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Enoncé Théorique de TPM - Pierre Cauderay.pdf - EPFL

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Double page précé<strong>de</strong>nte: Eglise <strong>de</strong> Lalibela, Abyssinie, Ethiopie ( ème siècle)


«Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />

- La quête du sens ou l’indétermination en architecture -<br />

<strong>Enoncé</strong> <strong>Théorique</strong>, mai 2007<br />

Etudiant:<br />

<strong>Pierre</strong> Cau<strong>de</strong>ray<br />

Travail <strong>de</strong> master 2006/2007<br />

Architecture, ENAC, <strong>EPFL</strong>, Lausanne<br />

pierre.cau<strong>de</strong>ray@epfl.ch<br />

Directeur pédagogique:<br />

Christian Gilot<br />

Professeur invité<br />

<strong>EPFL</strong> ENAC IA LTH2<br />

BP 4 4 (Bâtiment BP)<br />

CH- 0 Lausanne<br />

christian.gilot@epfl.ch<br />

Professeur:<br />

Dieter Dietz<br />

Professeur associé<br />

<strong>EPFL</strong> ENAC IA ALICE<br />

BP 42 2 (Bâtiment BP)<br />

CH- 0 Lausanne<br />

dieter.dietz@epfl.ch<br />

Maître <strong>EPFL</strong>:<br />

Isabella Pasqualini<br />

Assistante<br />

<strong>EPFL</strong> ENAC IA ALICE<br />

BP 42 2 (Bâtiment BP)<br />

CH- 0 Lausanne<br />

isabella.pasqualini@epfl.ch<br />

Expert:<br />

Jean-Gilles Décosterd<br />

Architecte<br />

7, avenue <strong>de</strong>s Acacias<br />

CH- 006 Lausanne<br />

jg@<strong>de</strong>costerd.net


« Nous vivons dans<br />

un mon<strong>de</strong> en pleine<br />

crise, une époque<br />

passionnante. Nos<br />

certitu<strong>de</strong>s s’écroulent.<br />

En regardant le mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>puis nos charmants<br />

pays d’Europe, nous<br />

<strong>de</strong>vons constater que


Dieu re<strong>de</strong>vient un<br />

problème d’actualité.<br />

Alors que certains<br />

conflits prennent<br />

l’aspect <strong>de</strong> guerre <strong>de</strong><br />

religion, on se souvient<br />

<strong>de</strong> l’affirmation <strong>de</strong><br />

Malraux: « Le 21ème<br />

siècle sera spirituel ou<br />

ne sera pas. » »<br />

Ricardo Porro, L’architecture ? Et Dieu dans tout ça ?, 200<br />

7


Ouroboros, « qui se mord la queue »<br />

Préambule<br />

7 Problématique<br />

Métho<strong>de</strong><br />

2 «Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />

24 Edifice hégélien.<br />

27 La Tour <strong>de</strong> Babel<br />

2 Rêve ou cauchemar <strong>de</strong> Babel ?<br />

(a) Le temps, l’espace et la vitesse.<br />

(b) L’accumulation.<br />

(c) L’espèce.<br />

(d) La spiritualité.<br />

(e) Rêve ou cauchemar ?<br />

47 Les Lumières<br />

48 L’invariant du tréfond <strong>de</strong> l’humanité<br />

7 La soustraction<br />

Exemples<br />

( ) Les cathédrales gothiques<br />

(2) L’église <strong>de</strong> Meggen<br />

( ) Les églises troglodytes d’Abyssinie (Ethiopie).<br />

(4) ND Cult<br />

( ) ASLSP<br />

(6) Les artistes du <strong>de</strong>gré zéro<br />

(7) La soustraction maximale, Michael Collins<br />

7 Cathédrale laïque ou profane ?<br />

77 L’homme<br />

8 Conclusion<br />

8 Glossaire<br />

0 Bibliographie


Genèse à la Bolognaise, tiré <strong>de</strong> Genèses Apocalyptiques, Lewis Trondheim ( )


Eglise <strong>de</strong> Cologne, par Otto Bartning ( 28) Eglise <strong>de</strong> Essen, Otto Bartning ( 2 )


Préambule<br />

Le choix <strong>de</strong> mon sujet <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> master – le thème <strong>de</strong> la spiritualité – est<br />

une démarche personnelle et instinctive. Deux obsessions l’ont accompagné.<br />

Celle d’une tentative <strong>de</strong> réelle cohérence avec le contexte <strong>de</strong> notre société<br />

contemporaine, et celle <strong>de</strong> ne pas craindre l’originalité dans le résultat.<br />

Ce n’est pas une métaphore <strong>de</strong> dire que le mon<strong>de</strong> tel qu’on le perçoit<br />

aujourd’hui est complexe. Marcel Gauchet, historien et philosophe français<br />

disait en 8 :<br />

« A ce sta<strong>de</strong> d’écroulement <strong>de</strong>s discours englobant collectifs, nous avons<br />

une société qui se sait incomparablement dans son détail, sans se comprendre<br />

dans son ensemble. »<br />

La quête du sens est donc <strong>de</strong>venu un lieu commun. Elle révèle plus souvent<br />

un malaise qu’un travail effectif <strong>de</strong> reconstruction <strong>de</strong> significations. En<br />

décembre , Bernard Ginisty un autre philosophe français disait :<br />

« Les idéologies qui ont mobilisé les foules du siècle qui s’achève sont elles épuisées.<br />

Elles apparaissaient comme la variante d’un dogme unique : «cherchez<br />

premièrement le royaume <strong>de</strong> l’économique et tout le reste vous sera donné <strong>de</strong><br />

surcroît». Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur<br />

les moyens <strong>de</strong> pratiquer ce dogme : à l’Est par la planification autoritaire,<br />

à l’Ouest grâce à « la main invisible du marché ». Ces <strong>de</strong>ux modèles sont<br />

en crises. Celui <strong>de</strong> l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest on continue d’affirmer le<br />

credo unique. »<br />

L’architecture qui m’a été communiquée au cours <strong>de</strong> mes étu<strong>de</strong>s ne se<br />

mouille que rarement dans ce questionnement. Elle tente généralement une<br />

forme d’esthétisation <strong>de</strong>s problématiques, quand elle ne s’en désintéresse<br />

pas complètement. En réalité, sa capacité d’opérer à tous les niveaux me<br />

paraît en mesure <strong>de</strong> s’intéresser à cette quête. C’est donc en réaction à cela<br />

que j’ai choisi le thème <strong>de</strong> la spiritualité et <strong>de</strong> sa mise en espace pour mon<br />

travail pratique <strong>de</strong> master.<br />

Revenons à la cohérence et tentons <strong>de</strong> la définir. Le petit Larousse nous dit,<br />

« La cohérence c’est l’harmonie logique qui existe entre les divers éléments<br />

constituants un ensemble d’idées et <strong>de</strong> faits. » Isaiah Berlin, citée dans Collage<br />

City <strong>de</strong> Colin Rowe et Fred Koetter :<br />

« […] il existe un gouffre énorme entre ceux qui voudraient tout relier à une<br />

vision centrale, à un système plus ou moins cohérent et bien articulé à partir<br />

duquel il comprennent, pensent et sentent – principe organisateur donnant<br />

sens à tout ce qu’ils pensent et disent -, et ceux qui poursuivent <strong>de</strong>s objectifs<br />

disparates, voire contradictoires, dont le lien <strong>de</strong> facto ne peut renvoyer<br />

qu’à une cause physiologique ou psychologique qui est sans rapport avec <strong>de</strong>s<br />

principes moraux ou esthétiques. La vie, les actes et les idées <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers<br />

sont davantage centrifuges que centripètes – leurs pensées dispersées et<br />

diffuses opèrent à plusieurs niveaux, se saisissant d’une gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong><br />

vécus et d’objets en tant que tels, sans chercher, consciemment ou inconsciemment,<br />

à les intégrer dans une vision immuable […] unitaire et parfois fanatique.<br />

»<br />

Après avoir découvert cette citation, je me suis longtemps <strong>de</strong>mandé si j’étais<br />

du bon ou du mauvais côté <strong>de</strong> cette distinction, somme toute expressive et<br />

convainquante. Tout en craignant d’avoir un pied bien ancré du côté décrié<br />

par Isaiah Berlin. Réflexion faite, le gouffre n’est peut-être pas si grand. Mon<br />

souci est d’attacher les choses les unes avec les autres ; mais certainement<br />

pas <strong>de</strong> développer une vision immuable, en complète contradiction avec<br />

le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Paul Watzlawik dans La réalité <strong>de</strong> la réalité, 76. Par<br />

essence, le modèle ne remplace pas la réalité, mais il tente <strong>de</strong> le rendre intelligible.<br />

La réalité est une évi<strong>de</strong>nce complexe, oscillante, qui transcen<strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment en permanence :<br />

« De toutes les illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe<br />

qu’une seule réalité. En fait ce qui existe, ce sont différentes versions <strong>de</strong> la<br />

réalité, dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes l’effet <strong>de</strong><br />

la communication et non le reflet <strong>de</strong> vérité objectives et éternelles. »<br />

Mon travail n’a donc évi<strong>de</strong>mment pas l’ambition d’être exaustif. Il s’agit<br />

plutôt <strong>de</strong> suivre un raisonnement intellectuel, <strong>de</strong> relation <strong>de</strong> causes à effets,<br />

dans le but <strong>de</strong> construire un modèle d’une facette <strong>de</strong> la réalité. En ne<br />

craignant pas <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> l’ordinaire.<br />

En plus <strong>de</strong> ces préoccupations, une image onirique a parfois réorienté la<br />

recherche. Elle date d’avant mes étu<strong>de</strong>s d’architecture, mais je m’en suis souvenu<br />

que bien après avoir choisi le thème du travail <strong>de</strong> master:<br />

C’est l’image d’un désert dans lequel <strong>de</strong>ux personnes marchent. Après<br />

un certain temps apparaissent une première, puis plusieurs églises. De<br />

gran<strong>de</strong>s tailles, leurs formes diverses ne sont matérialisées que par <strong>de</strong>s<br />

fils similaires à <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> fer qui <strong>de</strong>ssinent tous leurs contours. Les <strong>de</strong>ux<br />

marcheurs se mettent alors à escala<strong>de</strong>r ces silhouettes tout en continuant<br />

à se parler.<br />

Les églises <strong>de</strong> cette image rappellent les structures squelettes <strong>de</strong>s églises<br />

d’Otto Bartning pendant leur construction (page ci-contre).


« A ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’écroulement <strong>de</strong>s<br />

discours englobants<br />

collectifs, nous avons<br />

une société qui se sait<br />

incomparablement<br />

dans son détail sans se<br />

comprendre dans son<br />

ensemble. »<br />

Marcel Gauchet, Religion dans la démocratie. Parcours <strong>de</strong> la laïcité, 8


Problématique<br />

Etant donné ma méconnaissance du sujet <strong>de</strong> la spiritualité – au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

cours <strong>de</strong> religion <strong>de</strong> l’école obligatoire et d’une mince participation à “l’école<br />

du dimanche” d’une église <strong>de</strong> confession protestante –, le travail a commencé<br />

par une collecte rapi<strong>de</strong> et instinctive d’éléments <strong>de</strong> lecture qui discutent<br />

le thème <strong>de</strong> la spiritualité.<br />

«Spirituel/le : 1. Qui est esprit ; <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’esprit considéré comme un<br />

principe indépendant. 2. Propre ou relatif à l’âme, en tant qu’émanation et<br />

reflet d’un principe supérieur, divin. 3. Qui est d’ordre moral, n’appartient<br />

pas à la nature sensible, au mon<strong>de</strong> physique. » Petit Robert, 0<br />

Le premier et le troisième sens énoncé dans cette définition concerne donc<br />

l’immatériel, le transcendant. Le <strong>de</strong>uxième sens abor<strong>de</strong> la question mystique<br />

d’un principe supérieur, divin. La spiritualité est donc un vaste thème, très<br />

ouvert, sujet à foule d’interprétation, emprunt d’autant d’expériences qu’il<br />

existe d’individus. C’est un thème générique qu’il serait possible <strong>de</strong> développer<br />

indéfiniment. Il amène rapi<strong>de</strong>ment aux questions <strong>de</strong>s croyances, <strong>de</strong> la<br />

foi, du culte et <strong>de</strong> leur mise en espaces. C’est cette intensité qui m’intéresse<br />

par ses dimensions ontologiques et transcendantales. Pourquoi construire<br />

si haut le plafond <strong>de</strong>s cathédrales ? Comment représenter ce qui dépasse<br />

l’ordre <strong>de</strong> la réalité admise ? Est-il vraiment possible <strong>de</strong> générer un espace<br />

spirituel ? Afin <strong>de</strong> tenter une réponse à ces questions, je fais l’hypothèse que<br />

le rapport entre la spiritualité et la matérialité s’énnonce comme suit:<br />

La main <strong>de</strong> l’homme accumule, cela relève d’un principe additif. Tandis<br />

que le principe spirituel, immatériel, relève <strong>de</strong> la dématérialisation. Un<br />

principe, par opposition, soustractif. Générer un espace spirituel ne<br />

relève donc pas <strong>de</strong> l’addition, mais <strong>de</strong> la soustraction d’éléments, quels<br />

qu’ils soient. Pour exprimer la spiritualité en architecture, je propose par<br />

conséquent <strong>de</strong> respecter ce principe.<br />

Splitting, Matta Clark, New Jersey ( 74)<br />

Mes lectures ont commencé par une sélection d’articles <strong>de</strong>s vingt <strong>de</strong>rnières<br />

années du Mon<strong>de</strong> Diplomatique approchant le thème <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong><br />

loin. Du thème spirituel, les textes sont <strong>de</strong>venues plus scientifiques, puis<br />

philosophique, et finalement du domaine artistique. Le travail <strong>de</strong> l’ <strong>Enoncé</strong><br />

théorique prendra, lui, le chemin inverse puisque nous commencerons par<br />

la question <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> l’esthétique dans la philosophie avec Hegel, avant<br />

<strong>de</strong> survoler quelques questions humanistes et scientifique du mon<strong>de</strong> contemporain,<br />

pour revenir, par la suite, à la question spirituelle.<br />

En guise <strong>de</strong> titre pour le travail, la fameuse maxime <strong>de</strong> Malraux rassemble<br />

mes préoccupations. La quête du sens, avec un ton prophétique ; et le contexte<br />

contemporain sur lequel Malraux s’exprime. La première partie du<br />

travail développe donc cette phrase pour la comprendre un peu mieux. La<br />

secon<strong>de</strong> partie du travail s’intéresse au principe <strong>de</strong> la soustraction en architecture,<br />

et son adéquation au principe spirituel. Sans vouloir l’englober, la<br />

réflexion tente <strong>de</strong> tracer une ligne <strong>de</strong> cohérence et d’en dégager un principe<br />

qu’il serait possible <strong>de</strong> généraliser et <strong>de</strong> radicaliser.<br />

« Non pas que nous ayons, comme Hegel, le projet d’édifier un système, <strong>de</strong><br />

construire une esthétique, <strong>de</strong> tracer le plan d’un système <strong>de</strong>s beaux-arts. […]<br />

Nous voudrions plutôt que <strong>de</strong>ssiner une structure, suivre et faire jouer une<br />

fissure qui déjoue les plans, qui ébranle les monuments ».<br />

Denis Hollier, À la recherche <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong>, chapitre , « simple commencement<br />

».<br />

La fissure <strong>de</strong> Denis Hollier rappelle le travail d’un l’artiste <strong>de</strong> la dématérialisation:<br />

Gordon Matta-Clark, dans son oeuvre Splitting en 74. Matta-<br />

Clark se sert d’une maison abandonnée par son propriétaire, <strong>de</strong>stinée à la<br />

<strong>de</strong>struction. Armé d’une scie, il la coupe en <strong>de</strong>ux, puis fait basculer un côté.<br />

La forme rectangulaire <strong>de</strong> la maison est coupée par une profon<strong>de</strong> fente<br />

s’ouvrant en triangle vers le haut, <strong>de</strong>venant une sculpture environnementale<br />

qui accueille la visite d’un nouveau public. La fente laisse pénétrer la<br />

lumière dont le mouvement évolue à l’intérieur <strong>de</strong> la maison selon le moment<br />

<strong>de</strong> la journée et la hauteur du soleil, produisant d’autres découpes <strong>de</strong><br />

l’espace, révélant et déplaçant les lignes qui composent la géométrie <strong>de</strong> la<br />

structure.<br />

Matta-Clark propose une mutation du regard, son intervention brise le<br />

réalisme <strong>de</strong> la planification, et introduit un nouvel ordre <strong>de</strong> réalité. Cet exemple<br />

questionne le surnaturel, ne serait-ce qu’au niveau métaphorique. Je<br />

souhaite que mon travail ébauche un processus similaire.<br />

7


Métho<strong>de</strong><br />

Une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> retenue s’est développée au fur et à mesure <strong>de</strong> cette première<br />

partie du travail. Cette attitu<strong>de</strong> rappelle la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gustave Flaubert<br />

dont le processus <strong>de</strong> genèse littéraire a été patiemment reconstitué par<br />

<strong>Pierre</strong>-Marc <strong>de</strong> Biasi :<br />

Cinq moments <strong>de</strong> la fabrique <strong>de</strong> Flaubert.<br />

1. Ne pas écrire.<br />

« Le secret <strong>de</strong> Flaubert, confie-t-il, est <strong>de</strong> commencer par ne pas écrire. Le<br />

premier moment <strong>de</strong> la création est strictement mental. Flaubert se couche<br />

et se livre à une sorte <strong>de</strong> rêverie dirigée, à un travail d’élaboration <strong>de</strong>s images<br />

du flux narratif. Même si le cinéma n’existe pas encore, on peut dire<br />

qu’il se fait un film, grâce à cette faculté qu’a l’esprit <strong>de</strong> construire en images<br />

le discours <strong>de</strong> la langue. Il visionne et revisionne les scènes en imaginant les<br />

décors, les costumes, la couleur <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s, etc., jusqu’à ce que les séquences<br />

s’enchaînent.»<br />

2. Le scénario.<br />

« Nourri <strong>de</strong> lectures et <strong>de</strong> recherches, ce scénario est enfin couché sur le<br />

papier en style télégraphie. Sur quelques pages s’étale ainsi un pense-bête<br />

<strong>de</strong> séquences d’images, un résumé mnémotechnique qui servira <strong>de</strong> trame à<br />

l’auteur. »<br />

3. La rédaction dilatée.<br />

« Celui-ci entre enfin en rédaction. S’opère un curieux et impressionnant<br />

mouvement <strong>de</strong> dilatation. Chaque fragment du scénario se développe comme<br />

un bourgeon qui s’ouvre. L’œuvre enfle d’autant plus que son géniteur la<br />

développe dans toutes les directions, même contradictoires. « Flaubert explore<br />

dans ses brouillons toutes les virtualités du sens,[…]. »<br />

4. La con<strong>de</strong>nsation <strong>de</strong> la « masse textuelle ».<br />

« Le <strong>de</strong>rnier moment <strong>de</strong> l’écriture peut commencer. « Flaubert va supprimer<br />

40% <strong>de</strong> la masse textuelle dans une phase <strong>de</strong> con<strong>de</strong>nsation. Des paragraphes<br />

entiers disparaissent au profit d’une phrase, d’un bout <strong>de</strong> phrase, voire d’un<br />

mot. La con<strong>de</strong>nsation est parfois extrême : au lecteur <strong>de</strong> se débrouiller, <strong>de</strong><br />

poser <strong>de</strong>s hypothèses <strong>de</strong> sens pour reconstituer ce qui s’est passé. Pour Flaubert,<br />

un vrai texte <strong>de</strong>vait être une partition que le lecteur <strong>de</strong>vait interpréter<br />

pour se l’approprier ». »<br />

5. La musicalité <strong>de</strong>s mots : le gueuloir.<br />

« Mais tout cela ne peut fonctionner que s’il y a envoûtement, charme. D’où<br />

une recherche <strong>de</strong> musicalité qui gouvernait bien souvent le choix du mot. Le<br />

fameux mot « juste » <strong>de</strong>vait l’être avant tout sur le plan musical, et non sur<br />

le plan sémantique ou historique. […] L’écrivain lit son texte à haute voix, le<br />

hurle même pour mieux entendre ce qui accroche, considérant qu’un défaut<br />

musical indique une imperfection du sens. Cette exigence <strong>de</strong> fer amène parfois<br />

à effectuer jusqu’à cinquante versions pour une seule page. »<br />

Extrait d’un article du journal Le Mon<strong>de</strong> du . 2. , <strong>Pierre</strong> Bartélémy.<br />

Selon <strong>Pierre</strong>-Marc <strong>de</strong> Biasi, cette métho<strong>de</strong> est le processus <strong>de</strong> l’accouchement<br />

d’un chef d’œuvre. Flaubert n’a, en effet, laissé qu’une poignée <strong>de</strong> romans qui<br />

ne sont que la face émergée d’un iceberg <strong>de</strong> pages <strong>de</strong> papier, que l’écrivain<br />

travaillait et retravaillait longuement. La publication <strong>de</strong> Mme <strong>de</strong> Bovary,<br />

considéré comme le chef-d’oeuvre du roman réaliste français du ème, siècle,<br />

a nécessité quatre années <strong>de</strong> travail acharné. Concernant ma référence<br />

à cette métho<strong>de</strong>, il est évi<strong>de</strong>nt que je n’ai pas la prétention <strong>de</strong> produire un<br />

quelconque chef d’œuvre, ni <strong>de</strong> prendre autant <strong>de</strong> temps que l’écriture <strong>de</strong><br />

Mme <strong>de</strong> Bovary pour réaliser mon travail. Cependant la métho<strong>de</strong> progressive<br />

d’entrée dans la créativité, en commençant par un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> retenue,<br />

convient bien à mon sujet. Particulièrement dans la mesure où la recherche<br />

s’organise autour <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> la soustraction en architecture.


«Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas»<br />

Cette phrase continue à faire couler <strong>de</strong> l’encre et à provoquer <strong>de</strong>s controverses<br />

plus d’un quart <strong>de</strong> siècle plus tard, alors que nous sommes effectivement<br />

arrivés au 2 ème siècle. Les uns la contestent, prétendant qu’une telle<br />

phrase ne peut pas être <strong>de</strong> Malraux (Malraux lui-même a parfois nié l’avoir<br />

prononcée); d’autres abon<strong>de</strong>nt dans son sens, quitte à ergoter sur le terme<br />

exact que Malraux aurait employé entre religieux, spirituel ou mystique;<br />

d’autres encore s’interrogent tout simplement sur le sens et la portée <strong>de</strong><br />

cette phrase si controversée et problématique. Dans une interview pour Le<br />

Point du 0 décembre 7 , Malraux nie avoir prononcé la fameuse phrase,<br />

déclarant:<br />

«On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien<br />

entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas<br />

la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire.»<br />

Malgré cela, plusieurs auteurs, qui se sont personnellement entretenu avec<br />

Malraux, jurent l’avoir entendu plusieurs fois <strong>de</strong> leurs propres oreilles. Malraux<br />

l’a donc certainement dite, mais réfute probablement la portée que sa<br />

phrase a prise, et les mauvaises interprétations qui pourraient en être tirées.<br />

Quoiqu’il en soit, cette phrase est <strong>de</strong>venu un vrai lieu commun, sans doute<br />

la formule la plus célèbre et la plus répandue <strong>de</strong> toute l’oeuvre <strong>de</strong> Malraux,<br />

ce qui démontre bien son adéquation à notre époque et sa pertinence. Alors<br />

puisqu’il nie l’avoire dite, qu’a-t-il donc bien voulu sous-entendre par cette<br />

fomule?<br />

Hugues <strong>de</strong> Jouvenel parle dans Futuribles <strong>de</strong> la phrase attribuée à Malraux,<br />

pour souligner que « si les institutions religieuses, comme tous les prêts-àpenser,<br />

sont en déclin, en revanche, le besoin <strong>de</strong> croire n’a pas disparu. »<br />

La Cathédrale invisible, p. 04, Boucq - Jodorowsky ( 2)<br />

Le Dalaï-lama, interrogé en juin 8 à l’Assemblée nationale sur la phrase<br />

<strong>de</strong> André Malraux, répondit que « le XXIe siècle sera sans doute plus spirituel<br />

que religieux. Gran<strong>de</strong> est la réticence actuelle à l’égard <strong>de</strong> l’appartenance<br />

à une Église. Mais immense et extraordinairement divers apparaît l’univers<br />

<strong>de</strong>s croyances échappant à la raison ».<br />

Pour Malraux, la religion n’est pas essentiellement une question d’institutions,<br />

ni <strong>de</strong> co<strong>de</strong> moral. Dans un texte <strong>de</strong> , il écrit :<br />

« L’homme ne se construit qu’en poursuivant ce qui le dépasse [...] toute la<br />

civilisation mo<strong>de</strong>rne [...] a substitué un fantôme aux profon<strong>de</strong>s notions <strong>de</strong><br />

l’homme qu’avaient élaborées les gran<strong>de</strong>s religions. Chacune <strong>de</strong> celles-ci<br />

rendait compte à sa manière <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur humaine. La science, non [...]<br />

Le drame <strong>de</strong> la civilisation du siècle <strong>de</strong>s machines n’est pas d’avoir perdu les<br />

dieux, car elles les a perdus moins qu’on ne dit: c’est d’avoir perdu toute notion<br />

profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme. [...] Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre<br />

les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux <strong>de</strong> la psychanalyse. Je pense<br />

que la tâche du prochain siècle, en face <strong>de</strong> la plus terrible menace qu’ait connue<br />

l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux ».<br />

A Tokyo quatre ans plus tard il dit:<br />

« Existe-t-il <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie du mon<strong>de</strong> peut se poser?… Il<br />

est nécessaire que les anciennes civilisations se comprennent, non pour retrouver<br />

leur passé, mais pour faire ensemble l’avenir. En attendant ce sera le<br />

temps <strong>de</strong>s limbes—jusqu’à l’époque où quelque chose <strong>de</strong> sérieux surgira—ou<br />

bien un nouveau type d’humain, ou bien un nouveau fait religieux, ou bien<br />

quelque chose <strong>de</strong> totalement imprévisible—la libre disposition <strong>de</strong> la mort, par<br />

exemple… […] la civilisation <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong>s machines peut presque<br />

tout apporter à l’homme, sauf une raison <strong>de</strong> vivre. ». « Notre civilisation<br />

sera contrainte <strong>de</strong> trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera».<br />

Un an plus tard, dans L’Actualité <strong>de</strong> mai 70, il soulignera <strong>de</strong> nouveau<br />

l’opposition entre notre civilisation technologiquement avancée et le vi<strong>de</strong>,<br />

le manque <strong>de</strong> sens à son centre:<br />

« […] notre crise est celle <strong>de</strong> la civilisation la plus puissante que le mon<strong>de</strong> ait<br />

connue. Quelques hommes, à la fin du XVIIIe siècle, ont posé <strong>de</strong> façon saisissante<br />

la question : «Qu’est-ce que l’homme?» En face <strong>de</strong> nous, ce n’est pas la<br />

nature <strong>de</strong> l’homme qui est en cause, c’est sa raison d’être, singulièrement plus<br />

dramatique que les gauchismes ou les droitismes qui l’accompagnent. Et notre<br />

réponse, c’est: «A quoi bon conquérir la Lune, si c’est pour s’y suici<strong>de</strong>r?».<br />

2


« L’homme ne se<br />

construit qu’en<br />

poursuivant ce qui le<br />

dépasse »<br />

André Malraux,<br />

2


Edifice hégélien.<br />

«L’art est la plus belle voie pour apprendre à l’homme qu’il a un sentiment<br />

religieux» a dit Fe<strong>de</strong>rico Fellini.<br />

« L’art est par nature une sorte d’appel au mystère. Même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ses<br />

expressions les plus typiquement religieuses, l’art quand il est authentique, a<br />

une profon<strong>de</strong> affinité avec le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la foi ; à tel point que, même lorsque<br />

la culture s’éloigne considérablement <strong>de</strong> l’Eglise, il continue à constituer une<br />

sorte <strong>de</strong> pont jeté vers l’expérience religieuse », écrivait Karol Woktyla dans<br />

sa lettre aux artistes en .<br />

Suivant le conseil <strong>de</strong> ces citations, nous allons commencer par nous intéresser<br />

à l’étu<strong>de</strong> du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel sur le fon<strong>de</strong>ment<br />

<strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> l’esthétique. Le système <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong> Hegel<br />

– qui constitue une construction grandiose, troisième grand système <strong>de</strong> la<br />

philosophie occi<strong>de</strong>ntale, après Aristote dans l’Antiquité et Thomas d’Aquin<br />

au Moyen-Âge – est un système panlogique (pan, en grec, signifie tout,<br />

donc cela signifie tout est logique, conforme à la raison). Selon Hegel, seule<br />

une pensée totalisante peut viser la vérité. Comme il l’a énoncé lui-même:<br />

« tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». La<br />

logique <strong>de</strong> Hegel contient donc sa négation, c’est-à-dire la contradiction. Et<br />

c’est grâce à cette contradiction centrale qu’il lui est possible <strong>de</strong> maintenir<br />

son panlogisme, qui i<strong>de</strong>ntifie le réel et le rationnel. Par la suite, cela implique<br />

alors un processus actif, une dialectique <strong>de</strong> dépassement qui permet <strong>de</strong><br />

lever (en allemand: aufheben) cette contradiction en la rendant créatrice,<br />

au fil du développement du raisonnement. La philosophie <strong>de</strong> Hegel repose<br />

donc sur cette notion <strong>de</strong> dépassement qui est la synthèse <strong>de</strong> la thèse et <strong>de</strong><br />

l’antithèse (Aufhebung).<br />

A la fin <strong>de</strong> sa vie, le philosophe a donc élaboré un cours sur l’esthétique<br />

que ses élèves ont édité après sa mort, en 8 . Hegel y assigne à l’art – qui<br />

God is an Architect, William Blake ( 7 4)


est l’objet <strong>de</strong> l’esthétique – l’architecture pour commencement. Ceci à <strong>de</strong>ux<br />

reprises : dans l’ordre <strong>de</strong>s moments esthétiques tout d’abord qui sont au<br />

nombre <strong>de</strong> trois (symbolique, classique, romantique) puis dans les arts particuliers<br />

qui sont au nombre <strong>de</strong> cinq (architecture, sculpture, peinture, musique<br />

et poésie). Chaque forme d’art passe par chacun <strong>de</strong>s trois moments,<br />

<strong>de</strong> sorte que le commencement proprement dit <strong>de</strong> l’art est constitué par<br />

l’architecture symbolique, qui est l’architecture sous sa forme la plus pure,<br />

dans son moment le plus propre. Elle est définie par Hegel comme l’art symbolique<br />

par excellence.<br />

Ainsi l’édifice hégélien <strong>de</strong> l’Esthétique dépend <strong>de</strong> ce principe d’Aufhebung<br />

dont chaque dépassement supprime, mais conserve en lui ses antécé<strong>de</strong>nts.<br />

L’enchaînement <strong>de</strong>s arts, dans leurs moments successifs, contredisent<br />

et confirment tour à tour la victoire du précé<strong>de</strong>nt sur la matérialité. De<br />

l’architecture symbolique, jusqu’à la poésie romantique. Ensuite, selon Hegel,<br />

le processus quitte les arts pour <strong>de</strong>venir l’esthétique elle-même (le discours<br />

sur les arts, premier moment <strong>de</strong> l’esprit absolu), puis religion révélée<br />

et finalement philosophie, qui est la « prose <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment » dans laquelle<br />

l’esprit se trouve immédiatement en contact avec lui-même, sans avoir à<br />

recourir à l’extériorité d’une matière signifiante. L’art comme symbole dépassé,<br />

comme chose morte.<br />

L’architecture serait ainsi une sorte <strong>de</strong> mise en abyme <strong>de</strong> l’esthétique dans<br />

son ensemble, et par extension, <strong>de</strong> la totalité du système dans lequelle elle<br />

s’insère. L’art qui commence avec l’architecture, qui elle apparaît avec la<br />

construction <strong>de</strong>s tombaux, victoire <strong>de</strong> la mort, initie un mouvement qui<br />

le renvoie à la mort, celle <strong>de</strong> la totalité du système. L’Aufhebung fonctionne<br />

donc comme retour et libération <strong>de</strong> l’arché (principe, origine) dans le télos<br />

(fin, but).<br />

« La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est ce qu’il y a <strong>de</strong> plus<br />

terrible et maintenir l’œuvre <strong>de</strong> la mort est ce qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong><br />

force. La beauté impuissante hait l’enten<strong>de</strong>ment parce qu’il exige d’elle ; ce<br />

dont elle n’est pas capable. Or, la vie <strong>de</strong> l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche<br />

<strong>de</strong>vant la mort, et se préserve <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction, mais celle qui supporte la<br />

mort et se conserve en elle ». Hegel<br />

L’édifice hégélien <strong>de</strong> l’esthétique commence donc par l’art, qui commence lui<br />

par l’architecture, qui repose sur l’architecture symbolique, dont il a énoncé<br />

l’existence grâce au principe d’Aufhebung. Hegel se met ensuite à chercher le<br />

symbole <strong>de</strong> cette architecture symbolique, et il se tourne tout naturellement<br />

vers les commencements <strong>de</strong> l’architecture :<br />

« En cherchant les premiers commencements <strong>de</strong> l’architecture [selon la tradition],<br />

nous trouvons tout d’abord la cabane, habitation <strong>de</strong> l’homme et le<br />

temple, comme enceinte abritant le dieu et la communauté <strong>de</strong> ses fidèles. »<br />

Or Hegel n’est pas satisfait <strong>de</strong> ce commencement, car la cabane et le temple<br />

ne sont que <strong>de</strong>s structures complexes, <strong>de</strong> médiation. En effet, ce qui caractérise<br />

essentiellement la maison, le temple et autres constructions, c’est<br />

le fait que ce sont <strong>de</strong> simples moyens en vue d’un but extérieur. La cabane<br />

et la maison du dieu supposent <strong>de</strong>s habitants : hommes, images <strong>de</strong> dieux,<br />

etc., pour lesquels ces constructions ont été édifiées. A l’intérieur <strong>de</strong> leurs<br />

murs viennent se loger ce qui constitue les fins en vue <strong>de</strong>squelles ils ont été<br />

construits, fins que Hegel juge extérieures. Cet extérieur pénètre donc les<br />

premières constructions ce qui leur interdit l’accès à l’architecture symbolique,<br />

et qui pour manque <strong>de</strong> simplicité les exclut <strong>de</strong> constituer l’origine <strong>de</strong><br />

l’art.<br />

Pour contourner cet écueil, Hegel dissocie alors la notion <strong>de</strong> commencement<br />

du principe d’origine :<br />

« Seul le simple constitue le commencement », « Par son contenu cependant,<br />

le simple commencement est quelque chose <strong>de</strong> tellement insignifiant que,<br />

pour la pensée philosophique, il n’a que la valeur d’un simple acci<strong>de</strong>nt. »<br />

Hegel se met donc à chercher l’origine <strong>de</strong> l’architecture symbolique qui<br />

ne peut pas être le commencement <strong>de</strong> l’architecture dont la fin est extérieure<br />

à l’art. Mais un objet plein. Les origines doivent avoir un caractère<br />

immédiat, simple et non cette relativité. Et il le trouve en Mésopotamie avec<br />

l’architecture sacrée. Le sacré, en tant qu’union lui-même et but <strong>de</strong> cette<br />

union est une fin intérieure à elle-même. Elle ne peut pas être une extériorité<br />

qui rendrait complexe la structure qui l’abrite. Le sacré pour luimême,<br />

constitue le premier contenu <strong>de</strong> l’architecture symbolique. Et Hegel<br />

en trouve l’exemple le plus familier dans la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong> Babel :<br />

dans les lointaines vallées <strong>de</strong> l’Euphrate, l’homme érige une œuvre architecturale<br />

immense ; tous les hommes y travaillent en commun, et c’est cette<br />

communauté qui constitue à la fois le but et le contenu <strong>de</strong> l’œuvre.<br />

Telle serait donc l’œuvre d’art symbolique par excellence. L’architecture proprement<br />

dite, moment symbolique <strong>de</strong> cet art symbolique, trouve sa symbolicité<br />

dans la Tour <strong>de</strong> Babel.<br />

« Au milieu <strong>de</strong> la ville, raconte Hérodote qui avait encore vu cette œuvre colossale,<br />

se dressait une tour aux murs épais (non creuse, mais massive). »<br />

Un objet plein au sens <strong>de</strong> Hegel.<br />

2


La Tour <strong>de</strong> Babel<br />

« Qu’est <strong>de</strong>venu la Tour <strong>de</strong> Babel ? Rabbi Yo’hanan a dit : « quant à la tour,<br />

un tiers a été brûlé ; un tiers s’est enfoncé ; un tiers existe encore ». Rab Yosseph<br />

a dit : « le seul fait <strong>de</strong> se trouver dans l’environnement <strong>de</strong> la tour fait perdre<br />

la mémoire ». »<br />

La Tour <strong>de</strong> Babel, « Variation 5 »<br />

Aujourd’hui, les archéologues préten<strong>de</strong>nt avoir retrouvé cette tour dans<br />

les décombres <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Babylone. Il s’agit d’une ziggurat, sorte <strong>de</strong> tour<br />

composée <strong>de</strong> multiples socles <strong>de</strong> tailles décroissantes, empilés les uns sur<br />

les autres, construits <strong>de</strong> briques <strong>de</strong> terre crue et cuite ; et au sommet duquel<br />

est édifié un temple dédié à un dieu. Babylone a la réputation d’avoir abrité<br />

la plus haute ziggurat jamais construite ; sept étages, qui <strong>de</strong>vait flirter avec<br />

les 0 mètres d’altitu<strong>de</strong>. L’archéologue André Parrot, dans La Tour <strong>de</strong> Babel<br />

( 4), proclame que « nous la considérons, avant tout, comme une main<br />

tendue vers le ciel, comme un appel à l’ai<strong>de</strong>. »<br />

Mais bien avant sa redécouverte par l’archéologie, cette construction<br />

mythique est <strong>de</strong>venue le symbole <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong>s hommes. On le<br />

doit entre autre à la parabole biblique, dans le livre <strong>de</strong> la Genèse :<br />

« Tout le mon<strong>de</strong> parlait alors la même langue et se servait <strong>de</strong>s mêmes mots.<br />

Partis <strong>de</strong> l’est, les hommes trouvèrent une large vallée en Basse-Mésopotamie<br />

et s’y installèrent. Ils se dirent les uns aux autres : « Allons ! Au travail pour<br />

mouler <strong>de</strong>s briques et les cuire au four ! » Ils utilisèrent les briques comme<br />

pierres <strong>de</strong> construction et l’asphalte comme mortier. Puis ils se dirent : « Allons<br />

! Au travail pour bâtir une ville, avec une tour dont le sommet touche au<br />

ciel ! Ainsi nous <strong>de</strong>viendrons célèbres, et nous éviterons d’être dispersés sur<br />

toute la surface <strong>de</strong> la terre. »<br />

Le Seigneur <strong>de</strong>scendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes bâtissaient.<br />

Après quoi il se dit : « Eh bien, les voilà tous qui forment un peuple<br />

unique et parlent la même langue ! S’ils commencent ainsi, rien désormais ne<br />

les empêchera <strong>de</strong> réaliser tout ce qu’ils projettent. Allons ! Descendons mettre<br />

La « petite » Tour <strong>de</strong> Babel, Pieter Brueghel ( 6 )<br />

le désordre dans leur langage, et empêchons-les <strong>de</strong> se comprendre les uns les<br />

autres. » Le Seigneur les dispersa <strong>de</strong> là sur l’ensemble <strong>de</strong> la terre, et ils durent<br />

abandonner la construction <strong>de</strong> la ville. Voilà pourquoi celle-ci porte le nom<br />

<strong>de</strong> Babel. C’est là en effet que le Seigneur a mis le désordre dans le langage<br />

<strong>de</strong>s hommes, et c’est à partir <strong>de</strong> là qu’il a dispersé les humains sur la terre<br />

entière. »<br />

La Bible en français courant, livre <strong>de</strong> la Genèse, Chapitre , versets - .<br />

Lorsque les théologiens s’expriment au sujet <strong>de</strong> Babel, voici ce que l’on peut<br />

lire: « La Tour <strong>de</strong> Babel est le type même du péché qui pousse l’homme non<br />

pas à se passer <strong>de</strong> Dieu mais à chercher à se faire un nom (c’est-à-dire à se<br />

rassurer contre le <strong>de</strong>stin) au moyen d’une entreprise religieuse bien comprise<br />

qui fasse du Dieu du ciel un voisin fixé sur la terre. », J. S. Javet, dans Le<br />

Christianisme au XXème siècle ( 42). Un autre théologien dénonce « le<br />

subtil paganisme qui habite dans toute âme, même religieuse, qui veut à tout<br />

prix monter vers le ciel pour forcer la divinité à <strong>de</strong>scendre. » « Car l’homme<br />

ne monte vers Dieu, que sur un ordre exprès, comme Moïse sur le Sinaï et<br />

il ne le fait qu’en tremblant. Jahvé, pour <strong>de</strong>scendre sur terre n’a pas besoin<br />

que les hommes lui construisent ses voies d’accès », E. Jacob, dans la Revue<br />

d’Histoire et <strong>de</strong> Philosophie religieuse ( 0).<br />

Les non-théologiens, quant à eux, interprètent également le mythe <strong>de</strong> la<br />

construction collective. Dans L’avenir d’une illusion, Freud évoque sous le<br />

nom d’instrumentalisation politique <strong>de</strong> la religion, le récit <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong><br />

