Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle?

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90 Brian J. Levy Si son article laisse donc à désirer, c’est parce que l’auteur ne porte suffisamment pas son attention au texte des deux fabliaux; il s’y est même trompé de chronologie, ignorant que Les Braies au cordelier (c. 1260–70) devance en fait Les Braies le prestre de Jean de Condé (première moitié du 14 e siècle). Les nettes distinctions qu’il fait entre fabliau et farce sont jusqu’à un certain point valables, si quelque peu évidentes. Avec la farce, on est bien dans le domaine de la représentation théâtrale et de la concentration sur une pièce “par personnages”: l’aspect physique (souvent grotesque) de l’un sera commenté par un autre, et c’est ainsi par son propre monologue libidineux (constituant le sermon joyeux de la pièce) que s’esquisse, dès son entrée en scène, la personnalité monstrueuse du Frère Guillebert. Toutes les péripéties narratives du fabliau se traduisent, dans la farce, par des personnages qui font leurs entrées ou qui quittent la scène, en débitant des monologues ou des apartés. Avec les fabliaux, on serait plutôt dans le monde de l’imagination. . . Ceci dit, il ne faut pas trop négliger (comme le fait Pinet) l’aspect performanciel de nos fabliaux. Dans les Braies au cordelier, par exemple, le dialogue constitue un bon tiers du texte, opposant tour à tour mari et femme, femme et amant, femme et frere mineur. Il y a beaucoup d’activité axée autour du lit conjugal, beaucoup de trucs comiques offerts par l’accessoire indispensable (imaginé, ou même au besoin réel) des braies éponymes. Il y a aussi, d’un bout à l’autre du texte, toute une série d’expressions adverbiales désignant la vitesse, voire l’urgence, le tout accompagné de petits apartés sournois. 12 Ainsi, tout est en place pour valoriser une belle performance mimique, gestuelle ou vocalisée de la part du jongleur. C’est cet aspect ‘vivant’ de la performance jongleresque, peut-être, qui nous permettra de mieux rapprocher le fabliau de la farce, car, dans ce domaine et à maints égards, ces deux machines à rire n’en font qu’une. Nos deux genres comiques sont certes différents l’un de l’autre, mais afin d’en faire maintenant l’étude vraiment comparatiste, il vaudrait mieux mettre de côté la problématique des ‘analogues’ ou des ‘familles’, pour regarder de plus près deux exemples de farces du moyen âge tardif qui sont bel et bien des rédactions directes de fabliaux connus. Or ce remaniement est fort différent dans l’un et l’autre cas. N’oublions pas qu’une grande distinction entre fabliau et farce réside autant dans le contexte de la mise en scène de cette dernière que dans le fait générique de sa composition théâtrale. La farce est là pour être littéralement ‘farcie’, en compagnie d’une petite Moralité, dans la plus longue et très-pieuse matière d’une grande pièce religieuse, 12 Pour une liste commentée de ces motifs, qui avancent prestement le récit d’un épisode à l’autre, voir Les Braies au Cordelier, éd. O’Gorman, p. 15).
Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle? 91 un Mystère ou une Passion. . . Là, où nous constatons une forte mouvance entre les deux textes comiques, ce seraient ces données pratiques, même idéologiques, qui semblent entrer en jeu. Notre premier exemple binaire est celui du fabliau du Pet au vilain 13 et de la farce du Meunier de qui le diable emporte l’âme en enfer. 14 Le Pet au vilain de Rutebeuf constitue un excellent point fixe de départ, car cette œuvre reconnue d’un grand poète du 13 e siècle nous offre, dans les quatre manuscrits qui la conservent, un texte pratiquement sans variantes. 15 Ce fabliau forme l’un des battants d’un triptyque narratif peu commun dans le corpus des contes à rire, ayant pour sujet le paradis et l’enfer, et dont les deux autres battants sont représentés par Le Vilain qui conquist paradis par plait et par Saint Pierre et le jongleur. 16 Chacun de ces trois contes nous offre une subversion comique du thème solennel de la mort et du salut. Dans Le Vilain qui conquist. . . , pour gagner son siège au grand paradis, l’âme gouailleuse et débrouillarde du vilain éponyme sait bien riposter, tour à tour, aux objections des saints Pierre, Paul et Thomas, et enfin du Bon Dieu lui-même. Cet élément ludique est encore plus marqué dans Saint Pierre et le jongleur, où pour racheter toutes les âmes perdues en enfer, le bon saint joue magistralement aux dés avec le jongleur incompétent, à qui le diable en avait confié la charge. 17 Dans son Pet au vilain (à 76 vers, de loin le plus court des trois contes), ce sera au moyen de la scatologie que Rutebeuf démolira la norme eschatologique. . . Son prologue pseudo-homilétique passe de l’affirmation pieuse du paradis céleste ouvert aux seuls charitables de ce monde, à un assaut moqueur contre ces vilains qui refusent la dîme à l’ Église (et qui seront donc exclus du paradis). Ici – comme partout dans son œuvre – Rutebeuf allie la parodie à la satire sociale. Son pastiche d’un sermon contre les sans-Dieu rapaces se transforme en une évocation du paysan traditionnel: radin et proprement ‘vilain’. 18 Le prologue se termine par un exemple parfaitement 13Nouveau Recueil Complet des Fabliaux (NRCF), éd. W. Noomen et N. Van Den Boogaard, 10 vols (Assen: Van Gorcum, 1983–98), V/55; Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. E. Faral et J. Bastin, 2 vols (Paris: Picard, 1969), II, pp. 305–308. 14Recueil de Farces (1450–1550), éd. A. Tissier, t. IV (Genève: Droz, 1989), no. 22 (pp. 169–243). 15Ce texte fait d’autant plus autorité formelle qu’il se trouve dans deux des grands ‘recueils classiques’ de fabliaux (MSS A et E), ainsi que dans le manuscrit rutebovin le plus complet (L). 16NRCF, V/39, I/3. 17Pour une étude de ce fabliau parodique du motif du Passage du Christ en enfer, voir D.D.R. Owen, ‘The element of parody in Saint Pierre et le jongleur’, French Studies 9 (1955), pp. 60–63. 18Le NRCF ne reconnaît dans ces premiers vers aucune parodie précise (t. 5, p. 445), mais voir l’édition allemande d’Albert Gier, Fabliaux. Französische Schwankerzählungen
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