Le tango des crocodiles http://www.tango-crocodiles.com [Document]

Le tango des crocodiles
Plein de médicaments et de mauvais alcool, tout est possible. Je
tremble, mais à peine. On ne me refera pas le coup du tribunal de
commerce de Narbonne, on ne me déposera pas en toute impunité,
on ne me violera pas ma propriété maritime.
« Avant-hier, vous êtes partis de Port Grimaud quand je suis
arrivé sur le ponton, me dit l’huissier.
— Comment savez-vous où j’étais, je demande, et c’est là que je
remarque que ses chaussettes sont trouées. »
Je déteste les chaussettes.
« C’est le chantier qui m’a prévenu. Il faut que je sorte votre
navire.
— Hors de question, la saisie d’un navire ne peut être que conservatoire.
Ce navire est mon domicile personnel. Ce bateau est aussi
un outil de travail qui appartient à une copropriété de quirats maritimes.
J’en suis le gérant et l’actionnaire majoritaire. Je suis le
capitaine à bord, vous ne pouvez que constater et vous n’êtes à bord
que parce que je vous ai autorisé à monter.
— Rangez vos affaires dit l’huissier. »
J’ai pris mon souffle, pensé une seconde à la table à cartes.
Autour d’eux s’étalait tout ce qui fait une maison de marin,
ma seule maison. La maison d’un marin, parce qu’elle constitue un
espace limité, oblige à tous les choix. C’est pour cela qu’en rentrant
dans un vrai navire, on renifle l’âme de son équipage, et c’est
pourquoi c’est d’abord un lieu intime. Une dizaine d’ouvrages de la
Pléiade, ceux Henry de Monfreid chez Grasset de 1928, Gerbault
dans l’édition originale dédicacée, quelques livres de poches trop lus,
quelques livres d’épistémologie. La machine à coudre est sur la table
du carré.
« Il n’est pas possible de démarrer le moteur et de déplacer le
navire. Sinon je ne serais pas là, à vous attendre.
— C’est une astuce de votre part, dit l’huissier.
— Le mécanicien du remorqueur Le Travailleur de la Marine
Nationale, à quai derrière moi, pourra vous le confirmer. Problème
majeur. Son mécanicien et son électricien étaient à bord hier. Ils ont
travaillé toute la matinée. Le navire ne peut pas être déplacé
au moteur de plus de deux cents mètres, je dis très calmement,
laissant entre chaque mot plus de temps qu’il en faudrait. Et
il n’y a rien à Saint Tropez pour le sortir. Et il est dix-sept heures. »
Je le vois imaginer le boulot, les emmerdes. C’est pas le genre de
type séduit par l’effort. Il inspecte les injecteurs démontés, la pompe
210