que cette donnée corrobore ou
infirme une hypothèse générale” (SA : 17). En effet, toute l’histoire
des sciences l’atteste, et tous les philosophes l’ont répété : sans

190
théorie, il r’y a pas d’observation scientifique possible. Une théorie
n’est jamais la synthèse tardive de phénoniènes collectés a-u ha-sar,
c’est la collecte des faits qui doit toujours être précédée d’une réfle
xion théorique. Les recherches de Berlin et Kay sur les couleurs, dont
nous avons déjà parlé, illustrent bien ce point. “Les données ethnogra
phiques sur les couleurs abondaient, mais, rassemblées sans perspective
théorique, il leur manquait le plus souvent telle ou telle information
décisive pour mettre à l’épreuve Eleur hypothèse]. C’est la publica
tion de leur travail qui (...) a suscité la collecte de données jusque
là négligées, ce qui a permis à la fois de réviser et de corroborer
leur hypothèse de départ” (SA : 1414).
Comme toute science, l’anthropologie doit donc proposer des hy
pothèses non triviales et réfutables, c’est—à—dire trop générales pour
être obtenues par induction complète, mais suffisamment précises “pour
que l’on sache à l’avance quel genre d’observation empirique [les] re
mettrait en cause” (SA : 9). En d’autres termes, “comme toute science,
elle doit répondre à la question : qu’est—ce qui est empiriquement pos
sible ? Et donc : qu’est—ce qui est empiriquement impossible ?“ (SA
17).
Bien entendu, on ne peut que souscrire à de telles consignes qui,
n’était la grande misère théorique de l’anthropologie, auraient à peine
besoin d’être rappelées. Encore convient—il de les appliquer et, c’est
ici que les difficultés commencent. Car bien qu’ilsouligne que l’an
thropologie a surtout besoin d’idées et d’hypothèses (CC : 39), le
propos de Sperber reste surtout critique et programmatique. Et quand
il avance des propositions, j’ai le sentiment qu’elles ne satisfont pas
toujours au double critère de généralité et de précision qu’il a lui—
même fixé, alors qu’il écarte, par principe, des classes entières
d’hypothèses qui s’y conforment et que, malgré ses arguments, je per
siste à trouver pertinentes.
Sperber répète depuis quinze ans (S : 118—119; CC z 27; SA : 17)

:“ ‘191
que l’anthropologie a pour tâche “d’expliquer la variabilité des cultu
res humaines”, c’est—à—dire de déterminer les prineipes qui organisent
et restreignent à l’intérieur d’étroites limites le champ des variations
culturelles. Mais les propriétés qu’il reconnait au “dispositif syrnbo—
lique” sont tellement accueillantes, les mécanismes cognitifs censés
rendre compte des “épidémies” de représentations sont tellement géné
raux, qu’ils n’opposent presque rien à l’indéfinie variété des cultures
que postule le relativisme et que Sperber, pourtant, récuse. Admettons
que le “traitement symbolique” ait pour toile de fond ce que Sperber
nomme le “traitement rationnel” (cf. 9S et 11.1, ci—après) et qu’il
soit de ce fait assujetti à de fortes contraintes, il reste que l’opé
ration dite de “mise entre guillemets” (cf. SG, chapitre IV, et 11.2
et 11.3 ci—après) point de départ du traitement symbolique, qui a, en
principe, pour effet de rendre opaques les propositions (18), permet
d’intégrer dans un groupe de représentations déjà constitué, n’importe
quelle autre représentation sous forme “semi—propositionnelle” (SA
69—80) : si bien qu’on voit mal ce qui, en la matière, pourrait âtre
“empiriquement impossible”. Nous y reviendrons.
Dans Le savoir des anthropologues, Sperber cherche à montrer que
l’anthropologie s’enlise très souvent dans des problématiques inadéqua
tes : qu’elle s’efforce en vain de répondre à des questions mal posées
en bâtissant des pseudo—théories où l’interprétation tient lieu d’expli
cation et se mélange avec la description. Le mal est si répandu qu’Evans—
Pritchard lui—mâme, observe—t—il, n’échappe pas à de telles confusions.
Cette “grande lessive”, on le sait, a donné lieu à quelques mou
vements d’humeur et à des réactions parfois vives, mais elle n’a mal
heureusement pas suscité le débat rationnel, sur la place publique,
qu’on était en droit d’en attendre (19). Je n’ai pas la prétention
d’accomplir ici, à moi seul, un aussi vaste dessein. Je voudrais sim
plement dire pourquoi le propos de Sperber, si décapant et si utile
qu’il soit, me donne souvent l’impression de jeter le bébé avec l’eau
du bain.

,192
“Qu’est—ce que le totémisme ? La royauté sacrée 7 Quelle est
la significat-ion du sacrifice ? Que-11e- cst la part respective de- la
filiation et de l’alliance dans la parenté 7 (...) Quelle est la dif
férence entre la religion et la magie 7 “ (SA : 41). On conviendra
que ces questions sont mal posées, mais non qu’elles le soient toutes
au même degré. Et si leur défaut vient d’une formulation maladroite,
il est douteux qu’il tienne à l’usage de termes “interprétatifs”. Car
il est toujours possible de remplacer ces prétendus termes “interpré
tatifs” par des définitions descriptives en bonne et due forme; il
est toujours possible de forger une définition nominale — au sens leib
nizien du terme (20) du totémisme, de la royauté sacrée, du sacrifice,
etc. et de reprendre les questions ci—dessus sous des formes aussi mo
destes et irréprochables que existe—t—il des institutions totémiques 7
dans toutes les sociétés ? le roi sacré est—il toujours mis à mort
réellement ou symboliquement ? le sacrificateur peut—il être une femme ?
etc. Je ne vois vraiment pas où est la difficulté. Bien entendu, pour
passer de la définition nominale à la définition “réelle”, pour déter
miner la nature de la royauté sacrée ou la fonction (c’est—à—dire les
effets, non la “signification”) du sacrifice, il va falloir élaborer
puis tester des hypothèses très précises sur la structure des rites
d’intronisation ou des rites sacrificiels, mais, encore une fois, tout
cela est parfaitement réalisable et ne se heurte à aucune difficulté
de principe.
S’agissant de la parenté, je suis encore plus surpris. Ai—je mal
interprété son texte, ou bien dois—je croire que Sperber considère
la filiation et l’alliance comme des catégories interprétatives dé
pourvues de toute valeur conceptuelle 7 Certes, si l’on s’engage,
avec Rodney Needham, sous la bannière du second Wittgenstein, on
peut être tenté de récuser “parenté”, “mariage”, “filiation”, “patri-.
linéaire”, “matrilinéaire”, etc., de soutenir que seuls les Omaha ont
un système omaha, et ainsi de suite (21). Mais alors les différentes
cultures sont autant de formes de vie originales et irréductibles les
unes aux autres et j’avoue ne pas comprendre comment Sperber, qui se
TI

193
réclame de Needham, parvient à concilier le nominalisme extrême et
le relativisme radical de celui—ci avec son propre goût pour les uni
versaux et son allégeance au rationalisme cartésien et chomskien.
S’interroger sur les rapports de la filiation et de l’alliance,
c’est s’interroger sur les rapports entre deux types de relation,
aux propriétés contrastées, qu’on rencontre nécessairement dans tou
tes les sociétés et dont ils constituent le paradigme.
La filiation est une relation “verticale” et antisymétrique à l’in
térieur d’un groupe; l’alliance, sous sa forme élémentaire (“l’échan
ge restreint” de Lévi—Strauss) est une relation “horizontale” et sy
métrique entre deux groupes. Si l’on rencontre dans la littérature
spécialisée deux théories rivales de la parenté — la théorie des grou
pes d’unifiliation et la théorie de l’alliance de mariage, selon la
terminologie de Louis Dumont (22) — ce n’est pas parce que la parenté
est un pseudo—concept ou que les problèmes de parenté ont été mal po
sés, c’est parce que les sociétés peuvent se répartir entre deux for
mes pures. Dans l’une, l’alliance est un simple moyen pour assurer la
continuité du groupe structuré par un principe de filiation; dans l’au
tre, la filiation est un simple moyen pour assurer la continuité de
l’alliance par la transmission d’une créance matrimoniale à la géné
ration suivante. Deux régimes stables parmi d’autres possibles dont
il appartient à l’anthropologie, telle que je la conçois, de faire
un inventaire exhaustif, en commençant par recenser tous les principes
antagonistes (endogamie /exogamie; patrilinéarité /matrilinéarité; fi—
liation/résidence, etc.) et par étudier a priori la dynamique de leurs
conflits, dans la voie prometteuse ouverte par Lévi—Strauss, lorsqu’au
chapitre 13 des Structures élémentaires de la parenté, il étudie ce
qu’il nomme les régimes harmoniques et dysharmoniques.
tlais revenons à la question du sacrifice dont l’enjeu est considéra
ble. En effet, depuis une quinzaine d’années, cette question, qui
était restée en sommeil pendant plusieurs décennies, fait un retour

194
en force dans le champ de l’anthropologie, grâce à d’importants travaux
théoriques et empiriques tant sur le rite saerific-iel lui—même t23) que
sur l’institution de la monarchie sacrée (24) qui, comme l’a montré Ho—
cart, lui est intimement liée (25). Il est remarquable que Sperber, qui
n’a pas coutume d’être prolixe, ait jugé bon de ne pas écrire moins de
vingt pages à ce sujet (SA : 21_141), pour montrer que toute théorie
tr’ansculturelle du sacrifice était soit sans objet, parce qu’elle re
groupait sous le même terme des rites disparates, soit sans valeur scien
tifique, parce qu’elle serait faite de “généralisations interprétatives”
non réfutables.
Toute son argumentation s’appuie sur une lecture critique, au demeurant
fort intéressante, de l’étude qu’a faite Evans—Pritchard de la religion
nuer Il est vrai que le travail du célèbre ethnographe britannique
présente des défauts il est parfois lacunaire et il lui arrive de m—
1er inextricablement description, explication et interprétation. Dans
un ouvrage récent (26), Luc de Heusch fait à ce propos des observations
qui recoupent celles de Sperber. Mais d’où viennent ces défauts 7 Du
fait qu’en l’absence d’hypothèses suffisamment précises sur la nature
et la fonction du sacrifice, Evans—Pritchard, si scrupuleux soit—il,
recueille les données qui s’offrent à lui avec aussi peu de méthode et
avec les mêmes lacunes que les ethnographes qui relevaient le voca
bulaire des couleurs avant la publication des travaux de Berlin et Kay.
Ainsi, par exemple, note de Heusch, “il ne nous fournit malheureusement
aucune indication qui permettrait de comprendre pourquoi [une] espèce
[très particulière] de concombre est le seul représentant du monde végé—
tal (sauvage ou cultivé) à posséder le privilège de “représenter” le
boeuf” dans certains rites sacrificiels (27). Et, en effet, en l’absen
ce d’une théorie des catégories sacrifiables qui supposerait elle—
mgme une théorie générale du sacrifice, l’ethnographe n’a aucune raison
de nous en dire plus à ce sujet ou de chercher à en savoir plus auprès
de ses informateurs.
Mais chose curieuse, Sperber n’envisage pas un seul instant une telle
hypothèse. Toute son entreprise vise à confondre le spécialiste des

195
Nuer pour usage interprétatif du terme “sacrifice”, sans qu’on sache
jamais ce que pourrait être son usage descriptif-. J’en conclus nue,
sans le démontrer, Sperber tient un tel usage pour impossible. Or je
pense qu’il n’en est rien et qu’on peut facilement renverser ses conclu
sions sans déroger au contrat épistémologique que nous avons conclu
ensemble au début de la présente section. Pour ce faire, nous allons
relire deux extraits du livre de Sperber à la lumière du travail, déjà
cité, de Lue de Heuseh qui tire des mêmes matériaux, l’ébauche d’une
théorie scientifique —c’est—à—dire non triviale et réfutable — du sacri
fice.
“Les Nuer, écrit Sperber, possèdent selon Evans—Pritchard, deux mots
pour désigner la mort rituelle d’un animal et divers mots ou expressions
pour de nombreux rites qui semblent culminer dans une telle mise à mort,
ou dans l’offrande d’une cucurbitacée comme substitut. L’ethnographe
désigne tous ces phénomènes et ceux—là seulement, du terme de “sacri
fice” “ (SA 36).
Que nous dit ce texte ? Qu’Evans—Pritchard n’appelle pas “sacrifice”
tous les rites en général, ni mgme tous ceux qui comprennent l’immola
tion d’une victime, mais exclusivement ceux qui ont pour point culminant
(28) la mise à mort d’un animal ou d’un substitut végétal. Il ne décou
pe donc pas la réalité ethnographique de façon arbitraire, il ne regrou
pe pas de manière fantaisiste certains aspects de la vie sociale des Nuer,
mais il range sous un terme commun — “sacrifice” — tous les rites qui
chez les Nuer, comme dans n’importe quelle autre ethnie, sont centrés
sur l’immolation d’une victime. En d’autres termes, il a recours, pour
décrire la vie des Nuer, à une définition universelle du sacrifice
le sacrifice est la destruction rituelle d’un être vivant ou d’un objet
naturel ou artificiel rituellement investi de la qualité de victime (29).
Mais Sperber ne voit pas les choses de cette façon. “Les rites ainsi
désignés, affirme—t—il, varient considérablement. Ils ne relèvent ni
d’une seule et même catégorie verbale nuer, ni d’une définition univer—

selle. Ils ne comportent pas nécessairement une mise à mort. Ils ne
196
partagent rien de plus qu’un air de famille” (SA :
Ces assertions tranchées ne laissent pas de surprendre quelque peu
car, à l’exception de la seconde, elles sont toutes fausses ou pour le
moins discutables. Le fait que les rites sacrificiels varient considé
rablement n’implique pas qu’ils varient arbitrairement ni même qu’ils
ne soient pas tous des variantes d’un schème universel. Seule une théo
rie du sacrifice apte à proposer de tels schèmes peut apporter quelque
lumière sur cette question. Deux feuilles mortes qui tombent du haut
d’un arbre, à l’automne, ont des trajectoires qui varient considérable
ment. Si les physiciens avaient toujours raisonné comme Sperber on
n’aurait pas encore découvert la loi de chute des corps.
Il est vrai que les Nuer ne désignent pas tous leurs rites sacrificiels
par le même vocable et il y a sans doute de bonnes raisons à cela
c’est un problème à résoudre pourla théorie du sacrifice, ce n’est pas
un obstacle à l’élaboration d’une définition universelle du sacrifice.
Lorsqu’un peuple ne range pas le casoar parmi les oiseaux (30) cela ne
bouleverse pas la zoologie et le concept d’oiseau. Et si un peuple
classait les herminettes qu’il utilise en plusieurs catégories dotées
de noms différents, cela ne remettrait pas en question le concept d’her
minette. Or, je l’ai déjà dit, pourquoi ne pas raisonner sur des insti
tutions et des rites comme on le fait sur les techniques et les outils ?
Une hache n’est pas une herminette. Si certains rites ne comportent
pas d’immolation, à première vue, ils ne sont pas sacrificiels. Si donc
Evans—Pritchard leur donne cette étiquette, il commet une erreur qu’il
convient de relever. Je n’ai pas le souvenir que ce soit le cas et cela
contredirait ce que Sperber lui—même écrivait un peu plus haut, mais il
n’y a pas lieu de poursuivre car c’est sans importance pour la présente
discussion.
Quoi qu’il en soit, ce que Sperber nomme “l’offrande d’une cucurbitacée”
comme substitut d’un boeuf est incontestablement un sacrifice stricto

197
sensu. Si un terme est discutable, c’est celui “d’offrande” qu’emploie
Sperber, non celui de “sacrifice”. Comme toute victime- sa-erificielle
standard, le concombre est un être vivant; et, de plus, il fait l’objet
d’un traitement rituel tout à fait significatif. “D’un coup de lance,
rappelle de Heusch, le fruit est coupé en deux parties. La moitié gau
che, mauvaise, est jetée au loin tandis que la partie droite, la bonne,
est placée sur le chaume de l’enclos du bétail”. Or, cette “division
rituelle du fruit” évoque le dépeçage longitudinal du boeuf effectué dans
les sacrifices conjurant les périls de l’inceste (31); découpage qui,
sous le nom de “splitting ceremony”, aété observé dans de nombreuses
ethnies (32) et dont on retrouve le schème dans l’organisation dualiste
et le schème de la double royauté (33). Il est donc faux de dire que
les rites sacrificiels “ne partagent rien de plus qu’un air de famille”
au sens de Wittgenstein, sous prétexte qu’ils ne sont pas tous trivia
lement similaires. Il est beaucoup plus probable qu’à l’instar des six
sections coniques qui, elles non plus ne se ressemblent pas toutes —
qu’y a—t—il de commun, en apparence, entre un cercle et deux droites
concourantes ? — ils partagent des propriétés structurales très fortes
et très profondes qui restent encore à découvrir. Et telle est bien
la tâche d’une théorie scientifique du sacrifice, à supposer qu’une
telle théorie soit possible, ce qui me semblerait indubitable, si Sper—
ber ne le niait pas.
Alors que les théories scientifiques sont des “généralisations des
criptives” réfutables, les prétendues théories du sacrifice ou de la
royauté sacrée, etc., soutient—il, ne sont que des “généralisations
interprétatives” qui “ne précisent en rien ce qui est empiriquement
possible ou impossible”. Elles ne demandent pas : “comment sont les
choses ? Mais : quelle représentation peut—on en donner ? Dire, par
exemple, que tout sacrifice est une communion, c’est affirmer seulement
que tout ce qui peut s’interpréter comme un sacrifice peut s’interpré
ter comme une communion. Une telle affirmation peut gtre facile ou dif
ficile à corroborer (les interprétations d’Evans—Pritchard par exemple
ne la corroboraient pas), mais elle est en revanche à l’abri de toute

éfutation” (SA 40) —
et
J 198
donc extérieure au discours scientifique.
On l’accordera volontiers à Sperber : une proposition telle que “tout
sacrifice est une communion” n’est pas assez précise pour être soumise
au verdict de l’expérience. Mais on peut la préciser, comme Lévi—Strauss,
par exemple, lorsqu’il conjecture que “le sacrifice cherche à établir
une connexion souhaitée entre deux domaines initialement séparés” (314)
et, sous cette forme — bien qu’imparfaite encore — ce serait peu dire
qu’elle n’est pas corroborée par la littérature ethnographique : elle
est belle et bien réfutée par les descriptions (non les interprétations)
d’Evans—Pritchard et de Luc de Heusch. Comme l’a montré celui—ci, chez
les Nuer, “la fonction du sacrifice est disjonctrice” (35) il rétablit
la séparation du monde surnaturel et du monde humain et il place les
hommes à bonne distance les uns des autres. Or je conjecture que cette
propriété du sacrifice est universelle, c’est—à—dire que partout, comme
chez les Nuer, ce rite est “fondé sur l’exclusion” parce qu’il est le
“garant même de l’ordre social” dont il restaure périodiquement “les
différences significatives” (36). Loin de chercher à défaire le jeu
des classifications “totémiques”, de tendre vainement à combler les
vides opérés par la pensée symbolique, comme le prétend Lévi—Strauss,
le sacrifice est en réalité la matrice et le gardien de toutes les dif
férences culturelles ou “symboliques”, il est l’opérateur symbolique
par excellence, et pour ainsi dire l’acte de naissance de la pensée.
En effet, le symbole — comme l’attestent le rite grec dont il tire son
nom et la “splitting ceremony” dont ce rituel est une variante affaiblie —
unit en séparant (37). Le symbole ne nous relie pas seulement aux cho
ses en l’absence même de ces choses, comme le disent à juste titre tous
les théoriciens de la “fonction symbolique”, il nous met tout aussi bien
à distance des choses présentes; il n’assure pas seulement la communica
tion avec nos semblables, il fait aussi barrage aux effets de fascina
tion mutuelle et de contagion mimétique; en un mot, il creuse un écart
qui n’est pas le produit mais la condition de la pensée (38). Telle est
bien la valeur symbolique du fameux concombre des Nuer : il ne vient
manifestement pas boucher un trou mais instaurer une différence : il est
coupé en deux parties aux destins diamétralement opposés.

i99
D’où je coràidre que tout sacrifice est un rite de séparation dont le
sacrifice de la chèvre chez les Nuer — comme celui ck concombre —
fournit une forme archétypique. “Une chèvre est coupée en deux longi
tudinalement, de la gorge à la queue; la moitié gauche (la mauvaise
nous
part) est abandonnée en brousse; la moitié droite (la bonne part) est
amenée à l’intérieur de la hutte devant laquelle le sacrifice a eu
lieu” (39). Autrement dit, je fais l’hypothèse que tout rite sacrifi
ciel, et plus généralement tout système rituel, comprend, sous une for
me ou sous une autre, la mise en acte de ce schème fondamental dont,
pour prendre deux exemples au hasard, le rite hébreu du bouc émissaire
tel qu’il est décrit dans le Lévitique ou encore l’interdiction faite
au roi moundang de regarder son double (140) nous donnent des illustra
tions différentes.
Même si on peut la juger trop imprécise pour être réfutée ou corro
borée sans ambigufté, il me semble que cette hypothèse fournit un fil
conducteur solide pour le dépouillement de la littérature ethnographi—
que et la collecte de nouveaux matériaux. Et, en tous cas, elle me
semble intuitivement (41) plus raisonnable que la thèse, péremptoire
ment assénée par certains chercheurs, et fort justement récusée par
de Heusch (42), que nous serions victimes d’une “illusion sacrificielle”;
thèse que Sperber se garde d’énoncer expressément mais que le travail
purement négatif qu’il accomplit ici tend fâcheusement à accréditer,
alors même, comme j’essaierai de le montrer plus loin, que les maté
riaux accumulés dans ses travaux antérieurs plaident en sens inverse.
S’il m’est permis de faire ici appel à mes propres recherches, je
voudrais montrer maintenant, de façon un peu plus précise, qu’une théo
rie “interprétative” du sacrifice peut très bien satisfaire le critère
poppérien de réfutabilité. Ce qui me donnera l’occasion tout à la fois
d’achever cette section et de préparer le terrain pour une dernière
remarque épistémologique.
Il n’y a pas besoin d’être très familier avec l’ethnographie pour

42OO
s’apercevoir que les rites d’initiation — dont le scénario standard
est celui d’une mort suivied’une résurrection — sont aux-hommes-ce
que la procréation est aux femmes. Et, de cette hypothèse de base,
on peut déduire une foule de propositions sur le lieu, la durée, la
forme de ces rites, que l’expérience vient facilement corroborer.
Plus généralement, on peut conjecturer que toutes les activités ri
tuelles — sources de vie, comme disait Hocart — sont aux hommes ce
que la mise au monde des enfants est aux femmes et, pour en venir au
sacrifice (c’est—à—dire à la mise à mort rituelle), que le sang ri
tuellement versé est aux hommes ce que le sang naturellement versé
est aux femmes, bref, que le sang du sacrifice est aux hommes ce que
le sang menstruel est aux femmes.
Or je dis que cette hypothèse, dont le caractère “interprétatif”
est indéniable (143), est tout aussi indéniablement réfutable. En effet,
si elle est vraie, puisque les femmes ont le privilège de donner la
vie aux enfants, les hommes doivent avoir le monopole de célébrer le
rituel. Et cette prédiction peut fort bien être soumise à un test
empirique. Mais attention : qu’on objecte pas que la conjecture est
d’ores et déjà réfutée, du fait que dans telle ou telle population les
femmes exercent des activités rituelles. Car je rappelle ce que Popper
ne cesse de souligner lorsqu’il fustige “l’historicisme” le rôle de
la science n’est pas de prédire des faits, mais des relations entre
les faits, il n’est pas de faire des prédictions “catégoriques” mais
des prédictions “hypothétiques”, du type : si p, alors q. Je dis donc
que, dans toute société, si les pratiques rituelles sont réservées à
l’un des deux sexes, c’est toujours aux hommes; si les femmes peuvent
exercer certaines fonctions cérémonielles, mais pas toutes, ce sont les
rites sacrificiels qui leur sont interdits; si elles peuvent organiser
des sacrifices, l’immolation de la victime sera cependant effectuée
par un homme (cf. la fate des Thesmophories). Et, sous cette forme,
voilà, me semble—t—il, une hypothèse “scientifique”, c’est—à—dire une
proposition de portée générale, non triviale et susceptible d’être
soumise au contrôle expérimental.

2O1
J’ajoUte qu’à aLa connaissance cette conjecture n’est pas réfutée et,
bien plus, qu’elle est solidement confortée par un minutieux travail
qu’a récemment effectué Alain Testart sur la division sexuelle du tra
vail chez les chasseurs—cueilleurs (1414). En effet, il a montré que
si la chasse est une activité réservée à l’un des sexes, alors elle
est une activité masculine; si la femme est admise à chasser, la mise
à mort de l’animal est dévolue à l’homme; si la femme peut tuer les
animaux, elle peut utiliser une arme qui les assomme, mais non une
arme qui fait couler le sang. Le principe est simple : il s’agit tou
jours d’établir une distance aussi grande que possible entre le sang
menstruel, spontanément versé par les femmes, et le sang de l’animal
délibérément versé par le chasseur. Autrement dit, la loi est la même
pour la chasse et le sacrifice, ce qui n’est pas surprenant puisque
ces deux activités, comme le rappelle de 1-leusch, sont étroitement liées
(145).
Bien plus, le travail de Testart permet de faire un pas de plus et de
renforcer les arguments que j’ai présentés, dans la section précédente,
en faveur de l’autonomie ontologique de la culture. Il montre, en effet,
que dans toutes les activités en général, et pas seulement dans la chas
se, les objets techniques sont répartis entre les deux sexes suivant
une classification qui fait apparaitre un pôle masculin, caractérisé
par la percussion lancée et punctiforme et un pôle féminin, caractéri
sé par la percussion posée et diffuse. Cette découverte est importante,
car elle nous évite de chercher dans la peur du sang menstruel ou dans
l’envie masculine des capacités procréatrices — qu’il ne s’agit évidem
ment pas de nier — la raison dernière de la répartition des taches entre
les sexes ou de l’existence des rites sacrificiels; autrement dit, elle
nous évite l’erreur qui consisterait à expliquer par la psychologie
affective ce que Sperber veut expliquer par la psychologie cognitive.
Pas plus que les attributs sexuels de l’homme et de la femme n’expli
quent la forme de leurs outils, pas plus ne sauraient—ils rendre compte
de la structure de leurs rites et de leurs institutions en général, mais
ils entrent en résonance, selon des lois précises que nous commençons

tout juste à entrevoir, parce qu’ils se conforment tous à des schèmes
202
généraux qui gouvernent L’ensemble -des phénomènes cultuie-la et naturels
(146).
1.5. Quel est, en définitive, le but de la science ? Est—il seule
ment d’élaborer des “généralisations descriptives” qui permettent de
faire des prédictions réfutables 7 C’est le point de vue que semble
adopter Sperber quand il s’emploie à dissocier, comme nous venons de
le voir, les “généralisations descriptives” des “généralisations inter—
prétatives”. Mais cette réponse n’est guère satisfaisante et lui—même
ne s’en accommode pas, puisqu’après avoir opposé à l’interprétation, la
description, il lui oppose l’explication (SA : 141_147).
Et, en effet, la tache des sciences est bien d’expliquer les phéno
mènes et une explication n’est pas réductible à une simple description.
L’hypothèse de Berlin et Kay, par exemple, donne une description ordon
née des termes qui décrivent les couleurs dans toutes les langues, mais
elle ne fournit aucune explication de cet ordre remarquable.
Mais qu’est—ce donc qu’une explication 7 Un autre exemple devrait
nous permettre, me semble—t—il, d’apporter un peu de lumière sur cette
question. Les Chaldéens savaient prédire les éclipses, c’est—à—dire
décrire d’avance les circonstances de leur apparition, mais il faut
attendre Anaxagore pour avoir l’explication de ce phénomène. Toute
fois Anaxagore met en évidence la cause des éclipses sans rendre compte
de leur succession régulière : il faut attendre Newton pour avoir une
explication satisfaisante du mouvement de la Terre et de la Lune autour
du Soleil. Reste que la théorie de Newton, à son tour, n’est pas autre
chose qu’une description du réel plus puissante et plus élégante que
celle de Ptolémée : tout se passe comme si les corps célestes s’atti
raient en raison directe de leur masse et en raison inverse de leur dis
tance, mais cette étrange action à distance exige elle—même une expli
cation que la Relativité Générale tentera d’apporter. Même si cette
dernière ne fournit jamais rien d’autre qu’une meilleure description,

203
ds Chaldé•ns à Sinstein, c’est une quête pour5uivie et renouvelée d’in
telligibilité qui rend compte du chemin parcouru. La tâcbe de la scien—
ce n’est pas de présenter des faits bruts, ni mâme de déduire des faits
d’un petit nombre d’hypothèses simples (la théorie d’Einstein est plus
complexe que celle de Newton), car on exige de ces hypothèses un sur—
croft d’intelligibilité et pas seulement une économie de pensée; la tâ
che de la science, conme René Thom aime à le rappeler, est de nous fai
re mieux comprendre la réalité : aussi Leibniz la comparait—il à la
découverte d’un chiffre en cryptographie qui d’un seul coup donne sens
à des suites de caractères jusque—là incompréhensibles.
Mais Sperber ne semble pas l’entendre ainsi, si toutefois je saisis
bien sa pensée, car il s’emploie beaucoup plus à creuser un fossé in
franchissable entre l’explication et l’interprétation qu’à développer
le concept d’explication scientifique.
“L’anthropologue écrit—il, a pour tâche d’expliquer les représenta
tions culturelles, c’est—à—dire de décrire les facteurs qui déterminent
la sélection de certaines représentations et leur partage par un grou
pe social. L’ethnographe a pour tâche, non point unique mais princi
pale, de rendre intelligible l’expérience d’âtreshumains telle que leur
appartenance à un groupe social contribue à la déterminer. Pour y par
venir, il doit interpréter certaines des représentations culturelles
que ce groupe partage. Expliquer les représentations culturelles, les
interpréter : ces deux tâches sont autonomes dans leur accomplissement,
et complémentaires dans la compréhension des phénomènes culturels.
Pertinentes, elles peuvent l’âtre l’une et l’autre, mais de façon oppo
sée : une explication est d’autant plus pertinente qu’elle est plus gé
nérale; une interprétation est d’autant plus pertinente qu’elle est
plus profonde, c’est—à—dire fidèle à l’ensemble complexe de représen
tations mentales qui sous—tend tout comportement humain particulier”
(SA :
Ce texte est étonnant. Il suppose sans le démontrer, et au mépris
de toute l’histoire des sciences qu’un gain en intelligibilité est né—

cenairement payé par une perte de généralité (41). uls, fort de
ce principe, il établit une sin&ulière répartition des tâchea-entre
l’anthropologie et l’ethnographie. En effet, l’ethnographie, tout
comme l’histoire, n’a évidemment pas pour tâche principale d’interpré
ter les faits (sauf à confondre ethnographie et voyage sentimental,
histoire et philosophie de l’histoire, en un mot : science et hermé
neutique, c’est—à—dire cela marne que l’auteur cherche à éviter), elle
a pour fonction première d’établir les faits, c’est—à—dire de les en
registrer et de les décrire, et donc d’accumuler les matériaux qui
serviront à mettre à l’épreuve les hypothèses de l’anthropologue, mais
aussi celles de l’économiste, du démographe, etc. En d’autres termes
l’ethnographie est, pour ainsi dire, avec l’histoire, le laboratoire
des sciences de l’homme et de la société.
Reste la définition de l’anthropologie qui, bien qu’elle repose sur
une conception trop étroite de la culture, pourrait être acceptée si
elle ne restreignait pas les “facteurs qui déterminent la sélection”
et le “partage” des représentations aux seuls mécanismes cognitifs qui,
en effet, propagent, orientent ou fixent ces représentations. Car,
ainsi entendue, l’anthropologie ne fournira jamais une explication
mais seulement une description superficielle des phénomènes culturels.
La structure des tuyaux et des filtres ne donne qu’une idée fort gros
sière des propriétés de l’eau ou des autres substances dont ils cana
lisent, régularisent ou modifient d’une manière ou d’une autre l’écou
lement. Les facteurs écologiques qui favorisent ou font obstacle à la
propagation de la rage n’expliquent guère la nature de cette maladie.
Pourquoi l’épidémiologie des représentations (et, avec elles, des ins
titutions et des techniques) échapperait—elle à la loi commune 7
Par quelque bout qu’on envisage la question, la conclusion est la
même. Si les “représentations culturelles” demandent à être interpré
tées — comme Sperber est le premier à le soutenir — c’est à l’anthropo
logie elle—même qu’il appartient de contribuer à accroitre leur intel
ligibilité : en s’adonnant à cette tâche, loin de s’écarter de la voie

sQre de la science, elle ne fera que mieux s’y maintenir.
J’aimerais illustrer ces propos par quelques exemples, mais je ne sais
comment les choisir dès lors qu’aucune proposition n’est tenue pour
vraie par l’ensemble de la communauté anthropologique, non parce qu’il
n’y aurait pas de propositions de ce genre (c’est la thèse relativiste)
mais parce que chaque ethnographe s’obstine, avec la complicité bien
veillante de ses collègues et, comme on vient de le voir, avec les en
couragements de Sperber, à décrire comme particulières et propres au
peuple qu’il étudie des coutumes, des croyances, des interprétations
qui sont, en fait, universelles. — Faute de mieux, je reprends donc les
exemples qui m’ont déjà servi.
Lorsque j’interprète les pratiques rituelles comme étant aux hommes
ce que la procréation est aux femmes, et plus précisément, le versement
rituel du sang par les hommes comme étant l’équivalent du versement du
sang menstruel par les femmes, je propose une théorie (partielle) du
sacrifice dont j’ai déjà montré qu’elle satisfait le critère poppérien
de réfutabilité; mais en outre, je me donne le moyen de comprendre, et
pas seulement de prédire, une foule de faits généraux ou particuliers
qui, sans cette hypothèse, resteraient inintelligibles : les préroga
tives rituelles des hommes qu’on observe dans toutes les sociétés, le
fait que, dans les rites d’initiation, les hommes doivent tuer symboli
quement les néophytes, qu’ils les nourrissent avec une bouillie qui a
l’aspect du lait maternel, que le camp initiatique a la forme d’une
matrice, que sa porte se nomme le clitoris, etc. On n’en finirait pas
d’énumérer la multitude des détails ethnographiques qui d’un seul coup
deviennent intelligibles et cohérents entre eux.
De même, si avec René Girard, on interprète le sacrifice comme la
répétition d’un acte spontané de violence unanime qui a réconcilié les
hommes autour d’une victime tenue pour responsable de tous les maux,
on comprend non seulement que le sacrifice soit universellement tenu
pour le fondement de l’ordre social et la source de toutes les diffé-.

ences culturelles, mais aussi qu’il tende à reproduire, comme c’est
le cas même dans le sacrifice -du conco-mbre chez les Nuer, la séparation
des deux “faces” de la victime : pharmakos, chargé de toutes les souil
lures, avant son immolation, dieu ou roi chargé de tous les bienfaits,
après.
Dernier exemple. Benveniste a montré (48) que seule la règle du ma
riage avec la cousine croisée patrilatérale permettait d’expliquer que
le mot latin avunculus, diminutif de avus “grand père paternel”, signi
fie “oncle maternel”. Mais pour comprendre ce fait, je crois avoir mon
tré (49) qu’il faut interpréter le mariage matrilatéral à la lumière du
désir masculin de contr6ler la procréation qu’attestent les rites sacri
ficiels ou para—sacrificiels, ce qui permet en retour de comprendre le
caractère sacrificiel de la relation avunculaire sur lequel Hocart avait
mis l’accent. Ici encore, l’interprétation est le prolongement naturel
de l’explication.
II. Traitement symbolique et “symboles culturels”
Je me propose d’examiner maintenant un livre et deux articles que
Sperber a consacrés à l’étude de ce qu’il nomme la “pensée symbolique”
ou plus précisément le “traitement symbolique” (SG, PA, PS). Mais
alors que leur auteur s’est, chemin faisant, éloigné de l’anthropologie
pour se rapprocher de la psychologie pure, alors qu’il s’est intéressé
de moins en moins aux faits ethnographiques et de plus en plus aux pro
cessus cognitifs dont ils pouvaient donner une illustration, je prendrai
le parti contraire, en abordant les textes dans l’ordre inverse de leur
parution, et en portant mon attention presque exclusivement sur les
faits, car je voudrais montrer qu’ils tranchent en ma faveur le débat
que nous venons d’avoir sur la nature de l’anthropologie : qu’ils corro
borent les conjectures que j’ai présentées alors que, même supposés
compatibles avec les mécanismes étudiés par Sperber, ils échappent en
grande partie à leur juridiction.

2Ô7
11.1. Je commencerai donc par un article intitulé “La pensée symbo
lique est—elle pré—rationnelle ?“ CPS) qui a été publié- en 197- dans
un ouvrage collectif relatif à la “fonction symbolique”. Ce texte a
le mérite d’aborder les relations de la “pensée rationnelle” avec la
“pensée symbolique” à partir d’une question précise et d’apporter à
celle—ci une réponse claire et solidement argumentée. Il a l’origina
lité de reprendre le vieux problème de “l’association des idées”, lieu
commun de la pensée empiriste, dans une perspective strictement ratio
naliste.
Il est à peine besoin de définir la pensée rationnelle, dont chacun
sait qu’elle a pour norme la cohérence et pour objet les rapports de
compatibilité et d’incompatibilité : rapports de principe à conséquence
entre des propositions, de cause à effet entre des évènements, de moyen
à fin entre les actions.
Alors que la pensée rationnelle procède par inférence, la pensée sym
bolique procède par évocation. Par “pensée symbolique”, en effet, Sper’—
ber’ entend le pouvoir d’associer des représentations à d’autres repré
sentations par des relations non—inférentielles, telles que 1.a ressem
blance et la contiguité.
On sonne à ma porte. Je m’en rends compte : c’est une perception;
j’en déduis que quelqu’un désire me voir : ma perception fait l’objet
d’un traitement rationnel; je pense à quelqu’un dont j’aimerais rece
voir la visite : elle fait l’objet d’un traitement symbolique (P5 : 19,
22).
Avec des nuances plus ou moins importantes, psychologues et anthropo
logues s’accordent généralement pour voir dans la pensée rationnelle
une spécialisation tardive de la pensée symbolique, laquelle serait,
du même coup, préconceptuelle, prélogique ou pré—rationnelle.
Sperber ne remet pas en cause la distinction de ces deux formes de

- O8
pensée, mais il cherche à en éclaircir la nature en montrant, contre
la thèse dominante, “que la pensée symbolique es-t- nécessairement cons
truite à partir d’un minimum de traitement rationnel préalable” et,
par suite, que “le symbolisme ne saurait avoir précédé la rationalité
ni dans l’histoire de l’humanité ni dans celle des individus” (P8 : 19).
Résumée à grands traits, sa thèse est en effet la suivante : le dis
positif rationnel a pour tache d’opérer une synthèse cohérente de tou
tes les données accessibles à l’esprit humain, d’intégrer toute infor
mation nouvelle dans le contexte formé par la représentation intellec
tuelle des données antérieures; mais, “lorsqu’une information remet en
cause les principes sur lesquels se fonde un système cognitif” — lors
que, par exemple, un prêtre présente du vin en déclarant “voici le sang
du Christ” — il produit “une surcharge du dispositif rationnel qui dé
clenche le dispositif symbolique” (P8 : 35). Plus précisément, les cho
ses se passent ainsi “lorsque le dispositif rationnel ne peut pas éla
borer une synthèse adéquate à partir des informations fournies par le
dispositif perceptuel d’une part, et les informations mémorisées direc
tement accessibles d’autre part, une exploration non séquentielle de la
mémoire à long terme est conduite, à la recherche de prémisses complé
mentaires. C’est cette exploration”, soutientSperber, “qui est intui
tivement perçue comme une évocation : la conscience plus de l’activité
de recherche que des informations effectivement passées en revue” (P8
3g). Bref, il n’y a pas de symboles ou d’informations symboliques mais
seulement des informations plus ou moins cohérentes entre elles et on
pourrait dire que le traitement symbolique est la continuation du trai
tement rationnel avec d’autres moyens.
Je n’ai pas l’intention de discuter ici cette interprétation ratio
naliste de l’activité symbolique, en faveur de laquelle Sperber apporte,
au demeurant, des arguments plausibles. J’observe toutefois qu’elle
repose sur une conception modulaire de l’esprit humain dont on voit
bien qu’elle renouvelle la vieille psychologie des facultés de manière
originale, mais dont on n’est pas assuré qu’elle soit à l’abri de toute

? f209
critique (50). Je note également qu’il y a quelque précipitation à
—eone-lure qu-’ 11
en aucurr sens la pensée symbolique ne saurait être
pré—rationnelle” (P3 l1); car, certes, si l’on donne à “pensée sym
bolique” le sens restrictif que lui confère Sperber (51), cette propo
sition est quasiment tautologique, mais on ne doit pas imaginer pour
cela qu’on a prouvé, contre Freud par exemple (cf. P3 : 18—19), le
caractèreprimaire’de la pensée rationnelle et le caractère Nsecondairefl
de toute autre forme de pensée (52).
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là—dessus que je me propose d’engager
le débat. Je voudrais seulement examiner si le parti—pris cognitiviste
de Sperber lui permet ou non de conférer à ce qu’il nomme le “symbolisme
culturel” l’intelligibilité qu’on est en droit d’attendre d’une théorie
anthropologique.
Mais, dira—t—on, qu’est—ce que le symbolisme culturel ? Car on s’éton
nera peut—être que Sperber, qui est rompu à la méthode axiomatique et
qui affectionne les distinctions subtiles, parle de “symboles culturels”
sans jamais définir cette expression. Pourtant, on ne saurait soup
çonner un auteur aussi scrupuleux de négligence ou d’inadvertance. Si
donc le symbolisme culturel n’est pas défini, c’est tout simplement qu’il
n’a pas lieu de 1’tre. En principe, même “symbole” ne réclame aucune
définition puisque, nous le savons déjà, il n’y a pas de symboles mais
seulement des informations et un traitement symbolique de ces informa
tions; pour préciser la nature de ce traitement, il suffit de définir
“stimulus”, “représentation”, “proposition”, etc. ce que Sperber ne nan—
que jamais de faire. “Symbolisme culturel” ne signifie évidemment pas
(car on retomberait dans le relativisme) que chaque culture aurait un
type de traitement symbolique qui lui serait propre; ni même un mode
collectif de traitement qui s’opposerait au traitement individuel, car
“il n’y a pas d’argument empirique qui donnerait à penser que le sym
bolisme culturel et l’évocation individuelle relèvent de mécanismes
mentaux différents” (S 28). Le symbolisme culturel ne dépend pas de

210
lois particulières et il faut même écarter l’hypothèse d’une sélec
tion pour- oha-que-cultm-e d’associattons privilégiées; au demeurant,
qu’il s’agisse du symbolisme collectif ou individuel les lois classi
ques de l’association des idées par ressemblance et contigurté ne ren
dent pas compte des évocations constatées : “la connaissance des asso
ciations antérieures n’est pas suffisante pour prédire quel stimulus
a plus de chance d’être traité symboliquement” et “la connaissance à
la fois d’un stimulus et de ses associations antérieures n’est pas suf
fisante pour prédire quelles évocations ont le plus de chance d’être
suscitées” (PS 31).
Si chaque culture est un ensemble de représentations partagées par
un grand nombre d’individus, un symbole culturel est un stimulus capa
ble de déclencher de riches évocations chez la plupart des membres d’une
ethnie donnée : ici le lion, là le pangolin, autre part le casoar.
Reprenons la lecture d’un texte que nous connaissons déjà : “La plu
part des humains dans la plupart des sociétés, écrit Sperber, consacrent
une partie de leur temps, de leur énergie et parfois de leur richesse à
mettre sur pied des rites simples ou complexes. Pour l’essentiel, les
effets qu’ont ces rites sont obtenus par le biais d’un processus d’évo
cation symbolique déclenché dans l’esprit des témoins et des participants”
(PS : 26). A première vue, le rituel est un exemple parmi d’autres
d’activité propre à déclencher de riches évocations symboliques, mais
la suite du texte (PS : 26—28) et l’ensemble des écrits où Sperber étu
die le symbolisme révèlent un lien beaucoup plus étroit entre les deux
domaines. Non seulement l’efficacité des rites ressortit à l’effica
cité symbolique, mais il semble aussi que la proposition converse soit
vraie car à chaque fois que notre auteur parle du symbolisme, c’est
aussi du rituel qu’il s’agit, comme si l’un n’allait jamais sans l’au
tre. Au bout du compte, le “symbolisme culturel” se réduit au “symbo
lisme rituel” (P3 : 28), et les “animaux symboliques” ou “bons à penser
symboliquement” ne sont rien d’autres que les animaux propres à un usage
rituel : très précisément les animaux sacrifiables, c’est—à—dire bons

.211
à immoler rituellement, tel le pangolin que Sperber se contente ici
de mentionner en passant (P3 27) et dont n.us par-lerons -dans la pro
chaine section.
Toutefois, soucieux de dégager les mécanismes mentaux universels dont
relèvent à la fois “les évocations occasionnelles et idiosyncrasiques”
des individus et “les évocations plus largement partagées et plus régu
lières du symbolisme rituel” (P3 : 28), Sperber ne tient manifestement
pas à étudier pour lui—même un système symbolique quelconque. Il préfère
appuyer son raisonnement sur l’analyse de quatre exemples, apparemment
disparates, qu’il emprunte à notre culture
(1) du vin appelé “sang”
(2) allumer un cigare avec un billet de banque
(3) une poule qui chante comme un coq
(4) le numéro 1000 d’un journal.
Il est significatif que le premier exemple renvoie immédiatement au
contexte sacrificiel déjà évoqué par le pangolin et le casoar (53).
La chose est évidente et se passe de tout commentaire. Ce qui est plus
remarquable, c’est que les trois autres exemples appartiennent, eux
aussi, au même système symbolique : celui de la “crise sacrificielle”
et de sa résolution violente.
Allumer un cigare avec un billet de banque, c’est détruire de la
monnaie; or la monnaie est depuis toujours le symbole par excellence
de l’ordre culturel (54). Si un tel acte suscite des émotions violen
tes et des réactions indignées, ce n’est pas seulement parce qu’il
passe pour une scandaleuse destruction de richesses (55) car on ne
comprendrait pas que les bains de lait d’une princesse ne soulèvent
pas la même indignation (56); c’est aussi, et peut—être surtout, parce
qu’il retire aux hommes l’écran protecteur d’une médiation symbolique
et qu’il est, à ce titre, le signe majeur de la “crise”, c’est—à—dire
de l’effondrement de l’ordre culturel et de la dissolution du lien so
cial.

