Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
L’ART DE VIVRE<br />
TOURISME<br />
PAR JEANNE-MARIE DARBLAY (TEXTE)<br />
ET STANISLAS FAUTRÉ POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS)<br />
<strong>SOCOTRA</strong>, L’ÎLE<br />
<strong>DU</strong> <strong>SANG</strong>-<strong>DRAGON</strong><br />
Détaché du continent africain il y a des millions d’années,<br />
l’archipel de Socotra, perdu dans le golfe d’Aden à moins<br />
de 400 kilomètres des côtes yéménites, est une réserve unique<br />
de la biosphère. Un secret fabuleux, encore bien gardé.<br />
Raies manta, dauphins,<br />
holoturies et tortues de mer<br />
pullulent autour de l’île,<br />
mais c’est surtout la pêche<br />
aux requins qui fait vivre<br />
les pauvres pêcheurs de<br />
Qalansiya (nord-ouest).
L’ART DE VIVRE<br />
TOURISME<br />
Comme des<br />
ombrelles moussues<br />
gonflées par le vent<br />
Le sang-dragon (« Dracaena<br />
cinnabari ») pousse<br />
lentement sur les hauteurs,<br />
peut vivre jusqu’à 500 ans, et<br />
sa résine rouge a des vertus<br />
décoratives mais aussi<br />
hémostatiques ou abortives.
L’ART DE VIVRE<br />
TOURISME<br />
Une terre vierge oubliée sur la route des épices<br />
Paysage d’un autre âge ou abstraction contemporaine évoquant un Rothko inspiré ? Ci-dessus, la baie de Qalansiya à<br />
marée basse. Les fonds marins de la pointe coralienne de Dihamri, ci-dessous, recèlent une faune exceptionnelle.<br />
100 LE FIGARO MAGAZINE - Samedi 22 décembre 2007<br />
C’est sur les monts Haggier (1 700 m) que l’on trouve les espèces les plus rares. L’asphalte est encore loin, et le chameau est un<br />
précieux sherpa. L’extravagant « Adenium obesum » (ci-dessous) semble sorti des mains d’un magicien (l’île regorge des deux...).
L’ART DE VIVRE<br />
TOURISME<br />
Un très vieux jardin botanique bordé de lagons<br />
Monochrome, silencieux, minéral, c’est un lieu rêvé<br />
pour un remake de Jurassic Park. Même les plantes<br />
semblent être des excroissances de pierre tombées<br />
du ciel, çà et là de façon aléatoire sur les rochers :<br />
des boursouflures géantes aux formes lisses et rebondies, moignons<br />
hérissés de pétales roses ou dégoulinant comme de mauvaises<br />
chandelles. Dès la sortie de l’aéroport de Socotra, les bien-nommés<br />
Adenium obesum et Cucumber tree donnent le ton.<br />
L’île mystérieuse surprend avant de séduire. Bizarrement,<br />
dans ce décor vaguement préhistorique, la route est asphaltée,<br />
aussi large qu’un boulevard et... totalement déserte. Elle s’interrompt<br />
brutalement à l’orée de Hadibo, chef-lieu et principale<br />
bourgade de l’archipel qui dépend aujourd’hui du gouvernorat de<br />
Mukkala (Yémen). Une étrange impression d’inachevé vous saisit<br />
en longeant des enclos de cailloux, savamment agencés autour<br />
de terrains vagues, et des cases de pisé qui se confondent avec la<br />
poussière ambiante. Bien alignés au-dessus d’une improbable<br />
terrasse de restaurant, où quelques chèvres lapent goulûment le<br />
fond des assiettes et broutent les serviettes en papier oubliées sur<br />
les tables, les petits vautours d’Egypte (percnoptères) au chef<br />
déplumé veillent. Enigmatiques, pas intimidés pour deux sous par<br />
le vrombissement des 4 x 4 sur le départ, ces curieux rapaces un<br />
peu balourds à l’arrêt sont d’une saisissante élégance en vol. Les<br />
Socotris les appellent les « poubelles<br />
». De fait, ils font un travail<br />
très écologiquement correct partout<br />
où les humains laissent une<br />