Babel : « Sans l’accord <strong>de</strong> Dieu, sans son aval et son soutien, les hommes<br />

ne s’enten<strong>de</strong>nt pas et leur coopération est vouée à l’échec! ». J.-P. Sartre<br />

souligne lui, dans la Critique <strong>de</strong> la Raison dialectique, la fragilité <strong>de</strong> l’union<br />

dès qu’elle est vécue comme un événement purement humain. Il remarque<br />

ainsi que la structure du groupe en fusion est inéluctablement pervertie par<br />

le phénomène <strong>de</strong> pratico inertie par lequel chaque individu cesse <strong>de</strong> faire<br />

corps avec la collectivité et retourne à ses intérêts privés.<br />

La Tour <strong>de</strong> Babel constitue donc le symbole <strong>de</strong> l’échec et <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong>s<br />

hommes. Mais pour Hegel, elle est aussi celui <strong>de</strong> l’esthétique. Devrionsnous<br />

penser que pour Hegel l’esthétique est un projet vain? Quoiqu’il en<br />

soit même si cette tour sacrée est à la fois l’union et le but <strong>de</strong> cette union,<br />

et même si sa fin est intérieure à elle-même, elle en possè<strong>de</strong> une. Sa finitu<strong>de</strong><br />

est même absolue, puisqu’elle rési<strong>de</strong> en elle-même. Or ce qui dépasse<br />

l’ordre <strong>de</strong> la réalité admise n’en a pas. Tenter d’atteindre l’immatériel<br />

par le matériel, c’est comme chercher à atteindre zéro en divisant un nombre<br />

positif autant <strong>de</strong> fois qu’on le peut. Les hommes <strong>de</strong> Babel en ont fait<br />

l’expérience.<br />

27


La Tour, p. 66, Schuiten - Peeters ( 87)<br />

Rêve ou cauchemar <strong>de</strong> Babel ?<br />

Il est évi<strong>de</strong>nt que c’est dans la nature <strong>de</strong> l’homme que d’essayer <strong>de</strong> se rassurer<br />

contre son <strong>de</strong>stin. La Tour <strong>de</strong> Babel serait-elle donc contenue dans la nature<br />

humaine? Aujourd’hui, au bout <strong>de</strong> notre évolution plusieurs fois millénaires,<br />

où le langage scientifique est <strong>de</strong>venu un véritable idiome universel, serionsnous<br />

en train <strong>de</strong> réaliser le rêve ou le cauchemar <strong>de</strong> Babel d’atteindre le ciel?<br />

Qu’en est-il aujourd’hui <strong>de</strong> cet l’orgueil qui dans la parabole pousse les hommes<br />

à bâtir une entreprise vouée à l’échec ?<br />

Clau<strong>de</strong> Lévi-Strauss, anthropologue, ethnologue et philosophe français,<br />

fondateur <strong>de</strong> la pensée structuraliste, à l’approche <strong>de</strong> son centenaire, déclarait<br />

dans une apparition télévisée en 200 :<br />

« Ce que je constate : ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante<br />

<strong>de</strong>s espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que<br />

du fait même <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>nsité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte <strong>de</strong><br />

régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et<br />

au mon<strong>de</strong> dans lequel je suis en train <strong>de</strong> finir mon existence, c’est un mon<strong>de</strong><br />

que je n’aime pas.»<br />

Les symptômes <strong>de</strong> crises, que beaucoup <strong>de</strong> penseurs actuels allouent à notre<br />

civilisation sont peut-être la partie visible d’une tour qui commencerait<br />

à trembler. Vision un peu simpliste et littérale, mais néanmoins imagée et<br />

peut-être représentative d’une situation ignorée <strong>de</strong> notre conscience rationnelle<br />

qui continue à empiler tant et plus en vue d’un mon<strong>de</strong> futur toujours<br />

meilleur.<br />

Les textes qui suivent sont majoritairement tirés du mensuel Le Mon<strong>de</strong><br />

Diplomatique, ces vingt <strong>de</strong>rnières années. Selon sa ligne éditoriale,<br />

« [Le journal], résolument à part dans un paysage médiatique <strong>de</strong> plus en<br />

plus uniforme, conjugue une large vision critique <strong>de</strong> ce qui reste le plus souvent<br />

dans l’ « angle mort » <strong>de</strong> la presse. [Il est], grâce à ses analyses approfondies<br />

et à ses points <strong>de</strong> vue engagés, un journal <strong>de</strong> référence pour tous ceux<br />

qui veulent comprendre, mais aussi changer le mon<strong>de</strong> actuel. »<br />

Tous les textes sélectionnés témoignent du profond bouleversement <strong>de</strong> notre<br />

mon<strong>de</strong>. Tous les auteurs cités tentent <strong>de</strong> considérer le mon<strong>de</strong> dans son<br />

ensemble et décrive <strong>de</strong>s situations passionnantes et préoccupantes relatives<br />

à notre époque. Leur point <strong>de</strong> vue critique est systématique.<br />

2


Au fil du temps, Gilbert Garcin (2000)<br />

(a) Le temps, l’espace et la vitesse.<br />

« Une Babel militaire s’est mise en place à travers la prolifération nucléaire et<br />

à travers le terrorisme généralisé ; on a du mal à retrouver nos repères, même<br />

pour un travail théorique. », affirmait Paul Virilio, urbaniste, sociologue et<br />

philosophe français, en 6 dans son livre Cybermon<strong>de</strong>, la politique du<br />

pire. Virilio est connu pour son scepticisme l’égard <strong>de</strong>s technologies nouvelles.<br />

Son discours est à comprendre comme une alerte.<br />

« Nous allons perdre le contrôle! Par l’accélération <strong>de</strong>s progrès techniques,<br />

avec l’informatique notamment, dématérialisation, déréalisation, défactualisation<br />

<strong>de</strong>s choses, “défaite <strong>de</strong>s faits” sont en marche. Même nos corps sont<br />

menacés <strong>de</strong> virtualisation par la technologie. [cf. le Big Bang du Virtuel].<br />

A propos du terme <strong>de</strong> mondialisation et <strong>de</strong>s bouleversements spatiaux que


cela engendre, Virilio explique, dans Un mon<strong>de</strong> surexposé en août 7 :<br />

« Avec la nouvelle mondialisation <strong>de</strong>s échanges, la cité revient au premier<br />

plan. Forme historique majeure <strong>de</strong> l’humanité, la métropole concentre la vitalité<br />

<strong>de</strong>s nations du globe. Mais cette cité locale n’est déjà plus qu’un quartier,<br />

un arrondissement parmi d’autres <strong>de</strong> l’invisible « métacité mondiale » dont<br />

« le centre est partout et la circonférence nulle part » (Pascal). Hypercentre<br />

virtuel, dont les villes réelles ne sont jamais que la périphérie, […].<br />

En fait, plus les distances <strong>de</strong> temps s’abolissent et plus l’image <strong>de</strong> l’espace se<br />

dilate : « On dirait qu’une explosion a eu lieu sur toute la planète. Le moindre<br />

recoin se trouve tiré <strong>de</strong> l’ombre par une lumière crue », écrivait Ernst<br />

Jünger, à propos <strong>de</strong> cette illumination qui éclaire la réalité du mon<strong>de</strong>. […]<br />

Avec ce faux jour produit par l’illumination <strong>de</strong>s télécommunications, se lève<br />

un soleil d’artifice, un éclairage <strong>de</strong> secours qui inaugure un temps nouveau<br />

- temps mondial où la simultanéité <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong>vrait bientôt l’emporter sur<br />

leur classique successivité.[…].<br />

Membre fantôme, la Terre ne s’étend plus à perte <strong>de</strong> vue, elle se donne à voir<br />

sous toutes ses faces dans l’étrange lucarne. La soudaine multiplication <strong>de</strong>s<br />

points <strong>de</strong> vue n’est donc que l’effet d’annonce <strong>de</strong> la toute <strong>de</strong>rnière globalisation<br />

: celle du regard, <strong>de</strong> l’oeil unique du cyclope qui gouverne la caverne,<br />

cette boîte noire qui dissimule <strong>de</strong> plus en plus mal le grand soir <strong>de</strong> l’histoire,<br />

une histoire victime du syndrome <strong>de</strong> l’accomplissement total. »<br />

Derrière un ton fataliste, P. Virilio décrit l’abolissement d’une conception<br />

du temps et <strong>de</strong> l’espace ; une transformation majeur, dont nous avons encore<br />

<strong>de</strong> la difficulté à prendre conscience. L’écran, qu’il soit <strong>de</strong> télévision<br />

ou d’ordinateur a soustrait notre environnement réel, la terre, à notre regard.<br />

Et <strong>de</strong>puis l’avènement <strong>de</strong> la toile – internet – un mon<strong>de</strong> virtuel, fruit<br />

<strong>de</strong> tous les regards et <strong>de</strong> toutes les attentions, a émergé. Virilio considère<br />

qu’aujourd’hui notre mon<strong>de</strong> réel est en passe <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir la périphérie <strong>de</strong> cet<br />

univers éthéré nouvellement émergé. Avec les risques techniques que cela<br />

impose. Un grand krach informatique aurait <strong>de</strong>s conséquenses aujourd’hui<br />

gigantesque.<br />

Virilio se présente comme l’inventeur <strong>de</strong> la dromologie, science <strong>de</strong> la vitesse.<br />

La vitesse, c’est la distance parcourue en un certain temps. Jérôme Bindé, directeur<br />

<strong>de</strong> la division <strong>de</strong> l’anticipation et <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s prospectives à l’Unesco,<br />

s’intéresse à la vitesse du temps dans un article intitulé L’avenir du temps,<br />

mars 2002 :<br />

« Pourquoi poser la question du temps, <strong>de</strong> l’avenir du temps et <strong>de</strong>s futurs<br />

possibles ? Parce que notre société vit sous la tyrannie du temps. Comme<br />

l’indique Milan Kun<strong>de</strong>ra, elle « est coincée sur la mince passerelle du<br />

présent. »<br />

Le XXe siècle a été l’époque <strong>de</strong>s prévisions arrogantes, presque toujours démenties.<br />

Le XXIe siècle sera celle <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong>, donc <strong>de</strong> la prospective.<br />

Moins que jamais, nous ne saurions prédire dans quel temps nous vivrons.<br />

Une révolution majeure, en effet, s’est produite dans la conception scientifique<br />

du temps. Selon la théorie classique, celle <strong>de</strong> Newton, le temps s’écoulait<br />

uniformément, à la même vitesse, il était universel, absolu et neutre. En ce<br />

sens, le passé et l’avenir étaient i<strong>de</strong>ntiques.<br />

Nous savons qu’avec la théorie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la relativité, formulée par Einstein,<br />

la notion du temps a été profondément remaniée. Le concept d’espacetemps<br />

s’est imposé, et s’est substitué aux notions séparées d’espace et <strong>de</strong> temps.<br />

Le temps a alors perdu son idéalité physique et newtonienne. Du fait qu’on ne<br />

peut aller plus vite que la vitesse <strong>de</strong> la lumière, on ne saurait remonter dans<br />

le passé. […]<br />

Mesurons-nous assez la révolution que ces découvertes introduisent dans la<br />

notion du temps ? Voici venue la fin <strong>de</strong>s certitu<strong>de</strong>s : le temps n’a pas un<br />

avenir, mais <strong>de</strong>s avenirs. Car la nature est désormais imprévisible : elle est<br />

histoire. […]<br />

Face à ce bouleversement immense <strong>de</strong> nos conceptions du temps, quoi<br />

d’étonnant si nous vivons aussi une crise du temps social et culturel ? Comme<br />

le disait le philosophe italien Bene<strong>de</strong>tto Croce, l’histoire est toujours contemporaine.<br />

Premier phénomène : la contraction du temps et <strong>de</strong> l’espace - cette compression<br />

qui est au coeur <strong>de</strong>s analyses <strong>de</strong> la troisième révolution industrielle.<br />

Si l’on cherche quelques repères chronologiques sur la contraction du temps<br />

dans l’histoire, faut-il rappeler qu’on a commencé <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> dixième <strong>de</strong><br />

secon<strong>de</strong> en 1600, <strong>de</strong> centième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> en 1800, <strong>de</strong> millisecon<strong>de</strong> en 1850,<br />

<strong>de</strong> microsecon<strong>de</strong> (millionième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>) en 1950, <strong>de</strong> nanosecon<strong>de</strong> (milliardième<br />

<strong>de</strong> secon<strong>de</strong>) en 1965, <strong>de</strong> picosecon<strong>de</strong> (millième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong><br />

secon<strong>de</strong>) en 1970, <strong>de</strong> femtosecon<strong>de</strong> (millionième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>)<br />

en 1990, et qu’on parlera probablement en 2020 d’attosecon<strong>de</strong>, c’est-à-dire <strong>de</strong><br />

milliardième <strong>de</strong> milliardième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> !<br />

Notre connaissance du temps semble progresser vers une décomposition toujours<br />

plus fine, vers l’infiniment bref, dont chaque domaine <strong>de</strong> la vie sociale,<br />

jusque dans la culture, la communication et la politique, semble fournir autant<br />

d’exemples parlants. Andy Warhol disait que n’importe qui pourrait<br />

<strong>de</strong>venir célèbre durant quinze minutes à l’âge <strong>de</strong>s médias <strong>de</strong> masse. Mais


déjà, la théorie du marketing tente <strong>de</strong> nous persua<strong>de</strong>r que sept secon<strong>de</strong>s est<br />

la durée maximum d’un message écoutable et audible pour la masse <strong>de</strong>s<br />

téléspectateurs. […]<br />

Plus le temps se contracte, plus il <strong>de</strong>vient mondial. Plus l’histoire se réduit au<br />

point du présent, plus elle <strong>de</strong>vient contemporaine. Plus le temps est comprimé,<br />

plus la compétition s’aiguise, plus le temps <strong>de</strong>vient l’atout stratégique par excellence,<br />

et le fantôme introuvable <strong>de</strong> notre mo<strong>de</strong>rnité tardive. […]<br />

A la tyrannie <strong>de</strong> l’immédiateté, qui sert d’excuse au «après moi, le déluge»<br />

<strong>de</strong>s princes, répond la tyrannie <strong>de</strong> l’urgence. Celle-ci s’accompagne <strong>de</strong><br />

l’effacement accéléré <strong>de</strong>s références à l’idée <strong>de</strong> projet collectif. Nous ne parvenons<br />

plus à nous projeter dans une perspective du temps long. De ce point<br />

<strong>de</strong> vue, l’urgence déstructure le temps et délégitime l’utopie. Le temps semble<br />

aboli par l’instant. Partout l’homme d’aujourd’hui s’arroge <strong>de</strong>s droits sur<br />

l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, menaçant son bien-être, son équilibre et, parfois, sa vie.<br />

[…]<br />

Mais il faut aller plus loin : si nous n’agissons pas à temps, les générations<br />

futures n’auront pas le temps d’agir du tout : elles risqueront d’être prisonnières<br />

d’évolutions <strong>de</strong>venues incontrôlables, telles que la croissance démographique,<br />

la dégradation <strong>de</strong> l’environnement global, ou les disparités entre<br />

Nord et Sud et, au sein même <strong>de</strong>s sociétés, l’apartheid social et l’emprise mafieuse<br />

qui gagne. […]<br />

Dès lors, il n’y a pas lieu d’opposer solidarité vis-à-vis <strong>de</strong>s générations<br />

présentes et solidarité vis-à-vis <strong>de</strong>s générations futures. La générosité ne se<br />

divise pas. Le peu <strong>de</strong> cas fait <strong>de</strong>s exclus du tiers-mon<strong>de</strong> et du quart-mon<strong>de</strong><br />

est l’avers <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> monnaie, l’oubli <strong>de</strong>s générations futures son envers.<br />

L’éthique du futur est fondamentalement une éthique du temps qui réhabilite<br />

le futur, mais aussi le présent et le passé.<br />

Si nous voulons modifier radicalement notre rapport au temps en ce début<br />

du XXIe siècle, il nous faudra redécouvrir une sagesse ancienne : habiter le<br />

temps, et, comme nous y invitait Marcel Proust, savoir retrouver le temps<br />

perdu... »<br />

La contraction du temps et <strong>de</strong> l’espace, la tyrannie <strong>de</strong> l’urgence mettent en<br />

crise notre rapport au temps. A tel point, qu’il semblerait que le temps s’est<br />

arrêté, tant la solidarité semble s’amenuiser entre les hommes d’aujourd’hui<br />

et les générations futures.<br />

Sur le même thème <strong>de</strong> l’accélération, Boris Groys écrit en , La vitesse<br />

<strong>de</strong> l’art :<br />

« L’art <strong>de</strong> notre siècle a atteint une vitesse insoupçonnée jusqu’à lui. Je ne<br />

veux pas parler <strong>de</strong> la reproduction <strong>de</strong> la vitesse, dont se sont préoccupés les<br />

futuristes par exemple, mais <strong>de</strong> la rapidité <strong>de</strong> la production artistique ellemême.<br />

L’invention du ready-ma<strong>de</strong> par Duchamp a accru cette vitesse <strong>de</strong> production<br />

à l’extrême : il suffit <strong>de</strong> nos jours qu’un artiste s’arrête sur n’importe<br />

quel fragment du réel et lui attribue un titre pour que ce fragment <strong>de</strong>vienne<br />

<strong>de</strong> fait une œuvre d’art. La production artistique approche ici la vitesse <strong>de</strong><br />

la lumière. Avec la fission nucléaire, le ready-ma<strong>de</strong> est probablement, sous<br />

l’angle <strong>de</strong> la vitesse atteinte, le plus grand acquis technique <strong>de</strong> ce siècle. Cette<br />

accélération assure aux arts visuels <strong>de</strong> notre temps une certaine avance culturelle,<br />

manifeste dès que l’on compare, par exemple, la vitesse <strong>de</strong> production<br />

d’une image à celle <strong>de</strong> la production d’un texte.<br />

Cependant, tout comme on ne souhaite guère faire usage <strong>de</strong> la fission nucléaire,<br />

cette vitesse <strong>de</strong> l’art est aussi perçue comme un risque, qu’il faut<br />

freiner. Après l’accélération du début <strong>de</strong> ce siècle, l’histoire <strong>de</strong>s arts est celle<br />

<strong>de</strong> leur ralentissement. Le frein le plus efficace dans ce domaine est celui du<br />

critère mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la nouveauté. Dans la masse <strong>de</strong> ce qu’on peut décréter<br />

comme <strong>de</strong> l’art, tout n’est pas accepté comme tel. On attend du regard artistique<br />

qu’il fasse découvrir du neuf, c’est-à-dire quelque chose qui n’existe pas<br />

encore dans les archives réellement existantes <strong>de</strong> l’art. Comme ces archives<br />

ne cessent <strong>de</strong> s’amonceler et que le public n’est pas toujours assez ouvert pour<br />

accepter telle ou telle nuance du déjà vu comme une nouveauté, la production<br />

artistique est continuellement freinée par l’exigence <strong>de</strong> créer du nouveau.<br />

Cette économie <strong>de</strong> l’innovation entrave une croissance exponentielle<br />

<strong>de</strong> l’art. Le besoin <strong>de</strong> nouveauté ne favorise donc nullement l’accélération <strong>de</strong><br />

l’art, mais contribue au contraire à le ralentir. La majorité <strong>de</strong> ce qui est produit<br />

en art – ou plus exactement qualifié comme tel – <strong>de</strong>vient, confronté<br />

aux archives existantes, une redondance, une tautologie superflue, qu’on<br />

préfère rejeter. L’art n’en est pas toujours responsable. Sa vitesse, proche <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong> la lumière, est simplement trop rapi<strong>de</strong> pour que le mon<strong>de</strong> extérieur<br />

puisse enregistrer toutes ses innovations comme telles. Le public n’y perçoit<br />

que <strong>de</strong>s dérivés, <strong>de</strong>s sous-produits <strong>de</strong> l’innovation rapi<strong>de</strong>, trop insignifiants et<br />

dérisoires, voire même trop peu novateurs, et les rejette. Il est donc conseillé<br />

aux artistes <strong>de</strong> se freiner eux-mêmes et <strong>de</strong> synchroniser la vitesse <strong>de</strong> leur art<br />

avec le rythme <strong>de</strong> la vie extérieure, ce qui leur permettra d’être mieux perçus<br />

et « suivis » par les autres. »<br />

Selon Clément Rosset, « L’art est le double inutile du réel ». Sa vitesse est<br />

donc représentative <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> son double. Si la vitesse <strong>de</strong> l’art a explosé ces<br />

<strong>de</strong>rnières années, c’est que celle du réel a explosé. Mais cela nous ai<strong>de</strong>-t-il à<br />

nous projeter dans la nécessaire perspective du temps long ?


