Enoncé Théorique de TPM - Pierre Cauderay.pdf - EPFL
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Double page précé<strong>de</strong>nte: Eglise <strong>de</strong> Lalibela, Abyssinie, Ethiopie ( ème siècle)
«Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />
- La quête du sens ou l’indétermination en architecture -<br />
<strong>Enoncé</strong> <strong>Théorique</strong>, mai 2007<br />
Etudiant:<br />
<strong>Pierre</strong> Cau<strong>de</strong>ray<br />
Travail <strong>de</strong> master 2006/2007<br />
Architecture, ENAC, <strong>EPFL</strong>, Lausanne<br />
pierre.cau<strong>de</strong>ray@epfl.ch<br />
Directeur pédagogique:<br />
Christian Gilot<br />
Professeur invité<br />
<strong>EPFL</strong> ENAC IA LTH2<br />
BP 4 4 (Bâtiment BP)<br />
CH- 0 Lausanne<br />
christian.gilot@epfl.ch<br />
Professeur:<br />
Dieter Dietz<br />
Professeur associé<br />
<strong>EPFL</strong> ENAC IA ALICE<br />
BP 42 2 (Bâtiment BP)<br />
CH- 0 Lausanne<br />
dieter.dietz@epfl.ch<br />
Maître <strong>EPFL</strong>:<br />
Isabella Pasqualini<br />
Assistante<br />
<strong>EPFL</strong> ENAC IA ALICE<br />
BP 42 2 (Bâtiment BP)<br />
CH- 0 Lausanne<br />
isabella.pasqualini@epfl.ch<br />
Expert:<br />
Jean-Gilles Décosterd<br />
Architecte<br />
7, avenue <strong>de</strong>s Acacias<br />
CH- 006 Lausanne<br />
jg@<strong>de</strong>costerd.net
« Nous vivons dans<br />
un mon<strong>de</strong> en pleine<br />
crise, une époque<br />
passionnante. Nos<br />
certitu<strong>de</strong>s s’écroulent.<br />
En regardant le mon<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>puis nos charmants<br />
pays d’Europe, nous<br />
<strong>de</strong>vons constater que
Dieu re<strong>de</strong>vient un<br />
problème d’actualité.<br />
Alors que certains<br />
conflits prennent<br />
l’aspect <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong><br />
religion, on se souvient<br />
<strong>de</strong> l’affirmation <strong>de</strong><br />
Malraux: « Le 21ème<br />
siècle sera spirituel ou<br />
ne sera pas. » »<br />
Ricardo Porro, L’architecture ? Et Dieu dans tout ça ?, 200<br />
7
Ouroboros, « qui se mord la queue »<br />
Préambule<br />
7 Problématique<br />
Métho<strong>de</strong><br />
2 «Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />
24 Edifice hégélien.<br />
27 La Tour <strong>de</strong> Babel<br />
2 Rêve ou cauchemar <strong>de</strong> Babel ?<br />
(a) Le temps, l’espace et la vitesse.<br />
(b) L’accumulation.<br />
(c) L’espèce.<br />
(d) La spiritualité.<br />
(e) Rêve ou cauchemar ?<br />
47 Les Lumières<br />
48 L’invariant du tréfond <strong>de</strong> l’humanité<br />
7 La soustraction<br />
Exemples<br />
( ) Les cathédrales gothiques<br />
(2) L’église <strong>de</strong> Meggen<br />
( ) Les églises troglodytes d’Abyssinie (Ethiopie).<br />
(4) ND Cult<br />
( ) ASLSP<br />
(6) Les artistes du <strong>de</strong>gré zéro<br />
(7) La soustraction maximale, Michael Collins<br />
7 Cathédrale laïque ou profane ?<br />
77 L’homme<br />
8 Conclusion<br />
8 Glossaire<br />
0 Bibliographie
Genèse à la Bolognaise, tiré <strong>de</strong> Genèses Apocalyptiques, Lewis Trondheim ( )
Eglise <strong>de</strong> Cologne, par Otto Bartning ( 28) Eglise <strong>de</strong> Essen, Otto Bartning ( 2 )
Préambule<br />
Le choix <strong>de</strong> mon sujet <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> master – le thème <strong>de</strong> la spiritualité – est<br />
une démarche personnelle et instinctive. Deux obsessions l’ont accompagné.<br />
Celle d’une tentative <strong>de</strong> réelle cohérence avec le contexte <strong>de</strong> notre société<br />
contemporaine, et celle <strong>de</strong> ne pas craindre l’originalité dans le résultat.<br />
Ce n’est pas une métaphore <strong>de</strong> dire que le mon<strong>de</strong> tel qu’on le perçoit<br />
aujourd’hui est complexe. Marcel Gauchet, historien et philosophe français<br />
disait en 8 :<br />
« A ce sta<strong>de</strong> d’écroulement <strong>de</strong>s discours englobant collectifs, nous avons<br />
une société qui se sait incomparablement dans son détail, sans se comprendre<br />
dans son ensemble. »<br />
La quête du sens est donc <strong>de</strong>venu un lieu commun. Elle révèle plus souvent<br />
un malaise qu’un travail effectif <strong>de</strong> reconstruction <strong>de</strong> significations. En<br />
décembre , Bernard Ginisty un autre philosophe français disait :<br />
« Les idéologies qui ont mobilisé les foules du siècle qui s’achève sont elles épuisées.<br />
Elles apparaissaient comme la variante d’un dogme unique : «cherchez<br />
premièrement le royaume <strong>de</strong> l’économique et tout le reste vous sera donné <strong>de</strong><br />
surcroît». Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur<br />
les moyens <strong>de</strong> pratiquer ce dogme : à l’Est par la planification autoritaire,<br />
à l’Ouest grâce à « la main invisible du marché ». Ces <strong>de</strong>ux modèles sont<br />
en crises. Celui <strong>de</strong> l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest on continue d’affirmer le<br />
credo unique. »<br />
L’architecture qui m’a été communiquée au cours <strong>de</strong> mes étu<strong>de</strong>s ne se<br />
mouille que rarement dans ce questionnement. Elle tente généralement une<br />
forme d’esthétisation <strong>de</strong>s problématiques, quand elle ne s’en désintéresse<br />
pas complètement. En réalité, sa capacité d’opérer à tous les niveaux me<br />
paraît en mesure <strong>de</strong> s’intéresser à cette quête. C’est donc en réaction à cela<br />
que j’ai choisi le thème <strong>de</strong> la spiritualité et <strong>de</strong> sa mise en espace pour mon<br />
travail pratique <strong>de</strong> master.<br />
Revenons à la cohérence et tentons <strong>de</strong> la définir. Le petit Larousse nous dit,<br />
« La cohérence c’est l’harmonie logique qui existe entre les divers éléments<br />
constituants un ensemble d’idées et <strong>de</strong> faits. » Isaiah Berlin, citée dans Collage<br />
City <strong>de</strong> Colin Rowe et Fred Koetter :<br />
« […] il existe un gouffre énorme entre ceux qui voudraient tout relier à une<br />
vision centrale, à un système plus ou moins cohérent et bien articulé à partir<br />
duquel il comprennent, pensent et sentent – principe organisateur donnant<br />
sens à tout ce qu’ils pensent et disent -, et ceux qui poursuivent <strong>de</strong>s objectifs<br />
disparates, voire contradictoires, dont le lien <strong>de</strong> facto ne peut renvoyer<br />
qu’à une cause physiologique ou psychologique qui est sans rapport avec <strong>de</strong>s<br />
principes moraux ou esthétiques. La vie, les actes et les idées <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers<br />
sont davantage centrifuges que centripètes – leurs pensées dispersées et<br />
diffuses opèrent à plusieurs niveaux, se saisissant d’une gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong><br />
vécus et d’objets en tant que tels, sans chercher, consciemment ou inconsciemment,<br />
à les intégrer dans une vision immuable […] unitaire et parfois fanatique.<br />
»<br />
Après avoir découvert cette citation, je me suis longtemps <strong>de</strong>mandé si j’étais<br />
du bon ou du mauvais côté <strong>de</strong> cette distinction, somme toute expressive et<br />
convainquante. Tout en craignant d’avoir un pied bien ancré du côté décrié<br />
par Isaiah Berlin. Réflexion faite, le gouffre n’est peut-être pas si grand. Mon<br />
souci est d’attacher les choses les unes avec les autres ; mais certainement<br />
pas <strong>de</strong> développer une vision immuable, en complète contradiction avec<br />
le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Paul Watzlawik dans La réalité <strong>de</strong> la réalité, 76. Par<br />
essence, le modèle ne remplace pas la réalité, mais il tente <strong>de</strong> le rendre intelligible.<br />
La réalité est une évi<strong>de</strong>nce complexe, oscillante, qui transcen<strong>de</strong><br />
l’enten<strong>de</strong>ment en permanence :<br />
« De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe<br />
qu’une seule réalité. En fait ce qui existe, ce sont différentes versions <strong>de</strong> la<br />
réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l’effet <strong>de</strong><br />
la communication et non le reflet <strong>de</strong> vérité objectives et éternelles. »<br />
Mon travail n’a donc évi<strong>de</strong>mment pas l’ambition d’être exaustif. Il s’agit<br />
plutôt <strong>de</strong> suivre un raisonnement intellectuel, <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> causes à effets,<br />
dans le but <strong>de</strong> construire un modèle d’une facette <strong>de</strong> la réalité. En ne<br />
craignant pas <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> l’ordinaire.<br />
En plus <strong>de</strong> ces préoccupations, une image onirique a parfois réorienté la<br />
recherche. Elle date d’avant mes étu<strong>de</strong>s d’architecture, mais je m’en suis souvenu<br />
que bien après avoir choisi le thème du travail <strong>de</strong> master:<br />
C’est l’image d’un désert dans lequel <strong>de</strong>ux personnes marchent. Après<br />
un certain temps apparaissent une première, puis plusieurs églises. De<br />
gran<strong>de</strong>s tailles, leurs formes diverses ne sont matérialisées que par <strong>de</strong>s<br />
fils similaires à <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> fer qui <strong>de</strong>ssinent tous leurs contours. Les <strong>de</strong>ux<br />
marcheurs se mettent alors à escala<strong>de</strong>r ces silhouettes tout en continuant<br />
à se parler.<br />
Les églises <strong>de</strong> cette image rappellent les structures squelettes <strong>de</strong>s églises<br />
d’Otto Bartning pendant leur construction (page ci-contre).
« A ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’écroulement <strong>de</strong>s<br />
discours englobants<br />
collectifs, nous avons<br />
une société qui se sait<br />
incomparablement<br />
dans son détail sans se<br />
comprendre dans son<br />
ensemble. »<br />
Marcel Gauchet, Religion dans la démocratie. Parcours <strong>de</strong> la laïcité, 8
Problématique<br />
Etant donné ma méconnaissance du sujet <strong>de</strong> la spiritualité – au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />
cours <strong>de</strong> religion <strong>de</strong> l’école obligatoire et d’une mince participation à “l’école<br />
du dimanche” d’une église <strong>de</strong> confession protestante –, le travail a commencé<br />
par une collecte rapi<strong>de</strong> et instinctive d’éléments <strong>de</strong> lecture qui discutent<br />
le thème <strong>de</strong> la spiritualité.<br />
«Spirituel/le : 1. Qui est esprit ; <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’esprit considéré comme un<br />
principe indépendant. 2. Propre ou relatif à l’âme, en tant qu’émanation et<br />
reflet d’un principe supérieur, divin. 3. Qui est d’ordre moral, n’appartient<br />
pas à la nature sensible, au mon<strong>de</strong> physique. » Petit Robert, 0<br />
Le premier et le troisième sens énoncé dans cette définition concerne donc<br />
l’immatériel, le transcendant. Le <strong>de</strong>uxième sens abor<strong>de</strong> la question mystique<br />
d’un principe supérieur, divin. La spiritualité est donc un vaste thème, très<br />
ouvert, sujet à foule d’interprétation, emprunt d’autant d’expériences qu’il<br />
existe d’individus. C’est un thème générique qu’il serait possible <strong>de</strong> développer<br />
indéfiniment. Il amène rapi<strong>de</strong>ment aux questions <strong>de</strong>s croyances, <strong>de</strong> la<br />
foi, du culte et <strong>de</strong> leur mise en espaces. C’est cette intensité qui m’intéresse<br />
par ses dimensions ontologiques et transcendantales. Pourquoi construire<br />
si haut le plafond <strong>de</strong>s cathédrales ? Comment représenter ce qui dépasse<br />
l’ordre <strong>de</strong> la réalité admise ? Est-il vraiment possible <strong>de</strong> générer un espace<br />
spirituel ? Afin <strong>de</strong> tenter une réponse à ces questions, je fais l’hypothèse que<br />
le rapport entre la spiritualité et la matérialité s’énnonce comme suit:<br />
La main <strong>de</strong> l’homme accumule, cela relève d’un principe additif. Tandis<br />
que le principe spirituel, immatériel, relève <strong>de</strong> la dématérialisation. Un<br />
principe, par opposition, soustractif. Générer un espace spirituel ne<br />
relève donc pas <strong>de</strong> l’addition, mais <strong>de</strong> la soustraction d’éléments, quels<br />
qu’ils soient. Pour exprimer la spiritualité en architecture, je propose par<br />
conséquent <strong>de</strong> respecter ce principe.<br />
Splitting, Matta Clark, New Jersey ( 74)<br />
Mes lectures ont commencé par une sélection d’articles <strong>de</strong>s vingt <strong>de</strong>rnières<br />
années du Mon<strong>de</strong> Diplomatique approchant le thème <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong><br />
loin. Du thème spirituel, les textes sont <strong>de</strong>venues plus scientifiques, puis<br />
philosophique, et finalement du domaine artistique. Le travail <strong>de</strong> l’ <strong>Enoncé</strong><br />
théorique prendra, lui, le chemin inverse puisque nous commencerons par<br />
la question <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> l’esthétique dans la philosophie avec Hegel, avant<br />
<strong>de</strong> survoler quelques questions humanistes et scientifique du mon<strong>de</strong> contemporain,<br />
pour revenir, par la suite, à la question spirituelle.<br />
En guise <strong>de</strong> titre pour le travail, la fameuse maxime <strong>de</strong> Malraux rassemble<br />
mes préoccupations. La quête du sens, avec un ton prophétique ; et le contexte<br />
contemporain sur lequel Malraux s’exprime. La première partie du<br />
travail développe donc cette phrase pour la comprendre un peu mieux. La<br />
secon<strong>de</strong> partie du travail s’intéresse au principe <strong>de</strong> la soustraction en architecture,<br />
et son adéquation au principe spirituel. Sans vouloir l’englober, la<br />
réflexion tente <strong>de</strong> tracer une ligne <strong>de</strong> cohérence et d’en dégager un principe<br />
qu’il serait possible <strong>de</strong> généraliser et <strong>de</strong> radicaliser.<br />
« Non pas que nous ayons, comme Hegel, le projet d’édifier un système, <strong>de</strong><br />
construire une esthétique, <strong>de</strong> tracer le plan d’un système <strong>de</strong>s beaux-arts. […]<br />
Nous voudrions plutôt que <strong>de</strong>ssiner une structure, suivre et faire jouer une<br />
fissure qui déjoue les plans, qui ébranle les monuments ».<br />
Denis Hollier, À la recherche <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong>, chapitre , « simple commencement<br />
».<br />
La fissure <strong>de</strong> Denis Hollier rappelle le travail d’un l’artiste <strong>de</strong> la dématérialisation:<br />
Gordon Matta-Clark, dans son oeuvre Splitting en 74. Matta-<br />
Clark se sert d’une maison abandonnée par son propriétaire, <strong>de</strong>stinée à la<br />
<strong>de</strong>struction. Armé d’une scie, il la coupe en <strong>de</strong>ux, puis fait basculer un côté.<br />
La forme rectangulaire <strong>de</strong> la maison est coupée par une profon<strong>de</strong> fente<br />
s’ouvrant en triangle vers le haut, <strong>de</strong>venant une sculpture environnementale<br />
qui accueille la visite d’un nouveau public. La fente laisse pénétrer la<br />
lumière dont le mouvement évolue à l’intérieur <strong>de</strong> la maison selon le moment<br />
<strong>de</strong> la journée et la hauteur du soleil, produisant d’autres découpes <strong>de</strong><br />
l’espace, révélant et déplaçant les lignes qui composent la géométrie <strong>de</strong> la<br />
structure.<br />
Matta-Clark propose une mutation du regard, son intervention brise le<br />
réalisme <strong>de</strong> la planification, et introduit un nouvel ordre <strong>de</strong> réalité. Cet exemple<br />
questionne le surnaturel, ne serait-ce qu’au niveau métaphorique. Je<br />
souhaite que mon travail ébauche un processus similaire.<br />
7
Métho<strong>de</strong><br />
Une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> retenue s’est développée au fur et à mesure <strong>de</strong> cette première<br />
partie du travail. Cette attitu<strong>de</strong> rappelle la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />
dont le processus <strong>de</strong> genèse littéraire a été patiemment reconstitué par<br />
<strong>Pierre</strong>-Marc <strong>de</strong> Biasi :<br />
Cinq moments <strong>de</strong> la fabrique <strong>de</strong> Flaubert.<br />
1. Ne pas écrire.<br />
« Le secret <strong>de</strong> Flaubert, confie-t-il, est <strong>de</strong> commencer par ne pas écrire. Le<br />
premier moment <strong>de</strong> la création est strictement mental. Flaubert se couche<br />
et se livre à une sorte <strong>de</strong> rêverie dirigée, à un travail d’élaboration <strong>de</strong>s images<br />
du flux narratif. Même si le cinéma n’existe pas encore, on peut dire<br />
qu’il se fait un film, grâce à cette faculté qu’a l’esprit <strong>de</strong> construire en images<br />
le discours <strong>de</strong> la langue. Il visionne et revisionne les scènes en imaginant les<br />
décors, les costumes, la couleur <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s, etc., jusqu’à ce que les séquences<br />
s’enchaînent.»<br />
2. Le scénario.<br />
« Nourri <strong>de</strong> lectures et <strong>de</strong> recherches, ce scénario est enfin couché sur le<br />
papier en style télégraphie. Sur quelques pages s’étale ainsi un pense-bête<br />
<strong>de</strong> séquences d’images, un résumé mnémotechnique qui servira <strong>de</strong> trame à<br />
l’auteur. »<br />
3. La rédaction dilatée.<br />
« Celui-ci entre enfin en rédaction. S’opère un curieux et impressionnant<br />
mouvement <strong>de</strong> dilatation. Chaque fragment du scénario se développe comme<br />
un bourgeon qui s’ouvre. L’œuvre enfle d’autant plus que son géniteur la<br />
développe dans toutes les directions, même contradictoires. « Flaubert explore<br />
dans ses brouillons toutes les virtualités du sens,[…]. »<br />
4. La con<strong>de</strong>nsation <strong>de</strong> la « masse textuelle ».<br />
« Le <strong>de</strong>rnier moment <strong>de</strong> l’écriture peut commencer. « Flaubert va supprimer<br />
40% <strong>de</strong> la masse textuelle dans une phase <strong>de</strong> con<strong>de</strong>nsation. Des paragraphes<br />
entiers disparaissent au profit d’une phrase, d’un bout <strong>de</strong> phrase, voire d’un<br />
mot. La con<strong>de</strong>nsation est parfois extrême : au lecteur <strong>de</strong> se débrouiller, <strong>de</strong><br />
poser <strong>de</strong>s hypothèses <strong>de</strong> sens pour reconstituer ce qui s’est passé. Pour Flaubert,<br />
un vrai texte <strong>de</strong>vait être une partition que le lecteur <strong>de</strong>vait interpréter<br />
pour se l’approprier ». »<br />
5. La musicalité <strong>de</strong>s mots : le gueuloir.<br />
« Mais tout cela ne peut fonctionner que s’il y a envoûtement, charme. D’où<br />
une recherche <strong>de</strong> musicalité qui gouvernait bien souvent le choix du mot. Le<br />
fameux mot « juste » <strong>de</strong>vait l’être avant tout sur le plan musical, et non sur<br />
le plan sémantique ou historique. […] L’écrivain lit son texte à haute voix, le<br />
hurle même pour mieux entendre ce qui accroche, considérant qu’un défaut<br />
musical indique une imperfection du sens. Cette exigence <strong>de</strong> fer amène parfois<br />
à effectuer jusqu’à cinquante versions pour une seule page. »<br />
Extrait d’un article du journal Le Mon<strong>de</strong> du . 2. , <strong>Pierre</strong> Bartélémy.<br />
Selon <strong>Pierre</strong>-Marc <strong>de</strong> Biasi, cette métho<strong>de</strong> est le processus <strong>de</strong> l’accouchement<br />
d’un chef d’œuvre. Flaubert n’a, en effet, laissé qu’une poignée <strong>de</strong> romans qui<br />
ne sont que la face émergée d’un iceberg <strong>de</strong> pages <strong>de</strong> papier, que l’écrivain<br />
travaillait et retravaillait longuement. La publication <strong>de</strong> Mme <strong>de</strong> Bovary,<br />
considéré comme le chef-d’oeuvre du roman réaliste français du ème, siècle,<br />
a nécessité quatre années <strong>de</strong> travail acharné. Concernant ma référence<br />
à cette métho<strong>de</strong>, il est évi<strong>de</strong>nt que je n’ai pas la prétention <strong>de</strong> produire un<br />
quelconque chef d’œuvre, ni <strong>de</strong> prendre autant <strong>de</strong> temps que l’écriture <strong>de</strong><br />
Mme <strong>de</strong> Bovary pour réaliser mon travail. Cependant la métho<strong>de</strong> progressive<br />
d’entrée dans la créativité, en commençant par un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> retenue,<br />
convient bien à mon sujet. Particulièrement dans la mesure où la recherche<br />
s’organise autour <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> la soustraction en architecture.
«Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />
Cette phrase continue à faire couler <strong>de</strong> l’encre et à provoquer <strong>de</strong>s controverses<br />
plus d’un quart <strong>de</strong> siècle plus tard, alors que nous sommes effectivement<br />
arrivés au 2 ème siècle. Les uns la contestent, prétendant qu’une telle<br />
phrase ne peut pas être <strong>de</strong> Malraux (Malraux lui-même a parfois nié l’avoir<br />
prononcée); d’autres abon<strong>de</strong>nt dans son sens, quitte à ergoter sur le terme<br />
exact que Malraux aurait employé entre religieux, spirituel ou mystique;<br />
d’autres encore s’interrogent tout simplement sur le sens et la portée <strong>de</strong><br />
cette phrase si controversée et problématique. Dans une interview pour Le<br />
Point du 0 décembre 7 , Malraux nie avoir prononcé la fameuse phrase,<br />
déclarant:<br />
«On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien<br />
entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas<br />
la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire.»<br />
Malgré cela, plusieurs auteurs, qui se sont personnellement entretenu avec<br />
Malraux, jurent l’avoir entendu plusieurs fois <strong>de</strong> leurs propres oreilles. Malraux<br />
l’a donc certainement dite, mais réfute probablement la portée que sa<br />
phrase a prise, et les mauvaises interprétations qui pourraient en être tirées.<br />
Quoiqu’il en soit, cette phrase est <strong>de</strong>venu un vrai lieu commun, sans doute<br />
la formule la plus célèbre et la plus répandue <strong>de</strong> toute l’oeuvre <strong>de</strong> Malraux,<br />
ce qui démontre bien son adéquation à notre époque et sa pertinence. Alors<br />
puisqu’il nie l’avoire dite, qu’a-t-il donc bien voulu sous-entendre par cette<br />
fomule?<br />
Hugues <strong>de</strong> Jouvenel parle dans Futuribles <strong>de</strong> la phrase attribuée à Malraux,<br />
pour souligner que « si les institutions religieuses, comme tous les prêts-àpenser,<br />
sont en déclin, en revanche, le besoin <strong>de</strong> croire n’a pas disparu. »<br />
La Cathédrale invisible, p. 04, Boucq - Jodorowsky ( 2)<br />
Le Dalaï-lama, interrogé en juin 8 à l’Assemblée nationale sur la phrase<br />
<strong>de</strong> André Malraux, répondit que « le XXIe siècle sera sans doute plus spirituel<br />
que religieux. Gran<strong>de</strong> est la réticence actuelle à l’égard <strong>de</strong> l’appartenance<br />
à une Église. Mais immense et extraordinairement divers apparaît l’univers<br />
<strong>de</strong>s croyances échappant à la raison ».<br />
Pour Malraux, la religion n’est pas essentiellement une question d’institutions,<br />
ni <strong>de</strong> co<strong>de</strong> moral. Dans un texte <strong>de</strong> , il écrit :<br />
« L’homme ne se construit qu’en poursuivant ce qui le dépasse [...] toute la<br />
civilisation mo<strong>de</strong>rne [...] a substitué un fantôme aux profon<strong>de</strong>s notions <strong>de</strong><br />
l’homme qu’avaient élaborées les gran<strong>de</strong>s religions. Chacune <strong>de</strong> celles-ci<br />
rendait compte à sa manière <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur humaine. La science, non [...]<br />
Le drame <strong>de</strong> la civilisation du siècle <strong>de</strong>s machines n’est pas d’avoir perdu les<br />
dieux, car elles les a perdus moins qu’on ne dit: c’est d’avoir perdu toute notion<br />
profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme. [...] Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre<br />
les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux <strong>de</strong> la psychanalyse. Je pense<br />
que la tâche du prochain siècle, en face <strong>de</strong> la plus terrible menace qu’ait connue<br />
l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ».<br />
A Tokyo quatre ans plus tard il dit:<br />
« Existe-t-il <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie du mon<strong>de</strong> peut se poser?… Il<br />
est nécessaire que les anciennes civilisations se comprennent, non pour retrouver<br />
leur passé, mais pour faire ensemble l’avenir. En attendant ce sera le<br />
temps <strong>de</strong>s limbes—jusqu’à l’époque où quelque chose <strong>de</strong> sérieux surgira—ou<br />
bien un nouveau type d’humain, ou bien un nouveau fait religieux, ou bien<br />
quelque chose <strong>de</strong> totalement imprévisible—la libre disposition <strong>de</strong> la mort, par<br />
exemple… […] la civilisation <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong>s machines peut presque<br />
tout apporter à l’homme, sauf une raison <strong>de</strong> vivre. ». « Notre civilisation<br />
sera contrainte <strong>de</strong> trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera».<br />
Un an plus tard, dans L’Actualité <strong>de</strong> mai 70, il soulignera <strong>de</strong> nouveau<br />
l’opposition entre notre civilisation technologiquement avancée et le vi<strong>de</strong>,<br />
le manque <strong>de</strong> sens à son centre:<br />
« […] notre crise est celle <strong>de</strong> la civilisation la plus puissante que le mon<strong>de</strong> ait<br />
connue. Quelques hommes, à la fin du XVIIIe siècle, ont posé <strong>de</strong> façon saisissante<br />
la question : «Qu’est-ce que l’homme?» En face <strong>de</strong> nous, ce n’est pas la<br />
nature <strong>de</strong> l’homme qui est en cause, c’est sa raison d’être, singulièrement plus<br />
dramatique que les gauchismes ou les droitismes qui l’accompagnent. Et notre<br />
réponse, c’est: «A quoi bon conquérir la Lune, si c’est pour s’y suici<strong>de</strong>r?».<br />
2
« L’homme ne se<br />
construit qu’en<br />
poursuivant ce qui le<br />
dépasse »<br />
André Malraux,<br />
2
Edifice hégélien.<br />
«L’art est la plus belle voie pour apprendre à l’homme qu’il a un sentiment<br />
religieux» a dit Fe<strong>de</strong>rico Fellini.<br />
« L’art est par nature une sorte d’appel au mystère. Même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ses<br />
expressions les plus typiquement religieuses, l’art quand il est authentique, a<br />
une profon<strong>de</strong> affinité avec le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la foi ; à tel point que, même lorsque<br />
la culture s’éloigne considérablement <strong>de</strong> l’Eglise, il continue à constituer une<br />
sorte <strong>de</strong> pont jeté vers l’expérience religieuse », écrivait Karol Woktyla dans<br />
sa lettre aux artistes en .<br />
Suivant le conseil <strong>de</strong> ces citations, nous allons commencer par nous intéresser<br />
à l’étu<strong>de</strong> du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel sur le fon<strong>de</strong>ment<br />
<strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> l’esthétique. Le système <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> Hegel<br />
– qui constitue une construction grandiose, troisième grand système <strong>de</strong> la<br />
philosophie occi<strong>de</strong>ntale, après Aristote dans l’Antiquité et Thomas d’Aquin<br />
au Moyen-Âge – est un système panlogique (pan, en grec, signifie tout,<br />
donc cela signifie tout est logique, conforme à la raison). Selon Hegel, seule<br />
une pensée totalisante peut viser la vérité. Comme il l’a énoncé lui-même:<br />
« tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». La<br />
logique <strong>de</strong> Hegel contient donc sa négation, c’est-à-dire la contradiction. Et<br />
c’est grâce à cette contradiction centrale qu’il lui est possible <strong>de</strong> maintenir<br />
son panlogisme, qui i<strong>de</strong>ntifie le réel et le rationnel. Par la suite, cela implique<br />
alors un processus actif, une dialectique <strong>de</strong> dépassement qui permet <strong>de</strong><br />
lever (en allemand: aufheben) cette contradiction en la rendant créatrice,<br />
au fil du développement du raisonnement. La philosophie <strong>de</strong> Hegel repose<br />
donc sur cette notion <strong>de</strong> dépassement qui est la synthèse <strong>de</strong> la thèse et <strong>de</strong><br />
l’antithèse (Aufhebung).<br />
A la fin <strong>de</strong> sa vie, le philosophe a donc élaboré un cours sur l’esthétique<br />
que ses élèves ont édité après sa mort, en 8 . Hegel y assigne à l’art – qui<br />
God is an Architect, William Blake ( 7 4)
est l’objet <strong>de</strong> l’esthétique – l’architecture pour commencement. Ceci à <strong>de</strong>ux<br />
reprises : dans l’ordre <strong>de</strong>s moments esthétiques tout d’abord qui sont au<br />
nombre <strong>de</strong> trois (symbolique, classique, romantique) puis dans les arts particuliers<br />
qui sont au nombre <strong>de</strong> cinq (architecture, sculpture, peinture, musique<br />
et poésie). Chaque forme d’art passe par chacun <strong>de</strong>s trois moments,<br />
<strong>de</strong> sorte que le commencement proprement dit <strong>de</strong> l’art est constitué par<br />
l’architecture symbolique, qui est l’architecture sous sa forme la plus pure,<br />
dans son moment le plus propre. Elle est définie par Hegel comme l’art symbolique<br />
par excellence.<br />
Ainsi l’édifice hégélien <strong>de</strong> l’Esthétique dépend <strong>de</strong> ce principe d’Aufhebung<br />
dont chaque dépassement supprime, mais conserve en lui ses antécé<strong>de</strong>nts.<br />
L’enchaînement <strong>de</strong>s arts, dans leurs moments successifs, contredisent<br />
et confirment tour à tour la victoire du précé<strong>de</strong>nt sur la matérialité. De<br />
l’architecture symbolique, jusqu’à la poésie romantique. Ensuite, selon Hegel,<br />
le processus quitte les arts pour <strong>de</strong>venir l’esthétique elle-même (le discours<br />
sur les arts, premier moment <strong>de</strong> l’esprit absolu), puis religion révélée<br />
et finalement philosophie, qui est la « prose <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment » dans laquelle<br />
l’esprit se trouve immédiatement en contact avec lui-même, sans avoir à<br />
recourir à l’extériorité d’une matière signifiante. L’art comme symbole dépassé,<br />
comme chose morte.<br />
L’architecture serait ainsi une sorte <strong>de</strong> mise en abyme <strong>de</strong> l’esthétique dans<br />
son ensemble, et par extension, <strong>de</strong> la totalité du système dans lequelle elle<br />
s’insère. L’art qui commence avec l’architecture, qui elle apparaît avec la<br />
construction <strong>de</strong>s tombaux, victoire <strong>de</strong> la mort, initie un mouvement qui<br />
le renvoie à la mort, celle <strong>de</strong> la totalité du système. L’Aufhebung fonctionne<br />
donc comme retour et libération <strong>de</strong> l’arché (principe, origine) dans le télos<br />
(fin, but).<br />
« La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est ce qu’il y a <strong>de</strong> plus<br />
terrible et maintenir l’œuvre <strong>de</strong> la mort est ce qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong><br />
force. La beauté impuissante hait l’enten<strong>de</strong>ment parce qu’il exige d’elle ; ce<br />
dont elle n’est pas capable. Or, la vie <strong>de</strong> l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche<br />
<strong>de</strong>vant la mort, et se préserve <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction, mais celle qui supporte la<br />
mort et se conserve en elle ». Hegel<br />
L’édifice hégélien <strong>de</strong> l’esthétique commence donc par l’art, qui commence lui<br />
par l’architecture, qui repose sur l’architecture symbolique, dont il a énoncé<br />
l’existence grâce au principe d’Aufhebung. Hegel se met ensuite à chercher le<br />
symbole <strong>de</strong> cette architecture symbolique, et il se tourne tout naturellement<br />
vers les commencements <strong>de</strong> l’architecture :<br />
« En cherchant les premiers commencements <strong>de</strong> l’architecture [selon la tradition],<br />
nous trouvons tout d’abord la cabane, habitation <strong>de</strong> l’homme et le<br />
temple, comme enceinte abritant le dieu et la communauté <strong>de</strong> ses fidèles. »<br />
Or Hegel n’est pas satisfait <strong>de</strong> ce commencement, car la cabane et le temple<br />
ne sont que <strong>de</strong>s structures complexes, <strong>de</strong> médiation. En effet, ce qui caractérise<br />
essentiellement la maison, le temple et autres constructions, c’est<br />
le fait que ce sont <strong>de</strong> simples moyens en vue d’un but extérieur. La cabane<br />
et la maison du dieu supposent <strong>de</strong>s habitants : hommes, images <strong>de</strong> dieux,<br />
etc., pour lesquels ces constructions ont été édifiées. A l’intérieur <strong>de</strong> leurs<br />
murs viennent se loger ce qui constitue les fins en vue <strong>de</strong>squelles ils ont été<br />
construits, fins que Hegel juge extérieures. Cet extérieur pénètre donc les<br />
premières constructions ce qui leur interdit l’accès à l’architecture symbolique,<br />
et qui pour manque <strong>de</strong> simplicité les exclut <strong>de</strong> constituer l’origine <strong>de</strong><br />
l’art.<br />
Pour contourner cet écueil, Hegel dissocie alors la notion <strong>de</strong> commencement<br />
du principe d’origine :<br />
« Seul le simple constitue le commencement », « Par son contenu cependant,<br />
le simple commencement est quelque chose <strong>de</strong> tellement insignifiant que,<br />
pour la pensée philosophique, il n’a que la valeur d’un simple acci<strong>de</strong>nt. »<br />
Hegel se met donc à chercher l’origine <strong>de</strong> l’architecture symbolique qui<br />
ne peut pas être le commencement <strong>de</strong> l’architecture dont la fin est extérieure<br />
à l’art. Mais un objet plein. Les origines doivent avoir un caractère<br />
immédiat, simple et non cette relativité. Et il le trouve en Mésopotamie avec<br />
l’architecture sacrée. Le sacré, en tant qu’union lui-même et but <strong>de</strong> cette<br />
union est une fin intérieure à elle-même. Elle ne peut pas être une extériorité<br />
qui rendrait complexe la structure qui l’abrite. Le sacré pour luimême,<br />
constitue le premier contenu <strong>de</strong> l’architecture symbolique. Et Hegel<br />
en trouve l’exemple le plus familier dans la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong> Babel :<br />
dans les lointaines vallées <strong>de</strong> l’Euphrate, l’homme érige une œuvre architecturale<br />
immense ; tous les hommes y travaillent en commun, et c’est cette<br />
communauté qui constitue à la fois le but et le contenu <strong>de</strong> l’œuvre.<br />
Telle serait donc l’œuvre d’art symbolique par excellence. L’architecture proprement<br />
dite, moment symbolique <strong>de</strong> cet art symbolique, trouve sa symbolicité<br />
dans la Tour <strong>de</strong> Babel.<br />
« Au milieu <strong>de</strong> la ville, raconte Hérodote qui avait encore vu cette œuvre colossale,<br />
se dressait une tour aux murs épais (non creuse, mais massive). »<br />
Un objet plein au sens <strong>de</strong> Hegel.<br />
2
La Tour <strong>de</strong> Babel<br />
« Qu’est <strong>de</strong>venu la Tour <strong>de</strong> Babel ? Rabbi Yo’hanan a dit : « quant à la tour,<br />
un tiers a été brûlé ; un tiers s’est enfoncé ; un tiers existe encore ». Rab Yosseph<br />
a dit : « le seul fait <strong>de</strong> se trouver dans l’environnement <strong>de</strong> la tour fait perdre<br />
la mémoire ». »<br />
La Tour <strong>de</strong> Babel, « Variation 5 »<br />
Aujourd’hui, les archéologues préten<strong>de</strong>nt avoir retrouvé cette tour dans<br />
les décombres <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Babylone. Il s’agit d’une ziggurat, sorte <strong>de</strong> tour<br />
composée <strong>de</strong> multiples socles <strong>de</strong> tailles décroissantes, empilés les uns sur<br />
les autres, construits <strong>de</strong> briques <strong>de</strong> terre crue et cuite ; et au sommet duquel<br />
est édifié un temple dédié à un dieu. Babylone a la réputation d’avoir abrité<br />
la plus haute ziggurat jamais construite ; sept étages, qui <strong>de</strong>vait flirter avec<br />
les 0 mètres d’altitu<strong>de</strong>. L’archéologue André Parrot, dans La Tour <strong>de</strong> Babel<br />
( 4), proclame que « nous la considérons, avant tout, comme une main<br />
tendue vers le ciel, comme un appel à l’ai<strong>de</strong>. »<br />
Mais bien avant sa redécouverte par l’archéologie, cette construction<br />
mythique est <strong>de</strong>venue le symbole <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong>s hommes. On le<br />
doit entre autre à la parabole biblique, dans le livre <strong>de</strong> la Genèse :<br />
« Tout le mon<strong>de</strong> parlait alors la même langue et se servait <strong>de</strong>s mêmes mots.<br />
Partis <strong>de</strong> l’est, les hommes trouvèrent une large vallée en Basse-Mésopotamie<br />
et s’y installèrent. Ils se dirent les uns aux autres : « Allons ! Au travail pour<br />
mouler <strong>de</strong>s briques et les cuire au four ! » Ils utilisèrent les briques comme<br />
pierres <strong>de</strong> construction et l’asphalte comme mortier. Puis ils se dirent : « Allons<br />
! Au travail pour bâtir une ville, avec une tour dont le sommet touche au<br />
ciel ! Ainsi nous <strong>de</strong>viendrons célèbres, et nous éviterons d’être dispersés sur<br />
toute la surface <strong>de</strong> la terre. »<br />
Le Seigneur <strong>de</strong>scendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes bâtissaient.<br />
Après quoi il se dit : « Eh bien, les voilà tous qui forment un peuple<br />
unique et parlent la même langue ! S’ils commencent ainsi, rien désormais ne<br />
les empêchera <strong>de</strong> réaliser tout ce qu’ils projettent. Allons ! Descendons mettre<br />
La « petite » Tour <strong>de</strong> Babel, Pieter Brueghel ( 6 )<br />
le désordre dans leur langage, et empêchons-les <strong>de</strong> se comprendre les uns les<br />
autres. » Le Seigneur les dispersa <strong>de</strong> là sur l’ensemble <strong>de</strong> la terre, et ils durent<br />
abandonner la construction <strong>de</strong> la ville. Voilà pourquoi celle-ci porte le nom<br />
<strong>de</strong> Babel. C’est là en effet que le Seigneur a mis le désordre dans le langage<br />
<strong>de</strong>s hommes, et c’est à partir <strong>de</strong> là qu’il a dispersé les humains sur la terre<br />
entière. »<br />
La Bible en français courant, livre <strong>de</strong> la Genèse, Chapitre , versets - .<br />
Lorsque les théologiens s’expriment au sujet <strong>de</strong> Babel, voici ce que l’on peut<br />
lire: « La Tour <strong>de</strong> Babel est le type même du péché qui pousse l’homme non<br />
pas à se passer <strong>de</strong> Dieu mais à chercher à se faire un nom (c’est-à-dire à se<br />
rassurer contre le <strong>de</strong>stin) au moyen d’une entreprise religieuse bien comprise<br />
qui fasse du Dieu du ciel un voisin fixé sur la terre. », J. S. Javet, dans Le<br />
Christianisme au XXème siècle ( 42). Un autre théologien dénonce « le<br />
subtil paganisme qui habite dans toute âme, même religieuse, qui veut à tout<br />
prix monter vers le ciel pour forcer la divinité à <strong>de</strong>scendre. » « Car l’homme<br />
ne monte vers Dieu, que sur un ordre exprès, comme Moïse sur le Sinaï et<br />
il ne le fait qu’en tremblant. Jahvé, pour <strong>de</strong>scendre sur terre n’a pas besoin<br />
que les hommes lui construisent ses voies d’accès », E. Jacob, dans la Revue<br />
d’Histoire et <strong>de</strong> Philosophie religieuse ( 0).<br />
Les non-théologiens, quant à eux, interprètent également le mythe <strong>de</strong> la<br />
construction collective. Dans L’avenir d’une illusion, Freud évoque sous le<br />
nom d’instrumentalisation politique <strong>de</strong> la religion, le récit <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong><br />
Babel : « Sans l’accord <strong>de</strong> Dieu, sans son aval et son soutien, les hommes<br />
ne s’enten<strong>de</strong>nt pas et leur coopération est vouée à l’échec! ». J.-P. Sartre<br />
souligne lui, dans la Critique <strong>de</strong> la Raison dialectique, la fragilité <strong>de</strong> l’union<br />
