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Traduire pour la scène : le Projet T.E.R.I. - Savoirs Textes Langage

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<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> : <strong>le</strong> <strong>Projet</strong> T.E.R.I.<br />

Ida PORFIDO<br />

Université de Bari<br />

[Università degli studi di Bari],<br />

Italie<br />

Résumé<br />

Nous désirons rendre compte d’une expérience de traduction théâtra<strong>le</strong> se<br />

situant à mi-chemin entre <strong>la</strong> théorie et <strong>la</strong> pratique traductionnel<strong>le</strong>. Le projet<br />

« <strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> », issu en 2005 du partenariat entre trois institutions de<br />

Bari (Italie), s’inscrit dans un projet plus vaste, « T.E.R.I. », <strong>la</strong>ncé par<br />

l’Ambassade de France à Rome dans <strong>le</strong> but de faire connaître et de diffuser <strong>la</strong><br />

dramaturgie française contemporaine en Italie.<br />

Nous estimons qu’une illustration de cette expérience <strong>pour</strong>rait s’avérer<br />

intéressante <strong>pour</strong> différentes raisons : a) el<strong>le</strong> met en jeu des compétences<br />

culturel<strong>le</strong>s très variées ; b) el<strong>le</strong> constitue l’un des rares exemp<strong>le</strong>s de traduction<br />

col<strong>le</strong>ctive et, qui plus est, dans un domaine assez négligé par <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion<br />

théorique ; c) el<strong>le</strong> représente <strong>pour</strong> <strong>le</strong>s étudiants une chance inouïe de suivre <strong>le</strong><br />

parcours idéa<strong>le</strong>ment comp<strong>le</strong>t, de <strong>la</strong> <strong>scène</strong> à l’édition, d’un texte dramaturgique<br />

étranger, de même qu’el<strong>le</strong> fournit aux chercheurs <strong>la</strong> possibilité d’analyser <strong>le</strong>s<br />

écarts entre une traduction « représentée » et une traduction « imprimée ».<br />

Nous allons ici rendre compte d’une expérience de traduction<br />

littéraire, et plus précisément théâtra<strong>le</strong>, se situant à mi-chemin entre<br />

<strong>la</strong> théorie et <strong>la</strong> pratique traductionnel<strong>le</strong>. Il y sera question du projet<br />

Tradurre per <strong>la</strong> scena (« <strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> »), issu en 2005 du<br />

partenariat entre trois institutions de Bari (Italie) – l’Alliance<br />

française, <strong>le</strong> théâtre Kismet OperA et <strong>le</strong> Dipartimento di Lingue e<br />

Letterature Romanze e Mediterranee de l’université – et<br />

s’inscrivant dans un programme plus vaste (T.E.R.I. : Traduction,<br />

Edition, Représentation, Italie), ainsi que dans un projet très


2 Ida PORFIDO<br />

ambitieux, Face à face – Paro<strong>le</strong>s de France <strong>pour</strong> <strong>scène</strong>s d’Italie,<br />

<strong>la</strong>ncés à l’échel<strong>le</strong> nationa<strong>le</strong> par l’Ambassade de France à Rome<br />

dans <strong>le</strong> but de faire connaître et de diffuser <strong>la</strong> dramaturgie française<br />

contemporaine en Italie 1 .<br />

Depuis trois ans déjà, en effet, nous avons constitué à<br />

l’université un groupe de traduction théâtra<strong>le</strong> (formé d’une<br />

quinzaine d’étudiants environ), qui a travaillé à une version<br />

italienne des trois textes tour à tour sé<strong>le</strong>ctionnés par <strong>le</strong>s<br />

responsab<strong>le</strong>s français du projet, à savoir L’Infusion de Pauline<br />

Sa<strong>le</strong>s (2004, Besançon, Les Solitaires intempestifs), Cet enfant de<br />

Joël Pommerat (2005, Paris, Actes Sud-Papiers) et Fairy queen<br />

d’Olivier Cadiot (2002, Paris, P.O.L.) 2 . Au-delà de l’expérience de<br />

1 Né en 2005, <strong>le</strong> projet Face à face a eu, dès <strong>le</strong> début, un succès incontestab<strong>le</strong>.<br />

Au-delà de <strong>la</strong> diversité des systèmes de production et des écritures dramatiques,<br />

au-delà de tout ce qui a pu séparer nos deux pays, ces dernières années, dans <strong>le</strong><br />

domaine du spectac<strong>le</strong> vivant, <strong>le</strong> théâtre a toujours été, depuis Molière et <strong>la</strong><br />

Commedia dell’arte, un point de contact, de dialogue, d’échanges nourris entre <strong>la</strong><br />