quelconque trace de leur passage !<br />
Leur présence vous deviendra, au fil<br />
des jours et des bivouacs, aussi<br />
familière que celle des chèvres<br />
(environ 70 000 sur l’île, pour à peu<br />
près 50 000 habitants) ou des dauphins,<br />
renforçant s’il en était besoin<br />
cette tenace impression d’avoir<br />
remonté le temps en débarquant<br />
sur cette île perdue.<br />
Avec 140 kilomètres de long<br />
par 40 de large (environ la moitié<br />
de la Corse), Socotra est la plus grande des quatre îles de l’archipel.<br />
Fouettée au nord par les eaux agitées du golfe d’Aden et au sud par<br />
celles de l’océan Indien, elle reste difficilement accessible de mai<br />
à septembre, quand souffle la mousson de sud-ouest qui rend la<br />
pêche et la navigation alentour impossibles, et les liaisons<br />
aériennes incertaines. Dans l’Antiquité, on venait y quérir la<br />
myrrhe et l’encens. Alexandre le Grand, dit-on, vint y faire provision<br />
d’Aloe vera pour ragaillardir ses troupes. Ce bout du monde<br />
fut occupé par les Portugais puis rattaché au sultanat Mahri de<br />
Qishn (est du Yémen), et deviendra une position stratégique du<br />
protectorat anglais d’Aden avant de faire partie du Yémen du<br />
Sud en 1967, passant sous le joug des Soviétiques. Une poignée de<br />
chars vermoulus pointant leurs canons rouillés vers l’océan aux<br />
abords de Qalansiya en témoignent. Lors de la réunification du<br />
pays, Socotra sera enfin intégrée à la République du Yémen.<br />
Jusqu’à l’ouverture, en 1999, d’un aéroport digne de ce<br />
nom, on ne croisait guère sur les pistes cahoteuses de l’île que<br />
102 LE FIGARO MAGAZINE - Samedi 22 décembre 2007<br />
La « djembia » (poignard traditionnel des<br />
Yéménites du continent) fait rêver les garçons.<br />
des naturalistes, botanistes et autres spécialistes de la sémantique<br />
humaine et végétale, attirés par les récits des explorateurs (notamment<br />
les expéditions de l’Académie des sciences de Vienne et du<br />
Royal Botanical Garden d’Edimbourg à l’aube du XX e siècle). Le<br />
monde scientifique, fasciné, découvrait que cette terre, détachée<br />
du continent africain il y a environ 60 millions d’années, abritait<br />
une centaine de tribus nomades originaires du sud de l’Arabie et<br />
une des plus fabuleuses réserves de plantes tropicales du monde :<br />
quelques milliers de sang-dragons et plusieurs centaines d’espèces<br />
endémiques, jamais vues ailleurs. Et aussi une langue originale,<br />
sémitique et non écrite : le socotri, riche en poèmes traduisant<br />
les traditions et les coutumes les plus anciennes de l’île. Ses caractéristiques<br />
n’ont pas fini d’intriguer les linguistes, comme<br />
Bernadette Leclercq-Neveu, qui travaille à une délicate transcription<br />
phonétique de la langue, menacée d’extinction par<br />
l’enseignement exclusif de l’arabe dans les écoles.<br />
Depuis ces dernières années, des programmes de développement<br />
durable et de conservation (SCDP) ont vu le jour, associant<br />
fonds publics et initiatives privées ; des sanctuaires naturels<br />
ont été définis, interdisant de camper sauvagement ; de petites<br />
ONG forment les habitants à la culture potagère et des apiculteurs<br />
du Gâtinais, avec l’aide de l’ambassade de France, initient les Socotris<br />
à la récolte et à la commercialisation du miel, denrée sacrée très<br />
recherchée dans les pays du Golfe ;<br />
enfin, l’asphalte se répand de façon<br />
imprévisible depuis cinq ans sur plus<br />