dès qu’elle est vécue comme un événement purement humain. Il remarque<br />
ainsi que la structure du groupe en fusion est inéluctablement pervertie par<br />
le phénomène <strong>de</strong> pratico inertie par lequel chaque individu cesse <strong>de</strong> faire<br />
corps avec la collectivité et retourne à ses intérêts privés.<br />
La Tour <strong>de</strong> Babel constitue donc le symbole <strong>de</strong> l’échec et <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong>s<br />
hommes. Mais pour Hegel, elle est aussi celui <strong>de</strong> l’esthétique. Devrionsnous<br />
penser que pour Hegel l’esthétique est un projet vain? Quoiqu’il en<br />
soit même si cette tour sacrée est à la fois l’union et le but <strong>de</strong> cette union,<br />
et même si sa fin est intérieure à elle-même, elle en possè<strong>de</strong> une. Sa finitu<strong>de</strong><br />
est même absolue, puisqu’elle rési<strong>de</strong> en elle-même. Or ce qui dépasse<br />
l’ordre <strong>de</strong> la réalité admise n’en a pas. Tenter d’atteindre l’immatériel<br />
par le matériel, c’est comme chercher à atteindre zéro en divisant un nombre<br />
positif autant <strong>de</strong> fois qu’on le peut. Les hommes <strong>de</strong> Babel en ont fait<br />
l’expérience.<br />
27
La Tour, p. 66, Schuiten - Peeters ( 87)<br />
Rêve ou cauchemar <strong>de</strong> Babel ?<br />
Il est évi<strong>de</strong>nt que c’est dans la nature <strong>de</strong> l’homme que d’essayer <strong>de</strong> se rassurer<br />
contre son <strong>de</strong>stin. La Tour <strong>de</strong> Babel serait-elle donc contenue dans la nature<br />
humaine? Aujourd’hui, au bout <strong>de</strong> notre évolution plusieurs fois millénaires,<br />
où le langage scientifique est <strong>de</strong>venu un véritable idiome universel, serionsnous<br />
en train <strong>de</strong> réaliser le rêve ou le cauchemar <strong>de</strong> Babel d’atteindre le ciel?<br />
Qu’en est-il aujourd’hui <strong>de</strong> cet l’orgueil qui dans la parabole pousse les hommes<br />
à bâtir une entreprise vouée à l’échec ?<br />
Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss, anthropologue, ethnologue et philosophe français,<br />
fondateur <strong>de</strong> la pensée structuraliste, à l’approche <strong>de</strong> son centenaire, déclarait<br />
dans une apparition télévisée en 200 :<br />
« Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante<br />
<strong>de</strong>s espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que<br />
du fait même <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>nsité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte <strong>de</strong><br />
régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et<br />
au mon<strong>de</strong> dans lequel je suis en train <strong>de</strong> finir mon existence, c’est un mon<strong>de</strong><br />
que je n’aime pas.»<br />
Les symptômes <strong>de</strong> crises, que beaucoup <strong>de</strong> penseurs actuels allouent à notre<br />
civilisation sont peut-être la partie visible d’une tour qui commencerait<br />
à trembler. Vision un peu simpliste et littérale, mais néanmoins imagée et<br />
peut-être représentative d’une situation ignorée <strong>de</strong> notre conscience rationnelle<br />
qui continue à empiler tant et plus en vue d’un mon<strong>de</strong> futur toujours<br />
meilleur.<br />
Les textes qui suivent sont majoritairement tirés du mensuel Le Mon<strong>de</strong><br />
Diplomatique, ces vingt <strong>de</strong>rnières années. Selon sa ligne éditoriale,<br />
« [Le journal], résolument à part dans un paysage médiatique <strong>de</strong> plus en<br />
plus uniforme, conjugue une large vision critique <strong>de</strong> ce qui reste le plus souvent<br />
dans l’ « angle mort » <strong>de</strong> la presse. [Il est], grâce à ses analyses approfondies<br />
et à ses points <strong>de</strong> vue engagés, un journal <strong>de</strong> référence pour tous ceux<br />
qui veulent comprendre, mais aussi changer le mon<strong>de</strong> actuel. »<br />
Tous les textes sélectionnés témoignent du profond bouleversement <strong>de</strong> notre<br />
mon<strong>de</strong>. Tous les auteurs cités tentent <strong>de</strong> considérer le mon<strong>de</strong> dans son<br />
ensemble et décrive <strong>de</strong>s situations passionnantes et préoccupantes relatives<br />
à notre époque. Leur point <strong>de</strong> vue critique est systématique.<br />
2
Au fil du temps, Gilbert Garcin (2000)<br />
(a) Le temps, l’espace et la vitesse.<br />
« Une Babel militaire s’est mise en place à travers la prolifération nucléaire et<br />
à travers le terrorisme généralisé ; on a du mal à retrouver nos repères, même<br />
pour un travail théorique. », affirmait Paul Virilio, urbaniste, sociologue et<br />
philosophe français, en 6 dans son livre Cybermon<strong>de</strong>, la politique du<br />
pire. Virilio est connu pour son scepticisme l’égard <strong>de</strong>s technologies nouvelles.<br />
Son discours est à comprendre comme une alerte.<br />
« Nous allons perdre le contrôle! Par l’accélération <strong>de</strong>s progrès techniques,<br />
avec l’informatique notamment, dématérialisation, déréalisation, défactualisation<br />
<strong>de</strong>s choses, “défaite <strong>de</strong>s faits” sont en marche. Même nos corps sont<br />
menacés <strong>de</strong> virtualisation par la technologie. [cf. le Big Bang du Virtuel].<br />
A propos du terme <strong>de</strong> mondialisation et <strong>de</strong>s bouleversements spatiaux que
cela engendre, Virilio explique, dans Un mon<strong>de</strong> surexposé en août 7 :<br />
« Avec la nouvelle mondialisation <strong>de</strong>s échanges, la cité revient au premier<br />
plan. Forme historique majeure <strong>de</strong> l’humanité, la métropole concentre la vitalité<br />
<strong>de</strong>s nations du globe. Mais cette cité locale n’est déjà plus qu’un quartier,<br />
un arrondissement parmi d’autres <strong>de</strong> l’invisible « métacité mondiale » dont<br />
« le centre est partout et la circonférence nulle part » (Pascal). Hypercentre<br />
virtuel, dont les villes réelles ne sont jamais que la périphérie, […].<br />
En fait, plus les distances <strong>de</strong> temps s’abolissent et plus l’image <strong>de</strong> l’espace se<br />
dilate : « On dirait qu’une explosion a eu lieu sur toute la planète. Le moindre<br />
recoin se trouve tiré <strong>de</strong> l’ombre par une lumière crue », écrivait Ernst<br />
Jünger, à propos <strong>de</strong> cette illumination qui éclaire la réalité du mon<strong>de</strong>. […]<br />
Avec ce faux jour produit par l’illumination <strong>de</strong>s télécommunications, se lève<br />
un soleil d’artifice, un éclairage <strong>de</strong> secours qui inaugure un temps nouveau<br />
- temps mondial où la simultanéité <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong>vrait bientôt l’emporter sur<br />
leur classique successivité.[…].<br />
Membre fantôme, la Terre ne s’étend plus à perte <strong>de</strong> vue, elle se donne à voir<br />
sous toutes ses faces dans l’étrange lucarne. La soudaine multiplication <strong>de</strong>s<br />
points <strong>de</strong> vue n’est donc que l’effet d’annonce <strong>de</strong> la toute <strong>de</strong>rnière globalisation<br />
: celle du regard, <strong>de</strong> l’oeil unique du cyclope qui gouverne la caverne,<br />
cette boîte noire qui dissimule <strong>de</strong> plus en plus mal le grand soir <strong>de</strong> l’histoire,<br />
une histoire victime du syndrome <strong>de</strong> l’accomplissement total. »<br />
Derrière un ton fataliste, P. Virilio décrit l’abolissement d’une conception<br />
du temps et <strong>de</strong> l’espace ; une transformation majeur, dont nous avons encore<br />
<strong>de</strong> la difficulté à prendre conscience. L’écran, qu’il soit <strong>de</strong> télévision<br />
ou d’ordinateur a soustrait notre environnement réel, la terre, à notre regard.<br />
Et <strong>de</strong>puis l’avènement <strong>de</strong> la toile – internet – un mon<strong>de</strong> virtuel, fruit<br />
<strong>de</strong> tous les regards et <strong>de</strong> toutes les attentions, a émergé. Virilio considère<br />
qu’aujourd’hui notre mon<strong>de</strong> réel est en passe <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir la périphérie <strong>de</strong> cet<br />
univers éthéré nouvellement émergé. Avec les risques techniques que cela<br />
impose. Un grand krach informatique aurait <strong>de</strong>s conséquenses aujourd’hui<br />
gigantesque.<br />
Virilio se présente comme l’inventeur <strong>de</strong> la dromologie, science <strong>de</strong> la vitesse.<br />
La vitesse, c’est la distance parcourue en un certain temps. Jérôme Bindé, directeur<br />
<strong>de</strong> la division <strong>de</strong> l’anticipation et <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s prospectives à l’Unesco,<br />
s’intéresse à la vitesse du temps dans un article intitulé L’avenir du temps,<br />
mars 2002 :<br />
« Pourquoi poser la question du temps, <strong>de</strong> l’avenir du temps et <strong>de</strong>s futurs<br />
possibles ? Parce que notre société vit sous la tyrannie du temps. Comme<br />
l’indique Milan Kun<strong>de</strong>ra, elle « est coincée sur la mince passerelle du<br />
présent. »<br />
Le XXe siècle a été l’époque <strong>de</strong>s prévisions arrogantes, presque toujours démenties.<br />
Le XXIe siècle sera celle <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong>, donc <strong>de</strong> la prospective.<br />
Moins que jamais, nous ne saurions prédire dans quel temps nous vivrons.<br />
Une révolution majeure, en effet, s’est produite dans la conception scientifique<br />
du temps. Selon la théorie classique, celle <strong>de</strong> Newton, le temps s’écoulait<br />
uniformément, à la même vitesse, il était universel, absolu et neutre. En ce<br />
sens, le passé et l’avenir étaient i<strong>de</strong>ntiques.<br />
Nous savons qu’avec la théorie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la relativité, formulée par Einstein,<br />
la notion du temps a été profondément remaniée. Le concept d’espacetemps<br />
s’est imposé, et s’est substitué aux notions séparées d’espace et <strong>de</strong> temps.<br />
Le temps a alors perdu son idéalité physique et newtonienne. Du fait qu’on ne<br />
peut aller plus vite que la vitesse <strong>de</strong> la lumière, on ne saurait remonter dans<br />
le passé. […]<br />
Mesurons-nous assez la révolution que ces découvertes introduisent dans la<br />
notion du temps ? Voici venue la fin <strong>de</strong>s certitu<strong>de</strong>s : le temps n’a pas un<br />
avenir, mais <strong>de</strong>s avenirs. Car la nature est désormais imprévisible : elle est<br />
histoire. […]<br />
Face à ce bouleversement immense <strong>de</strong> nos conceptions du temps, quoi<br />
d’étonnant si nous vivons aussi une crise du temps social et culturel ? Comme<br />
le disait le philosophe italien Bene<strong>de</strong>tto Croce, l’histoire est toujours contemporaine.<br />
Premier phénomène : la contraction du temps et <strong>de</strong> l’espace - cette compression<br />
qui est au coeur <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> la troisième révolution industrielle.<br />
Si l’on cherche quelques repères chronologiques sur la contraction du temps<br />
dans l’histoire, faut-il rappeler qu’on a commencé <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> dixième <strong>de</strong><br />
secon<strong>de</strong> en 1600, <strong>de</strong> centième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> en 1800, <strong>de</strong> millisecon<strong>de</strong> en 1850,<br />
<strong>de</strong> microsecon<strong>de</strong> (millionième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>) en 1950, <strong>de</strong> nanosecon<strong>de</strong> (milliardième<br />
<strong>de</strong> secon<strong>de</strong>) en 1965, <strong>de</strong> picosecon<strong>de</strong> (millième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong><br />
secon<strong>de</strong>) en 1970, <strong>de</strong> femtosecon<strong>de</strong> (millionième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>)<br />
en 1990, et qu’on parlera probablement en 2020 d’attosecon<strong>de</strong>, c’est-à-dire <strong>de</strong><br />
milliardième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> !<br />
Notre connaissance du temps semble progresser vers une décomposition toujours<br />
plus fine, vers l’infiniment bref, dont chaque domaine <strong>de</strong> la vie sociale,<br />
jusque dans la culture, la communication et la politique, semble fournir autant<br />
d’exemples parlants. Andy Warhol disait que n’importe qui pourrait<br />
<strong>de</strong>venir célèbre durant quinze minutes à l’âge <strong>de</strong>s médias <strong>de</strong> masse. Mais
déjà, la théorie du marketing tente <strong>de</strong> nous persua<strong>de</strong>r que sept secon<strong>de</strong>s est<br />
la durée maximum d’un message écoutable et audible pour la masse <strong>de</strong>s<br />
téléspectateurs. […]<br />
Plus le temps se contracte, plus il <strong>de</strong>vient mondial. Plus l’histoire se réduit au<br />
point du présent, plus elle <strong>de</strong>vient contemporaine. Plus le temps est comprimé,<br />
plus la compétition s’aiguise, plus le temps <strong>de</strong>vient l’atout stratégique par excellence,<br />
et le fantôme introuvable <strong>de</strong> notre mo<strong>de</strong>rnité tardive. […]<br />
A la tyrannie <strong>de</strong> l’immédiateté, qui sert d’excuse au «après moi, le déluge»<br />
<strong>de</strong>s princes, répond la tyrannie <strong>de</strong> l’urgence. Celle-ci s’accompagne <strong>de</strong><br />
l’effacement accéléré <strong>de</strong>s références à l’idée <strong>de</strong> projet collectif. Nous ne parvenons<br />
plus à nous projeter dans une perspective du temps long. De ce point<br />
<strong>de</strong> vue, l’urgence déstructure le temps et délégitime l’utopie. Le temps semble<br />
aboli par l’instant. Partout l’homme d’aujourd’hui s’arroge <strong>de</strong>s droits sur<br />
l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, menaçant son bien-être, son équilibre et, parfois, sa vie.<br />
[…]<br />
Mais il faut aller plus loin : si nous n’agissons pas à temps, les générations<br />
futures n’auront pas le temps d’agir du tout : elles risqueront d’être prisonnières<br />
d’évolutions <strong>de</strong>venues incontrôlables, telles que la croissance démographique,<br />
la dégradation <strong>de</strong> l’environnement global, ou les disparités entre<br />
Nord et Sud et, au sein même <strong>de</strong>s sociétés, l’apartheid social et l’emprise mafieuse<br />
qui gagne. […]<br />
Dès lors, il n’y a pas lieu d’opposer solidarité vis-à-vis <strong>de</strong>s générations<br />
présentes et solidarité vis-à-vis <strong>de</strong>s générations futures. La générosité ne se<br />
divise pas. Le peu <strong>de</strong> cas fait <strong>de</strong>s exclus du tiers-mon<strong>de</strong> et du quart-mon<strong>de</strong><br />
est l’avers <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> monnaie, l’oubli <strong>de</strong>s générations futures son envers.<br />
L’éthique du futur est fondamentalement une éthique du temps qui réhabilite<br />
le futur, mais aussi le présent et le passé.<br />
Si nous voulons modifier radicalement notre rapport au temps en ce début<br />
du XXIe siècle, il nous faudra redécouvrir une sagesse ancienne : habiter le<br />
temps, et, comme nous y invitait Marcel Proust, savoir retrouver le temps<br />
perdu... »<br />
La contraction du temps et <strong>de</strong> l’espace, la tyrannie <strong>de</strong> l’urgence mettent en<br />
crise notre rapport au temps. A tel point, qu’il semblerait que le temps s’est<br />
arrêté, tant la solidarité semble s’amenuiser entre les hommes d’aujourd’hui<br />
et les générations futures.<br />
Sur le même thème <strong>de</strong> l’accélération, Boris Groys écrit en , La vitesse<br />
<strong>de</strong> l’art :<br />
« L’art <strong>de</strong> notre siècle a atteint une vitesse insoupçonnée jusqu’à lui. Je ne<br />
veux pas parler <strong>de</strong> la reproduction <strong>de</strong> la vitesse, dont se sont préoccupés les<br />
futuristes par exemple, mais <strong>de</strong> la rapidité <strong>de</strong> la production artistique ellemême.<br />
L’invention du ready-ma<strong>de</strong> par Duchamp a accru cette vitesse <strong>de</strong> production<br />
à l’extrême : il suffit <strong>de</strong> nos jours qu’un artiste s’arrête sur n’importe<br />
quel fragment du réel et lui attribue un titre pour que ce fragment <strong>de</strong>vienne<br />
<strong>de</strong> fait une œuvre d’art. La production artistique approche ici la vitesse <strong>de</strong><br />
la lumière. Avec la fission nucléaire, le ready-ma<strong>de</strong> est probablement, sous<br />
l’angle <strong>de</strong> la vitesse atteinte, le plus grand acquis technique <strong>de</strong> ce siècle. Cette<br />
accélération assure aux arts visuels <strong>de</strong> notre temps une certaine avance culturelle,<br />
manifeste dès que l’on compare, par exemple, la vitesse <strong>de</strong> production<br />
d’une image à celle <strong>de</strong> la production d’un texte.<br />
Cependant, tout comme on ne souhaite guère faire usage <strong>de</strong> la fission nucléaire,<br />
cette vitesse <strong>de</strong> l’art est aussi perçue comme un risque, qu’il faut<br />
freiner. Après l’accélération du début <strong>de</strong> ce siècle, l’histoire <strong>de</strong>s arts est celle<br />
<strong>de</strong> leur ralentissement. Le frein le plus efficace dans ce domaine est celui du<br />
critère mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la nouveauté. Dans la masse <strong>de</strong> ce qu’on peut décréter<br />
comme <strong>de</strong> l’art, tout n’est pas accepté comme tel. On attend du regard artistique<br />
qu’il fasse découvrir du neuf, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas<br />
encore dans les archives réellement existantes <strong>de</strong> l’art. Comme ces archives<br />
ne cessent <strong>de</strong> s’amonceler et que le public n’est pas toujours assez ouvert pour<br />
accepter telle ou telle nuance du déjà vu comme une nouveauté, la production<br />
artistique est continuellement freinée par l’exigence <strong>de</strong> créer du nouveau.<br />
Cette économie <strong>de</strong> l’innovation entrave une croissance exponentielle<br />
<strong>de</strong> l’art. Le besoin <strong>de</strong> nouveauté ne favorise donc nullement l’accélération <strong>de</strong><br />
l’art, mais contribue au contraire à le ralentir. La majorité <strong>de</strong> ce qui est produit<br />
en art – ou plus exactement qualifié comme tel – <strong>de</strong>vient, confronté<br />
aux archives existantes, une redondance, une tautologie superflue, qu’on<br />
préfère rejeter. L’art n’en est pas toujours responsable. Sa vitesse, proche <strong>de</strong><br />
celle <strong>de</strong> la lumière, est simplement trop rapi<strong>de</strong> pour que le mon<strong>de</strong> extérieur<br />
puisse enregistrer toutes ses innovations comme telles. Le public n’y perçoit<br />
que <strong>de</strong>s dérivés, <strong>de</strong>s sous-produits <strong>de</strong> l’innovation rapi<strong>de</strong>, trop insignifiants et<br />
dérisoires, voire même trop peu novateurs, et les rejette. Il est donc conseillé<br />
aux artistes <strong>de</strong> se freiner eux-mêmes et <strong>de</strong> synchroniser la vitesse <strong>de</strong> leur art<br />
avec le rythme <strong>de</strong> la vie extérieure, ce qui leur permettra d’être mieux perçus<br />
et « suivis » par les autres. »<br />
Selon Clément Rosset, « L’art est le double inutile du réel ». Sa vitesse est<br />
donc représentative <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> son double. Si la vitesse <strong>de</strong> l’art a explosé ces<br />
<strong>de</strong>rnières années, c’est que celle du réel a explosé. Mais cela nous ai<strong>de</strong>-t-il à<br />
nous projeter dans la nécessaire perspective du temps long ?