(b) L’accumulation.<br />

Si pour Paul Virilio, « la guerre c’est l’accélération » ; pour Georges Bataille,<br />

« la guerre c’est l’excé<strong>de</strong>nt ». Thèse qu’il a ébauché en dans un article<br />

intitulé La Notion <strong>de</strong> dépense. En 4 , ce projet engendre le plus systématique<br />

- et peut-être le plus magistral - <strong>de</strong>s livres théoriques <strong>de</strong> Bataille:<br />

Château <strong>de</strong> cartes, Francesco Clemente (200 )<br />

La Part maudite. Il s’agit, dit-il, d’un ouvrage d’économie politique, mais<br />

on y trouve aussi <strong>de</strong>s considérations énergétiques, sociologiques, anthropologiques<br />

et historiques. Il prétend y travailler <strong>de</strong>puis dix-huit ans et le<br />

résultat est proprement renversant.<br />

Alors que l’économie s’est toujours fondée sur la rareté pour mettre l’accent<br />

sur la production, Bataille, s’inspirant <strong>de</strong> l’Essai sur le don du sociologue<br />

Marcel Mauss, affirme le contraire : que c’est à un excès d’énergie qu’il nous<br />

faudrait faire face, lequel ne saurait être réinvesti dans quelque production,<br />

mais consumé, dépensé en pure perte. L’hypothèse <strong>de</strong> Bataille rési<strong>de</strong> dans<br />

le fait que le bilan <strong>de</strong>s actions humaines a toujours un excès, une part supplémentaire.<br />

Le principe trouve son origine dans le rayonnement solaire<br />

qui est à la source <strong>de</strong> toute croissance, et est donné sans contrepartie. Donc<br />

l’accumulation <strong>de</strong> cet excès, <strong>de</strong> cette énergie, ne peut être que gaspillée dans<br />

l’exubérance et l’ébullition humaine.<br />

Mobilisant l’Histoire la plus ancienne, Bataille indique comment certaines<br />

sociétés surent s’inventer <strong>de</strong>s formes appropriées <strong>de</strong> dépense : tel fut le sacrifice<br />

pour les Aztèques. Le potlatch pour les Amérindiens. Ce <strong>de</strong>rnier est un<br />

don solennel <strong>de</strong> richesses considérables offertes par un chef à son rival afin<br />

<strong>de</strong> le défier, l’obliger, l’humilier. Le donataire doit alors effacer l’humiliation<br />

et relever le défi, il lui faut satisfaire à l’obligation contractée en acceptant<br />

<strong>de</strong> répondre, un peu plus tard, par un nouveau potlatch plus généreux. Une<br />

manière peu commune <strong>de</strong> se faire la guerre ! Mais extrêmement cohérente<br />

selon Bataille pour éliminer l’excé<strong>de</strong>nt sans violences et souffrances.<br />

Rappelant l’Histoire la plus récente avec les <strong>de</strong>rnières guerres, Bataille<br />

montre à quelle dépense catastrophique s’expose une société qui ne veut<br />

pas tenir compte d’une telle part maudite. L’extraordinaire création <strong>de</strong> richesse<br />

qu’ont engendré les <strong>de</strong>ux premières révolutions industrielles et d’ores<br />

et déjà la troisième entraînent un surplus d’énergie <strong>de</strong> plus en plus important.<br />

Comme exemple <strong>de</strong> cette productivité : la non moins extraordinaire<br />

réduction du temps <strong>de</strong> travail. En France, en 8 0, le temps passé au travail<br />

représentait 70% du temps <strong>de</strong> vie éveillée. En 00, il n’est déjà plus que <strong>de</strong><br />

42%, et aujourd’hui, avec la réduction du temps <strong>de</strong> travail et l’augmentation<br />

<strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie et du temps <strong>de</strong> scolarité, il ne représente plus que 7 à<br />

8% ! Comment sacrifier l’excé<strong>de</strong>nt d’une telle production ? La création <strong>de</strong><br />

services, l’organisation <strong>de</strong> processus <strong>de</strong> transfert toujours plus agressifs, la<br />

création <strong>de</strong> nouveaux objets qui répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong> nouveaux besoins. Et bien<br />

sûr la guerre, moyen d’une efficacité redoutable pour dépenser cette part<br />

maudite. Selon Bataille la surenchère exponentielle actuelle est une fuite en<br />

avant désespérée condamnée d’avance.


(c) L’espèce.<br />

A ce sujet, Patrick Viveret, directeur <strong>de</strong> la rédaction <strong>de</strong> Transversales Science/Culture,<br />

prévient qu’en plus <strong>de</strong> la mutation informationnelle – qui<br />

produit la révolution espace-temps dont nous avons parlé précé<strong>de</strong>mment<br />

– la révolution du vivant, en particulier la possibilité technique du clonage<br />

humain met en cause l’avenir même <strong>de</strong> l’espèce. Ce bouleversement<br />

sans précé<strong>de</strong>nts ne doit pas être sous-éstimé, et ce n’est qu’en le prenant<br />

en compte, et en retrouvant également une sagesse spirituelle et politique<br />

que pourra être fondé les bases d’un nouvel humanisme capable d’y faire<br />

face. Faute <strong>de</strong> quoi, le risque est grand que les thèses <strong>de</strong> la posthumanité ne<br />

conduisent à l’instrumentation et à la marchandisation généralisée <strong>de</strong>s individus.<br />

La perspective du clonage est l’expression d’un phantasme inhérent à<br />

la nature humaine: celui <strong>de</strong> la toute-puissance.<br />

La révolution du vivant est donc en passe <strong>de</strong> bouleverser en profon<strong>de</strong>ur<br />

notre façon d’habiter le mon<strong>de</strong>, mais aussi d’habiter notre propre corps.<br />

Rien <strong>de</strong> plus représentatif <strong>de</strong> l’orgueil <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> l’homme contemporain.<br />

Dans un article intitulé Un humanisme à refon<strong>de</strong>r, publié dans Le Mon<strong>de</strong><br />

Diplomatique en février 2000, il prévient :<br />

« C’est un débat majeur que celui qui s’ouvre à nouveau sur l’humanisme.<br />

Il a pour origine les conséquences <strong>de</strong> ce que l’on commence à évoquer sous<br />

les termes <strong>de</strong> «révolution du vivant», <strong>de</strong> révolution «biologique» ou «génétique»,<br />

et dont nous ne connaissons, <strong>de</strong> la fécondation in vitro au clonage<br />

<strong>de</strong> la brebis Dolly, que les toutes premières étapes. Au grand défi écologique<br />

du XXe siècle - exprimé par la question : «Qu’allons-nous faire <strong>de</strong> notre<br />

planète?» - s’en ajoute un autre, plus radical encore, et <strong>de</strong> nature anthropologique<br />

: qu’allons-nous faire <strong>de</strong> notre espèce ?<br />

Sur ce terrain, la tradition humaniste progressiste est confrontée à un débat<br />

non seulement avec ses adversaires, mais aussi en son propre sein. La thèse<br />

<strong>de</strong> la « post-humanité » est défendue, pour l’essentiel, par <strong>de</strong>s adversaires <strong>de</strong><br />

l’humanisme. […]<br />

Dès lors que nous sommes confrontés au défi écologique d’un développement<br />

durable, pour nous-mêmes et les générations futures, et au défi an-<br />

La foi dans le Progrès, Selçuk (200 )<br />

thropologique d’une mutation possible <strong>de</strong> l’espèce humaine, nous ne pouvons<br />

oublier qu’un nouvel humanisme doit penser les tensions dynamiques entre<br />

individu et communauté ; entre raison critique et recherche <strong>de</strong> sens ; entre<br />

transformation <strong>de</strong> la nature et respect <strong>de</strong> la biosphère ; entre progrès technique<br />

et scientifique et vigilance sur ses potentiels effets <strong>de</strong>structeurs. Afin<br />

<strong>de</strong> résister aux fantasmes <strong>de</strong> la post-humanité, toute refondation doit prendre<br />

pleinement en compte la mutation informationnelle et la révolution du<br />

vivant qui, dans leur rapport systémique, bouleversent en profon<strong>de</strong>ur les<br />

repères <strong>de</strong> l’« habitat » humain. C’est, en effet, notre façon à la fois d’habiter<br />

le mon<strong>de</strong> et d’habiter notre propre corps qui se trouve transformée, jusqu’à<br />

toucher le plus intime en nous, à partir du moment où l’on passe insensiblement<br />

<strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> à la procréation à la fabrication du vivant humain. […]<br />

On comprend donc qu’aux yeux <strong>de</strong> l’auteur la perspective du clonage ne soit<br />

que la partie émergée d’un iceberg dont la masse invisible est celle d’un fantasme<br />

infantile <strong>de</strong> toute-puissance, et une forme détournée <strong>de</strong> mise en cause<br />

<strong>de</strong> l’interdit <strong>de</strong> l’inceste : « Appelons incestueuse cette poussée dé-différenciante<br />

et qui tend inexorablement à la standardisation et à la fabrication du<br />

même. » Et <strong>de</strong> citer Jean Baudrillard, dans La Transparence du mal : « Nous<br />

avons généralisé l’inceste dans tous ses dérivés. C’est ainsi que nous avons<br />

contourné l’interdit, par la subdivision du même, par la copulation du même<br />

avec le même, sans passer par l’autre. […]<br />

Mais comment assumer positivement cette trilogie <strong>de</strong> la sexualité, <strong>de</strong> l’altérité<br />

et <strong>de</strong> la mort ? Nous sommes là au coeur d’un paradoxe majeur. Car nombre<br />

<strong>de</strong> tentatives humaines, qu’elles soient politiques, culturelles ou, plus récemment,<br />

chimiques ou biologiques, cherchent justement à nous faire échapper<br />

à la part <strong>de</strong> souffrance que porte cette triple différenciation. Depuis la fascination<br />

du Même (face à l’Autre) chez les premiers philosophes, jusqu’au<br />

projet d’« homme nouveau » fondu dans le grand « tout social » <strong>de</strong>s régimes<br />

totalitaires, en passant par la vénération d’un Dieu unique et unifié dans<br />

l’histoire religieuse, toute une part <strong>de</strong> l’histoire humaine crie contre la différence.<br />

Choisir l’humanité, c’est donc, face aux fantasmes, aux mythes et<br />

aux réalités <strong>de</strong> l’indifférenciation, affirmer un projet dans lequel l’altérité<br />

constitue une chance et non pas une menace. […]<br />

N’est-ce pas dans cette sagesse, tout à la fois spirituelle et politique, qu’il<br />

nous faut retrouver, au plus profond <strong>de</strong> nos collectivités et <strong>de</strong> nos personnes,<br />

un désir <strong>de</strong> vivre consciemment la condition humaine, et ce quand<br />

bien même nous aurions la possibilité technique d’en sortir ? ».<br />

7


(d) La spiritualité.<br />

En France, pour la première fois dans l’histoire que nous connaissons, la part<br />

<strong>de</strong> ceux qui s’affirment sans religion a dépassé celle <strong>de</strong> ceux qui s’affirment<br />

appartenir à une religion. Dominique <strong>de</strong> Vidal donne les chiffres dans La<br />

France <strong>de</strong>s «sans-religions» en 200 :<br />

« En 1966, 89 % <strong>de</strong>s Français déclaraient appartenir à une religion et 10 %<br />

s’affirmaient « sans religion ». Trente-<strong>de</strong>ux ans plus tard, les pourcentages<br />

respectifs se montent à 55 % et 45 %. Les « sans-religions » sont nettement<br />

Second Scare, Sislej Xhafa & A<strong>de</strong>l Ab<strong>de</strong>ssemed (2004), exposition Choosing my religion, Kunsmuseum Thun, sept - nov 2006<br />

majoritaires chez les moins <strong>de</strong> 50 ans, atteignant même 63 % <strong>de</strong>s 18-24 ans.<br />

[…] On peut estimer que [aujourd’hui], pour la première fois <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

siècles, il y a autant, voire plus <strong>de</strong> Français hors <strong>de</strong>s religions qu’en leur<br />

sein. »<br />

Florence Beaugé, journaliste à la radio, rapporte en 7 dans Vers une religiosité<br />

sans Dieu la décomposition, la recomposition et la multiplicité <strong>de</strong>s<br />

croyances contemporaines:<br />

« En France, comme dans les pays voisins, [on constate] le déclin accéléré<br />

<strong>de</strong>s croyance et <strong>de</strong>s pratique religieuses. […] Et aucune <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s religions<br />

n’échappe, en Occi<strong>de</strong>nt du moins, au phénomène : plus les églises, les temples,<br />

les synagogues et les mosquées se vi<strong>de</strong>nt, et plus se mobilise une minorité<br />

soucieuse d’i<strong>de</strong>ntité, d’orthodoxie, et parfois jusqu’à l’intégrisme. […]<br />

Le déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles ne signifie pas pour autant la fin <strong>de</strong>s<br />

croyances. Tous les spécialistes sont d’accord sur ce point. Ils divergent en<br />

revanche sur les raisons <strong>de</strong> cette chute vertigineuse, tout en l’analysant comme<br />

un phénomène exceptionnel. Jamais, jusqu’à présent, il ne leur avait été<br />

donné l’occasion d’observer pareil effondrement en un laps <strong>de</strong> temps aussi<br />

court. « On peut réellement parler <strong>de</strong> chute libre du catholicisme <strong>de</strong>puis la<br />

Libération. Effondrement <strong>de</strong> tous les critères statistiquement mesurables à<br />

l’exception <strong>de</strong> la fréquentation <strong>de</strong> l’école libre, explique Jacques Maître, chercheur<br />

au CNRS et sociologue <strong>de</strong>s religions. Il y a cinquante ans, on ordonnait<br />

environ mille prêtres par an. Aujourd’hui : une centaine. Et la moyenne d’âge<br />

<strong>de</strong>s prêtres atteint à présent soixante-dix ans. L’encadrement et la transmission<br />

du savoir religieux ne se font donc plus. Un tiers <strong>de</strong> la population<br />

française allait régulièrement à la messe en 1945, contre moins d’un dixième<br />

aujourd’hui. Quant aux enfants, 92 % d’entre eux étaient baptisés, contre<br />

moins <strong>de</strong> 50 % désormais. Or, si on n’est pas baptisé, on ne va pas au catéchisme.<br />

Même s’il n’y avait pas <strong>de</strong> suite, c’est-à-dire <strong>de</strong> pratique religieuse,<br />

il y avait ainsi une socialisation <strong>de</strong>s jeunes au catholicisme. Ce n’est absolument<br />

plus le cas. »<br />

En d’autres termes, la mémoire religieuse, transmise en héritage, <strong>de</strong> génération<br />

en génération, se fait <strong>de</strong> plus en plus ténue. […]<br />

Deux traits caractérisent ce déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles. D’une part,<br />

il s’effectue sans bruit ni passion. Avec un désintérêt tranquille, qui marque<br />

une rupture par rapport à un passé récent. Autrefois, quand on se disait incroyant,<br />

on s’affirmait athée, et souvent antireligieux. Ce n’est plus <strong>de</strong> mise.<br />

Relativisme ou indifférence font que l’anticléricalisme est bel et bien passé <strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>. D’autre part, cette désaffection atteint non seulement le christianisme,


mais l’ensemble <strong>de</strong>s religions et confessions <strong>de</strong> manière diverse, dans toutes<br />

les sociétés développées. Comme si la mo<strong>de</strong>rnité chassait inéluctablement les<br />

gran<strong>de</strong>s religions traditionnelles. […]<br />

« Ce qui est intéressant à observer, c’est que les instruments du désenchantement<br />

- le politique, la raison critique, la science - sont eux-mêmes désenchantés,<br />

explique Frédéric Lenoir. Et les gran<strong>de</strong>s questions philosophiques<br />

sur le sens <strong>de</strong> la vie reviennent en force après la double perte <strong>de</strong> crédibilité<br />

<strong>de</strong>s religions historiques et <strong>de</strong>s idéologies politiques ou scientistes, issues du<br />

mythe mo<strong>de</strong>rne du progrès, qui leur avait succédé. »<br />

On assiste en effet, <strong>de</strong> manière croissante <strong>de</strong>puis une trentaine d’années, non<br />

plus seulement à une crise <strong>de</strong>s institutions religieuses mais à une crise <strong>de</strong>s<br />

institutions en général. Celle-ci s’apparente à une remise en cause <strong>de</strong> toute<br />

forme dogmatique d’autorité. « Nos contemporains refusent les dogmes. Et<br />

ce rejet est manifeste dans toutes les sociétés <strong>de</strong> type européen. Dès qu’un<br />

pays entre dans la mo<strong>de</strong>rnité, il y a distanciation <strong>de</strong> sa population à l’égard<br />

<strong>de</strong>s vérités énoncées, explique Jacques Maître. Autrement dit, le phénomène<br />

auquel on assiste à présent n’est pas seulement une crise <strong>de</strong> la religion, mais<br />

une crise concernant tous les systèmes d’orthodoxie et leur crédibilité. »<br />

Même analyse <strong>de</strong> la part du politologue Roland Cayrol. Pour lui, l’air du<br />

temps est celui <strong>de</strong> la méfiance systématique à l’égard <strong>de</strong> tout émetteur <strong>de</strong><br />

discours. « Plus personne n’adhère à la moindre idée globalisante. Il y a un<br />

rejet incroyable <strong>de</strong> tous les mots en isme : socialisme, capitalisme, communisme,<br />

libéralisme... Toutes ces idéologies ont commencé à basculer il y a dix<br />

ans, et ça s’accentue à l’heure actuelle, résume-t-il. En France, jusqu’au début<br />

<strong>de</strong>s années 80, on croyait encore qu’on pouvait changer la vie en changeant<br />

<strong>de</strong> politique. C’est fini. Les changements <strong>de</strong> cap et les déceptions ont été trop<br />

nombreux. » »<br />

Le déclin est donc très marqué, et il touche toutes les sociétés développées,<br />

comme si la mo<strong>de</strong>rnité chassait les gran<strong>de</strong>s religions traditionnelles. Mais<br />

pas seulement, car le phénomène est accompagné d’une perte <strong>de</strong> confiance<br />

dans toutes les institutions dont le rôle <strong>de</strong> donneur <strong>de</strong> sens avait été vu par<br />

<strong>de</strong> nombreux penseurs <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité. La tendance est à une société <strong>de</strong><br />

responsabilité <strong>de</strong> soi et aux valeurs individuelles.<br />

« Cette tension permanente entre «l’indépendance choisie et l’insécurité<br />

subie» marquera toute cette fin <strong>de</strong> XXe siècle. Elle a eu pour conséquence<br />

l’avènement d’ «une société <strong>de</strong> responsabilité <strong>de</strong> soi» où chacun se retrouve<br />

sommé d’élire ses propres valeurs avec toutes les difficultés, les tâtonnements<br />

et les dérives que cela suppose.<br />

« Nous sommes entrés dans l’ère <strong>de</strong> la dérégulation du «marché <strong>de</strong>s biens<br />

du salut». L’Eglise catholique a perdu la situation <strong>de</strong> monopole écrasant<br />

qu’elle détenait autrefois, elle ne contrôle plus grand-chose puisqu’il n’y a<br />

plus d’appareil ecclésiastique, souligne encore le sociologue Jacques Maître.<br />

Il fleurit du coup toutes sortes <strong>de</strong> phénomènes qu’on prend pour un regain <strong>de</strong><br />

religieux, mais ce n’est pas mon opinion. Nous sommes plutôt dans un supermarché<br />

du religieux, où chacun choisit ce qui lui plaît. »<br />

L’un sélectionnera ainsi la réincarnation, le <strong>de</strong>uxième choisira <strong>de</strong> croire aux<br />

anges (valeur à la hausse), le troisième rejettera l’enfer (notion presque totalement<br />

dévalorisée, remplacée par <strong>de</strong>s damnations estimées plus crédibles, telles<br />

que l’Holocauste, une guerre nucléaire ou encore un désastre écologique).<br />

La télépathie, les rêves prémonitoires et l’astrologie trouvent également leur<br />

place dans ce bric-à-brac du religieux, car les croyances parallèles se mêlent<br />

<strong>de</strong> plus en plus aux croyances chrétiennes, chez les jeunes surtout - y compris<br />

parmi les pratiquants. Peu importe que le surnaturel prenne la place du<br />

divin, peu importe la cohérence et le dieu auquel on se livre : ce que chacun<br />

recherche, c’est ce qui lui fait du bien. Pour Jacques Maître, même la prière<br />

n’échappe pas à cette tendance. « Quand vous interrogez ceux qui prient<br />

encore et que vous leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pourquoi ils le font, ils vous répon<strong>de</strong>nt : »<br />

Parce que ça me fait du bien, parce que ça m’ai<strong>de</strong> à vivre ! « L’effet subjectif<br />

<strong>de</strong> la prière est donc <strong>de</strong>venu le motif <strong>de</strong> la prière. »<br />

Sommes-nous en présence d’une crise <strong>de</strong> la rationalité ? Pas vraiment, car<br />

la science n’est pas remise en question. « Dans l’esprit <strong>de</strong>s gens, tout est conciliable.<br />

La science reste un critère, mais on la voudrait «enchantée». On lui<br />

reproche <strong>de</strong> ne pas aller assez loin, explique Guy Michelat du Centre d’étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la vie politique française. C’est d’ailleurs très significatif d’entendre dire,<br />

à propos <strong>de</strong>s phénomènes inexpliqués : «La science expliquera tout cela un<br />

jour». » »<br />

Désormais, tout le mon<strong>de</strong> est à la même enseigne, la plupart <strong>de</strong>s gens<br />

bâtissent leur propre système <strong>de</strong> sens comme ils l’enten<strong>de</strong>nt, à partir <strong>de</strong><br />

l’ensemble <strong>de</strong>s références existantes. Au sujet <strong>de</strong> la science, Jacques Testart,<br />

biologiste directeur <strong>de</strong> recherche à l’Inserm, explique en 200 dans Une foi<br />

aveugle dans le progrès scientifique, la notion <strong>de</strong> scientisme, qui est le nom<br />

donné à une forme <strong>de</strong> raisonnement non scientifique, mais couramment<br />

utilisé lorsqu’il faut justifier l’utilisation <strong>de</strong> la science :<br />