La poule qui chante comme un coq — tout comme le pangolin qui réunit
des propriétés généralement disjointes — est l’amorce d’un brouillage
de l’ordre naturel qui lui—même revèle ou annonce l’effacement des dif
férences culturelles. Sur ce point, le commentaire de Sperber est sa
tisfaisant : “pour les paysans européens traditionnels”, écrit—il, en
s’appuyant sur des travaux de Sébillot, “cette anomalie évoquait des
malheurs ou autres anomalies auxquelles on la rattachait causalement,
analogiquement ou des deux façons à la fois” (PS :37). Il suffit de
généraliser cette interprétation, dYl’étendre à tous les peuples et
à tous les animaux. Car c’est, toujours et partout, pour des raisons
analogues que certains animaux sont plus que d’autres jugés “bons à
penser symboliquement” et donc bons à immoler rituellement : c’est
parce qu’ils rappellent la précarité et le possible éffacement des sys
tèmes différenciateurs, qu’on les sacrifie périodiquement pour assurer
la continuité ou la restauration d’un ordre culturel iui—mgme toujours
menacé de se dissoudre.
Le numéro 1000 d’un journal peut être moins évocateur pour moi que
le nombre 1247 si celui—ci est, par exemple, la date de naissance d’une
personne qui m’est particulièrement chère. liais c’est incontestablement
un symbole culturel de premier ordre, la date d’un anniversaire, la mar
que d’une frontière entre la fin d’un cycle et le début d’un autre. Car
le calcul du temps, qu’il s’agisse de l’heure, du jour ou de l’année,
se fait toujours de façon cyclique ou, comme disent les mathématiciens,
modulo n. Bien plus, la plupart des systèmes de numérotation connus
semblent bâtis sur l’idée de cycle. En Egypte, dit Lucien Gerschel,
“neuf” signifie nouveau, au sens où l’on parle de pommes de terre nou
velles (57). Car si l’on range les nombres par blocs de huit, pour
écrire neuf, il faut recommencer un nouveau bloc
o o o o o
o o o o

213
Neuf est ainsi l’homologue de un : c’est, dit le même auteur, un “nouvel
un” (58). En effet, dans le système égyptien, neuf est un nombre “mar
ginal” : comme le montre le schéma ci—dessus, il excède la totalité for
mée par huit points disposés sur deux rangées. Pour comprendre la raison
d’être d’une telle disposition, il faut remarquer, avec Gerschel, que de
vant une série d’objets analogues, dès qu’ils dépassent quatre, nous ne
savons pas indiquer leur nombre sans les compter au préalable. Si donc,
par exemple, on représente les nombres sur une seule rangée, seize —
c’est—à—dire quatre fois quatre — est le maximum que l’oeil puisse saisir
uno intuitu, et dix—sept le nombre marginal. Le lecteur que la question
intéresse trouvera dans l’article de Gerschel toutes les indications sou
haitables sur ce type de construction. Nous nous contentons ici de si
gnaler, en passant, les fondements cognitifs de la notion de nombre mar
ginal, car cet aspect des choses ne suffit manifestement pas à expliquer
les propriétés symboliques du nombre mille. Non pas que 1000 et. 1001 —
que Sperber et Gerschel mentionnent tous deux — ne relèvent pas du schème
qui vient d’être présenté. Mais parce qu’avec mille nous atteignons, en
quelque sorte, la frontière du concevable et pas seulement de ce qui est
représentable dans l’intuition. Au—delà de mille, pourrait—on dire,
commence l’innombrable. Aussi n’est—on pas surpris de voir Gerschel rap
procher le statut marginal de la mille et unième nuit de celui du vingt
et unième arrondissement de Paris ou encore du quarante et unième fau
teuil de l’Académie Française. Arriver à mille, en effet, c’est parve
nir à un point culminant dont on ne peut que redescendre. “Briller de
mille feux” — l’exemple est de Gerschel — c’est briller, peut—être pour
la dernière fois, d’un éclat indépassable. Avec mille, nous passons par
un maximum, nous atteignons un point critique, nous sommes au bord d’une
catastrophe, au sens le plus général du terme. “Je vous l’ai déjà dit
mille fois” proteste—t—on au seuil de la colère. Mais ce n’est pas tout.
Puisqu’il s’agit de grands nombres, il faut se rappeler que les premiers
“calculs astronomiques” ont été suscités par la mise au point des calen
driers et il faut se souvenir que la première fonction d’un calendrier
est d’englober le temps dans un cycle rituel. Par suite, un rapproche
ment s’impose entre le “nouvel un” et le “nouvel Qri”; or, qu’est—ce que

le jour de l’an, dans maintes et maintes civilisations, sinon le jour
du sacrifice qui, à la foi-s, achève et inaugure un nouveau cycle rituel
(59) ?
214
Le bilan est facile à dresser. Les quatre exemples choisis par Sperber —
les seuls dont il fournit une étude détaillée — se rapportent tous — com—
me le pangolin et le casoar qui sont seulement évoqués — au mime scénario
rituel : celui du cycle sacrificiel. Comment, alors, ne pas conclure à
l’existence de formes symboliques universelles sinon de symboles univer
sels ? La poule qui chante comme un coq, le casoar, le pangolin sont cer
tes des animaux différents, mais ils sont néanmoins des symboles équiva
lents, parce qu’analogues, de l’évanouissement toujours possible du sys
tème des différences culturelles, de son retour au chaos primordial des
mythes d’origine : c’est—à—dire d’un processus de déstructuration qui han
te toutes les cultures sans exception. Ni la contiguité ni la ressemblan
ce, dit Sperber, ne sauraient rendre compte du symbolisme culturel, et
c’est vrai. Mais faut—il rappeler, avec Kant, que l’analogie n’est pas la
ressemblance, que ce “mot ne signifie pas, comme on l’entend ordinairement,
une ressemblance imparfaite entre deux choses, mais une ressemblance par
faite de deux rapports entre des choses tout à fait dissemblables” (60) ?
Or Sperber, curieusement, ne fait aucune place à l’analogie dans son sys
tème d’explication. Le lion, remarque—t—il avec une insistance voulue,
ressemble beaucoup plus à une lionne qu’au valeureux guerrier qu’il évo
que généralement (P3 : 27—28) — et cela, à l’en croire, suffirait à dis
créditer l’associationnisme classique. Mais d’où vient, alors, que le
lion et le soleil, comme le remarquait Hocart, soient toujours des symbo
les de la royauté (61) ? La théorie “contextuelle” du symbolisme avancée
par Sperber ne peut apporter aucune lumière sur ce point. Elle explique
seulement que telle ou telle forme (celle du pangolin, ou celle du casoar)
soit ici ou là plus particulièrement “saillante”, en fonction du contexte
naturel et culturel auquel elle appartient et sur le fond duquel elle se
détache. Elle est incapable de prédire ce que l’observation révèle
l’existence de “symboles culturels” universels ou du moins d’analogies
étroites entre tous ces symboles. Ce pourquoi il n’y a guère qu’une expli
cation possible : l’existence, dans toutes les cultures, de structures

215
dotées d’une forte prégnance, dont tous les symboles culturels sont d’une
manière ou d’une autre des variantes analogiques (62). C’est cette hypo
thèses que nous allons tenter de vérifier en continuant l’examen des tra
vaux de Sperber.
11.2. Le texte de Sperber que nous venons d’étudier est le développe
ment théorique d’un article antérieur dont le titre, inspiré de Lévi—Strauss,
annonce d’entrée de jeu les présupposés intellectualistes de son auteur
“Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres sont—ils
bons à penser symboliquement 7 “ (FA, cf. note 1). Titre qui signifie,
en gros : “Pourquoi certains animaux font—ils plus que d’autres l’objet
d’un traitement rituel 7” Car, on le sait déjà et on le vérifie ici,
mieux que partout ailleurs : “symbolique” est chez Sperber un substitut
de “rituel” (63) et plus précisément un euphémisme puisque les animaux
“bons à penser” sont le plus souvent des animaux bons à immoler.
Deux choses nous retiendrons dans cet essai. Tout d’abord la présenta
tion, par Sperber lui—marne, de sa grande découverte : l’opération de “mise
entre guillemets”, comme point de départ du traitement symbolique — décou
verte déjà exposée dans 5G et reprise dans un chapitre de SA, mais pré
sentée ici d’une façon particulièrement intéressante pour notre propos.
En second lieu, la discussion des travaux de Mary Douglas sur les prohi
bitions du Lévitique et le culte du pangolin chez les Lele du Kasai —
discussion toujours minutieuse et pertinente du point de vue cognitiviste,
mais qui laisse à mon avis échapper l’essentiel : ce sans quoi l’anthro
pologie ne vaudrait probablement pas une heure de peine.
Sperber commence donc par résumer la conception du symbolisme qu’il a
soutenue et justifiée dans 3G. Bien que son texte soit un peu long, je
vais le reproduire intégralement pour m’épargner la tâche fastidieuse
d’en fournir une variante qui risquerait d’être moins claire et moins
fidèle, et surtout pour avoir sous les yeux certaines formules de notre
auteur qui, je viens de le dire, méritent ici, dans la perspective qu’est
la n6tre, un examen tout particulier

216
“Selon cette conception, la symbolicité n’est une pro
priété ni des phénomènes, ni des percepts, mais bien des
représentations conceptuelles. Une représentation concep
tuelle est un ensemble de propositions; les unes décrivent
une information nouvelle, les autres font le lien entre
cette information nouvelle et le savoir préalablement ac
quis. Lorsque ce lien n’est pas suffisamment établi, ce
qui est notamment le cas lorsque les propositions décrivant
l’information nouvelle ont des conséquences paradoxales, la
représentation conceptuelle n’est pas assimilable par la
mémoire. On pourrait s’attendre que, dans ces conditions,
cette représentation inassimilable soit purement et simple
ment rejetée. Mais l’esprit humain est équipé d’un dispo
sitif particulier, le dispositif symbolique, qui en quelque
sorte récupère ces déchets de l’activité conceptuelle et
les soumet à un traitement propre. La représentation concep
tuelle qui a échoué à rendre assimilable son objet devient
elle—même l’objet d’une seconde représentation, symbolique
cette fois. J’ai proposé d’exprimer cette objectivation
d’une représentation conceptuelle en disant qu’elle figure
désormais entre guillemets.
La mise entre guillemets d’une représentation conceptuelle,
point de départ de son traitement symbolique, est provoquée
par le fait qu’une des conditions conceptuelles d’assimila
tion à la mémoire n’est pas satisfaite. Le traitement sym
bolique lui—mgme consiste en deux étapes : il y a tout
d’abord une focalisation de l’attention qui passe des pro
positions décrivant l’information nouvelle à la condition
insatisfaite sous—jacente; cette focalisation détermine
dans la mémoire encyclopédique un champ d’évocation.
L’évocation consiste alors à reconstituer par le souvenir
ou l’imagination les données qui auraient permis de satis
faire à la condition sous—jacente et à rendre ainsi l’infor
mation initiale assimilable” (PA : 5—6).
Le sens global de ce texte est suffisamment explicite pour que je
m’abstienne de tout commentaire d’ordre général. Je m’intéresserai seu
lement à l’opération de mise entre guillemets, point de départ du trai
tement symbolique, puisque c’est elle qui joue un r6le important dans
la suite de l’article de Sperber (cf. FA : 6) et qui touche directement
à mon propos, alors que je me suis limité à y faire une trop brève allu
sion (cf. 1.4.).
On sait que cette opération, qui est familière à tout étudiant en lo
gique, permet d’éviter les contradictions et paradoxes qui ne manquent pas

217
de surgir quand on confond une chose et le nom de cette chose. Soit,
par exempIe, la proposition : un char passe par ma bouche. Elle est
manifestement fausse car elle énonce un fait impossible. Mais il suf
fit que je mette entre guillemets les deux premiers mots de cette phra
se pour qu’elle représente une proposition qui est vraie à chaque fois
que je la prononce, puisque suivant le mot fameux du philosophe stoï
cien Chrysippe : “Si je dis “un char”, alors “un char” passe par ma
bouche”.
L’intérêt spéculatif de cette opération de mise entre guillemets —
qui pourrait sembler purement ludique — n’est plus à démontrer depuis
les célèbres travaux de Tarski sur “le concept de vérité dans les
langages formalisés” qui remontent à 1931 (610, mais il n’y a pas lieu
d’aborder ici cet aspect de la question. Le mérite de Sperber est de
montrer que cette technique pouvait être employée pour décrire de fa
çon rigoureuse certains phénomènes cognitifs qui, de Saint Augustin à
Lacan, en passant par Leibniz, avaient déjà retenu l’attention de nom
breux penseurs, mais qui n’avaient jamais fait l’objet d’une étude sys
tématique avant la publication du Symbolisme en général; phénomènes co
gnitifs qui tournent tous autour du paradoxe suivant il est possible
d’enseigner ce que l’on ignore parce qu’il est possible de mémoriser
ce que l’on ne comprend qu’à moitié (65).
Soit par exemple un jeune enfant qui entend dire que M. Untel est
mort, alors qu’il ne dispose pas encore du concept de la mort (AP : 810.
Il ne peut pas enregistrer cette information nouvelle sous la forme
d’une proposition telle que “M. Untel est mort” qui viendrait s’ajou
ter aux propositions “M. Untel est boulanger”, “M. Untel porte des
lunettes”, etc. L’information est—elle alors irrémédiablement perdue 9
Non pas, car, grâce à l’opération de mise entre guillemets, cet enfant
pourra la mémoriser sous la forme suivante : la proposition “N. Untel
est mort” est vraie quoi que “mort” puisse signifier. Et sous cette
forme, la nouvelle proposition rendue en quelque sorte homogène aux
autres pourra s’agréger à elles pour former un tout cohérent.

218
En d’autres termes, on pourrait dire que la mise entre guillemets a
l’avantage de donner à des “représentations semi—propositionnelles” le
mime statut logique qu’aux “représentations propositionnelles” (cf. SA,
II). Et bien entendu ce mécanisme cognitif joue un r6le tout aussi
important dans la pensée des adultes que dans celle des enfants-: Sperber
n’a aucune peine à en donner des exemples probants qu’il emprunte au
domaine de la science aussi bien qu’à celui de la politique ou de la
religion (SG : 111—119, SA : 76). En effet, même pour un homme cultivé,
la vérité de “e me
2” n’est en général pas du même ordre que celle de
“2 + 2 = 14’t On ne sait pas que e = mc
on sait seulement (ou on croit savoir) que “e = mc
2 comme on sait que 2 ÷ 2 14,
2” est valide. Et
innombrables sont les propositions du type : p est scientifique, p est
un dogme de notre Eglise, Marx a établi que p, etc., où p est une pro
position qui figure entre guillemets.
L’importance du mécanisme cognitif qui permet aux hommes de construi
re de telles propositions ne saurait faire de doute car, sans exiger des
individus des prouesses intellectuelles exorbitantes, il leur permet
d’assimiler et de conserver la culture qu’ils ont reçue et même de l’en
richir. Tout ce que Sperber écrit à ce sujet est excellent (SA : 69_714)
et l’on ne peut que souscrire à sa conclusion : “Un ordinateur rejette
purement et simplement toute information qui ne se présente pas sous la
forme requise. Les êtres humains, en revanche, ne peuvent pas se per
mettre de faire les difficiles. Plutôt que de rejeter les informations
dont ils ne parviennent pas à construire une représentation proposition
nelle, ils essaient de les récupérer par le biais de représentations semi—
propositionnelles. Celles—ci servent non seulement à atteindre la propo—
sitionalité par étapes, mais aussi à inspirer la pensée créative” (SA
73_721).
Reste à vérifier si cette conception de l’esprit humain permet de ré
futer le relativisme culturel de façon aussi expéditive que Sperber sem
ble le croire. J’ai déjà émis quelques réserves à ce sujet, dans la
première partie de mon exposé, et c’est l’occasion maintenant de les ex
pliciter.

219
L’argument de Sperber est le suivant. Le relativiste soutient que les
hommes de cultures différentes vivent dans des univers cognitifs diffé
rents et que, par suite, en matière de croyances individuelles ou collec
tives, tout est possible : des hommes d’une autre culture pouvant par
faitement partager des croyances qui nous paraissent, à nous, tout à
fait irrationnelles. Mais, objecte Sperber, considérons des croyances
telles que : R est ce que nous ont enseigné les sages; R est un saint
mystère; Marx (Freud, Wittgenstein ...) a établi que R; seuls des pafens
(des fascistes, des gens de l’autre c6té de la montagne) nieraient que
R, etc. “Le sujet peut adopter de telles croyances sans trop se soucier
du contenu de R , or il ne lui en faudra pas plus pour affirmer, pour
invoquer, pour défendre R, pour en explorer les interprétations, bref
pour se comporter comme s’il croyait R représentationnellement” (SA
76). En effet, il suffit qu’il soit rationnel pour le sujet, de faire
confiance à la source d’où émane une représentation semi—proposition—
nelle R, pour qu’il soit rationnel de croire “représentationnellement” —
et non pas “factuellement” — à cette représentation R. D’où la conclu
sion qui s’impose : “si les croyances apparemment irrationnelles que
l’on rencontre dans d’autres cultures étaient des croyances factuelles,
on pourrait soutenir qu’il faut en réinterpréter le contenu de façon à
en établir la rationalité, fflt—ce au prix d’avoir à imaginer des univers
connaissables radicalement différents les uns des autres (...); si l’on
suppose au contraire qu’il s’agit de croyances représentationnelles au
contenu semi—propositionnel, on peut faire l’économie du relativisme”
(SA : 77—78).
Cet argument est valide et je n’entends évidemment pas le récuser;
je dis seulement qu’il ne suffit pas à réfuter complètement le relati
visme. En effet, l’opération de mise entre guillemets a pour effet de
rendre opaque le contenu de la croyance ou plus généralement de la re
présentation sur laquelle elle porte, mais non pas de l’opacifier entiè
rement (66), faute de quoi le travail d’évocation, troisième moment du
traitement symbolique, tel que l’analyse Sperber (cf. PA : 6 déjà cité
plus haut), ne serait pas possible ou n’aurait pas lieu d’gtre. Et dès

220
lors de deux choses l’une : ou bien les “symboles culturels” sont aussi
variés que semble l’admettre implicitement Sperber et le relativisme
risque de renaitre de ses cendres, ou bien ils appartiennent tous à une
classe extrêmement restreinte, comme je le conjecture, et le relativis
me pourra être complètement réfuté. Et si l’on soutient que l’opéra
tion de mise entre guillemets a pour effet de rendre complètement opa
ques les croyances et les représentations culturelles, l’alternative
est à peu près la même : si le contenu de ces croyances est arbitraire,
on voit resurgir une forme de relativisme, plus atténuée que celle
combattue par Sperber, mais non moins redoutable, car, comme j’ai déjà
eu l’occasion de le dire, l’esprit humain pourrait alors accueillir en
principe n’importe quel contenu; si donc on veut écarter définitive
ment le relativisme, il faut démontrer, comme je m’emploie ici à le
faire, non seulement l’existence d’un dispositif symbolique universel,
mais aussi celle de symboles universels ou transculturels.
Mais avant de poursuivre cette tâche, je voudrais dire un dernier mot
sur la première phase du traitement symbolique — c’est—à—dire la mise
entre guillemets — la seule, je le rappelle, qui, de l’avis même de son
auteur, joue un rSle important dans l’article qu’il consacre aux travaux
de Mary Douglas, c’est—à—dire à l’étude de phénomènes de nature rituelle.
Autrement dit je voudrais examiner la mise entre guillemets comme moment
essentiel du processus rituel.
Je rappelle donc comment Sperber décrit cette opération dans la longue
citation que j’ai tirée tout à l’heure de son texte. Que se passe—t—il,
demandait—il, lorsqu’une information nouvelle n’est pas assimilable par
la mémoire ? Et il répondait : “on pourrait s’attendre que, dans ces
conditions, cette représentation inassimilable soit purement et simple
ment rejetée. Mais l’esprit humain est équipé d’un dispositif particu
lier, le dispositif symbolique qui en quelque sorte récupère ces déchets
de l’activité conceptuelle et les soumet à un traitement propre” (Pi 5).
Ce qui est remarquable dans ce texte, c’est la comparaison du traite—

ment symbolique à une activité de récupération des déchets car, co!n—
cidence frappante, René Girard emploie exactement la même comparaison
221
pour décrire le “mécanisme victimaire” qu’il présente comme la clef de
voûte de toutes les opérations rituelles (67). Et cette cofncidence
n’est pas fortuite car la représentation entre guillemets et la vic
time sacrificielle ont des statuts formellement analogues : l’une et
l’autre ont un caractère marginal, l’une et l’autre sont simultanément
à l’intérieur et à l’extérieur du système dont elles relèvent (68).
Bien entendu je ne perds pas de vue que Sperber décrit ici des opéra
tions intellectuelles et non des opérations rituelles et je ne prétends
pas qu’il étudie celles—ci à son insu en croyant analyser celles—là
la mise entre guillemets a bien les propriétés qu’il lui reconnaît et
Sperber n’est à cet égard le jouet d’aucune illusion. Mais il est in
téressant de noter que le mécanisme intellectuel qui lui sert à expli
quer pourquoi certains animaux sont particulièrement bons à immoler a
précisément les mgmes propriétés que le mécanisme victimaire par lequel
Girard rend compte de tous les grands rituels.
D’où il suit qu’il ne faut pas expliquer les opérations rituelles par
des opérations intellectuelles comme le voudrait Sperber, mais qu’il ne
faut pas non plus expliquer les opérations intellectuelles par des opé
rations rituelles comme Girard y serait parfois enclin; il faut plut
6t
expliquer les unes et les autres par un petit nombre de schèmes fonda
mentaux qui structurent tous les phénomènes naturels et culturels, qu’ils
soient collectifs ou individuels.
Venons—en maintenant à l’étude des “symboles culturels” eux—mêmes, c’est—
à—dire à l’étude des animaux qui sont “symboliques” pour des raisons non
contingentes à leur animalité (PA : 6) : entendons par là, les animaux qui
jouent un r6le important dans les rites ou les mythes collectifs, et pas
seulement dans les représentations idiosyncrasiques des individus.
Compte tenu de tout ce qui précède, se demander dans quelles conditions

la représentation conceptuelle d’un animal se prête à une élaboration
222
présentation zoologique est—elle mise entre guillemets ?“ (FA 6).
Or à cette question l’anthropologie contemporaine apporte une réponse
dont Sperber reconnaît l’intérêt mais dont il désire montrer les limites
“la symbolicité d’un animal procéderait de son anomalie taxinomique”
(PA : 6). Tel est, notamment, le point de vue de Mary Douglas (69),
qu’elle expose eiie—mgme de la façon suivante : “tout système donné de
classification ne peut qu’engendrer des anomalies et toute culture donnée
se trouve nécessairement confrontée à des évènements qui semblent défier
ses conceptions. Elle ne peut pas ignorer les anomalies que produisent
ses schémas, sinon au risque de ne plus inspirer confiance. C’est pour
quoi, me semble—t—il, nous trouvons dans toute culture digne de ce nom
différentes mesures à prendre en face des évènements ambigus ou anormaux”
(traduit par Sperber, FA : 10 — cf. De la souillure : 58).
L’ethnologue britannique énumère alors plusieurs mesures curatives qui
se ramènent toutes aux trois formes suivantes : l’élimination physique
pure et simple des êtres déviants ou monstrueux (qu’il s’agisse de coqs
qui chantent la nuit ou de jumeaux); le tabou ou l’évitement (et notam
ment les prohibitions alimentaires); le sacrifice rituel, tel celui du
pangolin dont il sera bient6t question. “En somme, conclut Sperber, un
être naturel qui s’écarte du schéma taxinomique est symboliquement sépa
ré des êtres normaux, évitant ainsi une remise en cause de ce schéma”
(FA : 10).
Et dès lors, notre auteur a beau jeu de montrer contre Mary Douglas
(a) que les taxinomies populaires sont cohérentes et sans anomalies;
(b) qu’au demeurant l’explication proposée semble réfutée par les animaux
fantastiques (car “s’il s’agit (...) d’écarter les hybrides et les mons
tres naturels, pourquoi en créer d’artificiels (...) qui ne font que
compliquer la tâche ?“); (c) qu’en outre, elle est incomplète, car elle
n’explique pas pourquoi les animaux exemplaires, comme les animaux anor
maux, prennent souvent une valeur symbolique.

223
Ici encore, il faut reconnaître que, sur le terrain où il place la
discussion, Sperber est inexpugnable; force est de lui donner acte que
Mary Douglas n’a pas suffisamment refléchi à la structure des systèmes
classificatoires et aux propriétés formelles des taxinomies. Mais cette
négligence est bénigne et c’est lui faire une mauvaise querelle que de
la reprendre sur ce point. Car même si certaines formules de Purity and
Danger semblent s’y prêter, c’est forcer quelque peu la pensée de son
auteur que de lui attribuer la thèse que “le traitement symbolique (...)
remplit une fonction — intellectuelle et non pratique — de sauvegarde
des schémas taxinomiques” (PA : 10). En résumant ainsi le point de vue
de sa collègue, Sperber joue avec l’ambiguité — introduite et entretenue
par lui — de l’expression “traitement symbolique”, expression qu’au de
meurant Mary Douglas n’emploie jamais; car, pour sa part, elle étudie
moins les processus mentaux que les opérations rituelles que les hommes
mettent en oeuvre pour préserver non pas les taxinomies mais bien l’ordre
du monde 1ui—mme auquel renvoient ces taxinomies.
Autrement dit, que Sperber décrive mieux que Douglas les mécanismes
intellectuels sous jacents à l’élaboration des classifications zoologiques,
c’est vrai et ce n’est certes pas négligeable; mais Douglas décrit mieux
que lui les institutions et contribue ainsi, à mon sens, plus directement,
à l’édification d’un savoir véritablement anthropologique. La pierre de
touche est, en effet, la suivante on comprend beaucoup mieux le sacri
fice et les précautions rituelles qui entourent certains animaux en li
sant l’anthropologue britannique qu’en lisant son censeur français.
Ce dernier explique, au mieux, quels animaux sont rituellement immolés,
ou font l’objet de tabous, mais il ne dit rien sur la raison d’gtre de
telles pratiques; tandis que Mary Douglas nous aide à comprendre, même
si c’est encore confusément, pourquoi certains animaux font l’objet d’un
traitement rituel et pourquoi ceux—ci plut6t que ceux—là : c’est donc
elle qui répond complètement à la question posée par Sperber dans le ti
tre de son article.
Relisons, en effet, De la souillure, en nous limitant aux passages re—

224
tenus par Sperber : nous y trouvons une analyse du rituel qui permet de
réondre aux objections de ce dernier et, en outre, qui consolide et
même suggère d’améliorer la théorie transculturelle du religieux qui
s’est peu à peu constituée depuis le début de mon exposé.
Mary Douglas commence par une remarque essentielle qui corrobore, d’en
trée de jeu, ce sur quoi j’ai déjà mis l’accent : la principale fonction
du rituel est de mettre les êtres (humains ou divins) à bonne distance
les uns des autres. “Les règles relatives au sacré, écrit—elle, sont
(...) destinées à tenir les dieux à distance”, qu’il s’agisse de “mettre
les dieux à l’abri des profanations” ou de “mettre le profane à l’abri
de dangereuses intrusions divines” (70). D’où ce qu’il est convenu
d’appeler “l’ambivalence” du sacré ou, plus exactement, la contiguïté
des notions de sacré et d’impur qu’atteste, par exemple, la latin sacer
(71) car—ajouterais—je —, si la divinité est la violence hypostasiée,
une trop grande proximité des dieux est ipso facto pour les hommes une
cause de souillure. La sainteté des dieux suppose, au contraire, leur
transcendance, c’est—à—dire leur éloignement; et c’est pourquoi, comme
le relève Douglas, le mot hébreu Kadosch, que l’on traduit par saint,
signifie séparé (72).
Et dès lors, les abominations du Lévitique et du Deutéronome perdent
leur caractère énigmatique. Elles sont toutes précédées du commandement
“Soyez saints, car je suis saint”, montre Mary Douglas, parce qu’elles
ont toutes pour objet de préserver et de renforcer la séparation des
éléments et des êtres que Dieu a instituée en créant le monde (73). On
sait avec quelle instance le verbe “séparer” revient d’un bout à l’autre
du chapitre premier de la Genèse : ce qu’on appelle la création du monde
est avant tout une série de séparations successives. Pour être saint,
comme Dieu est saint, l’homme doit donc maintenir et prolonger cette
oeuvre de séparation. De là cette phobie du mélange et cette obsession
de la pureté qui gouvernent toutes les prescriptions du Lévitique et du
Deutéronome, sans exception, car il s’agit toujours de l’application réi
térée d’un seul et même principe : non seulement l’homme ne doit pas

s’accoupler avec une bête mais il ne doit pas non plus accoupler des
5tes dédeux esesdffTreiïtes, ni ensemencer son champ de deux es
pèces distinctes, ni atteler un boeuf avec un âne, ni porter un habit
hybride fait de laine et de lin, etc.
225
C’est dans ce contexte général qu’il faut interpréter les prohibitions
relatives aux animaux. Sont pures toutes les espèces que leurs caractè
res tranchés rapportent aussit6t à l’une des trois grandes régions ori
ginellement séparées par Dieu : la terre, les eaux ou le firmament.
“Dans le firmament, ce sont les volatiles ailés à deux pattes; dans les
eaux les poissons à écailles qui nagent avec des nageoires; sur la terre,
ce sont les animaux à quatre pattes et qui sautent ou marchent (7KO.
Sont impures, a contrario, les espèces qui semblent brouiller cette ré
partition conforme à la division primordiale des éléments; ainsi, “tout
ce qui vit dans l’eau sans nageoires ni écailles”, aussi bien que “les
créatures à quatre pattes qui volent”, ou encore les animaux terrestres
qui rampent (75).
Comme cette brève énumération l’atteste, les critères d’impureté ne
sont pas tant d’ordre morphologique que d’ordre moteur. Ce point n’a
pas échappé à Mary Douglas qui consacre un important développement au
statut du “grouillement” dont on pourrait dire qu’il est aux mouvements
réguliers ce que l’hybride est aux races pures “Driver et White [The
Polychrome Bible, Levittus, Londres, 1898], écrit—elle, emploient le
mot grouillement pour traduire l’hébreu shérec qui s’applique autant
aux êtres qui foisonnent dans les eaux qu’à ceux qui grouillent sur la
terre. Qu’il s’agisse de foisonner, de se glisser, de se traîner, de
ramper ou de grouiller, ce mouvement est toujours de forme indéterminée.
Et si les principales catégories d’animaux sont toutes définies par leur
type de mouvement, alors le grouillement, mode de propulsion qui n’est
propre à aucune classe particulière défie la classification de base.
Les bêtes qui grouillent ne sont ni poissons, ni oiseaux, ni bêtes à
viande. Les anguilles et les vers vivent dans l’eau, mais pas comme
les poissons; les reptiles vivent sur terre, mais pas comme les quadru—

226
pèdes. Toutes ces créatures ne participent à aucun ordre” (76).
Autrement dit, le grouillement est dans l’ordre dynamique du mouvement,
au fondement de ce qui se manifeste comme hybridation dans l’ordre sta
tique des classifications. Et le grouillement est particulièrement abo
minable parce qu’il ne compromet pas seulement la représentation intellec
tuelle de l’univers mais bien l’ordre du monde lui—même dont il révèle
la précarité : ordre du monde que les précautions rituelles ont justement
pour objet de maintenir tant bien que mal dans l’état d’équilibre que
Dieu lui a donné au moment de la création originelle.
Ainsi se trouve garantie la cohérence du système religieux biblique
et confirmée avec elle la théorie du rituel déjà ébauchée plus haut,
si on accepte de voir dans le Lévitique, comme le propose Mary Douglas,
une illustration d’un schème universel, et si on convient de voir dans
le grouillement un symbole particulièrement expressif de ce que René Gi—
rard nomme la crise sacrificielle.
Forts de ce résultat, il est facile, comme je l’ai annoncé, de répon
dre à trois objections de Sperber.
Si les précautions rituelles ont pour objet de remédier aux anomalies
engendrées par l’existence de monstres et d’hybrides naturels, demandait—
il, pourquoi la pensée symbolique se complique—t—elle la tache en créant
eiie—mgme des monstres artificiels, fabuleux et mythiques ? La réponse
est évidemment la suivante : le rituel n’a pas pour fonction de sauve
garder des taxinomies mais de préserver l’ordre culturel et la pensée
religieuse est obsédée par les hybrides et les monstres parce qu’elle
redoute l’effondrement de cet ordre dont elle conserve la mémoire. Les
animaux fantastiques sont, comme l’a montré René Girard (77), la repré
sentation hallucinée de cet effondrement dont le mythe rappelle qu’il
est toujours possible, et le rite s’emploie à contenir ce funeste destin
de l’ordre culturel en rejetant sur ses marges les animaux naturels dont
les anomalies sont un signe patent de sa précarité.

227
Seconde objection de Sperber : “pourquoi certaines anomalies taxino
miques, comme le pangolin des Lele, au lieu d’être mises à l’écart par
une prohibition, sont—elles au contraire mises au centre de la vie cultu
relle, vénérées, rituellement consommées, etc. 7” (PA : 11). Ce à quoi,
il est facile de répondre que l’opposition entre les animaux qui sont mis
à l’écart et ceux qui sont vénérés est superficielle puisque la “véné
ration” est indissociable de la mise à mort rituelle. Mais si Sperber
insiste sur cette opposition que Douglas elle—même est la première à sou
ligner, c’est qu’elle correspond à une distinction réellement faite par
la pensée religieuse. Les Lele du Kasaf ont en effet des prohibitions
qui ressemblent formellement à celles du Lévitique, mais, note leur eth
nographe, “loin d’être abominé ou tenu pour anormal, le pangolin est
consommé au cours d’une cérémonie solennelle” (78). Pourtant le pangolin,
petit fourmilier à écailles, a manifestement le caractère d’un monstre.
“Par son existence, écrit Douglas, il contredit toutes les catégories
animales courantes. Il possède des écailles comme les poissons, mais
il grimpe sur les arbres [comme les oiseaux]. La femelle ressemble plu—
t6t à une lézarde pondeuse d’oeufs qu’à une mammifère, mais elle allaite
ses petits. Ce qui est plus significatif encore, c’est que, contraire
ment aux autres petits mammifères, elle donne naissance à un seul petit
à la fois” comme les êtres humains (79). Nulle contradiction dans tout
cela si l’on suppose que le système rituel a pour fonction de prévenir
ou, à défaut, de guérir la crise de l’ordre culturel telle qu’elle se
manifeste dans les désordres naturels : car, dans cette perspective, les
mesures préventives (prohibitions) portent tout naturellement sur les
formes les plus bénignes du mal, et les mesures curatives (le sacrifice
qui convertit le mal en bien parce qu’il répète la mise à mort de la
victime émissaire) sur les formes les plus graves. Or le pangolin, par
ce qu’il réunit tous les caractères généralement disjoints des êtres
naturels humains et non humains, et concentre ou résume ainsi en lui
tous les mélanges et toutes les confusions symbolise à merveille le
point critique du désordre culturel et représente ipso facto la victime
par excellence de l’immolation réparatrice.

228
La dernière objection parait plus redoutable : d’où vient, demande
Sperber, que les animaux exemplaires, comme les animaux anormaux, fassent
souvent l’objet d’un traitement symbolique ? “Ainsi la Bible, observe—
t—il, ne distingue pas seulement les animaux ordinaires que l’on peut
manger, des abominations qui sont interdites. Parmi les animaux que l’on
peut manger, elle distingue aussi ceux qui, de par leur perfection mdi—
viduelle et leur exemplarité spécifique, peuvent faire l’objet d’un sa
crifice” (PA : 26). Et de rappeler, à ce propos, les passages du Lévi—
tique et du Deutéronome qui exigent des animaux offerts en sacrifice
qu’ils ne soient porteurs d’aucune tare ni aveugles, ni boiteux, ni
estropiés, ni mutilés, ni tuméfiés, ni galeux, etc. Mais si les animaux
parfaits peuvent avoir une charge symbolique aussi forte que les animaux
monstrueux, que devient l’explication proposée par Mary Douglas pour
rendre compte des attitudes rituelles et que devient l’interprétation
du culte du pangolin que je viens de présenter en développant les intui
tions de l’ethnologue britannique dans le cadre de la théorie girardienne
L’une et l’autre semblent être discréditées, et en particulier la théorie
de la victime émissaire, car, dira—t—on, une théorie qui s’accorde égale
ment avec des faits contradictoires montre par là même qu’en réalité elle
n’explique rien.
Je me propose cependant de conserver cette théorie et de soutenir que
l’existence de plusieurs sortes de victimes sacrifiables ne peut pas plus
lui faire obstacle que l’existence de corps légers et de corps graves
n’a pu s’opposer à la reconnaissance d’une loi universelle de chute des
corps. En effet, le coeur de la théorie est l’idée que le sacrifice (et
le rituel en général) est la répétition d’un acte séparateur qui a pour
effet de maintenir les hommes à bonne distance les uns des autres en les
mettant à bonne distance des dieux. Le point de départ du processus ri
tuel est un état d’indifférenciation, souvent évoqué par les mythes d’ori
gine, où les dieux se distinguent à peine des hommes et où l’impur et le
sacré se recouvrent presque entièrement. A partir de cet état primordial,
il est raisonnable de concevoir le processus rituel comme un processus
d’extériorisation de la divinité qui n’est pas sans analogie avec le pro
cessus d’extériorisation de la technique, du langage et de l’art étudié

par Leroi—Gour’han (80), et qui s’accompagne de la formation, ou de la
229
o-ù1e sarrït conquiert son autonomie par rapport
au sacré (81) ou, ce qui revient au mime, où le sacré se dissocie de
plus en plus de l’impureté à laquelle il était étroitement lié. Or,
s’il en est ainsi, l’objection de Sperber’ tombe aussit6t, car la ques
tion qu’il soulève à bon droit trouve immédiatement une solution. Le
culte du pangolin et les sacrifices à Iaweh sont manifestement les ter
mes extrêmes du processus d’extériorisation, dont le sacrifice fluer,
sous la forme canonique que nous avons étudiée, présente un terme moyen.
Chez les Lele, la victime et le dieu sont confondus; comme le roi inces
tueux et cannibale des monarchies sacrées, le pangolin est à la fois
un monstre et un dieu; il est aussi bien la victime qu’on divinise que
le dieu qu’on immole. Chez les Nuer, la divinité s’est éloignée des
hommes, et par suite la victime a changé de caractère, mais tout se pas
se comme si elle risquait de retrouver son ambigurté originelle, puis
que le rituel, comme nous l’avons vu, consiste à séparer la part bénéfi
que et la part maléfique de cette victime, à isoler en elle le divin et
le monstrueux. Chez les Hébreux, enfin, la transcendance de Dieu est
extrême et, symétriquement, la victime, loin d’être monstrueuse ou mixte
est intègre et parfaite : sainte comme Dieu est saint, mais cependant
totalement séparée de Dieu, si bien que le sacrifice est maintenant in
terprété comme une offrande à la divinité, signe probable de sa prochai
ne disparition (82).
Au demeurant, je note avec intérêt que les belles pages (PA : 27—29)
que Sperber consacre à l’analyse de la foire, du zoo et du cirque repo
sent sur une tripartition des animaux qui correspond point par point
aux trois formes de sacrifice et de victime que je viens de distinguer
puisque dans une foire, on exhibe des monstres; dans un zoo, des animaux
parfaits; et au cirque (qui “occupe une position intermédiaire à cet
égard entre le zoo et la foire”), des animaux physiquement parfaits mais
dont “le comportement sur la piste doit s’écarter radicalement de la
norme idéale de leur espèce” (PA : 27). D’où le bilan lucide, mené par
notre auteur, auquel on ne peut manquer de souscrire : “Qu’un animal,

écrit—il, accomplisse ou transgresse la norme idéale de son espèce, ou
appar-t-ienne--à-une espèce quT accomplit ou transgresse la norme idéale
230
de son genre, est—ce là une raison pour le sacrifier, le vénérer, l’abo
miner, l’interdire ou en faire la vedette d’un spectacle culturel 7 Il
semblerait que oui et qu’on puisse proposer comme hypothèse générale
qu’une représentation zoologique devient symbolique dès lors que la nor
me idéale s’y trouve indiquée” (FA : 28). Nais, ajoute—t—i], “cette hy
pothèse pourtant est encore insuffisante”. Et,en effet, elle est insuf
fisante, parce que ce n’est pas seulement la “représentation zoologique”
qui devient “symbolique” mais l’animal qui fait l’objet d’un traitement
rituel. Elle est insuffisante, aussi, parce que ce traitement rituel
(ou ludique — cf. le cirque) ne suppose pas que la norme soit d’ores et
déjà accomplie ou transgressée par l’animal, mais a plut6t pour objet
d’obtenir cet accomplissement ou cette transgression. Elle est insuffi
sante, enfin, parce qu’elle ne s’interroge pas sur la réalité culturelle
que représente ou symbolise la norme idéale que transgresse ou accomplit
l’animal qui fait l’objet d’un traitement rituel. Mais au lieu d’explo
rer ces questions, Sperber, fidèle à son parti—pris intellectualiste,
préfère s’interroger sur les rapports de la pensée symbolique et de la
pensée rationnelle et préparer ainsi la voie aux analyses que nous avons
déjà étudiées dans la section précédente.
Je voudrais pour ma part adopter la démarche inverse, et chercher l’uni
versel non pas dans les structuresabstraitesde l’esprit humain mais au
coeur même de la réalité ethnographique, en montrant que le culte du pan
golin suggère quelques hypothèses fondamentales sur la nature des institu
tions humaines.
Nous avons vu que le pangolin réunissait les principaux caractères, gé
néralement disjoints, des êtres humains et non humains, qu’il cumulait
les propriétés des animaux aquatiques, terrestres et célestes. A ce ti
tre, il nous est apparu comme une créature monstrueuse que son immolation
transforme, selon un schéma universel, en une divinité bienfaisante.
Jusqu’à présent, j’ai mis l’accent sur le premier aspect du pangolin, pa—

231
rangon de tous les mélanges et toutes les confusions. Mais le sacrifice
a pour effet de le convertir en modèle—de---”i-’-urriori- harmonieuse des contrai
res” (83), en médiateur par excellence entre le village et la forêt, en
tre les hommes et les esprits. Médiateur que Mary Douglas compare avec
pertinence à Jésus—Christ, tant l’image que les Lele se font du pangolin
ressemble formellement à la représentation que Pascal propose du Christ,
“modèle de toutes les conditions” (81). Douglas ne renvoie pas à la
théorie pascalienne de la médiation christique, mais elle note que “comme
le Christ, le pangolin, est au dire des Lele, une victime volontaire.
On ne le prend pas : il vient au village” (85). Tout donne donc à croire
que ce rapprochement n’est ni superficiel ni fortuit mais qu’il repose
sur l’existence d’une structure universelle. D’où l’intérêt d’examiner
d’un peu plus près le culte du pangolin.
Ce qui retient aussitôt l’attention est la chose suivante : de même
que le pangolin “réunit tous les éléments que la culture lele tient sé
parés” (86) — ou plus exactement : réunit tous les éléments que la nature
tend généralement à séparer, car la culture lele se borne ici à enregis
trer ce fait naturel —, de mgme le culte du pangolin réunit toutes les
formes institutionnelles que la culture lele — et cette fois c’est bien
elle, même si elle n’en possède pas la prérogative — tient généralement
pour opposées. Bref, comme le souligne de Heusch, les hommes—pangolins
sont au village ce que sont les pangolins dans la f’ort, le culte du pan
golin est à l’ensemble de la culture lele ce que le pangolin lui—rnme
est à l’ensemble des autres animaux (87).
En effet, la société lele est structurée et travaillée par le conflit
entre deux principes antagonistes : l’un masculin, l’autre féminin. Du
point de vue de la parenté, la société est formée de clans matrilinéaires
exogames, mais du point de vue territorial, elle est divisée en unités
résidentielles patrilocales, au sens propre et surtout au sens figuré
du terme car, bien que les Lele choisissent leur résidence avec beaucoup
de liberté, c’est la chasse, activité masculine, par opposition à l’agri
culture, activité féminine, qui fonde le village comme unité de produc
tion . Les clans se trouvent donc dispersés entre les différents villa—

ges, mais ils conservent néanmoins un rGle essentiel, car ce sont eux
qui assurentla dicu1ation des principales richesses : femmes, tissus,
de raphia, etc. Si bien qu’on assiste au total à une tension subtile
entre le principe généalogique féminin et le principe territorial mas
culin; tension qui se retrouve dans tous les aspects de la culture lele
et qui n’oppose pas seulement les femmes aux hommes, en leur enjoignant
des activités économiques différentes ou des tabous alimentaires dis
tincts, mais qui oppose aussi les femmes aux femmes et les hommes aux
hommes par l’intermédiaire d’institutions antagonistes comme c’est le
232
cas dans le système d’alliance et de parenté.
Malheureusement, il serait trop long d’expliquer ici, avec tous les
détails techniques nécessaires, le mécanisme relativement complexe des
institutions matrimoniales. Je renvoie le lecteur à la monographie de
Mary Douglas, ainsi qu’aux brillants commentaires de de Heusch et acces
soirement de Lévi—Strauss (88). Qu’on sache simplement qu’on y voit
s’affronter non seulement des personnes mais aussi des structures : se
heurter les stratégies distinctes des hommes et des femmes; rivaliser
entre eux pour le contr6le des femmes des hommes de classes d’âge dis
tinctes ou bien d’une mâme classe d’âge, tels les deux grands pères,
paternel et maternel, qui se disputent les soeurs de leur petit—fils;
et derrière eux s’opposer deux formes de mariage préférentiel qui expri
ment l’opposition du village et du clan un type de mariage qui favorise
l’échange restreint et l’endogamie villageoise, un autre qui favorise
l’échange généralisé entre les clans matrilinéaires.
J’en viens enfin aux institutions religieuses. Il n’y a pas chez les
Lele de culte classique des ancêtres, mais seulement des cultes villa
geois qui mettent l’accent sur la paternité. Compte tenu du lien étroit
que nous avons aperçu, plus haut, entre le rituel et la procréation,
rien de tout cela n’est surprenant. Toutefois puisque le village lele
n’est pas une unité matrilinéaire mais patrilocale, le rituel, réservé
aux hommes, et mettant l’accent lui aussi sur le côté paternel, semble
accentuer le déséquilibre entre les principes masculin et féminin. Mais

233
un examen plus attentif des choses montre que ce n’est pas le cas.
La société lele comporte, en effet, deux sortes d’associations cultu—
ells masculines celles des “Géniteurs” et celle des “Hommes-pango
lins” (89). Pour être rituellement investi de la qualité de Géniteur,
il suffit d’être père d’un enfant. Pour devenir Homme—pangolin, il
faut, en revanche, remplir trois conditions (a) le postulant doit avoir
engendré un garçon et une fille; (b) les deux enfants doivent être nés
d’une tnme femme qui appartient nécessairement à l’un des clans fonda
teurs du village; (c) le postulant ainsi que son père doivent remplir
l’un et l’autre ces conditions. Le sens de ces règles est évident
elles tendent à maintenir la continuité démographique des clans matrili—
néaires au sein du village patrilocal. Il en découle desattributions
rituelles beaucoup plus importantes pour les Hommes—pangolins que pour
les Géniteurs. Par l’initiation, ces derniers obtiennent seulement la
qualité de chasseurs à part entière, c’est—à—dire l’accès à une activi
té strictement masculine dont le caractère rituel ne semble pas très
marqué. En revanche, les Hommes—pangolins exercent une activité ri
tuelle essentielle car ils sont responsables à la fois du succès des
hommes à la chasse et de la fécondité des femmes, et cela, bien que les
sphères respectives des deux sexes soient en principe nettement sépa
rées. C’est donc par eux et par eux seulement, comme le souligne de
Heusch, que “l’homme et la femme, le clan et le village, la diachronie
et la synchronie réalisent une synthèse harmonieuse” (90).
Autrement dit, de même que le pangolin représente par ses traits conju
gués l’ensemble des créatures vivantes, le rituel du pangolin représente
à son tour la culture lele tout entière dont il est, par sa seule struc
ture, un représentant plut6t qu’une représentation (91). Comme le sommet
du c6ne qui chez Pascal est à la fois point et cercle, droites concou
rantes et hyperbole, ellipse et parabole (92), comme le Christ qui chez
le même Pascal est l’analogue religieux du sommet du c6ne (93), le pango
lin est un point singulier de la culture lele qui concentre toute une
structure globale dans une structure locale (9g). Et, en cela, il n’est

234
pas tant le centre de perspective ou le point de vue privilégié qui per
mettrait d’avoir une perceptiojigIoba-l-e- de-e-e-t-te-ctdture, que la clef
de voQte ou l’opérateur de totalisation qui en assure l’unité et la sta
bilité structurelles.
A partir de cet exemple particulièrement saisissant, je voudrais, pour
finir, esquisser deux ou trois remarques de caractère exploratoire qui
pourraient servir d’ébauches à quelques—unes de ces hypothèses théoriques
dont je suis convenu, avec Sperber, que l’anthropologie avait le plus
grand besoin.
Et tout d’abord, puisqu’on peut établir une correspondance, à première
vue surprenante, mais cependant étroite, entre l’organisation rituelle de
la société lele et l’anthropologie religieuse de Pascal, et en fournir
un modèle mathématique de portée générale, on pourrait se demander si
toute ethnie ne présenterait pas une semblable singularité, c’est—à—dire
un point de convergence, à la fois, de la société et de la culture
un centre de régulation des conflits interhumains, comme l’exige le
modèle girardien auquel j’ai plusieurs fois fait emprunt, mais aussi un
centre organisateur des institutions, comme l’exige le modèle dynamique
de la culture que j’ai esquissé à partir de la philosophie de la nature
de René Thom dont je me suis souvent réclamé.
Il me semble que les monarchies sacrées, auxquelles j’ai fait allusion
dans la première partie de cette étude, ont manifestement cette proprié
té, mais je préfère examiner brièvement ici deux exemples qui nous font
sortir de l’aire africaine (95) : les fonctions du “peintre” chez les
Tin damas de Nouvelle—Guinée et la chefferie Nambikwara telle que l’ana
lyse Sperber dans son essai sur le structuralisme (S : 77—83).
Les Tin damas (96) habitent dans une région marécageuse située au Nord—
Est de la Nouvelle—Guinée où ils vivent principalement de la pèche et
de l’horticulture. Leur société est constituée de clans matrilinéaires
et formée de plusieurs villages dispersés sur une aire d’environ 20.000