(b) L’accumulation.<br />
Si pour Paul Virilio, « la guerre c’est l’accélération » ; pour Georges Bataille,<br />
« la guerre c’est l’excé<strong>de</strong>nt ». Thèse qu’il a ébauché en dans un article<br />
intitulé La Notion <strong>de</strong> dépense. En 4 , ce projet engendre le plus systématique<br />
- et peut-être le plus magistral - <strong>de</strong>s livres théoriques <strong>de</strong> Bataille:<br />
Château <strong>de</strong> cartes, Francesco Clemente (200 )<br />
La Part maudite. Il s’agit, dit-il, d’un ouvrage d’économie politique, mais<br />
on y trouve aussi <strong>de</strong>s considérations énergétiques, sociologiques, anthropologiques<br />
et historiques. Il prétend y travailler <strong>de</strong>puis dix-huit ans et le<br />
résultat est proprement renversant.<br />
Alors que l’économie s’est toujours fondée sur la rareté pour mettre l’accent<br />
sur la production, Bataille, s’inspirant <strong>de</strong> l’Essai sur le don du sociologue<br />
Marcel Mauss, affirme le contraire : que c’est à un excès d’énergie qu’il nous<br />
faudrait faire face, lequel ne saurait être réinvesti dans quelque production,<br />
mais consumé, dépensé en pure perte. L’hypothèse <strong>de</strong> Bataille rési<strong>de</strong> dans<br />
le fait que le bilan <strong>de</strong>s actions humaines a toujours un excès, une part supplémentaire.<br />
Le principe trouve son origine dans le rayonnement solaire<br />
qui est à la source <strong>de</strong> toute croissance, et est donné sans contrepartie. Donc<br />
l’accumulation <strong>de</strong> cet excès, <strong>de</strong> cette énergie, ne peut être que gaspillée dans<br />
l’exubérance et l’ébullition humaine.<br />
Mobilisant l’Histoire la plus ancienne, Bataille indique comment certaines<br />
sociétés surent s’inventer <strong>de</strong>s formes appropriées <strong>de</strong> dépense : tel fut le sacrifice<br />
pour les Aztèques. Le potlatch pour les Amérindiens. Ce <strong>de</strong>rnier est un<br />
don solennel <strong>de</strong> richesses considérables offertes par un chef à son rival afin<br />
<strong>de</strong> le défier, l’obliger, l’humilier. Le donataire doit alors effacer l’humiliation<br />
et relever le défi, il lui faut satisfaire à l’obligation contractée en acceptant<br />
<strong>de</strong> répondre, un peu plus tard, par un nouveau potlatch plus généreux. Une<br />
manière peu commune <strong>de</strong> se faire la guerre ! Mais extrêmement cohérente<br />
selon Bataille pour éliminer l’excé<strong>de</strong>nt sans violences et souffrances.<br />
Rappelant l’Histoire la plus récente avec les <strong>de</strong>rnières guerres, Bataille<br />
montre à quelle dépense catastrophique s’expose une société qui ne veut<br />
pas tenir compte d’une telle part maudite. L’extraordinaire création <strong>de</strong> richesse<br />
qu’ont engendré les <strong>de</strong>ux premières révolutions industrielles et d’ores<br />
et déjà la troisième entraînent un surplus d’énergie <strong>de</strong> plus en plus important.<br />
Comme exemple <strong>de</strong> cette productivité : la non moins extraordinaire<br />
réduction du temps <strong>de</strong> travail. En France, en 8 0, le temps passé au travail<br />
représentait 70% du temps <strong>de</strong> vie éveillée. En 00, il n’est déjà plus que <strong>de</strong><br />
42%, et aujourd’hui, avec la réduction du temps <strong>de</strong> travail et l’augmentation<br />
<strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie et du temps <strong>de</strong> scolarité, il ne représente plus que 7 à<br />
8% ! Comment sacrifier l’excé<strong>de</strong>nt d’une telle production ? La création <strong>de</strong><br />
services, l’organisation <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> transfert toujours plus agressifs, la<br />
création <strong>de</strong> nouveaux objets qui répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong> nouveaux besoins. Et bien<br />
sûr la guerre, moyen d’une efficacité redoutable pour dépenser cette part<br />
maudite. Selon Bataille la surenchère exponentielle actuelle est une fuite en<br />
avant désespérée condamnée d’avance.
(c) L’espèce.<br />
A ce sujet, Patrick Viveret, directeur <strong>de</strong> la rédaction <strong>de</strong> Transversales Science/Culture,<br />
prévient qu’en plus <strong>de</strong> la mutation informationnelle – qui<br />
produit la révolution espace-temps dont nous avons parlé précé<strong>de</strong>mment<br />
– la révolution du vivant, en particulier la possibilité technique du clonage<br />
humain met en cause l’avenir même <strong>de</strong> l’espèce. Ce bouleversement<br />
sans précé<strong>de</strong>nts ne doit pas être sous-éstimé, et ce n’est qu’en le prenant<br />
en compte, et en retrouvant également une sagesse spirituelle et politique<br />
que pourra être fondé les bases d’un nouvel humanisme capable d’y faire<br />
face. Faute <strong>de</strong> quoi, le risque est grand que les thèses <strong>de</strong> la posthumanité ne<br />
conduisent à l’instrumentation et à la marchandisation généralisée <strong>de</strong>s individus.<br />
La perspective du clonage est l’expression d’un phantasme inhérent à<br />
la nature humaine: celui <strong>de</strong> la toute-puissance.<br />
La révolution du vivant est donc en passe <strong>de</strong> bouleverser en profon<strong>de</strong>ur<br />
notre façon d’habiter le mon<strong>de</strong>, mais aussi d’habiter notre propre corps.<br />
Rien <strong>de</strong> plus représentatif <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> l’homme contemporain.<br />
Dans un article intitulé Un humanisme à refon<strong>de</strong>r, publié dans Le Mon<strong>de</strong><br />
Diplomatique en février 2000, il prévient :<br />
« C’est un débat majeur que celui qui s’ouvre à nouveau sur l’humanisme.<br />
Il a pour origine les conséquences <strong>de</strong> ce que l’on commence à évoquer sous<br />
les termes <strong>de</strong> «révolution du vivant», <strong>de</strong> révolution «biologique» ou «génétique»,<br />
et dont nous ne connaissons, <strong>de</strong> la fécondation in vitro au clonage<br />
<strong>de</strong> la brebis Dolly, que les toutes premières étapes. Au grand défi écologique<br />
du XXe siècle - exprimé par la question : «Qu’allons-nous faire <strong>de</strong> notre<br />
planète?» - s’en ajoute un autre, plus radical encore, et <strong>de</strong> nature anthropologique<br />
: qu’allons-nous faire <strong>de</strong> notre espèce ?<br />
Sur ce terrain, la tradition humaniste progressiste est confrontée à un débat<br />
non seulement avec ses adversaires, mais aussi en son propre sein. La thèse<br />
<strong>de</strong> la « post-humanité » est défendue, pour l’essentiel, par <strong>de</strong>s adversaires <strong>de</strong><br />
l’humanisme. […]<br />
Dès lors que nous sommes confrontés au défi écologique d’un développement<br />
durable, pour nous-mêmes et les générations futures, et au défi an-<br />
La foi dans le Progrès, Selçuk (200 )<br />
thropologique d’une mutation possible <strong>de</strong> l’espèce humaine, nous ne pouvons<br />
oublier qu’un nouvel humanisme doit penser les tensions dynamiques entre<br />
individu et communauté ; entre raison critique et recherche <strong>de</strong> sens ; entre<br />
transformation <strong>de</strong> la nature et respect <strong>de</strong> la biosphère ; entre progrès technique<br />
et scientifique et vigilance sur ses potentiels effets <strong>de</strong>structeurs. Afin<br />
<strong>de</strong> résister aux fantasmes <strong>de</strong> la post-humanité, toute refondation doit prendre<br />
pleinement en compte la mutation informationnelle et la révolution du<br />
vivant qui, dans leur rapport systémique, bouleversent en profon<strong>de</strong>ur les<br />
repères <strong>de</strong> l’« habitat » humain. C’est, en effet, notre façon à la fois d’habiter<br />
le mon<strong>de</strong> et d’habiter notre propre corps qui se trouve transformée, jusqu’à<br />
toucher le plus intime en nous, à partir du moment où l’on passe insensiblement<br />
<strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> à la procréation à la fabrication du vivant humain. […]<br />
On comprend donc qu’aux yeux <strong>de</strong> l’auteur la perspective du clonage ne soit<br />
que la partie émergée d’un iceberg dont la masse invisible est celle d’un fantasme<br />
infantile <strong>de</strong> toute-puissance, et une forme détournée <strong>de</strong> mise en cause<br />
<strong>de</strong> l’interdit <strong>de</strong> l’inceste : « Appelons incestueuse cette poussée dé-différenciante<br />
et qui tend inexorablement à la standardisation et à la fabrication du<br />
même. » Et <strong>de</strong> citer Jean Baudrillard, dans La Transparence du mal : « Nous<br />
avons généralisé l’inceste dans tous ses dérivés. C’est ainsi que nous avons<br />
contourné l’interdit, par la subdivision du même, par la copulation du même<br />
avec le même, sans passer par l’autre. […]<br />
Mais comment assumer positivement cette trilogie <strong>de</strong> la sexualité, <strong>de</strong> l’altérité<br />
et <strong>de</strong> la mort ? Nous sommes là au coeur d’un paradoxe majeur. Car nombre<br />
<strong>de</strong> tentatives humaines, qu’elles soient politiques, culturelles ou, plus récemment,<br />
chimiques ou biologiques, cherchent justement à nous faire échapper<br />
à la part <strong>de</strong> souffrance que porte cette triple différenciation. Depuis la fascination<br />
du Même (face à l’Autre) chez les premiers philosophes, jusqu’au<br />
projet d’« homme nouveau » fondu dans le grand « tout social » <strong>de</strong>s régimes<br />
totalitaires, en passant par la vénération d’un Dieu unique et unifié dans<br />
l’histoire religieuse, toute une part <strong>de</strong> l’histoire humaine crie contre la différence.<br />
Choisir l’humanité, c’est donc, face aux fantasmes, aux mythes et<br />
aux réalités <strong>de</strong> l’indifférenciation, affirmer un projet dans lequel l’altérité<br />
constitue une chance et non pas une menace. […]<br />
N’est-ce pas dans cette sagesse, tout à la fois spirituelle et politique, qu’il<br />
nous faut retrouver, au plus profond <strong>de</strong> nos collectivités et <strong>de</strong> nos personnes,<br />
un désir <strong>de</strong> vivre consciemment la condition humaine, et ce quand<br />
bien même nous aurions la possibilité technique d’en sortir ? ».<br />
7
(d) La spiritualité.<br />
En France, pour la première fois dans l’histoire que nous connaissons, la part<br />
<strong>de</strong> ceux qui s’affirment sans religion a dépassé celle <strong>de</strong> ceux qui s’affirment<br />
appartenir à une religion. Dominique <strong>de</strong> Vidal donne les chiffres dans La<br />
France <strong>de</strong>s «sans-religions» en 200 :<br />
« En 1966, 89 % <strong>de</strong>s Français déclaraient appartenir à une religion et 10 %<br />
s’affirmaient « sans religion ». Trente-<strong>de</strong>ux ans plus tard, les pourcentages<br />
respectifs se montent à 55 % et 45 %. Les « sans-religions » sont nettement<br />
Second Scare, Sislej Xhafa & A<strong>de</strong>l Ab<strong>de</strong>ssemed (2004), exposition Choosing my religion, Kunsmuseum Thun, sept - nov 2006<br />
majoritaires chez les moins <strong>de</strong> 50 ans, atteignant même 63 % <strong>de</strong>s 18-24 ans.<br />
[…] On peut estimer que [aujourd’hui], pour la première fois <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
siècles, il y a autant, voire plus <strong>de</strong> Français hors <strong>de</strong>s religions qu’en leur<br />
sein. »<br />
Florence Beaugé, journaliste à la radio, rapporte en 7 dans Vers une religiosité<br />
sans Dieu la décomposition, la recomposition et la multiplicité <strong>de</strong>s<br />
croyances contemporaines:<br />
« En France, comme dans les pays voisins, [on constate] le déclin accéléré<br />
<strong>de</strong>s croyance et <strong>de</strong>s pratique religieuses. […] Et aucune <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s religions<br />
n’échappe, en Occi<strong>de</strong>nt du moins, au phénomène : plus les églises, les temples,<br />
les synagogues et les mosquées se vi<strong>de</strong>nt, et plus se mobilise une minorité<br />
soucieuse d’i<strong>de</strong>ntité, d’orthodoxie, et parfois jusqu’à l’intégrisme. […]<br />
Le déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles ne signifie pas pour autant la fin <strong>de</strong>s<br />
croyances. Tous les spécialistes sont d’accord sur ce point. Ils divergent en<br />
revanche sur les raisons <strong>de</strong> cette chute vertigineuse, tout en l’analysant comme<br />
un phénomène exceptionnel. Jamais, jusqu’à présent, il ne leur avait été<br />
donné l’occasion d’observer pareil effondrement en un laps <strong>de</strong> temps aussi<br />
court. « On peut réellement parler <strong>de</strong> chute libre du catholicisme <strong>de</strong>puis la<br />
Libération. Effondrement <strong>de</strong> tous les critères statistiquement mesurables à<br />
l’exception <strong>de</strong> la fréquentation <strong>de</strong> l’école libre, explique Jacques Maître, chercheur<br />
au CNRS et sociologue <strong>de</strong>s religions. Il y a cinquante ans, on ordonnait<br />
environ mille prêtres par an. Aujourd’hui : une centaine. Et la moyenne d’âge<br />
<strong>de</strong>s prêtres atteint à présent soixante-dix ans. L’encadrement et la transmission<br />
du savoir religieux ne se font donc plus. Un tiers <strong>de</strong> la population<br />
française allait régulièrement à la messe en 1945, contre moins d’un dixième<br />
aujourd’hui. Quant aux enfants, 92 % d’entre eux étaient baptisés, contre<br />
moins <strong>de</strong> 50 % désormais. Or, si on n’est pas baptisé, on ne va pas au catéchisme.<br />
Même s’il n’y avait pas <strong>de</strong> suite, c’est-à-dire <strong>de</strong> pratique religieuse,<br />
il y avait ainsi une socialisation <strong>de</strong>s jeunes au catholicisme. Ce n’est absolument<br />
plus le cas. »<br />
En d’autres termes, la mémoire religieuse, transmise en héritage, <strong>de</strong> génération<br />
en génération, se fait <strong>de</strong> plus en plus ténue. […]<br />
Deux traits caractérisent ce déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles. D’une part,<br />
il s’effectue sans bruit ni passion. Avec un désintérêt tranquille, qui marque<br />
une rupture par rapport à un passé récent. Autrefois, quand on se disait incroyant,<br />
on s’affirmait athée, et souvent antireligieux. Ce n’est plus <strong>de</strong> mise.<br />
Relativisme ou indifférence font que l’anticléricalisme est bel et bien passé <strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>. D’autre part, cette désaffection atteint non seulement le christianisme,
mais l’ensemble <strong>de</strong>s religions et confessions <strong>de</strong> manière diverse, dans toutes<br />
les sociétés développées. Comme si la mo<strong>de</strong>rnité chassait inéluctablement les<br />
gran<strong>de</strong>s religions traditionnelles. […]<br />
« Ce qui est intéressant à observer, c’est que les instruments du désenchantement<br />
- le politique, la raison critique, la science - sont eux-mêmes désenchantés,<br />
explique Frédéric Lenoir. Et les gran<strong>de</strong>s questions philosophiques<br />
sur le sens <strong>de</strong> la vie reviennent en force après la double perte <strong>de</strong> crédibilité<br />
<strong>de</strong>s religions historiques et <strong>de</strong>s idéologies politiques ou scientistes, issues du<br />
mythe mo<strong>de</strong>rne du progrès, qui leur avait succédé. »<br />
On assiste en effet, <strong>de</strong> manière croissante <strong>de</strong>puis une trentaine d’années, non<br />
plus seulement à une crise <strong>de</strong>s institutions religieuses mais à une crise <strong>de</strong>s<br />
institutions en général. Celle-ci s’apparente à une remise en cause <strong>de</strong> toute<br />
forme dogmatique d’autorité. « Nos contemporains refusent les dogmes. Et<br />
ce rejet est manifeste dans toutes les sociétés <strong>de</strong> type européen. Dès qu’un<br />
pays entre dans la mo<strong>de</strong>rnité, il y a distanciation <strong>de</strong> sa population à l’égard<br />
<strong>de</strong>s vérités énoncées, explique Jacques Maître. Autrement dit, le phénomène<br />
auquel on assiste à présent n’est pas seulement une crise <strong>de</strong> la religion, mais<br />
une crise concernant tous les systèmes d’orthodoxie et leur crédibilité. »<br />
Même analyse <strong>de</strong> la part du politologue Roland Cayrol. Pour lui, l’air du<br />
temps est celui <strong>de</strong> la méfiance systématique à l’égard <strong>de</strong> tout émetteur <strong>de</strong><br />
discours. « Plus personne n’adhère à la moindre idée globalisante. Il y a un<br />
rejet incroyable <strong>de</strong> tous les mots en isme : socialisme, capitalisme, communisme,<br />
libéralisme... Toutes ces idéologies ont commencé à basculer il y a dix<br />
ans, et ça s’accentue à l’heure actuelle, résume-t-il. En France, jusqu’au début<br />
<strong>de</strong>s années 80, on croyait encore qu’on pouvait changer la vie en changeant<br />
<strong>de</strong> politique. C’est fini. Les changements <strong>de</strong> cap et les déceptions ont été trop<br />
nombreux. » »<br />
Le déclin est donc très marqué, et il touche toutes les sociétés développées,<br />
comme si la mo<strong>de</strong>rnité chassait les gran<strong>de</strong>s religions traditionnelles. Mais<br />
pas seulement, car le phénomène est accompagné d’une perte <strong>de</strong> confiance<br />
dans toutes les institutions dont le rôle <strong>de</strong> donneur <strong>de</strong> sens avait été vu par<br />
<strong>de</strong> nombreux penseurs <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. La tendance est à une société <strong>de</strong><br />
responsabilité <strong>de</strong> soi et aux valeurs individuelles.<br />
« Cette tension permanente entre «l’indépendance choisie et l’insécurité<br />
subie» marquera toute cette fin <strong>de</strong> XXe siècle. Elle a eu pour conséquence<br />
l’avènement d’ «une société <strong>de</strong> responsabilité <strong>de</strong> soi» où chacun se retrouve<br />
sommé d’élire ses propres valeurs avec toutes les difficultés, les tâtonnements<br />
et les dérives que cela suppose.<br />
« Nous sommes entrés dans l’ère <strong>de</strong> la dérégulation du «marché <strong>de</strong>s biens<br />
du salut». L’Eglise catholique a perdu la situation <strong>de</strong> monopole écrasant<br />
qu’elle détenait autrefois, elle ne contrôle plus grand-chose puisqu’il n’y a<br />
plus d’appareil ecclésiastique, souligne encore le sociologue Jacques Maître.<br />
Il fleurit du coup toutes sortes <strong>de</strong> phénomènes qu’on prend pour un regain <strong>de</strong><br />
religieux, mais ce n’est pas mon opinion. Nous sommes plutôt dans un supermarché<br />
du religieux, où chacun choisit ce qui lui plaît. »<br />
L’un sélectionnera ainsi la réincarnation, le <strong>de</strong>uxième choisira <strong>de</strong> croire aux<br />
anges (valeur à la hausse), le troisième rejettera l’enfer (notion presque totalement<br />
dévalorisée, remplacée par <strong>de</strong>s damnations estimées plus crédibles, telles<br />
que l’Holocauste, une guerre nucléaire ou encore un désastre écologique).<br />
La télépathie, les rêves prémonitoires et l’astrologie trouvent également leur<br />
place dans ce bric-à-brac du religieux, car les croyances parallèles se mêlent<br />
<strong>de</strong> plus en plus aux croyances chrétiennes, chez les jeunes surtout - y compris<br />
parmi les pratiquants. Peu importe que le surnaturel prenne la place du<br />