« Les pouvoirs politiques européens ont choisi <strong>de</strong> reconnaître dans la science<br />

la source privilégiée <strong>de</strong>s vérités et <strong>de</strong>s richesses. Mais il n’en découle pas automatiquement<br />

que la science soit <strong>de</strong>venue neutre et universelle. En témoigne<br />

la rigidité dont les notables <strong>de</strong> l’institution scientifique ont fait preuve, ces


<strong>de</strong>rnières années, à l’égard <strong>de</strong>s rares propositions révolutionnaires émanant<br />

<strong>de</strong> chercheurs. Comme, par exemple, pour la théorie non démontrée à ce<br />

jour <strong>de</strong> Jacques Benveniste sur la «mémoire <strong>de</strong> l’eau » ou pour celle, <strong>de</strong>puis<br />

couronnée d’un prix Nobel, <strong>de</strong> Stanley B. Prusiner sur les prions.<br />

N’est-ce pas le fait d’une idéologie, voire d’une idéologie religieuse, que<br />

d’institutionnaliser les vérités du moment comme immuables, <strong>de</strong> les faire<br />

défendre par <strong>de</strong>s prêtres intouchables, gardiens du grand livre <strong>de</strong> la science,<br />

et <strong>de</strong> refouler violemment toute idée nouvelle si elle oblige à corriger les dogmes<br />

que constituent les anciens paradigmes ?<br />

Il reste que l’état <strong>de</strong> la science à chaque moment <strong>de</strong>meure insuffisant pour expliquer<br />

<strong>de</strong>s situations complexes et envisager leur dénouement. L’incertitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s prévisions paraît manifeste puisque les conclusions <strong>de</strong>s experts sont qualifiées<br />

d’«optimistes» ou «pessimistes» plutôt que <strong>de</strong> «vraies» ou «fausses».<br />

Le retour du subjectif vient ainsi clore l’objectivité proclamée <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong><br />

scientifique. Les optimistes ont pour eux un argument imparable : le pire<br />

n’est pas démontré tant qu’il n’est pas arrivé.<br />

Mais l’option «optimiste» ne <strong>de</strong>vrait pas autoriser, par exemple, à nier l’effet<br />

qu’ont les activités humaines sur les changements climatiques, tout au plus à<br />

espérer que la température moyenne augmentera <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>grés plutôt que<br />

<strong>de</strong> cinq ou six au cours <strong>de</strong> ce siècle, une situation qui obligerait cependant<br />

aux mêmes mesures <strong>de</strong> précaution que l’option pessimiste. De même pour la<br />

dissémination <strong>de</strong>s transgènes dans la nature ou la pollution radioactive à<br />

partir <strong>de</strong> l’industrie nucléaire : ce ne sont pas ces phénomènes, raisonnements<br />

inéluctables, qui <strong>de</strong>vraient faire débat, mais seulement le temps nécessaire<br />

pour qu’ils <strong>de</strong>viennent insupportables. Alors, ce que dissimule finalement la<br />

discrimination entre optimisme et pessimisme, c’est la foi. La foi qui laisse<br />

croire aux optimistes que le pire ne peut pas arriver, parce qu’on trouvera<br />

une para<strong>de</strong> encore inimaginable.<br />

Ici, le scientifique, soumis au catéchisme <strong>de</strong> la technoscience, choisit souvent<br />

la prophétie contre la rigueur. La plus haute instance française en la matière,<br />

l’Académie <strong>de</strong>s sciences, s’est trompée par optimisme sur tous les risques<br />

d’atteinte à la santé <strong>de</strong>puis vingt ans : sur l’amiante, la dioxine, la vache<br />

folle, sans parler <strong>de</strong>s plantes génétiquement modifiées (PGM). Chaque fois,<br />

l’Académie a vanté l’innovation et condamné l’obscurantisme en proclamant<br />

qu’on ne peut pas arrêter le «progrès <strong>de</strong> la science». […]<br />

L’homme est-il capable <strong>de</strong> résoudre tous les problèmes qu’il se pose ?<br />

Est-il à la hauteur <strong>de</strong> ses ambitions <strong>de</strong> maîtrise ? Répondre affirmativement,<br />

c’est reconnaître une volonté créatrice supra-humaine, hypothèse<br />

qui, d’ordinaire, heurte les scientifiques. Répondre par la négative, ou au<br />

moins par le doute, c’est se donner <strong>de</strong>s chances d’agir avec précaution, par<br />

humilité. […]<br />

Comme l’a montré l’historien et sociologue Jacques Ellul, «les lois <strong>de</strong> la science<br />

et <strong>de</strong> la technique sont placées au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> l’Etat, le peuple et ses<br />

représentants étant alors largement dépossédés <strong>de</strong> leur pouvoir ». En fait, le<br />

scientisme n’est pas l’apanage <strong>de</strong>s scientifiques ; c’est une idéologie largement<br />

partagée dans la société, surtout <strong>de</strong>puis que le besoin <strong>de</strong> croyance manque <strong>de</strong><br />

propositions crédibles dans les champs <strong>de</strong> la religion ou <strong>de</strong> la politique. La<br />

promesse mystique du paradis et celle militante <strong>de</strong>s len<strong>de</strong>mains qui chantent<br />

se sont essoufflées tandis qu’avançait le Progrès dans la soutane neuve <strong>de</strong> la<br />

rationalité. »<br />

Appelée à combler le déclin <strong>de</strong>s croyances, la science est dépassée par la<br />

complexité <strong>de</strong>s questions qui lui sont posée. La science que nous croyons si<br />

scientifique a donc <strong>de</strong> forts relents d’idéologie religieuse lorsqu’on constate<br />

que c’est une forme <strong>de</strong> foi en elle qui la gui<strong>de</strong>, plutôt qu’une attitu<strong>de</strong> véritablement<br />

scientifique ou du moins pragmatique qui inciterait à la pru<strong>de</strong>nce.<br />

Le scientisme se développe à la foi par la nécessité <strong>de</strong> résoudre la complexité<br />

<strong>de</strong>s problèmatiques posées et également par amalgame entre raison et croyance.<br />

Le déclin <strong>de</strong>s religions traditionnelles ne signifie pas pour autant la fin<br />

<strong>de</strong>s croyances. Mais leur transfert, pathologique, pose <strong>de</strong> sérieuses questions.<br />

A ce sujet, Bernard Ginisty, explique en , dans La spiritualité au<br />

risque <strong>de</strong>s idoles :<br />

« Faute <strong>de</strong> vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions.<br />

[…]<br />

Dans leur ouvrage L’Idolâtrie <strong>de</strong> marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert,<br />

évoquant le fait que <strong>de</strong>s associations <strong>de</strong> chefs d’entreprise, telle<br />

l’American Enterprise Institute, possè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s départements <strong>de</strong> théologie,<br />

mettent en lumière les enjeux théologiques <strong>de</strong> l’économie. Ils écrivent : « Celui<br />

qui ne fait pas l’analyse <strong>de</strong> son idolâtrie ne comprend rien au capitalisme. »<br />

En effet, la fascination <strong>de</strong> l’argent produisant l’argent, conçue comme paradigme<br />

universel, n’est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se<br />

sont toujours dressées les résistances spirituelles : « L’économie, dans le fond,<br />

consiste en cela : la naturalisation <strong>de</strong> l’histoire. Il s’agit <strong>de</strong> faire apparaître<br />

comme naturel ce qui est le produit historique <strong>de</strong> l’action humaine. Les dieux<br />

qui sont objets d’évi<strong>de</strong>nce sont en général <strong>de</strong>s idoles, même au sein du christianisme.<br />

Les théologiens <strong>de</strong> la libération disent que le Dieu libérateur n’est<br />

pas objet <strong>de</strong> possession. Il est transcendance qui pousse à la recherche, il<br />

est horizon qui appelle. »<br />

4


Solutions, Gabriele Schmidt Heins, ( - 6)<br />

(e) Rêve ou cauchemar ?<br />

Considérer ces quelques textes <strong>de</strong> leur ensemble donne un aperçu effrayant:<br />

Après plusieurs millénaires <strong>de</strong> progressive évolution, notre société contemporaine,<br />

est donc en train <strong>de</strong> faire face à un bouleversement en profon<strong>de</strong>ur,<br />

<strong>de</strong> notre façon <strong>de</strong> se représenter et d’habiter l’espace <strong>de</strong> notre<br />

mon<strong>de</strong>, mais aussi plus important encore, <strong>de</strong> notre propre corps. Cela<br />

avec le souci <strong>de</strong> contenir <strong>de</strong>s phantasmes <strong>de</strong> toute-puissance, sans l’ai<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> principes collectifs, qu’ils soient institutionnels ou religieux. Tout<br />

cela dans un temps <strong>de</strong> plus en plus court, <strong>de</strong> plus en plus vite plus court,<br />

à tel point qu’on approche aujourd’hui <strong>de</strong> l’instantané!<br />

S’il est dans la nature <strong>de</strong> l’homme d’essayer <strong>de</strong> se rassurer contre son <strong>de</strong>stin,<br />

l’angoisse semble aujourd’hui atteindre <strong>de</strong>s sommets. Et la précipitation<br />

dans l’orgueil est saisissante. Il faut avoir <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s qualités d’optimisme<br />

pour croire encore aux quête humaines à la lumières <strong>de</strong>s auteurs précités,<br />

qui ne sont pourtant pas sans références. Léwis-Strauss en fût lui-même<br />

terrifié, d’où sa déclaration citée précé<strong>de</strong>mment.<br />

On comprend maintenant mieux le point <strong>de</strong> vue humoristique <strong>de</strong> Léwis<br />

Tronheim, dans l’une <strong>de</strong> ses Genèses apocalyptiques citée en début <strong>de</strong> travail:<br />

« Et puis la science mit peu à peu un terme aux affirmations religieuses.<br />

La science, elle, partait du concret. Mais plus elle faisait reculer les frontières<br />

<strong>de</strong> la connaissance, plus ces frontières semblaient s’éloigner. Malgré tout, les<br />

progrès profitèrent aux hommes. Et la science <strong>de</strong>vint rapi<strong>de</strong>ment un objet <strong>de</strong><br />

commerce. Comme pour la religion, il y eut une sorte <strong>de</strong> culte autour <strong>de</strong> la<br />

technologie qui fit sombrer l’homme dans une société qui avançait trop vite<br />

pour lui. »<br />

Et tout cela dans quel but avoué ? L’espoir que <strong>de</strong>main sera un jour meilleur:<br />

le Progrès. Le Progrès est une notion héritée <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s Lumières.<br />

4


« La mondialisation<br />

triomphante fait table<br />

rase <strong>de</strong> toutes les<br />

différences et <strong>de</strong> toutes<br />

les valeurs, inaugurant<br />

une (in)culture


parfaitement<br />

indifférente. Et il ne<br />

reste plus, une fois<br />

l’universel disparu,<br />

que la technostructure<br />

mondiale toute<br />

puissante face aux<br />

singularités re<strong>de</strong>venues<br />

sauvages et livrées à<br />

elles-mêmes. »<br />

Jean Baudrillard, Le paroxysme indifférent, 7<br />

4


Les Lumières<br />

Les sociétés occi<strong>de</strong>ntales, dites mo<strong>de</strong>rnes, sont héritières <strong>de</strong> la pensée rationaliste<br />

<strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s lumières. Né au 8ème siècle le mouvement<br />

intellectuels se fon<strong>de</strong> sur la raison éclairée <strong>de</strong> l’homme, sur la foi dans le progrès<br />

et sur la séparation <strong>de</strong>s sphères politique et religieuse. Les inspirateurs<br />

<strong>de</strong> ce mouvement se voyaient comme une élite courageuse d’intellectuels,<br />

oeuvrant pour le progrès du mon<strong>de</strong>, dépassant <strong>de</strong>s siècles d’irrationalité, <strong>de</strong><br />

superstitions et d’intolérances religieuses.<br />

En décembre 784, Emmanuel Kant répondait à la question : « qu’est-ce que<br />

les Lumières ? ».<br />

« Les Lumières, c’est la sortie <strong>de</strong> l’homme hors <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> tutelle dont il est<br />

lui-même responsable. L’état <strong>de</strong> tutelle est l’incapacité <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> son<br />

enten<strong>de</strong>ment sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable<br />

<strong>de</strong> cet état <strong>de</strong> tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance <strong>de</strong><br />

l’enten<strong>de</strong>ment mais à une insuffisance <strong>de</strong> la résolution et du courage <strong>de</strong> s’en<br />

servir sans la conduite d’un autre. Sapere au<strong>de</strong> ! Aie le courage <strong>de</strong> te servir <strong>de</strong><br />

ton propre enten<strong>de</strong>ment ! Voilà la <strong>de</strong>vise <strong>de</strong>s Lumières ».<br />

La même année, Moses Men<strong>de</strong>lssohn - figure importante <strong>de</strong>s Lumières<br />

juives - avait répondu à la même question :<br />

« Les Lumières […] semblent se rapporter davantage au théorique, à une<br />

connaissance rationnelle [partie objective] et un savoir-faire [partie subjective]<br />

permettant une réflexion raisonnable sur les choses <strong>de</strong> la vie humaine<br />

en fonction <strong>de</strong> leur importance et <strong>de</strong> leur influence sur la <strong>de</strong>stination <strong>de</strong><br />

l’homme ».<br />

Les lumières ont donc fait reculer les frontières du surnaturel. Elles ont<br />

même développé <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensées qui exclues son existence. Néanmoins<br />

ne serait-ce qu’au niveau intellectuel, la philosophie <strong>de</strong>s Lumières est<br />

aujourd’hui fortement discutées. Selon Valéry Rasplus dans « Qu’est-ce que<br />

les Lumières aujourd’hui ? » en 200 :<br />

La fièvre d’Urbican<strong>de</strong>, P. 67, Schuiten - Peeters ( 8 )<br />

« Cette vision joint la raison à l’utilitarisme naissant et à une direction<br />

d’actions politiques et techniques. Ce qui nous a donné en héritage : maîtriser<br />

l’Homme et la Nature. »<br />

« Cette recherche d’autonomie <strong>de</strong> la pensée, <strong>de</strong> la responsabilité propre <strong>de</strong><br />

la raison individuelle, cette démarche pourrait se heurter à un écueil fort<br />

gênant […]. Cet écueil serait celui du solipsisme méthodologique : pensée<br />

close sur elle-même, si ce n’est définitive, non réfutable, […], car non soumise<br />

à l’épreuve <strong>de</strong> discussions critiques, <strong>de</strong> débats contradictoires, <strong>de</strong> l’expérience,<br />

<strong>de</strong> relations intersubjectives.<br />

Se servir <strong>de</strong> son propre enten<strong>de</strong>ment sans extérioriser celui-ci reviendrait<br />

à considérer que son intime conviction, son seul enten<strong>de</strong>ment, suffirait<br />

à établir la véracité d’une proposition, d’un énoncé, d’un paradigme ou<br />

d’une théorie. Ce serait oublier que la raison critique ne contient pas en<br />

elle-même sa propre légitimité, […]. »<br />

Jean-François Colosimo, dans un entretien du Figaro du 4 mars 200 , parle,<br />

lui, <strong>de</strong> l’impact qu’une telle transformation peut avoir dans la pensée d’une<br />

société. Une contre - transformation qui pourrait avoir été sous-estimée :<br />

« Dès les premières années du Siècle <strong>de</strong>s Lumières, la religion du Progrès a eu<br />

une concurrente: une anti-religion du Progrès, aussi mo<strong>de</strong>rniste que le culte<br />

auquel elle s’opposait. Les fondamentalismes religieux - qui partagent tous<br />

la même structure formelle - tirent leur mo<strong>de</strong>rnisme farouche <strong>de</strong> cette antireligion<br />

du Progrès. »<br />

Notre société d’aujourd’hui serait donc le résultat d’une profon<strong>de</strong> transformation<br />

intellectuelle et culturelle, celle <strong>de</strong>s Lumières. Une transformation<br />

rationnelle centrée sur l’enten<strong>de</strong>ment et introduisant la notion <strong>de</strong> Progrès,<br />

oubliant ce qui le dépasse. Cet oubli, ou cet inachèvement aurais laissé la<br />

place à une reconstruction insuffisante <strong>de</strong> cette valeur absolue qu’est la spiritualité<br />

:<br />

« J’incline à penser que les Lumières ont sans doute irréversiblement entamé<br />

notre sentiment religieux. Nous sommes <strong>de</strong>venus étrangers à l’idée <strong>de</strong> la<br />

communion comme donnée et non pas comme reconstruction. Je m’effraye<br />

du mon<strong>de</strong> dans lequel nous entrons et dans lequel toutes les communions<br />

ten<strong>de</strong>nt à être <strong>de</strong>s reconstructions. […] Lorsque le progrès, en 1792, a<br />

émergé comme la forme suprême <strong>de</strong> l’avenir <strong>de</strong> l’humanité, il apparaît sous<br />

la forme d’un ersatz <strong>de</strong> religion, d’une spiritualité substitutive. […] A force <strong>de</strong><br />

ne penser l’homme que sous le signe <strong>de</strong> l’abstraction, les Lumières ont laissé<br />

un espace vacant pour le resurgissement d’un homme barbare. »<br />

47


L’invariant du tréfond <strong>de</strong> l’humanité<br />

« La «faute» serait plutôt à chercher, non dans les Lumières, mais dans leur<br />

timidité. […] Je me définis sans complexes comme un homme <strong>de</strong>s Lumières,<br />

tout en reconnaissant qu’elles ont laissé dans l’ombre leur «morne moitié» : les<br />

passions collectives. »<br />

Régis Debray, écrivain et philosophe français, est prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’institut européen<br />

en science <strong>de</strong>s religions. S’il assume pleinement l’héritage <strong>de</strong>s Lumières,<br />

Debray réintroduit massivement dans ses idées la notion <strong>de</strong> communion.<br />

Ex-compagnon du Che Guevara en Bolivie où il fut arrêté et incarcéré<br />

pendant 4 ans à la mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, il explique:<br />

« Si j’en reviens à ces années révolutionnaires en Amérique du Sud, j’avais<br />

découvert, au contact du Che Guevara et <strong>de</strong> dizaine d’autres compagnons <strong>de</strong><br />

toute nationalité, qu’il ne suffisait pas d’être athée pour sortir du religieux.<br />

C’est même, d’une certaine manière, la voie la plus directe pour y revenir.<br />

[…]Le matérialisme individuel ne met pas à l’abri, dans les conduites collectives,<br />

d’une recherche compulsive <strong>de</strong> transcendance, fût-elle appelée Prolétariat,<br />

Humanité ou Histoire. C’est banal, mais il est temps <strong>de</strong> savoir pourquoi.<br />

[…]<br />

Tous les groupements durables mettent en jeu la communion. […] Le terme <strong>de</strong><br />

communion a le mérite d’effacer ou <strong>de</strong> relativiser la frontière convenue entre<br />

les croyants et les incroyants. La vraie frontière est celle qui sépare le sujet solitaire,<br />

le penseur en son royaume, qui peut fort bien se passer <strong>de</strong> communion,<br />

et la pérennité d’un ensemble humain constitué. Il est toujours loisible d’être<br />

areligieux lorsqu’on vit dans la compagnie <strong>de</strong>s livres. Mais dès lors qu’on fait<br />

ban<strong>de</strong> - et ban<strong>de</strong> à part -, il faut bien qu’intervienne un principe <strong>de</strong> «communion».<br />

Qu’il relève ou non du surnaturel ne me semble pas l’essentiel. »<br />

Son postulat <strong>de</strong> départ est simple : il n’y a pas <strong>de</strong> société sans transcendance,<br />

sans communion. Ce n’est pas parce qu’on est athée qu’on n’a pas <strong>de</strong><br />

valeurs sacrées. Pour lui, cette transcendance est nécessaire à la cohésion<br />

sociale. Il appelle cette nécessité <strong>de</strong> définir le groupe par une entité qui lui<br />

est extérieure l’ incomplétu<strong>de</strong>, et nomme cette entité le sacré du collectif, qui<br />

est la représentation <strong>de</strong> ce que le groupe estime être le meilleur. C’est cette<br />

croyance qui assure la confiance réciproque entre les membres du groupe, et<br />

garantit selon Debray l’ordre social.<br />

« Nous découvrons surtout, après les avoir longtemps tenu pour folklor-<br />

iques, à quel point les i<strong>de</strong>ntités collectives sont structurantes et agissantes.<br />

L’inconscient individuel s’est déjà éclairé. L’inconscient culturel ou communautaire<br />

reste encore dans l’ombre : c’est l’impensé embarrassant <strong>de</strong> notre<br />

mon<strong>de</strong> libéral. »<br />

En , dans Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’Unesco, l’auteur opère une<br />

dissociation entre la notion <strong>de</strong> Progrès et l’ordre symbolique dans lequel la<br />

spiritualité évolue :<br />

« […] Fiction circonstanciée ou représentation convenue mais illusoire, l’idée<br />