— bâti
235
km2 pour une population de l’ordre de 15.000 personnes. Chaque village,
aur ilotis_s-t—su-bdiv-isé--en--plusieur quartIers dont chacun comprend
une maison des hommes, collective, à laquelle les garçons ont accès à
partir de l’âge de quinze ans et des maisons individuelles où demeurent
les femmes et les enfants. La séparation de sexes est rigoureuse au sein
mâme du couple monogame où il n’y a pas prestations réciproques mais di
vision des tâches homme et femme possèdent chacun des zones de pâche
et des terres cultivables qui leurs sont propres, mais comme la pèche
est une activité féminine et le jardinage une activité masculine, mari
et femme restituent chacun à l’autre les produits qu’ils ont recueillis
sur le territoire de leur conjoint. Là s’arrâte, semble—t—il, la colla
boration au sein du couple qui n’a pas de véritable vie commune.
Les Tin damas ont élaboré une conception de la vie particulièrement
subtile qui a, manifestement, de grandes affinités avec la philosophie
storcienne, en raison de l’importance qu’elle accorde aux concepts de
tension et de correspondance structurale entre le macrocosme et le micro
cosme (97). “Pour eux, écrit leur ethnographe, le monde, le corps et la
société sont organisés sur le mgme modèle. Plus exactement, le corps
humain est le modèle référentiel de tout ce qui peut exister, [si bien,
par exemple, qu’on désigne les différentes parties du village par le
nom des différents organes]; le corps humain est conçu comme essentiel
lement précaire, il est une fédération d’organes qui ne tiennent entre
eux que par la volonté du “sujet” d’être justement un humain; que cette
volonté s’amoindrisse, que cette tension fédérative baisse pour une rai
son ou pour une autre et voilà le corps entrant en désorganisation (...);
toute la conception de la vie humaine et de la vie sociale tourne chez
les Tin damas autour de cette notion de tension volontaire opposée à un
monde d’agrégats précaires” (98).
J’en viens à l’activité du peintre dont je voudrais montrer qu’elle
constitue la clef de voflte de la société et de la culture des Tin damas
et qu’on pourrait, à ce titre, la comparer à celle de la partie hégémo
nique de l’âme dans le modèle stotcien du corps humain. Il est en effet

236
patent que dans cette société égalitaire et indifférenciée, sans hiérar—
c-hie ni spéciaIiti.on professionnelle, le peintre est le type même de
singularité que notre modèle théorique nous invite à rechercher : alors
que les Tin damas ignorent la division sociale de travail et que chacun,
selon son sexe et ses besoins personnels, pèche, fait son jardin, cons
truit sa pirogue, etc., le peintre est le seul à avoir un métier, c’est—
à—dire à vivre exclusivement de sa peinture qu’il vend aux autres villa
geois, le seul aussi à accumuler des surplus (d’ignames, de services,
etc.). Comment expliquer cela ?
La théorie hocartienne, à laquelle je me suis déjà référé, nous suggère
de voir dans le peintre un spécialiste du rituel. Et, bien que l’ethno
graphe des Tin damas répugne à parler à son propos d’activités “magiques”,
“religieuses” ou même “rituelles”, force est bien de recourir à l’hypo
thèse et au vocabulaire de Hocart. En effet, le peintre, nous dit—on
d’entrée de jeu, estle”maître de l’interprétation orale de la tradition”
et si l’on examine ensuite comment on devient peintre, qui achète et
pourquoi la peinture, et comment on apprécie les oeuvres, aucun doute
n’est permis : le peintre est le personnage central de tous les grands
rituels qui scandent la vie collective des adultes (99).
On devient peintre en fréquentant une “école de peinture”, c’est—à—
dire “l’atelier” d’un peintre confirmé. Ces écoles attirent de nombreux
jeunes gens, mais la sélection est très sévère. L’enseignement est en
tièrement silencieux car un peintre qui parlerait est censé perdre son
aptitude à peindre. Le maître enseigne en décomposant les gestes devant
les élèves. Ceux—ci ne regardent pas l’oeuvre, mais le corps du maître,
et ils acquièrent une technique de maîtrise du corps : respiration,
gestes, etc. Il arrive qu’en suivant les gestes du maître, un élève en
tre en transes, tombe dans un état cataleptique, ce qui est interprété
comme un signe favorable pour la suite de ses études — on pourrait dire
de son parcours initiatique. La fin de l’enseignement est tout aussi
ritualisée: elle est marquée par une séparation brutale du maître et du
disciple. Le maître se plaint avec véhémence d’avoir engendré un rival

237
ingrat : il le rudoie, crache sur lui, le bouscule et le fait tomber
da-ri-s l’eau ou danTà Deii, le disciple devenu autonome dit
pis que pendre de son ancien maitre; c’est seulement beaucoup plus tard
qu’il parlera de lui avec gratitude et fierté.
La principale commande que puisse recevoir un peintre est celle d’avoir
à réaliser la décoration extérieure de la maison des hommes, grande bâ
tisse de quarante mètres de longueur sur vingt mètres de largeur et quin
ze mètres de hauteur. Il s’agit de réaliser une immense peinture qui
représente le blason et l’histoire des clans abrités dans cet important
édifice. Les autres commandes sont individuelles et font l’objet d’une
concurrence entre les villageois, car s’il n’y a pas de chef, il y a des
leaders momentanés que désigne leur succès à accumuler (en se ruinant
parfois) le plus grand nombre possible d’écorces peintes qu’ils accro
chent à la toiture de la maison des hommes, au—dessus de la place qu’ils
y occupent.
Le public juge de la valeur des oeuvres sur trois critères. Tout
d’abord une oeuvre a d’autant plus de prix qu’elle est plus âprement
discutée parce qu’elle se prête à une pluralité d’interprétations. Si
une seule interprétation est possible, l’oeuvre ne vaut rien, elle est
“innommable”. Si elle donne lieu à une discussion interminable qui op
posent des interprétations également plausibles, elle est excellente.
L’important est le processus même de la discussion. On ne cherche pas
à aboutir à un consensus, à une interprétation qui serait la bonne
ce qui compte, c’est la richesse du débat, et c’est la lassitude des
participants qui généralement met fin au heurt des interprétations.
Qu’il s’agisse donc d’acquérir les oeuvres ou de les évaluer, on voit
donc que les productions du peintre ont pour effet de polariser, de ca
naliser et de ritualiser les rivalités qui mettent les individus aux
prises les uns avec les autres.
Ensuite, la valeur d’une oeuvre est fonction de l’intensité des ten
sions qui existent entre les divers motifs qu’elle contient. L’oeuvre

L CI. J. C LIC ÇLJ i1CUJSL.IACLhaCLL L’ .1. CLUICIIII
par exemple, que telle écorce
représente à la fois les deux
placenta dans le sein maternel
mais surtout parce qu’elle rend
placenta et le foetus, que les
meaux ennemis, sont censés se
lutte rituelle entre les deux
d’une nouvelle unité villageoise
238
la plus prisée doit donc être une sorte de microcosme, un miroir qui
peinte aura beaucoup de prix parce qu’elle
hémisphères cérébraux, le foetus et le
et deux groupes d’homme qui se font face,
de manière expressive le conflit que le
Tin damas se représentent comme des ju—
livrer avant la naissance, de même que la
groupes rivaux qui précède la fondation
Enfin, la valeur d’une oeuvre dépend de la capacité de l’artiste à
aller chercher à l’extérieur de son village ou même de sa société, de
nouveaux motifs pour les acquérir et les intégrer à la thématique tradi
tionnelle; ce qui fait du peintre un intermédiaire économique et diplo
matique particulièrement important entre son groupe et ceux qui vivent
alentour.
Cette longue description était nécessaire, je crois, pour établir que
le peintre est effectivement chez les Tin damas l’opérateur de la tota
lisation de la société et de la culture que nous recherchions, l’arti
san et le gardien du lien social et de l’identité culturelle, puisque
par son activité il relie tous les individus et les groupes les uns aux
autres, en même temps qu’il canalise et oriente leurs conflits, et que,
par ses oeuvres, il maintient tout en l’enrichissant l’unité de la cultu
re, en mettant en résonance des mythes et des rites aussi divers que
ceux de la naissance d’un enfant et de l’installation d’un village, et
en assurant l’isomorphisme des représentations du corps, de la société
et de l’univers.
J._...._ n....L
L’exemple de la chefferie Nambikwara, quoi que moins riche que le pré
cédent, n’en est pas moins significatif; et il a surtout l’énorme inté
rêt d’être magistralement traité par Sperber lui—même, à une époque où
il objectait aux structuralistes que leur parti—pris de traiter toute la

vie sociale en termes de communication, que ce soit à l’aide de struc—
239
tur-es--d€--c-o-de-ou d-e- stue t-ui d-e--réseauTàserquiIpuï sse corive—
nir à l’étude du langage et de la parenté, ne permettait pas d’étudier
le politique et le rituel, abusivement relégués aux marges de l’anthro
pologie (S : 83—85).
“Les Nambikwara, nous rappelle Sperber, sont des semi—nomades du Bré
sil occidental qui, pendant la plus grande partie de l’année, vivent en
petits groupes, d’ailleurs instables, chassant et ramassant leur nourri
ture. Chaque groupe a un chef qui doit organiser les activités collec
tives et se montrer constamment généreux envers ceux qui le suivent.
En contrepartie, il bénéficie d’un privilège exclusif de polygamie. Les
femmes sont eiies—mgmes productrices de nourriture : donc, la condition
de célibataire serait misérable si les dons de nourriture que le chef
fait au groupe ne venaient compenser en partie la perte des femmes sup
plémentaire que le groupe a accordées à son chef” (S : 77—78)
Claude Lévi—Strauss (101) explique la chefferie par une sorte de contrat
social aux termes duquel le groupe échangerait les “éléments individuels
de sécurité” dont il dispose (les femmes, pourvoyeuses de nourriture)
“contre une sécurité collective attendue de l’autorité” (102). Mais
cette explication n’est pas satisfaisante car le chef ne dispose pas
d’un pouvoir coercitif qui lui permettrait d’assurer la sécurité collec
tive en maintenant l’ordre par son autorité; et dans ces conditions, on
voit mal pourquoi ses compagnons renonceraient en sa faveur aux femmes
de leurs familles qui “valent beaucoup plus dans cette société que n’im
porte quoi d’autre” (S 79).
Pierre Clastres (103) insiste, au contraire, sur le fait que dans les
sociétés indiennes semblables à celle des Nambikwara, le chef ne dispose
d’aucun pouvoir, si l’on entend par là la possibilité de donner des or
dres destinés en principe à être obéis. Et il en propose une explica
tion subtile qui fut naguère célèbre sur la place de Paris (lOLO. Les
Indiens auraient deviné que le pouvoir, livré à lui—même, tendait à

240
devenir oppresif aussi auraient—ils choisi de prendre les devants, en
isolant le c hef ans neprisondo-ré-e Œ en—l-piaan-t -
cuit des échanges. Ce à quoi on a beau jeu d’objecter que les Indiens
n’ont aucune raison de redouter une coercition politique dont ils n’ont
pas l’expérience, et qu’au demeurant, le chef participe directement aux
échanges de prestations, bien que ce soit au sein d’un système de rela
tions non symétriques.
Après avoir fait cette mise au point, Sperber présente ce qu’il appelle
trop modestement “quelques hypothèses” sur la chefferie Nambikwara.
Car, en réalité, il explique ce çue Lowie et Lévi—Strauss n’avaient fait
que constater : le premier lorsqu’il soulignait que le chef était avant
tout un “faiseur de paix” et un modérateur de groupe (105), le second,
lorsqu’il relevait que “le nom qui sert à désigner le chef dans la langue
nambikwara C...) semble vouloir dire : celui qui unit, ou celui qui lie
ensemble” (106). En effet, il montre pourquoi et comment il en est ainsi.
C’est parce que les individus sont en concurrence pour la chefferie, et
non pour les femmes et les biens, que l’institution, et non pas le chef,
parvient à assurer la sécurité collective du groupe entier (107).
On voit donc avec d’autres moyens mais dans des conditions structurel
lement analogues, le chef des Nambikwara, tout comme le peintre des Tin
damas, est le principal facteur de la cohésion sociale, pour autant qu’il
réussit à concentrer autour de l’institution qu’il représente toutes
les tensions du groupe auquel il appartient. Resterait à vérifier,
conformément à l’hypothèse que j’ai présentée tout à l’heure, si la
chefferie pourrait aussi être considérée comme une réduction de la cultu
re nambikwara tout entière. Mais les indications fournies par Lévi—
Strauss sur les rapports que la chefferie entretient avec le chamanisme
sont beaucoup trop vagues pour qu’on puisse trancher cette question.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas demander aux deux exemples que nous
venons d’exposer plus qu’il ne serait raisonnable d’en attendre, et il
est probable que l’hypothèse que je viens de rappeler est beaucoup trop

estrictive. L’idée de base —
qu’il
241
faut maintenir et développer —
est
celle
de1ariatureifIictueile, non pas seulement de la réalité sociale, c’est à
dire des relations humaines, mais aussi des formes culturelles et des princi
pes structuraux qui contribuent à gérer ces relations. Et dans cette perspec
tive, on peut conjecturer l’existence d’attracteurs propres à réguler la
dynamique des systèmes culturels et à maintenir ceux—ci à 1 ‘intérieur d ‘un
éventail restreint de formes stables. Mais, bien entendu, en raison de son
caractère très général, cette hypothèse peut tout au plus fournir un vaque
fil conducteur à la recherche anthropologique; et un immense travail, aussi
bien théorique qu ‘empirique, sera nécessaire pour en éprouver la pertinence
et la fécondité. Travail empirique qui est au demeurant ébauché dans le cha
pitre de son livre que Mary Douglas a fort justement intitulé “le système en
guerre avec lui—même” (108), ainsi que dans certains textes de Leach (109)
et de Sperber lui-même (110); mais qui pour être poursuivi dans des condi
tioris épistémologiquement satisfaisantes devrait être accompagné, ou même
précédé, par un travail théorique visant à dresser un “catalogue de toutes
les constructions possibles d’entités stables” (111).
Pour en finir avec cette question, je voudrais souligner l’intérêt de cette
hypothèse de travail pour résoudre un problème qui ne manque pas de se poser
lorsqu’on adopte, comme je l’ai fait à la suite de Sperber, une attitude réso
lument hostile au relativisme culturel en anthropologie. Car, dira—t-on à bon
droit, si toutes les cultures sont construites suivant des principes universels,
d’où vient leur diversité, si réelle et si forte qu’elle peut engendrer chez
l’observateur l’illusion relativiste ?
A ce problème essentiel, j’ai montré dans un travail antérieur (112) que
les hypothèses cognitivistes dont se réclame Sperber ne pouvaient apporter
aucune solution satisfaisante, et j’ai souligné plusieurs fois, ici-même,
que les propriétés que notre auteur attibue au traitement symbolique, bien
qu’ en harmonie avec ses options universalistes, s ‘accomodaient avec un degré
quelconque de diversité culturelle et donc ne rendaient pas compte de cette
diversite.
Dans un texte célèbre, (113) Lévi-Strauss a proposé une solution élégante
de notre problème dont je rappelle brièvement le principe. Toutes les cultu
res sont virtuellement inscrites dans les structures abstraites de l’esprit

242
----r
humain qui sont fondamentalement les mêrnschez-tous l-es-tiommes, en tous
temps et en tous lieux. Mais ces structures qui sont toutes présentes, à
l’état d’ébauche, dans la pensée infantile, sont mutuellement exclusives
seules quelques—unes peuvent être retenues et développées dans la pensée
adulte, ou ce qui revient au même, au sein d’une culture donnée. Si bien
que chaque société représente un choix culturel que le groupe impose à ses
membres et perpétue.
A première vue, cette hypothèse est très satisfaisante il n’y a aucune
raison pour une société de choisir la patrilinéarité plut8t que la matrili
néarité ou d’opter pour l’échange généralisé plut6t que pour l’échange
restreint, et toute société a devant elle le même éventail de possibilités;
mais il lui est nécessaire de faire des choix, et tout choix est en même
temps une exclusion, et même une série d’exclusions, car les choix successifs
doivent être compatibles les uns avec les autres. Pourtant 1 ‘exemple célèbre
des Mundugomor nous rappelle qu’une société peut combiner la filiation ma—
trilinéaire et la filiation patrilinéaire au sein du même système de parenté,
et Lévi—Strauss lui—même a souvent insisté sur le fait que les sociétés qui
pratiquent le mariage matrilatéral, ouvert sur l’extérieur, étaient hantées
par le mariage patrilatéral et l’union entre soi. D’autre part, Georges
Devereux a soutenu avec vraisemblance que toutes les cultures sont issues
d’un même répertoire universel, comme le postule Lévi—Strauss, mais qu ‘en
outre, chacune d’elle représente un échantillon complet de ce répertoire,
si bien que ce qui différencierait les cultures les unes des autres serait
seulement la répartition entre les éléments conscients et inconscients et
qu’il faudrait inscrire au compte d’un opérateur de refoulement le travail
que Lévi—Strauss imputait à un opérateur d’exclusion logique (114).
Cette approche psychanalytique de la culture —
marxiste de la société -
a
de
même que l’approche
1 ‘avantage de réintroduire le point de vue
dynamique que l’intellectualisme lévi-straussien, relayé et aggravé par
Sperber, a trop souvent tendance à reléguer au second plan.
La culture serait, dans cette perspective, non une synthèse statique
d’ éléments compatibles, mais une synthèse dynamique d ‘éléments conflictuels
et il n’y aurait qu’un petit nombre de cultures possibles parce qu’il n’y
aurait qu’un petit nombre de régimes stables pour ces conflits.

243
complémentaires (56:10—Il). Dans les trois premiers chapitres, Sperber
récuse la “conception sémiologique” du symbolisme, c’est à dire les
théories qui conçoivent le symbolisme comme une sorte de langage, un
ensemble de “signifiants associés à des signifiés tacites sur le modèle
des rapports entre son et sens dans la langue” (56:10). Car, soutient—il,
à bien examiner leurs travaux, on s’aperçoit que les principaux
théoriciens de la pensée symbolique (Victor Turner, Claude Lévi—Strauss)
suggèrent, malgré eux, que celle—ci a une fonction d’organisation, non de
signification : elle est “capable de transformer le bruit en information”,
ce qu’”aucun code, par définition, ne saurait (,, ,) faire” (56:79). Dans
les deux chapitres suivants, l’auteur “ développe une conception
cognitive” du symbolisme et montre qu’en effet, “l’interprétation
symbolique n’est pas un décodage, mais une improvisation qui s’appuie sur
un savoir implicite et obéit à des règles inconscientes”. Selon cette
conception “le symbolisme est un dispositif cognitif”, c’est à dire “un
dispositif autonome qui, à côté des mécanismes de la perception et du
dispositif conceptuel, participe à la constitution du savoir et au
fonctionnement de la mémoire” (S6:11). Ce point de vue, ajoute Sperber,
s’oppose aux “conceptions sémiologiques qui voient avant tout dans le
symbolisme un instrument de la communication sociale. Certes”,
concède—t—il, “le symbolisme intervient de manière décisive dans la
communication sociale mais ce n’est pas là une fonction constitutive du
symbolisme qui permettrait d’en prévoir la structure” (S6:11).
On reconnaît facilement dans cette dernière phrase l’écho d’un célèbre
argument de Chomsky : si une bonne définition est une définition dont on
peut extraire les propriétés essentielles et, idéalement, toutes les

— de
244
propriétés de l’objet défini, dire que le langdge a pour fonction la
cette fonction que les propriétés les plus triviales et les moins
spécifiques des langues naturelles et aucune de leurs structures
originales.
Je n’ai pas l’intention de voler au secours de la notion de
“communication” et encore moins de celle de “communication sociale” que
j’ai accoutumé de laisser entre guillemets, car je les crois plus propres
à susciter des “évocations symboliques” qu’à alimenter le travail
conceptuel. En revanche je me propose de reprendre, contre Sperber, l’idée
chère à Duricheim et à I’Iauss que le symbolisme, justement parce qu’il est
propre à “transformer un bruit en information”, joue un rôle fondateur
dans la constitution du lien social. Et je me propose de suggérer, comme
je l’ai déja fait dans les pages précédentes, que cette propriété du
symbolisme “pourrait permettre d’en prévoir la structure”.
Pour ce faire, je m’appuierai principalement sur les riches matériaux
ethnographiques que Sperber présente et analyse dans son livre, et
accessoirement sur les lacunes de sa théorie cognitiviste du symbolisme,
dont j’ai déja dit qu’à mon avis, elle n’était pas fausse mais
insuffisante. Car je voudrais montrer, une fois de plus, de mon auteur ce
que Leibniz disait de la plupart des philosophes: à savoir qu’ils ont
généralement raison dans ce qu’ ils affirment et tort dans ce qu’ ils nient.
—

245
en général commence per une
critique des théories sémiologiques du symbolisme, qui s’étend sur trois
chapitres fort bien argumentés. “On s’est toujours interrogé sur la
signification des symboles comme s’ il allait de soi que leur nature était
de signifier. C’est ce postulat sémiologique”, affirme la prière
d’insérer, “que l’auteur remet en question : ceux qui cherchent le sens
des symboles regardent la source de lumière et se plaignent d’être
aveuglés, or ce n’est pas le lumière qu’il convient de regarder mais ce
qu’elle éclaire ; de même du symbolisme, dispositif universel qui organise
la mémoire en focalisant l’attention”.
Le conseil est bon et il peut être transposé, En parcourant le livre de
Sperber, ce n’est pas se discussion du postulat sémiologique que nous
allons regarder i’iais les phénomènes qu’elle éclaire et ce ne sont pas des
structures mentales que nous découvrirons alors mais un symbolisme
universel qui organise la pensée et les sociétés humaines.
Chez les Ndembu, dit Turner, “l’arbre museng’u a pour traduction
symbolique “multiplicité de prises de chasse” et cette traduction est
motivée par l’étymologie du nom de l’arbre et par le nombre de fruits
qu’il porte” (56:35). En réalité, objecte Sperber, “lorsque les Ndembu
veulent signifier “une multiplicité de prises” ils utilisent simplement
les mots de leur langue et non une branche de museng’u. Ils utilisent
cette dernière lorsqu’ils veulent non pas signifier, mais bien obtenir, du
gibier en abondance. Et même en supposant que les Ndembu disent
exprésemi’ient que nuseng’u “signifie” la multiplicité (...) il n’en
resterait pas moins que l’arbre est utilisé parce qu’il signifie, mais non
pp signifier” (S6:41)

246 3
D’une manière générale, la fonction des symboles n’est pas de signifier.
Comme le sggpnt
expressive ou symbolique de leurs rituels, les symboles sont des “points
de repères”, à 1’ instar des signes de piste qu’utilisent les chasseurs
pour retrouver leur chemin (SG:32L Or des points de repère sont des
marques arbitraires. Par suite, “la motivation des symboles” est elle—même
arbitraire “elle peut motiver, après coup, n’ importe quel couplage mais
ne permet pas d’en prédire aucun” (S6:40), Il faut être Ndenbu pour
comprendre, ou plutôt pour savoir, qu’une branche de museng’u “signifie”
une multiplicité de proies . sans nos informateurs, nous n’aurions jamais
pu le deviner, Mais, cela dit, nous pouvons acquérir cette connaissance
aussi bien que les Ndembu eux—mêmes Ce n’est pas plus difficile que
d’apprendre leur langue ou, plus exactement, que d’acquérir un savoir
quelconque: car, à bien regarder’ les choses (S6:98—99), le “savoir
symbolique” ressemble beaucoup plus au “savoir encyclopédique” qui porte
sur le monde, qu’à la connaissance d’une langue (115). Reste que, de même
qu’il existe en l’homme une “grammaire universelle” au sens de Chomsky,
c’est à dire un dispositif inné lui permettant d’apprendre à parler’
n’ importe quelle langue naturelle, il existe un “dispositif symbolique”
universel, tout à fait distinct du précédent, qui permet aux hommes de
traiter les données symboliques suivant des lois universelles ou plutôt
d’appliquer aux choses, ou du moins à leurs représentations, un traitement
symbolique conformément à des règles universelles.
En résumé, Il y aurait bien un “dispositif symbolique” universel mais
aucun symbolisme universel, Rechercher les significations cachées,
conscientes ou inconscientes, comme l’entreprennent Turner ou les
disciples de Freud, ce serait donc poursuivre une chimère (SG:29—62).

247e
Sur ce point, Sperber ast en parfait accord avec Lévi—Strauss, iiêrie si
beaucoup plus de déférence que ne le fait l’auteur des Mythologiques Pour
lui aussi, “les syi’iboles n’ont pas une signification intrinsèque et
invariable, ils ne sont pas eutonoi’ies vis à vis du contexte. Leur
signification est d’abord de position” (116).
Si Sperber consacre une bonne partie de son ouvrage, et plus
particulièrei’ient un chapitre tout entier (“La structure absente”) à
discuter les idées de Lévi—Strauss, c’est que ce dernier ne va pas assez
loin à son gré, dans la x’aesure où il attribue encore des significations
aux syNboles, ItI!iB si ce ne sont pas des “significations absolues”, Il
faut libérer, dit—il, le travail de Lévi—Strauss, du carcan linguistique
qui l’entrave, “du fardeau séiiologique dont il se plaît à l’encombrer”
(SG:95). Non, la mythologie n’est pas un langage, et c’est Lévi—Strauss
qui le démontre malgré lui quant à dire que la mythologie “signifie
l’esprit humain”, c’est énoncer une proposition dépourvue de toute
signification. Dans les Structures élémentaires de la parenté,
Lévi—Strauss confondait “structure de code” et “structure de réseau”
(3:72—77) dans les Mythologiques, il confond couplage et codage. Car, à
l’évidence, “les rapports dégagés par Lévi—Strauss sont d’homologie et non
de paraphrase, de correspondance et non de tautologie, d’opposition et non
de contradiction C. . .) ce ne sont pas des rapports de signification”
(56:24) et “en dépit d’une terminologie empruntée à la linguistique, les
symboles n’y sont pas traités comme des signes” (36:64). D’un système
d’homologies, d’oppositions, d’inversions., “on ne voit pas en quel sens on
pourrait dire qu’ il explique ou interprète les phénomènes symboliques. Il
les organise” (S6:8ø). Bref, ce que met à jour le travail de Lévi—Strauss,
ce n’est pas la signification des symboles, c’est leur organisation, Et

248
c’est évidemment cette organisation que l’anthropologie e pour tâche
absurde que les symboles signifient» (56:95),
flussi, à un Lévi—Strauss affirmant que “l’univers des primitifs consiste
principalement en messages”, Sper’ber répond que “si l’univers des Dorzé
consiste principalement en messages, ils n’en savent rien ni moi non plus”
(56:95). Certes, les Dorzé “utilisent un grand nombre de symboles à
l’occasion de rituels multiples”, mais “ils s’abstiennent d’en faire
l’exégèse et bornent leurs commentaires aux règles d’emploi” (56:30). Et
en ethnographe lucide, notre auteur d’ajouter :“Les quelques bribes
exégétiques que j’ai recueillies ont été improvisées par des informateurs
indulgents en réponse à des questions qu’aucun Dorzé n’eût songé à poser”
(ibidem). Ce qui lui permet d’épingler, au passage, la candeur d’un Victor
Turner, qui croit découvrir la clé de voûte de la culture ndembu auprès de
son informateur Mushona, parce que ce dernier s’adonne avec lui aux
plaisirs délicieux de l’herméneutique (S6:31) (117). En réalité, les
témoignages convergents de nombreux ethnographes en font foi : “un système
symbolique complexe peut très bien fonctionner sans qu’aucun commentaire
exégétique ne l’accompagne” (56:30). En particulier, il n’est pas
nécessaire de prononcer des paroles au cours d’une cérémonie religieuse ou
magique et, lorsque des paroles sont prononcées, elles sont elles—mêmes
une partie du rituel.
Mais alors, si les cultures ne sont pas des ensembles de messages ou des
systèmes de signes, pourquoi diable identifier le “culturel” au
“symbolique” ? Pour lever toute équivoque, ne vaudrait—il pas mieux
renoncer à parler de “système symbolique” ? Et au lieu de mettre en garde
contre 1’ interprétation des symboles, ne serait—il pas préférable de faire
un usage plus parcimonieux de ce terme pour le moins ambigu ? Car, une

24.
fois de plus, Sperber ne parle guère de “syi’iboles” qu’à propos d’objets ou
associées à des rites, Mieux
vaudrait donc parler de “système rituel” que de “système symbolique”.
D’autant que ce sont les rites, et non les symboles, qui à proprement
parler, ne “signifient” rien. Rites qu’à cet égard on pourrait comparer
eux techniques. Car, même s’il est accompli en vue d’une fin, un rite est
une action qui, en tant que telle, se suffit à elle—même: même si elle est
la reproduction d’une autre action, elle en est le répétition, non la
représentation. Un symbole au contraire, même réduit à un point de repère,
est toujours peu ou prou une chose qui représente une autre chose, dont il
est le représentant sinon la représentation. Il vaudrait donc mieux dire,
non qu’un système symbolique complexe, mais qu’un système rituel complexe
“peut très bien fonctionner sans qu’aucun commentaire exégétique ne
l’accompagne” voire, qu’il fonctionne d’autant mieux qu’il n’est pas
surchargé de commentaires. Preuve encore une fois que l’anthropologie n’a
pas pour premier objet le statut des représentations mais la structure des
rites ; ces rites qui, pourrait—on dire en pastichant Sperber, focalisent
les actions des hommes comme les croyances qui les accompagnent focalisent
leur attention (cf. 513:141).
Revenons aux exemples étudiés par Sperber et regardons si 1’ idée que
“les symboles signifient” est aussi absurde que le dit notre auteur, c’est
à dire bonne à jeter aux orties.
Il est vrai que le museng’u ne “signifie” pas la multiplicité et nous
avons déja vu pourquoi. Mais, s’il ne la signifie pas au sens strict du
terme, ne pourrait—on pas dire qu’il le symbolise, c’est à dire qu’il la
représente au cours de certains rites (118) ? Car, si ce n’était pas le
cas, à quel titre le museng’u pourrait—il être un symbole ? Et en quel
sens pourrait—on parler d’un usage symbolique (119) du museng’u ?

Pour y voir plus clair, il faut exaiiner attentivenent les usages
rituelsduseng’u,usagedntSpei-’ber propose une analyse tout à fait
convaincante, Le Diuseng’u intervient dans les rites gynécologiques et dans
les rites de chasse, ce qui invite à i’iettre en rapport ces deux sortes de
rites. En effet, “dans les deux cas, il s’agit d’obtenir en noi’bre ce qui
fait défaut des enfants ou du gibier. Il s’agit encore de rendre visible
ce qui se cache les enfants dans la natrice, le gibier dans la brousse
C...). Dans un cas, il s’agit de donner la vie à des hux’iains, dans l’autre
de l’ôter à des aninaux. Or, entre les deux types de rites, l’usage du
iuseng’u fait aussi contraste. Dans les rites gynécologiques ce sont les
écorces du nuseng’u qui, avec celles d’autres espèces, sont pilées pour
faire une potion dont le bénéficiaire du rite est aspergé. Dans les rites
de chasse c’est une branche dépouillée de son écorce et taillée en pointe
qui est plantée seule et sans qu’on l’ait laissé tonher sur le sol, pour
être aspergée par le bénéficiaire du rite. Contraste donc entre un
contenant et un contenu, entre un nélange et un objet nette’ient isolé,
entre un pilage et une érection, entre une préparation hunectante et un
objet hunecté” (S6:43—44).
Si donc le nuseng’u est un synhole, conclut Sperber, ce n’est pas en
tant que “signe” dont il faudrait chercher la signification, piais en tant
qu’”indice” c’est à dire conne “point de repère” —
.1
et
c’est d’ailleurs
le terne qu’utilisent très justenent les Ndenbu pour désigner les
syx’iboles— qui sert à “organiser cognitivenient” le chai’ip de l’expérience.
Nais on ne saurait en rester là. Car si le niuseng’u est bien un point de
repère, que vise—t—il donc exactenient à repérer ? Nous venons de le voir
rien d’autre que l’équivalence de la chasse et de la procréation qu’il net
en correspondance, car elles sont à la fois différentes et
conpléxuentaires, ni tout à fait senblables ni tout à fait disseiriblables,

251
la premièr’e étant à l’homme ce que la seconde est à la femme. Comne nous
le savons déja, cette équivalence
équation
ou mieux
chasse = procréation
chasse =(procréation)—1
est très répandue de par le monde et probablement universelle, Mais elle
n’est pas une équivalence sémantique comme
célibataire = non marié.
Pour poser cette équivalence de la chasse et de la procréation, pour la
représenter —
c’est
à dire pour la rendre présente et active —
dans
le
système rituel, il faut donc un symbole qui, d’une certaine manière, joue
un peu le même rôle que le signe “=“ dans nos équations. Et ce symbole,
contrairement à l’équivalence ou à l’équation qui, elle, est universelle,
varie généralement d’un peuple à l’autre et doit donc faire l’objet d’un
apprentissage. Chez les Ndembu, c’est le museng’u. C’est lui qui permet de
situer l’un par rapport à l’autre l’homme et la femme et leurs activités
respectives de les repérer donc mais aussi de les insérer au sein d’un
même système culturel. Car, bien entendu, les symboles ne servent pas
seulement à “organiser cognitivement” l’expérience des hommes mais avant
tout à organiser leurs sociétés et donc à produire la réalité qui sera
ensuite la base de leur expérience cognitive.
Deux autres exemples, dûs aux observations que Sperber a faites chez les
Dorzé, viennent ecréditer ce point de vue.
“Lorsqu’un jeune homme se marie, son père lui construit une case contre
la palissade de son enclos et plante devant un arbuste appelé oloma (.. ,)
L’oloma est une plante vigoureuse qui bourgeonne beaucoup et se repique
facilement”. On pourrait donc penser que “ces propriétés ont quelque chose

2b -.
à voir avec la fécondité qu’on souhaite au jeune couple” (S6:29). Hais,
déclare 1’ ethnooguei1 n en—est r-i-en. ‘Onp±ante aussi un
_____
lorsqu’on établit un étranger sur ses terres, sans quoi il ne pourrait pas
y égorger d’animaux domestiques lors d”un sacrifice, Les deux situations
ont quelque chose de commun, comme les informateurs le soulignent, riais
qui n’a rien à voir avec la fécondité il est tabou de copuler, il est
tabou d’égorger une bête sur les terres d’un aîné ou d’un non—parent, à
moins précisément qu’un oloma, planté par le maître des lieux, ne lève
l’interdit” (S6:30). La fonction de l’oloma est donc d’assurer la
neutralisation rituelle d’un espace. Pourquoi cette plante a—t—elle ce
pouvoir 7 Il est difficile de le dire et sens doute la question n’a—t-elle
pas grand sens.
Fort bien. Nais le lecteur s’étonne. Sperber ne verrait-il donc pas que
l’oloma joue chez les Dorzé à peu près le même rôle que le museng’u chez
les Ndembu 7 ue celui—là met en correspondance la procréation et le
sacrifice comme celui—ci le procréation et la chasse 7 Et que nous avons
affaire ici et là à deux fragments d’un même complexe qui associe
étroitement le sang délibérément versé par les hommes à la chasse, à la
guerre ou dans le sacrifice et le sang spontanément versé par la femme en
couche ou en période menstruelle 7
La chose est d’autant plus surprenante que d’autres observations faites
par Sperber chez les Dorzé et, en particulier, sa longue et riche analyse
de l’usage rituel du beurre (qu’on met sur la tête eu cours de certaines
cérémonies) (56:49—58 et 72—75), confirment qu’il y a bien des liens
intimes entre la chasse et la guerre d’une part, entre l’une et l’autre et
le sacrifice d’autre part, entre le sacrifice et la procréation enfin
bref, entre le meurtre, le sacrifice et la fécondité.
--

253
Il est vrai qu’en s’employant à montrer que “l’usage symbolique du
beurre contribue à donnerà lv4ei’-i-tue±l-w dÏé son organisation
cognitive» (56:53) notre auteur est le premier à mettre étroitement en
correspondance les statuts de “sacrificateur”, de “dignitaire” et de
“tueur» (120) et à comparer les rites auxquels les uns et les autres sont
soumis avec le rituel du mariage (121). Mais, occupé comme il l’est à
traiter le beurre comme une marque distinctive et non comme un opérateur
rituel, il passe sous silence le fait que cet aliment sert de moyen terme
entre le meurtre et le sacrifice (122). Et, soucieux d’établir que le
couplage du beurre avec la fécondité est aussi lâche que celui du museng’u
ou de l’oloma avec la même fonction (123), il ne croit pas devoir prêter
une attention particulière au couplage du sacrifice et de la fécondité,
qu’ il se borne à mentionner comme s’ j]. allait de soi.
ajoutons à cela last but not least —
que
dans un passage digne de
figurer dans une anthologie structuraliste, où j]. compare deux sacrifices
effectués, l’un le matin, l’autre le soir, l’un par un mendiant, l’autre
par un haut dignitaire, au cours d’une des dernières journées du grand
rituel annuel du Masical (56:73—75), 1]. relève avec brio tout le jeu des
oppositions et des inversions qui permet de transformer l’un en l’autre
ces deux sacrifices, sans dire un seul mot de ce qui reste invariant dans
cette transformation : à savoir le schème de la violence unanime de la
foule rassemblée autour de la victime sacrificielle à laquelle elle
envoie, soit une volée de bouse de vaches, soit une grêle de pierres
(124). Sans daigner reconnaître ici, donc, le scénario, et par suite le
“symbole culturel”, le plus propre, en tous temps et en tous lieux à
focaliser l’attention et les actions des hommes,
La conclusion s’impose. L’existence de savoirs symboliques locaux
n’exclut pas l’existence d’un symbolisme universel. Pour savoir que le

254
museng’u symbolise la multiplicité des enfants ou la multiplicité des
proies, 1-l-faut êtrwNd-ex!lbu euLTè i’iiflèu local permet aux Ndembu, seul
le contexte ethnographique permet à l’anthropologue, de faire un tel
rapprochement Pour’ savoir que la chasse équivaut à la procréation et la
capture d’une proie à l’accouchement d’un enfant, nul apprentissage n’est
requis (125) et c’est bien pourquoi l’usage des symboles (qui associent,
par exemple, la chasse à la procréation) ne réclame aucun coiinentaire. De
même pour savoir que les aînés sont chauds et que les cadets sont froids
(SG:71), il faut être Dorzé ou l’apprendre des Dorzé mais pour savoir
que le froid correspond à l’immutabilité et le chaud à la mobilité (SL5:73)
nul n’est besoin de consulter qui que ce soit. Car si le premier couplage
est arbitraire, ou du moins, contingent, le second est nécessaire.
flllons plus loin, Même les associations qui semblent arbitraires sont
probablement plus motivées qu’il ne semble tout d’abord. Car, après tout,
la branche de iuuseng’u n’est peut-être pas moins propre à relier la chasse
et la fécondité que notre signe de l’égalité à marquer l’équivalence de
deux choses en apparence différentes. “La motivation des symboles est
arbitraire” écrit Sperber “elle peut motiver après coup n’ importe quel
couplage mais ne permet d’en prédire aucun” (56:40). Cette assertion mêle
le vrai et le faux. Il est exact que la motivation qu’on attribue aux
symboles est arbitraire mais on a tort d’en conclure qu’ils sont
immotivés. “La croix”, dit—on, “est le symbole de la religion chrétienne
parce que le Christ est mort sur une croix” mais, dans ce ces, le clou
aurait pu, lui aussi, être le symbole de le religion chrétienne puisque
“la Christ est mort percé de clous” (56:40). S’ensuit—il que la relation
du christianisme à la croix soit contingente ? Cette dernière est—elle
seulement une marque extérieure comme aurait pu l’être aussi bien le clou,
le suaire ou le couronne d’épines ? Ou bien en fixe—t—elle —
je
ne dis

255W
pas: en exprime—t—die — la structure at le destin, comi’ie le pense
mérite au moins d’être posée, Car, sauf à démontrer qu’elle provient d’une
Impossibilité, 1’ incapacité dans laquelle nous sommes de prédire des
couplages ne permet évidemment pas de conclure à l’absence de motivations.
Au demeurant, c’est Sperber lui-même qui en fait la remarque : la
production symbolique échappe à la volonté humaine et il en coûte cher à
ceux qui croient pouvoir ignorer ses contraintes : “rien de moins efficace
symboliquement”, observe—t-il, “que le culte de l’Etre Suprême fondé par
Robespierre ou que les symboles sexuels du cinéma pornographique à
prétentions intellectuelles” (56:61). C’est encore lui qui note que
certaines représentations ont une portée symbolique beaucoup plus grande
que d’autres (56:91). Bien plus, il lui arrive de reconnaître du bout des
lèvres l’existence de symboles universels (56:51), et même d’admettre
explicitement qu’ils justifieraient une•”étude transculturelle” (56:151)
—tâche dont curieusement il s’éloignera de plus en plus (127), après avoir
réuni dans son premier livre, comme nous venons de le voir, des matériaux
particulièrement propres à soutenir une pareille étude.
Hais ce n’est pas seulement la réalité, c’est aussi le raisonnement qui
exclut l’hypothèse d’un symbolisme arbitraire. Car si les “symboles
culturels” étaient des déclencheurs arbitraires du “dispositif symbolique”
des individus, par quel miracle pourraient—ils 9ngendrer des “champs
d’évocation aux contours semblables” (S6:151) ? Susciter en eux des
évocations récurrentes et suffisamment synchrones plutôt que des rêveries
divergentes et totalement indéterminées 7 Si les “manifestations du
symbolisme culturel” avaient pour seul dénominateur commun le fait
qu’elles “violent systématiquement les principes du savoir encyclopédique”
(S6:151) (128), elles seraient inassimilables ou bien provoqueraient, au

256j
mioux, une coiistruct ion Incessante ‘d’ interprétations elles—mêmes
indéfiniment” (S6:155) travail de Sisyphe qui, de l’aveu même de
Sper’ber, “pourrait paraître absurde” et que, chose significative —
notable régression du culturel au psychologique —
notre
par
une
auteur croit
uniquement pouvoir justifier par le brassage constructif et organisateur
de la mémoire qu’il est censé produire (S15:156).
Mais si les symboles culturels sont des schèmes organisateurs
—d’ailleurs peu nombreux —
des
cultures et par suite des sociétés dont
elles déterminent les contours, ils ne sont pas de simples stimulis mais
des attracteurs du dispositif symbolique des individus et on comprend
alors qu’en raison de qualités qui leur sont inhérentes (et non de leurs
relations avec les mécanismes mentaux) ils forment une classe de
représentations particulièrement “contagieuses”, et propres à réguler le
flux des autres représentations.
Ici encore, Sperber lui—même pose les bonnes questions (56:147—148):
après tout, demande—t—il, pourquoi les individus ne rejetteraient—ils pas
purement et simplement les représentations symboliques ? Ou pourquoi
chaque individu ne traiterait—il pas chaque information symbolique de
manière différente et idiosyncrasique ? SI tel était le cas, fait—il
observer, le symbolisme culturel n’existerait pas ou bien n’aurait qu’une
fonction ludique et, souligne—t—il, “on ne s’expliquerait pas le soin pris
à assurer son identité et se permanence” (S6:148),
Hais la réponse qu’il donne à ces questions n’est pas tout à fait
satisfaisante, “Restent deux hypothèses possibles”, écrit—il, “ou bien les
individus sont dotés de manière innée de multiples contraintes
universelles, d’”erchétypes” qui leur permettent d’interpréter chaque
information symbolique indépendamment des autres et toujours de la même

vanière .
au
257
j
bien, it c’est l’hypothèse que je défends, les individus ne
sont dotés qued’un di-spos-itif sybTiue gérial et d’une stratégie
d’apprentissage” (56:148),
En réalité, ces deux hypothèses n’épuisent pas l’éventail des
possibilités, car elles ont pour point commun de chercher le solution de
notre problème exclusivement du côté des structures de l’esprit humain et
non de celles des symboles culturels eux-mêmes et cela, remarquons—le,
alors même qu’elles postulent l’extériorité des “informations symboliques”
auxquels les individus sont “soumis” (515:147) ou “confrontés” (56:148)
comme si ces informations n’étaient pas engendrées par l’esprit humain
(qui ne ferait que les traiter et les interpréter) mais produites et
reproduites par “la société” (56:147) et garantis par une “tradition» que
Sperber traite comme un facteur exogène (129). Pourquoi ne pas admettre
que c’est tout simplement à des propriétés intrinsèques (dont il resterait
évidemment à faire la théorie) que les symboles culturels doivent leur
stabilité et que loin d’être produits par la société, c’est elle au
contraire qui est produite par eux (13e) ?
utrenent dit, nous ne sommes pas acculés à choisir entre Jung et
Sperber, mais nous pouvons compléter Sperber par Platon ou flristote, Je
m’explique : pour rendre compte des phénomènes que nous venons d’évoquer,
la seconde hypothèse de Sperber est à mon avis nécessaire mais non
suffisante . et pour la compléter, on peut recourir à sa première
hypothèse, mais à condition de l’amender: c’est à dire de substituer aux
archétypes innés, des Idées platoniciennes ou des Formes aristotéliciennes
qu’ il n’est nul besoin de supposer préinscrites dans l’esprit humain.

258
Si nous faisons maintenant le point, il faut tout d’abord reconnaître
que le1rede_Sperber doit unegrend---part-iedesrtchesse au!Ttque
son auteur décrit avec force, et beaucoup mieux que je n’ai su le faire,
chacun des deux aspects du symbolisme que je me suis efforcé d’opposer et
que je m’obstine à dissocier mécanisme de récupération des déchets de
l’activité conceptuelle (“dispositif symbolique” comne système cognitif)
d’une part, et opérateur de formation et de conservation de 1’ identité
culturelle (“symboles culturels”) d’autre part.
Haiheureusement, malgré tout 1’ intérêt qu’ il leur porte et la
perspicacité des observations qu’ il leur consacre, Sperber tend toujours à
traiter les effets sociaux du symbolisme comme des phénomènes dérivés et
des conséquences accidentelles des processus cognitifs, alors que selon
moi, ce sont les bénéfices cognitifs du symbolisme qui sont résiduels et
secondaires.
Pourtant, il suffirait de peu de chose semble—t-il, pour voir basculer
le centre de gravité de son oeuvre dans un autre sens. Car, sans vouloir
abuser d’un type de comparaison qui m’a déja servi —
d’aucuns
diraient de
“lecture symptomale”, de “traitement symbolique” dirait sans doute
l’intéressé —
je
ne peux m’empêcher de remarquer encore une fois, dans les
propos de Sperber qui touchent au symbolisme culturel, des thèmes et des
schèmes qui, venant d’un anthropologue doté d’un sens aussi aigU de
l’observation, sauraient difficilement passer pour négligeables et qui, ne
lui en déplaise, entrent à nouveau en résonance avec les hypothèses de
6irard, Le propre de la pensée symbolique, nous dit—il, c’est d’être
“capable de transformer le bruit en information” (S6:79), d’utiliser les
“déchets de l’industrie conceptuelle” (S6:125) pour réorganiser la mémoire
encyclopédique (56:158) -
comme
le sacrificateur dorzé, serait—on tenté
de dire, avale des excréments contenus dans le gros intestin de sa victime

259
pour assurer le bonheur de son peuple (56:73) et donc pour régénérer
_l-opdre- soc-ia-l, LesymboIisze culturel, -t-il à présent — c’est à
dire l’activité symbolique orchestrée par les grands rituels —
“crée
une
coi’inunauté d’ intérêts” entre les “membres d’une même société”, car il
“focalise” leur attention “dans les mêmes directions” et “détermine des
champs d’évocation parallèles et structurés de la même x’ianière” (56:149)
Plus préciseiunent encore, il les entraîne à parcourir ces champs
d’évocation selon des mouvements cycliques tout à fait caractéristiques et
qui ont fonction de réorganisation (56:156). Or qu’est—ce que le
“mécanisme victimaire” et les rites sacrificiels qui en sont issus, sinon
un processus spontané d’auto—organisation qui opère en focalisant
l’attention de tous les membres de la société sur le même objet
symbolique?
Cette homologie entre la théorie sperbérienne du dispositif symbolique
et la théorie girar’dienne de la crise sacrificielle et de la résolution
victiriaire serait—elle fortuite ? Comment le croire, alors que les pages
(56:141—146) où notre auteur tente d’élucider l’énigme du léopard chrétien
(qui est censé respecter les jeûnes de l’église copte mais qui est
dangereux tous les jours), que ces très belles pages, dis—je, sont
centrées sur le thème du sacrifice: sacrifice dont il nous est dit,
d’entrée de jeu, qu’il est chargé de “maintenir las bonnes relations”
(56:141) entre les hommes et avec certains animaux (le léopard et la
hyène) traités à cet égard comme des hommes? Comment ne pas voir, que
c’est la théorie de la substitution sacrificielle qui explique, en
dernière instance, pourquoi certains animaux sont “bons à penser
symboliquement”, lorsqu’ ils transgressent “les principes universels du
savoir encyclopédique” ?