divin, peu importe la cohérence et le dieu auquel on se livre : ce que chacun<br />
recherche, c’est ce qui lui fait du bien. Pour Jacques Maître, même la prière<br />
n’échappe pas à cette tendance. « Quand vous interrogez ceux qui prient<br />
encore et que vous leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pourquoi ils le font, ils vous répon<strong>de</strong>nt : »<br />
Parce que ça me fait du bien, parce que ça m’ai<strong>de</strong> à vivre ! « L’effet subjectif<br />
<strong>de</strong> la prière est donc <strong>de</strong>venu le motif <strong>de</strong> la prière. »<br />
Sommes-nous en présence d’une crise <strong>de</strong> la rationalité ? Pas vraiment, car<br />
la science n’est pas remise en question. « Dans l’esprit <strong>de</strong>s gens, tout est conciliable.<br />
La science reste un critère, mais on la voudrait «enchantée». On lui<br />
reproche <strong>de</strong> ne pas aller assez loin, explique Guy Michelat du Centre d’étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> la vie politique française. C’est d’ailleurs très significatif d’entendre dire,<br />
à propos <strong>de</strong>s phénomènes inexpliqués : «La science expliquera tout cela un<br />
jour». » »<br />
Désormais, tout le mon<strong>de</strong> est à la même enseigne, la plupart <strong>de</strong>s gens<br />
bâtissent leur propre système <strong>de</strong> sens comme ils l’enten<strong>de</strong>nt, à partir <strong>de</strong><br />
l’ensemble <strong>de</strong>s références existantes. Au sujet <strong>de</strong> la science, Jacques Testart,<br />
biologiste directeur <strong>de</strong> recherche à l’Inserm, explique en 200 dans Une foi<br />
aveugle dans le progrès scientifique, la notion <strong>de</strong> scientisme, qui est le nom<br />
donné à une forme <strong>de</strong> raisonnement non scientifique, mais couramment<br />
utilisé lorsqu’il faut justifier l’utilisation <strong>de</strong> la science :<br />
« Les pouvoirs politiques européens ont choisi <strong>de</strong> reconnaître dans la science<br />
la source privilégiée <strong>de</strong>s vérités et <strong>de</strong>s richesses. Mais il n’en découle pas automatiquement<br />
que la science soit <strong>de</strong>venue neutre et universelle. En témoigne<br />
la rigidité dont les notables <strong>de</strong> l’institution scientifique ont fait preuve, ces
<strong>de</strong>rnières années, à l’égard <strong>de</strong>s rares propositions révolutionnaires émanant<br />
<strong>de</strong> chercheurs. Comme, par exemple, pour la théorie non démontrée à ce<br />
jour <strong>de</strong> Jacques Benveniste sur la «mémoire <strong>de</strong> l’eau » ou pour celle, <strong>de</strong>puis<br />
couronnée d’un prix Nobel, <strong>de</strong> Stanley B. Prusiner sur les prions.<br />
N’est-ce pas le fait d’une idéologie, voire d’une idéologie religieuse, que<br />
d’institutionnaliser les vérités du moment comme immuables, <strong>de</strong> les faire<br />
défendre par <strong>de</strong>s prêtres intouchables, gardiens du grand livre <strong>de</strong> la science,<br />
et <strong>de</strong> refouler violemment toute idée nouvelle si elle oblige à corriger les dogmes<br />
que constituent les anciens paradigmes ?<br />
Il reste que l’état <strong>de</strong> la science à chaque moment <strong>de</strong>meure insuffisant pour expliquer<br />
<strong>de</strong>s situations complexes et envisager leur dénouement. L’incertitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s prévisions paraît manifeste puisque les conclusions <strong>de</strong>s experts sont qualifiées<br />
d’«optimistes» ou «pessimistes» plutôt que <strong>de</strong> «vraies» ou «fausses».<br />
Le retour du subjectif vient ainsi clore l’objectivité proclamée <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong><br />
scientifique. Les optimistes ont pour eux un argument imparable : le pire<br />
n’est pas démontré tant qu’il n’est pas arrivé.<br />
Mais l’option «optimiste» ne <strong>de</strong>vrait pas autoriser, par exemple, à nier l’effet<br />
qu’ont les activités humaines sur les changements climatiques, tout au plus à<br />
espérer que la température moyenne augmentera <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>grés plutôt que<br />
<strong>de</strong> cinq ou six au cours <strong>de</strong> ce siècle, une situation qui obligerait cependant<br />
aux mêmes mesures <strong>de</strong> précaution que l’option pessimiste. De même pour la<br />
dissémination <strong>de</strong>s transgènes dans la nature ou la pollution radioactive à<br />
partir <strong>de</strong> l’industrie nucléaire : ce ne sont pas ces phénomènes, raisonnements<br />
inéluctables, qui <strong>de</strong>vraient faire débat, mais seulement le temps nécessaire<br />
pour qu’ils <strong>de</strong>viennent insupportables. Alors, ce que dissimule finalement la<br />
discrimination entre optimisme et pessimisme, c’est la foi. La foi qui laisse<br />
croire aux optimistes que le pire ne peut pas arriver, parce qu’on trouvera<br />
une para<strong>de</strong> encore inimaginable.<br />
Ici, le scientifique, soumis au catéchisme <strong>de</strong> la technoscience, choisit souvent<br />
la prophétie contre la rigueur. La plus haute instance française en la matière,<br />
l’Académie <strong>de</strong>s sciences, s’est trompée par optimisme sur tous les risques<br />
d’atteinte à la santé <strong>de</strong>puis vingt ans : sur l’amiante, la dioxine, la vache<br />
folle, sans parler <strong>de</strong>s plantes génétiquement modifiées (PGM). Chaque fois,<br />
l’Académie a vanté l’innovation et condamné l’obscurantisme en proclamant<br />
qu’on ne peut pas arrêter le «progrès <strong>de</strong> la science». […]<br />
L’homme est-il capable <strong>de</strong> résoudre tous les problèmes qu’il se pose ?<br />
Est-il à la hauteur <strong>de</strong> ses ambitions <strong>de</strong> maîtrise ? Répondre affirmativement,<br />
c’est reconnaître une volonté créatrice supra-humaine, hypothèse<br />
qui, d’ordinaire, heurte les scientifiques. Répondre par la négative, ou au<br />
moins par le doute, c’est se donner <strong>de</strong>s chances d’agir avec précaution, par<br />
humilité. […]<br />
Comme l’a montré l’historien et sociologue Jacques Ellul, «les lois <strong>de</strong> la science<br />
et <strong>de</strong> la technique sont placées au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> l’Etat, le peuple et ses<br />
représentants étant alors largement dépossédés <strong>de</strong> leur pouvoir ». En fait, le<br />
scientisme n’est pas l’apanage <strong>de</strong>s scientifiques ; c’est une idéologie largement<br />
partagée dans la société, surtout <strong>de</strong>puis que le besoin <strong>de</strong> croyance manque <strong>de</strong><br />
propositions crédibles dans les champs <strong>de</strong> la religion ou <strong>de</strong> la politique. La<br />
promesse mystique du paradis et celle militante <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains qui chantent<br />
se sont essoufflées tandis qu’avançait le Progrès dans la soutane neuve <strong>de</strong> la<br />
rationalité. »<br />
Appelée à combler le déclin <strong>de</strong>s croyances, la science est dépassée par la<br />
complexité <strong>de</strong>s questions qui lui sont posée. La science que nous croyons si<br />
scientifique a donc <strong>de</strong> forts relents d’idéologie religieuse lorsqu’on constate<br />
que c’est une forme <strong>de</strong> foi en elle qui la gui<strong>de</strong>, plutôt qu’une attitu<strong>de</strong> véritablement<br />
scientifique ou du moins pragmatique qui inciterait à la pru<strong>de</strong>nce.<br />
Le scientisme se développe à la foi par la nécessité <strong>de</strong> résoudre la complexité<br />
<strong>de</strong>s problèmatiques posées et également par amalgame entre raison et croyance.<br />
Le déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles ne signifie pas pour autant la fin<br />
<strong>de</strong>s croyances. Mais leur transfert, pathologique, pose <strong>de</strong> sérieuses questions.<br />
A ce sujet, Bernard Ginisty, explique en , dans La spiritualité au<br />
risque <strong>de</strong>s idoles :<br />
« Faute <strong>de</strong> vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions.<br />
[…]<br />
Dans leur ouvrage L’Idolâtrie <strong>de</strong> marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert,<br />
évoquant le fait que <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> chefs d’entreprise, telle<br />
l’American Enterprise Institute, possè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s départements <strong>de</strong> théologie,<br />
mettent en lumière les enjeux théologiques <strong>de</strong> l’économie. Ils écrivent : « Celui<br />
qui ne fait pas l’analyse <strong>de</strong> son idolâtrie ne comprend rien au capitalisme. »<br />
En effet, la fascination <strong>de</strong> l’argent produisant l’argent, conçue comme paradigme<br />
universel, n’est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se<br />
sont toujours dressées les résistances spirituelles : « L’économie, dans le fond,<br />
consiste en cela : la naturalisation <strong>de</strong> l’histoire. Il s’agit <strong>de</strong> faire apparaître<br />
comme naturel ce qui est le produit historique <strong>de</strong> l’action humaine. Les dieux<br />
qui sont objets d’évi<strong>de</strong>nce sont en général <strong>de</strong>s idoles, même au sein du christianisme.<br />
Les théologiens <strong>de</strong> la libération disent que le Dieu libérateur n’est<br />
pas objet <strong>de</strong> possession. Il est transcendance qui pousse à la recherche, il<br />
est horizon qui appelle. »<br />
4
Solutions, Gabriele Schmidt Heins, ( - 6)<br />
(e) Rêve ou cauchemar ?<br />
Considérer ces quelques textes <strong>de</strong> leur ensemble donne un aperçu effrayant:<br />
Après plusieurs millénaires <strong>de</strong> progressive évolution, notre société contemporaine,<br />
est donc en train <strong>de</strong> faire face à un bouleversement en profon<strong>de</strong>ur,<br />
<strong>de</strong> notre façon <strong>de</strong> se représenter et d’habiter l’espace <strong>de</strong> notre<br />
mon<strong>de</strong>, mais aussi plus important encore, <strong>de</strong> notre propre corps. Cela<br />
avec le souci <strong>de</strong> contenir <strong>de</strong>s phantasmes <strong>de</strong> toute-puissance, sans l’ai<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> principes collectifs, qu’ils soient institutionnels ou religieux. Tout<br />
cela dans un temps <strong>de</strong> plus en plus court, <strong>de</strong> plus en plus vite plus court,<br />
à tel point qu’on approche aujourd’hui <strong>de</strong> l’instantané!<br />
S’il est dans la nature <strong>de</strong> l’homme d’essayer <strong>de</strong> se rassurer contre son <strong>de</strong>stin,<br />
l’angoisse semble aujourd’hui atteindre <strong>de</strong>s sommets. Et la précipitation<br />
dans l’orgueil est saisissante. Il faut avoir <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s qualités d’optimisme<br />
pour croire encore aux quête humaines à la lumières <strong>de</strong>s auteurs précités,<br />
qui ne sont pourtant pas sans références. Léwis-Strauss en fût lui-même<br />
terrifié, d’où sa déclaration citée précé<strong>de</strong>mment.<br />
On comprend maintenant mieux le point <strong>de</strong> vue humoristique <strong>de</strong> Léwis<br />
Tronheim, dans l’une <strong>de</strong> ses Genèses apocalyptiques citée en début <strong>de</strong> travail:<br />
« Et puis la science mit peu à peu un terme aux affirmations religieuses.<br />
La science, elle, partait du concret. Mais plus elle faisait reculer les frontières<br />
<strong>de</strong> la connaissance, plus ces frontières semblaient s’éloigner. Malgré tout, les<br />
progrès profitèrent aux hommes. Et la science <strong>de</strong>vint rapi<strong>de</strong>ment un objet <strong>de</strong><br />
commerce. Comme pour la religion, il y eut une sorte <strong>de</strong> culte autour <strong>de</strong> la<br />
technologie qui fit sombrer l’homme dans une société qui avançait trop vite<br />
pour lui. »<br />
Et tout cela dans quel but avoué ? L’espoir que <strong>de</strong>main sera un jour meilleur:<br />
le Progrès. Le Progrès est une notion héritée <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s Lumières.<br />
4
« La mondialisation<br />
triomphante fait table<br />
rase <strong>de</strong> toutes les<br />
différences et <strong>de</strong> toutes<br />
les valeurs, inaugurant<br />
une (in)culture
parfaitement<br />
indifférente. Et il ne<br />
reste plus, une fois<br />
l’universel disparu,<br />
que la technostructure<br />
mondiale toute<br />
puissante face aux<br />
singularités re<strong>de</strong>venues<br />
sauvages et livrées à<br />
elles-mêmes. »<br />
Jean Baudrillard, Le paroxysme indifférent, 7<br />
4
Les Lumières<br />
Les sociétés occi<strong>de</strong>ntales, dites mo<strong>de</strong>rnes, sont héritières <strong>de</strong> la pensée rationaliste<br />
<strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s lumières. Né au 8ème siècle le mouvement<br />
intellectuels se fon<strong>de</strong> sur la raison éclairée <strong>de</strong> l’homme, sur la foi dans le progrès<br />
et sur la séparation <strong>de</strong>s sphères politique et religieuse. Les inspirateurs<br />
<strong>de</strong> ce mouvement se voyaient comme une élite courageuse d’intellectuels,<br />
oeuvrant pour le progrès du mon<strong>de</strong>, dépassant <strong>de</strong>s siècles d’irrationalité, <strong>de</strong><br />
superstitions et d’intolérances religieuses.<br />
En décembre 784, Emmanuel Kant répondait à la question : « qu’est-ce que<br />
les Lumières ? ».<br />
« Les Lumières, c’est la sortie <strong>de</strong> l’homme hors <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> tutelle dont il est<br />
lui-même responsable. L’état <strong>de</strong> tutelle est l’incapacité <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> son<br />
enten<strong>de</strong>ment sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable<br />
<strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance <strong>de</strong><br />
l’enten<strong>de</strong>ment mais à une insuffisance <strong>de</strong> la résolution et du courage <strong>de</strong> s’en<br />
servir sans la conduite d’un autre. Sapere au<strong>de</strong> ! Aie le courage <strong>de</strong> te servir <strong>de</strong><br />
ton propre enten<strong>de</strong>ment ! Voilà la <strong>de</strong>vise <strong>de</strong>s Lumières ».<br />
La même année, Moses Men<strong>de</strong>lssohn - figure importante <strong>de</strong>s Lumières<br />
juives - avait répondu à la même question :<br />
« Les Lumières […] semblent se rapporter davantage au théorique, à une<br />
connaissance rationnelle [partie objective] et un savoir-faire [partie subjective]<br />
permettant une réflexion raisonnable sur les choses <strong>de</strong> la vie humaine<br />
en fonction <strong>de</strong> leur importance et <strong>de</strong> leur influence sur la <strong>de</strong>stination <strong>de</strong><br />
l’homme ».<br />
Les lumières ont donc fait reculer les frontières du surnaturel. Elles ont<br />
même développé <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensées qui exclues son existence. Néanmoins<br />
ne serait-ce qu’au niveau intellectuel, la philosophie <strong>de</strong>s Lumières est<br />
aujourd’hui fortement discutées. Selon Valéry Rasplus dans « Qu’est-ce que<br />
les Lumières aujourd’hui ? » en 200 :<br />
La fièvre d’Urbican<strong>de</strong>, P. 67, Schuiten - Peeters ( 8 )<br />
« Cette vision joint la raison à l’utilitarisme naissant et à une direction<br />
d’actions politiques et techniques. Ce qui nous a donné en héritage : maîtriser<br />
l’Homme et la Nature. »<br />
« Cette recherche d’autonomie <strong>de</strong> la pensée, <strong>de</strong> la responsabilité propre <strong>de</strong><br />
la raison individuelle, cette démarche pourrait se heurter à un écueil fort<br />
gênant […]. Cet écueil serait celui du solipsisme méthodologique : pensée<br />
close sur elle-même, si ce n’est définitive, non réfutable, […], car non soumise<br />
à l’épreuve <strong>de</strong> discussions critiques, <strong>de</strong> débats contradictoires, <strong>de</strong> l’expérience,<br />
<strong>de</strong> relations intersubjectives.<br />
Se servir <strong>de</strong> son propre enten<strong>de</strong>ment sans extérioriser celui-ci reviendrait<br />
à considérer que son intime conviction, son seul enten<strong>de</strong>ment, suffirait<br />
à établir la véracité d’une proposition, d’un énoncé, d’un paradigme ou<br />
d’une théorie. Ce serait oublier que la raison critique ne contient pas en<br />
elle-même sa propre légitimité, […]. »<br />
Jean-François Colosimo, dans un entretien du Figaro du 4 mars 200 , parle,<br />
lui, <strong>de</strong> l’impact qu’une telle transformation peut avoir dans la pensée d’une<br />
société. Une contre - transformation qui pourrait avoir été sous-estimée :<br />
« Dès les premières années du Siècle <strong>de</strong>s Lumières, la religion du Progrès a eu<br />
une concurrente: une anti-religion du Progrès, aussi mo<strong>de</strong>rniste que le culte<br />
auquel elle s’opposait. Les fondamentalismes religieux - qui partagent tous<br />
la même structure formelle - tirent leur mo<strong>de</strong>rnisme farouche <strong>de</strong> cette antireligion<br />
du Progrès. »<br />
Notre société d’aujourd’hui serait donc le résultat d’une profon<strong>de</strong> transformation<br />
intellectuelle et culturelle, celle <strong>de</strong>s Lumières. Une transformation<br />
rationnelle centrée sur l’enten<strong>de</strong>ment et introduisant la notion <strong>de</strong> Progrès,<br />
oubliant ce qui le dépasse. Cet oubli, ou cet inachèvement aurais laissé la<br />
place à une reconstruction insuffisante <strong>de</strong> cette valeur absolue qu’est la spiritualité<br />
:<br />
« J’incline à penser que les Lumières ont sans doute irréversiblement entamé<br />
notre sentiment religieux. Nous sommes <strong>de</strong>venus étrangers à l’idée <strong>de</strong> la<br />
communion comme donnée et non pas comme reconstruction. Je m’effraye<br />
du mon<strong>de</strong> dans lequel nous entrons et dans lequel toutes les communions<br />
ten<strong>de</strong>nt à être <strong>de</strong>s reconstructions. […] Lorsque le progrès, en 1792, a<br />
émergé comme la forme suprême <strong>de</strong> l’avenir <strong>de</strong> l’humanité, il apparaît sous<br />
la forme d’un ersatz <strong>de</strong> religion, d’une spiritualité substitutive. […] A force <strong>de</strong><br />
ne penser l’homme que sous le signe <strong>de</strong> l’abstraction, les Lumières ont laissé<br />
un espace vacant pour le resurgissement d’un homme barbare. »<br />
47
L’invariant du tréfond <strong>de</strong> l’humanité<br />
« La «faute» serait plutôt à chercher, non dans les Lumières, mais dans leur<br />
timidité. […] Je me définis sans complexes comme un homme <strong>de</strong>s Lumières,<br />
tout en reconnaissant qu’elles ont laissé dans l’ombre leur «morne moitié» : les<br />
passions collectives. »<br />
Régis Debray, écrivain et philosophe français, est prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’institut européen<br />
en science <strong>de</strong>s religions. S’il assume pleinement l’héritage <strong>de</strong>s Lumières,<br />
Debray réintroduit massivement dans ses idées la notion <strong>de</strong> communion.<br />
Ex-compagnon du Che Guevara en Bolivie où il fut arrêté et incarcéré<br />
