En quête de Perceval - Université Paris-Sorbonne

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celui du sang sur la neige, qui n’apparaîtraient alors, de part et d’autre de cette vision centrale, que comme des indices textuels aidant à son interprétation. A travers le lien des couleurs se superposent trois moments bien distincts, mais qu’une lecture motivique nous porte à rapprocher par delà ce qui les sépare. Outre ce lien des couleurs, on peut également relever, comme le propose Francis Dubost 788 , une récurrence d’un autre ordre entre les trois scènes : dans les trois cas, Perceval est en position où il est regardé regardant ; dans les trois cas également, on relève son silence. Lors de la rencontre avec Blanchefleur, le texte évoque un petit groupe de chevaliers qui regardent Perceval face à leur reine, se demandant tout bas s’il est muet et déplorant ce silence incompréhensible (vv. 1852-76). Lorsque Perceval est abîmé dans sa contemplation des gouttes de sang sur la neige, la cour d’Arthur le regarde, se demandant qui il est et ce qu’il fait. Et là aussi, son silence est remarqué, puisque successivement Sagremor et Keu viennent l’interroger et le prier de les suivre à la cour, sans parvenir à lui arracher un seul mot. Bien que le Conte du graal, au contraire de plusieurs des autres versions médiévales de la scène du graal, ne précise pas que tout le monde regarde Perceval au moment où celui-ci regarde passer le graal, il n’en est pas moins évident que tous ceux qui attendaient que Perceval pose la question salvatrice doivent bien avoir les yeux rivés sur lui, au moment où le graal passe, trespasse et retrespasse devant ses yeux. Je note au passage que l’hypothèse du rêve expliquerait d’une façon très simple que nous n’accédions pas, en tant que lecteurs, à l’image surplombante qui permettrait de voir les regards portés sur Perceval dans la scène du graal. Celle-ci, en effet, est racontée à partir du point de vue de Perceval. Le seul élément qui soit imputable à un narrateur omniscient est la description de la table du banquet (vv. 3262-74), dont il est dit qu’elle est construite d’une seule pièce, faite d’ivoire et posée sur des pieds d’ébène, ce que probablement Perceval n’aurait pas pu percevoir. Mais tout le reste est clairement orienté par la perception du jeune homme : les éléments du cortège ne sont évoqués qu’au moment où Perceval les aperçoit ; on nous dit qu’ils disparaissent dans une chambre, et le lecteur ignore aussi bien que Perceval ce qu’ils deviennent au-dede ce seuil. En outre, le texte évoque à plusieurs reprises l’envie qu’a Perceval de savoir et les raisons qu’il se donne à lui-même pour se taire, alors qu’aucune autre pensée ni aucun autre point de vue ne sont décrits. 788 DUBOST, Le Conte du Graal, ou l'art de faire signe, pp. 72-3. 502

Ce mode de rédaction n’est d’ailleurs pas limité à la seule scène du graal, même s’il y est particulièrement significatif ; Barbara Sargent-Baur relève à juste titre que une part considérable non seulement de la narration mais aussi de la description est dispensée dans cette œuvre non par le narrateur mais par le personnage principal. Auditeurs ou lecteurs, nous voyons ce qu’il voit, comme il le voit; nous apprenons simultanément ce que, à tort ou raison, il en comprend. Parfois il s’est simplement trompé, organisant mal les informations qu’il a reçues. D'autres fois il ne réagit pas, ou tout du moins pas de la façon qui aurait été adaptée à la situation. Il voit, il entend, mais il ne retire de ces sensations que ce qui le concerne lui-même et ses besoins du moment. Et pourtant les sensations elles-mêmes nous sont rapportées avec une abondance de nuances extrêmement détaillées, à cause essentiellement d’une attention remarquable au point de vue situé dans la conscience du héros. 789 3. Le château rêvé Cet argument du lien étroit entre le mode de description et le point de vue du personnage est un des principaux arguments avancés par Maurice Delbouille pour justifier son hypothèse selon laquelle le château du Graal n’a rien de merveilleux. Rappelons les faits : lorsque Perceval, sur le conseil du pêcheur qu’il a rencontré, a escaladé une colline pour voir, au-delà (« devant vos en un val », v. 3032), la meison où ledit pêcheur le convie pour la nuit, il regarde « tot entor lui » et ne voit « rien fors ciel et terre ». Il maudit le pêcheur qui lui a donné un faux conseil, et à ce moment, le texte dit : Lors vit pres de lui en [un] val Le chief d'une tor qui parut. (vv. 3050-51) Quelques critiques, parmi lesquels en particulier Mario Roques et Jean Frappier, ont fait grand cas de cette soudaine apparition, adjointe aux difficultés géographiques que nous avons déjà partiellement évoquées 790 , et l’ont utilisée pour étayer l’hypothèse du caractère merveilleux de ce château, et de son lien à l’Autre Monde celtique. Delbouille, de son côté, conteste cette lecture, arguant qu’il ne s’agit que d’une simple question de perspective : Perceval ne voit pas, dans un premier temps, le château ; il continue à avancer un peu et, selon un effet 789 BARBARA SARGENT-BAUR, "« Avis li fu ». Vision et connaissance dans le Conte du Graal", dans Polyphonie du Graal, textes réunis par Denis Hüe, Orléans: Paradigme, "Medievalia", 1998, pp. 170-1. 790 Le Roi Pêcheur, bien que blessé, est déjà au château lorsque Perceval y arrive, alors que le chevalier vient de le quitter sur sa barque ; il suppose que Perceval a dû partir bien avant l’aube pour faire une si longue étape, alors que celui-ci affirme qu’il était déjà « prime sonnée » (v. 3128) ; la cousine, un peu plus tard, déclare qu’on pourrait chevaucher quarante lieues sans trouver d’endroit où dormir, alors que Perceval déclare que le château dont il vient est encore à portée de voix (vv. 3466-89). 503