260
•1
Mais il y a encore d’autres raisons de penser que cette homologie n’est
pas fortuite, Pour bien mettre en évidence le “rôle organisateur et
reconstructeur du cycle” déployé par le symbolisme culturel, Sperber le
compare à celui exercé par la “forme la plus individuelle du travail
symbolique : le rêve”. La “fonction cognitive” du rêve, dit—il, est bien
établie et bien expliquée et il “suggère que cette explication passe par
une réévaluation du symbolisme même” (56:156—157). Ce rapprochement du
symbolisme et du rêve est d’autant plus intéressant que, dans les mythes
australiens, le “temps du rêve” est celui du chaos primordial d’où sont
issues les formes culturelles et que, bien entendu, les aborigènes
décrivent ainsi beaucoup plus probablement ce que Girard nomme la crise
sacrificielle et sa résolution victimaire qu’ils n’anticipent les
fonctions cognitives du rêve. Si donc, il fallait réévaluer le symbolisme,
ce ne serait évidemment pas pour expliquer le rêve par le mécanisme
victimaire au lieu d’expliquer les phénomènes sociaux par des processus
cognitifs, mais pour rendre compte de phénomènes en apparence aussi
différents que le rêve, le “symbolisme culturel” (autrement dit le rituel)
et ajouterai—je par exemple, les systèmes immunitaires —
phénomènes psychologiques, sociaux ou biologiques —
par
c’est
à dire des
des entités
formelles ou des archétypes généraux indépendants de leur substrat : ce
que ni Sperber ni Girard ne songent à faire, mais que les travaux
entrepris par Thom et ses continuateurs devraient un jour rendre possible.
Il faut donc revenir, pour finir, sur les rapports du “symbolisme” et du
rituel.
Quand Sperber relève qu”un système symbolique complexe peut très bien
fonctionner sans qu’aucun commentaire exégétique ne l’accompagne” (S6:30).
quand il soupçonne l’interprétation des symboles d’être seulement “un
aspect essentiel du développement du symbolisme dans notre culture”

26
(SG:95) quand il suggère qu’on pourrait même, sans préjudice pour la
théorie anthropologique, ôter la notion de symbole de son vocabulaire
descriptif pour ne plus la conserver que comme objet possible de la
description (S6:61) : dans les trois cas, on ne peut que l’applaudir, Car,
ce faisant, il souligne avec raison l’autonomie et la puisance propre du
symbolisme que “l’illusion sémiologique” (S6:60) risque, au contraire, de
nous faire méconnaître. En revanche, on peut difficilement le suivre
quand, à longueur de pages, il se borne, comme tout un chacun dans notre
culture, à tenir pour “symboliques” les activités rituelles et à prendre
le faux ou le fictif, le gratuit ou l’arbitraire, sinon comme traits
caractéristiques, du moins comme traits constitutifs (cf. S6:15—16) des
croyances et des activités “symboliques”. Et, de la même façon, si on se
réjouit quand Sperber insiste avec force sur les effets organisateurs des
systèmes symboliques (56:80), on s’étonne de voir qu’il n’accorde le
bénéfice de ces effets qu’à notre seule connaissance de la réalité et non
à cette réalité même (56:44 et passim) (131). Car les rites (qui, une fois
encore, sont l’infrastructure du “symbolisme culturel”), ne sont ni des
systèmes de signes ni des conduites symboliques. Comme le dit Hocart, ils
ne visent pas à exprimer une équivalence qui existerait déja, mais bien à
“établir une équivalence qui n’existait pas auparavant” (132), ils “ne
servent pas seulement à marquer une transition ils l’effectuent
positivement” (133). Et c’est bien pourquoi, qu’il s’agisse du sacrifice,
de l’initiation, ou de tout autre rituel, leur forme n’est pas plus
arbitraire que celle de la pêche, du tissage ou de toute autre technique
et c’est pourquoi aussi, les “symboles culturels” que ces rites mettent en
oeuvre (pangolin ou léopard, concombre ou museng’u, couteau du sacrifice
ou camp initiatique, etc), même s’ils ne peuvent évidemment pas être
prédits a priori sont cependant motivés et jamais laissés au hasard.

262
Soit les activités respectives du mime et du sacrificateur que Sperber a
la bonne idée de rapprocher (SG:123), De la scène à laquelle ils
assistent, dit—il, les spectateurs du mime et les participants au
sacrifice construisent, les uns et les autres, une représentation mentale
ouverte à l’interprétation et propre à déclencher des évocations
symboliques. “La différence ?“ ajoute—t—il “Les spectateurs du mime
savent bien que la représentation mentale qu’ ils ont construite ne
correspond pas à la réalité. Au contraire, les participants au sacrifice
le tiennent pour effectif. Autrement dit (...), la représentation du mime
participe à un symbolisme conscient, (.,,) la représentation du sacrifice
participe à un symbolisme inconscient” (S6:123—124),
A première vue, Sperber a raison. Le mime fait semblant de capturer un
papillon et aussi bien lui quo les spectateurs savent qu’ il fait semblant
de capturer un papillon, Le sacrificateur fait semblant de nourrir les
ancêtres avec le sang de la victime, mais aussi bien lui que les fidèles
croient qu’ il nourrit vraiment les ancêtres avec le sang de la victime.
Les premiers savent ce qu’ ils font, les seconds ne savent pas ce qu’ ils
font.
Hais, à la réflexion, les choses ne se présentent pas ainsi : la ligne
de partage ne passe pas entre un “symbolisme conscient” et un “symbolisme
inconscient”, mais entre une activité ludique et une activité rituelle qui
comprennent probablement l’une et l’autre des éléments conscients et des
éléments inconscients, L’action du mine,est “symbolique” alors que celle
du sacrifice ne l’est pas celui—là fait semblant de capturer un
papillon, celui—ci ipinole réellement une victime. Dans le premier cas, la
relation prédateur/proie est imaginaire et, à première vue du moins, tout
à fait accidentelle (le mime, semble—t—il, pourrait représenter n’ importe
quelle autre scène) dans le second cas, elle est on ne peut plus réelle

263
et tout à fait essentielle. fluons plus loin. Comme l’action x’iimée, le
sacrifice est lui aussi la reproduction d’une action réelle, mais
contrairement à elle, il n’en est pas la représentation, il en est la
répétition. En vain dira—t—on que le mime sait la scène qu’ il rejoue alors
que le sacrificateur 1’ ignore car ce serait retomber dans le
sémlologlsz’ie que Sperber nous a appris à écarter, Le sacrifice commémore
une scène originelle, Il ne la remémore pas (134) : peu importe que le
sacrificateur et les fidèles ne sachent pas exactement ce qu’ ils font du
moment qu’ ils font exactement ce qu’ ils doivent faire.
o
o o
Conclusion. Dans la Postface à son essai sur le structuralisme, Sperber
invitait ses collègues à choisir entre l’empirisme routinier de la
tradition ethnographique et les ambitions théoriques d’une anthropologie
digne de ce nom, inspirée par le réalisme chomsklen, “La tâche de
l’anthropologie, écrivait—il, est—elle confinée à un inventaire raisonné
des variations culturelles, comme on le conçoit généralement ? Ou bien cet
objectif est-il subordonné à une tâche plus abstraite, qui est de
déterminer comment les capacités d’apprentissage spécifiques à l’espèce
humaine limitent et orientent le champ de ces variations ?“ (S : 118—119).
Si par “inventaire raisonné des variations culturelles”, on entend
l’accumulation méticuleuse des données recueillies sur les différents
“terrains”, il est clair que l’anthropologie ne saurait s’en satisfaire
car, nous l’avons vu faute d’un fil d’Ariane théorique, ces descriptions
pointillistes, si soigneuses soient—elles, sont le plus souvent myopes et

264
lacunaires Le doute n’est donc pas permis coiime toute science,
l’anthropologie doit faire appel à des principes univeil aiïYx’y a
aucune raison de chercher les principes de la variabilité culturelle dans
les seules “capacités d’apprentissage spécifiques à l’espèce humaine”.
L’hypothèse pouvait sembler raisonnable, il y a quinze ans, mais nous
avons vu ses faiblesses : elle n’explique ni les limites des variations
culturelles ni leurs configurations. On ne saurait la conserver sans
prêter le flanc au grief même que Sperber adressait à Lévi—Strauss : celui
de “laisser pour compte” le politique et le rituel (S 81).
Certes, le travail accompli à l’aide de l’hypothèse cognitiviste a été
considérable. Sperber a montré que le symbolisme n’était pas une forma de
langage mais un type de savoir dont il a décrit les règles spécifiques.
Contre 1er elatlvisme culturel, il a établi que les règles de formation de
ce savoir étaient universelles et qu’elles permettaient de comprendre le
statut des croyances religieuses, politiques ou même scientifiques des
hoiimes, en tous temps et en tous lieux, sans avoir à postuler l’existence
de structures mentales “incomnensurables” qui les isoleraient dans des
mondes mutuellement Inaccessibles,
Tout cela n’est pas rien. Nais il reste que Sperber —
son prograx!u’le —
s’est
fidèle
en cela à
limité à “décrire les conditions universelles” de
l’apprentissage du symbolisme (S6 10), non les structures du symbolisme
lui—même. Or l’ethnographie n’atteste pas seulement l’existence d’un
traitement symbolique universel, mais aussi l’existence de formes
symboliques universelles —
et
en particulier de ces structures rituelles
transculturelles que Hocart et 5irard ont entrepris d’ inventorier et
d’expliciter et qui reviennent de manière obsédante dans tous les écrits
de notre auteur, D’où je conclus que, contrairement à ce qu’il affirmait
(Sf3 10) et qu’il continue à maintenir, la tâche de l’anthropologue ne se

265:1
limite pas à décrire ces conditions universelles d’apprentissage du
syi’ibolisme autrement dit que Sperber e déàiiti’é 1éIUT- etast
encore un de ses mérites —,
la psychologie.
l’impossibilité
de réduire l’anthropologie à
Si l’on admet cette conclusion, le problème majeur de l’anthropologie
est alors le suivant d’où viennent ces formes rituelles récurrentes qui,
plus que toute autre chose, font l’objet d’un “traitement symbolique” ? On
ne saurait admettre, avec Hocart, que toutes les similitudes s’expliquent
par une origine historique corwiune, aléatoire, qu’aurait pu ensuite
stabiliser le poids de la tradition, et lui—miue, au demeurent, ne se
satisfait pas toujours de cette hypothèse “diffusionniste”, Plus
vraisemblable est la thèse de Girard, selon laquelle un mécanisme
universel et invariant aurait pu produire, dans des conditions de temps et
de lieu différents,des formes culturelles similaires quoiqu’indépendantes.
Mais on peut lui faire grief d’attribuer à ce mécanisme un pouvoir
morphogénétique exorbitant celui d’engendrer toutes les différences
culturelles à partir de la seule différence, purement relationnelle, que
la polarisation de la violence, en détachant la victime émissaire de le
foule unanime des lyncheurs, fait surgir entre cette victime et le masse
indifférenciée de ses rivaux et doubles mimétiques.
Faudrait—il alors recourir à de possibles mais hypothétiques structures
innées de l’esprit humain pour rendre compte de la richesse des formes
culturelles 7 Ce serait oublier qu’en dépit de sa spécificité, l’homne
n’est pas un empire dans un empire, mais qu’il est plongé dans un monde de
formes universelles; oublier —
pour
parler conne Sperber (S 107) —
que
les systèmes culturels et pas seulement les phénomènes sociaux relèvent de
“mécanismes qui n’appartiennent pas à l’esprit des individus”.
Reste donc une seule voie, que suggèrent les travaux de Thom et qu’ il me

266
seible raisonnable de suivre : celle d’un “inventaire raisonné” —
d’une collection arbitraire —
de
1
non
toutes les “variations culturelles”,
établi à l’aide, d’une parti de principes proprex’ient anthropologiques
iéthodiquei’ient recensés et, d’autre part, d’un catalogue systéx’iatique de
toutes les forx’ies structurelleiient stables que la “théorie des
catastrophes” devrait être en x’iesure de nous fournir ou de nous periettre
de construire.

267
NOTES
1 — Les références aux travaux de Dan Sperber seront données avec les
abréviations suivantes
S : “Le structuralisme en anthropologie”, dans Qu’est—ce que le
structuralisme ?, 2ème édition en volume séparé, augmentée d’une
“Postface”, Paris, Seuil, coli. Points, 1973.
SG : Le symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.
CC : “Contre certains a priori anthropologiques”, dans L’unité de
l’homme, colloque de Royaumont, 2ème éd., Paris, Seuil, coll.
Points, vol. 3, 1978 : 25—41.
RA : “Pourquoi les animaux parfaits, les hybrides et les monstres
sont—ils bons à penser symboliquement ?“, l’Homme, XV,2, avril—
juin 1975 : 5—34.
PS : “La pensée symbolique est—elle pré—rationnelle ?“ dans La
fonction symbolique, essais d’anthropologie réunis par Michel
Izard et Pierre Smith, Paris, Gallimard, 1979 : 17—42.
SA : Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982;
AP : “Anthropology and Psychology : towards an epidemiology of re—
presentations”, Man (N—S), 20 : 73—89.
2 — Cahier du CREA, n° 6, Paris, Ecole Polytechnique, 1985 : 9—19 et
Cahier du CREA, n° 10, 1986 : 13—28.
3 — “ “Anthropologie culturelle”, “anthropologie sociale” et “ethno
logie”, écrit Sperber, ont des sens très voisins et, de toute
façon trop flous pour être utilement distingués” (SA : 11, note 4).
Je ne suis pas tout à fait de cet avis. Certes il est vrai que
ces désignations sont souvent utilisées l’une pour l’autre comme
si leur sens était très voisin; vrai que leur usage est entaché
d’arbitraire, comme lorsqu’on restreint l’anthropologie culturelle
à l’étude de la seule “culture matérielle” et qu’on renvoie les
institutions vers l’anthropologie sociale, comme si les institu
tions ne relevaient pas de la culture. N’empêche que le couple
“anthropologie culturelle”/”anthropologie sociale” a le mérite de
nous rappeler la nécessité de distinguer “culture” et “société”,
“anthropologie” et “sociologie”.
4 —
André
Leroi—Gourhan. Evolution et techniques, Paris, Albin Michel,
T. 1. L’homme et la matière, 1943; T.2. Milieu et techniques,
1945 et Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, T.1. Technique
et langage, 1964; T.2. La mémoire et les rythmes, 1965.

5 — L’homme et la matière : 43614.
268
6Léèite et la parole, eh. VIII.
7
— Sur le concept de “Common knowledge”, on peut consulter D. K.
Lewis. Convention : A Philosophical Study, Harvard University
Press, Cambridge (Massachusetts), 1969; J.—M. Lasry. “Le ‘common
knowledge’”, Ornicar ?, n° 30, Paris, automne 19814.
8 — Cf. Cahier du CREA, n° 10 : 91_1014; Marc Guillaume, “Les métamor
9
phoses de l’épidémie” Traverses, n° 32, Paris, septembre 1984.
— Cf. Pierre Auger. L’homme microscopique, essai de monadologie
Paris, Flammarion, 1952 qui consacre tout un chapitre à cette
question (pp. 125_1142).
10 — Claude Lévi—Strauss. La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962 : 174.
11 — Ibid. : 173—1714.
12 — Claude Lévi—Strauss. L’homme nu, Paris, Plon, 1971 : 602—603.
Pour la discussion de ce texte de Lévi—Strauss, voir Lue de Heusch
“Introduction à une ritologie générale”, L’unité de l’homme, collo
que de Royaumont, 2ème édition, Paris, Seuil, coll. Points, vol. 3
1978 : 2414_2147; du même auteur Le sacrifice dans les religions
africaines, Paris, Gallimard, 1986 : 14; et surtout René Girard,
“Differentiation and Undifferentiation in Lévi—Strauss and Contempo—
rary lbeory”,fiTo double business bound”, Essays on Literature,
Himesis and Anthropology, Baltimore, John Hopkins, 1978 : 155—177.
13 — A.—M. Hocart. Rois et courtisans, Paris, Seuil, 1978. Cf. aussi
Cahier du CREA, n° 6.
14 — Cf. Serge Tcherkézoff. “Logique rituelle, logique du tout.
L’exemple des jumeaux nyamwezi (Tanzanie)”, L’Homme, 100, octobre—
décembre 1986 : 91—117.
15 — A.—M. Hocart Kingship, Oxford, 1927; Social origins, London, 1954.
16 — Sous l’influence de Chomsky, Sperber est porté à expliquer tous
les invariants transculturels par des mécanismes intellectuels in
nés et hautement spécifiques. On peut objecter à cela que même
les universaux linguistiques ne requièrent pas nécessairement une
telle explication. Cf. Jean Petitot. “Hypothèse localiste et
théorie des catastrophes, note sur le débat. “Théories du lan
gage et théories de l’apprentissage, le débat entre Jean Piaget
et Noam Chomsky, colloque de Royaurnorit, Paris, Seuil, 2ème éd.
coli. Points, 1982 516—524.
17 — C’est du moins la thèse affichée dans le premier essai de SA.
Dans “l’interprétation en anthropologie”, paru dans L’Homme XXI,1,

269
janvier—mars 1981, qui est une version antérieure de cet essai,
Sperber traite avec plus de ménagements la thèse de l’autonomie
sion d’hésiter à réduire l’anthropologie à une épidémiologie des
représentations.
18 — Sur cette question importante et délicate, cf. François Recanati.
La transparence et l’énonciation, Paris, Seuil, 1979.
19 — Cf. Danièle Van de Velde — Cahen, “La grande lessive”, L’Homme,
XXIII—1, janvier—mars 1983 : 130_1149; Paul Jorion, “Du danger
des enzymes gloutons, réponseà”La Grande lessive” “ L’Homme.
XXXIII14 : 75—76.
20 — La définition nominale est celle qui permet de “reconnaître”
un objet, c’est—à—dire de décider, pour tout objet quel qu’il soit,
s’il relève ou non du domaine (éventuellement vide) de cette défi
nition. La définition réelle est celle qui permet de “connaître”
un objet c’est—à—dire d’en déduire les propriétés (dans le cas le
plus favorable, toutes les propriétés).
21 — Cf. Rodney Needham “Remarques sur l’analyse de la parenté”, La
parenté en question sous la direction de R. Needham, Paris, Seuil,
1977 : 103—131.
22 —
23
Louis
Dumont. Introduction à deux théories d’anthropologie sociale
Paris et La Haye, Mouton, 1971; Dravidien et Kariera, l’alliance
de mariage dans l’Inde du Sud et en Australie, Paris et La Haye,
Mouton, 1975.
— René Girard. La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
24 — Jean—Claude Muller. Le roi—bouc émissaire. Pouvoir et rituel
chez les Rukuba du Nigéria Central, Québec, Serge Fleury, 1980.
Alfred Adier. La mort est le masque du roi, Paris, Payot, 1982.
25 — A.—M. Hocart. Social origins, London, 1954, ch. X.
26 — Luc de Heusch. Le sacrifice dans les religions africaines, Paris,
Gallimard, 1986.
27 — Op. oit. : 148.
28 — Je note incidemment que l’expression “point culminant” est tout à
fait appropriée pourdésigner le lieu mgme du sacrifice : montagne
sacrée, tumulus rituel, plate—forme cérémonielle où la victime
est immolée, aussi bien que temps fort du processus rituel dans
lequel s’inscrit cette immolation. Une étude dynamique du rituel,
de la formation et de la succession de ses différentes phases,
montrerait peut—être que le sacrifice occupe ou plut6t constitue

29 —
Le
270
nécessairement n des points culminants de tout rituel. Une étude
du symbolisme telle que je la conçois (cf. la deuxième partie de
mon eposé) devraitpivoir r
qu’on entrevoit ici entre les aspects temporels et les modalités
spatiales des rites sacrificiels.
sacrifice est toujours la destruction rituelle d’un être vivant,
mais la victime peut parfois être un objet naturel comme le mauri,
pierre sacrée que les Maori plaçaient dans la forêt pour assurer
sa fécondité, ou un objet ouvragé, comme les cuivres des Kwakiutl.
Sur l’équation : éclatement d’une pierre meurtre rituel, cf.
le Cahier du CREA, n° 6 : 80—82 qui commente Elsdon Best “la scien
ce forestière maori”, Bulletin du MAUSS, n° 7, 3ème trimestre 1983
25—50, et Marshall Sahiins. Age de pierre, ge d’abondance, Paris,
Gallimard, 1976 214—220. A la lumière de ce qui sera dit plus
loin (sur le lien entre sacrifice et procréation), je crois qu’on
peut interpréter dans le mgme sens l’éclatement d’une pierre que
mentionne le mythe d’origine baruya rapporté parMaurice Godelier,
La production des grands hommes, Paris, Fayard 112.
Pour la destruction d’un cuivre interprété comme un sacrifice, cf.
Mark Anspach “Tuer ou substituer : l’échange des victimes”, Bulletin
du MAUSS, n° 12, décembre 19814 : 76—77, qui commente Mauss, “Essai
sur le Don”, Sociologie et Anthropologie. Paris, 1960 : 221—227.
Sur la nécessité d’une investiture rituelle des victimes, même
humaines, cf. Hocart. Social origins, ch. X.
30 — Ralph Bulmer. “Why is the cassowary not a bird ? A problem of
zoological taxonomy among the Karam of the New Guinea Highlands”,
Man, 2(1), 1967 : 5—25. Sperber fait allusion à ce texte dans PS
27 et dans FA : 7—8.
31 — Luc de Heusch, op. cit. : 48.
32 — Claude Lévi—Strauss. Les structures élémentaires de la parenté,
33 —
314 — Lévi—Strauss.
35
2ème édition, Paris et La Raye, 1967 82—83.
Cf. Hocart. Bois et courtisans, ch. XX.
La pensée sauvage : 298—299.
— Luc de Heusch, op. cit. : 26. Cf. l’ensemble du chapitre 1er,
notamment p. 32.
36 — Luc de Heusch, op. cit. : 28. — Bien qu’il récuse la théorie de
René Girard (35—36 et passim), dont il donne, au demeurant, une
version caricaturale, de Reusch accumule malgré lui faits et ana
lyses qui vont dans son sens. Bon observateur, il voit bien qu’il
serait absurde de récuser, comme Marcel Detienne, toute théorie
unitaire du sacrifice en arguant d’une prétendue “illusion sacri—

37 —
Cf.
271
ficielle” dont nous serions victimes (145); piètre épistémologue,
il ne comprend pas que reprocher à Girard d’abolir “toutes les
différ enc e s
d’abolir toutes les différences physiques des corps qui tombent
en chute libre; il ne comprend pas que l théorie girardienne
est “context—free”, qu’elle a le même statut que la chute des
corps dans le vide. Mais peu importe tout cela car, comme au
rait dit Leibniz, je préfère un de Heusch qui me dit ce qu’il
voit qu’un cartésien qui me dit ce qu’il pense.
le mythe d’origine d’une société composée de deux moitiés
exogamiques que rapporte Lévi—Strauss : “lin certain Gau descendu
du ciel, a épousé Kwong (sans doute arrivée elle aussi du ciel
à une date antérieure) et eut d’elle deux fils Gaa et Kwook et
un grand nombre de filles. Comme il ne disposait de personne
avec qui les marier, Gau assigna plusieurs de ses filles à cha
cun de ses deux fils, et pour éviter les calamités qui résultent
de l’inceste, il accomplit la cérémonie de “couper en deux un
bouvillon dans le sens de la longueur” et décréta que les deux
groupes pourraient se marier entre eux, mais ni l’un ni l’autre
dans son propre sein” (Les structures élémentaires de la parenté
82).
On sait que ce type de rituel est souvent utilisé pour mettre fin
à une vendetta. Chez les Nyamwezi, parents de la victime et meur
triers se font face : ceux—ci versent le prix du meurtre à ceux—là
mais ce versement ne suffit pas à clore le conflit. Il faut en
outre sacrifier une chèvre. Le groupe du père de la victime
s’avance et saisit la chèvre par la tète; les meurtriers s’avan
cent à leur tour et saisissent la chèvre par l’arrière. A c6té
se tiennent les bapugo des deux groupes, “parents à plaisanteries”.
Puis sur l’ordre du roi, les deux bapugo découpent la chèvre en
deux : les parents de la victime prennent la tète, les meurtriers
le dos (Serge Tcherkézoff. “Vengeance et hiérarchie ou comment
un roi doit être nourri”, La vengeance, textes réunis et présentés
par R. Verdier, Paris, éd. Cujas, vol. 2, 1986 : 148). Le commen
taire de Tcherkézoff montre bien le caractère “symbolique”, au
sens étymologique du terme, de l’immolation de la chèvre : “Il
faut donc donner “le cinquante”, deux boeufs, deux enfants. La
chèvre, unique, vient en plus. L’accent semble mis ici non plus
sur une totalité recomposée mais sur le lien que l’on tranche pour,
cependant, “réconcilier”. Ce “rite de paix” est bien connu dans
d’autres régions de l’Afrique orientale. On le trouve déjà décrit
par les premiers voyageurs; tel ce récit de 1878 dont l’action se
situe à la frange du pays Jukuma. La fin en est remarquable. Une
fois la chèvre découpée, l’assistance s’exclame, en regardant les
protagonistes : “Dieux, regarde, ils ne sont plus qu’un !“ Il appa—
raît alors que si l’on sépare c’est bien pour unifier, globaliser”
(ibid. : 50).

272
38 — Cf. sur ce point Raymond Ruyer. L’animal, l’homme, la fonction
symbolique, Paris, Gallimard, 1964 95—99; René Thom. Modèles
39
mahématiques de la morphogenèse, 2ème éd., Paris, Christian
Bourgois, 1980 : 2714—275; René Thom. Paraboles et Catastrophes,
Entretiens sur les mathématiques, la science et la philosophie,
Paris, Flammarion, 1983 : 154. Sur l’extériorité des symboles
et leur autonomie par rapport aux consciences individuelles, voir
aussi Durkheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse,
Paris, PUF, 1968 : 329—335.
— Luc de Heusch, op. cit. : 26.
40 — Alfred Adler “Le dédoublement rituel de la personne du roi”, La
fonction symbolique, M. Izard et P. Smith éds, Paris, PUF, 1979
193—207. — Sur la nécessité de séparer le même d’avec le même,
de différencier l’identique, on trouvera dans le même ouvrage,
un stimulant article de Françoise Héritier, “Symbolique de l’in
ceste et de sa prohibition” (op. cit. : 209—243), qui postule
l’existence d’une “symbolique élémentaire du même et du différent”
qui serait universelle (ibid. : 217) Voir aussi les travaux
d’Alain Testart évoqués ci—après. Dans Le communisme primitif,
1. Economie et Idéologie, Paris, Editions de la Maison des Scien
ces de l’Homme, 1985 : 364, A. Testart signale les points de
contact de ses propres recherches avec le travail de F. Héritier.
41 — Dans sa contribution au colloque sur “l’unité de l’homme”, Sperber
faisait grief aux anthropologues d’ignorer ou de refuser d’utiliser
les données de l’intuition. “Il n’y a aucune raison, écrivait—il,
de considérer que des faits dont la délimitation est floue ne méri
tent pas d’être étudiés” (CC : 38). Depuis 1974, il est devenu
beaucoup plus rigoriste et son cognitivisme beaucoup plus radical
(“je ne me battrai pas là—dessus”, disait—il, à l’époque, à propos
de la réduction de l’anthropologie à “l’étude des dispositifs men
taux humains”, (CC 39); mais l’anthropologie y a—t—elle gagné quel
que chose ?
42 — Luc de Heusch, op. cit. : 145.
43 — D’où le reproche de “psychologisme” souvent adressé aux défenseurs
44 —
Alajn
145 — Luc
maladroits d’une telle hypothèse (cf. par exemple Mary Douglas.
De la souillure, Paris, Maspero, 1981 : 132). La suite de mon
texte devrait, me semble—t—il, m’épargner un tel grief. Dois—je
ajouter que je n’entends évidemment pas déduire toutes les pro
priétés des rites sacrificiels des liens intimes qu’ils entretien
nent avec la procréation 7
Testart. Essai sur les fondements de la division sexuelle
du travail chez les chasseurs—cueilleurs, Paris, Editions de
l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1986.
de Heusch, op. cit. : 49.

273
116 — “Il faut bien admettre, écrit en ce sens René Thom, que si les
formes géométrico-dynamiqç représentant des procesauasexue1s
se rencontrent dans tant d’objets de la nature animée ou inanimée,
c’est parce que ces formes sont les seules structurellement sta
bles dans notre espace—temps à réaliser leur fonction fondamentale
comme ]iunion des gamètes après transport spatial. On pourrait
presque affirmer que ces formes préexistent à la sexualité, qui
n’en est peut—être qu’une manifestation génétiquement stabilisée”
(Stabilité structurelle et morphogenèse, Essai d’une théorie géné
rale des modèles, Reading (Massachusetts), Benjamin, 1972 : 107).
147 — C’est ainsi, par exemple, que le célèbre théorème d’incomplétude
de G5del est, de l’avis même de son auteur, éclairé par un théorème
de Tarski montrant que le concept de vérité des propositions d’un
langage A ne peut pas être défini à l’intérieur de ce langage A.
“It is this theorem, écrit Gidel, which is the true reason for the
existence of undecidable propositions in the formal systems contai—
ning arithmetic” (lettre à Arthur Burks, in J,vonNeumann, Theory cf
Seif—Reproducing Automata, edited and completed by Arthur W. Burks,
Urbana and London, University of Illinois Press, 1966 : 55).
148 — E. Benveniste. Vocabulaire des institutions indo—européennes
1. Economie, parenté, société, Paris, Editions de Minuit, 1969
223—237.
149 — Cahier du CREA, n° 6.
50 — Mon voisin de table m’interpelle : “Pouvez—vous me passer la mou
tarde 7” et je lui présente le pot de moutarde. Selon Sperber’,
mon action se décompose à peu près de la manière suivante : 1/ je
perçois les paroles de mon interlocuteur (intervention du “dispo
sitif perceptuel”); 2/ je les comprends (“mémoire à long terme”);
3/ je regarde si je peux satisfaire sa demande (“dispositif ration
nel”); 14/ je lui passe le pot de moutarde. Mais cette décomposi
tion est—elle légitime 7 On a soutenu (Brouwer cité par Jean Lar—
geault, Enigmes et controverses, Paris, Aubier—Montaigne, 1980 : 68,
René Thom. Modèles mathématiques de la morphogenèse : 172—173)
que comprendre un ordre ou une demande n’était rien d’autre qu’en
commencer l’exécution, comme le montre, par exemple, le jeu “Jacques
a dit” qui exploite cette propriété; ou encore le fait que celui
qui refuse de satisfaire la demande qu’on lui adresse feint de ne
pas l’avoir comprise; ou enfin, le caractère incongru de la réponse
“oui” à la question “pouvez—vous me passer la moutarde ?“.
Chez les abeilles, les “messages” sont en fait des “instructions”
au sens précis que ce terme a en informatique : car l’abeille qui
“décode” le message d’une éclaireuse danse de la même façon que
celle—ci et esquisse ainsi l’exécution de l’ordre qu’elle vient
de recevoir (cf. la façon dont Karl von Frisch décrit, en période
d’essaimage, la formation de proche en proche, par mimétisme et

274
convergence, d’un état où toutes les abeilles dansent. selon la
mime direction et au même rythme, dans Vie et moeurs des abeilles,
Arbrri Michel, 1-95-1 &-1-)-- On- peu-t--eenjturque
chez l’homme, la communication linguistique s’établit, elle aussi,
sur le socle de ce que Jakobson nomme la “fonction conative” (cf.
Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, cou. Points, 1979
211).
Mais, bien entendu, le propre du langage est d’interposer entre
l’homme et l’homme, comme entre l’homme et les choses, une barrière
symbolique qui a pour effet de détruire les prégnances primitives
et de substituer à la communication immédiate et aliénante, une
communication médiatisée par des signes ou symboles qui, parce
qu’ils sont simultanément extérieurs à toutes les consciences, ren
dent possible la formation d’une pensée libre et autonome (cf. la
note 36 pour les références aux ouvrages de R. Ruyer et R. Thom
qui développent ce thème).
51 — Même lorsqu’il traite du “symbolisme en général”, on remarquera que
Sperber donne à “symbolique” une extension beaucoup plus étroite
qu’on a coutume de le faire lorsqu’on caractérise l’homme par la
“fonction symbolique” et qu’on place celle—ci à la source de toutes
les activités intellectuelles. Nous reviendrons sur ce point, le
moment venu.
52 — Il est certain que la métapsychologie freudienne est fort obscure,
53
mais Paul Watzlawick et ses collaborateurs ont montré qu’on pouvait
en reprendre l’essentiel dans un cadre théorique plus conforme aux
canons de la rationalité scientifique (cf. Logique de la communica
tion, Paris, Seuil, 1972 : 63—64, note 1). Or, si l’on se place
dans cette perspective, l’antériorité de la pensée “analogique”
sur la pensée “digitale” ne saurait guère faire de doute, non plus
que le caractère “secondaire” de la pensée rationnelle (puisque la
pensée rationnelle discursive relève manifestement de la pensée
“digitale” au sens de l’école de Palo—Alto).
Cette antériorité de l’analogique sur le digital s’accorde, au
demeurant, avec la primauté ontologique que R. Thom reconnait, à
juste titre me semble—t—il, au continu sur le discontinu (cf.
Paraboles et catastrophes: 146—147), alors que Sperber, pour sa
Part, tend, avec Chomsky, à donner la préséance aux modèles qui
privilégient les structures discrètes. Pour une discussion du
point de vue chomskien par Thom, cf. Modèles mathématiques de la
morphogénèse : 163-166 notamment.
— En effet, en nirne temps que le pangolin, Sperber évoque le casoar
deux exemples, dit—il, d’animaux “très symboliques” pour lesquels
il renvoie respectivement aux travaux de Mary Douglas et à un ar
ticle de Ralph Bulmer que je ne connaissais pas avant de préparer la
—------------F
présente communication (cf. note 30 pour les références de ce texte).

275
Piqué par la curiosité, j’ai donc consulté le texte de Bulmer et,
comme je m’y attendais, l’auteur y parle beaucoup plus de rituel
que de taxinomie ]è casoar est JjetdUÏie chasse rTtueTle par
ticulièrement importante (op. cit. 10—12).
514 — Outre les indications éparses contenues dans l’Essai sur le Don de
55 —
Je
Mauss, pour l’origine rituelle et plus précisément sacrificielle
de la monnaie, cf. B. Laum. l-Ieiliges Geld, eine historische Unter—
suchung iber den sakralen Ursprung des Geldes, Tibingen, 1924;
A.—M. Hocart. Le mythe sorcier et autres essais, Paris, Payot,
1973 : 104—111. Et pour des travaux plus récents d’anthropologues
ou d’économistes, cf. Daniel de Coppet, “1,4,8; 9,7. La monnaie
présence des morts et mesure du temps”, L’Homme, X,1, janvier—mars
1970 : 17—39; Cécile Barraud. “De la chasse aux têtes à la pèche
à la bonite. Essai sur la chefferie à Eddystone”, L’Homme, XII,1,
janvier—mars 1972 : 67—104; Michel Aglietta et André Orléan. La
Violence de la Monnaie, Paris, PU?, 1982; André Orléan. “Monnaie
et spéculation mimétique”, in Paul Dumouchel (éd.), Violence et
Vérité, Actes du colloque de Cerisy “Autour de René Girardi’ Paris,
Grasset, 1985 : 147—158; André Orléan. “Anticipations et conventions
en situation d’incertitude”, ms, septembre 1986 (à paraître dans
les Cahiers d’Economie Politique).
dis qu’il passe pour une destruction de richesses et non qu’il
en est une parce que, toutes choses égales d’ailleurs, l’individu
qui par un tel acte renonce à sa part de biens disponibles enrichit
ipso facto tous les autres sociétaires.
56 — L’exemple des bains de lait de la princesse m’est suggéré par Alfred
57 —
Lucien
Sauvy. Théorie générale de la population, vol. 1 : Economie et crois
sance, Paris, PU?, 3ème éd., 1963 : 114. —
On
pourrait m’objecter
que l’homme de la rue se méprend sur cet exemple, comme sur le pré—
cédent,quoi que ce soit en sens inverse : la princesse, dira—til,
“donne du travail” au paysan qui lui fournit le lait. Mais c’est
précisément cette double méprise paradoxale que l’hypothèse avancée
ici a le mérite de pouvoir expliquer.
Gerschel, “La conquête du nombre. Des modalités du compte
aux structures de la pensée” Annales ESC, juillet—aoCit 1962 : 691—
714.
58 — Op. cit. : 711.
59
60 —
— Le lecteur “cartésien” qui soupçonnerait ces dernières lignes de
Kant.
ctoyer le délire spéculatif trouvera dans l’article de Daniel de
Coppet cité à la note 514 ci—dessus, une description de l’usage ri
tuel du “neuf” chez les Aré’aré de Mélanésie pour clore un cycle
de violences. Cf. aussi l’exemple donné par Tcherkézoff, note 37.
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se pré
senter comme science, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1941 : 146—147.

26
61 — Hocart. Rois et Courtisans, ch. VIII : “Le roi”.
62 — J’emprunte librement les concepts de “saillance” et de “prégnance”
à René Thom “Animal psychism vs human psychism” in Eric de Grolier,
éd., Glossogenetics. The origin and Evolution cf Language (Série
“Models of Scientific Thought”, vol. 1), Harwood Academic Publishers,
1983 : 3—13; et René Thom. “Description €t Explication”, in Analogies,
actes de la quatrième journée (11—12—1983) d’un colloque organisé à
Paris par le Centre d’Etude de la Famille : 37—48.
63 — Cf., par exemple, PA 10. Sperber écrit “l’objet d’un traitement
symbolique” au lieu que Radcliffe—Brown écrivait “l’objet d’une
attitude rituelle”.
64 — Cf. Alfred Tarski. Logique, sémantique et métamathématique, Paris,
Armand Colin, 1972, 2 volumes. — Pour une présentation plus élémen
taire, voir Tarski “Truth and Proof”, Scientific American, june 1969
63—77.
65 — Cf. Saint Augustin. De Magistro, trad. G. Madec, Paris, Desclée de
Brouwer, 1976 que Lacan résume ainsi : “très souvent les sujets di
sent des choses qui vont beaucoup plus loin que ce qu’ils pensent,
et ils sont mime capables de confesser la vérité en y adhérant pas.
L’épicurien qui soutient que l’âme est mortelle cite les arguments
de ses adversaires pour les refuter. Mais ceux qui ont les yeux ou
verts voient que là est la parole vraie, et reconnaissent que l’âme
est immortelle” (Le Séminaire, livre I (1953—1954), Paris, Seuil,
1975 : 293. Quant à Leibniz, il écrivait : “on n’est quelquefois
que le truchement des pensées, ou le porteur de la parole d’autrui,
tout comme serait une lettre; et rnme on l’est plus souvent qu’on ne
pense” (Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, III, II, 2, Paris,
Garnier—Flammarion, 1966 : 246).
66 — En principe, les choses sont simples. Dans l’usage courant du lan
gage, je “vois”, pour ainsi dire, le signifié, “à travers” le signi
fiant. Par la mise entre guillemets, je porte l’attention sur le
signifiant, ce qui a pour effet de le rendre “opaque”, c’est—à—dire
de me dissimuler le signifié et d’éviter ainsi, le cas échéant, le
heurt de significations conflictuelles. Mais la réalité est un peu
plus complexe comme le montrent les exemples ci—dessous
(a) Socrate est un philosophe grec
(b) “Socrate” est le nom d’un philosophe grec
(c Le premier mot de la phrase (a) est le nom d’un philo
sophe grec.
S’il est évident que la phrase Ca) parle de Socrate et à peu
près évident que la phrase (c) ne le fait pas, il faut un petit mo
ment de réflexion pour s’assurer que la phrase (b) — puisqu’elle
est équivalente à (e) — elle non plus, ne parle pas de Socrate.
Pour un traitement plus complet de cette question, je renvoie au
livre très clair de F. Récanati déjà cité à la note 18.

277.
67 — Girard a recours à cette cornparaison àpropn&dellainonar-chie--sac-r4-e-,-
mais il vient de démontrer que le roi est une victime en instance de
sacrifice, retrouvant ainsi une thèse déjà soutenue par Hocart (cf.
Social origins, ch. X). La comparaison vaut donc pour le mécanisme
victimaire en général. “Le roi a une fonction réelle, écrit—il, et
c’est la fonction de toute victime sacrificielle. Il est une machine
à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles
positives. On peut comparer la monarchie à ces usines, généralement
situées sur les marges des grandes villes et qui sont destinées à
transformer les ordures ménagères en engrais agricoles” (La violence
et le sacré : 155). La comparaison a paru vulgaire à des esprits
délicats, mais Girard vient de citer un chant d’investiture mossi
qu’il ne fait que suivre à la lettre : Tu es un excrément,! Tu es un
tas d’ordures,! Tu viens pour nous tuer, / Tu viens pour nous sauver
(ibidem).
68 — Pour l’étude de cette propriété chez la victime sacrificielle, cf.
Girard, op. cit. 27—28 et 375—376.
69 — Mary Douglas. Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pollu
tion and Tabou, London, Routledge and Kegan Paul, 1966 (trad. fse
De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou,
Paris, Masper’o, 2ème éd., 1981).
70 — De la Souillure : 30.
71 — Malgré les dénégations de certains anthropologues, Mary Douglas a
raison de voir dans le double sens du latin sacer un exemple qui illus
tre une loi générale. Car, à chaque fois qu’on les examine attenti
vement, les contre—exemples confirment le bien—fondé de cette conjec
ture : cf. Cahier du CREA, n° 6 : 222—223. En revanche, l’existence
d’un terme distinct pour “saint” — par opposition à “sacré” — suppose
une extériorité du divin qui n’est peut—être pas universelle (cf. ce
qui sera dit ci—après sur les différentes modalités du sacrifice).
72 — De la souillure : 30.
73
— De la souillure : 7.
714 — Ibidem.
75 — De la souillure : 75.
76 — Ibidem.
77
— La violence et le sacré : ch. VI.
78 — De la souillure : 180.
79
— Ibidem.

80 — Cf. Leroi—Gourhafl.
83
85
— De la souillure : 181.
— De la souillure : 180.
86 — De la souillure 181.
89 — Cf. Pourquoi l’épouser ? : 71.
278
Le geste et la parole.
81 — Mary Douglas remarque que Kadosch, c’est—à—dire saint, signifie
non seulement la séparation, mais aussi la totalité, la plénitude
(completeness) C De la souillure : 70) et donc l’auto_suffisance,
1 autonomie.
82 — Il n’y a pas loin, en effet, de la transcendance du Dieu biblique
à la transcendance des dieux épicuriens, dont les hommes ont besoin
(ils sont des modèles pour les sages comme Iaweh est un modèle pour
les saints), mais qui en retour n’attendent rien des hommes : ni
prières, ni sacrifices.
84 — “Considérer Jésus—Christ en toutes les personnes et en nous—mêmes
Jésus—Christ comme père en son père, Jésus—Christ comme frère en
ses frères, Jésus—Christ comme pauvre en les pauvres, Jésus—C1rist
comme riche en les riches, Jésus—Christ comme docteur et prêtre
en les prêtres, Jésus—Christ comme souverain en les princes, etc.
Car il est par sa gloire tout ce qu’il y a de grand, étant Dieu,
et est par sa vie mortelle tout ce qu’il y a de chétif et d’abject.
Pour cela il a pris cette malheureuse condition, pour pouvoir être
en toutes les personnes, et modèle de toutes les conditions” (Pas
cal, Pensées, éd. BrunschVicg, n° 785).
87 — Luc de Heusch, “Structure et praxis sociales ches les Lele du
Kasai”, compte rendu de Mary Douglas, The Lele of the Kasai, Lon—
dres, 1963, paru dans l’Homme, IV, 3 : 87—109, et repris dans
Pourquoi l’épouser?, Paris, Gallimard, 1971 : 43—71. — Je suis
le commentaire de Heusch, car, de l’avis même de Mary Douglas, son
collègue belge qui a étudié ses documents, a montré que le pangolin
personnifiait à un point que selon ses termes, elle était loin de
soupçonner, des discriminations fondamentales de la culture lele
(De la souillure : i81—185). — Voir aussi, de Luc de Heusch, “La
capture sacrificielle du pangolin en Afrique centrale”, Systèmes
de pensée en Afrique Noire, Cahier 6 : Le sacrifice, V, Paris,
Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1983 : 131—1)47, repris dans Le
sacrifice dans les religions africaines : 51—68.
88 — Claude Lévi—StrausS. Anthropologie structurale II, Paris, Plon,
1973 : 116—127.
90
— idem.

279
9-1---- Pai’cetta oppos-it Ion du sprésentant’Let de la “représentation”,que
j’emprunte librement à Freud et à ses traducteurs, j’entends suggérer que
l’unité d’une culture n’est probablement pas suspendue à l’existence de
représentations mutuellement partagées (“cammon knowledge”) ou seulement
mutuellement accessibles (“mutual manifestness”). On pourrait même
conjecturer qu’une culture est d’autant plus stable qu’aucun des individus
qui en relève ne peut avoir sur elle une vision synoptique et totalisante.
92 — Cf. Pascal. “Generatio conisectionun” In Oeuvres complètes, Paris,
Gallimard, coli. de la Pléïade, 1957 : 66—70.
93 — Cf. le fragment des Pensées cité à la note 84 ci—dessus. Dans mon
diplôme d’études supérieures de philosophie, Géométrie et connaissance de
l’homme chez Pascal, £1964, ne], j’ai jadis développé ce point d’une
manière systématique. Pour une approche similaire de Pascal, voir Michel
Serres. “Le paradigme pascalien”, in Le système de Leibnlz et ses modèles
mathématiques, Paris, PUF, 1968, tome II 647—712. Pour une présentation
plus élémentaire, voir un petit livre d’ initiation à Pascal, qui contient
une excellente lecture croisée des textes scientifiques et religieux (ou
philosophiques) de l’auteur des Pensées : Pascal, opuscules
philosophiques, textes présentés par Michel Boy, Paris, Hachette, 1980.
94 — J’emprunte cette définition de la singularité à René Thom, Paraboles
et Catastrophes 27, parce qu’elle suggère qu’on pourrait interpréter la
culture lele et peut—être toute culture comme le déploiement d’une telle
singularité. Hais je laisse à des esprits plus habiles le soin de
développer éventuellement cette conjecture séduisante — Pour une
présentation, par Thom, de l’exemple du cône dans une perspective plus
dynamique, voir Paraboles et Catastrophes 170—171 qui cite un texte
publié dans Modèles mathématiques de la morphogénèse : 116.
95 — Pour un excellent exemple emprunté à l’aire africaine, voir Raymond
Jamous. Honneur et Baraka, Structures sociales traditionnelles dans le
Rif, Cambridge, Cambridge University Press et Paris, Editions de la Maison
des Sciences de l’Homme, 1981, ch. 11 (où le sultan réunit les valeurs
opposées de l’honneur et de la baraka) et oh. 13 (où le mariage, réplique
locale et parodique du sultanat, traite les valeurs traditionnelles sur le
mode de la dérision),
96 —
Je
résume librement Ici les notes que j’ai prises au cours de deux
conférences faites, le 7 mai 1986, et le 13 février 1987, par François
Lupu, qui est à ma connaissance le seul ethnographe des Tin damas.
J’espère ne pas avoir commis d’erreur matérielle dans la transcription des
données ethnographiques, et j’assume l’entière responsabilité de leur
élaboration théorique.

97
280 ‘
— Pour une excellente présentation des concepts fondamentaux de la
London, Hutchinson,& Co, 1971.
Sambursky. Physicsofthe Stofcs,
98 — F. Lupu. Présentation d’une conférence donnée le 13 février 1987.
99
— Les Tin damas ont des rituels d’initiation pour les jeunes gens qui
présentent des propriétés remarquables mais qu’il n’est pas néces
saire de mentionner ici.
100 — Il est probable que ces écorces peintes sont moins des objets de
prestige que des life—givers qui permettent aux individus de main
tenir à l’intérieur de leur être cette “tension” convenable qu’il
leur faut toujours entretenir sous peine de catastrophe, car on
sait qu’après la naissance, malgré l’issue victorieuse de la lutte
avec le jumeau—placenta (cf. le mythe de la naissance auquel il
sera fait allusion un peu plus loin) on a toujours un statut pré
caire qui implique des précautions rituelles.
101 — Claude Lévi—Strauss, Tristes tropiques, Paris, Pion, 1955 : ch. XXIX.
Voir aussi de Lévi—Strauss, La vie familiale et sociale des Indiens
Nambikwara, Paris, Société des Américanistes, 19148, 1Ième partie.
102 — Tristes tropiques : 337, cité par Sperber, S : 78.
103 — Pierre Clastres, “Echange et pouvoir : philosophie de la chefferie
indienne”, L’Homme, 11,1, janvier—avril 1962 : 51—65.
1014 — Cf. le succès obtenu par le livre de Pierre Clastres, La société
contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 19714. — Dans ses derniers
écrits, parus dans Libre, Clastres avait ébauché des analyses beau
coup plus riches et beaucoup plus prometteuses que sa mort préma
turée ne lui a pas permis de mener à terme. On trouvera une bonne
évaluation de l’apport de Clastres à l’anthropologie dans l’article
que Marcel Gauchet a rédigé à l’occasion de sa mort (Libre, n° 14,
Paris, Payot, 1978 : 55—68.
105 — Cf. Clastres, “Echange et pouvoir . . .“ : 53.
106 — Tristes tropiques : 330.
107 — Bien que le texte de Sperber soit facilement accessible, il n’est
peut—être pas inutile de reproduire ici l’intégralité de sa démons
tration
“Sans prétendre analyser la chefferie Nambikwara, on présentera
quelques hypothèses. Une telle société dispose de deux types de
valeurs : les femmes, en nombre limité, se renouvelant lentement,
et distribuées par la naissance de façon irrégulière entre les
familles; la nourriture, en quantité tout juste suffisante, et
renouvelée quotidiennement par l’activité inégale de tous, la part
des femmes à la production étant essentielle.”

