En quête de Perceval - Université Paris-Sorbonne

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30.06.2013 Views

paternel de Perceval ; la Continuation de Wauchier de Denain, pour sa part, laisse imaginer que le Roi Pêcheur est l’oncle paternel de Perceval, dans la mesure où l’ermite dit explicitement être le frère du père de Perceval (éd. Roach, v. 23’921) ; quant au cycle de la Vulgate, il conjugue tant bien que mal ses sources et présente successivement l’une et l’autre de ces versions. Prenant appui sur toutes ces inconséquences de la tradition, Jacques Roubaud, comme je le disais, se propose de poursuivre l’effort d’unification qu’il prête à Gertrude Schoepperle Loomis pour creuser résolument la seule hypothèse qui puisse rendre compte de tant de divergences. Cette hypothèse consiste à tenir pour fondées toutes les indications qui nous sont données au fil des textes et à essayer de tordre l’arbre généalogique de la famille des rois pêcheurs pour rendre compte de tous les éléments. Je précise encore que Roubaud regroupe ces réflexions sous l’étiquette de la « fiction théorique » 623 ; ce qu’il nous propose, ce n’est pas une généalogie « vraie », provenant d’un texte original déformé mais plutôt une construction phantasmatique issue des affirmations apparemment contradictoires des « romans » et une généralisation de certaines de leurs suggestions. 624 Nous avons déjà passé en revue la plupart des passages du Conte du graal sur lesquels s’appuie Roubaud pour développer son argumentation. Il y ajoute pourtant le problème de la génération du Roi Pêcheur, considéré chez Chrétien comme le cousin de Perceval, bien qu’il paraisse manifestement plus âgé (cheveux grisonnants) ; Roubaud note que la critique est divisée entre ceux (Heinzel, Hilka, Frappier, Loomis) qui adhèrent à cette relation de cousinage, et ceux (Nutt, Lewin, Marx, Roach dans un premier temps, Nitze parfois) qui considèrent le Roi Pêcheur comme l’oncle de Perceval. 623 L’étiquette perturbante de « fiction théorique » jette le doute sur une frontière que les bibliographies de thèse en littérature ont coutume de figurer comme imperméable : celle qui sépare les « sources » de la « littérature critique » – et sans doute un de ses objectifs est-il de nous inviter à nous demander quelle est la part de fiction qui s’attache, peu ou prou, à toute entreprise de critique littéraire. (Ces problèmes m’ont porté à esquisser quelques réflexions dans : CHRISTOPHE IMPERIALI, "La Fiction théorique : regard sur une frontière", Genève: Versants, no 52 (2006)). On peut d’ailleurs noter que le Bulletin Bibliographique de la Société Internationale Arthurienne recense les textes de Graal Fiction (d’abord lors de leur publication dans Change en 1973, puis lors de la publication du volume Gallimard, en 1978) sous la rubrique « études critiques et historiques » ; et ce qui est plus surprenant, c’est que Graal Théâtre, en 1977, est classé sous cette même catégorie : sur plus de 300 titres que j’ai relevés dans cette rubrique en dépouillant plus de soixante ans de bulletins, ce sont les seuls textes « littéraires » qui apparaissent (ou en tous cas les seuls textes dont les auteurs soient reconnus comme écrivains et non comme critiques). 624 JACQUES ROUBAUD, "Généalogie morale des rois pêcheurs. Deuxième fiction théorique à partir des romans de Graal", Paris: Change, no 16-17: La critique générative (1973, sept), p. 241. C’est le premier état de la fiction théorique en question, qui a été reprise dans le volume Graal Fiction ; la similarité des titres cache en réalité deux textes très différents. 366

Roubaud porte ensuite plus précisément son attention sur le cycle de la Vulgate, où les difficultés généalogiques se compliquent d’une part à cause de la complexité de la tradition antérieure à intégrer, et d’autre part du fait de l’écriture à plusieurs mains qui le caractérise manifestement. Roubaud cite une page de Pauphilet où le critique signale la contradiction entre un passage de la Queste où Pellès et le Roi Pêcheur sont clairement dissociés et un autre où il s’agit d’une seule et même personne. Roubaud rapporte ensuite un extrait hautement problématique du Lancelot propre, dont il cite cinq variantes manuscrites illustrant bien à quel point ces questions généalogiques sont sujettes à d’importantes variations d’un manuscrit à l’autre, au fil des tentatives plus ou moins heureuses des copistes d’en donner une vision cohérente. Dans ce passage, auquel je reviendrai sous peu, les variantes citées par Roubaud posent Pellès, le roi « méhaignié », tantôt comme le père de Perceval, l’aïeul de Galaad, l’oncle de Galaad, ou encore le grand-père maternel de Galaad. • L’inceste caché Fort de tout ce matériau, Roubaud formule l’hypothèse suivante : Le mystère sur la généalogie des personnages de la famille du Graal chez Chrétien et dans tous les romans que nous avons cités est dû à la dissimulation d’une relation incestueuse. Par cette hypothèse est rendu possible : a) le fait que Perceval appartient à la famille du Graal tantôt par son père et tantôt par sa mère, b) l’identification implicite du Roi Pêcheur et du père de Perceval. S’expliquent aussi aisément : c) le flottement perceptible qui domine un peu partout sur les positions respectives des différentes générations, d) les contradictions et hésitations dont font preuve non seulement les scribes et auteurs médiévaux mais aussi les spécialistes modernes de ces textes. 625 Roubaud tente alors de dresser un tableau généalogique (« phantasmatique ») qui rende compte de cet « inceste héréditaire ». Le tableau lui-même, très touffu, ne me semble pas décisif, mais ce qui m’intéresse surtout, c’est la conclusion que Roubaud tire de tout cela : reconnaissant que la cohésion qu’il a essayé d’apporter à un ensemble hétéroclite est pour le moins arbitraire, et qu’il y aurait, à chaque fois, une foule d’explications ponctuelles plus probantes à avancer, il note pourtant qu’« une fois surgies, les bizarreries généalogiques demeurent, ne sont jamais entièrement oblitérées au profit d’une explication claire, cohérente et moralement acceptable » (p. 244). 625 Ibid., p. 233. 367