d’une centaine de kilomètres à partir<br />
de Hadibo. Les touristes (3 000 en<br />
2007, majoritairement italiens) ne<br />
s’en plaindront certes pas, mais<br />
Ahmed, à peine haut comme un chevreau,<br />
croisé sur la caillasse du plateau<br />
de Dixam à l’ombre d’un sang-dragon<br />
millénaire, caracole toujours pieds nus<br />
pendant deux heures pour rejoindre<br />
son école, sourire lumineux en ban-<br />
doulière et cahier d’arabe sous le bras...<br />
Et la belle Bédouine qui vous fait les<br />
honneurs de sa case autour d’un théau-lait-sucré-brûlant,<br />
enroulée dans ses voiles colorés, risque fort<br />
d’accoucher dans quelques jours de son quatorzième enfant, toute<br />
seule au bord du chemin en rentrant le troupeau...<br />
De ravins vertigineux en lagons déserts, l’île se livre par<br />
étincelles d’une beauté à couper le souffle. Ici, Ali, votre guide,<br />
fait pleurer l’écorce du sang-dragon pour récolter la précieuse<br />
résine dont on habillait les Stradivarius et dont aujourd’hui Selma,<br />
la potière de Hadibo, décore des brûle-parfums en terre, cuits sur<br />
la braise au bord de la route ; là, sur la grève de Qalansiya, des<br />
portefaix sans âge glissent dans les eaux cristallines avec sur la tête<br />
des charges de sorgho deux fois grosses comme eux provenant<br />
d’un cargo d’Oman. A l’autre bout de l’île, la baie d’Arher, dessinée<br />
par quelque pinceau divin, abritera le bivouac. La nuit sera<br />
étoilée, et sans doute les dauphins passeront-ils à l’heure du petit<br />
déjeuner. Et l’on préfère ne pas imaginer qu’un jour le béton<br />
vienne rompre le charme fragile de cet Eden, intact parce que<br />
inaccessible jusqu’à l’aube du XXI e siècle. ■
L’ART DE VIVRE<br />
TOURISME<br />
Bivouac à l’abri des sangdragons,<br />
où les abeilles<br />
sauvages fabriquent<br />
le miel le plus rare et le<br />
plus cher du monde.<br />
PRATIQUE<br />
Y ALLER<br />
Yemenia Airways<br />
(01.42.56.06.00 ;<br />
www.yemenia.com) est la seule<br />
compagnie qui assure des liaisons<br />
directes régulières entre Paris CDG<br />
et la capitale du Yémen, Sanaa<br />
(lundi et vendredi). La compagnie<br />
yéménite est aussi la seule à rallier<br />
deux fois par semaine l’île de<br />
Socotra, depuis Sanaa (le vendredi<br />
dans les deux sens) et Aden (le<br />
lundi dans les deux sens).<br />
Paris/Sanaa/Socotra, à partir de<br />
690 € A/R. Visa obligatoire (60 €),<br />
délivré à l’arrivée au Yémen.<br />
BON À SAVOIR<br />
Meilleure époque pour explorer<br />
Socotra entre deux moussons :<br />
de novembre-décembre à févriermars<br />
(25-30 °C). D’avril à octobre,<br />
l’île est balayée par des vents<br />
violents et souvent complètement<br />
coupée du monde.<br />
Indispensables : les lingettes<br />
pour la toilette (les sanitaires sur<br />
l’île sont en général aléatoires),<br />
et le Ricard pour tromper, hors des<br />
lieux publics, la monotonie de<br />
l’eau minérale à l’heure de l’apéro.<br />
Vous êtes en pays musulman, les<br />
Apparenté au Phénix, le<br />
percnoptère est omniprésent.<br />
vêtements amples sont conseillés<br />
pour les femmes, mais une<br />
bouteille d’alcool par personne est<br />
tolérée pour les étrangers.<br />
Traitement anti-paludéen<br />
recommandé. Prévoir sac de<br />
couchage et polaire (les nuits sont<br />
fraîches en montagne), lampe<br />
frontale (le soleil se couche vers<br />
17 h 30) et crèmes solaires.<br />
Ambassade de la République<br />
du Yémen à Paris<br />
(01.53.23.87.87).<br />