281
“Si l’échange s’effectuait selon une simple règle de réciprocité,
tant qu’ils peuvent obliger perpétuellement leurs voisins moins
actifs, pourraient s’assurer d’un plus grand nombre de femmes
elles—mêmes productrices. La concentration des femmes et de leur
production irait s’accroissant de génération en génération; rien
ne viendrait corriger ce déséquilibre; la société se verrait bien—
t6t étouffée. L’institution de rapports asymétriques au profit
d’un chef unique assure, au contraire, la régularité des échanges
de femmes et de biens, restreint la polygamie à un seul individu
et en prévient les effets économiques néfastes en contraignant le
chef à redistribuer la nourriture, produite en grande partie à
l’aide de ses femmes supplémentaires. En liant la polygamie à une
institution et en faisant de celle—ci, et non des femmes elles—
mêmes, l’enjeu de la compétition sociale, les sociétés trouvent
en quelque sorte la solution d’un “jeu de communication avec la
nature”. Claude Lévi—Strauss avait montré, à propos de la parenté,
que la prohibition de l’inceste ne s’expliquait pas sans prendre
en considération son aspect positif : l’exogamie. De même le pri
vilège de polygamie a un aspect négatif essentiel : la monogamie
générale” (S : 82—83)
108 — De la souillure : 15g—170. Mary Douglas conjecture que le tabou
109 —
110 —
E.R.
Dan
du sang menstruel qu’on présente souvent comme un aspect de l’as
servissement du sexe féminin par le sexe masculin est plut8t le
signe d’une véritable peur que les hommes éprouvent devant leurs
compagnes, peur qui est à son tour l’indice d’un pouvoir réelle
ment détenu par les femmes. Et à cette occasion elle montre qu’en
dépit du principe de dominance masculine, on observe dans nombre
de sociétés un équilibre complexe entre le p6le masculin et le
p6le féminin de la culture, dont elle esquisse rapidement un in
ventaire des principales formes.
Leach. Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie.
Analyse des structures sociales Kachin. traduit de l’anglais par
Anne Guérin. Postface de Jean Pouillon, Paris, Maspéro, 1972. on
sait que, dans ce célèbre ouvrage, 1 ‘anthropologue britannique
décrit la société kachin comme oscillant de manière cyclique entre
une forme égalitaire, dite gumlao , et une forme hiérarchique,
dite guinsa , en franchissant parfois un point critique qui la fait
basculer de façon irréversible dans 1 ‘ordre monarchique shan.
Sperber. “La notion d ‘ aînesse et ses paradoxes chez les Dorzé
d’Ethiopie méridionale”, Cahiers internationaux de sœiologie,50(l)
1974: 63—78. En dépit de leurs différences, et comme Sperber en fait
lui—même la remarque (page 76, note 2), les sociétés dorzé et kachin

pnésantent des structures et des yamiques analogues. En effet, chaque
unité territoriale (dere) des Dorzé est, d’une part, subordonné àÏÏhÔ1
héréditaire ou ka’o et, d’autre part, elle se décompose en plusieurs
districts qui sont gouvernés par des assemblées, et rituellement
subordonnés à des dignitaires nommés par ces assemblées ou halak’a, La
compétition de ces deux types contrastés d’ institution, d’ inspiration
respectivement hiérarchique et égalitaire, fait qu’”à l’intérieur d’un
dere donné à différentes périodes de son histoire, ou parmi les nombreux
dere à une période donnée, les rôles respectifs du ka’o d’une part, des
halak’a et des assemblées d’autre part, varient singulièrement, donnant à
ces sociétés l’aspect tantôt de petits royaumes, tantôt de petites
républiques” (60). Mais ces deux régimes ne sont pas des formes statiques
entre lesquelles les dere devraient choisir et se répartir. ce sont deux
pôles dynamiques entre lesquels oscillent toutes les communautés, De plus,
la pénétrante étude de Sperber montre que la même sorte de conflit et de
complémentarité se manifeste à d’autres niveaux de la culture (cf: 74—76)
111 —
112 -
113 —
René
Cf.
Claude
Thom. Modèles mathématiques de la morphogénèse : 298.
Cahier du CREfi n° 10.
Lévi—Strauss. Les structures élémentaires de la parenté, 2ème
éd. 108-109, -
On
peut compléter ce texte par le début du chapitre XX de
Tristes tropiques : 183, qui propose une hypothèse “finitiste”: comme le
nombre des éléments chimiques, le nombre des cultures possibles serait
très réduit et on pourrait imaginer un anthropologue qui en dresserait une
table analogue à celle de Mendeléev.
114 —
115 -
Georges
“Lorsqu’un
Devereux, Ethnopsychanalyse complémentariste : 76 et 170,
enfant qui apprend le français entend une phrase
chinoise”, écrit Sperber, “elle ne constitue en aucune manière une donnée
utile à la construction de sa grammaire (. . .) En revanche C. .) le fait
qu’une donnée participe au symbolisme d’une première culture n’empêche pas
son traitement symbolique dans une autre culture” : ainsi, des contes
chinois entendus par un jeune français, peuvent-ils contribuer à former la
valeur symbolique qu’auront ensuite pour lui le rossignol et l’empereur
(S6 : g8—gg). On notera que cet argument qui sert Ici à dissocier le
symbolisme du langage pour le rapprocher du “savoir encyclopédique”,
s’accorde avec l’existence d’un symbolisme universel et pas seulement d’un
dispositif symbolique universel.
116 —
117 —
Claude
Toutefois
Lévl—Streuss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964 : 64,
une théorie anthropologique un tant soit peu satisfaisante
devrait rendre compte de cette illusion sémiologique : de 1’ intérêt que
Turner, Nushona et, avec eux, la plupart des hommes manifestent pour le
décryptage des symboles et le quête du sens, qui sont aussi manifestes
dans les rites divinatoires des Dorzé (56 : 10g) que dans le sémiologisme
occidental (56 : 95).
propos de Turner, je voudrais ajouter que si certaines de ses
recherches sur la signification des symboles l’entraînent parfois sur des
chemins qui ne mènent nulle part, ses travaux sur l’organisation

283
symbolique des couleurs (“La classification des couleurs dans le rituel
ndembuUnproblème de classification primitive”, Essais d’ anthropologie
religieuse, Paris, 6allimard, 1972 : 67—lØ7Tét sur1tiÏture drttue1-
(The Ritual Process, Chicago, Aldine, 1969), sont des contributions
essentielles à l’anthropologie.
118 —
On
serait peut—être tenté de dire : le symbole n’a pas de sens i’iais
Il a une référence, il ne signifie pas mais il représente. Toutefois Il
faut bien garder à l’esprit que dans le rite, représenter, c’est pour le
symbole rendre présent, actualiser, et non renvoyer à quelque chose
d’extérieur.
119 —
La
symbolicité, dit Sperber, n’est pas dans les choses, mais dans la
manière de les traiter : plus exactement elle n’est pas une propriété de
choses nais une propriété des représentations conceptuelles qui servent à
les décrire et à les interpréter (Sf3 : 124). Toutefois dans les pages où
il développe une théorie positive du symbolisme fondée sur ce principe, il
ne revient pas sur l’exemple du nuseng’u ni d’aucun de ceux qui lui ont
servi à réfuter les théories sémiologiques du symbolisme. Bien qu’ il se
défende, non sans raison, de réduire le symbolique au verbal (Sf3
122—123), il ie semble, comme je l’ai déjà souligné (cf. note 52), qu’il
accorde un privilège abusif à la pensée “digitale” au détriment de la
pensée “analogique” en tout cas, il est significatif qu’ il construise sa
théorie autour de la croyance aux moeurs chrétiennes du léopard (censé
respecter les jeûnes de l’Eglise copte, Sf3 : 105 sq) plutôt que de l’usage
rituel du museng’u.
120 —
“Les
institutions politico—rituelles” des Dorzé, nous apprend
Sperber, “se divisent en deux groupes : les unes sont fondées sur
l’aînesse généalogique d’une hiérarchie de sacrificateurs permanents les
autres sont fondées sur l’accomplissement individuel sanctionné par des
rites de passage très élaborés et par l’accession à des titres
honorifiques et des titres temporaires. Les grands sacrificateurs
(demutsa) et les dignitaires (halak’a) (...) relèvent respectivement du
premier et du second groupe d’institutions” (Sf3 :12 n). Comme les grands
sacrificateurs, les dignitaires effectuent des sacrifices comme eux, ils
doivent être mariés et ils assurent la fécondité des hommes et du bétail
(56 : 49). A cet égard, on pourrait dire que les demutsa sont des
sacrificateurs permanents, les halak’a des sacrificateurs temporaires,
A côté de ces deux offices qui sont toujours pourvus de titulaires, on
trouve le statut de “tueur”, qui présente un caractère occasionnel. On
acquiert ce statut “soit en tuant une bête sauvage (un lion, un léopard,
un rhinocéros par exemple) et en le dépouillant de sa queue, soit en tuant
un homme à la guerre et en le dépouillant de sa verge” (S6:86). ce qui,
observons—le au passage, montre que la chasse rituelle équivaut à la
guerre et donc certains animaux à des hômmes, Le statut de tueur, ajoute
Sperber, “est le seul qui peut être acquis par tout homme indépendamment
de la naissance, et qui n’est ni directement ni indirectement hérité”
(ibidem) , Pour apprécier cette précision, il faut se rappeler que la
fonction de sacrificateur se transmet du père au fils aîné sans rite de
passage et que, bien qu’ il soit de bon ton de passer ce point sous
silence, l’aînesse joue aussi un rôle pour accéder à l’office de
dignitaire (cf sur ce point “La notion d’aînesse et ses paradoxes chez
les Dorzé. , .“, loc cit.). De ce point de vue, les halak’a sont donc

28
situés à i’ii—chemin entre les dezuutsa et les tueurs, Et puisque les Dorzé
répartisarit toutes choses entre l’aîné et le cadet ou ce qui, pour eux,
revient au même, entre le froid et le chaud (S71, on pourraftdïi que
les demutsa occupent le pôle le plus froid de la société et les tueurs le
pôle le plus chaud, c’est à dire respectivement la position la plus stable
et la plus instable, la plus intérieure à la société et la plus calme, et
à la plus extérieure et la plus violente, alors que les hala]c’a occupent
la position moyenne. C’est ce que confirme, tout d’abord, l’opposition
relevée par Sperber entre les positions de dignitaire et de sacrificateur
“L’une est liée aux lieux publics, chemins, places ou marchés, l’autre
aux bosquets, forêts, champs. Le dignitaire s’affiche , le sacrificateur
se tient à l’écart de toute agitation. Le dignitaire a droit aux
funérailles les plus dramatiques sur la place publique le sacrificateur,
seul de tous les Dorzé n’a de funérailles qu’à son domicile” (S6 :73).
Ensuite, les connotations violentes (56 :65) du tour cérémoniel du marché
que doit effectuer le dignitaire lors de son entrée en fonction (56 : 50),
mais non le sacrificateur (56 : 50,73). Enfin, le fait que l’accès au
statut de tueur est lui aussi “marqué par le traditionnel tour du marché
avec beurre sur la tête, et par des funérailles spectaculaires” (56 : 86).
Mais ce n’est pas tout. Nous avons vu que le dignitaire est en quelque
sorte un sacrificateur en second (les demutsa sont plus nettement que les
halak’a les garants de la fécondité, S6 :50) et aussi une manière d’aîné
en second (ce qui d’ailleurs revient au même puisqu’un Dorzé appelle baira
c’est à dire aîné, celui qui sacrifie pour lui (cf. “La notion d’aînesse
et ses paradoxes...”)). S’il est bien, comme je le conjecture, à
mi—distance entre le grand sacrificateur et le tueur, il doit donc aussi
être un tueur en second, et c’est bien le cas. Un tueur, nous dit Sperber,
“suspend la verge de ses ennemis tués et émasculés au mur du vestibule, au
dessus des sièges où l’on a coutume de s’asseoir” (S6 : 56). Or, les
dignitaires, “à l’occasion des rites de leur entrée en fonction, ornent
leur front d’un objet en laiton qui représente de manière assez réaliste
une verge érigée”(S6:47). Le dignitaire est donc bien une manière de tueur
“symbolique”. Mais chose piquante, tout comme leur affinité généalogique
avec les grands sacrificateurs, cette affinité des dignitaires avec les
tueurs doit paradoxalement rester tacite. “Lorsque je souligne à mes
interlocuteurs”, écrit Sperber, “cette ressemblance [entre l’objet rituel
porté par les halaic’a et l’organe sexuel masculin], après avoir attendu en
vain qu’on me la mentionne spontanément, ma remarque est reçue comme une
plaisanterie de mauvais goût” (56 : 47—48). En fait, reprend—il plus loin,
“mes informateurs (. . .) nient seulement que ce commentaire (. . .) soit
pertinent” (5G : 55), et on peut tenir pour acquis que “les deux statuts
sociaux liés à ces deux rites, celui de dignitaire et celui de tueur, sont
explicitement rapprochés” (56 : 56).
Tout se passe donc comme si le dignitaire réunissait dans sa personne
les deux fonctions normalement incompatibles de tueur et de sacrificateur.
Mais les indications fournies par Sperber ne permettent pas d’en dire
plus.
121 —
Comme
nous l’avons vu dans la note précédente, les grands
sacrificateurs et les dignitaires doivent les uns et les autres être
mariés. Mais alors que les dignitaires, comme les jeunes mariés et les
tueurs, sont soumis à des rites de passage au cours desquels ils doivent
mettre du beurre sur leur tête, l’accession au titre de grand
sacrificateur n’est marqué par aucun rituel. Reste que si le sacrificateur

28
n’est astreint ni au tour cérémoniel du marché ni au beurre sur la tête,
i-l o-st----somisàun&cipértion rituelle très sjgficative : d’un animal
sacrifié, il doit avaler une partie du contenu du gros
dire, coxmente Sperber “des excréments liquides et enveloppés, à l’opposé
du beurre solide et à l’air libre que le dignitaire porte sur sa tête”,
avant d’ajouter : “le sacrificateur montre ainsi — et cette fois le
commenta Ire est dorzé —
peuple” (S6 : 73)
ce
qu’ il est prêt à avaler pour son
En ce qui concerne l’usage rituel du beurre, il semble qu’on observe la
gradation suivante : le tueur a simplement à faire une fois le tour du
marché avec du beurre sur la tête (SG : 86) ; les dignitaires doivent se
mettre un morceau de beurre sur la tête pendant toute la durée de leur
office et leurs épouses pendant le même temps ont aussi la tête beurrée
(56 :49) lors du mariage, l’usage du beurre est encore “plus
spectaculaire” : “les jeunes gens portent un petit pain sur la tête, mais
surtout, la chevelure des jeunes mariées est à deux reprises recouverte
d’un véritable casque de beurre” (56 : 49).
122 —
Le
mariage et le beurre (obtenu à partir du lait) sont associés à la
fécondité. Le mariage est coi’u’iun au sacrificateur et au dignitaire le
beurre, au dignitaire et au tueur. Tout se passe comme si le beurre était
nécessaire pour “refroidir” la violence du tueur et du dignitaire, pour
passer de la violence destructrice de la guerre à la violence féconde du
sacrifice. Au terme de cette transformation se trouve le grand
sacrificateur, maître de la violence paisible, dispensé ipso facto de
l’usage du beurre.
123 — Pour dissocier le beurre de la fécondité, Sperber utilise le
raisonnement suivant. Apparemment, dit-il, le beurre est lié à la
fécondité: en effet, les dignitaires qui assurent la fécondité des hommes
et du bétail doivent, ainsi que leurs épouses, porter du beurre sur la
tête pour exercer leur office, Cependant les grands sacrificateurs sont
encore plus nettement garants de la fécondité. Or ils ne mettent pas de
beurre sur la tête. “Donc la fécondité peut aussi bien aller sans le
beurre” (S6 : 50). Et “à l’inverse, lorsqu’un homme a tué soit un ennemi à
la guerre, soit une bête sauvage C. ..) il doit accomplir un rituel
particulier avec le traditionnel morceau de beurre sur la tête C.. .) donc
le beurre peut aussi bien aller sans la fécondité” (ibidem). D’où sa
conclusion : si le beurre n’est pas systématiquement associé à la
fécondité, il l’est en revanche, et de manière absolue, au changement de
statut. Tous les rites de passage (du célibat au mariage, du statut commun
à celui de dignitaire, du statut d’homme ordinaire à celui de tueur, etc.)
sont doublement marqués par l’usage du beurre et par un tour cérémoniel du
marché”, Alors que, rappelle—t—il, “l’accession au titre de grand
sacrificateur se fait de père en fils et sans rituel” (ibidem).
Soit. Mais c’est omettre que, selon un symbolisme universel, attesté
chez les Dorzé, la source de la fécondité n’est pas le beurre mais le
sacrifice. Si donc le beurre était lui aussi garant de la fécondité, son
usage serait totalement superflu pour les grands sacrificateurs.
Cela dit, il est indéniable que le beurre est lié au changement de
statut, nais peut—être pas à n’ importe quel changement et, ici encore, à
mon avis, il intervient comme symbole de la fécondité, Sperber cite
seulement trois rites de passage. Soit le cas du tueur et du dignitaire
il me paraît clair que le port du beurre ne marque pas un changement, mais

286 -
qu’il l’opère Plus exactement, comme je l’ai déjà suggéré dans la note
pr_écédenteprce_qu’ilreprésente la fécondité, il neutralise un meurtre:
d’ où le fait qu’ il a 1 jeu
durée de son office, pour le dignitaire appelé à réitérer des sacrifices
perçus comme des meurtres (comme l’atteste la verge en laiton qu’il porte
sur la tête), Le cas du mariage est sans doute plus complexe si on
1’ Interprète comme changement de statut, Il faudrait connaître les
rapports du sacrifice et de l’alliance (ainsi que du sacrifice et de la
filiation, puisque “sacrificateur” et “aîné” sont des termes équivalents)
pour en juger riais le livre de Sperber ne contient aucun renseignement à
ce sujet.
J’ajoute que si Sperber s’interroge sur les rapports qu’entretient le
beurre avec le sperme, c’est à dire avec la fécondité masculine, il ne dit
curieusement rien de son rapport avec le lait, c’est à dire avec la
fécondité féminine. Si le beurre Bst un équivalent symbolique du sperme,
écrit—il, après avoir donné des arguments qui corroborent cette hypothèse
(56:49), “la présence d’une substance blanche cesse d’être arbitraire,
riais dix autres substances auraient aussi bien fait l’affaire” (SG : 77).
J’en doute fort et ce que je viens de dire suffit à justifier mon
scepticisme. Mais j’ajoute que les travaux de Maurice 6odelier sur les
Baruya viennent renforcer ria circonspection puisque, dans cette ethnie,
c’est le sperme des hommes qui passe pour donner naissance au lait des
femmes (cf. La production des grands hommes, Paris, Fayard, 1982 : 91—99).
Mais malheureusement, Sperber ne donne aucun renseignement sur les
rapports homme/feru’ie chez les Dorzé qui permettrait de pousser les choses
plus loin.
124 —
A
noter aussi que nous retrouvons dans les r6les parallèles et
contrastés que jouent ici le mendiant et le dignitaire, le thème du
dédoublement rituel que nous avons déjà rencontré plus haut.
125 —
“La
capture d’une proie par un prédateur”, écrit René Thom,
“représentée par le schéma , est topologiquement isomorphe
.
à
l’émission d’un actant “descendant” à partir d’un parent Seule
la flèche du temps différencie les deux morphologies (. ..). Dans le
formalisme catastrophique, le schéma de capture est représenté par un
segment orienté (...) transverse à la courbe de bifurcation 4u3 +
27v2 = 0 associée à la catastrophe fronce (...). L’émission pourrait
théoriquement s’obtenir en renversant le sens du segment (. ..). Ce schéma
de la fronce est ainsi la base intemporelle des catastrophes de genèse et
de disparition” (Esquisse d’une sériiophysique, Paris, Interéditions, 1988:
161—162). — Dans le riêrie ordre d’idée, je relève avec intérêt une remarque
incidente de Thom: “les plantes carnivores (Drosera) capturent leurs
proies (des insectes) dans des ovaires modifiés” (p. cit. : 78).
125 —
6.
K. Chesterton. La sphère et la croix trad. Charles Grolleau,
Lausanne, L’age d’Homme, 1981 —
Je
donne cette référence littéraire, à
première vue futile, parce que la “théorie des matroïdes”, sur laquelle
s’appuie C-P. Bruter pour rejeter le dogme de l’arbitraire du signe (cf.
Sur la nature des mathématiques, Paris, Geuthier—Villars, 1973 : 112—113)
permet à mon avis de donner une forme rigoureuse aux intuitions du
romancier britannique (cf. loc. cit. : 105). Et parce que je conjecture
que, même les mouvements en apparence les plus gratuits de la pensée
symbolique, sont en fait régulés par des contraintes extrêmement fortes,
-

287
qui sont d’ordre géométrique ou topologique plutôt que d’ordre logique.
C’estipr e,que pour “calculer la surface de Dieu” (cf.
Alfred Jarry. Gestes et opinions du docteur Faustroll,ParTs, qï11ï
1955: 151—152), le docteur Faustroli fait, à partir du triangle
équilatéral, c’est à dire dans le plan, exactement la même construction
(de la figure orthogonale) qui permet, dans l’espace, d’obtenir une croix
à partir d’un tétraède (Bruter:105). Divagation pataphysique ou
métaphysique subtile 7 Convergence accidentelle ou affleurement du même
attracteur 7 Au lecteur d’en juger. Mais quoi qu’il en soit, à supposer
que le symbolisme individuel puisse revêtir les formes les plus
fantasques, il n’est pas vraisemblable que des symboles culturels stables
puissent être totalement arbitraires.
127 —
Il
est vrai qu’une “épidémiologie des représentations” a vocation de
mener à bien un tel travail encore faut—Il qu’elle ne sacrifie pas les
solides richesses de l’ethnographie aux incertaines promesses et aux
perspectives étriquées de “sciences cognitives” dominées par les modèles
de “1’ intelligence artificielle”
128 —
Des
propositions
“il est tabou de tuer un
respecte les jeûnes de
nourrissent du sang des
constituent ce que Sperber
que, tout comme les propositions qui forment le savoir encyclopédique ( =
la connaissance du monde), elles doivent faire l’objet d’un apprentissage
un savoir “symbolique”, parce que, contrairement à celles—ci, en tant que
représentations mentales, elles se prêtent uniquement à un “traitement
symbolique” (et non à un “traitement rationnel”). En effet, elles ne se
conforment pas aux normes du savoir encyclopédique, soit parce qu’ il
n’existe pas de critère empirique pour décider de leur validité (pour
vérifier, par exemple, que l’adultère est un péché ou qu’il est tabou de
tuer un serpent), soit parce qu’elles semblent infirmées par l’expérience
(quoique bon chrétien, le léopard est dangereux même les jours de jeûne et
bien que les ancêtres soient avides du sang des victimes qu’on leur offre,
celui—ci n’en finit pas de sécher), soit parce qu’elles attribuent à un
être (le léopard) un prédicat (l’état de chrétien) qui ne convient pas à
son espèce.
Remarque : si j’ai souligné “en tant que représentations mentales”, c’est
parce que le problème de l’apprentissage du “symbolisme”, tel que
l’analyse Sperber, me semble en grande partie artificiel, En réalité, les
Dorzé n’apprennent pas à gérer à l’aide de leur “dispositif symbolique”
des représentations conceptuelles difficilement assimilables, riais ils
apprennent à pratiquer —
et
ce n’est pas du tout la même chose —
des
activités qui mettent en jeu ou plutôt qui impliquent de telles
représentations : ils n’apprennent pas que les ancêtres doivent être
nourris, mais comment (c’est à dire dans quelles conditions précises) ils
doivent être nourris avec le sang des victimes sacrificielles, tout comme
ils n’apprennent pas que les bébés doivent être alimentés, nais comment
ils doivent l’être.
129 —
“Un
Dorzé n’est pas
mercredi et le vendredi,
semaine. Non parce qu’ il
telles que “l’adultère est un péché” (SG 108),
serpent”, “le léopard est un animal chrétien qui
l’église copte”, “les esprits des ancêtres se
victimes qu’on leur sacrifie” (SO : 105)
nomme un “savoir symbolique”. Un “savoir” parce
moins soucieux de protéger son bétail le
jours de jeûne, que les autres jours de la
soupçonne certains léopards d’être de mauvais

288
chrétiens, mais parce qu’ il tient pour vrai, et que les léopards jeûnent,
et qu’ ils sont dangereux tous les jours. Ces deuxppositions ne sont
lamais confrontéés C..) les léopards sont dangereux tous les jours, il le
sait d’expérience ils sont chrétiens, la tradition le lui garantit. Il
ne cherche pas la solution de ce paradoxe, il sait qu’ il en existe une”
(S6 107).
!i est certain que la référence à la tradition épargne aux Dorzé la
tâche éprouvante de concilier eux—mêmes des propositions incompatibles et
les met ainsi à l’abri des effets dévastateurs du double bind. Reste qu’il
serait difficile d’expliquer la confiance des Dorzé en leur tradition par
le fait qu’elle leur retirerait au dernier moment la charge de résoudre
eux—mêmes les problèmes insolubles qu’elle aurait tout de même comaencé
par leur imposer avant de les faire endosser par un “sujet supposé
savoir”, En mettant l’accent sur la “mise entre guillemets”, opération
interne, qui neutralise le conflit des représentations, Sperber néglige de
s’ interroger suc le facteur, apparemnent externe, qui déclenche ou
légitime l’utilisation de ce mécanisme intellectuel salvateur. Bien
entendu, mais cela resterait à démontrer, il se pourrait que le médiateur
qui intervient aussi en tierce position entre le dispositif conceptuel et
le dispositif.symbolique (la tradition, l’autorité sacrée des ancêtres,
etc.) soit en fait le produit d’un processus d’extériorisation
descriptible en termes de mécanismes mentaux, autrement dit une classe
particulière de représentations symboliques —
ou
plus généralement une
forme particulière d’auto—transcendance du social (cf. sur ce point
Jean—Pierre Dupuy. “L’autonomie du social”, Cahier du CREL n°10
229—273). Mais, chose curieuse, même dans ses travaux les plus récents,
notre auteur n’aborde pas ce problème dont il ne semble pas voir 1’ Intérêt
théorique (cf. à ce propos, un point aveugle de sa théorie de la
communication que Mark Anspach a bien mis en lumière dans “ “Jamais deux
sans trois” dans la communication chez Sperber et Uilson”, Cahier du
CREA, n°10 109—121).
130 —
On
se rappellera ici le mot de Lévi—Strauss: “Mauss croit encore
posible d’élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu’il
faut évidemment chercher une origine symbolique de la société”
(“Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss” in Mauss Sociologie et
Anthropologie, Paris, PUF, 1950 XXII).
131 — A noter que Sperber emploie une expression quelque peu ambigUs il
ne dit pas que les symboles servent à “organiser notre connaissance de la
réalité” mais à “organiser cognitivement notre expérience” (de la réalité)
(56 : 44). Mais de toute façon, c’est, le plus souvent, ce qui organise la
réalité qui est le plus propre à organiser notre expérience de la réalité,
132 —
A-H,
Hocart. Rois et Courtisans 143,
133 — B-M. Hocart. Les progrès de l’homme, trad. 6. Montandon, Paris,
Payot, 1935 : 200.
134 —
J’utilise
délibérément à rebours de son auteur cette expression qui
sert à Freud pour décrire le symptôme hystérique, afin de souligner que le
sémiologisma de la psychanalyse l’empêche de faire elle—même la théorie de
la logique rituelle à laquelle elle doit ses effets thérapeutiques,

11Ième PARTIE

o
o -
t!’
H
o H
H
Ci2 ci
t!’
t-
I-1

292
Dans les heures eLles jours de sa psychose naissanteJesujb1eonirdun----
lieu et d’un temps inassignables, d’un point asymptotique de l’expérience humaine.
Il n’est pourtant en proie ni au désordre ni à la désorganisation temporo-spatiale. Il
est au contraire extrêmenent présent, attentif, et même sur le qui-vive. Mais son état
est tellement singulier qu’on va bientôt dire de lui ‘Cet homme est un fou”, Mot
dont le sens s’est brouillé tant il est surchargé de significations multiples, mais qui
conserve néanmoins, depuis bientôt 200 ans dans notre culture, le même effet
pratique celui de conduire, bon gré mal gré, l’être à qui on l’applique devant un
psychiatre et de le diriger à cette fin dans un établissement specialisé. Et cela sans
autre délai que ceux des contretemps inévitables oû se met en place autour de lui un
jeu complexe de d’assistance mais aussi de défiance, de peur et parfois de violence.
Mais que se passe-t-il en amont de la décision d’hospitalisation, dans cet état
critique et métastable qui précède la bifurcation du malade vers l’une des formes
classiques de la psychose et sa prise en charge par un établissement spécialisé ? Que
se passe-t-il lorsqu’un homme qui sent le monde vaciller autour de lui, vient, par
exemple, de lui-même chercher refuge à l’Hôtel Dieu, c’est-à dire dans un hôpital
général, lieu d’asile traditionnel de toutes les formes de détresse et de malheur?
Ces premières heures du choc psychotique ne sont jamais décrites dans la
littérature technique pour la simple raison que, dans le cadre institutionnel standard
de la psychiatrie, elles ne sont déjà plus observables lorsque le spécialiste rencontre
pour la première fois son patient. Or, c’est là, à mon sens, une grave lacune, et
j’aimerais contribuer à la combler en résumant plusieurs dizaines de cas de
psychose naissante, que j’ai été conduit à observer dans un service de l’Hôtel Dieu de
Paris. En les rapprochant peu à peu les uns des autres, je tenterai d’en dégager
certains traits généraux particulièrement saillants.
II est d’usage d’interroger ces malades de façon particulièrement insistante
pour retrouver la marque de la psychose sous forme d’idées, de perceptions ou de
sentiments délirants.
Un jour, j’ai laissé parier un homme venu chercher secours â. l’hôpital. Je l’ai
écouté comme tant d’autres, mais sans doute plus longtemps en lui permettant de
résister en tant qu’individu au morcellement imposé par les questions habituelles.
Comment ? En allant plus loin avec lui dans son histoire sans m’étonner et le

soutenant dans sa recherche de sens. Je suis allé jusqu’au bout oubliant sémiologie et
diagnostic. J’ai acquis à partir de cet entretien et de quelques autres la quasi
certitude qu’un fait vécu commun reliait entre eux tous ces patients. Le plus
extraordinaire pour moi fut dès lors de rencontrer avec régularité la même histoire
qui les place hors d’eux-mêmes pour devenir le centre instable et unique d’un monde
ouvert, illimité, incompréhensible. Le sujet se sent projeté au coeur d’un système
dans une polarisation qui lui semble à la fois arbitraire et impensable tout en
devenant pour lui la matrice d’un nouveau rapport avec le monde. Tout découle de
cette “expérience centrale” et plus particulièrement:
- le
mutisme initial et l’incapacité de raconter l’expérience
l’imprévisibilité de l’évolution
- l’abandon de toute recherche d’aide auprès de qui que ce soit
- le
- l’instabilité
sentiment d’un mouvement inexorable qui entraîne l’ensemble
des hommes vers une fin, une solution, un changement inconnus
mais au coeur desquels son rôle a lui doit être important.
émotive, oscillant de la terreur è. l’envoûtement,
du ravissement à la malédiction.
Une partie de ces sentiments se propage à l’entourage qui adopte des positions
variées, de la crainte à. la compassion, de la fascination à. la colère. Tout protégé qu’il
soit par son appartenance à la médecine ou à. une institution psychiatrique, le
clinicien lui-même n’est pas imperméable à ces mouvements internes du patient. Il
peut observer ces oscillations qui de la peur à l’émerveillement, semblent parfois se
communiquer à lui.
La pire des erreurs serait de ne lire chez le malade que le vide ou un désordre
pur. On a pu comparer son état à. un trouble de la conscience et le situer quelque part
avant ou entre la confusion et le coma I J’y vois avant toute chose l’incapacité à.
raconter l’histoire de l’expérience vécue hjç. et nunc. La première question serait
donc celle de la nature de cette incapacité; manque d’outil symbolique efficace, quasi
certitude de n’être pas cru ou trop plein d’informations?
Comment rendre compte de la découverte de l’unanimité des hommes par exemple, si
simple mais impossible à dire et encore moins â. faire partager. L’unanimité n’est pas
une essence. Elle n’est jamais d’abord qu’une série de consatations. Elle s’amplifie à
mesure qu’elle se nourrit d’autres rencontres, auprès donc d’autres personnes
côtoyées ou représentées.

294
J.C. part en vacances. Et c’est Ventrée en épisode central, Rupture avec son
cadre de vie habituel, scénario dune imitation de seule quelle était, elle
devient entourée de tous les gens qui lui signifient leur intérêt de multiples
façons mais le plus souvent de façon dérisoire. Elle lisait à ceLte époque “Les
oiseaux se cachent pour mourir’. Tout le monde en fait autant en lisant le
niétne livre. On la nargue en 1’ imitant. C’est un signe. Elle est exclue de
partout et de tout et cependant elle reste le centre de l’intérêt de tous. Le
voyage se poursuit â. travers la Franco et chaque étape est l’occasion de
vérifier le phénomène donc d’en expérimenter l’extension extrême.
C’est l’ouverture brutale ou progressive d’une scène qui se peuple des
membres de la communauté humaine assemblés en une “étrange préparation”. Tant
que persistera ce sentiment d’être au centre d’un intérêt unanime, lui seul comptera.
Rien ou personne ne se détache. L’unanimité prime tout.
S. d’emblée se dit au centre du monde. “C’est une meute, des femmes, des
hommes, des enfants, des adolescents, des vieillards”. Cette meute elle n’en
connait pas les intentions ou les définit de façon très variée, hostilité,
protection ? “Les gens rient, pleurent, hurlent, se moquent, me plaignent
etc...” Ou la pourchasse. La meute des hommes, comme des chiens, l’entoure.
Ils sont parfois menaçants. On la pousse à. se suicider. Et si elle se suicidait ça
arrangerait tout le monde I Elle va alors jusqu’à. parler de son cadavre qui
serait abandonné de tous. Elle est l’animal traqué. Et, ajoute-t-elle alors, les
voix des hommes me font la cour.., paradoxe que je traduis par “c’est une
chasse à. cour”, calembour qu’elle accepte sans y voir le moindre humour. Elle
est. débordée par la psychose, c’est-à-dire, par la position centrale qu’elle
endosse dans sa totalité et qu’elle vit de façon passive. Elle ne sait pas
pourquoi cela lui arrive à. elle, ce qu’elle dit aussi “Je ne sais pas pourquoi je
suis folle”. Exaspérée. Elle ne sait pas pourquoi on l’entoure. Evideniment le
phénomène ici est à. la limite entre hallucination et interprétation dirait
l’orthodoxie psychiatrique. C’est vrai. Mais le vécu essentiel est celui de
l’unanimité et le fait pour elle d’être au centre de celle-ci.
Le caractère unique et incompréhensible du système jaillit à. tout moment dans
l’entretien, s’il peut être fait précocement.
H.G.: Et arrivée à, Paris, peu de temps après, vous vous êtes aperçue que ça
continuait de plus belle.
R.G.: Ah oui, oui alors, ça oui. Ca m’a fait tout drôle dans le métro. II y a plein
de choses, dans les affiches, dans le métro.
H.G.: Qui se rapportentâ. vous?
R.G.: Qui ne se rapportent pas à moi mais des choses, des expressions que j’ai
employées, des choses que j’ai dites...
H,G.: Ah oui c’est ça oui,
R.G.: Des trucs qui sont repris, dans les slogans publicitaires. Et tout est
exagéré...

1295
1GELitieJnŒndeutIernondeest d’accord?
R.G.: Ben oui... On ne ma pas demandé, c’est tombé sur moi, c’est comme ça, je
n’y peux rien.
Dès lors commence souvent un travail secret de recherche de sens à partir de
cette constatation â chaque instant renouvelée de solitude absolue et paradoxale. “Je
suis le centre de quoi 7 pourquoi moi 7 pourquoi maintenant 7 etc...” C’est une
période d’instabilité absolue, d’une grande richesse affective et intellectuelle, de
construction et de déconstruction d’hypothèses les plus variées, oscillant entre les
pôles les plus extrêmes et les contradictions les plus fondamentales.
Cette période laisse souvent derrière elle le sentiment d’une intense
accélération du fontionnement cérébral comme poussé aux limites de ses
performances. Sentiment panoramique de précéder le réel, extraordinaire
“fécondation intellectuelle” (MB.). cette mise en corrélation, véritable connexion
généralisée et double analogique interne de l’unanimité externe devrait à l’extrême
déboucher sur une crise comitiale (épilepsie). C’est un double phénomène
d’emballement : à la fois scénique et intellectuel s’autofécondant sans cesse.
L’abandon de tout appel â. l’aide, important par ses conséquences pratiques,
témoigne clairement de la logique du système. Le malade n’est pas dans la
déréliction, il est au contraire entouré, très entouré, Mais il ne peut pas se tourner
vers les instances chargées d’arbitrer les conflits. Car aucune de ces institutions
n’échappe initialement à sa vision unitaire du monde. Personne ne peut l’aider, et
personne, non plus ne pourra jamais le venger.
11.0.: Mais enfin, personne ne pouvait venir à votre secours à cette époque-
-là. ? Vous ne vous êtes pas dit “je vais aller voir, moi je ne sais pas,
qu’est-ce qui peut aider dans ces cas-là, des médecins, des prêtres, des
amis...?
B.E.: Je ne pouvais pas sortir de la maison à. cause du bébé.
11.0.: Mais de là â. croire que l’on va être brulée sur la place, on va chercher
un avocat, je ne sais pas moi. Il y a des gens pour vous defendre, non?
B.E.: Mais, pour moi, c’était comme si c’était la justice, vraiment je ne pouvais
rien faire.
11.0.: Tout le monde était dans le coup.
BE: Oui, plus ou moins.
11G.: Plus ou moins, vous ne pouviez pas évidemment en avoir la preuve. Mais
vous aviez le sentiment que auprès de qui que vous cherchiez du secours,
vous seriez tombée sur quelqu’un qui
B.E.: Oui.

296
H.G.: Mais, môme ici, nous les médecins au début, vous aviez eu le sentiment
qus
B.E.: Oui, les premiers jours, comme si c’était un tribunal. Lorsque vous étiez
avec les deux docteurs, je voyais cela comme un tribunal.
Dans cet instant d’immobilité absolue une étincelle fait parfois jaillir un sens:
“on s’imite tous, ils s’imitent, ils sont d’accord pour reproduire mes gestes, ma pensée
peut-être”. Lintuition première n’est pas alors “les gens m’en veulent’ mais plutôt
“ils me singent et ils sont fous de me singer”. Et ce registre de la folie ou du non sens
ne fait que redire à son tour et renvoyer le caractère contagieux et généralisé de
l’unanimité.
11.0.: Non, vous m’aviez... je crois que c’est très important ça. parce que vous
aviez vu de vous des petits signes, chacun prenait de vous un petit
quelque chose et imitait de vous...
R.G.: C’est ça que j’appelle les sosies. En fait chacun a quelque chose, l’un a
des lunettes et le look, l’autre va avoir la coupe de cheveux et la façon
de marcher etc...
11.6,: Et à. l’infini?
R.G,: Ah oui, des tonnes comme ça, je ne sais pas où ils sont allés les
chercher, les gens sont bons comédiens en plus je trouve parce que
franchement c’est bien, bien fait, ils sont doués;
11.0.: Mais vous, vous êtes comme eux, alors s’ils sont comme vous, vous êtes
aussi comme eux, qui a commencé?
R.G,: C’est ca, c’est eux qui ont commencé.
H.G.: C’est eux?
R.G.: Ah oui c’est évident
Il n’y a pas de violence à ce niveau mais un étonnement, une stupéfaction.
L’expérience psychotique initiale est toujours empreinte d’une forte angoisse
mais celle-ci ne nait pas d’un sentiment de menace ou de complot car les hommes
ignorent ce qu’ils font. Ils ne se sont pas organisés. Ils sont môme plutôt
désorganisés si ce n’est en cette inquiétante unanimité, signe que quelque chose se
prépare et en même temps assurance du maintien d’un lien et peut-être certitude du
retour.
Arrivé là. il n’y a donc plus rien à faire qu’attendre ou se défendre, activement
ou passivement. Avec le sentiment de précéder les autres ou de les suivre, le
sentiment qu’ils vous suivent, vous imitent. “Je vais vers eux, ils s’enfuient ou bien
s’approchent, aimantés”. Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’affrontement ou de
rapprochement, l’essentiel est le phénomène de dépendance et c’est une dépendance
mimétique et mutuelle absolue, sans issue car le inonde entier y participe.

297
Le premier coup peut venir de n’importe où, coup d’oeil ou coup de force mais
véritable coup d’envoi. La relation est symétrique. Peu importe qui commence,
l’en gagement n’est à personne. Quoi qu’il arrive il y aura engagement et la situation
se déroulera inexorablement.
*
* *
Comment résumer une structure aussi mobile ? Trois points se détachent:
- sentiment
- surprise
- incapacité
d’être au centre de la totalité des autres : unanimité
et étonnement d’occuper seul cette place : singularité absolue
initiale de donner une signification à cette situation : Pourquoi?
Notre thèse est que ces trois points définissent à eux seuls la crise centrale de
la séquence psychotique naissante. Le passage au montage délirant, persécutif ou
autre, est postérieur, même s’il est très proche. Il constitue l’acte de sortie de la
psychose naissante et pour la psychiatrie l’entrée officielle dans la psychose.
Cette situation instable débouche en effet sur une série de bifurcations : autant
de sorties possibles de la psychose naissante et aussi d’entrées dans la psychose au
sens traditionnel du terme, Mais ce n’est pas tout. Si l’on admet que cette psychose
naissante est le terme d’un travail de destruction qui peut être foudroyant, elle
constitue aussi selon notre approche un passage nécessaire au retour en société. II
faut en quelque sorte passer par ce point singulier, réaliser ce saut dans le vide,
pour revenir au compromis de la vie en groupe au terme d’un chemin souvent
marqué par un long détour dépressif. L’ensemble des cas observés nous amène à,
conclure que sous des formes très variées le sujet psychotique naissant atteint ce
point absolu, noeud d’une relation symétrique avec la totalité des hommes. Chacun de
nos patients le dit à sa façon et sans doute faudrait-il l’aider à aller au bout de sa
formulation dont il garde l’essentiel caché.

298
ta pire des solutions pour1utèFdédemeurer e t état centiFbiutement
instable sans parvenir â son terme , c’est-è-dire sans lui donner le maximum
d’extension et de force nécessaires à sa résolution, Mais comment rendre compte de
ce fait, être ou avoir ôté le centre du monde, Il n’existe aucun mot dans notre langue,
Ceux de fou, de Dieu, de diable n’ont plus de sens ou ne témoignent que d’une partie,
d’un versant du phénomène.
Dominé par ses sentiments et son émotivité le sujet peut en parler dans le
langage de la soumission et de la culpabilité extrêmes et démesurées (mélancolie). Il
peut à l’inverse accréditer la scène grandiose en virant vers l’exaltation (état
maniaque). Ces deux mouvements thymiques cachent leur lien avec le centre de la
crise mais ils en sont en même temps le témoignage le plus pur, le plus direct, le plus
satisfaisant. Le sujet proclame (dans un orgueil sans borne, aurait-on dit jadis) la
faute la plus irréparable, en fait souvent minime, dont la gravité unique le place au
sommet de l’humanité. L’interprétation est pauvre mais elle témoigne de la poursuite
de l’expérience centrale et accélère le retour à la paix dans un rite délirant de
souffrance.
D’autres évolutions sont possibles. Parfois un individu se détache, se substitue à
la foule et devient en quelque sorte son émanation en un système plus cohérent. Le
plus souvent il s’agit d’un ensemble peu organisé et instable ou d’apparence
incohérente, propre à la schizophrénie. Le sujet interprète sans décider, il reste
dans l’instabilité mais l’intensité du système se perd. Il vogue alors en surface, hors
du monde qu’il mime dans un maniérisme glacé. Roi déchu, il demeure dans l’effroi
et l’incompréhension de soi et des autres, dans le halo lointain de l’expérience
centrale incommunicable et par moments réactivée.
Toutes les descriptions psychiatriques classiques et psychanalytiques de la
psychose sont donc bonnes, exactes même, mais essentiellement incomplètes.
Personne n’a vraiment mal parlé de la psychose mais chacun à sa façon a occulté le
point central, c’est-à-dire l’expérience vécue par le sujet hors de toute possibilité de
la communiquer. En cet instant elles semblent tourner toutes autour de lui sans le
voir tout en fournissant aux lecteurs un lot d’informations et d’interprétations
parfois remarquables. Par leur variété même, elles témoignent de la richesse
inépuisable du phénomène. En somme, pour les psychiatres, le problème est en cet

299
instant fondamentalement le môme que pour le psychotique: nommer l’ïnnomable,
C’est pourquoi notre approche du psychotique naissant prétend “tout s1mplement”
(mais cela est en réalité exorbitant), ne pas le lâcher une minute en tant que sujet
susceptible de rapporter son expérience, en parlant â la première personne, en
disant je. Notre ambition serait ainsi d’intégrer et de dépasser les approches
antérieures : celles de la psychiatrie moderne, bien entendu, mais celles aussi de ce
qu’on pourrait nommer ‘l’antépsychiatrie” traditionnelle, â, condition toutefois de ne
pas céder au mirage de la régression passéiste ou exotique.
Il faut insister sur ce point car il est capital. On sait en effet que.
contrairement à beaucoup d’autres pathologies, la psychose n’a en tant que telle
aucun lien privilégié avec notre monde industrialisé. Certes les thèmes délirants ne
sont pas identiques à Moscou ou à San Francisco, et les psychoses constituées,
psychoses chroniques ou psychoses qui parlent, voient aussi leur évolution modifiée
par les traitements et selon les cultures. Mais leur surgissement et leur fréquence
constituent, si l’on se réfère aux études les plus récentes de l’OM.S. ou à la pratique
transculturelle, un invariant anthropologique. Leur survenue dans toutes les
civilisations explorées à ce jour par des ethnologues tend à. montrer que la psychose
n’est liée à la modernité ni dans son existence ni dans le fait de lui faire subir un
traitement particulier. Autrement dit, si la prise en charge du psychotique varie,
elle n’en est pas moins partout présente et réglée par un protocole spécial : et à. cet
égard, toutes les sociétés se ressemblent,
On peut dire cependant que, dans l’Occident moderne, la psychose est en voie
d’appauvrissement quant à sa capacité à. construire des délires comme l’est
parallèlement la société à. percevoir les psychotiques dans une certaine réciprocité,
c’est-à-dire â vivre les délires dans un système quelconque de réciprocité.
Je suis très sensible à ce phénomène pour des raisons très concrètes que je
tire directement de ma pratique. L’Hôtel-Dieu appartient à la catégorie des Hôpitaux
Généraux : ‘hôpital”, certes, mais surtout “général”, c’est-à-dire lieu de droit
commun et lieu indiffériencé de toutes les détresses, Dans la tradition hospitalière
française, la stricte définition médicale de l’hôpital n’existe pas. L’hôpital est autre
chose qu’un lieu de soins, il n’est pas le centre d’une spécialité quelconque et n’est
pas marqué du sceau des réponses institutionnelles à. la folie. En ce sens il reste
dans une tradition historiquement antérieure à la naissance de la psychiatrie.