<strong>de</strong> « Progrès » est l’un <strong>de</strong>s plus beaux emblèmes <strong>de</strong> ce qu’on appelait jadis «<br />

idéologie ».<br />

L’illusion rési<strong>de</strong> dans la confusion entre <strong>de</strong>ux ordres <strong>de</strong> temporalité, le<br />

temps cumulatif du « développement scientifique et technique », marqué<br />

par une évolution linéaire à innovation permanente, et le temps répétitif<br />

<strong>de</strong> l’univers politico-symbolique. Dans un cas, on apporte <strong>de</strong>s solutions successives<br />

et <strong>de</strong> plus en plus performantes à <strong>de</strong>s problèmes quantifiables ; dans<br />

l’autre, on découvre à chaque génération, mais pour l’oublier aussitôt, qu’il<br />

existe <strong>de</strong>s problèmes définitivement sans solution.<br />

On a souvent vu <strong>de</strong>s groupes humains emprunter une langue moins souple,<br />

une religion moins élaborée, ou encore troquer un état démocratique contre<br />

un état dictatorial ; on n’en a jamais vu échanger la charrue contre la houe,<br />

la roue contre la perche, ou l’avion contre la montgolfière. De même qu’il n’y<br />

a pas <strong>de</strong> régression du vivant (les combinaisons génétiques allant du moins<br />

au plus complexe), il n’y a pas, sur la longue et moyenne durée, <strong>de</strong> régression<br />

technique. Les objets vont vers leur perfection, et le dynamique <strong>de</strong> l’outil,<br />

comme celle du savoir, est à l’amélioration constante, la technique étant la<br />

poursuite <strong>de</strong> la vie par d’autres moyens que la vie. Cette tendance universelle<br />

traverse l’histoire et la géographie indépendamment <strong>de</strong>s déterminations ethniques<br />

: le rapport <strong>de</strong> l’homme aux choses est régi par une logique prévisible<br />

quoiqu’ouverte et non-programmable, celle du progrès.<br />

Le rapport <strong>de</strong> l’homme à l’homme relève à l’évi<strong>de</strong>nce d’autres lois, et la<br />

différence entre « sauvages » et « civilisés », qui a un sens repérable dans<br />

l’histoire technique, n’en a aucun dans l’histoire <strong>de</strong> l’art, <strong>de</strong>s religions, <strong>de</strong>s<br />

langues comme <strong>de</strong>s formes d’autorité. Notre maîtrise <strong>de</strong> l’énergie a progressé<br />

d’un facteur 1000 <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> notre ère, mais Martin Luther King n’est<br />

pas une personnalité morale mille fois supérieure à Jésus Christ. L’ordinateur<br />

marque un progrès par rapport au boulier, non Andy Warhol par rapport<br />

au Titien, et Husserl n’est pas un philosophe plus « profond » que Platon.<br />

La notion <strong>de</strong> progrès n’a aucun sens dans l’ordre symbolique, intellectuel,


affectif (« l’inconscient n’a pas d’histoire »), ou psychologique. Il serait<br />

facile <strong>de</strong> montrer qu’elle n’en a pas plus dans l’ordre politique (les guerres<br />

du XXe sont plus sauvages et meurtrières que celles du XIXe, qui l’étaient<br />

déjà beaucoup plus que celles du XVIIIe, etc.). Dans l’outillage technique<br />

et scientifique, pour la maîtrise <strong>de</strong>s choses (ou <strong>de</strong> l’homme en tant que chose,<br />

dans la mé<strong>de</strong>cine) il y a un avant et un après objectifs et vérifiables ; dans les<br />

formes <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> l’homme sur l’homme, il n’y a d’avant et d’après que<br />

subjectifs et réversibles.<br />

Bien entendu, le rapport <strong>de</strong> l’homme à l’homme est médié par <strong>de</strong>s choses, et<br />

le rapport <strong>de</strong> l’homme aux choses est médié par d’autres hommes. La distinction<br />

catégoriale <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux temps n’empêche donc pas le jeu complexe <strong>de</strong>s<br />

interactions à chaque moment <strong>de</strong> l’histoire. Ce n’est pas ici le lieu <strong>de</strong> proposer<br />

<strong>de</strong>s modèles d’intelligibilité pour comprendre comment s’articulent le temps<br />

mobile et le temps immobile dans la vie <strong>de</strong>s sociétés.<br />

Contentons-nous <strong>de</strong> remarquer que tous les nobles partisans du progrès<br />

qui ont <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles plaqué le temps technique sur le temps politique<br />

se sont systématiquement trompés dans leurs prévisions. Ils ont<br />

annoncé, outre la paix internationale grâce aux chemins <strong>de</strong> fer, l’harmonie<br />

sociale par l’électricité et la fin <strong>de</strong>s superstitions religieuses par le biais <strong>de</strong><br />

l’éducation populaire, l’uniformisation <strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s religions dans la<br />

foulée <strong>de</strong> l’uniformisation <strong>de</strong>s objets techniques. […]<br />

Admirons en tout cas la sagacité infiniment supérieure <strong>de</strong> la mythologie<br />

grecque sur nos mythologies économiques du jour. On se souvient que dans<br />

le mythe <strong>de</strong> Protagoras, Zeus concè<strong>de</strong> à l’espèce l’humaine, via Prométhée, le<br />

savoir-faire technique ou « technè » tout en se félicitant d’avoir retenu par<br />

<strong>de</strong>vers lui, hors d’atteinte, « l’art d’administrer la cité » ou la sagesse. Cette<br />

petite réserve, les Lumières l’avaient oubliée.<br />

Le « fait », vérifiable expérimentalement, du progrès scientifique et technique,<br />

est <strong>de</strong>venu mythe en se transportant indûment dans l’ordre symbolique<br />

et politique, où il est expérimentalement falsifiable. Ce transport ou cette<br />

métaphore ont été induits, par la rencontre tardive du messianisme religieux<br />

et du machinisme industriel, […] Ce précipité chimique s’est opéré à la fin du<br />

siècle <strong>de</strong>s Lumières, en France et en Angleterre. […] Et le XIXe a étendu la<br />

nouvelle religion à la terre entière, au fur et à mesure <strong>de</strong> l’expansion occi<strong>de</strong>ntale,<br />

qui fut naturellement tout à la fois militaire, politique, économique et<br />

« mythologique ». »<br />

L’amalgame dont parle Régis Debray entre la notion <strong>de</strong> Progrès et celle<br />

d’ordre spirituelle rappelle les Antinomies <strong>de</strong> la raison pure d’Emmanuel<br />

Kant. Les Antinomies sont <strong>de</strong>s contradictions dans lesquelles la raison pure,<br />

lorsqu’elle s’efforce d’atteindre <strong>de</strong>s vérités métaphysiques, s’enferre nécessairement.<br />

Elle se trouve acculée à quatre antinomies. Quatre couples <strong>de</strong><br />

thèse – antithèse qui concernent l’univers dans sa totalité et que la philosophie<br />

discute <strong>de</strong>puis ses débuts. Kant montre qu’il est possible <strong>de</strong> démontrer<br />

– ou <strong>de</strong> réfuter – aussi bien la thèse que l’antithèse. Comment cela se peutil?<br />

Le philosophe <strong>de</strong>s Lumières montre qu’il s’agit d’une confusion entre ce<br />

qu’il nomme phénomène et ce qu’il nomme Idée a priori. Le phénomène<br />

relève <strong>de</strong> l’expérience, c’est quelque chose qui apparaît à notre sensibilité.<br />

L’Idée a priori se trouve dans l’esprit avant toute expérience, elle relève <strong>de</strong> la<br />

raison pure. Confondre l’un et l’autre produit un raisonnement impossible.<br />

Le mon<strong>de</strong> ne peut pas être considéré à la foi comme une Idée et comme un<br />

phénomène.<br />

Le discours <strong>de</strong> Régis Debray renvoie au même principe <strong>de</strong> contradiction:<br />

selon lui, la logique <strong>de</strong> Progrès est d’un autre ordre que celle du politicosymbolique.<br />

Son temps est différent, pour autant qu’on puisse dire qu’il en<br />

ont un l’un et l’autre. L’amalgame produit une confusion qui est à l’origine<br />

d’une disparition <strong>de</strong>s principes collectifs dans notre société. Principes qui<br />

sont pourtant une valeur absolue <strong>de</strong> la collectivité. Et qui lorsqu’on les ignore,<br />

mettent en crise le groupe et génèrent <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> reconstruction<br />

pathologique <strong>de</strong> compensation. La communion <strong>de</strong> Régis Debray est<br />

une valeur absolue <strong>de</strong> la collectivité, puisqu’elle assure sa pérénnité. Ses<br />

références dépassent nécessairement l’enten<strong>de</strong>ment, puisqu’elles sont une<br />

raison <strong>de</strong> vivre. En 200 , dans Dieu un itinéraire, Debray nomme invariant<br />

cette valeur absolue:<br />

« Dieu a connu toutes sortes d’états qui en font un invariant du tréfonds<br />

religieux <strong>de</strong> l’humanité. [...] Dieu est l’ombre <strong>de</strong> l’homme : Il avance et<br />

donc se transforme avec lui. Sa place sera toujours là. »<br />

Que <strong>de</strong> stabilité dans son évolution, en effet: <strong>de</strong>puis le Dieu <strong>de</strong> la toute-puissance<br />

et <strong>de</strong> la colère <strong>de</strong>s juifs <strong>de</strong> l’Ancien Testament, le Dieu d’intériorité<br />

et <strong>de</strong> consolation <strong>de</strong>s chrétiens, le Dieu grand architecte <strong>de</strong>s philosophes<br />

<strong>de</strong>s Lumières et le Dieu perçu par un grand nombre <strong>de</strong> nos contemporains<br />

comme une sorte d’énergie cosmique traversant la nature humaine.<br />

Cependant nos efforts instinctifs pour soumettre l’invariant <strong>de</strong> notre tréfond<br />

collectif à notre capacité d’enten<strong>de</strong>ment ont en même temps pétrifié<br />

une valeur fondamentale: celle, transcendantale, qui pousse à la recherche,<br />

cet horizon qui appelle, donnant naissance à ce que le poète et résistant<br />

René Char nomme «l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés<br />

<strong>de</strong> nos aurores».<br />

4


« Dieu a connu toute<br />

sorte d’état qui en<br />

font un invariant du<br />

tréfonds religieux <strong>de</strong><br />

l’humanité. […] Dieu<br />

est l’ombre <strong>de</strong> l’homme<br />

: il avance et donc se<br />

transforme avec lui. Sa<br />

place sera toujours là. »<br />

Régis Debray, Dieu, un itinéraire, 7


« L’illusion rési<strong>de</strong> dans<br />

la confusion entre <strong>de</strong>ux<br />

ordres <strong>de</strong> temporalité,<br />

le temps cumulatif du<br />

développement scientifique<br />

et technique, marqué par<br />

une évolution linéaire à<br />

innovation permanente,<br />

et le temps répétitif<br />

<strong>de</strong> l’univers politico-


symbolique. Dans un cas,<br />

on apporte <strong>de</strong>s solutions<br />

successives et <strong>de</strong> plus en<br />

plus performantes à <strong>de</strong>s<br />

problèmes quantifiables ;<br />

dans l’autre, on découvre<br />

à chaque génération, mais<br />

pour l’oublier aussitôt,<br />

qu’il existe <strong>de</strong>s problèmes<br />

définitivement sans<br />

solution. »<br />

Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,


« Nous découvrons


surtout, après les<br />

avoir longtemps tenu<br />

pour folkloriques,<br />

à quel point les<br />

i<strong>de</strong>ntités collectives<br />

sont structurantes et<br />

agissantes. [...] Tous les<br />

groupements durables<br />

mettent en jeu la<br />

communion. »<br />

Régis Debray, Régis Debray et Jean-François Colosimo: L’Europe, l’Amérique et les passions religieuses, entretien publié<br />

dans le Figaro, 2005


La soustraction<br />

« Après tout si Icare est tombé, n’est-ce pas pour avoir oublié l’Autre élément<br />

? » G.Picon, Le vol d’Icare <strong>de</strong> Picasso.<br />

Au début <strong>de</strong> cet exposé, j’ai donc tenté un parallèle entre le mon<strong>de</strong><br />

d’aujourd’hui et le symbole <strong>de</strong> Babel. Tour qui représente pour Hegel le symbole<br />

<strong>de</strong> l’architecture symbolique. Si l’on considère le symbole <strong>de</strong> la Tour <strong>de</strong><br />

Babel sans préjugés. Le fait qu’elle puisse être le symbole <strong>de</strong> l’architecture<br />

symbolique nous montre qu’elle est représentative d’un principe qui est une<br />

qualité humaine: la propension à additionner, à cumuler dans un mouvement<br />

<strong>de</strong> construction linéaire. Chaque pièce, chaque pério<strong>de</strong> s’ajoute aux<br />

précé<strong>de</strong>ntes, dans une dynamique qui tend traditionnellement vers le meilleur,<br />

le Progrès. Certains <strong>de</strong>s auteurs cités précé<strong>de</strong>mment discutent cette<br />

connotation ; ils mettent en gar<strong>de</strong> contre les dérives actuelles d’un emballement<br />

<strong>de</strong> ce système. Georges Bataille conteste, lui, ce sens positif. Pour<br />

lui, cette propension perpétuellement productrice d’excé<strong>de</strong>nt génère la<br />

guerre. Car la consommation <strong>de</strong> ce surplus <strong>de</strong> productivité aiguise la gourmandise.<br />

Régis Debray, lui, accuse un amalgame entre ce principe cumulatif<br />

Cathédrale <strong>de</strong> Metz<br />

du développement scientifique et technique et celui répétitif <strong>de</strong> l’univers<br />

politico-symbolique. Néanmoins cette conception directionnelle, cumulative<br />

domine notre société actuelle. Il s’agit là du principe du Progrès, dont<br />

la science, summum <strong>de</strong> cette logique rationnelle constructive, est l’outil le<br />

plus puissant.<br />

Mais « La science n’occupe pas en fait les mêmes lobes cérébraux que la croyance.<br />

Il n’y a pas <strong>de</strong> concurrence entre les <strong>de</strong>ux. Sinon tous les croyants seraient<br />

<strong>de</strong>s imbéciles et tous les savants seraient <strong>de</strong>s incroyants. » Auguste<br />

Comte considère que «la science ne peut pas assurer l’unité spirituelle d’un<br />

peuple»; ni la science, ni le Progrès, ni la logique additive matérialiste. Par<br />

contre, selon Régis Debray, l’unité d’un groupe dépend du sacré collectif. Un<br />

principe spirituel, immatériel qui est la représentation <strong>de</strong> ce que le groupe<br />

estime être le meilleur. Pour lui, cette transcendance est naturelle est nécessaire<br />

à la cohésion sociale et donc à l’équilibre <strong>de</strong> ses individus.<br />

C’est à partir <strong>de</strong> ce constat que l’on découvre une contradiction dans<br />

l’architecture à vocation spirituelle. Si le Progrès est cumulatif. Si le mon<strong>de</strong><br />

contemporain aiguise chaque jour un peu plus ses capacités d’orgueil à défier<br />

le surnaturel dans un principe linéaire. Si ce que les hommes <strong>de</strong> Babel<br />

tentaient en voulant se rassurer <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>stin leur a coûté si cher. Si tenter<br />

<strong>de</strong> soumettre l’invariant collectif à notre enten<strong>de</strong>ment pétrifie les valeurs<br />

transcendantale. Comment mettre en espace la spiritualité sans procé<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong> ces principes constructif?<br />

Par opposition: par soustraction.<br />

Selon le philosphe italien Agamben :<br />

« Il faut que le médium disparaisse dans ce qu’il nous donne à voir, dans<br />

l’absolu qui se montre, qui resplendit en lui. »<br />

Générer un espace spirituel ne relève donc pas <strong>de</strong> l’addition, mais <strong>de</strong> la<br />

soustraction d’éléments, quels qu’ils soient.<br />

Ce qui dépasse l’ordre <strong>de</strong> la réalité soumise à l’enten<strong>de</strong>ment doit être une<br />

déconstruction <strong>de</strong> l’orgueil matérialiste <strong>de</strong> l’homme. Générer l’unité sans<br />

s’inscrire dans un processus cumulatif. Un principe soustractif.<br />

La construction d’une église ou d’un espace spirituel possè<strong>de</strong> donc cette<br />

tension incroyable d’une lutte babylonienne entre l’orgueil <strong>de</strong> l’homme<br />

et la dimension humaine transcendantale. Plus un édifice est plein, au<br />

sens du symbole <strong>de</strong> Hegel, plus sa vocation sert les aspects matériels profanes.<br />

Plus l’édifice est, par opposition, vi<strong>de</strong>, plus sa vocation transcendantale<br />

est renforcée.<br />

7


La Cathérale engloutie, Alfred Manessier ( 4 )<br />

Exemples<br />

Si Dieu est l’ombre <strong>de</strong> l’homme. Alors les principes matériel et immatériel,<br />

additif et soustractif doivent être étroitement lié. Et la représentation <strong>de</strong> l’un<br />

et <strong>de</strong> l’autre doit être difficile à discerner.<br />

Voici une série d’exemples pour illustrer cette interprétation originale <strong>de</strong><br />

l’espace spirituel. Ils n’apparaissent pas dans un ordre chronologique, mais<br />

dans un ordre qui leur permet d’entretenir <strong>de</strong>s liaisons.


(1) Les cathédrales gothiques<br />

« La beauté hait l’enten<strong>de</strong>ment parce qu’il exige d’elle ce dont elle n’est pas<br />

capable. » Hegel.<br />

En réinterprétant les bâtiments religieux à l’ai<strong>de</strong> du principe soustractif, il<br />

en ressort une analyse radicale : Le volume extérieur – ajouté, construit –<br />

l’est à la gloire <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> l’homme ; malgré ce que l’on veut bien en dire. Il<br />

est en effet une addition bâtie dans le territoire, une construction réfléchie,<br />

cohérente, matérialisée. Tandis que le volume intérieur – soustrait –,<br />

A gauche: Image <strong>de</strong> synthèse <strong>de</strong> la cathédrale <strong>de</strong> Cologne<br />

le grand espace vi<strong>de</strong>, rappelle l’immatérielle gloire divine.<br />

La peau <strong>de</strong>s cathédrales résulte donc <strong>de</strong> cette contradiction totale entre<br />

l’espace intérieure et extérieure. Tout le développement <strong>de</strong> l’art gothique<br />

peut être interprété comme une lutte contre cette contradiction. Faire disparaître<br />

cette dichotomie contenue dans la construction, par la soustraction.<br />

La réduction <strong>de</strong> la matière au minimum nécessaire. Les cathédrales<br />

gothiques les plus ambitieuses, comme celle <strong>de</strong> Beauvais a même fini par<br />

s’écrouler à force <strong>de</strong> dématérialisation et <strong>de</strong> démesure intérieure. La cathédrale<br />

absolue est invisible et elle contient un espace irréaliste mais percevable.<br />

Cela rappelle l’image onirique du début <strong>de</strong> l’exposé: les églises en fil<br />

<strong>de</strong> fer.<br />

Résister à la matière serait une façon <strong>de</strong> la transfigurer, <strong>de</strong> la transformer<br />

pour faire surgir une autre matérialité. Il y avait déjà dans les mosquées du<br />

13ème siècle, une aspiration métaphysique similaire. Les « mouqarnas »,<br />

avec leurs <strong>de</strong>ntelles <strong>de</strong> stalactites ornant les principaux points <strong>de</strong> tension,<br />

contribuent à une négation <strong>de</strong> la matière. Le ciselage <strong>de</strong> la pierre et sa renaissance<br />

dans la lumière révèle l’Innommable, l’Invisible. »<br />

Salwa et Selma Mikou, Oraisons mo<strong>de</strong>rnes, Architecture d’aujourd’hui, No<br />

6.<br />

La vision extérieure d’une cathédrale n’est donc que le fruit <strong>de</strong> la gloire humaine,<br />

<strong>de</strong> sa capacité à contrôler le réel et à bâtir contre les lois <strong>de</strong> la gravitation<br />

<strong>de</strong>s tours toujours plus hautes. Tandis que l’espace intérieur est une<br />

mesure <strong>de</strong> la dimension mystique <strong>de</strong> l’homme.<br />

Dominique Logna-Prat dans La maison <strong>de</strong> Dieu, une histoire monumentale<br />

<strong>de</strong> l’Eglise au Moyen Age, retrace l’histoire passionnante et longue <strong>de</strong><br />

la pétrification <strong>de</strong> l’Eglise. Une progressive confusion du contenu (l’Eglisecommunauté)<br />

et du contenant (L’Eglise-bâtiment):<br />

« L’Eglise a été institutionnalisée dès le 4ème siècle, pour débloquer les résistances<br />

à sa pétrification et au besoin les refouler dans l’hérésie. […] [Puis au<br />

11ème siècle], la réforme grégorienne amplifie encore l’écho <strong>de</strong> la pétrification<br />

<strong>de</strong> l’Eglise. […] D’une part, la controverse sur l’eucharistie, dans laquelle<br />

les réalistes, partisans <strong>de</strong> la présence réelle, finissent par l’emporter sur les<br />

symbolistes : l’église/Eglise est désormais reconnue comme le lieu <strong>de</strong> la transformation<br />

réelle <strong>de</strong>s espèces du pain et du vin en corps du Christ, modèle<br />

d’une substantification généralisée qui affecte au premier chef la conception<br />