CIRCUITS<br />
Club Aventure (0.826.88.20.60 ;<br />
www.clubaventure.fr), spécialiste des<br />
voyages-découverte par petits<br />
groupes (à partir de 2 personnes),<br />
propose un circuit de 15 jours au<br />
Yémen, dont 6 jours sur Socotra<br />
avec le guide le plus charismatique<br />
de l’île, Rachid Ali Rachid, qui parle<br />
anglais, a une connaissance aiguë<br />
de la flore et de la faune et dispose<br />
d’un matériel fiable (4 x 4 et tentes<br />
igloos). A partir de 1 995 €. Séjours<br />
sur l’île, à la carte, avec<br />
Monaventure (04.78.92.30.80 ;<br />
www.monaventure.travel).<br />
Voir aussi Orients, spécialiste des<br />
voyages culturels sur les routes des<br />
épices et de la soie (01.40.51.10.40 ;<br />
www.orients.com).<br />
HÔTELS<br />
A Sanaa, un hôtel de charme<br />
récent à cinq minutes à pied<br />
du souk : le Burj Al Salam<br />
(00.967.1.48.33.33 ;<br />
www.burjalsalam.com). C’est une<br />
maison traditionnelle de 8 étages,<br />
entièrement refaite et la seule<br />
dans la vieille ville à disposer d’un<br />
ascenseur... Très appréciable<br />
(Sanaa est perchée à 2 300 m),<br />
surtout si l’on choisit la suite<br />
du dernier étage avec vue<br />
panoramique ! La grande<br />
disponibilité de Mirella, la gérante<br />
italienne de l’hôtel, pallie les<br />
caprices du service, à la yéménite<br />
donc imprévisible. A partir de 68 €<br />
la chambre double.<br />
A Socotra, on ne trouve quelques<br />
« funducks » (auberges yéménites),<br />
assez rudimentaires, qu’à Hadibo.<br />
Le Taj Hotel, avec son restaurant<br />
en plein air à l’entrée ouest du<br />
104 LE FIGARO MAGAZINE - Samedi 22 décembre 2007<br />
Le caméléon, bien plus<br />
séduisant que le mille-pattes !<br />
village, est l’un des derniers-nés,<br />
propre et fonctionnel : télévision<br />
par satellite, douches, ventilateurs<br />
et, parfois, air conditionné en état<br />
de marche. Environ 50 € la<br />
chambre double pour 4 nuits.<br />
SOUKS<br />
A Hadibo, tapis bédouins<br />
traditionnels (beaux camaïeux<br />
de gris-beige rayés, mais fleurant<br />
la biquette) et sachets d’encens<br />
et de résine de sang-dragon<br />
à la boutique de l’Association<br />
des femmes ; miel sauvage juste<br />
à côté, à la boutique des<br />
apiculteurs de l’île. Dans le souk de<br />
Sanaa, superbe choix de soies et<br />
de cachemires fins au Al-Bahlawan<br />
Sa aa<br />
m e<br />
Yémen<br />
m<br />
o t<br />
S o a<br />
a a<br />
Center ; bijoux rares, coraux<br />
et anciens oculi d’albâtre<br />
à Caravanserai Antiques.<br />
NOTRE COUP DE CŒUR<br />
Savourer sous les étoiles le mérou<br />
fraîchement pêché et grillé sur le<br />
sable.<br />
LE BÉMOL<br />
Interdiction de rapporter la<br />
moindre pousse de sang-dragon :<br />
fouille à la sortie. Frustrant.<br />
LIRE<br />
En anglais : Socotra, de Catherine<br />
Cheung et Lyndon De Vantier<br />
(Kay Van Damme), une mine<br />
d’informations sur l’histoire et les<br />
traditions des Socotris. A dénicher<br />
à Hadibo ou à l’Astrolabe, à Paris<br />
(01.42.85.42.95) ; Yemen, Travel<br />
in Dictionary Land, de Tim<br />
Mackintosh-Smith (Hardcover),<br />
le point de vue passionné et<br />
plein d’humour d’un gentlemanécrivain-voyageur<br />
amoureux de<br />
l’Orient. En français, le guide Petit<br />
Futé Yémen (www.petitfute.com), qui<br />
consacre tout un chapitre pratique<br />
à Socotra. ■ J.-M. D.<br />
Socotra<br />
a a a<br />
a r<br />
Socotra<br />
a o<br />
a<br />
a r<br />
o<br />
10 km<br />
r r<br />
OLIVIER CAILLEAU