300
1802 CHAPTAL, Ministre de l’Intérieur, décide par arrêté que “la folie ne
serait plus traitée à l’Hôtel-Dieu”, ‘S’il faut absolument une date de naissance pour
l’asile, c’est celle-li qui s’impose le 6 germinal an X, du moins pour ce qui
concerne la Franco”, Les hommes seront désormais conduits à, Charenton et les
femmes à la Salpêtrière. Ainsi va s’organiser notre spécialité à. partir de cette
décision administrative d’înspiration humanitaire, Naissance philantropique de la
psychiatrie mais aussi fondation sur une exclusion de l’Hôtel-Dieu institution de
droit commun ouverte à. tous, exclusion qui va durer plus d’un siècle.
Ce qu’on ignore ou qu’on oublie généralement ce sont les incroyables
résistances auxquelles se heurtèrent tous ces gens, médecins et administrateurs,
lorsqu’ils décidèrent de créer un circuit de soins autonome, c’est—i-dire de retirer
les insensés du circuit de droit commun ‘mesures législatives, incitations
officielles, réputation sinistre de l’Hôtel-Dieu, tableau effrayant de ces salles
réservées aux insensés, rien ou fort peu n’y avait fait”. (1).
Le développement d’un savoir rationnel sur la folie entraîne la création de
l’asile mais ne change guère l’itinéraire spontané des psychotiques naissants. La
preuve en est que de nos jours encore l’afflux de psychoses naissantes à l’Hôtel-Dieu
reste surprenant. Cette présence de malades mentaux à l’Hôtel-Dieu n’a pas fini
d’irriter et d’étonner médecins, psychiatres, historiens et administratifs, 200 ans
après la naissance de la psychiatrie. Cette “erreur d’orientation” initiale des malades
tient-elle à un défaut d’information sur les circuits de soins psychiatriques ? En
fait, le psychotique naissant est toujours le dernier à. apprendre qu’il a besoin
d’un psychiatre. S’il finit toujours en psychiatrie, sa trajectoire est rarement une
ligne droite.
Les faits doivent donc être abordés autrement, Le psychiatre à l’Hôtel-Dieu
bénéficie du statut propre à l’institution hospitalière dont il dépend. Il fonctionne
dans la généralité, l’indifférencié et le droit commun. II ale privilège de demeurer
quelque temps avec un individu défini seulement par une souffrance d’origine
indéterminée, de parler et d’agir avec un homme avant qu’il ne devienne l’objet
d’une branche de la médecine -
- ou l’objet d’une garde à. vue.
la
psychiatrie ou la neuro-chirurgie par exemple

301
De son côté, la psychose naissante est, à bien des égards. un phénomène social.
D’une part les troubles s’expriment et éclatent publiquement et même s’ils
concernent directement un groupe restreint comme la famille, ils ne peuvent
généralement pas y séjourner, contrairement à tout. ce qui touche aux pathologies
plus cachées de la personnalité ou aux névroses. Certes la folie elle-même n’est
plus guère publique mais la distinction entre psychiatrie publique et psychiatrie
privée a été plutôt renforcée qu’atténuée par le développement des psychanalyses.
D’autre part, la psychose naissante est, comme nous l’avons vu, une extraordinaire
entrée en relation avec le social au sens le plus large du terme.
L’Hôtel-Dieu, surtout en ses urgences, est comme un sas d’incertitude où
communiquent des lieux bien différents Médecine, Psychiatrie, Justice, Police. La
psychiatrie y est publique par rapport â. la psychiatrie privée : elle est de droit
commun, par rapport à la psychiatrie publique d’institution toujours spécialisée.
Mais l’Hôtel-Dieu est infiniment plus que cela. S’il fait communiquer doux
lieux ce sont essentiellement la vie et la mort - proximité, alliance entre la vie et
la mort - que l’hôpital abrite indifféremment. A ce titre il n’a pas fini d’effrayer
mais aussi de rassurer. A l’inverse l’institution psychiatrique, spécialisée et
philantropique, est hors de ce système. Sa relation à. la violence est profane. A
l’Hôtel-Dieu la violence règne mais ritualisée. Le sang peut y couler, la police peut y
être présente et les truands y être accueillis, mais la violence n’y est jamais
contagieuse.
La médecine est violente. Elle traite le mal par le mal et sa démystification fait
ressortir sa part maléfique. L’ordre fragile et mystérieux y reste cependant
efficace parce qu’il est relié au passé, parce qu’il fonctionne dans l’ignorance. Il
est de l’ordre du passé. L’invulnérabilité de l’hôpital lui vient en partie de ce qu’il
n’est pas protégé. Jl ignore sa propre violence et se garde bien de la rappeler.
C’est à. cette tradition que je dois de pouvoir accueillir de jeunes
psychotiques désemparés mais arrivés là. spontanément et essentiellement des
psychoses naissantes. Le problème posé est alors de savoir où commence la
psychiatrie, dans les institutions qui rassemblent des psychiatres et des malades
ou en amont, là. où le psychotique naissant est encore au sein dola communauté.(2)

302
Mais la folie peut-elle encore faire l’objet d’une connaissance sociale
commune ? Le trouble psychotique n’a plus le caractère d’évidence qui étiti
sien lorsqu’il déclenchait l’unanimité et n’était pas médicalement traité. Face à. la
psychose la réponse discrète du psychiatre fonctionne aujourd’hui sur le modèle de
la réponse individuelle et familiale aux troubles névrotiques. Notre société a
organisé les soins de façon que le psychotique ait rapidement en face de lui des
médecins et des psychiatres et reçoive une chimiothérapie. Mais, avant de dire
quelle tourne ainsi le dos au traitement rituel et cathartique des sociétés
traditionnelles, il faudrait être certain que les réponses rituelles ne maintiennent
pas un statut d’altérité plus radical encore entre le psychotique et le groupe, même
si ceux-ci continuent è. se côtoyer.
Quoi qu’il en soit le théoricien - sinon le praticien - ne saurait évacuer la
dimension collective de la psychose. Car ceux qui connaissent l’oeuvre de René
Girard ne manqueront pas d’être frappés par les nombreuses analogies de notre
description de la psychose naissante avec celles de la crise sacrificielle dans la
Violence et le Sacré. Gjrard met lui-même en évidence, à plusieurs reprises les
profondes analogies qui existent entre les implications de son modèle et les
observations psychiatriques. On ne peut qu’être frappé de la convergence de nos
propres observations avec la crise sociale d’indifférenciation postulée par Girard,
où se retrouvent les mêmes paramètres -
alternance et perceptions hallucinatoires.
unanimité
-
violence
- arbitraire -
L’isomorphisme de la crise centrale dans la psychose naissante et de la
crise sacrificielle de l’anthropologie girardienne ne saurait faire de doute. Il y a
continuité entre crise fondatrice, sacrifice, psychose naissante et utilisation du
langage religieux aux stades précoces non délirants de la psychose. J’en suis
d’autant plus convaincu que ce n’est pas Girard qui m’a fait comprendre mes
malades, mais les patients qui m’ont éclairé sur le texte de Girard. Je le relis
désormais à. la lumière de ce qu’ils disent et l’analogie est surprenante.
“Le désir c’est ce qui arrive aux rapports humains quand il n’y a plus de
résolution victimaire et donc plus de polarisations vraiment unanimes,
susceptibles de déclencher cette résolution ; ces rapports n’en sont pas
moins mimétiques, et nous allons retrouver sous la forme ‘souterraine’ et
parfois trompeuse des symptômes individuels, le style dynamique de la
crise sacrificielle, mais qui cette fois, faute de résolution victimaire et.
rituelle, débouche sur ce qu’on appelle la psychose.
Le désir, c’est la crise mimétique elle-même, la rivalité mimétique algue

—.—w.w’ea.ar-a
u.
303
avec l’autre, dans toutes les entreprises dites privées’ qui vont de l’érotisme
à l’ambition profesaionneiieouintelleduelle cette crise peut-sc-tabiliser è—
des hauteurs très diverses suivant les individus, mais toujours elle “manque
de catharsis et d’expulsion”. (3)
Girard postule ici qu’en l’absence de résolution victimaire ou rituelle.
nous allons retrouver dans les symptômes individuels le ‘style dynamique de la
crise sacrificielle”. C’est-à-dire que ne débouchant ni sur une exclusion et encore
moins sur un meurtre rituel, ils risquent de ne pas se conclure, Cette affirmation
est dans une large mesure vérifiée par nos observations et notre approche des
malades. Dans cette perspective la psychose naissante ne serait rien d’autre qu’un
vécu victimaire complet au sens fondateur initial, au sein d’une crise sacrificielle
sans résolution.
Mais alors que faire si les thérapeutiques chimiques et institutionnelles de la
psychiatrie sont insuffisantes? Certes le psychotique naissant ne désire pas plus
la solution sacrificielle que la poursuite de son expérience mais peut-on prétendre
l’aider autrement?
On peut considérer si l’on veut que l’homme est un primate sacrificiel,
c’est-à-dire qu’il doit sa survie, sur un mode sélectif, à sa capacité sacrificielle
face à sa violence autodestructrice, par le lynchage arbitraire et unanime, il
aurait résolu ses conflits sans disparaitre. Mais ce mécanisme de polarisation sur
un seul, mécanisme religieux originel, sort peu à. peu de la méconnaissance qui lui
a conféré une grande part de son efficacité. Il ne fonctionne plus jusqu’à son
terme l’exclusion réconciliatrice est une page tournée de l’histoire des hommes, elle
est en cours de disparition, nous n’en sommes plus jamais entièrement dupes.
Longtemps seul à, prétendre exprimer l’inexprimable le vocabulaire reli
gieux s’épuise à son tour. Et pourtant, le recours au religieux émerge encore souvent.
Et il est presque toujours spontané lorsqu’il surgit dans la psychose naissante.
Pour le psychiatre, cependant, le religieux est toujours suspect. Ainsi les
références au sacré doivent-elles être exclues de la recherche rationnelle et de la
pratique psychiatrique comme il fut naguère sacrilège de les utiliser. Cette
absence de légitimité exclut donc le religieux du dialogue avec les patients où il
ne figure plus guère que sous des formes dégradées ou métaphoriques.

304
Mais pouvons-nous encore mettre en parenthèse le sacré si nous voulons
accompagner le malade, comme nous lavons dit plus haut, au plus vif de son
expérience. c’est-â-dire du côté du mécanisme de l’unanimité violente et de
l’arbitraire repérés au coeur de la psychose naissante?
Peut-être dira-t-on que les mots et les métaphores du sacré ou de la
transcendance induisent artificiellement le sacré. Les pressentant nous les
proposerions au patient, ou les entendant nous les leur soulignerions. Poussons-nous
pour autant le patient vers le délire? En fait ce ne sont pas les métaphores du sacré
que nous lui fournissons mais lui qui, manquant de tout autre terme, recourt au sacré,
puisque dans la. psychose naissante “c’est la première fois’ il ne peut faire appel
à d’autres références. Nous métaphorisons peut-être, pas lui. Le problème n’est pas
d’éviter l’induction du sacré mais de laisser se dire le sacré à partir de son point de
départ plausible, l’unanimité moins un de la crise sacrificielle fondatrice.
Une catharsis pour être opérationnelle doit être intense et globale. Intense
signifie qu’elle doit rester branchée sur l’unanimité des hommes, globale signifie
qu’elle ne doit pas receler d’interprétation mythique (persécutrice, par exemple).
L’unanimité assurerait la puissance du système ; le vécu de polarisation, sens
ultime, mettrait fin à la recherche du sens. Alors que toute latéralisation
interprétative entrainerait une perte dans l’énergie du système.
La plus radicale des sorties de l’épisode central et le meilleur retour dans la
communauté sont réalisés dans les mélancolies les plus franches, La mélancolie
souvent dite délirante associe l’unanimité et son interprétation la plus simple, la
plus congruente à l’épisode central. Vécu global de soumission et de douleur, ce vécu
mortifère fixe l’instabilité des alternances cognitives et affectives observées dans
d’autres évolutions de psychoses naissantes. On a souvent utilisé pour la décrire la
métaphore du deuji. Elle n’est pas fausse, elle est seulement faible en raison de
l’intensité extraordinaire que confère l’unanimité à l’affect, Le sujet selon nous,
devrait dépasser la situation centrale d’autant plus qu’il s’ y ramasse. En somme, si
l’on peut parler de catharsis, son succès tient ici à son intensité et â. sa globalité
qui provoquent la reconstruction d’un lien et pas n’importe lequel : le lien
communautaire antérieur.

305
A coté de cette sortie affective complète, y-a-t-il une sortie purement
cognitive de l’épisode central et peut-elle être aussi complète? Ce n’est pas certain,
Pascale multiplie les hypothèses et les interprétations d’un épisode central
absolument caractéristique, Sa recherche de sens se poursuit sans relâche.
Après quelques jours de traitement elle ajoute même “Maintenant que les
phénomènes sont moins forts j’y pense davantage et je peux mieux y
réfléchir”. Par phénomène elle entend non seulement le sentiment d’être au
centre de tout, pointé et maintenu depuis son arrivée mais plus précisément
la perception hallucinatoire que tout le monde essaie de la toucher, de la
marquer, de la piquer. Elle maintient donc l’unanimité sans entrer dans un
vécu mélancolique ou maniaque. Le pronostic de sa psychose naissante reste
ouvert. Chez elle l’angoisse reste à tout moment prédominante témoignant de la
peur de ce qui n’est pas connu, mais aussi servant, comme la souffrance dans la
mélancolie, à assurer la résolution dynamique du système.
Quant au caractère toujours incertain et incomplet de la catharsis
schizophrénique il serait lié â. l’incapacité de se maintenir ou de revenir au centre
de l’expérience pour tirer de l’incroyable unanimité, comme le mélancolique, la force
nécessaire à. la guérison. Tout se passe comme si le schizophrène était piégé dans sa
pure recherche de sens. Faisant l’économie de la souffrance ou de l’exaltation il est
condamné, ne pouvant sortir ni en amont ni en aval, à comprendre
l’incompréhensible. Cela ne veut pas dire qu’il ne souffre pas mais sa nouvelle
souffrance n’a plus rien à voir avec l’épisode central. Coupée du centre, cette
souffrance branchée sur des constructions délirantes naît alors des troubles de sa
relation aux autres. On peut certes parler de reconstruction mais il serait abusif de
parler ici de reconstruction du lien encore moins d’un mode de guérison.
La psychose naissante serait donc à. maints égards, une oscillation entre une
fulgurante rencontre vécue des mécanismes fondateurs et la fuite dans la
méconnaissance, par divers moyens, dont le délire, assurant vaille que vaille la
reconstruction du lien social, ne serait qu’un aspect. La psychose naissante se
situerait à l’origine perdue de toute culture comme la victime émissaire au coeur de
la crise sacrificielle. Celle-ci renaîtrait au fond de !‘individu devenu totalement
mimétique et contraint à. refaire le chemin â. partir d’un nouveau point de départ
sacrificiel.
Notre hypothèse veut, en effet que le psychotique, dans un curieux
archaisme, produise un évènement sacrificiel. Celui-ci ne se conclut jamais. Le
psychotique reste en vie et la société continue â. fonctionner. L’un et l’autre ne se

306
rencontrent plus. La société moderne, qu’elle le veuille ou non, qu’elle s’y refuse ou
qu’elle s’y prête explicitement, répond tôt ou tard à. la folie de façon contraignante.
Qu’on l’appelle exclusion (M. FOUCAULT) ou inclusion démocratique (M. GAUCHET), il
n’y a pas d’autre réponse possible en l’absence d’un processus de connaissance et de
‘révélation’ sans doute impossibles actuellement (4).
Nous avons, d’un côté, un sujet fonctionnant dans le mimétisme pur, sans
garde-fou culturel et qui plus est, dans la méconnaissance absolue; de l’autre côté,
une société post-sacrificielle, à. bout de rite et encore dans la méconnaissance
sacrificielle, elle aussi. Cette société, cependant, est en cours de déconstruction. Tous
se trouvent en la circonstance confrontés au sacrifice, attirés par lui et ses
fausses exigences. Le sacrifice n’aura pas lieu certes, mais la compréhension
psychiatrique actuefle est-elle pour autant satisfaisante? La psychose pourrait être
l’occasion de faire le point sur cette méconnaissance sacrificielle partagée de façon
non homogène par le psychiatre et le patient. La psychose naissante en réactualisant
le sacrifice dans ses formes fondatrice puis rituelle, devrait nous aider A. sortir de la
méconnaissance et des solutions de nature encore sacrificielle.
Hôtel-Dieu
Décembre 88

1 -
GAUCJ{ET
M. et SWAIN G. - La
Gallimard, 1980, p. 37.
2 -
G.
307
NOTES
pratique de l’esprit humain.
de CLERAMBAULT se plaignait en 1909 des ‘conditions tardives de l’étude” de ses
patients. Ces conditions lui faisaient-elles manquer en quelque sorte les phases
initiales de la psychose ? J voyait cependant les malades très précocement puisqu’il
exerçait Quai de l’Horloge â, l’infirmerie Spéciale du Dépôt. Cette institution
hautement différenciée est de celles dont précisément on ne peut pas dire qu’elles
soient au sein de la communauté. Le psychotique naissant et le psychiatre en sont
forcément affectés dans leur relation. CLERAMBAULT G. de -
PUF,. Paris 1942. p. 456 et 457-599. Elaboration du Dogme,
3 -
GIRARD
R. -
Grasset, 1978, p. 312.
4 -
L’approche
Des
choses cachées depuis la fondation du monde.
Oeuvre
psychiatrique -
cognitive de la psychose naissante consisterait, pour être
thérapeutique, à. rendre manifeste non seulement le mécanisme sacrificiel mais
encore son inanjté, Dans l’épisode central, le malade attribue au groupe qui lui fait
face une vertigineuse et illusoire “connaissance publique” dont il se sent exclu ; et la
singularité de son état vient de ce qu’il croit être le seul à. vivre et à. connaître cette
fascinante relation. Il s’agirait donc de le détacher de ce rapport imaginaire à. l’Autre,
en transformant la connaissance intime et même secrète qu’il croit en avoir, en une
connaissance partagée qui, loin de lui donner accès â, la connaissance publique,
parviendrait à en dissoudre le vain mirage. Le fait qu’un autre sache, un autre au
moins, peut rompre le cercle rigide et implacable de l’unanimité moins un.
Enclencher ce changement de statut cognitif permettrait le retour dans l’espace
communautaire, sans substitution sacrificielle ni résidu mythique. Plus ne serait
besoin dès lors de revenir sans cesse ou d’adhérer à. la multitude des hommes. Ce
savoir en réalisant une ouverture sur les autres, même limité à, quelques uns, serait
suffisant pour s’interposer “entre” le patient et son double hallucinatire toujours
représenté initialement, dans la psychose naissante, par la totalité unanime des
hommes. La connaissance séparée du psychotique doit être énoncée et partagée dans
l’espace contractuel d’une communication (Cf. J.P. Dupuy, “L’homme machine et les
adorateurs du signifiant”. Le Débat. n’ 49, mars-avril 1988, p. 181-183). C’est là.
précisément le rôle du psychiatre, encore doit-il rejoindre le centre de l’expérience
de son patient.
On remarquera la convergence de cette suggestion thérapeutique avec certaines
analyses qui affleurent dans les propos de chercheurs très divers qui s’interrogent
sur la nature du lien social. Les débats qui suivent les exposés de Paul Dumouchel,
Jean-Pierre Dupuy et Lucien Scubla, dans le Cahier du DREA n’ 1, se prêtent
particulièrement à, un tel rapprochement. Comment rendre compte de la variété des
expériences politiques, du totalitarisme à. la démocratie ? Comment rendre compte des
expériences qui ne débouchent pas sur l’intolérable? Marcel GAUCHET, lorsqu’il
envisage la société démocratique comme reposant “sur une secrète renonciation à.
l’unité, sur une sourde légitimation de l’affrontement de ses membres, sur un
abandon tacite d’unanimité politique” (cf. “L’expérience totalitaire et la pensée de la
politique”. Esprit. 7-8, 1976, p. 3-28.) ne décrit-il pas l’équivalent du chemin fait par
un psychotique naissant lors de son retour dans le social 7 La très difficile transition
du totalitarisme et plus encore de la terreur politique à la démocratie n’est-elle pas à,
l’image de l’improbable guérison de la psychose naissante?

L IMPOSSIBLE REPUBLIQUE CHRETIENNE
Hobbes lecteur de la Bible 1
Paul Dumouchel
“Il ne nous manque plus que de savoir quelles sont
ces lois de Dieu. En effet, sans cela, on ne sait pas
non plus, lorsque la puissance civile nous ordonne de
faire quelque chose, si cela est contraire ou non à la
loi de Dieu: ce qui conduit soit à offenser la majesté
divine par un excès d’obéissance civile, soit à
transgresser les commandements de la République de
peur d’offenser Dieu. Pour éviter ces deux écueils. ..“
(P.395;p.378) 2
Les deux derniers livres du Léviathan intitulés respectivement,
‘De la République Chrétienne’ et ‘Du Royaume des Ténèbres’,
exposent et défendent l’interprétation hobbesienne de l’Ecriture
Sainte. Le but, très clairement avoué, de cette lecture attentive
des textes saints est de résoudre ce que l’on pourrait appeler,
le problème politique de la religion. A savoir: le problème des
rapports entre l’Eglise et l’Etat, le problème de l’accord entre
la loi de Dieu et celle du souverain, le problème de ces deux
écueils qu’il s’agit d’éviter. Or ces textes, étonnement, n’ont
été étudiés que très rarement, alors qu’ils représentent
3 et
exactement la moitié du Léviathan dans l’édition originale,
que la progression en nombre de pages du De Cive au Léviathan
indique clairement que Hobbes accorde de plus en plus d’impor
tance à ces questions.
Plusieurs raisons concourent à cette indifférence. Elles vont des
préjugés anciens au sujet de l’athéisme supposé de Hobbes, à la
difficulté de lire ces textes, à maints égards archaïques. Mais
une plus que toutes me semble importante, et c’est la suivante:
ces textes se proposent de résoudre le problème politique de la
religion, or la solution de Hobbes à ce problème est déjà connue.
Une lecture attentive des deux premiers livres du Léviathan
révèle cette solution qui tient en un seul mot: érastianisme.
Hobbes exige qu’en toute matière, spirituelle ou temporelle,
l’Eglise soit assujettit à 1’Etat. Cette solution en fait découle
directement de sa conception de la souveraineté, absolue et
indivisible. Les deux derniers livres du Léviathan ne font que
répéter cette solution et confirment sa valeur à l’aide de
nombreuses citations tirées des textes saints. Bref, les livres
III et IV sont redondants, ils ne nous apprennent rien, ni au
4
sur Hobbes, ni au sujet de sa philosophie.
Je pense, au contraire, que l’interprétation hobbesjenne de la
Bible est plus qu’une simple défense et illustration de sa
philosophie politique à l’aide de 1’Ecriture Sainte. Il s’agit en
fait d’une pièce essentielle de la pensée politique de Hobbes,
mais d’une pièce étrange, puisqu’à prcprement parler, elle ne

310
fait pas partie de la philosophie politique de lIobbes. En effet,
Hobbes affirme à la fin du livre II du Léviathan qu’ici prend fin
sa philosophie politique stricto sensu. C’est—à—dire, “la
constitution, la nature, et le droit du souverain, ainsi que le
devoir des sujets tels qu’ils découlent des principes de la
raison naturelle.”(P.407—408;p.392) En ce sens les commentateurs
sont bel et bien justifiés lorsqu’ils déclarent ces textes
extérieurs à sa philosophie politique; Hobbes lui-même nous
informe qu’ils le sont. Mais de ce qu’ils sont extérieurs à sa
philosophie politique comme telle, il ne s’ensuit pas qu’ils
soient superflus.
La thèse que je propose est la suivante: la problème politique de
la religion est un problème que ni le souverain, ni la philoso
phie politique ne peuvent résoudre. Pourquoi? Simplement parce
que la philosophie politique, selon Hobbes, prend les hommes tels
qu’ils sont, et non pas tels qu’ils devraient être. Sur cette
base elle élabore la théorie de la République telle qu’elle doit
être. Or le problème politique de la religion ne peut-être résolu
tant que les hommes demeurent tels qu’ils sont et c’est au
Christianisme qu’incombe, selon Hobbes, la tâche historique de
les transformer. En ce sens l’interprétation hobbesienne de la
Bible est bien extérieure à sa philosophie politique. Elle lui
est aussi logiquement antérieure et en constitue la condition de
possibilité.
On peut reformuler le problème à partir, justement, de l’éras—
tjanjsme de Hobbes. C’est—à—dire à partir de la solution avancée
par la philosophie politique selon Hobbes. Il faut bien voir
qu’au 17e siècle cette doctrine n’était pas nouvel1e, et qu’en
Angleterre elle n’avait rien de choquant ni d’original. Depuis
Henri VIII l’érastianisme était, plus ou moins, la doctrine
officielle tant de la Couronne que de l’Eglise anglicanne.
C’était en un sens déjà une tradition anglaise. Cependant la
version hobbesienne fut dénoncée de tous les côtés. On accusa
Hobbes d’athéisme et de détruire les fondements tant de l’Eglise
que de la République. Pourquoi?
Hooker, qui est surement le représentant le plus important de
cette tradition, affirme dans son 0f the Lawes of Ecclesiastical
Politie
6 que même en matière de religion chrétienne l’Eglise est
soumise au Prince. Il affirme aussi que le Prince est soumis aux
lois, aux lois de la nature, et aux lois immuables et éternelles
qui commandent à toutes choses. Il s’en suit que la relation
entre l’Eglise et l’Etat prend place à l’intérieur d’un univers
qui a été ordonné par Dieu, un univers qui à la fois contient et
règle cette relation. L’Eglise n’est pas soumise à la volonté du
Prince. Au contraire, à travers le Prince elle est soumise à la
loi du pays. Il est vrai que la position de 1’Eglise est
inférieure à celle du Prince, mais le Prince lui—même est soumis
à une loi qui, en dernière analyse, est ordonnée par Dieu. Le
Prince de Hooker n’est en aucune manière souverain au sens

311
moderne du terme. 7 C’est donc à Dieu que l’Eglise est soumise en
étant assujettit au Prince. Lorsqu’elle consent à sa assujettis
sement, elle consent à l’ordre divin et c’est cet ordre divin,
dont elle est le garant, qui légitime la primauté du Prince. 8 Il
s’en suit cette figure particulière d’emboitement qui selon
Dumont caractérise la hiérarchie. 9 C’est—à—dire qu’il en résulte
que c’est l’Eglise elle—même qui légitime l’assujettissement de
l’Eglise au Prince.
Le Souverain hobbesien, assemblée ou monarque, est, dans tous
les sens du terme, souverain. C’est—à—dire qu’il n’est pas lui—
même soumis aux lois dont il est l’auteur. Le Souverain n’est pas
lié par les lois parce qu’elles sont l’expression de sa volonté.
Une volonté qui est libre, qui n’est pas limitée par l’ordre du
monde. Une volonté qui ne trouve pas dans l’univers une loi à
laquelle elle se soumet, mais qui, au contraire, crée l’ordre au
sein duquel vivent les hommes. C’est à cette autorité purement
humaine, qui repose uniquement sur l’accord de ceux qui lui sont
soumis, que l’érastianisme de Hobbes veut assujettir l’Eglise. Si
cela scandalisa ses contemporains c’est parce qu’il s’agissait de
soumettre l’Eglise à la volonté arbitraire du Prince, et l’ordre
divin de la religion à l’ordre humain de la politique.
Ce scandale est implicite dans la conception hobbesienne de la
souveraineté et c’est elle qui véritablement est à l’origine du
problème politique de la religion. Ce problème peut être formulé
de la façon suivante: Quelles relations doivent exister entre
l’Eglise et l’Etat quand la politique devient un domaine
autonome, libre de toute justification religieuse? Dans un monde
qui baigne dans le religieux, et où la religion a toujours
fourni la justification ultime du politique, ce problème est
celui de la possibilité d’une politique pure, d’une politique qui
est uniquement fondée sur le consentement des sujets, et où les
hommes, et les hommes seuls, se donnent à eux—mêmes leurs propres
lois.

312
Chapitre I
Avant d’en venir à la lecture hobbesienne de la Bible, et à la
solution qu’elle propose au problème politique de la religion, il
convient de voir ce que, selon Hobbes, la raison abandonnée à
elle—même peut nous enseigner à ce sujet. C’est ce qu’on peut
lire dans le dernier chapitre du deuxième livre du Léviathan
intitulé, “Du Royaume de Dieu selon la Nature”.’°
Le royaume naturel de Dieu, selon Hobbes, n’est pas le pouvoir
par lequel Il commande à la nature, ce n’est pas l’univers
ordonné par Dieu où prend place la politique selon Hooker.
Selon Hobbes, “de celui-là seul on peut dire, à proprement
parler, qu’il règne, qui gouverne ses sujets par la parole,
promettant en outre des récompenses à ceux qui lui obéissent et
menaçant de châtiments ceux qui lui désobéissent.” (P.396;p.379)
Du royaume de Dieu sont donc exclus les êtres irrationnels et les
corps inanimés, les athées et “ceux qui croient que Dieu ne se
soucie en rien des actions des hommes”.(Ibid) Le royaume de Dieu
contient des hommes, et des hommes seulement, mais pas tous,
ceux—là seuls qui reconnaissent quelque parole comme émanant de
Lui. “Tous les autres doivent êtres réputés ses ennemis.”(Ibid)
Le royaume de Dieu par nature est une société politique. Il
repose sur le consentement de ses sujets, de ceux qui reconnais
sent une parole comme venant de Dieu. Sans cette reconnaissance
le royaume de Dieu ne peut pas exister. Les hommes demeurent dans
l’état de nature par rapport à Dieu. Ils sont ses ennemis. Il est
vrai que Hobbes affirme que le “droit de nature par lequel Dieu
règne sur les hommes.. .découle... de sa puissance irrésisti—
ble.”(P.397;Ibid) Mais chez Hobbes le droit de commander que
possède quelqu’un n’entraîne jamais automatiquement une obliga
tion chez les autres. “Nul ne supporte en effet d’obligation qui
n’émane d’un acte qu’il a lui—même posé” (P.268p.229) dit
Hobbes, et encore,” ce n’est donc pas la victoire qui donne le
droit d’exercer la domination sur le vaincu, mais le consentement
de celui_ci.”(P.255_256;p.212)tt Même Dieu donc, dans la mesure
où il veut gouverner les hommes comme des sujets, plutôt que de
les écraser de sa puissance irrésistible, ne peut faire l’écono
mie de la structure essentielle de l’institution politique: le
consentement des sujets réalisé dans le contrat. 12
Cette identité de structure ne doit cependant pas nous dissimuler
les différences qui existent entre le royaume naturel de Dieu et
les institutions politiques humaines. Hobbes, afin de justifier
le droit divin de régner sur l’humanité compare Dieu à un homme
dont la puissance serait irrésistible. Dans l’état de nature un
tel individu n’eut jamais été obligé de déposer ses droits et il

313
eut pu régner sur tous les autres. (P.397;p.381) Or une des
caractéristiques essentielle de l’état de nature hobbesien est
l’égalité qui existe entre les hommes. De cette égalité découle
la difficulté de trouver un homme au pouvoir irrésistible, d’où
la nécessité d’en créer un artificiellement par la machinerie du
13 La position de Dieu est légèrement différente. Ainsi
contrat.
que le dit Hobbes:”Que les hommes le veuillent ou non, ils sont
nécessairement assujettis à tout moment à la puissance divine.”
(P395;p379) Ce qui rend problématique l’existence du royaume de
Dieu, ce n’est pas sa puissance, mais notre capacité à entendre
sa parole.
Selon Hobbes la raison naturelle, abandonnée à elle—même ne nous
enseigne que très peu de choses au sujet de Dieu. Qu’il existe et
qu’il est le créateur omnipotent, ou du moins la cause première
de tout ce qui existe, cela les hommes peuvent le découvrir par
le simple usage de leur raison, bien qu’ils ne puissent avoir
“dans l’esprit aucune idée de lui qui corresponde à sa nature.”
(p102) Il s’ensuit que, en toute rigueur, selon la terminologie
hobbesienne, les hommes peuvent croire en Dieu, mais qu’ils ne
peuvent pas savoir qu’il existe, et qu’ils ne peuvent pas le
connaître. Néanmoins, et Hobbes y insiste, cette croyance en un
Dieu éternel est rationnelle. (P.167.P.170;p.102,p.105)
14
A l’aide de cette croyance on peut déduire que les prescriptions
de la droite raison, que l’on nomme parfois les lois de la
nature, sont aussi les lois de Dieu.(P.217;p.160P
donné que c’est par l’obéissance à ces “lois de la nature” que
sont érigées les républiques, et que la “loi de la nature et la
5 Or étant
loi civile se contiennent l’une l’autre et sont d’égale éten—
due”(P314;p285) il s’en suit que dans le royaume de Dieu par
nature il ne peut pas y avoir de contradiction entre la loi de
Dieu et la loi du souverain. Car Dieu, dans son royaume naturel
ne nous communique pas d’autres lois que les prescriptions de la
droite raison, et donc ne nous enseigne pas d’autres lois que
celles du souverain, du moins dans la mesure où ces lois ont
rapports à la conduite que nous devons avoir les uns envers les
autres.
Mais parce que les lois divines ont rapport non seuleument à la
façon dont nous devons agir les uns envers les autres, mais aussi
à la façon dont nous devons agir envers Lui, Hobbes s’intéresse
dans un deuxième moment à la question du culte. A nouveau sa
stratégie sera la même. La raison ne nous enseigne que bien peu
de choses concernant la façon dont nous devons adorer Dieu. Nous
ne savons rien de la nature de Dieu, nous nous bornons à
reconnaître son omnipotence. Le culte de Dieu ne peut donc
consister qu’à Lui rendre hommage, à l’honorer, c’est—à—dire à
manifester envers Lui ces signes de respects “que la raison
prescrit aux faibles de rendre aux hommes plus puissants

314
qu’eux”.(P.401;p.385) Parce que la raison naturelle ne nous dit
rien de la manière dont Dieu veut être adoré, et parce que nous
pouvons conclure si peu de choses de ce que nous savons de Lui,
le mieux que nous puissions faire est d’user envers Lui des mêmes
mots et des mêmes gestes que nous utilisons entre nous pour
signifier l’honneur et le respect. Or comme ces gestes pour la
plupart varient d’une culture à l’autre, la République à une
liberté presqu’entière d’établir quelque forme de culte qui lui
convienne (il en va de même du culte privé de chaque individu).
Ne sont exclus par la raison que les gestes qui expriment, sous
quelque forme que ce soit, le mépris, le dédain ou un quelconque
manque de respect.(P.406;p.391) La raison n’enseigne rien de
plus, si ce n’est, peut—être, que “voyant que la République n’est
qu’une seule personne, elle devrait aussi ne manifester envers
Dieu, qu’un seul cu].te.”(P.405;p.390)
La pauvreté des connaissances que la raison nous livre au sujet
de Dieu délégitime tout conflit surgissant des différences entre
les diverses formes de culte et exclut de même tout tentative
d’établir un ensemble de lois divines distinctes des lois du
souverain. Dans le royaume naturel de Dieu les lois divines et
le culte divin sont établis par les hommes en la personne de
leur représentant. Le problème politique de la religion est
résolu par la réduction de la religion à la politique.
Hobbes apparaît dans ces textes comme un véritable moderne. Nul
transcendance ne vient garantir la légitimité des institutions
humaines. Il n’y a point d’autres lois que celles que les hommes
se donnent à eux—mêmes, et le souverain est véritablement
souverain, un législateur qui n’est soumis à aucune loi. Les
hommes peuvent, s’il le veulent, considérer, en conformité avec
une croyance rationnelle, que leurs lois procèdent des lois
divines, mais ils savent que les préceptes de la droite raison
les conduisent à la paix et à la sécurité. Cette connaissance est
un fondement suffisant pour ériger la science politique et de
puissantes Républiques. Les croyances des hommes n’ajoutent rien
à leur obligation ou à leur sécurité. (P.197,P.201;p.137,p.142)
Dieu n’est qu’un mot, dont le sens nous est inconnu, et que nous
ajoutons parfois à nos institutions purement humaines. Le royaume
de Dieu par nature définit une politique sans religion.
C’est ce que nous aurions du savoir depuis le début. Le royaume
naturel de Dieu ne peut pas exister. Ce royaume a la structure
d’une institution politique, cependant selon Hobbes il est
impossible à l’homme de contracter avec Dieu “sans une révélation
particulière”.(P. 197;p137) Régner consiste à gouverner avec des
mots, par des promesses de récompenses et des menaces de
punitions, mais dans le royaume de Dieu par nature, nous ignorons
tous de ses récompenses et de ses châtiments. Le royaume de Dieu
par nature définit la politique des hommes lorsque Dieu est
absent. Cette politique suffit à sa propre fin: la paix et la
sécurité des citoyens. Le silence divin confère au souverain tout

315
pouvoir pour déterminer les lois de Dieu et la forme du culte.
Bref, Hobbes prend pour acquis que le souverain est la seule
source de l’autorité religieuse. Etant donnée cette prémisse, le
problème politique de la religion ne se pose pas; il est résolu
tautologiquement.
Le chapitre 12 du Léviathan est intitulé “De la Religion”. Il
affirme qu’on ne trouve la religion que chez l’homme et que ses
“premiers germes... ou principes ne peuvent jamais être si
effacés de la nature humaine qu’une nouvelle religion ne puisse
surgir d’eux, grâce au travail de ceux qui sont en réputation à
cette fin”.(P.179;p.116) Un philosophe politique qui prétend
faire reposer son édifice sur les “inclinations naturelles
connues de l’humanité” (P.725;p.719) se doit de tenir compte de
la religion. Le religieux est un aspect indéracinable de la
nature humaine. Le problème politique de la religion se pose.
Selon le chapitre 12 une relation profonde et fondamentale a
toujours existé entre la religion et la politique. La religion
des Gentils, nous dit Hobbes, était “une partie de la politique
humaine”, tandis que la religion révélée des Hébreux était une
forme de “Politique Divine”. (P.178;p.115) La raison qui, selon
Hobbes, explique cette convergence entre la religion et la
politique est la suivante: le but des premiers fondateurs des
religions était de “rendre les hommes qui leur faisaient
confiance plus aptes à l’obéissance, aux lois, à la paix, à la
charité et à la société civile”.(P.178;p.115) La religion et la
politique servent, ou devraient servir la même fin. Pourquoi en
est—il ainsi, et si tel est le cas, pourquoi y a—t—il un problème
politique de la religion?
La religion, au dire de Hobbes, tire son origine de la peur et de
l’ignorance, de la peur des temps à venir et de l’ignorance des
causes naturelles. La conjonction de ces deux éléments engendre
la croyance en des esprits et des puissances invisibles. Cette
croyance devient une opinion établie au point que les hommes
tremblent devant les produits de leur propre imagination. Tels
sont les premiers germes indéracinables de la religion. C’est
cette origine commune de la religion et de la politique dans la
peur qui explique la relation fondamentale qui existe entre
elles.(P.370—371;p.349—352) C’est de cette commune origine aussi
que procède ce que l’on pourrait nommer la solution païenne au
problème politique de la religion:
Or donc les premiers législateurs et fondateurs des
républiques des Gentils, dont le but n’était que de garder
le peuple dans l’obéissance et la paix, ont partout pris
sojn: Premièrement de graver dans leurs esprits la croyance
que les préceptes qu’ils leur donnaient concernant la
religion ne procédaient pas d’eux—mêmes mais des édits de

316
quelque dieu, ou autre esprit, ou encore qu’ils étaient eux—
mêmes d’une nature plus haute que les simples mortels, afin
que leurs lois soient plus facilement reçues... Deuxième—
ment, ils se sont efforcés de faire croire que les mêmes
choses déplaisaient aux dieux qui étaient interdites par les
lois. Troisièmement ils ont prescrit des cérémonies, des
supplications, des sacrifices et des fêtes et ils ont fait
croire que par eux la colère des dieux pouvait être
appaisée; et que les échecs guerriers, les grandes épidémies
de maladie, les tremblements de terre et le malheur privé de
chaque homme venaient de la colère des dieux; et la colère
des dieux d’une négligence du culte, ou de l’oubli ou de
l’erreur de quelque point d’une cérémonie....
Par ces institutions et quelques autres, ils ont obtenu en
raison de leur fin (qui était la paix de la république) que
le peuple rejetant la faute de leur malheur sur la négli
gence ou une erreur dans le culte, ou sur leur propre
désobéissance aux lois soit moins apte à se rebeller contre
leurs gouverneurs.... Ainsi, voyez—vous comment la religion
des Gentils était une partie de leur politique.(P.17—
178;p.114—1l5)’ 6
La religion réduite à n’être qu’une partie de “la politique
humaine”. A première vue la solution païenne au problème
politique de la religion ressemble fort à la solution de Hobbes
dans les limites de la seule raison. Les premiers fondateurs des
républiques des Gentils, comme le souverain dans le royaume de
Dieu selon la nature, ont seuls pouvoir de déclarer ce qui est
et ce qui n’est pas une loi de Dieu et de dire comment Dieu doit
être adoré. Pourtant cette solution, ou ce qui au 17e siècle en
était l’équivalent logique, le droit divin des rois, n’a jamais
été préconisé par Hobbes.’ 7 Hobbes n’a jamais enseigné que les
souverains devaient convaincre leurs sujets “qu’ils étaient eux—
mêmes d’une nature plus haute que les simples mortels, afin que
leurs lois soient plus facilement reçues”. Pourquoi ?
Il y a je pense au moins trois raisons étroitement liées qui
expliquent ce phénomène. 18 Selon Hobbes, le pouvoir du souverain
repose et doit reposer sur le consentement de ses sujets. C’est
par peur les uns des autres que les hommes abandonnent tous leurs
droits, afin qu’il les protège, à un seul homme, ou à une
assemblée. Ce contrat est un exercise hautement rationnel qui
prend place entre des agents rationnels. Ce n’est pas une
tromperie ou une fraude. Le pouvoir du souverain ne repose pas,
et ne doit pas reposer, sur son habileté à décevoir ses sujets.’
Le but de la subjétion est la protection, c’est de mettre un
terme à la peur. 2° Il semble donc que faire reposer le pouvoir du
souverain sur la peur des esprits invisibles est contraire à la
fin de l’institution poljtique, et que d’exploiter les terreurs

317
irrationnelles des sujets est contraire à la rationalité du
contrat. Telle est la première raison.
La deuxième raison est que les deux peurs qui sont respectivement
à l’origine de la religion et de la politique donnent lieu à deux
systèmes d’autorité incompatibles: la foi et l’obligation
2’ Ces deux peurs sont en fait radicalement différen
politique.
tes. La crainte des esprits invisible est irrationnelle, tandis
que la peur mutuelle que s’inspirent des hommes créés égaux est
rationnelle
•2 2
“De l’égalité procède la défiance, et de la défiance la guerre”,
dit Hobbes.(P.184;p.122) Par peur les uns des autres et par la
connaissance des conséquences terribles qui découlent de leur
égalité, les hommes, parce qu’ils reconnaissent cette égalité,
s’engagent les uns envers les autres. L’autorité politique est un
artifice qui provient de, et repose sur, la peur des autres et
l’égalité qui existe entre les hommes.
23 La crainte des esprits
jnvisibles ne vient pas de la connaissance certaine du mal que
des hommes créés égaux peuvent s’infliger les uns les autres. Au
contraire, elle procède de l’ignorance. Elle prend sa source dans
“L’anxiété du temps à venir”(P.169;p.105) qui résulte de
l’ignorance des causes naturelles et du désir de se protéger des
maux futurs. Cette sollicitude des hommes envers leur propre
fortune constitue un obstacle dans la découverte des causes des
phénomènes naturels, et “leur donne donc l’occasion de feindre
autant de dieux qu’il y a d’hommes qui les feignent”.
(P.170;p.106) Cette peur qui peuple l’univers d’entités non—
existantes freine les hommes dans la voie du savoir, car elle
leur donne l’impression de connaître ce qu’ils ne connaissent
pas. Cette peur est parfaitement irrationnelle. Elle est
irrationnelle dans son origine qui est l’ignorance. Elle est
irrationnelle aussi dans ses conséquences. La croyance en des
esprits invisibles ne réduit pas la peur, mais au contraire la
perpétue et préserve l’ignorance.
24
L’obligation politique selon Hobbes est une obligation morale
et toute infraction au contrat social est une injustice. Etant
donné la structure de ce contrat chez Hobbes, où les hommes
pactisent les uns avec les autres en faveur du souverain qui ne
prend pas part au contrat, toute la responsablilité et la charge
morale du contrat reposent sur ceux qui donnent leur foi: les
sujets.
La peur des puissances et des esprits invisibles est liée à un
autre système d’autorité, la foi. Lorsque le discours d’un homme,
nous dit Hobbes, ne commence pas par des définitions, qui sont
l’unique source de toute connaissance et de toute science, mais
par “ce que dit un autre dont il ne doute ni de l’habileté à
découvrir la vérité, ni de l’honnêteté à ne pas le tromper;
alors le discours ne concerne pas tellement la chose, que la

318
personne; et sa résolution est nominée croyance, et foi.”
(P.182;p.61) La croyance présuppose l’ignorance. Selon Hobbes, on
ne croit que ce que l’on ne connaît pas. Il s’ensuit que la foi
ne peut pas reposer sur la connaissance de la chose à laquelle
nous croyons, mais seulement sur la bonne opinion que nous avons
de celui qui nous propose d’y croire. La croyance est donc “à la
fois dans la personne et dans la vérité de ce qu’il dit”.
(P.132;p.61) La foi est donc un système d’autorité et une forme
de dépendance entre les hommes. 25
Or les caractéristiques de la foi sont parfaitement contraire à
celles de l’obligation politique. La foi repose sur la bonne
opinion que nous avons en l’habileté d’un autre à connaître la
vérité lorsque nous reconnaissons nous—mêmes notre propre
ignorance. Cela signifie que la foi repose sur la reconnaissance
de la supériorité d’un autre, et non pas comme l’obligation
politique sur la reconnaissance de l’égalité entre les hommes.
Elle repose aussi sur la bonne opinion que nous avons de ses
dispositions à ne pas nous tromper. C’est dire que la foi repose
sur la confiance , et non pas sur la défiance et la peur des
autres hommes. De plus la foi n’implique le transfert d’aucun
droit et donc ne donne lieu à aucune obligation, du moins de la
part de celui qui donne sa foi. Parce que la foi repose sur la
bonne opinion que nous avons d’un autre, elle impose sur ceux par
qui la foi est acquise, sur le clergé et les prêtres qui
cultivent les premiers germes de la religion et reçoivent la foi
du peuple, l’obligation morale de ne pas les tromper volontaire
ment. Si le peuple en vient à perdre la foi nous dit Hobbes, tout
le poids et toute la responsabilité morale de cet état de choses
retombent sur les prêtres et le clergé. (P.133;p.62)
Le souverain ne devrait pas appuyer son pouvoir sur les croyances
religieuses de ses sujets, parce que la peur des esprits
invisibles est irrationnelle, et parce que la foi, en tant que
système d’autorité, est exactement le contraire de l’obligation
politique. La troisènie et dernière raison pour laquelle le
souverain ne doit pas adopter la solution païenne au problème
politique de la religion est que le processus de transformation
religieuse est parfaitement indépendant de sa puissance.
Hobbes distingue quatre causes des transformations religieuses.
Toutes ces causes renvoient à la nature de la foi et elles
mettent en relief ce qui l’oppose à l’autorité politique. La
première cause de transformation religieuse c’est lorsqu’on
ordonne de croire en une proposition contradictoire, “car cela
détruit la réputation de sagesse”. (P.179;p.116) La seconde c’est
lorsque les membres du clergé disent ou font “des choses, qui
semblent être des signes, qu’ils exigent des autres de croire des
choses auxquelles ils ne croient pas eux—mêmes”. (P.180;p.117)
Cela, dit Hobbes, “enlève la réputation de sincérité”.
(P.180;p.117) La troisième cause, qui “enlève la réputation
d’amour”(P.180;p.11 7) c’est d’être soupçonné de fins privés comme

319
lorsque les prêtres imposent des actes dont tout l’avantage ne
semble revenir qu’à eux. La dernière cause est le manque de
témoignage des miracles, et au sujet de cette cause, Hobbes
ajoute le commentaire suivant:
Lors de l’implantation de la religion chrétienne les oracles
ont partout cessé dans l’Empire Romain, et le nombre de
chrétiens s’accroissait de façon extraordinaire chaque jour,
et en chaque lieu, grâce à la prédication des apôtres et des
évangélistes; une grande part de ce succès peut être
attribué cependant au mépris dans lequel étaient tombés les
prêtres des Gentils de ce temps, par leur impureté, leur
avarice, leur perfidie envers les princes. La religion de
Rome aussi fut partiellement abolie, pour cette même raison,
en Angleterre, et dans plusieurs autres endroits de la
chrétienté; car le manque de vertu des pasteurs fait faillir
la foi du peuple:... et incline les hommes à se révolter
contre eux, soit contre la volonté de leur princes, comme en
France et en Hollande, soit avec leur accord, comme en
Angleterre... (P.181—182;p.118—119)
Je peux donc attribuer tout changement de religion dans le
monde, à une seule et même cause, et c’est, des prêtres
désagréables; et cela non seulement chez les catholiques,
mais même dans cette église qui a le plus espéré de la
Réforme. (P.183;p.120)
Hobbes, à ma connaissance, n’a jamais affirmé que la cause des
changements de gouvernement tenait à des souverains désagréables,
mais au manque de pouvoir absolu. Par delà leur caractère
polémique et provocateur les explications hobbesiennes des causes
des tranformations religieuses renvoient à la structure de la
foi, à la bonne opinion que nous avons de l’habileté d’un autre à
ne pas nous décevoir et à connaître la vérité. Telles sont les
qualités qui font défaut aux prêtres désagréables. La philosophie
politique ne recommande pas la solution païenne au problème
politique de la religion, pour l’excellente raison que cette
solution soumet le pouvoir et la légitimité du souverain à un
processus de transformations religieuses qu’il ne peut maîtriser.
Nous commençons à avoir une meilleur compréhension du probière
politique de la religion. Parce la foi n’est pas une connaissance
et peut donc être abusée et parce que la peur des esprits
invisibles est irrationnelle, le souverain se doit de donner une
certaine attention à la foi et aux croyances de ses sujets. Il le
doit, de peur que “des gens malicieux et ambitieux abusent le
peuple” et le rendent inapte à l’obéissance civile.(P.93;p.19) Le
souverain est contraint de s’intéresser à la religion de ses
sujets parce que “le Spirituel, bien qu’il demeure dans
l’obscurité des distinctions scolastiques et des paroles sévères;

14
320
ne peut néanmoins manquer d’un parti suffisant pour troubler, et
parfois même détruire une république, parce que la peur des
ténèbres et des fantômes est plus grande que les autres
peurs.”(P.371;p.351) Inversement, et pour exactement les mêmes
raisons, parce que la peur des esprits invisibles est plus grande
que les autres peurs, parce que le processus de transformations
religieuses n’est pas en son pouvoir, et parce que “la foi est
naturellement invisible, et en conséquence exempte de toute
juridiction hurnaine”(P.550;p.545), le souverain ne doit pas faire
reposer son pouvoir sur les croyances religieuses de ses sujets.
Il ne doit pas lier sa légitimité à des opinions religieuses
mouvantes, mais au consentement de ses sujets exprimé dans un
contrat rationnel.
De là découle cette étrange solution hobbesienne, l’érastianisme,
qui assujettit entièrement la religion au pouvoir du souverain.
Lui seul peut dire ce qui est et ce qui n’est pas parole de Dieu,
et comment Dieu veut être adoré. Le souverain a tout pouvoir pour
réglementer le comportement du clergé et pour légiférer en
matière religieuse. Ce pouvoir et cette légitimité, selon Hobbes,
reposent sur l’abandon des droits des sujets au cours d’un
contrat rationnel dont le motif est la peur réciproque. Le
pouvoir et la légitimité du souverain n’ont aucune garantie
divine, seulement une fondation rationnelle et politique.
L’érastianisrne apparaît donc comme une solution de distance
optimale dans une situation de “double—bind”. Le souverain ne
peut pas se désintéresser entièrement des opinions religieuses de
ses sujets, parce qu’il peut mourir de ces opinions, et il ne
peut pas les contrôler entièrement, parce la foi est par nature
exempte de toute juridiction humaine. L’érastianisme de Hobbes
est une solution fragile et incertaine, qui tente de soumettre
une plus grande peur à une moindre peur, la peur des esprits
invisibles à la peur des autres hommes, 26 sans pour autant
soumettre le pouvoir du souverain au pouvoir de Dieu ou la
politique à la religion. Pourtant dans le système hobbesien cette
solution est la meilleure que la raison puisse fournir. Les
hommes sont religieux par nature, et la philosophie politique,
comme le souverain, prend les hommes comme ils sont et non pas
comme ils devraient être.