<strong>de</strong> l’Eglise. […] Et le <strong>de</strong>uxième aspect : la personnalisation <strong>de</strong> l’église, dont la<br />

consécration est même assimilée à un baptême, se double d’un discours sur<br />

la personne chrétienne, […] »<br />

A droite: Cathérale <strong>de</strong> Metz<br />

6


Eglise <strong>de</strong> Meggen, par Franz Füeg (photo Roland Schnei<strong>de</strong>r)<br />

(2) L’église <strong>de</strong> Meggen<br />

L’Eglise <strong>de</strong> Meggen <strong>de</strong> Franz Füeg, construite en 64-66, est un étonnant<br />

exemple contemporain d’un tel principe.<br />

« La recherche <strong>de</strong> l’architecte [<strong>de</strong> Franz Füeg] porte sur la transmission du<br />

caractère religieux au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s symboles connus et <strong>de</strong>s signes habituellement<br />

reconnaissables et véhiculés par le temps. La reconnaissance <strong>de</strong> la sacralité<br />

est ici éprouvée dans l’atmosphère intérieure qui se dégage <strong>de</strong> la matérialité<br />

elle-même, la question n’étant « pas <strong>de</strong> savoir si l’aspect extérieur d’une église<br />

plaît ou ne plaît pas, mais <strong>de</strong> savoir si l’édifice est en mesure d’exercer un attrait<br />

sur les fidèles <strong>de</strong> la paroisse et les autres personnes extérieures ». […]<br />

La définition du volume <strong>de</strong>vient abstraite, presque anti gravitationnelle. […]<br />

Meggen est un exercice <strong>de</strong> disparition <strong>de</strong>s hiérarchies construites, […]. »<br />

L’effort pour soustraire l’église à sa matérialité a réduit sa structure au minium<br />

avec une solution métallique très fine et très répétitive. Tandis que la<br />

peau est réduite à une transparence <strong>de</strong> panneau <strong>de</strong> marbre transluscent<br />

blanc qui filtre la lumière.<br />

« Sa radicalité est extrême, dans le sens où une réflexion profon<strong>de</strong> et obsessionnelle<br />

motive la réalisation sans concession d’un tel concept. »<br />

Pascal Tanari dans L’idée porteuse, Faces No 4 .<br />

6


Eglise Emmanuel, Abyssinie, Ethiopie<br />

(3) Les églises troglodytes d’Abyssinie (Ethiopie).<br />

Evitant complètement cette contradiction dichotomique <strong>de</strong>s églises et<br />

cathédrales qui nous sont familières, les lieux <strong>de</strong> cultes troglodytes sont<br />

parvenu à exprimer la gloire divine sans manifester l’orgueil humain. Ces<br />

lieux <strong>de</strong> culte exceptionnels ont été entièrement excavés dans la roche monolithique.<br />

Certaines ne possè<strong>de</strong>nt même pas du tout d’enveloppe extérieure<br />

affirmée, témoignage d’une formidable humilités vis-à-vis <strong>de</strong> ce qui dépasse<br />

l’odre <strong>de</strong> la réalité admise. Les églises troglodytes d’Abyssinie sont donc une<br />

formidable démonstration <strong>de</strong> l’utilisation du principe <strong>de</strong> soustraction pour<br />

générer un espace spirituel conceptuellement cohérent. La plupart d’entre<br />

elles n’ont qu’une porte d’entrée et éventuellement quelques fenêtres comme<br />

seuls signes visibles extérieurs. La métho<strong>de</strong> génère un espace spirituel<br />

particulièrement pur et humble. Rappelant le mythe <strong>de</strong> que les historiens<br />

i<strong>de</strong>ntifient comme la première église chrétienne: le tombeau vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Jésus-<br />

Christ, où les disciples se seraient réuni pour célébrer la scène. Une grotte<br />

dans un rocher.<br />

Historiquement, ce sont les premiers chrétiens d’Afrique, qui pour se protéger<br />

<strong>de</strong> leurs voisins musulmans dissimulaient leurs lieux <strong>de</strong> cultes en les<br />

creusant directement dans le sol. L’église <strong>de</strong> Lalibela, en couverture <strong>de</strong> ce<br />

travail (appelée nouvelle Jérusalem ou Jérusalem noire) a été façonnée au<br />

ème siècle pour <strong>de</strong>venir le nouveau lieu <strong>de</strong> pèlerinage <strong>de</strong> ce peuple après<br />

que l’accès à la ville <strong>de</strong> Jérusalem eut été interdit par les civilisations musulmanes<br />

voisines.<br />

En 2006, l’architecte maltais Richard England a reçu le Grand prix Interarch<br />

pour un projet contemporain. Un étonnant clin d’œil aux églises primitives:<br />

un lieu <strong>de</strong> culte creusé dans une falaise <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Malte, face à la mer.<br />

L’église réunit l’intimité spatiale pour ses visiteurs et une ouverture cadrée<br />

sur l’infini.<br />

6


(4) ND Cult<br />

ND Cult est un projet <strong>de</strong>s architectes Décosterd et Rahm associé en 200 .<br />

Il s’agit d’un espace physiquement définit dans lequel peuvent être éprouvé<br />

<strong>de</strong>s états spirituels, mystique et religieux :<br />

Installation ND Cult, Zürich (200 )<br />

« Cet espace reproduit spatialement celui induit dans le corps au moment <strong>de</strong><br />

la mort, c’est-à-dire durant ces quelques secon<strong>de</strong>s où le cerveau se voit progressivement<br />

privé d’oxygène à cause <strong>de</strong> l’arrêt cardiaque. La baisse d’oxygénation<br />

du cerveau qui s’établit au moment <strong>de</strong> la mort correspond à une ascension<br />

extrêmement rapi<strong>de</strong> en altitu<strong>de</strong>. On passe en quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> 21%<br />

d’oxygène au niveau <strong>de</strong> la mer, au 8% <strong>de</strong> l’Everest, au 0% <strong>de</strong> la stratosphère.<br />

Durant cette ascension virtuelle, la baisse d’oxygénation provoque <strong>de</strong> très<br />

fortes réactions physiologiques. [La sous-oxygénation provoque une modification<br />

du PH du sang ce qui a un effet narcotique sur le système nerveux.]<br />

Les hallucinations […] peuvent prendre la forme d’illusions somesthétiques,<br />

hallucinations visuelles ou auditives (voix humaines, sons <strong>de</strong> cloches, musique).<br />

Ces symptômes d’hypoxie extrême […] que l’on connaît [lors d’un très<br />

brusque changement d’altitu<strong>de</strong>] sont très proches <strong>de</strong> ceux que rapportent<br />

les personnes qui ont vécu une expérience <strong>de</strong> mort imminente (NDE/Near-<br />

Death Experience). Ces personnes relatent par exemple en <strong>de</strong>s termes <strong>de</strong><br />

«tunnel sombre» ou d’«espace noir», ce moment où la vision s’assombrit à<br />

cause d’une diminution <strong>de</strong> l’approvisionnement d’oxygène au niveau <strong>de</strong> l’oeil.<br />

De la même manière, nous pouvons comprendre les diverses manifestations<br />

qui s’ensuivent (sensations <strong>de</strong> plaisir ou <strong>de</strong> terreur, rencontre avec la lumière,<br />

perceptions <strong>de</strong> bourdonnements ou <strong>de</strong> tintements <strong>de</strong> cloches) comme la manifestation<br />

hallucinatoire engendrée par un manque d’oxygène correspondant<br />

à une altitu<strong>de</strong> virtuelle <strong>de</strong> 10’000 m. A ce très faible taux d’oxygène, le métabolisme<br />

humain est au bord <strong>de</strong> la mort organique, en limite <strong>de</strong> la vie.<br />

ND Cult est un espace spirituel matériellement défini, où le taux d’oxygène<br />

est abaissé à 6%. Il offre un espace en bordure <strong>de</strong> la mort où la perception<br />

et la conscience sont modifiées dans un sens probablement proche <strong>de</strong>s états<br />

mystiques. Dans ces conditions physiques limites, la dangerosité <strong>de</strong> l’espace<br />

est extrême. Des lésions irréversibles au cerveau peuvent apparaître et le risque<br />

<strong>de</strong> décès définitif est réel. »<br />

Dans ce cas, l’espace spirituel est généré par la soustraction d’un élément<br />

vital, l’oxygène. Ce principe n’est pas sans faire penser au jeune religieux. La<br />

privation est pratiquée sous <strong>de</strong> nombreuses formes dans la quasi totalité <strong>de</strong>s<br />

religions qui ont été porté à ma connaissance. Il s’agit donc d’une soustraction<br />

matérielle d’un élément essentiel à la survie. Sa manipulation désoriente<br />

le sujet en le privant <strong>de</strong> ses pleines capacités, en particulier rationnelle,<br />

dont nous avons parlé précé<strong>de</strong>mment avec les philosophes <strong>de</strong>s Lumières,<br />

pour qui la capacité d’enten<strong>de</strong>ment et <strong>de</strong> discernement est essentielle. La<br />

perte <strong>de</strong> la pleine possession <strong>de</strong> ses moyens a fortement tendance à rapprocher<br />

le sujet d’états <strong>de</strong> perception spirituelle particuliers.<br />

67


(5) ASLSP<br />

« Le génie est <strong>de</strong> durer » Goethe.<br />

L’écrivain Eugène m’a fait connaître cet exemple extraordinaire en ces<br />

mots:<br />

« Aussi lent que possible<br />

Imaginez la scène : un soleil timi<strong>de</strong> perce à travers les fenêtres <strong>de</strong> la cathédrale<br />

abandonnée <strong>de</strong> Halberstadt, paisible bourga<strong>de</strong> assoupie dans le nord<br />

<strong>de</strong> l’Allemagne. Il est à peine huit heures quinze du matin. J’ai roulé toute la<br />

nuit en voiture. Mais malgré ma faim <strong>de</strong> loup, je ne pouvais plus attendre.<br />

Il fallait que j’entre dans la cathédrale <strong>de</strong> Halberstadt. Car elle abrite un<br />

<strong>de</strong>s objets les plus insolites <strong>de</strong> ces six prochains siècles (et je pèse mes mots) :<br />

un orgue étrange spécialement construit pour interpréter une œuvre <strong>de</strong> John<br />

Cage.<br />

Je m’approche <strong>de</strong> l’instrument <strong>de</strong> musique. Les bruits <strong>de</strong> mes pas résonne<br />

au loin. Je pose ma main sur le bois ; un son rêche s’en échappe. Le moindre<br />

Début <strong>de</strong> la partition ASLSP, John Cage, 8 - Plan <strong>de</strong> l’église <strong>de</strong> Halberstadt<br />

bruissement est ici essentiel. Car l’œuvre <strong>de</strong> John Cage doit durer… six cent<br />

trente-neuf ans. Et comme souvent chez lui, le silence est plus important que<br />

les notes <strong>de</strong> musique. ASLSP fut d’abord une pièce pour piano d’une durée<br />

<strong>de</strong> 20 minutes, composée en 1985. Son titre vient d’une indication <strong>de</strong> Cage<br />

<strong>de</strong> jouer as slow as possible. Après sa mort en 1992, la Fondation John Cage<br />

déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rendre hommage à l’artiste. Un groupe <strong>de</strong> théologiens et <strong>de</strong> philosophes<br />

se réunit pour imaginer une folie digne <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> Cage. On se rend<br />

compte que l’orgue sera l’instrument le plus à même <strong>de</strong> travailler dans la<br />

lenteur. Avec un organiste suédois, le groupe <strong>de</strong> réflexion déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre<br />

au pied <strong>de</strong> la lettre l’indication <strong>de</strong> Cage. Mais tout <strong>de</strong> même, il faut une limite<br />

à la lenteur : Et c’est là que le projet quitte le mon<strong>de</strong> du raisonnable. Le<br />

morceau <strong>de</strong> musique sera joué dans la cathédrale <strong>de</strong> Halberstadt, là où le<br />

premier orgue « mo<strong>de</strong>rne » a vibré en 1391. Si ce premier orgue fut construit<br />

six cent trente-neuf ans avant la fin du millénaire. Le nouvel orgue spécialement<br />

conçu pour l’occasion jouera six cent trente-neuf autres années.<br />

As SLow aS Possible a débuté par dix-huit mois <strong>de</strong> silence complet, puis un<br />

mi et un mi dièse ont retenti le 5 juillet 2004. <strong>Théorique</strong>ment, la musique<br />

durera jusqu’en 2640.<br />

Je sais bien tout ça. N’empêche qu’après cinq heures <strong>de</strong> route, le ventre affamé,<br />

je me suis quand même précipité dans la cathédrale, appelé par une<br />

urgence d’éternité… »<br />

La dimension mystique exceptionnelle <strong>de</strong> cette chapelle vient <strong>de</strong> son extraction<br />

du temps tel que nous le connaissons et le percevons. L’espace intérieur,<br />

soumis à cette pièce <strong>de</strong> musique, est complètement soustrait <strong>de</strong> l’époque<br />

actuelle. Pénétrer la chapelle met en face <strong>de</strong> l’éternité. L’éternité <strong>de</strong> l’échelle<br />

humaine. Seuls quelques rares espèces du règne végétal peuvent avoir une<br />

idée <strong>de</strong> ce qu’une telle pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps peut représenter. La soustraction<br />

d’un élément à notre capacité d’enten<strong>de</strong>ment, conduit une fois encore à<br />

la dimension spirituelle. La genèse <strong>de</strong> cet espace transcendantal surgit en<br />

marge du système rationnel <strong>de</strong> perception humaine <strong>de</strong> la durée.<br />

Cela dit, il ne faut pas se laisser abuser par la pièce <strong>de</strong> John Cage, comme<br />

imagination et réalisation reposant sur la prévision rationnelle d’un temps<br />

linéaire déterminant une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> temps estimée, même si elle est imperceptible<br />

dans sa totalité phénoménologique. L’enten<strong>de</strong>ment peut concevoir<br />

<strong>de</strong> manière abstraite l’étendue <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> musique. Sa mise en<br />

pratique est donc un défi à l’irréalité hors <strong>de</strong> portée d’un temps humain si<br />

long. La déréalisation <strong>de</strong> cette œuvre d’art rappelle le travail <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong><br />

l’art Zero.<br />

6


(6) Les artistes du <strong>de</strong>gré zéro<br />

« Je veux créer <strong>de</strong>s œuvres qui soient nature et esprit »<br />

Yves Klein.<br />

Entre et 6 , en divers points <strong>de</strong> la planète, <strong>de</strong>s artistes ont voulu<br />

recréer l’art à partir <strong>de</strong> rien et renouer ainsi avec la nature malgré le progrès,<br />

malgré les machines, malgré l’histoire <strong>de</strong> l’art et, plus encore, malgré<br />

l’histoire tout court. Philippe Dagen, dans Le Mon<strong>de</strong> du 2 novembre 2006,<br />

Art contemporain, années Zero :<br />

Saut dans le vi<strong>de</strong>, Yves Klein ( 60)<br />

« A Osaka, en 1952, le peintre Akira Kanayama fon<strong>de</strong> Zero-kai (groupe<br />

Zéro), qui réunit une vingtaine d’artistes. En 1954, certains d’entre eux créent<br />

un <strong>de</strong>uxième groupe, Gutai, dans lequel Zero-kai se fond. Très vite, les actions<br />

<strong>de</strong> leur revue, « Gutai », les expositions en plein air provoquent la<br />

stupeur du plus grand nombre et l’exaltation <strong>de</strong> ceux que la provocation et<br />

violence ne rebute pas. Dès 1955, les travaux <strong>de</strong> Kazuo Shiraga, luttant nu<br />

contre <strong>de</strong>s masses <strong>de</strong> boue, peignant avec ses pieds et son corps, <strong>de</strong>viennent<br />

les emblèmes <strong>de</strong> Gutai et atteignent l’Europe.<br />

A Düsseldorf, en 1958, quelques artistes qui ont déjà l’habitu<strong>de</strong> d’organiser<br />

ensemble <strong>de</strong>s expositions d’un soir publient le premier numéro <strong>de</strong> leur revue:<br />

elle se nomme « Zero ». Günther Uecker, Otto Piene et Heinz Mack en sont les<br />

protagonistes. Du chiffre 0, ils font leur signe distinctif, qu’ils appliquent sur<br />

les robes <strong>de</strong> leurs amies et leur les couvertures <strong>de</strong> leurs catalogues.<br />

A Amsterdam, en 1961, quatre artistes fon<strong>de</strong>nt le groupe Nul. Ils exigent<br />

l’impersonnalité, le refus du sens et <strong>de</strong> tout point <strong>de</strong> vue subjectif. Ils composent<br />

<strong>de</strong>s reliefs exclusivement blanc ou noirs avec matériaux récupérés,<br />

du carton et du latex. Au même moment, à Paris, Yves Klein pousse à leur<br />

paroxysme le monochrome et la dématérialisation <strong>de</strong> l’œuvre.<br />

A Milan, Piero Manzoni s’avance dans la même direction, si ce n’est qu’au<br />

bleu <strong>de</strong> Klein il préfère toutes les nuances du blanc et introduit, dans ses<br />

performances, plus d’ironie et <strong>de</strong> dérision que Klein.<br />

[…] Piene affirme en ces termes proches du religieux : « Zero est la zone incommensurable<br />

dans laquelle une situation ancienne se transforme en une<br />

situation nouvelle et inconnue. » […] Il s’agissait pour <strong>de</strong>s artistes, qui, enfants<br />

pendant la guerre, l’avaient subie sans la faire, <strong>de</strong> rompre avec tout ce<br />

qui s’était compromis dans cet effroyable désastre : les idéologies et les passions<br />

humaines, les techniques, les images et ce qu’on appelle culture. […]<br />

« L’art doit déployer sa créativité à partir <strong>de</strong> point zéro absolument vi<strong>de</strong> », affirme<br />

le manifeste <strong>de</strong> Zero-kai. Propos utopique : la réalité a vite rappelé à la<br />

pesanteur. […] Les artistes ten<strong>de</strong>nt à s’enfermer dans leur manière, au risque<br />

<strong>de</strong> se répéter. Simultanément, le pop art triomphe : la société <strong>de</strong> consommation<br />

impose ses images, ses objets. Le rêve <strong>de</strong> pureté disparaît, enseveli sous<br />

l’avalanche <strong>de</strong>s choses. »<br />

Le mouvement <strong>de</strong> l’art Zero est une tentative <strong>de</strong> matérialiser l’irréalité. Certain<br />

philosophe objecterai instantanément que cela est impossible. Les artistes<br />

Zeros auraient dû lire les Antinomies <strong>de</strong> Kant. Mais leur quête questionne<br />

cette logique cumulative, propre au Progrès. Leur travail n’est pas<br />

immatérialité, mais la suggère.<br />

7


Terre vue <strong>de</strong>puis une orbite lunaire<br />

(7) La soustraction maximale, Michael Collins<br />

En 6 , la NASA a réalisé le rêve inconscient <strong>de</strong>s artistes <strong>de</strong> l’art Zero. La<br />

soustraction maximale, presque totale. Elle a été racontée par Michael Collins,<br />

astronaute d’origine italienne qui était considéré comme un <strong>de</strong>s meilleurs<br />

<strong>de</strong>s programmes spatiaux Gemini et Apollo.<br />

En juillet 6 , il vola en tant que pilote du module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> lors <strong>de</strong> la<br />

mission Apollo , qui vit le premier homme poser un pied sur la Lune. Collins,<br />

lui, ne <strong>de</strong>scendit pas fouler le sol extraterrestre, il resta en orbite dans<br />

le module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>, attendant que ses co-équipiers Neil Amstrong et<br />

Buzz Aldrin alunissent et marchent sur la surface lunaire. L’orbite suivie par<br />

le module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> survolait la face cachée <strong>de</strong> l’astre – cachée à nos<br />

yeux, puisque la lune regar<strong>de</strong> la terre toujours avec la même face –. Ainsi,<br />

lorsque Collins était <strong>de</strong>rrière la lune, il perdait tout contact radio et visuel<br />

avec la terre pendant 48 minutes. Il était alors à au moins 200 km <strong>de</strong> ses<br />

collègues astronautes, et à plus <strong>de</strong> 0 000 km du reste <strong>de</strong> la population<br />

terrestre.<br />

Jamais personne n’avait été aussi seul <strong>de</strong>puis Adam du livre <strong>de</strong> la Genèse. Les<br />

notes qu’il rapporta <strong>de</strong> cette expérience sont étonnantes:<br />

« I’m alone now, truly alone, and absolutely isolated from any known life…<br />

I am it. If y count were taken, the score would be three billion plus two on the<br />

other si<strong>de</strong> of the Moon, and one plus God only knows what on this si<strong>de</strong>. Then,<br />

as the earth rose over the lunar horizon, it seemed so small I could blot it out<br />

of the universe simply by holding up my thumb. It sud<strong>de</strong>nly struck me that<br />

that tiny pea, pretty and blue, was the earth… I didn’t feel like a giant. I felt<br />

very, very small. »<br />

Michael Collins a fait l’expérience d’une soustraction matérielle maximale<br />

par rapport à ce qu’aucun humain n’avait jamais fait à cette époque là.<br />

D’ailleurs, à part les astronautes qui lui ont succédé dans le rôle du pilote du<br />

module <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>, cette expérience n’a jamais été répété pour l’instant.<br />

