Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle?

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92 Brian J. Levy ridicule du mundus inversus qui prépare bien le récit comique à suivre: les vilains sont tellement vilains qu’ils sont même exclus de l’enfer. . . Parti en mission pour récolter l’âme d’un vilain tombé gravement malade, un diablotin approche du lit, et tend un sac au cul du mourant. Relevant de la tradition populaire de la sortie anale de l’âme du corps humain, 19 ce geste grotesque a l’effet de ridiculiser à la fois le petit démon et le vilain. Ce dernier ayant ingurgité du bœuf à l’ail et de la graisse chaude, dans un dernier mais imprudent effort de se guérir, souffre maintenant tous les tourments, non de l’enfer anticipé, mais d’un mal à l’estomac. Angoissé, il se contorsionne, pendant que le diablotin impatient lui piétine le ventre gonflé pour sortir l’âme, et c’est ainsi qu’il parvient au vilain, au bout de tous ces efforts, de lâcher un seul pet énorme. 20 C’est le petit diablotin qui retient maintenant l’attention comique. Lui revient en enfer, emportant dans son sac ce pet qu’il prend pour l’âme du vilain défunt. Une fois le sac ouvert, le pet malodorant empeste tant l’enfer 21 que les diables rassemblés en conclave décrètent que désormais nul vilain ne sera admis chez eux. Ainsi Rutebeuf termine son conte sur un paradoxe comique: que faire de ces vilains, dont les âmes sont interdites de l’enfer comme du paradis? Il ne leur reste que de coasser en chœur avec les grenouilles, ou bien d’aller tout droit au purgatoire d’Audigier. 22 Malgré ses premières apparences scatologiques (Edmond Bastin et Julia Faral le jugent notamment indigne d’analyse), 23 le fabliau du Pet au vilain manifeste beaucoup des ‘vertus’ du genre. Reductio ad absurdum comique, ce récit bref plein d’ironie et de parodie fait preuve de l’invention littéraire du grand poète Rutebeuf. Il se laisse aussi découper, dans l’imagination des auditeurs et surtout dans la performance jongleresse, en une série de ‘micro- des Hochmittelalters (Stuttgart: Reclam, 1985), p. 285. 19Pour cette croyance médiévale, voir Cl. Gaignebet et J.-D. Lajoux, Art profane et religion populaire au moyen âge (Paris: PUF, 1985), s.v. ‘pet, péter’. 20On pourrait voir, dans cet état de constipation ridicule, une actualisation grossière de cette première image du vilain radin esquissée dans le prologue du fabliau. . . Pour l’emploi par Rutebeuf des artes du haut style poétique pour décrire cet épisode parfaitement vulgaire, voir K. Busby, ‘The respectable fabliau: Jean Bodel, Rutebeuf and Jean de Condé’, Reinardus 9 (1996), pp. 15–31 (p. 27). Non content de ces jeux langagers ou métaphoriques, Rutebeuf sait aussi jouer sur la forme d’un proverbe populaire: Trop estraindre fait cheoir, qu’il transforme effectivement (v. 50) en: Trop estraindre fait chier. . . 21Encore une ironie rutebovine, renversant la tradition de la puanteur autochtone du puits d’enfer. 22Ces deux allusions sont en fin de compte très bien choisies, car un coassement de grenouille ressemble bien à un pet, tandis que la parodie épique qu’est Audigier est un des poèmes les plus grossiers, les plus scatologiques de la littérature française du moyen âge (Cocuce, fief du héros éponyme, étant un pays de merde plutôt que de Cocaigne). 23Œuvres complètes de Rutebeuf, II, p. 305.

Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle? 93 épisodes’ dramatiques, dont chacun provoquera le rire: prologue au public (avec moquerie générale du vilain); vilain malade cloué au lit; diablotin tendant sac au cul; tourments du mal au ventre; diablotin piétinant; pet lâché; retour avec sac rempli; puanteur du pet libéré; conclave de diables, et ‘jugement dernier’; conclusion (Rutebeuf devant ses lecteurs, jongleur devant son public), et derniers rires. . . Passons à la représentation, en l’an 1496, à Seurre en Bourgogne, du grand Mystère de saint Martin du basochien André de la Vigne, accompagné, en entr’acte, de la Moralité de l’Aveugle et du boiteux, et de la Farce du Meunier de qui le diable emporte l’âme en enfer. 24 Dans cette dernière, André de la Vigne s’inspire évidemment du Pet au vilain, tout en transformant le paysan en meunier, et en reléguant l’action du fabliau de Rutebeuf au dernier tiers d’une pièce de presque 500 vers. 25 Pour le reste, il confectionne un bon drame domestique (ce qui explique la disparition du vilain, remplacé par un artisan plus embourgeoisé 26 ), dans lequel il ne manque pas d’introduire plusieurs procédés devenus typiques de la farce: ménage perturbé par la rivalité entre mari et femme; place de la cuisine, avec insistance sur l’alimentation; motif de la confession comique ‘à la Pathelin’; prêtreamant déguisé pour mieux parvenir; et thèmes scatologiques développés à plaisir (poussant beaucoup plus loin les deux présences du pet, sur lesquelles Rutebeuf a soin d’axer son fabliau). 27 Or, étant données toutes ces amplificationes farcesques, la question s’impose: pourquoi André de la Vigne aurait-il choisi ce fabliau de Rutebeuf? 28 A notre avis, ce serait pour la même raison qui fait du Pet au vilain un exemple insolite de son genre: c’est la présence de l’enfer et de tous les diables. A son tour, grâce à cet emprunt à l’œuvre de Rutebeuf, André a pu composer une farce unique (aucune autre farce ne mettant sur scène le Malin). La trouvaille d’André de la Vigne, c’est d’établir une correspondance notable entre son Mystère de saint Martin – où figurent, comme attendus, le diable et sa troupe dans leur mansion de l’Enfer (à côté des autres mansiones de la 24Pour raison d’intempéries, la mise en scène du Mystère fut reportée à un autre jour: ainsi, exceptionnellement, la Farce comique dut précéder la drame religieux. 25A part la donnée première du personnage tombé malade (évoquée dès le début de la farce), et celle de ses coliques (“A Dieu, le ventre!”, v. 19), on attendra les vv. 318–62, 374–81 et 430–90 [fin] pour reconnaître le fabliau de Rutebeuf. 26Le choix d’un meunier permettra aussi quelques plaisanteries traditionnelles contre ce métier (voir sa confession, vv. 409–26). 27Pour tous les thèmes farcesques de cette pièce, voir Recueil de Farces, éd. Tissier, t. IV, pp. 174–76. 28Notons, en passant, que cette pièce de Rutebeuf était bel et bien connue à l’époque tardive: dans le MS A, le titre Le pet au villain a été ajouté d’une main postérieure (fin du 14e / début du 15e s.).