E]
321
CHAPITRE II
Le problème politique de la religion vient de ce que la peur est
l’origine commune de la religion et de la politique. C’est la
peur qui entrelace les préceptes de la religion et les lois du
souverain. C’est elle qui incite les hommes à doubler de
sanctions divines les liens qui les unissent, même si, comme nous
le dit Hobbes, “le serment n’ajoute rien à l’obligation”.
(P.201;p.142) Le souverain, quoiqu’il en ait ne peut pas apaiser
complètement cette peur. Il ne peut convaincre ses sujets que la
crainte des esprits invisibles est irrationnelle, car la foi
n’est pas soumise à l’empire de son pouvoir. Il s’ensuit qu’il
ne peut défaire les liens qui unissent la religion à la politi
que. Le philosophe politique ne peut guère mieux: il condamne le
souverain à l’érastianisme, à contrôler la religion sans y
commettre sa légitimité. Cependant le problème politique de la
religion demeure car les lois de Dieu peuvent contredire celles
du souverain, et la peur des esprits invisibles peut être
utilisée contre le pouvoir politique.
Ceci dit, pas plus qu’aux autres hommes n’est—il inderdit au
philosophe politique d’espérer. Or à bien y réfléchir, une
solution au problème politique de la religion pourrait venir de
la religion elle—même, plus précisément du processus de transfor
mations religieuses qui échappe au pouvoir du souverain. Pour
cela, il faut une religion qui calme la peur des hommes. Une
religion qui apaise leur anxiété des temps à venir en répondant
à la question: “Que puis—je espérer ?“ Une religion qui dissocie
le domaine religieux de la politique en enseignant que seul le
souverain, et non la religion, répond à la question: “Que dois-je
faire?” Cependant cette solution ne sera une bonne solution que
si cette religion non seulement enseigne la séparation du
religieux et du politique, et la présente comme un commandement
divin, mais que si de plus elle réalise de fait dans l’histoire
la dissociation des deux domaines. Sans cela elle risque de
demeurer lettre morte, comme la solution parfaite offerte par la
philosophie politique. Peu importe au souverain qu’il possède une
interprétation du christianisme conforme à ses droits s’il n’en
peut convaincre ses sujets. La solution ne peut venir que d’un
processus historique de transformations religieuses qui conduit
peu à peu à une séparation totale des domaines de la politique et
de la religion. Elle ne peut venir que d’une évolution historique
qui mène à une république où la religion n’est plus une partie de
la politique, ni la politique une partie de la religion, à une
république qui n’est plus d’aucune religion.

322
Le royaume de Dieu par nature ne peut pas exister. C’est une
république dont le représentant est muet dont le souverain se
refuse à agir. Le silence divin abandonne le souverain politique
à ses propres inventions en ce qui concerne la religion. Il ne le
livre pas pour autant pieds et poings liés au problème politique
de la religion. Hobbes ne suppose aucune source d’autorité
religieuse autre que le souverain. Il ne suppose aucune peur des
esprits invisibles, mais seulement la croyance rationnelle en un
Dieu unique créateur omnipotent. Le royaume naturel de Dieu qui
correspond à la politique des hommes en l’absence de toute
religion positive, et durant le silence de la seule et unique
divinité, définit donc une politique selon la seule raison. C’est
pourquoi, à la fin de ce passage où Hobbes dit qu’une république
n’étant qu’une seule personne elle doit aussi exhiber un seul
culte, il ajoute: “et donc lorsque sont permis plusieurs cultes
procédant des diverses religions des hommes, on ne peut pas dire
qu’il y ait un culte public, ni que la république ne soit
d’aucune religion.” (P.405;p.390)
En dépit de son impossibilité naturelle, l’idée d’un royaume de
Dieu n’est pas irrationnelle pour les acteurs hobbesiens. Ils
croient en un Dieu créateur omnipotent. Le peu de connaissances
qu’ils ont de lui les force de s’inspirer de la façon dont ils
agissent les uns envers les autres pour découvrir quelle attitude
ils doivent adopter à son égard. Or étant donné “qu’à ceux...
dont le pouvoir est irrésistible adhère naturellement l’empire
sur tous les hommes”(P.397;p.381) il est rationnel pour les
acteurs hobbesiens de considérer Dieu comme leur souverain et de
se concevoir eux—mêmes comme ses sujets. Au sein du système
hobbesien l’idée d’un royaume de Dieu est rationnelle, mais dans
les limites de la seule raison elle demeure une simple idée. Si
la raison peut conduire les hommes jusqu’à cette idée, elle ne
peut les mener plus loin. Le Royaume ne peut devenir réel que par
une initiative divine, que par une révélation qui met un terme à
son silence. C’est là la première condition.
La seconde est la suivante. Le Royaume ne peut devenir réel que
si les hommes acceptent l’initiative divine, que s’ils reçoivent
la révélation et consentent au gouvernement de Dieu. Le Royaume
est une institution politique qui repose sur le consentement des
sujets. Or selon Hobbes, les hommes n’acceptent de se soumettre
au pouvoir politique que pour une bonne raison , une raison qui
constitue un bien pour eux. Mais voilà, les institutions
politiques humaines sont en un sens parfaites. Elles mettent
terme à ce qui est “pis que tout” dans l’état de nature, “le
danger et la peur continuelle d’une mort violente”. (P.186p.l24—
125) Il s’ensuit que les exigences de la raison hobbesienne ne
seront satisfaites que si Dieu offre aux hommes une protection et
une sécurité qu’aucun souverain humain ne peut offrir. Il ne
s’agit pas d’une protection et d’une sécurité plus grande. Etant
donné que le pouvoir du souverain est “aussi grand qu’il est
possible d’imaginer que les hommes le fasse”, (P.26Op.219) cette

323
protection est déjà absolue. Dieu doit plutôt offrir une
protection et une sécurité d’un type différent.
Il convient de mentionner une dernière chose avant d’en venir à
l’interprétation hobbesienne du texte biblique. Il s’agit de ce
Hobbes nomme les “châtiments naturels” de Dieu.
Il n’y a pas d’action d’un homme en cette vie qui ne soit le
début d’une chaîne de conséquences si longue qu’aucune
providence humaine n’est suffisamment élevée pour en laisser
entrevoir la fin. Et dans cette chaîne sont liés des
événements agréables et désagréables de telle manière que
quiconque accomplit quelque chose pour son plaisir doit
s’engager à souffrir les peines qui y sont annexées; et ces
peines sont les châtiments naturels de ces actions qui sont
le début de plus de mal que de bien. Et c’est ainsi que
l’intempérance est naturellement punie par la maladie;
l’emportement par la malchance; l’injustice, par la violence
des ennemis; l’orgueil par la ruine; la lâcheté par
l’oppression; le gouvernement négligent des princes par la
rebellion; et la rebellion par le carnage. Or étant donné
que les châtiments sont conséquents à l’infraction à la loi,
les châtiments naturels doivent être naturellement consé
quent aux infractions aux lois de la nature; et les suivre
comme leurs conséquences naturelles et non pas arbitrai
res. (P.406407;p.391_392)2?
Les châtiments naturels de Dieu sont intéressants en raison de
leur ambiguité éthique et épistémique. Les châtiments naturels de
Dieu découlent naturellement, et non arbitrairement de toute
infraction aux lois de la nature. Puisque les lois de la nature
nous sont connues,
28 nous pouvons en principe connaître les
chàtiments divins. Cependant Hobbes nous dit qu’ils font partie
d’une chaîne de conséquences si longue, qu’aucun homme ne peut en
entrevoir la fin. Il s’ensuit que les châtiments de Dieu ne
peuvent pas être connus. Cette ambiguité correspond parfaitement
à l’existence limitée et idéelle que possède le royaume de Dieu
par nature. L’idée de ce royaume est rationnelle pour un acteur
hobbesien, et l’idée de châtiments naturels de Dieu en découle.
Au vu de ce royaume et de ce que nous enseigne la raison, ces
châtiments ne peuvent être que les conséquences naturelles des
infractions aux lois de la nature. Par contre, ce que la raison
ne nous enseigne pas c’est quel événement, celui—ci ou celui—là,
est un châtiment divin. Si elle l’enseignait, le royaume de Dieu
existerait ici et maintenant et Dieu nous gouvernerait en
personne. Tant que Dieu demeure silencieux aucune providence
humaine ne peut nous laisser entrevoir la fin.
L’arnbiguité éthique suit l’ambiguité épistémique. “L’orgueil, par
I-

324
la ruine; la lâcheté par l’oppression; le gouvernement négligent
des princes par la rebellion; et la rebellion par le massacre”
29 Les souverains sont sujets aux lois naturelles de
dit Hobbes.
Dieu et ils peuvent être punis par lui. Cependant Hobbes n’a
jamais affirmé qu’une rebellion pouvait être juste ou légitime.
Au contraire, selon lui, toute révolte contre l’ordre établi est
toujours un crime et un péché. Les sujets ne peuvent jamais tirer
avantage des châtiments divins pour justifier leurs crimes. La
raison en est qu’ils ne peuvent jamais savoir s’ils accomplis
sent les châtiments de Dieu ou non. Il s’en suit qu’ils ne
peuvent jamais être tenus à une action telle que la révolte, car
ils connaissent leur obligation envers le souverain. La révolte
peut être un acte de justice divine, néanmoins, elle est toujours
une injustice humaine.
Il s’ensuit qu’il peut exister une histoire d’injustices humaines
qui est simultanément l’histoire de la justice divine, et que
l’action de Dieu dans l’histoire peut être réalisée par les
hommes. Evidemment, au sens hobbesien strict, aucun homme ne peut
prétendre connaître ceci, mais il peut y croire.
La raison nous conduit vers l’idée d’un royaume de Dieu qui ne
peut exister que comme le résultat d’une initiative divine. C’est
dire que la raison nous conduit, en un sens, à attendre la
révélation. Mais comment la raison doit—elle réagir à la
révélation? Comment doit—elle la recevoir? Comment peut—elle la
reconnaître? Avant de se demander ce qu’est une politique
conforme à la révélation, il nous faut savoir comment le silence
divin peut être rompu. Comment ses commandements peuvent être
entendus? Comment ses châtiments peuvent être compris, et ses
récompenses reçues?
La raison nous a conduit jusqu’à la révélation et Hobbes ne voit
pas pourquoi maintenant, à l’orée des livres saints, nous
devrions l’abandonner. “Nous n’avons pas à renoncer à nos sens et
à notre expérience, et pas d’avantage à ce qui est indubitable
ment la parole de Dieu, à savoir notre raison natu—
relle.”(P.409;p.395) Etant donné que, par hypothèse, Dieu n’est
pas un être incohérent, il s’ensuit que “bien qu’il y ait
beaucoup de choses, dans la parole de Dieu, qui soient au dessus
de la raison, (c’est—à-dire qui ne sauraient être démontrées ou
réfutées par la raison naturelle) , il ne s’y trouve néanmoins
rien de contraire à celle—ci: quand cela paraît être le cas, la
faute en est soit à notre interprétation niaihablile, soit à notre
ratiocination erronée.”(P.409—410;p.396) Les termes selon
lesquels sera conduite l’enquête sont clairs: la révélation ne
contredit pas la raison, celle—ci demeura le guide de l’enquête
et l’aune à laquelle seront évaluées les différentes interpréta
tions de 1’Ecriture Sajnte. C’est à la raison que revient le rôle
de déterminer ce qui lui est et ce qui ne lui est pas conforme,
ainsi que ce qui est et ce qui n’est pas décidable par elle.

P]
325
Examinons maintenant une première application de cette méthode.
Comment Dieu peut—il nous parler, demande Hobbes. Il répond que
Dieu ne peut nous parler que de deux manières: soit directement,
par une révélation spéciale et immédiate, soit indirectement,
“par la médiation d’un autre homme auquel il a antérieurement
parler lui—même immédiatement.”(P.410;p.397) De quelle façon a
lieu une telle révélation immédiate “peut être adéquatement
compris de ceux à qui il a ainsi parlé”(ibid), mais cela est
impossible à comprendre par ceux qui n’en ont pas fait l’ex
périence. Il s’ensuit que si quelqu’un prétend que Dieu lui a
parlé de façon surnaturelle et jmmédiate, “et que j’en doute, je
ne peux concevoir aisément quelle preuve il pourrait produire
pour m’obliger à croire ce].a.”(P.411;p.397) S’il dit que Dieu lui
a parlé en rêve, je dirai qu’il a rêvé que Dieu lui a parlé. S’il
dit que Dieu lui est apparu dans une vision, je dirai qu’il a
“rêvé dans un état intermédiaire entre le sommeil et la vielle.”
(ibid) “Ainsi, quoique le Dieu Tout-Puissant puisse parler à un
homme au moyen de songes, de visions, de voix et d’inspiration,
il n’oblige néanmoins personne à croire qu’il en a usé ainsi
3° La raison ne peut
envers celui qui le prétend”.(P.411;p.398)
pas décider entre les vrais et les faux prophètes, du moins elle
ne le peut avec certitude. Il s’en suit que Dieu ne m’oblige
3’
jamais à recevoir un homme comme prophète.
La révélation est—elle donc impossible? Non, mais elle ne
m’oblige pas. Dieu n’oblige pas ceux à qui il n’a pas révélé sa
volonté immédiatement. Ceux—là ne peuvent recevoir la parole de
Dieu que par la médiation des autres hommes “dont ils ne mettent
en doute ni l’aptitude à connaître la vérité, ni l’honnêteté pour
ce qui est de ne pas tromper.” (P.132;p.61) La foi, non l’obliga
tion politique, constitue le moyen adéquat de transmettre la
révélation.
Or si la raison ne nous fournit pas de critère adéquat pour
distinguer entre les vrais et les faux prophètes, peut—être Dieu
nous a-t—il donné un signe à cet effet. Le problème bien sur est
celui du caractère circulaire de cet argument. Il faut déjà avoir
répondu à la question afin de pouvoir y répondre. Comment un
homme qui n’a reçu aucune révélation divine immédiate peut-il
avoir accès aux signes divins qui distinguent les vrais prophè
tes? La réponse à cette question présuppose que la réponse est
déjà connue. Elle présuppose que nous savons déjà qui sont les
vrais prophètes de Dieu (ou du moins certains d’entre eux) et
qu’ils nous ont transmis des signes indubitables qui nous
permettent de distinguer les vrais prophètes des faux. Elle
présuppose que les vrais prophètes sont ceux auxquels nous
croyons déjà.
La réponse hobbesienne tirée des Ecritures Saintes reproduit
cette difficulté. Il existe, dit Hobbes, deux marques “qui,
réunies, et non séparément, doivent faire reconnaître un vrai

326
prophète.” (P.412;p.398) La première est l’accomplissement de
miracles. Les miracles pourtant ne sont pas suffisants. Ils
appartiennent à la même catégorie d’événements surnaturels que la
révélation et sont sujets au même type de doutes. Les miracles
sont des événements extraordinaires qui, par définition,
n’apportent aucune évidence rationnelle de leur vérité.
32 Les
miracles, comme la révélation, ne peuvent être ni démontrés, ni
réfutés par la raison, et la Bible rapporte nombre de miracles
accomplis par des faux prophètes. Un second signe est donc
necéssaire et c’est le suivant: “le fait de ne pas enseigner une
autre religion que celle qui est déjà établie.”(P,412;p.398) Il
s’ensuit, dit Hobbes, que les miracles qui nous induisent à
abandonner la religion déjà établie ne sont pas les signes d’une
révélation particulière mais des épreuves de notre fidélité. La
foi enseigne à ceux à qui Dieu n’a pas révélé sa volonté de façon
immédiate à croire ce qui est déjà cru, et à recevoir comme vrais
prophètes ceux qui sont déjà reçus comme tels. C’est exactement
ce que fait Hobbes.
Etant donné que de nos jours il n’y a plus de miracles,
nous n’avons plus de signes à quoi reconnaître les révéla
tions ou inspirations prétendues d’aucun particulier, ni
d’obligation de prêter l’oreille à aucune doctrine, au delà
de ce qui est conforme aux Saintes Ecritures, lesquelles,
depuis le temps de notre Sauveur, remplacent toute autre
prophétie et en compensent adéquatement le manque; et
desquelles, par une sage et docte interprétation, et une
soigneuse ratiocination, peuvent aisément être déduits sans
possession divine ou inspiration surnaturelle, toutes les
règles et tous les préceptes nécessaires à la connaissance
de nos devoirs tant envers Dieu qu’envers les
hommes. (P.414;p.401)
Le problème devient soudainement plus difficile. Quelle est la
religion déjà établie en Angleterre au temps de Hobbes, et dans
toutes la Chrétienté déchirée par les guerres de religions?
Comment peut—on réconciijer l’exigence de raison et d’univer
salité de la philosophie avec ces multiples Credos opposés? Que
sont ces Ecritures Saintes, dont doivent être tirée la connais
sance de nos devoirs envers Dieu et envers les hommes, puisque ni
ls catholiques ni les diverses sectes protestantes ne reconnais
sent la canonicité des mêmes livres de l’Ancien Testament. Et
comment peut—on résoudre ces questions sans tomber dans “les
désordres du temps présent” qui ont occasionné la rédaction de ce
“traité du gouvernement ecclésiastique et civil”?(P.728;p.720)
La réponse de Hobbes distingue entre la question de la canonicité
des livres de la Bible et la question de leur authenticité ou de
leur autorité. Les canons, dit Hobbes, sont les règles de la vie
chrétienne. Or “puisque toutes les règles de vie que l’on est en
conscience tenu d’observer sont des lois”, (P.415;p.403) et

327
rj.
puisque le souverain est seul législateur, il s’en suit que seuls
sont canoniques “les livres qui sont établis comme tels par
l’autorité souveraine”.(p.415;p.403) Cette réponse lapidaire et
sans concession est une formulation type de l’érastianisme
hobbesjen. La religion et la révélation sont ce que la république
déclare qu’elles sont. 33 Mais ce n’est là qu’une partie de la
réponse.
Au chapitre précédent, au moment où il discute de la question de
la révélation directe et indirecte, Hobbes nous apprend que s’il
se trouve que la personne qui a reçu une révélation directe est
aussi mon souverain, “il peut m’obliger à une obéissance qui me
conduira à ne pas faire connaître par mes actes ou par mes
paroles que je ne le crois pas; mais non pas à penser autrement
que ma raison me le persuade.”(p.411;p.397) La question de la
canonicjté des saintes Ecritures “énoncée dans ses véritables
termes, c’est: par quelle autorité sont—elles faites lois
?“(P.425;p.414) Hobbes répond sans cesse qu’elles ne peuvent être
faites lois que par l’autorité du souverain. Mais le souverain
qui ne peut m’obliger “à penser autrement que ma raison me le
persuade” ne décide ni de la vérité ni de l’authenticité de la
révélation.
“Qui furent les rédacteurs originaux des divers livres de
l’Ecriture Sainte, cela ne ressort clairement d’aucun autre
témoignage historique”.(p.416;p.405)34 Il s’en suit que la
réponse selon Hobbes doit être cherchée dans la Bible elle—même.
Une analyse textuelle conduit Hobbes à s’inscrire en faux contre
l’opinion courante selon laquelle Moïse est l’auteur du Pentateu—
Au dernier chapitre du Deutéronome il est écrit “à propos du
sépulcre de Moïse, que nul homme ne connaît son sépulcre à ce
iour.”(P.418;p.4o5) Hobbes conclut, en raison du temps du verbe
qui est employé, que ces mots doivent avoir été écrit après la
mort de Moïse. De même dans les Nombres, chapitre 21, l’auteur
fait référence à une source plus ancienne , “le Livre des guerres
du Seigneur, où étaient consignées les actions de Moïse à la Mer
Rouge et au torrent d’Arnon.”(P.418;p.4o6) Hobbes en conclut que
les cinq livres de Moïse furent écrits longtemps après sa mort et
qu’ils furent compilés à partir de sources plus anciennes. La
même méthode d’analyse textuelle appliquée aux autres livres de
l’Ancien Testament donne des résultats similaires. (P.418—
422 ;p.405-411) En ce qui concerne les livres du Nouveau Testa
ment, Hobbes nous dit qu’ils furent écrits par les Apôtres, pas
plus d’une génération après la mort du Christ, mais qu’ils ne
furent “reçus et reconnus par l’Eglise comme ayant été écrits par
eux”(P.422;p.411) qu’au Concile de Laodicée en 364.
Et il est vrai qu’à cette époque l’ambition s’était emparée
des grands docteurs de l’Eglise, au point qu’ils ne
considéraient plus les empereurs, fussent—ils chrétiens,
comme les pasteurs du peuple, mais comme des brebis du
troupeau (et, s’ils n’étaient pas chrétiens, comme des

328
loups) , que ces docteurs s’efforçaient de faire admettre
leur doctrine non comme les conseils et informations
qu’apporte un prédicateur, mais comme les lois d’un
gouverneur absolu, et qu’ils comptaient comme de pieuses
fraudes celles qui tendaient à rendre le peuple plus
obéissant à la doctrine chrétienne: néanmoins je suis
persuadé que tout ceci ne les conduisit pas à falsifier les
Ecritures (bien que les copies des livres du Nouveau
Testament fussent entre les mains des seuls ecclésiasti
ques), parce que, s’ils avaient eu l’intention de le faire,
ils les eussent surement rendues plus favorables qu’elles ne
le sont à leur pouvoir sur les princes chrétiens et la
souveraineté civile. Je ne vois donc pas de raisons de
douter (P.423;p.412)
Tant la méthode d’analyse textuelle hobbesienne que les con
clusions auxquelles elle arrive sont en rapport étroit avec sa
conception de la foi. Il intérroge les textes dans leur capacité
à affirmer sans contradiction que Moïse est l’auteur du Pentateu
et il contrôle l’honnêteté des ecclésiastiques à ne pas
35 La méthode d’analyse textuelle hobbesienne est
nous tromper.
une critique rationnelle de la croyance, attentive aux deux
critères de la foi.
36 Cette méthode de plus, est isomorphe au
processus de transformations religieuses qui fut décrit au
chapitre 12. L’habileté de connaître la vérité et l’honnêteté à
ne pas nous tromnper sont les deux qualités qui font défaut aux
“prêtres désagréables”.
Or qu’est—ce que cela signifie que de dire que le Pentateugue ne
fut pas écrit par Moïse, mais au contraire rédigé longtemps après
sa mort, à partir de sources qui sont aujourd’hui perdues? Ainsi
que Pocock l’a très bien montré, me semble—t—il, l’approche
hobbesienne des textes saints implique une historisation de la
révélation.
37 Ce que Hobbes nous montre c’est que ce texte, que
nous considérons comme sacré, ne fut pas révélé et donné une
seule fois pour toute dans le passé, et depuis lors transmis de
générations en générations jusqu’à nous. Ce qu’il suggère c’est
que le processus de transmission fait partie du texte, qu’il fait
partie de la révélation. De même que la révélation rapporte des
faits et des événements historiques, elle se fait et se cons
titue, elle s’écrit historiquement. Il n’y a pas de texte sacré
qui soit antérieur à ce processus de transmission. Ce qu’il y a à
l’origine ce sont des événements qui nous sont inconnus et qui se
constituent pour nous comme événements dans le processus de
transmission historique qui écrit le texte. Le texte sacré que
38
nous possédons est le résultat de ce processus de transmission.
Le texte sacré se constitue dans le processus de reprise, de
retranscription et de réinterprétation des sources anciennes.
Cela signifie simultanément que l’interprète actuel du texte, en
l’occurence Thoinas Hobbes, ne se trouve pas dans une position qui
est radicalement différente de celle du compileur originel. Tous

329
deux sont les interprètes d’une source plus ancienne. Il s’ensuit
que la révélation, en un sens, se prolonge jusqu’à Hobbes et que
ni lui ni son temps ne sont, en principe, extérieurs à l’histoire
sacré qui est rapportée dans le texte.
Malgré l’autorité du seul souverain à transformer les Ecritures
Saintes en lois, la vérité et l’autorité des écritures selon
Hobbes reposent sur un processus historique de transformations
religieuses qui échappe au pouvoir du souverain. L’isomorphisme
qui existe entre la conception hobbesienne des causes des
transformations religieuses, sa méthode d’interprétation des
textes saints et sa vision du processus historique qui écrit le
texte biblique, suggère que la révélation continue jusqu’à
Hobbes. Cette interprétation serait justifiée si l’on pouvait
montrer que selon Hobbes, les “désordres des temps présents”
réalisent historiquement son interprétation de la révélation et
que de ce fait, la guerre civile anglaise, cette suite d’injus
tices humaines, est aussi l’action de la justice divine dans
1 ‘histoire.

330
Chapitre III
L’interprétation de Hobbes de la chute d’Adam constitue la clef
de sa lecture de la Bible. Il reprend ce thème au moins quatre
fois dans le Léviathan.
39 Les deux premières analyses mettent en
évidence les conséquences politiques de la chute, les deux
dernières ses implications eschatologiques. Ces deux aspects sont
complémentaires, et ils définissent le cadre temporel au sein
duquel prennent place les institutions politiques humaines. Je
traiterai de chaque groupe séparément.
Commençons par la seconde interprétation du premier groupe. Le
but de Hobbes au chapitre 35 est de définir l’expression “Royaume
de Dieu” au sens des Ecritures Saintes. Il argue qu’elle a
quelquefois la signification métaphorique “d’empire sur le
péché” mais qu’elle signifie le plus souvent un “royaume au sens
propre”(P.442; p.434). Depuis le début de la création Dieu eut
“des sujets particuliers, auxquels il commandait par une voix,
comme un homme parle à un autre. C’est de cette manière qu’il
régna sur Adam et qu’il lui donna l’ordre de s’abstenir de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal.”(P.443; p.434) Au
commencement donc était le royaume de Dieu. Quand Adam désobéit
“en tentant de s’arroger la nature divine, afin de juger du bien
et du mal, non par les ordres de son créateur, mais par son
sentiment propre, son châtiment fut la privation de l’état de
vie éternelle.”(P.443; p.434) La première interprétation,
chapitre 20, nous rappelle que le diable tenta Eve en lui disant
que s’ils mangeaient du fruit de l’arbre du savoir, “ils seraient
comme des dieux, connaissant le bon et le mauvais. Là—dessus, ils
le mangèrent tous deux, et s’arrogèrent effectivement la fonction
de Dieu: le fait de juger du bon et du mauvais; mais ils n’y
gagnèrent aucun surcroît d’aptitude à distinguer droitement entre
l’un et l’autre.”(P.259—260; p.218)
4° Hobbes en conclut qu’il
“est clairement (quoiqu’allégoriquement) signifié que les ordres
de ceux qui ont le droit d’en donner ne doivent être ni censurés
ni discutés par leurs sujets.”(P.260; p.219)
Quelle est donc exactement l’allégorie? Que les souverains,
depuis le péché d’Adam, occupent la place qui était celle de Dieu
avant la chute? Surement, si au commencement était le royaume de
Dieu et si les rois règnent en l’absence de Dieu. Mais l’allé
gorie nous enseigne aussi que ce n’est pas seulement à la mort
que nous avons été condamnés par la faute d’Adam. Dieu a donné à
Adam ce qu’il a voulu, et il a condamné sa descendance à remplir
la fonction divine, à juger du bon et du mauvais.

331
Les deux caractéristiques principales de l’état de nature, selon
Hobbes, sont: l’égalité physique entre les honunes, par rapport à
la mort violente, et leur égalité intéllectuelle dans leur
prétention partagée, chacun pour soi, de définir ce qui est bien
et ce qui est mal. Les tentatives de tous engendrent l’incapacité
de chacun et produisent une situation où il n’y a plus ni bien ni
mal. (P.188; p.126) “Ils n’y gagnèrent, dit Hobbes, aucun surcroît
d’aptitude à distinguer droitement entre l’un et l’autre.” Ces
voix opposées au sujet du bien et du mal attisent la guerre de
tous contre tous. Et les hommes, afin d’être protégés de la mort,
sont, par nécessité, forcés de pactiser les uns avec les autres
et d’élire un souverain, qui les gouvernera par ses paroles et
ses lois, et de lui abandonner le seul droit de décider de ce qui
est bien et de ce qui est mal. (P.234, P.311—313; p.185, p.281—
283) Condamnés par Dieu à mourir, les hommes sont aussi condamnés
afin de vivre, à se donner à eux-mêmes ce que Dieu dès l’origine
était prêt à leur donner. Dieu a condamné l’humanité à ce qu’Adam
désirait, à juger du bien et du mal. La chute d’Adam nous a
condamnés au Léviathan et à la philosophie politique, à une
politique selon la seule raison, au royaume naturel de Dieu. Par
la mort, nous sommes maintenant forcés de consentir au règne du
“dieu mortel” (P.227; p.178) Léviathan. Par rapport à Dieu nous
sommes toujours dans l’état de nature, et bien que le “dieu
mortel’ nous protège de la mort violente, le seul Dieu tout
puissant continue de nous tuer comme des “ennemis”. (P.396;
p.379)
“Il plut ensuite à Dieu de parler à Abraham et de conclure un
pacte avec ].ui.”(P.443; p.434) Nous sommes cette fois confrontés
à la révélation et à un problème que nous avons déjà rencontré,
celui de réception. La révélation met un terme au règne naturel
de Dieu pour le peuple d’Israel et fonde son royaume prophétique.
Or le royaume de Dieu, selon Hobbes, est un “royaume constitué
selon un mode particulier par les suffrages du peuple d’Israel;
consistant en ce qu’ils choisirent Dieu conune leur roi, par un
pacte.”(P.442; p.434) La difficulté est la suivante: Dieu ne
parla qu’avec Abraham. Comment le peuple exprima-t—il ses
suffrages et comment conclut—il un pacte avec Dieu, sans
révélation spéciale et immédiate? Par le biais d’Abraham, nous
dit Hobbes, qui exerçait sur sa famille une domination pater—
nelle, car “leurs volontés (qui sont la matière de tout pacte>
étaient avant le contrat impliquées dans celle d’Abraham.”(P.500;
p.495—496) Le peuple d’Israel ne pactisa pas directement avec
Dieu, mais seulement indirectement. C’est seulement par le
contrat antérieur et tacite qui le liait à Abraham qu’il fut
contraint de recevoir comme commandements de Dieu ce qu’Abraham
lui commandait au nom de Dieu. ‘
Moïse renouvela le pacte avec Dieu, mais, nous dit Hobbes, “il
n’avait pas autorité pour gouverner les Israélites en tant que
successeur du droit d’Abraham.”(P. 502; p.497)
42 D’où venait donc
son autorité? “EC)e ne pouvait être le commandement de Dieu qui

332
les obligeait, puisque Dieu ne leur parlait pas directement, mais
par la médiation de Moïse.”(Ibid) “Aussi son autorité, comme
celle de tous les autres princes doit—elle être fondée sur le
consentement du peuple et sa promesse de lui obéir.”(P.502;
p.498)
Il est relativement difficile de pousser plus loin la séculari—
sation du pouvoir politique. Selon Hobbes, le droit de Moïse de
gouverner les Hébreux ne vient pas et ne peut pas venir de Dieu.
Comme le droit des autres princes il ne peut reposer que sur le
consentement de ses sujets. Ce n’est pas la religion qui légitime
la politique, mais au contraire, la politique seule qui peut
transformer la religion en loi, et cela, même dans le royaume de
4 3
Dieu.
Même dans le royaume de Dieu donc, les hommes ne font que croire.
Ils ne savent pas si les commandements de Moïse sont les coraman—
dements de Dieu. De là découle que même le royaume de Dieu est
susceptible des vissicitudes religieuses qui menacent les
souverainetés humaines.
En effet, quand ils dirent à Samuel (1 Samuel VIII,5): fais—
nous un roi pour qu’il nous juge, à la manière de toutes les
nations, ils signifièrent qu’ils ne voulaient plus être
gouvernés par des commandements qui leur seraient imposés
par le prêtre au nom de Dieu, mais par quelqu’un qui les
commanderait de la même façon que toutes les autres nations
l’étaient; et par conséquent, en déposant le grand—prêtre de
l’autorité royale, ils déposèrent ce gouvernement par
ticulier de Dieu. Dieu y consentit pourtant, disant à
Samuel (verset 7) : écoute la voix du peuple, dans tout ce
qu’ils te diront; car ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté,
mais moi, afin que je ne règne plus sur eux. (P.508; p.503)
Le problème qui surgit maintenant, au vu de notre interprétation
et de ce que Hobbes vient de dire est le suivant: quelle est la
différence? Qu’est-ce qui a donc soudainement changé pour que le
royaume de Dieu cesse d’exister? Les Hébreux n’avaient—ils pas
déjà “comme toutes les autres nations” un souverain dont
l’autorité, comme celle de “tous les autres princes”, est absolue
et repose sur leur seul consentement? Hobbes nous dit qu’après
l’élection du roi, “il ne resta plus d’autorité aux prêtres,
sinon celle qu’il plaisait aux rois de leur accorder.”(Ibid)
C’est donc dorénavant la parole du roi que les Israélites sont
censés accepter comme la parole de Dieu, de même qu’auparavant
ils prenaient les commandements de Moïse comme les commandements
de Dieu. En quoi le roi diffère-t-il de Moïse ou du grand-prêtre
? Au moins qu’il ne faille croire que le roi n’a pas consenti à
l’élection de Mose.

333
La seule réponse possible est la foi.. Les Hébreux ne croyaient
plus que les grand—prêtres les gouvernaient au nom de Dieu.
Lorsqu’ils ont demandé un roi pour les gouverner à la manière des
autres nations, “ce n’était pas avec le dessein d’abandonner le
culte de Dieu leur roi; mais désespérant de la justice des fils
de Samuel, îls voulurent avoir un roi.. .“(P.510; p.505) Les
conséquences de cet ébranlement de la foi du peuple ne furent pas
seulement la dissolution du royaume de Dieu, mais aussi l’appari
tion du problème politique de la religion. Parce qu’ils “n’a
vaient pas le dessein d’abandonner le culte de Dieu” ils
n’autorisèrent pas leurs rois à délaisser la religion qu’ils
avaient reçue de Moïse, “et chaque fois que leurs chefs leur
déplaisaient, ils en prenaient prétexte, blâmant tantôt la
conduite des affaires politiques, tantôt celle des affaires
religieuses, pour changer le gouvernement ou pour rompre leur
obédience comme il leur semblait bon.”(P.509; p.504) “Ainsi, ils
avaient toujours en réserve un prétexte, soit de justice, soit de
religion, pour se dispenser d’obéir, chaque fois qu’ils espé
raient l’emporter.” (P. 510; p. 505)
“Dieu y consentit pourtant.” Le rejet du royaume de Dieu au
moment de l’élection de Saul est de maintes manières semblable à
la chute d’Adam. Dans les deux cas les hommes se rebellent
contre le gouvernement personnel de Dieu et s’arrogent la
fonction divine de juger du bien et du mal. Et la troisième
partie de la mission du Christ sera à la fois de restaurer le
royaume de Dieu et de nous restituer à la vie éternelle. Dans les
deux cas Dieu, au pouvoir de qui sont “la pensée et croyances
intérieures des hommes”, (P.500—501; p496) y consentit. Dans les
deux cas les rois règnent en l’absence de Dieu.
Nous avons déjà vu, et Hobbes vient de répéter que la foi et les
croyances “ne tombent pas sous le coup d’une obligation.” (P.501;
p.496) La raison nous enseigne que Dieu tout puissant n’oblige
aucun homme à qui il n’a pas parlé directement de croire ceux
qui prétendent avoir reçu de lui une révélation immédiate. Nous
savons déjà que si notre souverain peut nous forcer à agir comme
si nous croyions, il ne peut pas nous forcer à penser autrement
que notre raison nous le persuade. Même dans le royaume d’Israel
la parole de Dieu ne peut devenir loi que par l’intervention du
pouvoir politique, et Hobbes nous dira bientôt que le Christ
“n’agrée jamais les actes contraints (qui sont tout ce que la loi
produit).”(P.592; p.587)
La définition hobbesienne du royaume de Dieu implique que même
Dieu, dans la mesure où il veut gouverner les hommes comme des
sujets plutôt que de les écraser de sa puissance, ne peut faire
l’économie de la structure essentielle de l’institution politi
que: le consentement des sujets arrêté dans le contrat. La
lecture hobbesienne des Ecritures saintes suggère une interpréta
tion légèrement différente. La Bible inverse le point de vue de

334
la philosophie politique. Ce n’est pas Dieu qui doit se soumettre
aux exigences de la raison humaine, ce sont les institutions
politiques humaines qui, depuis la chute, caricaturent le royaume
de Dieu. Les républiques humaines reposent sur le consentement,
mais sur un consentement qui doit être arraché par la peur plutôt
que “sur la conversion intime du coeur.”(P.592; p.587) Dieu
consent à la rébellion de ses sujets parce qu’il “n’agrée jamais
d’actes contraints.” Il consent à l’élection de Saul et au
problème politique de la religion.
A partir de ce moment nous dit Hobbes, l’histoire des Hébreux est
une histoire de guerres civiles et de désordres. Elle conduit à
la division du royaume des Israélites, puis à sa destruction, à
la captivité des Hébreux et à la corruption de leur religion par
la démonologie des Grecs. “Ainsi, on ne peut tirer aucun argument
de la pratique de cette époque.. .“(P.512; p.506) Hobbes se tourne
donc vers le Nouveau Testament et “la fonction de notre Sauveur
béni.”(P.512; p.508)
Cette fonction, selon Hobbes, est triple. La première fonction
du Christ est celle d’un sauveur, ou rédempteur, “celui qui paye
la rançon du péché”.(Ibid) A nouveau le texte essentiel est
celui de la chute d’Adam. Mais cette fois il s’agit des inter—
prétations du second groupe, qui insistent sur le châtiment
d’Adam, la perte de la vie éternelle, plutôt que sa faute, le
fait de prendre sur soi de juger du bien et du mal. Le Christ a
“regagné pour tous cette VIE ETERNELLE qui avait été perdue par
le péché d’Adam.”(P. 479; p.473) Or cette vie éternelle selon
Hobbes, est exactement celle qui fut perdue par la faute d’Adam.
Il s’agit d’une vie matérielle terrestre. Nous ne monterons pas
au ciel; nous vivrons ici à jamais, protégés “de tous les maux, y
compris du besoin, de la maladie, et de la mort elle—même.”
(P.490; p.484)
Selon Hobbes ce qui fut perdu par la chute d’Adam fut véritable
ment perdu. L’homme ne possède pas, ou ne possède plus, par
nature, une âme éternelle. Lorsqu’il meurt, son âme meurt avec
4D Elle est détruite et réduite en poussière tout comme son
lui.
corps. A la résurrection des morts, les hommes seront ressuscités
corps et âme, mortels ou immortels selon qu’ils seront sauvés ou
condamnés. (P.636—656; p.642—654) Le salut est la promesse d’un
acte qui sera accompli par Dieu dans un temps à venir, bien que
la rançon de nos péchés ait déjà été payée par le Christ.
La seconde partie de la fonction du Christ est “de renouvelar le
pacte du royaume de Dieu et de convaincre les élus d’y adhérer”.
(P. 515; p.511) Il s’agit de renouveler le pacte qui “avait été
arraché par la rébellion des Israélites à l’élection de Saul.”
(Ibid) Ce pacte est renouvelé par les élus qui, par leur foi,
consentent dès aujourd’hui au royaume de Dieu et au règne futur
du Christ. Ils témoignent de ce que Jésus est le Christ, qu’il
est le Messie promis par Dieu, et ils vivent “de manière à être

335
dignes de l’immortalité.”(p.516; p.511) A nouveau, le rejet du
royaume de Dieu par l’élection de Saul est associé à la chute,
dans la mesure où l’accès à la vie éternelle est indissociable de
la restauration du royaume et est gagné par notre consentement à
ce royaume. Ce consentement nous l’exprimons en croyant que Jésus
est roi.
La troisième partie de la fonction du Christ est de régner lors
de sa seconde venue, au moment de la résurection générale des
morts. Le point essentiel de Hobbes dans ces passages est
d’insister sur le fait que le royaume de Dieu n’est pas de ce
monde. Nous attendons le royaume de Dieu. Le salut est une
promesse, une promesse qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de
tenir. Car c’est la promesse d’une vie éternelle qui dépend de
notre réponse à une initiative de Dieu. Mais c’est une promesse
qui satisfait les exigences de la rationalité hobbesienne, car
c’est la promesse d’un royaume qui offre une paix et une sécurité
que nul souverain humain ne peut offrir.
Le chapitre 42, intitulé: “Du pouvoir ecclésiastique”, est de
loin le plus long du Léviathan. 46 Son objectif est de déterminer
quel pouvoir exactement le Christ a laissé à ses ap6tres. En
d’autres mots, “Qu’est—ce que le pouvoir ecclésiastique?” et “A
qui a—t-il été donné?” Afin de répondre adéquatement à ces
questions, Hobbes propose de “distinguer deux parties dans le
temps écoulé depuis l’ascension de notre Sauveur: l’une anté
rieure à la conversion des rois et des hommes dotés du pouvoir
civil souverain; l’autre postérieure à leur conversion.” (P.521;
p. 517)
En ce qui concerne le temps qui précède la conversion des rois,
“ii. est clair que le pouvoir ecclésiastique résidait dans les
Apôtres”(Ibjd) et ceux qu’ils désignèrent pour leur succéder.
Mais quel est la nature exacte de ce pouvoir? Il s’agit en accord
avec la seconde partie de la fonction du Christ, pendant que
nous attendons la résurectjon des morts, seulement du pouvoir
“de proclamer le royaume du Christ et de convaincre les hommes de
s’y soumettre.”(P.525; p.520)
[Lia fonction des ministres du Christ en ce monde est de
faire que les hommes croient et aient foi dans le Christ. Or
la foi n’a aucune relation ni dépendance à l’égard de la
contrainte et du commandement; elle ne dépend pas de ces
choses, mais seulement de la certitude ou probabilté
d’arguments tirés soit de la raison soit de quelque chose
qui est déjà objet de croyance. C’est pourquoi ceux qui sont
en ce monde les ministres du Christ n’ont pas à ce titre le
pouvoir de châtier quelqu’un parce qu’il ne croit pas ou
qu’il contredit ce qu’ils disent. (P.526; p.521)
4

336
Tout ce que le Christ a laissé à ses disciples donc est un
pouvoir d’enseigner, de gagner les hommes à la foi et de
proclamer le royaume à venir. Il ne leur a laissé aucun droit de
contraindre et de punir, c’est—à—dire aucun droit de faire des
lois. La raison en est simple: le royaume du Christ n’est pas de
ce monde. Il n’est pas encore roi ou souverain. En son absence,
pendant que nous attendons sa seconde venue, les rois terrestres
règnent. Mais il y a encore une autre raison que Hobbes va
maintenant invoquer et qui tient à la nature de la foi.
Les préceptes de la religion chrétienne nous dit Hobbes, ne sont
pas des lois mais des conseils. Qu’est—ce à dire? Les préceptes
de la religion chrétienne ne sont pas des lois parce que le
royaume du Christ n’est pas de ce monde. Au livre II, chapitre
25, Hobbes a déjà expliqué la différence entre un conseil et une
loi, (P.303; p.271) mais il lui semble necéssaire de répéter cette
explication. “[Lia loi se distingue du conseil en cela que la
raison d’une loi tient au dessein et à l’avantage de celui qui la
prescrit, et la raison du conseil au dessein et à l’avantage de
celui à qui le conseil est donné.”(P.588—589; p.584) Si je donne
un ordre à quelqu’un, ce que je vise c’est un bien pour moi, si
je lui donne un conseil, ce que je vise, ou du moins ce que je
prétends viser, c’est son bien à lui. Le Christianisme est un
conseil et il n’est pas loi, parce qu’il est dans mon intéret, et
non dans celui de Dieu, d’accepter la promesse de salut. 47 Les
conseils n’entrainent aucune obligation chez ceux qui les
reçoivent. Lorsque quelqu’un prétend avoir mon intéret à coeur,
je ne suis porté à l’écouter que dans la mesure où j’ai confiance
en sa capacité à connaître la vérité et dans son honnêteté à ne
pas me tromper. C’est—à—dire, que dans la mesure où je le crois.
Celui qui reçoit un conseil, nous dit Hobbes, “peut sans
injustice refuser d’obtempérer.”(p. 550; p.545) Les livres du
Nouveau Testament ne sont donc que des bons conseils que chacun
peut sans injustice accepter ou refuser de recevoir, à ses
risques et périls.(P.551; p.545) En conséquence, refuser d’être
sauvé n’est pas un péché. “[L)ebénifjce de la foi est la
rémission des péchés” et “le dommage causé par l’infidélité est
que ces péchés soient retenus.”(P.553; p.547) Nous avons foi dans
une promesse, non pas dans une loi. Ceux qui enseignent la
religion chrétienne et se plaignent que leurs disciples persis
tent à vivre d’une façon qui est peu chrétienne et qui veulent
les contraindre à la vertu, devraient se souvenir de “la réponse
que Dieu fit à Samuel lorsque celui-ci se trouva dans une telle
situation: ce n’est pas toi qu’ils ont releté, mais moi.”
(P.541; p.536) Et pourtant Dieu y consentit, car le Christ
“n’agrée jamais les actes contraints (qui sont tout ce que la loi
produit) mais la conversion intime du coeur, qui n’est pas
l’oeuvre de la loi, mais du conseil et de l’enseignement.”
(P.592; p.587)
Hobbes a—t—il outrepassé sa pensée ? Ces arguments furent avancés