Ce mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> rédaction n’est d’ailleurs pas limité à la seule scène du graal, même s’il y est<br />

particulièrement significatif ; Barbara Sargent-Baur relève à juste titre que<br />

une part considérable non seulement <strong>de</strong> la narration mais aussi <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription est<br />

dispensée dans cette œuvre non par le narrateur mais par le personnage principal.<br />

Auditeurs ou lecteurs, nous voyons ce qu’il voit, comme il le voit; nous apprenons<br />

simultanément ce que, à tort ou raison, il en comprend. Parfois il s’est simplement<br />

trompé, organisant mal les informations qu’il a reçues. D'autres fois il ne réagit pas,<br />

ou tout du moins pas <strong>de</strong> la façon qui aurait été adaptée à la situation. Il voit, il entend,<br />

mais il ne retire <strong>de</strong> ces sensations que ce qui le concerne lui-même et ses besoins du<br />

moment. Et pourtant les sensations elles-mêmes nous sont rapportées avec une<br />

abondance <strong>de</strong> nuances extrêmement détaillées, à cause essentiellement d’une attention<br />

remarquable au point <strong>de</strong> vue situé dans la conscience du héros. 789<br />

3. Le château rêvé<br />

Cet argument du lien étroit entre le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription et le point <strong>de</strong> vue du personnage est<br />

un <strong>de</strong>s principaux arguments avancés par Maurice Delbouille pour justifier son hypothèse<br />

selon laquelle le château du Graal n’a rien <strong>de</strong> merveilleux. Rappelons les faits : lorsque<br />

<strong>Perceval</strong>, sur le conseil du pêcheur qu’il a rencontré, a escaladé une colline pour voir, au-<strong>de</strong>là<br />

(« <strong>de</strong>vant vos en un val », v. 3032), la meison où ledit pêcheur le convie pour la nuit, il<br />

regar<strong>de</strong> « tot entor lui » et ne voit « rien fors ciel et terre ». Il maudit le pêcheur qui lui a<br />

donné un faux conseil, et à ce moment, le texte dit :<br />

Lors vit pres <strong>de</strong> lui en [un] val<br />

Le chief d'une tor qui parut. (vv. 3050-51)<br />

Quelques critiques, parmi lesquels en particulier Mario Roques et Jean Frappier, ont fait grand<br />

cas <strong>de</strong> cette soudaine apparition, adjointe aux difficultés géographiques que nous avons déjà<br />

partiellement évoquées 790 , et l’ont utilisée pour étayer l’hypothèse du caractère merveilleux <strong>de</strong><br />

ce château, et <strong>de</strong> son lien à l’Autre Mon<strong>de</strong> celtique. Delbouille, <strong>de</strong> son côté, conteste cette<br />

lecture, arguant qu’il ne s’agit que d’une simple question <strong>de</strong> perspective : <strong>Perceval</strong> ne voit<br />

pas, dans un premier temps, le château ; il continue à avancer un peu et, selon un effet<br />

789 BARBARA SARGENT-BAUR, "« Avis li fu ». Vision et connaissance dans le Conte du Graal", dans Polyphonie<br />

du Graal, textes réunis par Denis Hüe, Orléans: Paradigme, "Medievalia", 1998, pp. 170-1.<br />

790 Le Roi Pêcheur, bien que blessé, est déjà au château lorsque <strong>Perceval</strong> y arrive, alors que le chevalier vient <strong>de</strong><br />

le quitter sur sa barque ; il suppose que <strong>Perceval</strong> a dû partir bien avant l’aube pour faire une si longue étape, alors<br />

que celui-ci affirme qu’il était déjà « prime sonnée » (v. 3128) ; la cousine, un peu plus tard, déclare qu’on<br />

pourrait chevaucher quarante lieues sans trouver d’endroit où dormir, alors que <strong>Perceval</strong> déclare que le château<br />

dont il vient est encore à portée <strong>de</strong> voix (vv. 3466-89).<br />

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