France et l’Italie. Le théâtre se trouve véritab<strong>le</strong>ment au cœur de <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion<br />

culturel<strong>le</strong> qui unit nos deux nations. En 2008, <strong>le</strong> projet s’est é<strong>la</strong>rgi, recueil<strong>la</strong>nt<br />

peu à peu l’adhésion de tous <strong>le</strong>s théâtres italiens s’intéressant à <strong>la</strong> <strong>scène</strong><br />

contemporaine. Aussi, lors de sa seconde édition, <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s de Mi<strong>la</strong>n, Rome,<br />

Bologne, Pa<strong>le</strong>rme, Florence, Bari, Nap<strong>le</strong>s, Gênes et Turin ont-el<strong>le</strong>s participé à<br />

l’aventure. Cette année, <strong>le</strong> projet s’enrichira d’une édition française, qui aura lieu<br />

en même temps que l’édition italienne et sera promue par l’Ente Teatra<strong>le</strong> Italiano<br />

et l’Institut culturel italien de Paris, à travers <strong>la</strong> présentation à Paris et dans<br />

d’autres vil<strong>le</strong>s de dix pièces représentatives de <strong>la</strong> dramaturgie italienne<br />

contemporaine, en col<strong>la</strong>boration avec <strong>le</strong>s théâtres et <strong>le</strong>s opérateurs français. C’est<br />

ainsi, avec <strong>le</strong> soutien de l’Ente Teatra<strong>le</strong> Italiano, Culturesfrance, <strong>la</strong> Régon<br />

Latium, <strong>la</strong> Vil<strong>le</strong> de Mi<strong>la</strong>n, <strong>la</strong> Fondation culturel<strong>le</strong> franco-italienne « Nuovi<br />

mecenati », <strong>la</strong> SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) et<br />

l’Atelier européen de <strong>la</strong> Traduction – Scène Nationa<strong>le</strong> d’Orléans, que naîtra un<br />

véritab<strong>le</strong> programme de coopération bi<strong>la</strong>téra<strong>le</strong>, appelé, sur <strong>la</strong> base d’une<br />

réciprocité acceptée et fructueuse, à s’ancrer dans <strong>la</strong> durée dans ces deux pays où<br />

<strong>le</strong> théâtre a toujours été roi. Cf. http://www.franceitalia.it/SPETTACOLI/face_à.php?c=6068&m=6&l=it<br />

2 La pièce de Marie NDiaye, Rien d’humain (2004, Besançon, Les Solitaires<br />

intempestifs) sera l’objet d’étude de l’édition 2008-2009.


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 3<br />

traduction proprement dite, <strong>le</strong>s participants au <strong>la</strong>boratoire ont eu<br />

l’opportunité non seu<strong>le</strong>ment de rencontrer à plusieurs reprises <strong>le</strong>s<br />

metteurs en <strong>scène</strong> et <strong>le</strong>s acteurs chargés de représenter ces trois<br />

textes, mais aussi d’entrer en contact avec <strong>la</strong> dimension plus<br />

proprement productive du théâtre, en participant aux différentes<br />

phases de <strong>la</strong> mise en <strong>scène</strong> comme assistants à <strong>la</strong> dramaturgie. Ils<br />

ont éga<strong>le</strong>ment pu suivre <strong>le</strong>s répétitions, apporter des correctifs à <strong>la</strong><br />

traduction préparée lors du travail en commun, voire poser des<br />

questions aux auteurs. Bref, faire <strong>le</strong> tour des déclinaisons du mot<br />

« traduction » en situation théâtra<strong>le</strong>. De plus, <strong>le</strong> texte italien à<br />

chaque fois fait l’objet d’une publication dans une édition bilingue<br />

souvent accompagnée d’une préface et d’une note du traducteur, à<br />

l’intérieur d’une col<strong>le</strong>ction expressément créée par <strong>le</strong> Département<br />

et intitulée Tradurr@.<br />

Or nous estimons qu’une illustration de cette expérience<br />

<strong>pour</strong>rait susciter l’intérêt des spécialistes de <strong>la</strong> traduction, et ce<strong>la</strong><br />

<strong>pour</strong> différentes raisons : a) el<strong>le</strong> met en jeu des compétences<br />

culturel<strong>le</strong>s très variées (d’ordre linguistique, stylistique,<br />

dramaturgique, sémiotique, pragmatique, pédagogique, etc.) ;<br />

b) el<strong>le</strong> constitue l’un des rares exemp<strong>le</strong>s de traduction col<strong>le</strong>ctive et,<br />

qui plus est, dans un domaine très négligé par <strong>la</strong> réf<strong>le</strong>xion<br />

théorique, à savoir celui du théâtre, où <strong>le</strong>s quelques considérations<br />

exprimées par <strong>le</strong>s traducteurs impliquent <strong>la</strong> plupart du temps <strong>le</strong><br />

recours à une méthodologie pensée <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre aussi bien que<br />

