Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle?
Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle?
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94 Brian J. Levy<br />
Terre et du Ciel) 29 – et sa <strong>Farce</strong> du Meunier, où l’on trouve ce même Enfer,<br />
et ces mêmes diables nommés: Lucifer, Sathan, Astaroth, Berith. 30 Ce n’est<br />
pas tout. Dans une nota dans le mystère, on indique que <strong>la</strong> farce devait se<br />
jouer juste avant <strong>la</strong> grande scène de <strong>la</strong> mort du saint: l<strong>à</strong>, une troupe d’anges<br />
et de vierges descendent pour emporter en paradis l’âme du saint, que le<br />
diable avait convoitée en vain. 31 Est bien frappante l’antithèse dramatique<br />
réalisée par <strong>la</strong> juxtaposition des deux pièces: au meunier au lit hanté par<br />
son diablotin se succède le saint Martin au lit accueilli par une délégation<br />
céleste. 32 Comme le dit Tissier, cette farce est ‘une œuvre exceptionnelle’,<br />
dont les liens étroits avec le mystère ‘amènent un curieux dosage de dévotion<br />
et de licence’. 33<br />
La <strong>Farce</strong> du Meunier est assez joyeuse, surtout dans ses premières scènes<br />
de confrontation conjugale, mais elle est très longue, dépassant <strong>la</strong>rgement<br />
<strong>la</strong> moyenne du genre. Le remaniement du fabliau a du mal <strong>à</strong> s’intégrer<br />
dans une pièce déj<strong>à</strong> remplie d’éléments traditionnels, d’autant plus qu’il<br />
est scindé en deux par <strong>la</strong> longue scène de <strong>la</strong> confessio comique du meunier<br />
(vv. 382–429). L<strong>à</strong>, où Rutebeuf sait parfaitement réduire l’action comique<br />
<strong>à</strong> son essentiel narratif, encadré d’un prologue et d’une conclusion ironiques<br />
et allusifs, André de <strong>la</strong> Vigne manque plutôt de discipline dramatique. Pour<br />
faire rire, il redouble gratuitement les effets scatologiques (vv. 430–70), mais<br />
29 Il y a, dans le Mystère, trois grandes scènes de diablerie, suivies d’une suite de<br />
tentations ratées. Voir André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. A. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t,<br />
TLF, 277 (Genève: Droz, 1977), vv. 2076–2314, 5435–5516, 7951–8054, etc.<br />
30 Ces noms traditionnels servent <strong>à</strong> identifier les diables-personnages entrés sur scène,<br />
dans <strong>la</strong> farce comme dans le Mystère. Il va sans dire que, dans le récit bref de Rutebeuf,<br />
les diables restent anonymes. En ce qui concerne <strong>la</strong> mise en scène de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> du Meunier,<br />
Tissier propose (pp. 187–89) un diagramme logique, indiquant le passage de l’action entre<br />
<strong>la</strong> Terre et l’Enfer (<strong>la</strong> troisième mansio, celle du Ciel, étant absente de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>).<br />
31 André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t, après le v. 9879: ‘Nota<br />
qu’en ce passage conviendra jouer <strong>la</strong> farce’. Les scènes de <strong>la</strong> mort et de l’apothéose du<br />
saint se trouvent aux vv. 9880–10225.<br />
32 Ce contraste entre farce et mystère aurait été visualisé sur <strong>la</strong> scène par le sac rouge du<br />
diablotin et par <strong>la</strong> représentation b<strong>la</strong>nche de l’âme du bon saint (voir: Recueil de <strong>Farce</strong>s,<br />
éd. Tissier, t. IV, p. 181; André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t,<br />
p. 50).<br />
33 Recueil de <strong>Farce</strong>s (1450–1550), éd. Tissier, p. 177. On constatera <strong>encore</strong> un lien<br />
significatif – cette fois scatologique – entre notre farce (et, au-del<strong>à</strong> de celle-ci, le texte<br />
original du Pet au vi<strong>la</strong>in), et <strong>la</strong> Moralité de l’Aveugle et du Boiteux (éd. P. Lacroix,<br />
Recueil de farces, soties et moralités du quinzième siècle (Paris: Garnier, 1876), pp. 209–<br />
30). L’aveugle, qui porte le boiteux, ne peut plus supporter l’état surconstipé de son<br />
compagnon, et insiste que celui-ci descende <strong>à</strong> pied pour se sou<strong>la</strong>ger (“Trois moys y a, que<br />
ne chyas – Par mon serment! vous descendrez / Et yrez faire aucun pourtraict / D’ung<br />
estron, ou que vous vouldrez –”, vv. 96, 101–103). Cette coincidence du motif grossier du<br />
mal au ventre nous indique combien André se serait inspiré du fabliau de Rutebeuf, et<br />
non simplement dans sa farce.