pendant 4 ans à la mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, il explique:<br />
« Si j’en reviens à ces années révolutionnaires en Amérique du Sud, j’avais<br />
découvert, au contact du Che Guevara et <strong>de</strong> dizaine d’autres compagnons <strong>de</strong><br />
toute nationalité, qu’il ne suffisait pas d’être athée pour sortir du religieux.<br />
C’est même, d’une certaine manière, la voie la plus directe pour y revenir.<br />
[…]Le matérialisme individuel ne met pas à l’abri, dans les conduites collectives,<br />
d’une recherche compulsive <strong>de</strong> transcendance, fût-elle appelée Prolétariat,<br />
Humanité ou Histoire. C’est banal, mais il est temps <strong>de</strong> savoir pourquoi.<br />
[…]<br />
Tous les groupements durables mettent en jeu la communion. […] Le terme <strong>de</strong><br />
communion a le mérite d’effacer ou <strong>de</strong> relativiser la frontière convenue entre<br />
les croyants et les incroyants. La vraie frontière est celle qui sépare le sujet solitaire,<br />
le penseur en son royaume, qui peut fort bien se passer <strong>de</strong> communion,<br />
et la pérennité d’un ensemble humain constitué. Il est toujours loisible d’être<br />
areligieux lorsqu’on vit dans la compagnie <strong>de</strong>s livres. Mais dès lors qu’on fait<br />
ban<strong>de</strong> - et ban<strong>de</strong> à part -, il faut bien qu’intervienne un principe <strong>de</strong> «communion».<br />
Qu’il relève ou non du surnaturel ne me semble pas l’essentiel. »<br />
Son postulat <strong>de</strong> départ est simple : il n’y a pas <strong>de</strong> société sans transcendance,<br />
sans communion. Ce n’est pas parce qu’on est athée qu’on n’a pas <strong>de</strong><br />
valeurs sacrées. Pour lui, cette transcendance est nécessaire à la cohésion<br />
sociale. Il appelle cette nécessité <strong>de</strong> définir le groupe par une entité qui lui<br />
est extérieure l’ incomplétu<strong>de</strong>, et nomme cette entité le sacré du collectif, qui<br />
est la représentation <strong>de</strong> ce que le groupe estime être le meilleur. C’est cette<br />
croyance qui assure la confiance réciproque entre les membres du groupe, et<br />
garantit selon Debray l’ordre social.<br />
« Nous découvrons surtout, après les avoir longtemps tenu pour folklor-<br />
iques, à quel point les i<strong>de</strong>ntités collectives sont structurantes et agissantes.<br />
L’inconscient individuel s’est déjà éclairé. L’inconscient culturel ou communautaire<br />
reste encore dans l’ombre : c’est l’impensé embarrassant <strong>de</strong> notre<br />
mon<strong>de</strong> libéral. »<br />
En , dans Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’Unesco, l’auteur opère une<br />
dissociation entre la notion <strong>de</strong> Progrès et l’ordre symbolique dans lequel la<br />
spiritualité évolue :<br />
« […] Fiction circonstanciée ou représentation convenue mais illusoire, l’idée<br />
<strong>de</strong> « Progrès » est l’un <strong>de</strong>s plus beaux emblèmes <strong>de</strong> ce qu’on appelait jadis «<br />
idéologie ».<br />
L’illusion rési<strong>de</strong> dans la confusion entre <strong>de</strong>ux ordres <strong>de</strong> temporalité, le<br />
temps cumulatif du « développement scientifique et technique », marqué<br />
par une évolution linéaire à innovation permanente, et le temps répétitif<br />
<strong>de</strong> l’univers politico-symbolique. Dans un cas, on apporte <strong>de</strong>s solutions successives<br />
et <strong>de</strong> plus en plus performantes à <strong>de</strong>s problèmes quantifiables ; dans<br />
l’autre, on découvre à chaque génération, mais pour l’oublier aussitôt, qu’il<br />
existe <strong>de</strong>s problèmes définitivement sans solution.<br />
On a souvent vu <strong>de</strong>s groupes humains emprunter une langue moins souple,<br />
une religion moins élaborée, ou encore troquer un état démocratique contre<br />
un état dictatorial ; on n’en a jamais vu échanger la charrue contre la houe,<br />
la roue contre la perche, ou l’avion contre la montgolfière. De même qu’il n’y<br />
a pas <strong>de</strong> régression du vivant (les combinaisons génétiques allant du moins<br />
au plus complexe), il n’y a pas, sur la longue et moyenne durée, <strong>de</strong> régression<br />
technique. Les objets vont vers leur perfection, et le dynamique <strong>de</strong> l’outil,<br />
comme celle du savoir, est à l’amélioration constante, la technique étant la<br />
poursuite <strong>de</strong> la vie par d’autres moyens que la vie. Cette tendance universelle<br />
traverse l’histoire et la géographie indépendamment <strong>de</strong>s déterminations ethniques<br />
: le rapport <strong>de</strong> l’homme aux choses est régi par une logique prévisible<br />
quoiqu’ouverte et non-programmable, celle du progrès.<br />
Le rapport <strong>de</strong> l’homme à l’homme relève à l’évi<strong>de</strong>nce d’autres lois, et la<br />
différence entre « sauvages » et « civilisés », qui a un sens repérable dans<br />
l’histoire technique, n’en a aucun dans l’histoire <strong>de</strong> l’art, <strong>de</strong>s religions, <strong>de</strong>s<br />
langues comme <strong>de</strong>s formes d’autorité. Notre maîtrise <strong>de</strong> l’énergie a progressé<br />
d’un facteur 1000 <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> notre ère, mais Martin Luther King n’est<br />
pas une personnalité morale mille fois supérieure à Jésus Christ. L’ordinateur<br />
marque un progrès par rapport au boulier, non Andy Warhol par rapport<br />
au Titien, et Husserl n’est pas un philosophe plus « profond » que Platon.<br />
La notion <strong>de</strong> progrès n’a aucun sens dans l’ordre symbolique, intellectuel,
affectif (« l’inconscient n’a pas d’histoire »), ou psychologique. Il serait<br />
facile <strong>de</strong> montrer qu’elle n’en a pas plus dans l’ordre politique (les guerres<br />
du XXe sont plus sauvages et meurtrières que celles du XIXe, qui l’étaient<br />
déjà beaucoup plus que celles du XVIIIe, etc.). Dans l’outillage technique<br />
et scientifique, pour la maîtrise <strong>de</strong>s choses (ou <strong>de</strong> l’homme en tant que chose,<br />
dans la mé<strong>de</strong>cine) il y a un avant et un après objectifs et vérifiables ; dans les<br />
formes <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> l’homme sur l’homme, il n’y a d’avant et d’après que<br />
subjectifs et réversibles.<br />
Bien entendu, le rapport <strong>de</strong> l’homme à l’homme est médié par <strong>de</strong>s choses, et<br />
le rapport <strong>de</strong> l’homme aux choses est médié par d’autres hommes. La distinction<br />
catégoriale <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux temps n’empêche donc pas le jeu complexe <strong>de</strong>s<br />
interactions à chaque moment <strong>de</strong> l’histoire. Ce n’est pas ici le lieu <strong>de</strong> proposer<br />
<strong>de</strong>s modèles d’intelligibilité pour comprendre comment s’articulent le temps<br />
mobile et le temps immobile dans la vie <strong>de</strong>s sociétés.<br />
Contentons-nous <strong>de</strong> remarquer que tous les nobles partisans du progrès<br />
qui ont <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles plaqué le temps technique sur le temps politique<br />
se sont systématiquement trompés dans leurs prévisions. Ils ont<br />
annoncé, outre la paix internationale grâce aux chemins <strong>de</strong> fer, l’harmonie<br />
sociale par l’électricité et la fin <strong>de</strong>s superstitions religieuses par le biais <strong>de</strong><br />
l’éducation populaire, l’uniformisation <strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s religions dans la<br />
foulée <strong>de</strong> l’uniformisation <strong>de</strong>s objets techniques. […]<br />
Admirons en tout cas la sagacité infiniment supérieure <strong>de</strong> la mythologie<br />
grecque sur nos mythologies économiques du jour. On se souvient que dans<br />
le mythe <strong>de</strong> Protagoras, Zeus concè<strong>de</strong> à l’espèce l’humaine, via Prométhée, le<br />
savoir-faire technique ou « technè » tout en se félicitant d’avoir retenu par<br />
<strong>de</strong>vers lui, hors d’atteinte, « l’art d’administrer la cité » ou la sagesse. Cette<br />
petite réserve, les Lumières l’avaient oubliée.<br />
Le « fait », vérifiable expérimentalement, du progrès scientifique et technique,<br />
est <strong>de</strong>venu mythe en se transportant indûment dans l’ordre symbolique<br />
et politique, où il est expérimentalement falsifiable. Ce transport ou cette<br />
métaphore ont été induits, par la rencontre tardive du messianisme religieux<br />
et du machinisme industriel, […] Ce précipité chimique s’est opéré à la fin du<br />
siècle <strong>de</strong>s Lumières, en France et en Angleterre. […] Et le XIXe a étendu la<br />
nouvelle religion à la terre entière, au fur et à mesure <strong>de</strong> l’expansion occi<strong>de</strong>ntale,<br />
qui fut naturellement tout à la fois militaire, politique, économique et<br />
« mythologique ». »<br />
L’amalgame dont parle Régis Debray entre la notion <strong>de</strong> Progrès et celle<br />
d’ordre spirituelle rappelle les Antinomies <strong>de</strong> la raison pure d’Emmanuel<br />
Kant. Les Antinomies sont <strong>de</strong>s contradictions dans lesquelles la raison pure,<br />
lorsqu’elle s’efforce d’atteindre <strong>de</strong>s vérités métaphysiques, s’enferre nécessairement.<br />
Elle se trouve acculée à quatre antinomies. Quatre couples <strong>de</strong><br />
thèse – antithèse qui concernent l’univers dans sa totalité et que la philosophie<br />
discute <strong>de</strong>puis ses débuts. Kant montre qu’il est possible <strong>de</strong> démontrer<br />
– ou <strong>de</strong> réfuter – aussi bien la thèse que l’antithèse. Comment cela se peutil?<br />
Le philosophe <strong>de</strong>s Lumières montre qu’il s’agit d’une confusion entre ce<br />
qu’il nomme phénomène et ce qu’il nomme Idée a priori. Le phénomène<br />
relève <strong>de</strong> l’expérience, c’est quelque chose qui apparaît à notre sensibilité.<br />
L’Idée a priori se trouve dans l’esprit avant toute expérience, elle relève <strong>de</strong> la<br />
raison pure. Confondre l’un et l’autre produit un raisonnement impossible.<br />
Le mon<strong>de</strong> ne peut pas être considéré à la foi comme une Idée et comme un<br />
phénomène.<br />
Le discours <strong>de</strong> Régis Debray renvoie au même principe <strong>de</strong> contradiction:<br />
selon lui, la logique <strong>de</strong> Progrès est d’un autre ordre que celle du politicosymbolique.<br />
Son temps est différent, pour autant qu’on puisse dire qu’il en<br />
ont un l’un et l’autre. L’amalgame produit une confusion qui est à l’origine<br />
d’une disparition <strong>de</strong>s principes collectifs dans notre société. Principes qui<br />
sont pourtant une valeur absolue <strong>de</strong> la collectivité. Et qui lorsqu’on les ignore,<br />
mettent en crise le groupe et génèrent <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> reconstruction<br />
pathologique <strong>de</strong> compensation. La communion <strong>de</strong> Régis Debray est<br />
une valeur absolue <strong>de</strong> la collectivité, puisqu’elle assure sa pérénnité. Ses<br />
références dépassent nécessairement l’enten<strong>de</strong>ment, puisqu’elles sont une<br />
raison <strong>de</strong> vivre. En 200 , dans Dieu un itinéraire, Debray nomme invariant<br />
cette valeur absolue:<br />
« Dieu a connu toutes sortes d’états qui en font un invariant du tréfonds<br />
religieux <strong>de</strong> l’humanité. [...] Dieu est l’ombre <strong>de</strong> l’homme : Il avance et<br />
donc se transforme avec lui. Sa place sera toujours là. »<br />
Que <strong>de</strong> stabilité dans son évolution, en effet: <strong>de</strong>puis le Dieu <strong>de</strong> la toute-puissance<br />
et <strong>de</strong> la colère <strong>de</strong>s juifs <strong>de</strong> l’Ancien Testament, le Dieu d’intériorité<br />
et <strong>de</strong> consolation <strong>de</strong>s chrétiens, le Dieu grand architecte <strong>de</strong>s philosophes<br />
<strong>de</strong>s Lumières et le Dieu perçu par un grand nombre <strong>de</strong> nos contemporains<br />
comme une sorte d’énergie cosmique traversant la nature humaine.<br />
Cependant nos efforts instinctifs pour soumettre l’invariant <strong>de</strong> notre tréfond<br />
collectif à notre capacité d’enten<strong>de</strong>ment ont en même temps pétrifié<br />
une valeur fondamentale: celle, transcendantale, qui pousse à la recherche,<br />
cet horizon qui appelle, donnant naissance à ce que le poète et résistant<br />
René Char nomme «l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés<br />
<strong>de</strong> nos aurores».<br />
4
« Dieu a connu toute<br />
sorte d’état qui en<br />
font un invariant du<br />
tréfonds religieux <strong>de</strong><br />
l’humanité. […] Dieu<br />
est l’ombre <strong>de</strong> l’homme<br />
: il avance et donc se<br />
transforme avec lui. Sa<br />
place sera toujours là. »<br />
Régis Debray, Dieu, un itinéraire, 7
« L’illusion rési<strong>de</strong> dans<br />
la confusion entre <strong>de</strong>ux<br />
ordres <strong>de</strong> temporalité,<br />
le temps cumulatif du<br />
développement scientifique<br />
et technique, marqué par<br />
une évolution linéaire à<br />
innovation permanente,<br />
et le temps répétitif<br />
<strong>de</strong> l’univers politico-
symbolique. Dans un cas,<br />
on apporte <strong>de</strong>s solutions<br />
successives et <strong>de</strong> plus en<br />
plus performantes à <strong>de</strong>s<br />
problèmes quantifiables ;<br />
dans l’autre, on découvre<br />
à chaque génération, mais<br />
pour l’oublier aussitôt,<br />
qu’il existe <strong>de</strong>s problèmes<br />
définitivement sans<br />
solution. »<br />
Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,
« Nous découvrons
surtout, après les<br />
avoir longtemps tenu<br />
pour folkloriques,<br />
à quel point les<br />
i<strong>de</strong>ntités collectives<br />
sont structurantes et<br />
agissantes. [...] Tous les<br />
groupements durables<br />
mettent en jeu la<br />
communion. »<br />
Régis Debray, Régis Debray et Jean-François Colosimo: L’Europe, l’Amérique et les passions religieuses, entretien publié<br />
dans le Figaro, 2005
La soustraction<br />
« Après tout si Icare est tombé, n’est-ce pas pour avoir oublié l’Autre élément<br />
? » G.Picon, Le vol d’Icare <strong>de</strong> Picasso.<br />
Au début <strong>de</strong> cet exposé, j’ai donc tenté un parallèle entre le mon<strong>de</strong><br />
d’aujourd’hui et le symbole <strong>de</strong> Babel. Tour qui représente pour Hegel le symbole<br />
<strong>de</strong> l’architecture symbolique. Si l’on considère le symbole <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong><br />
Babel sans préjugés. Le fait qu’elle puisse être le symbole <strong>de</strong> l’architecture<br />
symbolique nous montre qu’elle est représentative d’un principe qui est une<br />
qualité humaine: la propension à additionner, à cumuler dans un mouvement<br />
<strong>de</strong> construction linéaire. Chaque pièce, chaque pério<strong>de</strong> s’ajoute aux<br />
précé<strong>de</strong>ntes, dans une dynamique qui tend traditionnellement vers le meilleur,<br />
le Progrès. Certains <strong>de</strong>s auteurs cités précé<strong>de</strong>mment discutent cette<br />
connotation ; ils mettent en gar<strong>de</strong> contre les dérives actuelles d’un emballement<br />
<strong>de</strong> ce système. Georges Bataille conteste, lui, ce sens positif. Pour<br />
lui, cette propension perpétuellement productrice d’excé<strong>de</strong>nt génère la<br />
guerre. Car la consommation <strong>de</strong> ce surplus <strong>de</strong> productivité aiguise la gourmandise.<br />
Régis Debray, lui, accuse un amalgame entre ce principe cumulatif<br />
Cathédrale <strong>de</strong> Metz<br />
du développement scientifique et technique et celui répétitif <strong>de</strong> l’univers<br />
politico-symbolique. Néanmoins cette conception directionnelle, cumulative<br />
domine notre société actuelle. Il s’agit là du principe du Progrès, dont<br />
la science, summum <strong>de</strong> cette logique rationnelle constructive, est l’outil le<br />
plus puissant.<br />
Mais « La science n’occupe pas en fait les mêmes lobes cérébraux que la croyance.<br />
Il n’y a pas <strong>de</strong> concurrence entre les <strong>de</strong>ux. Sinon tous les croyants seraient<br />
<strong>de</strong>s imbéciles et tous les savants seraient <strong>de</strong>s incroyants. » Auguste<br />
Comte considère que «la science ne peut pas assurer l’unité spirituelle d’un<br />
peuple»; ni la science, ni le Progrès, ni la logique additive matérialiste. Par<br />
contre, selon Régis Debray, l’unité d’un groupe dépend du sacré collectif. Un<br />
principe spirituel, immatériel qui est la représentation <strong>de</strong> ce que le groupe<br />
estime être le meilleur. Pour lui, cette transcendance est naturelle est nécessaire<br />
à la cohésion sociale et donc à l’équilibre <strong>de</strong> ses individus.<br />
C’est à partir <strong>de</strong> ce constat que l’on découvre une contradiction dans<br />
l’architecture à vocation spirituelle. Si le Progrès est cumulatif. Si le mon<strong>de</strong><br />
contemporain aiguise chaque jour un peu plus ses capacités d’orgueil à défier<br />
le surnaturel dans un principe linéaire. Si ce que les hommes <strong>de</strong> Babel<br />
tentaient en voulant se rassurer <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stin leur a coûté si cher. Si tenter<br />
<strong>de</strong> soumettre l’invariant collectif à notre enten<strong>de</strong>ment pétrifie les valeurs<br />
transcendantale. Comment mettre en espace la spiritualité sans procé<strong>de</strong>r<br />
<strong>de</strong> ces principes constructif?<br />
Par opposition: par soustraction.<br />
Selon le philosphe italien Agamben :<br />
« Il faut que le médium disparaisse dans ce qu’il nous donne à voir, dans<br />
l’absolu qui se montre, qui resplendit en lui. »<br />
Générer un espace spirituel ne relève donc pas <strong>de</strong> l’addition, mais <strong>de</strong> la<br />
soustraction d’éléments, quels qu’ils soient.<br />
Ce qui dépasse l’ordre <strong>de</strong> la réalité soumise à l’enten<strong>de</strong>ment doit être une<br />
déconstruction <strong>de</strong> l’orgueil matérialiste <strong>de</strong> l’homme. Générer l’unité sans<br />
s’inscrire dans un processus cumulatif. Un principe soustractif.<br />
La construction d’une église ou d’un espace spirituel possè<strong>de</strong> donc cette<br />
tension incroyable d’une lutte babylonienne entre l’orgueil <strong>de</strong> l’homme<br />
et la dimension humaine transcendantale. Plus un édifice est plein, au<br />
sens du symbole <strong>de</strong> Hegel, plus sa vocation sert les aspects matériels profanes.<br />
Plus l’édifice est, par opposition, vi<strong>de</strong>, plus sa vocation transcendantale<br />
est renforcée.<br />
7
La Cathérale engloutie, Alfred Manessier ( 4 )<br />
Exemples<br />
Si Dieu est l’ombre <strong>de</strong> l’homme. Alors les principes matériel et immatériel,<br />
additif et soustractif doivent être étroitement lié. Et la représentation <strong>de</strong> l’un<br />
et <strong>de</strong> l’autre doit être difficile à discerner.<br />
Voici une série d’exemples pour illustrer cette interprétation originale <strong>de</strong><br />
l’espace spirituel. Ils n’apparaissent pas dans un ordre chronologique, mais<br />
dans un ordre qui leur permet d’entretenir <strong>de</strong>s liaisons.