paternel <strong>de</strong> <strong>Perceval</strong> ; la Continuation <strong>de</strong> Wauchier <strong>de</strong> Denain, pour sa part, laisse imaginer<br />

que le Roi Pêcheur est l’oncle paternel <strong>de</strong> <strong>Perceval</strong>, dans la mesure où l’ermite dit<br />

explicitement être le frère du père <strong>de</strong> <strong>Perceval</strong> (éd. Roach, v. 23’921) ; quant au cycle <strong>de</strong> la<br />

Vulgate, il conjugue tant bien que mal ses sources et présente successivement l’une et l’autre<br />

<strong>de</strong> ces versions.<br />

Prenant appui sur toutes ces inconséquences <strong>de</strong> la tradition, Jacques Roubaud, comme je le<br />

disais, se propose <strong>de</strong> poursuivre l’effort d’unification qu’il prête à Gertru<strong>de</strong> Schoepperle<br />

Loomis pour creuser résolument la seule hypothèse qui puisse rendre compte <strong>de</strong> tant <strong>de</strong><br />

divergences. Cette hypothèse consiste à tenir pour fondées toutes les indications qui nous sont<br />

données au fil <strong>de</strong>s textes et à essayer <strong>de</strong> tordre l’arbre généalogique <strong>de</strong> la famille <strong>de</strong>s rois<br />

pêcheurs pour rendre compte <strong>de</strong> tous les éléments. Je précise encore que Roubaud regroupe<br />

ces réflexions sous l’étiquette <strong>de</strong> la « fiction théorique » 623 ; ce qu’il nous propose, ce n’est<br />

pas<br />

une généalogie « vraie », provenant d’un texte original déformé mais plutôt une<br />

construction phantasmatique issue <strong>de</strong>s affirmations apparemment contradictoires <strong>de</strong>s<br />

« romans » et une généralisation <strong>de</strong> certaines <strong>de</strong> leurs suggestions. 624<br />

Nous avons déjà passé en revue la plupart <strong>de</strong>s passages du Conte du graal sur lesquels<br />

s’appuie Roubaud pour développer son argumentation. Il y ajoute pourtant le problème <strong>de</strong> la<br />

génération du Roi Pêcheur, considéré chez Chrétien comme le cousin <strong>de</strong> <strong>Perceval</strong>, bien qu’il<br />

paraisse manifestement plus âgé (cheveux grisonnants) ; Roubaud note que la critique est<br />

divisée entre ceux (Heinzel, Hilka, Frappier, Loomis) qui adhèrent à cette relation <strong>de</strong><br />

cousinage, et ceux (Nutt, Lewin, Marx, Roach dans un premier temps, Nitze parfois) qui<br />

considèrent le Roi Pêcheur comme l’oncle <strong>de</strong> <strong>Perceval</strong>.<br />

623 L’étiquette perturbante <strong>de</strong> « fiction théorique » jette le doute sur une frontière que les bibliographies <strong>de</strong> thèse<br />

en littérature ont coutume <strong>de</strong> figurer comme imperméable : celle qui sépare les « sources » <strong>de</strong> la « littérature<br />

critique » – et sans doute un <strong>de</strong> ses objectifs est-il <strong>de</strong> nous inviter à nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quelle est la part <strong>de</strong> fiction<br />

qui s’attache, peu ou prou, à toute entreprise <strong>de</strong> critique littéraire. (Ces problèmes m’ont porté à esquisser<br />

quelques réflexions dans : CHRISTOPHE IMPERIALI, "La Fiction théorique : regard sur une frontière", Genève:<br />

Versants, no 52 (2006)). On peut d’ailleurs noter que le Bulletin Bibliographique <strong>de</strong> la Société Internationale<br />

Arthurienne recense les textes <strong>de</strong> Graal Fiction (d’abord lors <strong>de</strong> leur publication dans Change en 1973, puis lors<br />

<strong>de</strong> la publication du volume Gallimard, en 1978) sous la rubrique « étu<strong>de</strong>s critiques et historiques » ; et ce qui est<br />

plus surprenant, c’est que Graal Théâtre, en 1977, est classé sous cette même catégorie : sur plus <strong>de</strong> 300 titres<br />

que j’ai relevés dans cette rubrique en dépouillant plus <strong>de</strong> soixante ans <strong>de</strong> bulletins, ce sont les seuls textes<br />

« littéraires » qui apparaissent (ou en tous cas les seuls textes dont les auteurs soient reconnus comme écrivains<br />

et non comme critiques).<br />

624 JACQUES ROUBAUD, "Généalogie morale <strong>de</strong>s rois pêcheurs. Deuxième fiction théorique à partir <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong><br />

Graal", <strong>Paris</strong>: Change, no 16-17: La critique générative (1973, sept), p. 241. C’est le premier état <strong>de</strong> la fiction<br />

théorique en question, qui a été reprise dans le volume Graal Fiction ; la similarité <strong>de</strong>s titres cache en réalité<br />

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