92 Brian J. Levy<br />

ridicule du mundus inversus qui prépare bien le récit comique <strong>à</strong> suivre: les<br />

vi<strong>la</strong>ins sont tellement vi<strong>la</strong>ins qu’ils sont même exclus de l’enfer. . .<br />

Parti en mission pour récolter l’âme d’un vi<strong>la</strong>in tombé gravement ma<strong>la</strong>de,<br />

un diablotin approche du lit, et tend un sac au cul du mourant. Relevant<br />

de <strong>la</strong> tradition popu<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong> sortie anale de l’âme du corps humain, 19<br />

ce geste grotesque a l’effet de ridiculiser <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois le petit démon et le vi<strong>la</strong>in.<br />

Ce dernier ayant ingurgité du bœuf <strong>à</strong> l’ail et de <strong>la</strong> graisse chaude, dans un<br />

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non de l’enfer anticipé, mais d’un mal <strong>à</strong> l’estomac. Angoissé, il se<br />

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pour sortir l’âme, et c’est ainsi qu’il parvient au vi<strong>la</strong>in, au bout de tous ces<br />

efforts, de lâcher un seul pet énorme. 20<br />

C’est le petit diablotin qui retient maintenant l’attention comique. Lui<br />

revient en enfer, emportant dans son sac ce pet qu’il prend pour l’âme<br />

du vi<strong>la</strong>in défunt. Une fois le sac ouvert, le pet malodorant empeste tant<br />

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paradoxe comique: que faire de ces vi<strong>la</strong>ins, dont les âmes sont interdites de<br />

l’enfer comme du paradis? Il ne leur reste que de coasser en chœur avec les<br />

grenouilles, ou bien d’aller tout droit au purgatoire d’Audigier. 22<br />

Malgré ses premières apparences scatologiques (Edmond Bastin et Julia<br />

Faral le jugent notamment indigne d’analyse), 23 le fabliau du Pet au vi<strong>la</strong>in<br />

manifeste beaucoup des ‘vertus’ du genre. Reductio ad absurdum comique,<br />

ce récit bref plein d’ironie et de parodie fait preuve de l’invention littéraire<br />

du grand poète Rutebeuf. Il se <strong>la</strong>isse aussi découper, dans l’imagination des<br />

auditeurs et surtout dans <strong>la</strong> performance jongleresse, en une série de ‘micro-<br />

des Hochmitte<strong>la</strong>lters (Stuttgart: Rec<strong>la</strong>m, 1985), p. 285.<br />

19Pour cette croyance médiévale, voir Cl. Gaignebet et J.-D. Lajoux, Art profane et<br />

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de cette première image du vi<strong>la</strong>in radin esquissée dans le prologue du fabliau. . . Pour<br />

l’emploi par Rutebeuf des artes du haut style poétique pour décrire cet épisode parfaitement<br />

vulgaire, voir K. Busby, ‘The respectable fabliau: Jean Bodel, Rutebeuf and<br />

Jean de Condé’, Reinardus 9 (1996), pp. 15–31 (p. 27). Non content de ces jeux <strong>la</strong>ngagers<br />

ou métaphoriques, Rutebeuf sait aussi jouer sur <strong>la</strong> forme d’un proverbe popu<strong>la</strong>ire:<br />

Trop estraindre fait cheoir, qu’il transforme effectivement (v. 50) en: Trop estraindre fait<br />

chier. . .<br />

21Encore une ironie rutebovine, renversant <strong>la</strong> tradition de <strong>la</strong> puanteur autochtone du<br />

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grenouille ressemble bien <strong>à</strong> un pet, tandis que <strong>la</strong> parodie épique qu’est Audigier est un<br />

des poèmes les plus grossiers, les plus scatologiques de <strong>la</strong> littérature française du moyen<br />

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23Œuvres complètes de Rutebeuf, II, p. 305.

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