(1) Les cathédrales gothiques<br />
« La beauté hait l’enten<strong>de</strong>ment parce qu’il exige d’elle ce dont elle n’est pas<br />
capable. » Hegel.<br />
En réinterprétant les bâtiments religieux à l’ai<strong>de</strong> du principe soustractif, il<br />
en ressort une analyse radicale : Le volume extérieur – ajouté, construit –<br />
l’est à la gloire <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> l’homme ; malgré ce que l’on veut bien en dire. Il<br />
est en effet une addition bâtie dans le territoire, une construction réfléchie,<br />
cohérente, matérialisée. Tandis que le volume intérieur – soustrait –,<br />
A gauche: Image <strong>de</strong> synthèse <strong>de</strong> la cathédrale <strong>de</strong> Cologne<br />
le grand espace vi<strong>de</strong>, rappelle l’immatérielle gloire divine.<br />
La peau <strong>de</strong>s cathédrales résulte donc <strong>de</strong> cette contradiction totale entre<br />
l’espace intérieure et extérieure. Tout le développement <strong>de</strong> l’art gothique<br />
peut être interprété comme une lutte contre cette contradiction. Faire disparaître<br />
cette dichotomie contenue dans la construction, par la soustraction.<br />
La réduction <strong>de</strong> la matière au minimum nécessaire. Les cathédrales<br />
gothiques les plus ambitieuses, comme celle <strong>de</strong> Beauvais a même fini par<br />
s’écrouler à force <strong>de</strong> dématérialisation et <strong>de</strong> démesure intérieure. La cathédrale<br />
absolue est invisible et elle contient un espace irréaliste mais percevable.<br />
Cela rappelle l’image onirique du début <strong>de</strong> l’exposé: les églises en fil<br />
<strong>de</strong> fer.<br />
Résister à la matière serait une façon <strong>de</strong> la transfigurer, <strong>de</strong> la transformer<br />
pour faire surgir une autre matérialité. Il y avait déjà dans les mosquées du<br />
13ème siècle, une aspiration métaphysique similaire. Les « mouqarnas »,<br />
avec leurs <strong>de</strong>ntelles <strong>de</strong> stalactites ornant les principaux points <strong>de</strong> tension,<br />
contribuent à une négation <strong>de</strong> la matière. Le ciselage <strong>de</strong> la pierre et sa renaissance<br />
dans la lumière révèle l’Innommable, l’Invisible. »<br />
Salwa et Selma Mikou, Oraisons mo<strong>de</strong>rnes, Architecture d’aujourd’hui, No<br />
6.<br />
La vision extérieure d’une cathédrale n’est donc que le fruit <strong>de</strong> la gloire humaine,<br />
<strong>de</strong> sa capacité à contrôler le réel et à bâtir contre les lois <strong>de</strong> la gravitation<br />
<strong>de</strong>s tours toujours plus hautes. Tandis que l’espace intérieur est une<br />
mesure <strong>de</strong> la dimension mystique <strong>de</strong> l’homme.<br />
Dominique Logna-Prat dans La maison <strong>de</strong> Dieu, une histoire monumentale<br />
<strong>de</strong> l’Eglise au Moyen Age, retrace l’histoire passionnante et longue <strong>de</strong><br />
la pétrification <strong>de</strong> l’Eglise. Une progressive confusion du contenu (l’Eglisecommunauté)<br />
et du contenant (L’Eglise-bâtiment):<br />
« L’Eglise a été institutionnalisée dès le 4ème siècle, pour débloquer les résistances<br />
à sa pétrification et au besoin les refouler dans l’hérésie. […] [Puis au<br />
11ème siècle], la réforme grégorienne amplifie encore l’écho <strong>de</strong> la pétrification<br />
<strong>de</strong> l’Eglise. […] D’une part, la controverse sur l’eucharistie, dans laquelle<br />
les réalistes, partisans <strong>de</strong> la présence réelle, finissent par l’emporter sur les<br />
symbolistes : l’église/Eglise est désormais reconnue comme le lieu <strong>de</strong> la transformation<br />
réelle <strong>de</strong>s espèces du pain et du vin en corps du Christ, modèle<br />
d’une substantification généralisée qui affecte au premier chef la conception<br />
<strong>de</strong> l’Eglise. […] Et le <strong>de</strong>uxième aspect : la personnalisation <strong>de</strong> l’église, dont la<br />
consécration est même assimilée à un baptême, se double d’un discours sur<br />
la personne chrétienne, […] »<br />
A droite: Cathérale <strong>de</strong> Metz<br />
6
Eglise <strong>de</strong> Meggen, par Franz Füeg (photo Roland Schnei<strong>de</strong>r)<br />
(2) L’église <strong>de</strong> Meggen<br />
L’Eglise <strong>de</strong> Meggen <strong>de</strong> Franz Füeg, construite en 64-66, est un étonnant<br />
exemple contemporain d’un tel principe.<br />
« La recherche <strong>de</strong> l’architecte [<strong>de</strong> Franz Füeg] porte sur la transmission du<br />
caractère religieux au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s symboles connus et <strong>de</strong>s signes habituellement<br />
reconnaissables et véhiculés par le temps. La reconnaissance <strong>de</strong> la sacralité<br />
est ici éprouvée dans l’atmosphère intérieure qui se dégage <strong>de</strong> la matérialité<br />
elle-même, la question n’étant « pas <strong>de</strong> savoir si l’aspect extérieur d’une église<br />
plaît ou ne plaît pas, mais <strong>de</strong> savoir si l’édifice est en mesure d’exercer un attrait<br />
sur les fidèles <strong>de</strong> la paroisse et les autres personnes extérieures ». […]<br />
La définition du volume <strong>de</strong>vient abstraite, presque anti gravitationnelle. […]<br />
Meggen est un exercice <strong>de</strong> disparition <strong>de</strong>s hiérarchies construites, […]. »<br />
L’effort pour soustraire l’église à sa matérialité a réduit sa structure au minium<br />
avec une solution métallique très fine et très répétitive. Tandis que la<br />
peau est réduite à une transparence <strong>de</strong> panneau <strong>de</strong> marbre transluscent<br />
blanc qui filtre la lumière.<br />
« Sa radicalité est extrême, dans le sens où une réflexion profon<strong>de</strong> et obsessionnelle<br />
motive la réalisation sans concession d’un tel concept. »<br />
Pascal Tanari dans L’idée porteuse, Faces No 4 .<br />
6
Eglise Emmanuel, Abyssinie, Ethiopie<br />
(3) Les églises troglodytes d’Abyssinie (Ethiopie).<br />
Evitant complètement cette contradiction dichotomique <strong>de</strong>s églises et<br />
cathédrales qui nous sont familières, les lieux <strong>de</strong> cultes troglodytes sont<br />
parvenu à exprimer la gloire divine sans manifester l’orgueil humain. Ces<br />
lieux <strong>de</strong> culte exceptionnels ont été entièrement excavés dans la roche monolithique.<br />
Certaines ne possè<strong>de</strong>nt même pas du tout d’enveloppe extérieure<br />
affirmée, témoignage d’une formidable humilités vis-à-vis <strong>de</strong> ce qui dépasse<br />
l’odre <strong>de</strong> la réalité admise. Les églises troglodytes d’Abyssinie sont donc une<br />
formidable démonstration <strong>de</strong> l’utilisation du principe <strong>de</strong> soustraction pour<br />
générer un espace spirituel conceptuellement cohérent. La plupart d’entre<br />
elles n’ont qu’une porte d’entrée et éventuellement quelques fenêtres comme<br />
seuls signes visibles extérieurs. La métho<strong>de</strong> génère un espace spirituel<br />
particulièrement pur et humble. Rappelant le mythe <strong>de</strong> que les historiens<br />
i<strong>de</strong>ntifient comme la première église chrétienne: le tombeau vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Jésus-<br />
Christ, où les disciples se seraient réuni pour célébrer la scène. Une grotte<br />
dans un rocher.<br />
Historiquement, ce sont les premiers chrétiens d’Afrique, qui pour se protéger<br />
<strong>de</strong> leurs voisins musulmans dissimulaient leurs lieux <strong>de</strong> cultes en les<br />
creusant directement dans le sol. L’église <strong>de</strong> Lalibela, en couverture <strong>de</strong> ce<br />
travail (appelée nouvelle Jérusalem ou Jérusalem noire) a été façonnée au<br />
ème siècle pour <strong>de</strong>venir le nouveau lieu <strong>de</strong> pèlerinage <strong>de</strong> ce peuple après<br />
que l’accès à la ville <strong>de</strong> Jérusalem eut été interdit par les civilisations musulmanes<br />
voisines.<br />
En 2006, l’architecte maltais Richard England a reçu le Grand prix Interarch<br />
pour un projet contemporain. Un étonnant clin d’œil aux églises primitives:<br />
un lieu <strong>de</strong> culte creusé dans une falaise <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Malte, face à la mer.<br />
L’église réunit l’intimité spatiale pour ses visiteurs et une ouverture cadrée<br />
sur l’infini.<br />
6
(4) ND Cult<br />
ND Cult est un projet <strong>de</strong>s architectes Décosterd et Rahm associé en 200 .<br />
Il s’agit d’un espace physiquement définit dans lequel peuvent être éprouvé<br />
<strong>de</strong>s états spirituels, mystique et religieux :<br />
Installation ND Cult, Zürich (200 )<br />
« Cet espace reproduit spatialement celui induit dans le corps au moment <strong>de</strong><br />
la mort, c’est-à-dire durant ces quelques secon<strong>de</strong>s où le cerveau se voit progressivement<br />
privé d’oxygène à cause <strong>de</strong> l’arrêt cardiaque. La baisse d’oxygénation<br />
du cerveau qui s’établit au moment <strong>de</strong> la mort correspond à une ascension<br />
extrêmement rapi<strong>de</strong> en altitu<strong>de</strong>. On passe en quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> 21%<br />
d’oxygène au niveau <strong>de</strong> la mer, au 8% <strong>de</strong> l’Everest, au 0% <strong>de</strong> la stratosphère.<br />
Durant cette ascension virtuelle, la baisse d’oxygénation provoque <strong>de</strong> très<br />
fortes réactions physiologiques. [La sous-oxygénation provoque une modification<br />
du PH du sang ce qui a un effet narcotique sur le système nerveux.]<br />
Les hallucinations […] peuvent prendre la forme d’illusions somesthétiques,<br />
hallucinations visuelles ou auditives (voix humaines, sons <strong>de</strong> cloches, musique).<br />
Ces symptômes d’hypoxie extrême […] que l’on connaît [lors d’un très<br />
brusque changement d’altitu<strong>de</strong>] sont très proches <strong>de</strong> ceux que rapportent<br />
les personnes qui ont vécu une expérience <strong>de</strong> mort imminente (NDE/Near-<br />
Death Experience). Ces personnes relatent par exemple en <strong>de</strong>s termes <strong>de</strong><br />
«tunnel sombre» ou d’«espace noir», ce moment où la vision s’assombrit à<br />
cause d’une diminution <strong>de</strong> l’approvisionnement d’oxygène au niveau <strong>de</strong> l’oeil.<br />
De la même manière, nous pouvons comprendre les diverses manifestations<br />
qui s’ensuivent (sensations <strong>de</strong> plaisir ou <strong>de</strong> terreur, rencontre avec la lumière,<br />
perceptions <strong>de</strong> bourdonnements ou <strong>de</strong> tintements <strong>de</strong> cloches) comme la manifestation<br />
hallucinatoire engendrée par un manque d’oxygène correspondant<br />
à une altitu<strong>de</strong> virtuelle <strong>de</strong> 10’000 m. A ce très faible taux d’oxygène, le métabolisme<br />
humain est au bord <strong>de</strong> la mort organique, en limite <strong>de</strong> la vie.<br />
ND Cult est un espace spirituel matériellement défini, où le taux d’oxygène<br />
est abaissé à 6%. Il offre un espace en bordure <strong>de</strong> la mort où la perception<br />
et la conscience sont modifiées dans un sens probablement proche <strong>de</strong>s états<br />
mystiques. Dans ces conditions physiques limites, la dangerosité <strong>de</strong> l’espace<br />
est extrême. Des lésions irréversibles au cerveau peuvent apparaître et le risque<br />
<strong>de</strong> décès définitif est réel. »<br />
Dans ce cas, l’espace spirituel est généré par la soustraction d’un élément<br />
vital, l’oxygène. Ce principe n’est pas sans faire penser au jeune religieux. La<br />
privation est pratiquée sous <strong>de</strong> nombreuses formes dans la quasi totalité <strong>de</strong>s<br />
religions qui ont été porté à ma connaissance. Il s’agit donc d’une soustraction<br />
matérielle d’un élément essentiel à la survie. Sa manipulation désoriente<br />
le sujet en le privant <strong>de</strong> ses pleines capacités, en particulier rationnelle,<br />
dont nous avons parlé précé<strong>de</strong>mment avec les philosophes <strong>de</strong>s Lumières,<br />
pour qui la capacité d’enten<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> discernement est essentielle. La<br />
perte <strong>de</strong> la pleine possession <strong>de</strong> ses moyens a fortement tendance à rapprocher<br />
le sujet d’états <strong>de</strong> perception spirituelle particuliers.<br />
67
(5) ASLSP<br />
« Le génie est <strong>de</strong> durer » Goethe.<br />
L’écrivain Eugène m’a fait connaître cet exemple extraordinaire en ces<br />
mots:<br />
« Aussi lent que possible<br />
Imaginez la scène : un soleil timi<strong>de</strong> perce à travers les fenêtres <strong>de</strong> la cathédrale<br />
abandonnée <strong>de</strong> Halberstadt, paisible bourga<strong>de</strong> assoupie dans le nord<br />
<strong>de</strong> l’Allemagne. Il est à peine huit heures quinze du matin. J’ai roulé toute la<br />
nuit en voiture. Mais malgré ma faim <strong>de</strong> loup, je ne pouvais plus attendre.<br />
Il fallait que j’entre dans la cathédrale <strong>de</strong> Halberstadt. Car elle abrite un<br />
<strong>de</strong>s objets les plus insolites <strong>de</strong> ces six prochains siècles (et je pèse mes mots) :<br />
un orgue étrange spécialement construit pour interpréter une œuvre <strong>de</strong> John<br />
Cage.<br />
Je m’approche <strong>de</strong> l’instrument <strong>de</strong> musique. Les bruits <strong>de</strong> mes pas résonne<br />
au loin. Je pose ma main sur le bois ; un son rêche s’en échappe. Le moindre<br />
Début <strong>de</strong> la partition ASLSP, John Cage, 8 - Plan <strong>de</strong> l’église <strong>de</strong> Halberstadt<br />
bruissement est ici essentiel. Car l’œuvre <strong>de</strong> John Cage doit durer… six cent<br />
trente-neuf ans. Et comme souvent chez lui, le silence est plus important que<br />
les notes <strong>de</strong> musique. ASLSP fut d’abord une pièce pour piano d’une durée<br />
<strong>de</strong> 20 minutes, composée en 1985. Son titre vient d’une indication <strong>de</strong> Cage<br />
<strong>de</strong> jouer as slow as possible. Après sa mort en 1992, la Fondation John Cage<br />
déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rendre hommage à l’artiste. Un groupe <strong>de</strong> théologiens et <strong>de</strong> philosophes<br />
se réunit pour imaginer une folie digne <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> Cage. On se rend<br />
compte que l’orgue sera l’instrument le plus à même <strong>de</strong> travailler dans la<br />
lenteur. Avec un organiste suédois, le groupe <strong>de</strong> réflexion déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre<br />
au pied <strong>de</strong> la lettre l’indication <strong>de</strong> Cage. Mais tout <strong>de</strong> même, il faut une limite<br />
à la lenteur : Et c’est là que le projet quitte le mon<strong>de</strong> du raisonnable. Le<br />
morceau <strong>de</strong> musique sera joué dans la cathédrale <strong>de</strong> Halberstadt, là où le<br />
premier orgue « mo<strong>de</strong>rne » a vibré en 1391. Si ce premier orgue fut construit<br />
six cent trente-neuf ans avant la fin du millénaire. Le nouvel orgue spécialement<br />
conçu pour l’occasion jouera six cent trente-neuf autres années.<br />
As SLow aS Possible a débuté par dix-huit mois <strong>de</strong> silence complet, puis un<br />
mi et un mi dièse ont retenti le 5 juillet 2004. <strong>Théorique</strong>ment, la musique<br />
durera jusqu’en 2640.<br />
Je sais bien tout ça. N’empêche qu’après cinq heures <strong>de</strong> route, le ventre affamé,<br />
je me suis quand même précipité dans la cathédrale, appelé par une<br />
urgence d’éternité… »<br />
La dimension mystique exceptionnelle <strong>de</strong> cette chapelle vient <strong>de</strong> son extraction<br />
du temps tel que nous le connaissons et le percevons. L’espace intérieur,<br />
soumis à cette pièce <strong>de</strong> musique, est complètement soustrait <strong>de</strong> l’époque<br />
actuelle. Pénétrer la chapelle met en face <strong>de</strong> l’éternité. L’éternité <strong>de</strong> l’échelle<br />
humaine. Seuls quelques rares espèces du règne végétal peuvent avoir une<br />
idée <strong>de</strong> ce qu’une telle pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps peut représenter. La soustraction<br />
d’un élément à notre capacité d’enten<strong>de</strong>ment, conduit une fois encore à<br />
la dimension spirituelle. La genèse <strong>de</strong> cet espace transcendantal surgit en<br />
marge du système rationnel <strong>de</strong> perception humaine <strong>de</strong> la durée.<br />
Cela dit, il ne faut pas se laisser abuser par la pièce <strong>de</strong> John Cage, comme<br />
imagination et réalisation reposant sur la prévision rationnelle d’un temps<br />
linéaire déterminant une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps estimée, même si elle est imperceptible<br />
dans sa totalité phénoménologique. L’enten<strong>de</strong>ment peut concevoir<br />
<strong>de</strong> manière abstraite l’étendue <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> musique. Sa mise en<br />
pratique est donc un défi à l’irréalité hors <strong>de</strong> portée d’un temps humain si<br />
long. La déréalisation <strong>de</strong> cette œuvre d’art rappelle le travail <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong><br />
l’art Zero.<br />
6
(6) Les artistes du <strong>de</strong>gré zéro<br />
« Je veux créer <strong>de</strong>s œuvres qui soient nature et esprit »<br />
Yves Klein.<br />
Entre et 6 , en divers points <strong>de</strong> la planète, <strong>de</strong>s artistes ont voulu<br />
recréer l’art à partir <strong>de</strong> rien et renouer ainsi avec la nature malgré le progrès,<br />
malgré les machines, malgré l’histoire <strong>de</strong> l’art et, plus encore, malgré<br />
l’histoire tout court. Philippe Dagen, dans Le Mon<strong>de</strong> du 2 novembre 2006,<br />
Art contemporain, années Zero :<br />
Saut dans le vi<strong>de</strong>, Yves Klein ( 60)<br />
« A Osaka, en 1952, le peintre Akira Kanayama fon<strong>de</strong> Zero-kai (groupe<br />
Zéro), qui réunit une vingtaine d’artistes. En 1954, certains d’entre eux créent<br />
un <strong>de</strong>uxième groupe, Gutai, dans lequel Zero-kai se fond. Très vite, les actions<br />
<strong>de</strong> leur revue, « Gutai », les expositions en plein air provoquent la<br />
stupeur du plus grand nombre et l’exaltation <strong>de</strong> ceux que la provocation et<br />
violence ne rebute pas. Dès 1955, les travaux <strong>de</strong> Kazuo Shiraga, luttant nu<br />
contre <strong>de</strong>s masses <strong>de</strong> boue, peignant avec ses pieds et son corps, <strong>de</strong>viennent<br />
les emblèmes <strong>de</strong> Gutai et atteignent l’Europe.<br />
A Düsseldorf, en 1958, quelques artistes qui ont déjà l’habitu<strong>de</strong> d’organiser<br />
ensemble <strong>de</strong>s expositions d’un soir publient le premier numéro <strong>de</strong> leur revue:<br />
elle se nomme « Zero ». Günther Uecker, Otto Piene et Heinz Mack en sont les<br />
protagonistes. Du chiffre 0, ils font leur signe distinctif, qu’ils appliquent sur<br />
les robes <strong>de</strong> leurs amies et leur les couvertures <strong>de</strong> leurs catalogues.<br />
A Amsterdam, en 1961, quatre artistes fon<strong>de</strong>nt le groupe Nul. Ils exigent<br />
l’impersonnalité, le refus du sens et <strong>de</strong> tout point <strong>de</strong> vue subjectif. Ils composent<br />
<strong>de</strong>s reliefs exclusivement blanc ou noirs avec matériaux récupérés,<br />
du carton et du latex. Au même moment, à Paris, Yves Klein pousse à leur<br />
paroxysme le monochrome et la dématérialisation <strong>de</strong> l’œuvre.<br />
A Milan, Piero Manzoni s’avance dans la même direction, si ce n’est qu’au<br />
bleu <strong>de</strong> Klein il préfère toutes les nuances du blanc et introduit, dans ses<br />
performances, plus d’ironie et <strong>de</strong> dérision que Klein.<br />
[…] Piene affirme en ces termes proches du religieux : « Zero est la zone incommensurable<br />
dans laquelle une situation ancienne se transforme en une<br />
situation nouvelle et inconnue. » […] Il s’agissait pour <strong>de</strong>s artistes, qui, enfants<br />
pendant la guerre, l’avaient subie sans la faire, <strong>de</strong> rompre avec tout ce<br />
qui s’était compromis dans cet effroyable désastre : les idéologies et les passions<br />
humaines, les techniques, les images et ce qu’on appelle culture. […]<br />
« L’art doit déployer sa créativité à partir <strong>de</strong> point zéro absolument vi<strong>de</strong> », affirme<br />
le manifeste <strong>de</strong> Zero-kai. Propos utopique : la réalité a vite rappelé à la<br />
pesanteur. […] Les artistes ten<strong>de</strong>nt à s’enfermer dans leur manière, au risque<br />
<strong>de</strong> se répéter. Simultanément, le pop art triomphe : la société <strong>de</strong> consommation<br />
impose ses images, ses objets. Le rêve <strong>de</strong> pureté disparaît, enseveli sous<br />
l’avalanche <strong>de</strong>s choses. »<br />
Le mouvement <strong>de</strong> l’art Zero est une tentative <strong>de</strong> matérialiser l’irréalité. Certain<br />
philosophe objecterai instantanément que cela est impossible. Les artistes<br />
Zeros auraient dû lire les Antinomies <strong>de</strong> Kant. Mais leur quête questionne<br />
cette logique cumulative, propre au Progrès. Leur travail n’est pas<br />
immatérialité, mais la suggère.<br />
7
Terre vue <strong>de</strong>puis une orbite lunaire<br />
(7) La soustraction maximale, Michael Collins<br />
En 6 , la NASA a réalisé le rêve inconscient <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong> l’art Zero. La<br />
soustraction maximale, presque totale. Elle a été racontée par Michael Collins,<br />
astronaute d’origine italienne qui était considéré comme un <strong>de</strong>s meilleurs<br />
<strong>de</strong>s programmes spatiaux Gemini et Apollo.<br />
En juillet 6 , il vola en tant que pilote du module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> lors <strong>de</strong> la<br />
