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Le tango des crocodiles
Je ne pouvais me venger de tous car ils étaient trop nombreux. Un
seul, je l’aurais attrapé au premier tour.
Pour faire cesser la ronde et m’endormir, j’imagine le flingue posé
sur ma tempe. Le fantôme de Sylvestre me mange le ventre. Je n’ai
pourtant pas le courage de me buter, et la vie que l’on vient de me
rejeter dans les bras me serre à m’étouffer.
La vengeance est avec l’amour, un des sentiments les plus naturels
de l’homme. Elle est une nécessité à sa survie, une des sources de
l’organisation du droit et des sociétés. La nécessité d’une vengeance
que je sens couler, vibrer, pulser dans chacun de mes battements de
sang, s’est cristallisée dans cette chambre blanche. Et ça lui va bien,
à ce cristal de la vengeance, le blanc hospitalier..
La baleine a rejeté Jonas et ma mer n’a pas voulu de moi sur ce
coup là. Elle m’a recraché, viré, et elle m’a obligé à vivre. Je n’aurais
pas dû remonter dans ce canot orange. Cela m’aurait fait une presque
belle fin. D’autant que personne n’y aurait cru. Ils auraient dit ce
qu’ils ont dit plus tard, dans les milieux nautiques et dans notre
environnement professionnel : que j’étais trop malin pour ça, que
c’était un coup à l’assurance 4 .
« Il est parti avec la caisse et son marin togolais, ils sont, ne vous
leurrez pas, dans une crique, diront les experts. »
J’espère que tu y es, toi, à la Tortue, chez les pirates du ciel ou de
l’enfer, avec les filles, dans la République de Salé[45], ce coin d’Atlantique
marocain où les esclaves pouvaient devenir maire de la cité,
où la justice de cette République utopique 5 était rendue équitablement
de peur de la vengeance des ces hommes, qui, pillards certes et
renegados avoués, avaient le sens de l’honneur, de la parole donnée,
de la justice et de l’intégration des prisonniers qui se vouaient à leur
cité, à leur religion. Il n’y avait pas d’exclu à Salé.
Je viens de prendre, sur le lit de fer, deux décisions dont la mise
en oeuvre occupera ma vie pendant dix années, me menant parfois
loin du bonheur. Deux décisions qui épuiseront toutes mes forces,
tant je tirerai de chèques sans provision sur une énergie que j’ai
épuisée.
La première décision est d’obtenir justice, sans bien savoir ce
qu’obtenir justice veut dire. Je sens juste que tout cela n’aurait jamais
dû arriver si les digues ne s’étaient pas rompues, les unes après
les autres. Je dois comprendre la cause.
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