Le tango des crocodiles http://www.tango-crocodiles.com [Document]

2
Le charter
Saint Cyprien, avril 1994
Saint Cyprien est un port sans charme, une verrue sur ma Méditerranée
que lave régulièrement la tramontane. Le vent dessine et
peint de la dentelle blanche. Puis il l’arrache parfois sauvagement.
C’est sous ces jupes et ces dentelles sans cesse redessinées que je préfère
glisser l’étrave de mon navire ; étrave que je caresse avec le plus
grand bonheur, et la plus grande fermeté, à petits coups de chiffons
achetés spécialement, et à peine trempés dans cette pâte italienne
A dix-sept ans, lorsque je m’assis sur le quai de Marina Baie des
Anges derrière un tableau de ce grand ketch de dix huit mètres, il ne
faisait aucun doute qu’à trente ans j’aurais un navire semblable, un
Nautor Swan 65*. A force de me planter devant tout ce qui pouvait
ressembler à un Swan, j’embarquais sur Tauranga, qui rentrait de
la première course autour du monde pour une folle arrivée dans
son port d’attache, j’espérais un départ aux Antilles sur Garuda ou
pendant mes études qui devaient me donner la clef pour une vie de
cadre, je serrais dans mes mains, à m’en faire mal, le balcon* en inox
d’une petit Swann de 38 pieds*, une bonne minute au moins et puis
j’allumais ma gauloise sans filtre. Il y eut aussi dans le monde de
mes amours maritimes, ce petit Swann de La Grande Motte.
C’est cet angle de roof que je cherchais, lorsque, à la sortie du
dernier Lelouch, Itinéraire d’un enfant gâté je quittais le bureau pour
aller voir cette image du navire de face dont le cap oscillait sous l’axe
optique du téléobjectif de la caméra 1 .
Sa banque m’avait prêté le fric sans problème.
« Vous êtes filiale d’un groupe prestigieux, m’avait dit Rojeau.
— Votre navire est un navire prestigieux, avait-on rajouté. »
Je vis à bord de cet extraordinaire navire, j’ai entre les mains mon
rêve d’enfant, et pourtant il ne me rend pas heureux. Pire encore,
je souffre d’une vraie douleur permanente. Mais je regarde depuis le
197