A son retour sur terre, Collins s’est immédiatement converti. L’expérience<br />

avec l’irrationnel avait été trop forte. La soustraction maximale <strong>de</strong> tout ce<br />

qui fait notre univers matériel sur la terre, le vi<strong>de</strong> par la soustraction maximale,<br />

projette l’humain dans un état <strong>de</strong> perception spirituelle extrêmement<br />

fort. L’expérience rappelle à notre conscience que l’enten<strong>de</strong>ment n’est pas<br />

réellement maître en la matière.<br />

7


Cathédrale laïque ou profane ?<br />

Selon un article <strong>de</strong>s architectes Salwa et Selma Mikou <strong>de</strong> Paris, dans Architecture<br />

d’aujourd’hui, L’histoire récente <strong>de</strong>s sociétés occi<strong>de</strong>ntales a donc été<br />

marquée par :<br />

« […] la création d’institutions humaines – droits <strong>de</strong> l’homme, république,<br />

laïcité –, érigées en moteur <strong>de</strong> l’unification sociale. Ces institutions, alors<br />

même que les valeurs politiques et morales qui les animent ne s’ancrent plus<br />

sans un ordre divin ou cosmique, ont acquis avec le temps un caractère objectif<br />

et paraissent dominer les hommes qui les ont créées. Réifiées et pourtant<br />

sacrales, ces instituions restent <strong>de</strong>s constructions rationnelles, abstraites,<br />

sans représentation possible, qui laissent entière la question essentielle du<br />

rapport à l’autre. Dans le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> désenchanté, sécularisé et individualiste,<br />

il n’y a plus communauté <strong>de</strong> pensée, où trouver les nouvelles ressources<br />

symboliques qui vont reconstruire <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités et produire du sens ?<br />

Un coup d’œil sur la production architecturale contemporaine montre une<br />

profusion d’images fortes, un grand élan <strong>de</strong> subjectivité. Qu’il s’agisse d’un<br />

laboratoire <strong>de</strong> recherche, d’un musée ou d’un jardin public, les constructions<br />

semblent échapper à leurs fonctions pour gagner un statu autre, celui <strong>de</strong> support<br />

<strong>de</strong> communication. Les bâtiments à forte présence visuelle <strong>de</strong>viennent<br />

alors <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> départ d’un nouveau développement. On espère que ces<br />

lieux <strong>de</strong> rassemblement orientent la quête d’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s municipalités en<br />

mutation. Véritables cathédrales laïques, ces bâtiments phares s’imposent<br />

par leur échelle hors du commun et par leur rayonnement. Mais ces images<br />

fortes sont-elles vraiment une réponse aux attentes et aux interrogations <strong>de</strong>s<br />

sociétés contemporaines ? Ces merveilleuses icônes peuvent-elles combler le<br />

vi<strong>de</strong> laissé par l’érosion <strong>de</strong>s croyances anciennes ? »<br />

Selon ce qui a été énoncé précé<strong>de</strong>mment, la reconstruction <strong>de</strong>s symboles<br />

collectifs par <strong>de</strong>s cathédrales laïques, aussi rayonnantes soient-elles, ne<br />

peut pas assurer le rôle <strong>de</strong>s croyances dans la quête du sens. Les images<br />

fortes <strong>de</strong>s icônes <strong>de</strong> l’architecture contemporaine ne sont que l’expression<br />

Musée Guggenheim à Bilbao<br />

d’un déséquilibre. Celui <strong>de</strong> l’excessive pétrification dans la quête <strong>de</strong><br />

l’immatériel. Or un principe érodé, oublié, refoulé s’exerce souvent <strong>de</strong><br />

manière pathologique. Comme nous le disions précé<strong>de</strong>mment, la science<br />

ne peut pas assurer l’unité spirituelle d’un peuple. Ni, par extension, le Progrès<br />

car comme le disait Régis Debray, la paix internationale n’a pas été<br />

introduite par le chemin <strong>de</strong> fer, ni l’harmonie sociale par l’électricité. Raison<br />

pour laquelle, l’explication qui suit la citation précé<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> Salwa et Selma<br />

Mikou n’est pas suffisante:<br />

« Un exemple probant et maintes fois cité, le musée Guggenheim à Bilbao,<br />

bâtiment singulier et sculptural, s’offre à l’appréhension du regard comme<br />

une œuvre d’art. Que peut nous dire cette œuvre emblématique, au-<strong>de</strong>là du<br />

visible, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son apparence objective ? Sa force d’expression, si bien<br />

inscrite dans la topographie du paysage urbain, semble en même temps<br />

s’extraire <strong>de</strong> la réalité ambiante et <strong>de</strong>s soucis structurels et constructifs. Ce<br />

bâtiment nous donne une impression essentielle, laissant entrevoir la dimension<br />

sensible <strong>de</strong> l’architecture. Quelle serait la force qui agit dans la profon<strong>de</strong>ur<br />

du bâti pour animer les voiles mouvementés en surface ? Producteur<br />

d’énigme, ce bâtiment cristallise <strong>de</strong>s interrogations, remue <strong>de</strong>s symboliques,<br />

installe un nouvel imaginaire, permet une appropriation individuelle et collective<br />

et, en même temps, rassemble la société autour <strong>de</strong> valeurs partagées.<br />

Il rappelle par sa nature, par sa mise en scène, par sa place dans la cité, les<br />

cathédrales d’autrefois ; comme si le sacré, dans son acception universelle,<br />

s’était déplacé, comme si l’aptitu<strong>de</strong> à faire sens n’était plus réservée aux seuls<br />

bâtiments religieux. »<br />

Certes, mais il ne restera jamais qu’un bâtiment vi<strong>de</strong> au sens <strong>de</strong> Hegel. Et<br />

même si on l’envisageait comme plein, il le serait toujours au sens <strong>de</strong> Hegel.<br />

Le fait qu’il soit pris pour une cathédrale laïque met en évi<strong>de</strong>nce son absence<br />

<strong>de</strong> vi<strong>de</strong> au sens du volume soustrait <strong>de</strong>s cathédrales et autres lieux <strong>de</strong><br />

culte, parce que ce qu’il abrite est un moyen, parce que sa présence même<br />

est un moyen dont la fin lui est extérieure. Parce que même si le Guggenheim<br />

<strong>de</strong> Bilbao va au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce qu’il abrite, et qu’on peut dire aujourd’hui<br />

qu’il trouve sa justification en lui-même (il a effectivement requalifié son<br />

environnement proche et l’a inscrit dans une autre échelle), il ne fait que<br />

répéter l’expérience <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> Babel. Il est incapable <strong>de</strong> discourir sur<br />

les valeurs fondamentales <strong>de</strong> notre civilisation. La quête du sens, raison<br />

d’être d’une cathédrale! Les cathédrales profanes ne peuvent pas combler<br />

l’érosion <strong>de</strong>s croyances anciennes, parce qu’« il ne suffit pas qu’une œuvre<br />

se réfère aux mythes ou utilise <strong>de</strong>s symboles pour qu’elle puisse rendre<br />

sensible la présence d’une divinité ou l’existence d’un mon<strong>de</strong> autre », dit<br />

Ricardo Porro dans l’article déjà cité en début <strong>de</strong> travail.<br />

7


La terre creuse, p. 4, Schuiten - Peeters ( 8 )<br />

L’homme<br />

« Qu’est-ce que le sacré ? » <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Goethe. Et il répond aussitôt : « c’est ce<br />

qui unit les âmes. »<br />

Reprenons Malraux : « […] notre crise est celle <strong>de</strong> la civilisation la plus puissante,<br />

que le mon<strong>de</strong> ait connue. […] En face <strong>de</strong> nous, ce n’est pas la nature <strong>de</strong><br />

l’homme qui est en cause, c’est sa raison d’être, […] »<br />

« Existe-t-il <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie du mon<strong>de</strong> peut se poser ?... Il<br />

est nécessaire que les anciennes civilisations se comprennent, non pour retrouver<br />

leur passé, mais pour faire ensemble l’avenir. »<br />

Le passé nous montre ainsi que dans l’église chrétienne, l’immatérialisable<br />

est progressivement matérialisé et localisé dans un contenant : l’Eglise-bâtiment.<br />

« Mais cette localisation tient du paradoxe : qu’importe à Dieu qu’on lui<br />

édifie une maison puisqu’il est, comme le rappelait Augustin, « hors lieu »<br />

et même « sans lieu » ? Le christianisme ne <strong>de</strong>vrait-il pas moins se soucier<br />

<strong>de</strong>s pierres taillées que <strong>de</strong>s « pierres vivantes » que sont les fidèles ? Ce sont<br />

les païens et les idolâtres qui éprouvent le besoin d’édifier <strong>de</strong>s temples et <strong>de</strong>s<br />

statues à leurs dieux. »<br />

Donc pour répondre à Malraux, s’il existe <strong>de</strong>s valeurs sur lesquelles la survie<br />

<strong>de</strong> la civilisation peut se poser c’est bien l’homme, pierre vivante <strong>de</strong> la civilisation.<br />

Et si l’homme a besoin d’une raison <strong>de</strong> vivre, il ne peut la trouver<br />

que dans ce qui le dépasse.<br />

77


« L’inconscient culturel<br />

ou communautaire est<br />

l’impensé embarrassant<br />

<strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong><br />

libéral.»<br />

Régis Debray, Régis Debray et Jean-François Colosimo: L’Europe, l’Amérique et les passions religieuses, entretien publié<br />

dans le Figaro, 2005<br />

7


Conclusion<br />

La quête du sens est irréductible et inaltérable. Condamnée à l’être pour ellemême,<br />

elle ne peut pas avoir <strong>de</strong> fin. Cela rappelle le symbole d’Ouroboros<br />

(p. ), le serpent qui se mange la queue. L’essence <strong>de</strong> la quête, c’est sa naissance<br />

et sa dynamique, non sa fin.<br />

L’idée <strong>de</strong> ce travail était d’engager un processus qui puisse produire le contexte<br />

d’un projet. Et dans le souci initial <strong>de</strong> cohérence, d’en déduire un lieu<br />

d’intervention et un programme. L’avantage <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> est l’absence<br />

<strong>de</strong> préjugés dans le travail thématique. Aucunes orientations présupposée,<br />

aucun résultat prédéfinit. L’angoisse du vi<strong>de</strong>, mais la liberté <strong>de</strong> penser. Cependant<br />

autant le dire tout <strong>de</strong> suite, ces réflexions ne m’ont pour l’instant<br />

pas permis <strong>de</strong> dégager par un simple rapport d’évi<strong>de</strong>nce (ou <strong>de</strong>vrais-je dire<br />

par enchantement?), un projet et un site. Serait-ce dû à cette société, dite,<br />

désenchantée ? Comme le préten<strong>de</strong>nt plusieurs auteurs ? Ou au principe<br />

<strong>de</strong>s Antinomies <strong>de</strong> la raison pure <strong>de</strong> Kant ?<br />

Quoiqu’il en soit ce petit tour <strong>de</strong> la question, effectué pour cet énoncé<br />

théorique a permis comme souhaité <strong>de</strong> débroussailler le sujet. Et d’établir<br />

un contexte. La philosophie semble y prendre une gran<strong>de</strong> place. La philosophie<br />

<strong>de</strong> l’histoire également. La science, quant à elle, est contenue dans un<br />

périmètre rationnel, qui d’après certains auteurs, n’entre pas en compétition<br />

avec le périmètre <strong>de</strong>s croyances. Sauf quand on prend l’une pour l’autre,<br />

mais là c’est une question <strong>de</strong> lucidité et non <strong>de</strong> cohérence.<br />

Dans sa <strong>de</strong>rnière publication, Content, Rem Koolhaas invite le public à<br />

danser sur l’air <strong>de</strong> la consumation ou <strong>de</strong> la profanation <strong>de</strong>s valeurs. Selon lui,<br />

le mon<strong>de</strong> n’a pas besoin d’être pensé. Les citoyens ne veulent pas être gouvernés.<br />

L’architecte d’aujourd’hui n’aurait plus à édifier <strong>de</strong>s objets matériels<br />

mais à brasser les signes et les formes qui virevoltent au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s individus<br />

du grand nombre. Content est la bible <strong>de</strong>s catalogues <strong>de</strong> vente par<br />

correspondance répertoriant une floraison <strong>de</strong> signes et d’objets se disputant<br />

le marché du désir. Koolhaas joue carte sur table et dévoile, autant qu’il le<br />

peut, les trucs et procédés, les graphiques et les caricatures, dont il s’est<br />

servi pour pousser le portail du mon<strong>de</strong> existant. Un mon<strong>de</strong> avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens<br />

parce que mala<strong>de</strong> d’avoir été dépossédé <strong>de</strong> ses dieux échappant à la raison.<br />

La Tour, p. 8 , Schuiten - Peeters ( 87)<br />

Mais le surnaturel existe. Sa forme et ses manifestations peuvent prendre <strong>de</strong>s<br />

formes différentes, selon les avis, mais il occupe une place absolue dans la<br />

nature humaine et dans le Sens collectif. Sa prise en compte est donc nécessaire<br />

dans tout système <strong>de</strong> pensée. Reconnaître cette évi<strong>de</strong>nce, c’est résister<br />

à remplir, résister à cumuler. Se rassurer contre le <strong>de</strong>stin est une cause louable,<br />

mais inaccessible. Le mon<strong>de</strong> d’aujourd’hui souffre d’une boulimie <strong>de</strong><br />

pétrifications du Sens collectif, et le transfert du manque produit <strong>de</strong>s compensations<br />

pathologiques.Les cathédrales profanes d’aujourd’hui ne pourront<br />

jamais remplacer celles religieuses d’antan, parce qu’elle sont remplie<br />

d’un sens matériel; leur rôle s’arrête dans leur finitu<strong>de</strong>. Or les croyances ont<br />

besoin <strong>de</strong> valeurs surréelles, surnaturelles, représentative <strong>de</strong> ce que même<br />

les philosphes <strong>de</strong>s Lumières ne sont pas parvenu à éliminer totalement. Le<br />

mon<strong>de</strong> contemporain souffre donc d’une très forte carence: celle d’être incapable<br />

d’envisager ce qui le dépasse sans essayer <strong>de</strong> le pétrifier, <strong>de</strong> le fixer sur<br />

terre. Et la profusion d’images fortes à laquelle nous assistons n’est qu’une<br />

une hypercompensation vaine <strong>de</strong> cette frustration. Notre humanité a un<br />

urgent besoin d’éternité et d’humilité.<br />

« Tout l’effort <strong>de</strong> l’avenir sera d’inventer, par réaction à ce qui se passe maintenant,<br />

le silence, la lenteur et la solitu<strong>de</strong>.»<br />

Marcel Duchamp, Lettre à Denis <strong>de</strong> Rougement, 4 .<br />

Le 2 ème siècle sera-t-il spirituel, mystique, religieux, scientifique ?<br />

Quoiqu’il en soit, l’ombre <strong>de</strong> l’homme, sa part immatérialisable, échappant<br />

à la raion pourrait bien avoir <strong>de</strong>s réponses à donner.<br />

« Entre la politique du dollar et les politiques <strong>de</strong> Dieu, l’Europe pourrait<br />

réinventer une autre sorte d’espace public, digne <strong>de</strong>s Lumières mais sans<br />

les illusions <strong>de</strong>s Lumières et qui joindrait au pessimisme <strong>de</strong> l’intelligence<br />

l’optimisme <strong>de</strong> la volonté (selon une formule plus divulguée que pratiquée).<br />

Il va nous falloir, en somme, faire mentir ceux qui pensent que toute critique<br />

du mythe du progrès est nécessairement réactionnaire. »<br />

Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,<br />

Et puis pour terminer, comme Gilles Deleuze disait dans Des vitesses <strong>de</strong> la<br />

pensée, en 80:<br />

« Nietzsche lance : « L’étonnant c’est le corps. » Ce qui veut dire quoi ? Ce<br />

qui est une réaction <strong>de</strong> certains philosophes qui disent : écoutez, arrêtez avec<br />

l’âme, avec la conscience, etc. Vous <strong>de</strong>vriez plutôt essayer <strong>de</strong> voir un peu<br />

d’abord ce que peut le corps. Qu’est-ce que… Vous ne savez même pas ce que<br />

c’est le corps et vous venez nous parler <strong>de</strong> l’âme. Alors non, il faut repasser.<br />

[…] »<br />

8


« Entre la politique<br />

du dollar et les<br />

politiques <strong>de</strong> Dieu,<br />

l’Europe pourrait<br />

réinventer une autre<br />

sorte d’espace public,<br />

digne <strong>de</strong>s Lumières<br />

mais sans les illusions<br />

<strong>de</strong>s Lumières et qui


joindrait au pessimisme<br />

<strong>de</strong> l’intelligence<br />

l’optimisme <strong>de</strong> la<br />

volonté. Il va nous<br />

falloir, en somme, faire<br />

mentir ceux qui pensent<br />

que toute critique du<br />

mythe du progrès<br />

est nécessairement<br />

réactionnaire. »<br />

Contribution <strong>de</strong> Régis Debray à l’UNESCO,<br />

8


« Je pense que la tâche<br />

du prochain siècle, en<br />

face <strong>de</strong> la plus terrible<br />

menace qu’ait connu<br />

l’humanité, va être d’y<br />

réintégrer les dieux. »<br />

André Malraux,<br />

8


Elisabeth Kirche, par Schinkel, Berlin<br />

« Il vaut mieux dévaster une église que la désafecter », Marcel Proust<br />

87


Glossaire<br />

Définitions selon le Petit Robert 1<br />

Athée<br />

Personne qui ne croit pas en Dieu, nie l’existence <strong>de</strong> toute divinité.<br />

Immanent /e<br />

Se dit <strong>de</strong> ce qui est contenu dans la nature d’un être. Dont le principe est<br />

contenu dans les choses elles-mêmes.<br />

Laïc /que<br />

Qui ne fait pas partie du clergé. Qui n’a pas reçu les ordres <strong>de</strong> cléricature<br />

(séculier).<br />

Qui est indépendant <strong>de</strong> toute confession religieuse.<br />

Métaphysique<br />

Recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance <strong>de</strong> l’être absolu, <strong>de</strong>s<br />

causes <strong>de</strong> l’univers et <strong>de</strong>s principes premiers <strong>de</strong> la connaissance (ontologie,<br />

philosophie).<br />

Réflexion systématique se proposant, après une analyse critique, <strong>de</strong> dégager<br />

les bases <strong>de</strong> toute activité humaine, <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la religion ; résultat <strong>de</strong> cette<br />

réflexion.<br />

Mystique<br />

Relatif au mystère, à une croyance cachée, supérieure à la raison, dans le<br />

domaine religieux.<br />

Ontologie<br />

Partie <strong>de</strong> la métaphysique qui s’applique à l’être en tant qu’être, indépendamment<br />

<strong>de</strong> ses déterminations particulières.<br />

Ontologique<br />

Qui vise à prouver l’existence <strong>de</strong> Dieu par la seule analyse <strong>de</strong> sa définition (ex :<br />

Dieu est parfait, donc il existe)<br />

Religieux<br />

Qui concerne les rapports entre l’homme et un pouvoir surnaturel; qui<br />

présente le caractère réservé et obligatoire d’une religion.<br />

Sacré<br />

Qui appartient à un domaine séparé, interdit et inviolable (au contraire <strong>de</strong><br />

ce qui est profane) et fait l’objet d’un sentiment <strong>de</strong> révérence religieuse.<br />

Qui est digne d’un respect absolu, qui a un caractère <strong>de</strong> valeur absolue.<br />

Sécularisation<br />

Passage (d’une communauté régulière, d’un religieux) à la vie séculière ou à<br />

la vie laïque (laïcisation).<br />

Passage (d’un bien <strong>de</strong> communauté religieuse ou d’établissement ecclésiastique)<br />

dans le domaine <strong>de</strong> l’état ou à une personne morale <strong>de</strong> droit public (en<br />

parlant <strong>de</strong> fonction jusqu’alors réservée au clergé).<br />

Spirituel /le<br />

Qui est esprit, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’esprit, considéré comme un principe indépendant<br />

(immatériel, incorporel).<br />

Propre ou relatif à l’âme, en tant qu’émanation et reflet d’un principe<br />

supérieur, divin.<br />

Qui est d’ordre moral, n’appartient pas à la nature sensible, au mon<strong>de</strong> physique<br />

(religieux).<br />

Transcendant /ante<br />

Qui s’élève au <strong>de</strong>ssus d’un niveau donné ou au <strong>de</strong>ssus d’un niveau moyen<br />

(sublime, supérieur).<br />

Qui dépasse un ordre <strong>de</strong> réalité déterminé, « ne résulte pas du jeu naturel<br />

d’une certaine classe d’êtres ou d’actions, mais suppose l’intervention d’un<br />

principe extérieur ou supérieur à celle-ci.<br />

Transcendantal /ale /aux<br />

(Chez Kant) qui constitue ou exprime une condition a priori <strong>de</strong> l’expérience<br />

8


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Faces, no 02 ( 86), Peter Eisenman, Moving Arrows, Eros and other Errors,<br />

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d’aujoud’hui, 80<br />

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- Serge Halimi, Dernières nouvelles <strong>de</strong> l’Utopie, août 2006<br />

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Éléments pour une histoire universelle : <strong>de</strong> La Part maudite à La Souveraineté,<br />

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