mission Apollo , qui vit le premier homme poser un pied sur la Lune. Collins,<br />
lui, ne <strong>de</strong>scendit pas fouler le sol extraterrestre, il resta en orbite dans<br />
le module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>, attendant que ses co-équipiers Neil Amstrong et<br />
Buzz Aldrin alunissent et marchent sur la surface lunaire. L’orbite suivie par<br />
le module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> survolait la face cachée <strong>de</strong> l’astre – cachée à nos<br />
yeux, puisque la lune regar<strong>de</strong> la terre toujours avec la même face –. Ainsi,<br />
lorsque Collins était <strong>de</strong>rrière la lune, il perdait tout contact radio et visuel<br />
avec la terre pendant 48 minutes. Il était alors à au moins 200 km <strong>de</strong> ses<br />
collègues astronautes, et à plus <strong>de</strong> 0 000 km du reste <strong>de</strong> la population<br />
terrestre.<br />
Jamais personne n’avait été aussi seul <strong>de</strong>puis Adam du livre <strong>de</strong> la Genèse. Les<br />
notes qu’il rapporta <strong>de</strong> cette expérience sont étonnantes:<br />
« I’m alone now, truly alone, and absolutely isolated from any known life…<br />
I am it. If y count were taken, the score would be three billion plus two on the<br />
other si<strong>de</strong> of the Moon, and one plus God only knows what on this si<strong>de</strong>. Then,<br />
as the earth rose over the lunar horizon, it seemed so small I could blot it out<br />
of the universe simply by holding up my thumb. It sud<strong>de</strong>nly struck me that<br />
that tiny pea, pretty and blue, was the earth… I didn’t feel like a giant. I felt<br />
very, very small. »<br />
Michael Collins a fait l’expérience d’une soustraction matérielle maximale<br />
par rapport à ce qu’aucun humain n’avait jamais fait à cette époque là.<br />
D’ailleurs, à part les astronautes qui lui ont succédé dans le rôle du pilote du<br />
module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>, cette expérience n’a jamais été répété pour l’instant.<br />
A son retour sur terre, Collins s’est immédiatement converti. L’expérience<br />
avec l’irrationnel avait été trop forte. La soustraction maximale <strong>de</strong> tout ce<br />
qui fait notre univers matériel sur la terre, le vi<strong>de</strong> par la soustraction maximale,<br />
projette l’humain dans un état <strong>de</strong> perception spirituelle extrêmement<br />
fort. L’expérience rappelle à notre conscience que l’enten<strong>de</strong>ment n’est pas<br />
réellement maître en la matière.<br />
7
Cathédrale laïque ou profane ?<br />
Selon un article <strong>de</strong>s architectes Salwa et Selma Mikou <strong>de</strong> Paris, dans Architecture<br />
d’aujourd’hui, L’histoire récente <strong>de</strong>s sociétés occi<strong>de</strong>ntales a donc été<br />
marquée par :<br />
« […] la création d’institutions humaines – droits <strong>de</strong> l’homme, république,<br />
laïcité –, érigées en moteur <strong>de</strong> l’unification sociale. Ces institutions, alors<br />
même que les valeurs politiques et morales qui les animent ne s’ancrent plus<br />
sans un ordre divin ou cosmique, ont acquis avec le temps un caractère objectif<br />
et paraissent dominer les hommes qui les ont créées. Réifiées et pourtant<br />
sacrales, ces instituions restent <strong>de</strong>s constructions rationnelles, abstraites,<br />
sans représentation possible, qui laissent entière la question essentielle du<br />
rapport à l’autre. Dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> désenchanté, sécularisé et individualiste,<br />
il n’y a plus communauté <strong>de</strong> pensée, où trouver les nouvelles ressources<br />
symboliques qui vont reconstruire <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités et produire du sens ?<br />
Un coup d’œil sur la production architecturale contemporaine montre une<br />
profusion d’images fortes, un grand élan <strong>de</strong> subjectivité. Qu’il s’agisse d’un<br />
laboratoire <strong>de</strong> recherche, d’un musée ou d’un jardin public, les constructions<br />
semblent échapper à leurs fonctions pour gagner un statu autre, celui <strong>de</strong> support<br />
<strong>de</strong> communication. Les bâtiments à forte présence visuelle <strong>de</strong>viennent<br />
alors <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> départ d’un nouveau développement. On espère que ces<br />
lieux <strong>de</strong> rassemblement orientent la quête d’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s municipalités en<br />
mutation. Véritables cathédrales laïques, ces bâtiments phares s’imposent<br />
par leur échelle hors du commun et par leur rayonnement. Mais ces images<br />
fortes sont-elles vraiment une réponse aux attentes et aux interrogations <strong>de</strong>s<br />
sociétés contemporaines ? Ces merveilleuses icônes peuvent-elles combler le<br />
vi<strong>de</strong> laissé par l’érosion <strong>de</strong>s croyances anciennes ? »<br />
Selon ce qui a été énoncé précé<strong>de</strong>mment, la reconstruction <strong>de</strong>s symboles<br />
collectifs par <strong>de</strong>s cathédrales laïques, aussi rayonnantes soient-elles, ne<br />
peut pas assurer le rôle <strong>de</strong>s croyances dans la quête du sens. Les images<br />
fortes <strong>de</strong>s icônes <strong>de</strong> l’architecture contemporaine ne sont que l’expression<br />
Musée Guggenheim à Bilbao<br />
d’un déséquilibre. Celui <strong>de</strong> l’excessive pétrification dans la quête <strong>de</strong><br />
l’immatériel. Or un principe érodé, oublié, refoulé s’exerce souvent <strong>de</strong><br />
manière pathologique. Comme nous le disions précé<strong>de</strong>mment, la science<br />
ne peut pas assurer l’unité spirituelle d’un peuple. Ni, par extension, le Progrès<br />
car comme le disait Régis Debray, la paix internationale n’a pas été<br />
introduite par le chemin <strong>de</strong> fer, ni l’harmonie sociale par l’électricité. Raison<br />
pour laquelle, l’explication qui suit la citation précé<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> Salwa et Selma<br />
Mikou n’est pas suffisante:<br />
« Un exemple probant et maintes fois cité, le musée Guggenheim à Bilbao,<br />
bâtiment singulier et sculptural, s’offre à l’appréhension du regard comme<br />
une œuvre d’art. Que peut nous dire cette œuvre emblématique, au-<strong>de</strong>là du<br />
visible, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son apparence objective ? Sa force d’expression, si bien<br />
inscrite dans la topographie du paysage urbain, semble en même temps<br />
s’extraire <strong>de</strong> la réalité ambiante et <strong>de</strong>s soucis structurels et constructifs. Ce<br />
bâtiment nous donne une impression essentielle, laissant entrevoir la dimension<br />
sensible <strong>de</strong> l’architecture. Quelle serait la force qui agit dans la profon<strong>de</strong>ur<br />
du bâti pour animer les voiles mouvementés en surface ? Producteur<br />
d’énigme, ce bâtiment cristallise <strong>de</strong>s interrogations, remue <strong>de</strong>s symboliques,<br />
installe un nouvel imaginaire, permet une appropriation individuelle et collective<br />
et, en même temps, rassemble la société autour <strong>de</strong> valeurs partagées.<br />
Il rappelle par sa nature, par sa mise en scène, par sa place dans la cité, les<br />
cathédrales d’autrefois ; comme si le sacré, dans son acception universelle,<br />
s’était déplacé, comme si l’aptitu<strong>de</strong> à faire sens n’était plus réservée aux seuls<br />
bâtiments religieux. »<br />
Certes, mais il ne restera jamais qu’un bâtiment vi<strong>de</strong> au sens <strong>de</strong> Hegel. Et<br />
même si on l’envisageait comme plein, il le serait toujours au sens <strong>de</strong> Hegel.<br />
Le fait qu’il soit pris pour une cathédrale laïque met en évi<strong>de</strong>nce son absence<br />
<strong>de</strong> vi<strong>de</strong> au sens du volume soustrait <strong>de</strong>s cathédrales et autres lieux <strong>de</strong><br />
culte, parce que ce qu’il abrite est un moyen, parce que sa présence même<br />
est un moyen dont la fin lui est extérieure. Parce que même si le Guggenheim<br />
<strong>de</strong> Bilbao va au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’il abrite, et qu’on peut dire aujourd’hui<br />
qu’il trouve sa justification en lui-même (il a effectivement requalifié son<br />
environnement proche et l’a inscrit dans une autre échelle), il ne fait que<br />
répéter l’expérience <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> Babel. Il est incapable <strong>de</strong> discourir sur<br />
les valeurs fondamentales <strong>de</strong> notre civilisation. La quête du sens, raison<br />
d’être d’une cathédrale! Les cathédrales profanes ne peuvent pas combler<br />
l’érosion <strong>de</strong>s croyances anciennes, parce qu’« il ne suffit pas qu’une œuvre<br />
se réfère aux mythes ou utilise <strong>de</strong>s symboles pour qu’elle puisse rendre<br />
sensible la présence d’une divinité ou l’existence d’un mon<strong>de</strong> autre », dit<br />
Ricardo Porro dans l’article déjà cité en début <strong>de</strong> travail.<br />
7
La terre creuse, p. 4, Schuiten - Peeters ( 8 )<br />
L’homme<br />
« Qu’est-ce que le sacré ? » <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Goethe. Et il répond aussitôt : « c’est ce<br />
qui unit les âmes. »<br />
Reprenons Malraux : « […] notre crise est celle <strong>de</strong> la civilisation la plus puissante,<br />
que le mon<strong>de</strong> ait connue. […] En face <strong>de</strong> nous, ce n’est pas la nature <strong>de</strong><br />
l’homme qui est en cause, c’est sa raison d’être, […] »<br />
« Existe-t-il <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie du mon<strong>de</strong> peut se poser ?... Il<br />
est nécessaire que les anciennes civilisations se comprennent, non pour retrouver<br />
leur passé, mais pour faire ensemble l’avenir. »<br />
Le passé nous montre ainsi que dans l’église chrétienne, l’immatérialisable<br />
est progressivement matérialisé et localisé dans un contenant : l’Eglise-bâtiment.<br />
« Mais cette localisation tient du paradoxe : qu’importe à Dieu qu’on lui<br />
édifie une maison puisqu’il est, comme le rappelait Augustin, « hors lieu »<br />
et même « sans lieu » ? Le christianisme ne <strong>de</strong>vrait-il pas moins se soucier<br />
<strong>de</strong>s pierres taillées que <strong>de</strong>s « pierres vivantes » que sont les fidèles ? Ce sont<br />
les païens et les idolâtres qui éprouvent le besoin d’édifier <strong>de</strong>s temples et <strong>de</strong>s<br />
statues à leurs dieux. »<br />
Donc pour répondre à Malraux, s’il existe <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie<br />
<strong>de</strong> la civilisation peut se poser c’est bien l’homme, pierre vivante <strong>de</strong> la civilisation.<br />
Et si l’homme a besoin d’une raison <strong>de</strong> vivre, il ne peut la trouver<br />
que dans ce qui le dépasse.<br />
77
« L’inconscient culturel<br />
ou communautaire est<br />
l’impensé embarrassant<br />
<strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong><br />
libéral.»<br />
Régis Debray, Régis Debray et Jean-François Colosimo: L’Europe, l’Amérique et les passions religieuses, entretien publié<br />
dans le Figaro, 2005<br />
7
Conclusion<br />
La quête du sens est irréductible et inaltérable. Condamnée à l’être pour ellemême,<br />
elle ne peut pas avoir <strong>de</strong> fin. Cela rappelle le symbole d’Ouroboros<br />
(p. ), le serpent qui se mange la queue. L’essence <strong>de</strong> la quête, c’est sa naissance<br />
et sa dynamique, non sa fin.<br />
L’idée <strong>de</strong> ce travail était d’engager un processus qui puisse produire le contexte<br />
d’un projet. Et dans le souci initial <strong>de</strong> cohérence, d’en déduire un lieu<br />
d’intervention et un programme. L’avantage <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> est l’absence<br />
<strong>de</strong> préjugés dans le travail thématique. Aucunes orientations présupposée,<br />
aucun résultat prédéfinit. L’angoisse du vi<strong>de</strong>, mais la liberté <strong>de</strong> penser. Cependant<br />
autant le dire tout <strong>de</strong> suite, ces réflexions ne m’ont pour l’instant<br />
pas permis <strong>de</strong> dégager par un simple rapport d’évi<strong>de</strong>nce (ou <strong>de</strong>vrais-je dire<br />
par enchantement?), un projet et un site. Serait-ce dû à cette société, dite,<br />
désenchantée ? Comme le préten<strong>de</strong>nt plusieurs auteurs ? Ou au principe<br />
<strong>de</strong>s Antinomies <strong>de</strong> la raison pure <strong>de</strong> Kant ?<br />
Quoiqu’il en soit ce petit tour <strong>de</strong> la question, effectué pour cet énoncé<br />
théorique a permis comme souhaité <strong>de</strong> débroussailler le sujet. Et d’établir<br />
un contexte. La philosophie semble y prendre une gran<strong>de</strong> place. La philosophie<br />
<strong>de</strong> l’histoire également. La science, quant à elle, est contenue dans un<br />
périmètre rationnel, qui d’après certains auteurs, n’entre pas en compétition<br />
avec le périmètre <strong>de</strong>s croyances. Sauf quand on prend l’une pour l’autre,<br />
mais là c’est une question <strong>de</strong> lucidité et non <strong>de</strong> cohérence.<br />
Dans sa <strong>de</strong>rnière publication, Content, Rem Koolhaas invite le public à<br />
danser sur l’air <strong>de</strong> la consumation ou <strong>de</strong> la profanation <strong>de</strong>s valeurs. Selon lui,<br />
le mon<strong>de</strong> n’a pas besoin d’être pensé. Les citoyens ne veulent pas être gouvernés.<br />
L’architecte d’aujourd’hui n’aurait plus à édifier <strong>de</strong>s objets matériels<br />
mais à brasser les signes et les formes qui virevoltent au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s individus<br />
du grand nombre. Content est la bible <strong>de</strong>s catalogues <strong>de</strong> vente par<br />
correspondance répertoriant une floraison <strong>de</strong> signes et d’objets se disputant<br />
le marché du désir. Koolhaas joue carte sur table et dévoile, autant qu’il le<br />
peut, les trucs et procédés, les graphiques et les caricatures, dont il s’est<br />
servi pour pousser le portail du mon<strong>de</strong> existant. Un mon<strong>de</strong> avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens<br />
parce que mala<strong>de</strong> d’avoir été dépossédé <strong>de</strong> ses dieux échappant à la raison.<br />
La Tour, p. 8 , Schuiten - Peeters ( 87)<br />
Mais le surnaturel existe. Sa forme et ses manifestations peuvent prendre <strong>de</strong>s<br />
formes différentes, selon les avis, mais il occupe une place absolue dans la<br />
nature humaine et dans le Sens collectif. Sa prise en compte est donc nécessaire<br />
dans tout système <strong>de</strong> pensée. Reconnaître cette évi<strong>de</strong>nce, c’est résister<br />
à remplir, résister à cumuler. Se rassurer contre le <strong>de</strong>stin est une cause louable,<br />
mais inaccessible. Le mon<strong>de</strong> d’aujourd’hui souffre d’une boulimie <strong>de</strong><br />
pétrifications du Sens collectif, et le transfert du manque produit <strong>de</strong>s compensations<br />
pathologiques.Les cathédrales profanes d’aujourd’hui ne pourront<br />
jamais remplacer celles religieuses d’antan, parce qu’elle sont remplie<br />
d’un sens matériel; leur rôle s’arrête dans leur finitu<strong>de</strong>. Or les croyances ont<br />
besoin <strong>de</strong> valeurs surréelles, surnaturelles, représentative <strong>de</strong> ce que même<br />
les philosphes <strong>de</strong>s Lumières ne sont pas parvenu à éliminer totalement. Le<br />
mon<strong>de</strong> contemporain souffre donc d’une très forte carence: celle d’être incapable<br />
d’envisager ce qui le dépasse sans essayer <strong>de</strong> le pétrifier, <strong>de</strong> le fixer sur<br />
terre. Et la profusion d’images fortes à laquelle nous assistons n’est qu’une<br />
une hypercompensation vaine <strong>de</strong> cette frustration. Notre humanité a un<br />
urgent besoin d’éternité et d’humilité.<br />
« Tout l’effort <strong>de</strong> l’avenir sera d’inventer, par réaction à ce qui se passe maintenant,<br />
le silence, la lenteur et la solitu<strong>de</strong>.»<br />
Marcel Duchamp, Lettre à Denis <strong>de</strong> Rougement, 4 .<br />
Le 2 ème siècle sera-t-il spirituel, mystique, religieux, scientifique ?<br />
Quoiqu’il en soit, l’ombre <strong>de</strong> l’homme, sa part immatérialisable, échappant<br />
à la raion pourrait bien avoir <strong>de</strong>s réponses à donner.<br />
« Entre la politique du dollar et les politiques <strong>de</strong> Dieu, l’Europe pourrait<br />
réinventer une autre sorte d’espace public, digne <strong>de</strong>s Lumières mais sans<br />
les illusions <strong>de</strong>s Lumières et qui joindrait au pessimisme <strong>de</strong> l’intelligence<br />
l’optimisme <strong>de</strong> la volonté (selon une formule plus divulguée que pratiquée).<br />
Il va nous falloir, en somme, faire mentir ceux qui pensent que toute critique<br />
du mythe du progrès est nécessairement réactionnaire. »<br />
Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,<br />
Et puis pour terminer, comme Gilles Deleuze disait dans Des vitesses <strong>de</strong> la<br />
pensée, en 80:<br />
« Nietzsche lance : « L’étonnant c’est le corps. » Ce qui veut dire quoi ? Ce<br />
qui est une réaction <strong>de</strong> certains philosophes qui disent : écoutez, arrêtez avec<br />
l’âme, avec la conscience, etc. Vous <strong>de</strong>vriez plutôt essayer <strong>de</strong> voir un peu<br />
d’abord ce que peut le corps. Qu’est-ce que… Vous ne savez même pas ce que<br />
c’est le corps et vous venez nous parler <strong>de</strong> l’âme. Alors non, il faut repasser.<br />
[…] »<br />
8
« Entre la politique<br />
du dollar et les<br />
politiques <strong>de</strong> Dieu,<br />
l’Europe pourrait<br />
réinventer une autre<br />
sorte d’espace public,<br />
digne <strong>de</strong>s Lumières<br />
mais sans les illusions<br />
<strong>de</strong>s Lumières et qui
joindrait au pessimisme<br />
<strong>de</strong> l’intelligence<br />
l’optimisme <strong>de</strong> la<br />
volonté. Il va nous<br />
falloir, en somme, faire<br />
mentir ceux qui pensent<br />
que toute critique du<br />
mythe du progrès<br />
est nécessairement<br />
réactionnaire. »<br />
Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,<br />
8
« Je pense que la tâche<br />
du prochain siècle, en<br />
face <strong>de</strong> la plus terrible<br />
menace qu’ait connu<br />
l’humanité, va être d’y<br />
réintégrer les dieux. »<br />
André Malraux,<br />
8
Elisabeth Kirche, par Schinkel, Berlin<br />
« Il vaut mieux dévaster une église que la désafecter », Marcel Proust<br />
87
Glossaire<br />
Définitions selon le Petit Robert 1<br />
Athée<br />
Personne qui ne croit pas en Dieu, nie l’existence <strong>de</strong> toute divinité.<br />
Immanent /e<br />
Se dit <strong>de</strong> ce qui est contenu dans la nature d’un être. Dont le principe est<br />
contenu dans les choses elles-mêmes.<br />
Laïc /que<br />
Qui ne fait pas partie du clergé. Qui n’a pas reçu les ordres <strong>de</strong> cléricature<br />
(séculier).<br />
Qui est indépendant <strong>de</strong> toute confession religieuse.<br />
Métaphysique<br />
Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance <strong>de</strong> l’être absolu, <strong>de</strong>s<br />
causes <strong>de</strong> l’univers et <strong>de</strong>s principes premiers <strong>de</strong> la connaissance (ontologie,<br />
philosophie).<br />
Réflexion systématique se proposant, après une analyse critique, <strong>de</strong> dégager<br />
les bases <strong>de</strong> toute activité humaine, <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la religion ; résultat <strong>de</strong> cette<br />
réflexion.<br />
Mystique<br />
Relatif au mystère, à une croyance cachée, supérieure à la raison, dans le<br />
domaine religieux.<br />
Ontologie<br />
Partie <strong>de</strong> la métaphysique qui s’applique à l’être en tant qu’être, indépendamment<br />
<strong>de</strong> ses déterminations particulières.<br />
Ontologique<br />
Qui vise à prouver l’existence <strong>de</strong> Dieu par la seule analyse <strong>de</strong> sa définition (ex :<br />
Dieu est parfait, donc il existe)<br />
Religieux<br />
Qui concerne les rapports entre l’homme et un pouvoir surnaturel; qui<br />
présente le caractère réservé et obligatoire d’une religion.<br />
Sacré<br />
Qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable (au contraire <strong>de</strong><br />
ce qui est profane) et fait l’objet d’un sentiment <strong>de</strong> révérence religieuse.<br />
Qui est digne d’un respect absolu, qui a un caractère <strong>de</strong> valeur absolue.<br />
Sécularisation<br />
Passage (d’une communauté régulière, d’un religieux) à la vie séculière ou à<br />
la vie laïque (laïcisation).<br />
Passage (d’un bien <strong>de</strong> communauté religieuse ou d’établissement ecclésiastique)<br />
dans le domaine <strong>de</strong> l’état ou à une personne morale <strong>de</strong> droit public (en<br />
parlant <strong>de</strong> fonction jusqu’alors réservée au clergé).<br />
Spirituel /le<br />
Qui est esprit, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’esprit, considéré comme un principe indépendant<br />
(immatériel, incorporel).<br />
Propre ou relatif à l’âme, en tant qu’émanation et reflet d’un principe<br />
supérieur, divin.<br />
Qui est d’ordre moral, n’appartient pas à la nature sensible, au mon<strong>de</strong> physique<br />
(religieux).<br />
Transcendant /ante<br />
Qui s’élève au <strong>de</strong>ssus d’un niveau donné ou au <strong>de</strong>ssus d’un niveau moyen<br />
(sublime, supérieur).<br />
Qui dépasse un ordre <strong>de</strong> réalité déterminé, « ne résulte pas du jeu naturel<br />
d’une certaine classe d’êtres ou d’actions, mais suppose l’intervention d’un<br />
principe extérieur ou supérieur à celle-ci.<br />
Transcendantal /ale /aux<br />
(Chez Kant) qui constitue ou exprime une condition a priori <strong>de</strong> l’expérience<br />
8
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Faces, no 02 ( 86), Peter Eisenman, Moving Arrows, Eros and other Errors,<br />
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