337
afin de rejeter toute prétention des ecclésiastiques à un
quelconque pouvoir politique. Mais si les préceptes de la
religion chrétienne sont des conseils et non pas des lois, si le
Christ n’agrée jamais d’acte contraint, qui est tout ce que la
loi produit, que reste—t--il de l’érastianisrne de Hobbes? Ces
arguments contre le pouvoir des ecclésiastiques ne s’opposent—ils
pas tout autant aux tentatives du souverain de transformer la
doctrine chrétienne en loi?
Bien plus: un roi chrétien, en tant qu’il est pasteur et
docteur de ses sujets, ne fait pas pour autant des lois de
ses doctrines. Il ne peut pas obliger les gens à croire,
encore que comme souverain civil il lui soit loisible de
faire des lois conformes à sa doctrine, qui peuvent bien
obliger les hommes à accomplir certaines actions, et parfois
des actions qu’autrement ils n’accompliraient pas, et qu’il
ne devrait pas ordonner. Ce n’en sont pas moins des lois une
fois qu’elles sont ordonnées. (P.591; p.586)
Le souverain peut faire de l’Ecriture Sainte des lois, mais il ne
le doit pas. Telle est l’étendue de l’érastianisme de Hobbes,
seul le souverain peut transformer l’Ecriture Sainte en loi,
parce qu’il est seul législateur, et législateur absolu, et qu’il
peut sans injustice faire une loi de n’importe quelle doctrine.
Il ne s’ensuit pas qu’il le doit. Selon Hobbes, il n’est pas de
la nature du Christianisme d’être une loi. “La religion des
gentils était une partie de leur politique” et “dans le royaume
de Dieu, la politique, et les lois civiles, étaient une partie de
la religion.”(P.178; p.115) Le christianisme n’est ni l’un ni
l’autre, car il est le royaume de Dieu absent.
Hobbes a dit au début de son enquête sur la “Politique Chré
tienne” que “bien que l’Ecriture ne définisse pas quelles lois
chaque roi chrétien doit instituer dans son empire, elle définit
quelles lois il ne doit pas instituer.”(P.415; p.403) Et il
semble que selon Hobbes, il est défini dans l’Ecriture que le
souverain ne doit pas faire de l’Ecriture une loi.
Cette conclusion est confirmée et renforcée par le chapitre 43,
le dernier du troisième livre du Léviathan. Ce chapitre s’in
titule :“De ce qui est necéssaire pour être reçu dans le royaume
des cieux.”(P.609; p.605) Il s’agit en fait d’une déclaration
frote et claire de ce qu’il faut bien nommer le latitudinarisme
de Hobbes. Tout ce qui est necéssaire pour être sauvé, selon
Hobbes, c’est “la foi dans le Christ et l’obéissance aux
lois.”(P.610; p.606) Le Christ ne nous ayant donné aucune
nouvelle loi, les préceptes du christianisme ne sont pas des
lois mais des conseils, les seules lois auxquelles nous devons
obéissance sont celles de notre souverain. Cette obéissance à
l’autorité politique, ajoute Hobbes, “si elle était parfaite,
serait suffjsante à nous sauver.”(P.610; p.606) C’est seulement
parce que nous sommes tous désobéissants, en Adam, et par nos

338
propres transgressions, qu’il nous faut la foi et la rémission
des péchés. Une intéressante division du travail. Le souverain et
la philosophie politique, selon Hobbes, répondent à la question:
“Que dois—je faire ?“ Tandis que le Christianisme, de même que la
religion dans les limites de la simple raison selon Kant, répond
à la question: “Que puis—je espérer ?“ Je puis espérer la
rémission des péchés et la vie éternelle. Afin d’obtenir l’une
et l’autre, il nie suffit de croire que Jésus est le Christ et
d’obéir aux lois de mon souverain.
Selon Hobbes, le seul article indispensable de la foi chrétienne
est le suivant: Jésus est le Christ. (P.615; p.Gll) Cet article de
foi est la fondation sur lequel le Christ a construit son Eglise
et la prémisse dont sont déduit tous les autres articles de foi.
Il en est ainsi, simplement parce que croire que Jésus est le
Christ, c’est croire qu’il est le Messie envoyé par Dieu pour la
rémission des péchés et qui reviendra régner sur les élus au
moment de la résurection des morts. Croire que Jésus est le
Christ c’est donc croire en la promesse qui constitue pour Hobbes
l’essence du Christianisme. Afin de convaincre son lecteur que
cet article seul est vraiment indispensable au salut, Hobbes cite
longuement un passage de la première Epitre de Paul aux Corin
thiens, Chapitre 3, versets 11 à 15.
[Niul ne peut poser un autre fondement que celui qui est
posé: Jésus est le Christ. Maintenant, si quelqu’un bâtit
sur ce fondement avec de l’or, de l’argent, des pierres
précieuses, du bois, du foin, du chaume, l’ouvrage de chacun
sera manifesté. En effet, le Jour le fera connaître, parce
que cela sera révélé par le feu, et le feu éprouvera
l’ouvrage de chacun selon sa nature. Si l’ouvrage de
quelqu’un, qu’il a bâti là—dessus, subsiste, il recevera une
récompense; si l’ouvrage est brulé, il recevera une perte;
lui-même, certes, sera sauvé, mais comme par le feu. (P.619—
620; p.614—615)
“Ce texte, dit Hobbes, est en partie exempt d’ambiguïté et facile
à comprendre, et en partie allégorique et difficile.”(P.620;
p.615) L’interprétation de Hobbes, elle, est très claire. L’or,
l’argent, les pierres précieuses, le bois, le foin, le chaume
sont les diverses doctrines, les conséquences que les hommes ont
tirées de la fondation: Jésus est le Christ; ce sont les diverses
sectes, Eglises et versions du Christianisme qui abondent à
l’époque de Hobbes. Le feu est la seconde venue du Christ, le
moment où toutes les doctrines seront jugées. “[C]eux qui ont
bâti de fausses conséquences sur le vrai fondement, nous dit—il,
verront leurs doctrines condamnées; eux—mêmes, néanmoins, seront
sauvés.”(P.621; p.616) Les souverains ne devraient pas trans
former les Ecritures en lois, les ecclésiastiques ne devraient
pas leur demander de le faire et les chrétiens ne devraient pas
s’affronter, se battre et s’entretuer pour chaque petit point

339
d’interprétation, car Dieu n’exige pas tant de nous.
L’érastianisme de Hobbes s’est transformé en latitudinarisme. Ce
qui fait l’essentiel de la foi chrétienne est si limité que cela
permet une large variété de confessions et de croyances.
“[L]orsque plusieurs genre de culte sont permis, procédant des
diverses religions des individus, on ne saurait dire qu’il existe
un culte officiel, ni que la Répulique professe aucune religion.”
(P.405; p.390) Quelle est donc la solution chrétienne au
problème politique de la religion? Quelle est la solution selon
1 ‘Ecriture?
L’effet ultime du Christianisme est d’empêcher toute solution
unitaire au problème. Il interdit tant la réduction de la
politique à la religion que la réduction de la religion à la
politique. Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde, mais la
promesse divine est de ce monde. L’action du Christianisme est
conforme à la solution proposée au chapitre 31, dans la mesure où
le Christianisme justifie une politique selon la seule raison. Le
Christianisme ne répond pas à la question: Que dois—je faire?
Seul le souverain y répond. Le Christianisme répond à la
question: Que puis—je espérer? et la présence de la promesse
chrétienne dans ce monde est comme un coin qui sépare la religion
de la politique. Le résultat final est la séparation totale des
deux domaines, parce que nul souverain humain ne peut tenir la
promesse du Christianisme.
Cette séparation est justifiée religieusement par le refus du
royaume de Dieu au moment de la chute d’Adam et répété à
l’élection de Saul. Dieu a consenti à nos transgression et il
nous a condamnés à juger entre le bien et le mal. Il nous a
condamné à la politique dans les limites de la simple raison.
Simultanément il nous a donné une promesse, la promesse que notre
parfait consentement à cette politique nous mènera à une
protection complète contre tous les besoins et les maux, y
compris la mort. Selon Hobbes, non seulement il n’y a rien dans
l’Ecriture qui soit contraire à la raison, mais il y a même une
parfaite convergence entre le Christianisme et les exigences de
la raison. Le royaume de Dieu est la seule république parfaite
ment rationnelle. La seule qui repose sur le pur consentement des
48 Il s’ensuit que la politique purement rationnelle que
sujets.
le philosophe prêche est la seule possible pour le bon chrétien.
Le problème politique de la religion est—il résolu? La promesse
chrétienne légitime, jusqu’à la seconde venue du Christ, l’exis
tence d’une source d’autorité religieuse autre que le souverain.
Hobbes il est vrai a montré que sa philosophie politique n’est
pas en contradiction avec le christianisme. Il a montré que le
christianisme libère le souverain politique d’avoir à légitimer
religieusement son existence, et que la christianisme souscrit à
la légitimation purement humaine et rationnelle des institutions

340
politiques. Il a montré que la religion chrétienne ne nous
informe pas de ce que nous devons faire, mais de ce que nous
pouvons espérer. Il a montré que le Christianisme calme l’anxiété
de chacun concernant l’avenir.
Mais en quoi tout cela constitue—t—il une solution? Si “un roi
chrétien, en tant qu’il est pasteur et docteur de ses sujets, ne
fait pas pour autant des lois de ses doctrines,”(p.591; p.586)
s’il ne peut faire une loi de cette doctrine ci. La foi est
invisible et elle échappe au pouvoir du souverain. ii s’ensuit
que cette accord naturel du Christianisme et de la raison n’est
rien pour le souverain si ses sujets n’y croient pas. Comment
Hobbes peut—il “convertir cette vérité spéculative en utilité
pratique”? (P.408; p.392)

341
Chapitre IV
Le dernier livre du Léviathan, intitulé “Du royaume des ténè
bres”, tente de répondre aux questions que nous avons soulevées à
la fin du chapitre précédent. Il tente d’offrir au moins l’espoir
d’une solution, en montrant comment cette vérité spéculative peut
être transformée en utilité pratique.
Si l’interprétation de l’Ecriture qui vient juste d’être proposée
est vraie, “D’où vjent, en effet, que dans la Chrétienté, depuis
le temps des Apôtres ou peu s’en faut, les hommes ne cessent par
la guerre étrangère ou civile, de se déloger les uns les autres”?
(P.628; p.626) Si le sens de la révélation chrétienne est de
justifier une séparation complète des domaines de la religion et
de la politique, comment se fait—il que cette séparation n’ait
pas encore eu lieu? Pourquoi Dieu a—t-il consenti au problème
politique de la religion ?
Les ténèbres qui nous entourent viennent, nous dit Hobbes, de
l’activité d’une “confédération de trompeurs” qui s’efforcent
d’éteindre la lumière de la raison naturelle et celle de
l’Evangile, afin “d’obtenir l’empire sur les hommes dans le monde
présent” et “de les rendre inaptes à faire partie du royaume de
Dieu”. (P.627—628; p.625—626) La Bible fait référence à ses
trompeurs sous les noms de Satan, du diable, des enfants des
ténèbres et de Beelzébut. Hobbes au chapitre 38 a déjà montré que
ces termes ne sont pas des noms propres qui font référence à des
êtres ou à des esprits individuels, mais qu’ils signifient plutôt
“l’ennemi, l’accusateur, le destructeur,” et désignent tous ceux
qui s’opposent au royaume de Dieu. (P.488; p.482)
Hobbes reconnaît quatre causes aux ténèbres spirituelles. La
première est la mésinterprétation de l’Ecriture. Une mésinterpré—
tation dont les erreurs les plus graves portent sur deux sujets:
le royaume de Dieu et la vie éternelle. Concernant le royaume de
Dieu, l’erreur principale est de considérer que “L’Eglise
présente est le royaume du Christ”.(P. 628; p.630) On le sait
Hobbes rejette toute suggestion que le royaume de Dieu serait de
ce monde. L’erreur consiste à confondre religion et politique.
Elle suggère qu’”il doit exister quelque homme ou quelque
assemblée par la bouche duquel, ou de laquelle, notre Sauveur
(qui est maintenant au ciel) parle et légifère.”Ibid)
Au sujet de la vie éternelle les erreurs découlent de la fausse
croyance que les hommes sont naturellement dotés d’une âme
immortelle. Cette fausse croyance nous pousse à peupler de l’âme
des morts les cimetières et autres lieux semblables, comme le
purgatoire. Elle engendre aussi la peur irrationnelle d’une vie

342
éternelle de tourments. Ainsi que nous l’avons déjà vu, selon
Hobbes, l’âme meurt avec le corps et sera ressuscitée avec lui à
la fin des temps. Les alus seront ressuscités corps et âme et
vivront à jamais, tandis que les damnés, une fois ressuscités
mourront une seconde et dernière fois et pour toujours.
Le but de Hobbes est clair. Dieu peut promettre plus qu’un
souverain humain, mais il ne punira pas plus. Il ne faut pas
craindre le Dieu du Christianisme comme l’on craint les esprits
invisibles. Ceux qui croient en lui n’ont pas plus à craindre que
ceux qui croient qu’il n’y a pas de Dieu du tout. La récompense
qu’offre ce Dieu est l’accomplissement d’une promesse qui
correspond au plus haut espoir humain, son châtiment est
l’absence d’espoir seulement, la mort seulement.
Les reliques de la démonologie des Gentils qui furent conservées
dans le Christianisme constituent la deuxième cause des ténèbres
spirituelles. Avec une sensibilité historique et anthropologique
très fine, Hobbes suggère, l’existence de rituels dans les
religions grecques et romaines de l’Antiquité dont seraient
dérivées la canonisation des saints, la procession des images
saintes, l’utilisation de l’eau bénite, l’exorcisme et plusieurs
autres cérémonies de l’Eglise catholique. Ces pratiques nous dit
Hobbes, ne furent pas inventées récemment lorsque le Chris—
tianisme eut perdu sa pureté originelle, et elles ne découlent
pas d’une mésinterprétation de l’Ecriture, plutôt, elles furent
laissées dans l’Eglise au temps de la conversion des Gentils. Et
il conclut de la façon suivante le chapitre 45 intitulé: “De la
démonologie et des autres vestiges de la religion des gen—
tils.”(P.657; p.655)
(S]i l’on notait avec soin tout ce que nous apprennent les
livres d’histoires, touchant les rites religieux des Grecs
et des Romains, on y trouverait, je n’en doute pas, en bien
plus grand nombre, de ces vieilles bouteilles vides du
paganisme, que les docteurs de l’Eglise de Rorne, soit par
négligence, soit par ambition, ont remplies du vin nouveau
du Christianisme, qui ne manquera pas, avec le trnps, de les
briser. (P.681; p.677)
L’impression qui commence à poindre est que nous sommes confron
tés à un processus de transformations religieuses qui dissipe
progressivement les ténèbres. Après l’interlude du chapitre 46
qui traite de la vaine philosophie et des traditions fabuleuses,
les deux dernières causes des ténèbres spirituelles, cette
impression se confirme au chapitre 47, le dernier du Léviathan,
intitulé: “Des avantages qui procèdent de ces ténèbres et de qui
en bénéficient.”(P.704; p.701)
Selon Hobbes, ainsi que l’on peut s’en douter, ce bénéfice
revient surtout à l’Eglise de Rozne et à “tous ceux qui s’effor
cent d’établir dans l’esprit des hontnes cette doctrine erronée

343
selon laquelle 1’Eglise qui se trouve à présent sur terre est le
royaume de Dieu mentionné dans l’Ancien et le Nouveau Tes—
taments.”(P.708; p.704) Mais ceci n’exprime pas toute la pensée
de Hobbes, car, affirme—t—il, dans ce processus de ténèbres
spirituelles les souverains chrétiens “peuvent être tenus pour
les auteurs accessoires de leur propre préjudice et du préjudice
du public:
car sans leur autorité en effet, on n’aurait pu commencer à
prêcher officiellement [publiquelyl aucune doctrine
séditieuse. Ils auraient pu, dis—je, empêcher cette
prédication à son début. Mais quand ces hommes spirituels
eurent pris possession de l’esprit des gens, aucun remède
humain, né de quelque invention humaine, ne pouvait plus
être appliqué. Et quant aux remèdes fournis par Dieu, qui ne
manque jamais, à son heure propice, de détruire toutes les
machinations que les hommes ourdissent contre sa vérité, il
faut attendre son bon plaisir... (P.709; p.704—705)
49 humaines se défont de la même manière
Mais les inventions
qu’elles ont été tissées: le processus est le même, l’ordre
seul est inversé. La toile commence avec les premiers
rudiments du pouvoir, qui sont la sagesse, l’humilité, la
sincérité et les autres vertus des Apôtres, auxquels les
convertis obéissaient par respect, non par obligation. Leur
conscience était libre, et leurs paroles et actions
n’étaient assujetties à personne d’autre que le pouvoir
civil. Ensuite, quand les presbytres, à mesure que le
troupeau du Christ s’accroissait, s’assemblèrent pour
examiner ce qu’ils enseigneraient, s’obligeant par—là à
n’enseigner rien d’autre que ce qu’aurait décrété leurs
propres assemblées, ils firent croire que le peuple était,
de ce fait, obligé de suivre leur enseignement; avec ceux
qui refusaient, ils refusaient d’avoir commerce (cela fut
alors appelé excommunication), non qu’ils les considérassent
comme infidèle, mais en raison de leur désobéissance. Tel
fut le premier noeud qui enserra la liberté des Chrétiens.
Puis, le nombre des presbytres s’accroissant, les presbytres
de la cité ou de la province principales s’acquirent une
autorité sur les presbytres paroissiaux et s’approprièrent
le nom d’évêques; tel fut le second noeud qui enserra la
liberté chrétienne. Enfin, l’évêque de Rame, du fait que
cette ville était la cité impériale, assuma (pour une part
grâce à la volonté des empereurs eux—mêmes et grâce au titre
de pontifex maximus, et en dernier lieu, après l’affaiblis
sement des Empereurs, grâce aux privilèges de Saint Pierre>,
une autorité sur tous les autres évêques de l’empire. Tel
fut le troisirne et dernier noeud, qui paracheva la synthèse
et la construction du pouvoir pontifical.

344
Il s’ensuit que l’analyse ou résolution suit le même
processus, mais en commençant par le noeud qui fut noué le
dernier, comme on peut le voir par la dissolution du
gouvernement extra—politique de l’Eglise d’Angleterre.
Premièrement, le pouvoir du Pape fut totalement dissous par
la reine Elisabeth, et les évêques qui exerçaient antérieu
rement leur fonction en vertu du droit du pape, les
exercèrent par la suite en vertu du droit de la reine
(encore qu’en conservant la formule jure divino, ils les
exigeassent, estimait—on, en vertu d’un droit divin
immédiat) . Ainsi fut dénoué le premier noeud. Ensuite,
récemment, les presbytériens obtinrent en Angleterre
l’abolition de l’épiscopat. Ainsi fut dénoué le second
noeud. Presque au même moment le pouvoir fut ôté aux
presbytériens eux—mêmes. Ainsi sommes nous ramenés à
l’indépendance des premiers Chrétiens, qui nous permet de
suivre Paul, Céphas, ou Apollos, selon la préférence de
chacun. Cette situation, si elle est exempte de rivalité, et
si nous ne mesurons pas la doctrine du Christ à l’affection
que nous portons à la personne de son ministre (c’était la
faute que l’Apôtre reprochait aux Corinthiens) est peut-être
la meilleure.... (P.710—711; p.705—706)
Ainsi qu’a dit Hobbes à la fin du livre II:
En conséquence,lorsque plusieurs genres de culte sont
permis, procédant des diverses religions des individus, on
ne saurait dire qu’il existe un culte officiel, ni que la
République professe aucune religion. (P.405; p.390)
La conclusion me semble—t-il devrait être claire. Hobbes perçoit
l’évolution de la guerre civile anglaise comme conduisant à une
situation de tolérance religieuse, à une situation où sont permis
les divers cultes procédant des diverses religions des individus.
Cette situation s’accorde avec son interprétation du Chris—
tianisrne, laquelle réduit le contenu de la foi à ce strict
minimum “Jésus est le Christ”, et enseigne que le Christ n’agrée
jamais les actes contraints, qui sont tout ce que la loi produit.
Etant donnés les isomorphismes que Hobbes établit entre le
processus des transformations religieuses, le processus histori
que qui constitue le texte biblique et sa méthode d’interpréta
tion, nous pouvons conclure qu’il conçoit cette situation de
tolérance comme le résultat de l’action du Christianisme dans
l’histoire, comme l’effet historique de la parole de Dieu.
L’histoire des transformations religieuses qui va de l’Eglise de
Rome à la Réforme et de la Réforme à l’Indépendance de Cromwell
accomplit, selon Hobbes, la parole de Dieu dans l’histoire en
réalisant une situation sociale de tolérance conforme à la
structure logique du Christianisme qui est une promesse adressée
à chaque homme individuellement. En un sens c’est cette promesse
qui est la révélation et la parole de Dieu. Du même coup la

345
guerre civile donne les conditions de possibilités d’une
politique purement rationnelle, d’une République qui ne professe
aucune religion, où la religion n’est pas une partie de la
politique, ni la politique une partie de la religion.
Le Christianisme, alors que nous attendons la seconde venue du
Christ, est l’équivalent du royaume de Dieu par nature, c’est-à—
dire à une politique sans religion. En l’absence du Dieu les rois
règnent, et plus particulièrement en l’absence de ce Dieu ci qui
nous a révélé qu’en l’absence de Dieu les rois règnent et que
c’est par notre péché que nous nous sommes condannés au Lévia—
than. Selon Hobbes ce que les hommes reçoivent d’un Dieu
transcendant ce n’est pas l’ordre social, mais la dure nécessité
d’avoir à se donner à eux-mêmes leurs propres lois et de fonder
sur elles l’ordre de la cité. Ils peuvent se plier à cette dure
nécessité dans la peur et l’ignorance, comme l’on fait les païens
qui ont perverti la claire rationalité du politique par leurs
opinions absurdes sur les esprits invisibles. Ils peuvent aussi
s’y plier dans la peur et la connaissance, comme le font les
acteurs hobbesiens rationnels qui abandonnent tous leurs droits
au dieu mortel, Léviathan.
Le rapport qui existe entre la première et la seconde partie du
Léviathan est différent et plus complexe que ce que l’on a
généralement soupçonné. Ce rapport est premièrement épistémologi
que. La lecture hobbesienne de la Bible aplanit le terrain sur
lequel sera ensuite construit l’édifice de la politique ration
nelle. Ce ne sont pas les passions humaines qui constituent
l’obstacle majeur à la politique hobbesienne, mais la religion,
la peur des esprits invisibles.
50 On a parfois remarqué que chez
Hobbes toutes les passions peuvent se réduire à, ou se traduire
dans le langage de, l’intérêt rationnel. C’est cet intérêt
rationnel qui calcule le contrat et qui conduit l’agent rationnel
hobbesien à abandonner tous ses droits en faveur du souverain.
5’
Mais la peur des esprits invisibles est irrationnelle, elle ne
peut pas être réduite à un intérêt rationnel. (On pourrait peut—
être considérer la peur des esprits invisibles comme un intérêt
irrationnel, si un tel concept était possible dans une philoso
phie qui identifie rationalité et intérêt. ) De plus la religion
est aussi une forme d’organisation sociale, une forme fausse qui
repose sur l’exploitation de la peur des esprits invisibles. Il
s’ensuit que les hommes ne peuvent être rationnellement persuadés
d’abandonner l’ordre social religieux et la peur des esprits
invisibles.
Le grand espoir qu’apporte le Christianisme selon Hobbes c’est
que c’est une religion, la seule religion, qui puisse être
réduite à l’intérêt personnel, et simultanément que le Chris
tianisme prêche sa propre disparition en tant qu’ordre social. ie
problème de la démonstration hobbesienne est que cette religion
se doit d’être paradoxale. En effet qu’est—ce qu’une religion
réductible à l’intérêt rationnel si le propre de la peur des

346
esprits invisibles c’est d’être irréductible à cet intérêt?
Qu’est—ce qu’une religion qui prêche sa propre démission comme
forme d’organisation sociale si le propre de la religion c’est
d’être une forme d’organisation sociale?
Le temps est le moyen qui permet à Hobbes d’éviter le paradoxe.
Le Christianisme est l’organisation sociale la plus parfaite et
la plus rationnelle, mais pas aujourd’hui, demain seulement.
Aujourd’hui le Christianisme est une promesse, et il n’est au
pouvoir d’aucun homme et d’aucun souverain de réaliser cette
promesse. Sa réalisation dépend d’une initiative divine et de la
réponse que chaque homme fait à cette promesse. Or la promesse
est adressée à chacun individuellement, et il est dans l’intérêt
de chacun de donner son assentiment au règne futur du Christ, de
la manière qui lui convient, même si la promesse se révélait être
fausse, et les cieux vides. Entre—temps la politique est
l’affaire des hommes abandonnés à eux—mêmes et qui sans l’aide ou
la sanction divine se donnent à eux—mêmes leurs propres lois.
Malheureusement ce n’est pas ainsi que les choses se passent et
jamais elles ne se sont passées ainsi. Le Christianisme est une
forme d’organisation sociale. Toujours les évêques ont exigé de
siéger dans les conseils d’Etat et les papes sur le trône. Depuis
des siècles le christianisme a été le garant de l’ordre social,
comment pourra—t-on convaincre les hommes que la légitimité
politique peut se constituer sans justification religieuse. Par
la raison? Non, par la guerre et la violence. Au fur et à mesure
que la chrétienté explose en des sectes opposées le christianisme
abandonne son rôle comme fondement de l’ordre social, et remet à
l’Etat le pouvoir de décider de ce qui est bien et de ce qui est
mal. Mais ce processus historique est inconscient et involon
taire, et il se fait dans les désordres des temps présents. Le
philosophe ne peut pas savoir quel bien sortira de cette suite
d’injustices humaines, il ne peut qu’espérer que le processus est
aussi dans les mains de Dieu.
Mais qui sait si cet esprit de Rome qui maintenant est sorti
et erre par les missions à travers les lieux arides de la
Chine, du Japon et des Indes, qui lui rapportent peu de
fruit, ne pourrait revenir, ou plutôt si une assemblée
d’esprits pire que lui ne pourrait entrer dans cette maison
bien balayée et l’habiter faisant que le dernier état de
celle—ci serait pire que le premier ? (P.714—715; p.709)
“{A)ucune prévîsion humaine n’a une portée assez grande pour en
apercevoir la fin.”(P.406; p.39O) Hobbes ne sait pas si son
interprétation des Ecritures est juste, il espère que ces
injustices humaines sont aussi l’histoire de la justice divine.
Hobbes a écrit un chapitre dans l’histoire politique de la
religion. 52 Il a écrit une histoire proto—weberierne de la facon

s
347
dont les transformations religieuses rendent possibles des
nouvelles formes d’organisation politique. Dans cette histoire le
Christianisme apparaît comme la condition de possibilité d’une
politique pure selon la seule raison, comme la condition de
possibilité de l’athéisme en politique. Selon Hobbes, une
politique rationnelle repose sur la peur des autres hommes
seulement. Par peur les hommes pactisent. La religion surgissant
de la peur absurde des esprits invisibles distrait les hommes de
leur obligation envers leur souverain: tel est le problème
politique de la religion. Le Christianisme, parce qu’il apaise
la peur des esprits invisibles en répondant à la question “Que
puis-je espérer ?“, est la condition de possibilité d’une pure
politique. Parce qu’il ne répond pas à la question “Que dois—je
faire ?“ mais abandonne au seul souverain le droit de déterminer
ce qui est bien et ce qui est mal, le Christianisme sépare les
domaines de la religion et de la politique.
La seule chose que Hobbes ait échoué à faire, c’est de relier la
peur des esprits invisibles et la peur des autres hommes. Il n’a
jamais compris que les absurdes opinions des Gentils proviennent,
en dernière analyse, du mal que des hommes créés égaux peuvent se
faire les uns les autres. C’est le grand mérite de René Girard
que de l’avoir fait.
Paul Dumouchel, UQAM/CREA
Montréal décembre 1988.
NOTES:
1. Une versoin anglaise de ce texte, substanciellement modifiée,
intitulée “The Political Problem cf Religion: Hobbes’s Reading cf
the Bible” paraîtra dans le volume 2 des Oxford Studies in the
History of Philopy à l’hiver 1990. Je tiens à remercier M.A.
Stewart l’éditeur de cette série de m’avoir autorisé à faire
circuler cette première version française avant la parution
officielle du texte.

348
2.Pour le texte français du Leviathan j’utilise la traduction de
F. Tricaud (Sirey) que je modifie parfois, sans toujours
l’indiquer. Pour le texte anglais j’utilise l’édition de C.B.
Macpherson, paru chez Penguin, London, 1978, Pp729. Ce texte
reproduit l’édition de 1651. La référence exacte aux deux
versions est donnée dans le texte entre paranthèses. Le premier
chiffre, précédé d’un ‘P’ renvoit à l’édition Penguin, le second
chiffre précédé d’un ‘p’ renvoit à la traduction Tricaud.
3. Des pages 195 à 395 de l’édition de 1651.
4.Bien que cette indifférence à l’égard de la seconde partie du
Léviathan ait été générale, il serait faux de croire qu’elle fut
complète. Parmis les nombreux textes que j’ai consultés mention
nons: J.G.A. Pocock, “Time, History and Eschatology in the
Thought of Thomas Hobbes” in Politics, Language and Time,
Atheneum, 1971, Pp148—201; puis Pierre Marient, “Hobbes” in
Naissance de la Politique Moderne, Payot, Paris, 1977; K.C.
Brown, “Hobbes’s Ground for a Belief in a Diety” in Philosophy
xxxvii, 1962, Pp336—344; W.B. Glover, “God and Thomas Hobbes” in
Hobbes Studies (K.C. Brown ed.) Oxford, Basil Blackwell, 1965,
Pp141—168; NH. Henry, “Milton & Hobbes: Mortalism and the
Intermediate State” in Studies in Philology, xlviii, 1951, Pp241—
270; P.J. Johnson, “Hobbes’s Anglican Doctrine of Salvation” in
Thomas Hobbes in His Tinte (Ross, Schneider, Waldman eds.) The
University of Minesota Press, 1974, Pp104—125; W.K. Jordan, The
Developrnent of Religious Toleration in England, Vol iv, Glouces—
ter, Peter Sxnith 1965, Pp241—320; R.M. Lemos, “Hobbes and the
Christian Tradition” in Hobbes and Locke, University of Georgia
Press, Athens, 1978, PP4—12; R. Polin, Hobbes, Dieu et les
Hommes, P.U.F., 1981; H.W. Schneider, “The Piety of Hobbes” in
Thoinas Hobbes in his Time, op. cit., Pp84—101.
5. Elle date au moins de Marcile de Padoue et de son Defensor
Pacis (1324) . En ce qui concerne la tradition anglaise de
l’érastianisme, voir A.G. Dickens, The English Reformation,
Shocken Books, N.Y., 1964, surtout le chapitre 5.
6.Richard Hooker, 0f the Lawes of Ecclesiastical Politie, London,
1594; réedition moderne en fac—similé par Theatrum Orbis
Terrarum LTD and Da Capo Press, London & Amsterdam, 1971 (Il
s’agit du volume 390 de la collection “The English Experience”).
7.C’est—à—dire au sens que Hobbes, à la suite de Bodin, donera à
ce terme.
8. Pour ce resumé des vues de Hooker j’ai utilisé D. Littie,
Religion, Order and Law, !Jniversity of Chicago Press, 1984,
Pp147—166.
9.Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Gallimard, (Edition TEL, 1978)
p396—4O3.

349
10. En anglais, “0f the Kingdome of God by Nature” ce que Tricaud
traduit par “De la royauté naturelle de Dieu” ce qui me semble
une erreur.
11. Tricaud écrit: “Ce n’est donc pas le succès des armes qui
donne le droit d’exercer la domination sur le vaincu, mais la
convention passé par celui—ci”.
12. Il est clair que Hobbes est en train de politiser à sa
manière une idée religieuse, celle du royaume de Dieu, et qu’il
la reduit aux dimensions de sa propre conception de la
légitimité, le consentement des sujets. Cependant il est probable
que cette dernière idée, elle, a une origine religieuse. On
trouve déjà chez Calvin l’idée que le nouvel ordre du Christ
repose essentiellement sur le consentement des élus et est
étranger à toute forme de coercition. (Pour un exposé clair de
cet aspect de la pensée de Calvin cf. D. Litt].e, op. cit., Pp33—
80; et pour quelques indications sur les rapports entre Hobbes et
le calvinisme, cf. Pocock, op. cit.; et G. Willianson, “Milton
and the Mortalist Heresy” in Studies in Philology, xxxii, 1935,
Pp553—579.) L’origine religieuse de l’idée de consentement comme
base d’un ordre légitime peut probablement être retracée encore
plus loin jusqu’à Bracton et aux débats des avocats et
théologiens du moyen age au sujet de l’assujettissement du Christ
aux lois de César. La question qu’ils posaient était la suivante:
comment et pourquoi le Christ était—il obligé de suivre les lois
Etant donné qu’il est Dieu tout puissant il ne peut pas être
soumis à une loi humaine, et de plus il aurait pu choisir d’agir
autrement, par exemple il aurait pu choisir de ne pas s’incarner
sujet romain. La réponse qu’ils apportaient à cette question
etait qu’il était soumis à la loi parce qu’il le voulait bien,
que la loi était l’expression de sa volonté, tout pouvoir venant
de Dieu. Le Christ était donc à la foi sous la loi, parce qu’il
lui était soumis, et au dessus de la loi, parce qu’elle était
l’expression de sa volonté. Enfin on en concluait aussi que le
droit romain etait légitime puisque le Christ avait accepté de
s’y soumettre. (Sur tout ceci, voir E. Kantorowicz, The Kinq’s
Two Bodies: A Study cf Mediaeval Political Theology, Princeton
University Press, 1987, surtout les chapitres 3 et 4, Pp 143—192;
le texte de Bracton On the laws and Customs cf England. date
probablement d’environ 1259.)
13. Ainsi qu’on peut le constater à la lecture du chapitre xx du
Léviathan, un contrat est tout aussi indispensable dans le cas
des républiques d’acquisitions. Aucun homme n’a naturellement une
puissance irrésistible. Léviathan, le dieu mortel, est toujours
une création artificielle. Sur ce sujet, voyez aussi mon “Hobbes:
la Course à la Souveraineté” in Stanford French Review, Vol x
1986, Pp 153—176.

350
14. Au sujet de la rationalité de la croyance en Dieu chez
Hobbes, voir K.C. Brown, op. cit.; D. Gauthier, The Logic of
Leviathan, Oxford, 1969; WB. Glover, op. cit.; P. Johnson, op.
cit. Hobbes a toujours fait la distinction entre la croyance en
un Dieu créateur omnipotent et ce qu’il nommait “les opinions
absurdes des Gentils”. La première est rationnelle, les secondes
decoulent d’une peur irrationnelle des esprits invisibles. Il se
peut, et on l’a parfois suggéré que cette distinction n’existe
que pour des raisons tactiques et prudentielles. Cela est certes
possible, mais avant d’en juger il convient de regarder de près
la structure de l’argumentation de Hobbes.
15. Il me semble qu’en ce dernier paragraphe du chapitre 15
Hobbes dit exactement ce qu’il veut dire, à savoir: que les
prescriptions de la droite raison peuvent être considérées comme
des lois de Dieu, et qu’elles ne sont proprement conçues comme
lois que si elles sont vues comme procédant de Dieu, mais il n’y
a là aucune obligation, et nous ne sommes pas forcés, du moins
par la raison, à considérer ses prescriptions comme venant de
Dieu.
16. La religion comme moyen du pouvoir politique, comme ruse des
forts, comme façon de maintenir l’obéissance et
l’assujettissement du peuple, c’est là semble—t—il une conception
de la religion typique du 18e siècle, une vue très voltairienne.
Cependant deux différences majeures existent entre la conception
de Hobbes et celle du 18e siècle. Premièrement, selon Hobbes,
cette ruse des forts, n’est pas contre mais pour les faibles. La
seconde, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, est que Hobbes
refuse la théorie conspirationnelle de la société qui est sous—
jacente à cette conception de la religion. Il y a peut—être une
ruse de la religion, comme il y a une ruse de la raison chez
Hegel, mais cette ruse n’est au pouvoir d’aucun homme, ou d’aucun
groupe. Si la religion est un artifice élaboré par les fondateurs
des premières républiques des Gentils afin de maintenir
l’obéissance du peuple, alors l’histoire montre, selon Hobbes,
que l’artifice est un échec.(P179—183;p116—120) Les
conspirations, qu’elles soient intituées par le souverain ou
fomentées par des citoyens rebelles, donnent généralement, selon
Hobbes, des résultats qui sont très différents de ceux
qu’attendent les conspirateurs. Les conspirations sont
irrationnelles parce qu’un conspirateur “ne peut être reçu dans
une société quj s’unit pour la paix et la protection que par une
erreur de ceux qui le reçoivent, et ne peut y demeurer que s’ils
ne voient le danger de leur erreur; sur laquelle erreur un homme
ne peut pas raisonnablement tabler comme moyen de sa sécurité; et
donc s’il est abandonné ou rejeté de la société il périt; et s’il
vit dans la société c’est par les erreurs des autres hommes,
qu’il ne peut pas prévoir et sur lesquelles il ne peut pas
compter; et en conséquence c’est contre la raison de sa
préservation.” (P205;p147)

351
17.Contrairement à ce prétend D. Gauthier à la fin de son The
Logic of Leviathan, op. cit. Toutes choses bien pesées, D.
Gauthier conclut que la philosophie politique de Hobbes
s’accorde, sans incohérence, avec une hypothèse théiste, mais que
cette hypothèse n’est pas nécessaire. Cette conclusion qui
contredit la thèse Hood—Warrender (cf. H. Warrender, The
Political Philosophy cf Hobbes, Oxford, 1961; F.C. Hood, The
Divine Politics of Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon, 1964.) me
semble essentiellement juste. Malheureusement le Prof. Gauthier
n’a pas analysé aussi attentivement les relations entre 1)
l’hypothèse théiste et les opinions absurdes des Gentils et 2) la
solution païenne au problème politique de la religion et la
structure du contrat chez Hobbes. S’il l’avait fait il n’aurait
pas conclu que “Hobbes is best understood as a Gentile” (op.cit.,
p.2O6)
18. Une quatrième raison qui sera exposée tout à l’heure est que
le christianisme n’offre aucune légitimation religieuse du
pouvoir politique.
19. voir note 15.
20. Même si la peur du souverain joue un rôle important dans
l’état de société, il faut bien voir que le but de l’association
politique est de mettre un terme à la peur. Lorsqu’au chapître 13
Hobbes décrit les inconvénients de l’état de nature, il termine
par “ce qui est pis que tout, la peur et le danger continuel
d’une mort violente”. (P186;p124—125)
21.Au sujet de la foi et de l’obligation politique comme deux
systèmes d’autorité incompatibles, voyez aussi: Pocock, op. cit.,
P. 165—166.
22. La rationalité de la peur, ou la peur comme passion
rationnelle qui dispose les hommes à la paix est un thème bien
établi dans les études hobbesiennes. (Cf. L. Strauss, The
Political Philosophy of Hobbes, Chicago University Press, 1952 &
P. Manent, op. cit.) Néanmoins les commentateurs n’ont
généralement pas su distinguer entre la peur des autres hommes,
ou la peur de la mort, et la peur des esprits invisibles. Hobbes
lui—même fait preuve de plus d’attention (P200;p140—142) C’est la
peur des autres hommes qu’il définit, à la fin du chapître 13,
comme la passion qui “incline les hommes à la paix”.(P188;p127).
Cela est d’autant pius clair qu’au chapître 2 déjà il affirme:
“Si cette peur superstitieuse des esprits était enlevée, et avec
elle, les prognostiques tirés des rêves, les fausses prophéties,
et bien d’autres choses encore qui en dépendent, par lesquelles
des personnes rusées et ambitieuses abusent des gens simples, les
hommes seraient beaucoup plus adaptés qu’ils ne le sont à
l’obéissance civile.” (P93;p19)

352
23. Voir la neuvième loi de la nature, chapitre 15, (P211;p153—
154)
24. C’est—à—dire que, selon Hobbes, l’obligation politique est
une obligation morale.(P190—191,P203—205;p129—131,p143—148) Les
critiques et les commentateurs sont divisés à ce sujet.(Cf.
Hobbes Studies, op. cit.)
25. Au chapitre 7 Hobbes insiste sur le fait que la foi, qu’il
s’agisse de superstition ou de la vraie religion, est foi “en des
hommes seulement”.(P134;p63) Au sujet de la foi en tant que
système d’autorité, voir Pocock, op. cit., P.163—166.
26. Voir (P200;p140) pour un évaluation différente et contraire
de la force respective des deux peurs.
27.Au sujet de châtiments naturels de Dieu, voyez aussi
(P. 355;p. 333)
28.Les lois de la nature nous sont connues comme les édits de la
droite raison. (cf. chpt.15, P.216—217;p.160) Nous pouvons croire
que ces édits de la raison sont aussi des lois divines, et de là
découle une certaine ambiguité. (P.355;p.333) Hobbes nous dit que
les conséquences qui découlent naturellement des trangressions
des lois de la nature ne sont pas des châtiments du point de vue
de l’homme, mais que du point de vue de Dieu ils en sont.
29. On a souvent avancé, afin de soutenir la thèse selon laquelle
Hobbes n’était pas sincère dans ses déclarations au sujet de la
religion, des arguments d’ordres psychologiques, prenant appui
sur sa prétendue timidité et son caractère timoré. Or suggéré en
1651, deux ans après l’exécution de Charles I par les rebelles,
que la rebellion est un châtiment naturel de Dieu contre le
gouvernement négligent des princes n’est pas un signe de timidité
excessive, du moins lorsque l’on est le précepteur de l’héritier
du trône à la cour d’Angleterre en exil en France.
30. Au sujet de cette interprétation rationaliste de la révélation
et au sujet de la sincérité de Hobbes, voyez: P. Johnson. op.
cit.; M. Goldsmith, “A case of Identity” in Politics and
Experierice, (P. KIng & B.C. Parekh, Eds.) Cambridge University
Press, 1968, Pp65—92.
31. Remarquez la relation établie par Hobbes entre la connaissance
et l’obligation. C’est parce que 5e ne peux pas savoir si un
homme n’a ou n’a pas recu une révélation divine immédiate et
surnaturelle, que je ne suis pas obligé de le croire. De même
dans l’état de nature, en l’absence du souverain, parce que je ne
peux pas savoir si un homme va ou ne va pas demeurer fidèle au
pacte. je ne suis pas tenu d’honorer ma part du contrat.

353
32. Voyez le chapître 37 où Hobbes distingue entre les vrais
miracles et les miracles fait par des faux prophètes.
33. Voyez aussi, Chapître 6 (P.124;p53) les définitions de “La
religion”, “La superstition” et de “La vraie religion”.
34. J’ai légèrement modifié la traduction de Tricaud qui écrit:
“cela ne ressort clairement d’aucun témoignage historique
adéquat”. Hobbes pour sa part écrit: “has not been made evident
by any sufficient testimony of other History.” Le “other” suggère
que la Bible constitue un témoignage historique d’une part et
d’autre part qu’elle constitue le seul témoignage historique que
nous possédions au sujet des auteurs des livres de l’Ecriture
Sainte.
35. Ici même, chapitre 1, p.
36. Il est vrai que l’argument de Hobbes est en un sens “ad
hominem”. Il n’y a, cependant, aucune erreur de raisonnement de
sa part. C’est parce que la foi présuppose, selon Hobbes, mon
incapacité à connaître la vérité de l’énoncé auquel je crois,
c’est parce que j’accepte l’énoncé sur la base de la confiance
que j’ai dans l’habileté d’un autre à connaître la vérïté et son
honnêteté à ne pas me décevoir, qu’il est rationnel pour moi de
m’emquérir, ad hominem, de ses dispositions afin de voir s’il ne
tente pas d’abuser de ma créance. Hobbes ne prétend pas que le
fait de remplir ou de ne pas remplir ces deux exigences détermine
la vérité de l’énoncé en question, mais que cela constitue une
forte présomption contre, ou en faveur, du fait de croire une
personne.
37. Pocock, op. cit., P.165—166.
38. Il est évident qu’entre la méthode de Hobbes et celle de
Spinoza, ainsi qu’entre leurs attitudes respectives à l’égard de
l’Ecriture Sainte il y a à la fois de grandes différences et de
grandes ressemblances. Voyez le chapitre 7 du Traite Theoloqico—
Politique.
39. Livre II, Chapitre 20 (P.259—260; p218>; Livre III, Chapitre
35(P.443; p434); Livre III, Chapitre 38(P.479—481; p..472—473);
Livre IV, chapitre 44(P. 636—637; p.634—635).
40. Tricaud traduit “une fonction appartenant à Dieu: le fait de
juger.. .“, mais le texte anglais dit: “they did indeed take upon
thezn God’s office: which is Judicature of Good and Evil”, ce qui
suggère qu’il s’agit de la fonction de Dieu, et non pas d’une
fonction parmi d’autres, ainsi que le laisse entendre la
traduction de Tricaud, c’est pourquoi j’ai modifier en
conséquence la version française.

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41. Ce qui contredit la thèse de Hood selon laquelle la
république n’est possible que si les lois de la nature ont été
réçus comme des lois divines. (Voir op. cit., P.253) Selon Hobbes
la révélation ne peut être reçue comme loi que par l’obligation
déjà existante au pouvoir politique. Il s’en suit que selon
l’interprétation de Hood, ni la république, ni la révélation ne
sont possibles.
42. J’ai légèrement modifié la traduction de Tricaud.
43. Ce qui signifie que dans le royaume de Dieu, contrairement à
ce que Hobbes dit au chapitre 12, ce n’est pas la politique qui
est une partie de la religion, mais la religion qui est une
partie de la politique.
D’autre part Pocock a fait remarquer qu’il existe un
argument typologique entre Moïse et la figure du Christ Roi qui
régnera sur les élus à la fin des temps, lors de la restauration
du royaume de Dieu. Ce qui signifie que même dans ce royaume ce
n’est pas la religion qui légitime la politique, mais le
consentement politique seul qui peut rendre possible le règne de
Dieu. Il n’y a évidemment là rien qui doive nous étonner si l’on
se souvient des thèses qui sont avancées par Hobbes au chapitre
31 au sujet du royaume naturel de Dieu.
44. Voir à ce sujet Pocock, op. cit., P.173.
45. Au sujet de cette hérésie du 17ième siècle nommée le
mortalisme voyez N.H. Henry, op. cit.; G. Williamson, op. cit.;
M.H. Nicolson, “the Spirit World of Milton and More” in Studies
in Philoloqy, XXII, 1925, P.432—452. Ce dernier article traite
aussi de Hobbes.
46. Exactement 88 pages.
47. Ce n’est pas dans l’intéret de Dieu, par définition de Dieu
qui est parfait et infini et n’a donc pas d’intéret au sens
hobbesien du terme.
48. C’est là une affirmation qui est certainement contestable et
un essai complet serait necéssaire afin de la justifier. Je ne
peu donner ici que quelques indications. Selon Hobbes, la
légitimité du pouvoir politique repose sur le consentement des
sujets et sur l’inclusion de leurs volontés dans la volonté du
souverain. C’est pourquoi le sujet ne peut jamais accuser son
souverain d’injustice, quoiqu’ordonne le souverain, puisque par
le contrat le sujet veut tout ce que le souverain veut. (P.232;
p.183; et aussi tout le chapitre 16) Etant donné que par
hypothèse chez Hobbes, chacun veut un bien pour soi, l’effet du
contrat est de produire une convergence entre le conseil et le
commandement, entre ce qui est bon pour moi et ce qui est bon
pour le souverain. Si cette convergence était toujours réalisée
aucune coercition ne serait nécessaire. Toute loi serait toujours

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pour chacun l’expression parfaite de sa volonté. Ce sont ces
Conditions que semble—t—il le royaume de Dieu remplit, si Dieu
n’accepte jamais d’acte contraint qui est tout ce que la loi
produit.
49. Tricaud écrit, par erreur, les intentions alors que le texte
anglais dit “ But as the inventions of men are woven.,. .“
50. Contrairement à ce que prétend D. Johnston, I’he Rhetorje cf
Levjathan: Thomas Hobbes and the P0jjtj
5 cf Cultural
Princeton, Princeton (Jniversity Press, 1986.
51. Par exemple: A. O. Hirschman, The Passions and the Iterests,
Princeton University Press, 1977 P. Durnouchel, “Hobbeg: La
Course à la Souveraineté» in StanfordFrench Revjew, X, 1986, pp
52. M. Gauchet, Le Désenchantement du Monde Une histoire
piit.ia11a religion Galljmard, 1985, pp306.