<strong>pour</strong> <strong>la</strong> prose, sans aucune distinction de genre ; c) dans une<br />

optique centrée sur l’enseignement des savoirs sectoriels (dont <strong>la</strong><br />

littérature, bien entendu, fait partie), el<strong>le</strong> représente <strong>pour</strong> <strong>le</strong>s<br />

étudiants une chance inouïe de suivre <strong>le</strong> parcours idéa<strong>le</strong>ment<br />

comp<strong>le</strong>t, de <strong>la</strong> <strong>scène</strong> à l’édition, d’un texte dramaturgique venant<br />

d’une culture autre, de même qu’el<strong>le</strong> fournit aux chercheurs, d’un<br />

point de vue plus scientifique, <strong>la</strong> possibilité d’analyser <strong>le</strong>s écarts<br />

entre une traduction « représentée », où <strong>le</strong>s équiva<strong>le</strong>nces<br />

dynamiques jouent un rô<strong>le</strong> prépondérant, et une traduction


4 Ida PORFIDO<br />

« imprimée », où <strong>le</strong>s équiva<strong>le</strong>nces formel<strong>le</strong>s sont sans doute<br />

prioritaires (Anderson 1984 : 232).<br />

Nous allons donc évoquer et discuter certains problèmes<br />

spécifiques qui ont émergé lors de nos séminaires de traduction et<br />

qui relèvent tant d’une linguistique, voire d’une stylistique<br />

contrastive, que d’une approche foncièrement dramaturgique. Il en<br />

ressortira que <strong>la</strong> traduction théâtra<strong>le</strong> (comme toute traduction<br />

littéraire) ne se réduit pas à une simp<strong>le</strong> opération translinguistique ;<br />

el<strong>le</strong> engage aussi, et bien en profondeur, une stylistique, une<br />

pragmatique et une culture. <strong>Traduire</strong> serait alors une des manières<br />

de lire et d’interpréter un texte en passant par une autre <strong>la</strong>ngue, et<br />

traduire <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong>, en particulier, reviendrait à passer par tous<br />

<strong>le</strong>s « <strong>la</strong>ngages de <strong>la</strong> <strong>scène</strong> » (moyens acoustiques, intonatifs,<br />

gestuels, mimiques…).<br />

Dans notre cas d’espèce, si <strong>la</strong> traduction de L’Infusion n’a pas<br />

présenté de difficultés notab<strong>le</strong>s – en-dehors de <strong>la</strong> résistance<br />

habituel<strong>le</strong> qu’oppose une <strong>la</strong>ngue <strong>pour</strong> accueillir, dans ses propres<br />

mots, une pensée qui s’est coulée dans un <strong>le</strong>xique et une syntaxe<br />

autres –, traduire Cet enfant de Pommerat et Fairy queen de Cadiot,<br />

en revanche, s’est avéré une véritab<strong>le</strong> gageure. Mais procédons par<br />

ordre.<br />

La pièce de Sa<strong>le</strong>s est écrite comme une partition, dont on<br />

<strong>pour</strong>rait soutenir qu’el<strong>le</strong> est austère 3 . Un dimanche soir, un salon,<br />

un coup<strong>le</strong> : Lui et El<strong>le</strong>. L’homme s’écrou<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> canapé, <strong>la</strong> femme<br />

va surveil<strong>le</strong>r ses enfants endormis, un inconnu s’invite, l’Autre. On<br />

comprend qu’il veut aider <strong>la</strong> femme. El<strong>le</strong> est morte, suicidaire,<br />

mais n’admet pas sa mort, alors l’inconnu (un ange ? un revenant ?)<br />

va tenter de <strong>la</strong> persuader à tout abandonner, sans regrets ni<br />

3 L’Infusion a été créée en 2004, dans <strong>le</strong> cadre de « Cartel », <strong>pour</strong> <strong>la</strong> cinquième<br />

édition du festival Temps de Paro<strong>le</strong>s organisé par <strong>la</strong> Comédie de Va<strong>le</strong>nce.<br />

L’objectif du projet était celui de réunir dramaturges, metteurs en <strong>scène</strong>, acteurs<br />

et autres artistes autour d’une thématique commune, <strong>le</strong>s fantômes.


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 5<br />

remords. Le seul vivant de <strong>la</strong> pièce, Lui, est contraint par l’auteur à<br />

se répéter sans cesse, de façon presque hypnotique. Alors <strong>le</strong>s<br />

quiproquos surgissent, brutalisant <strong>le</strong>s êtres. D’où <strong>le</strong> charme cruel<br />

qui se dégage de cette nuit troublée par <strong>le</strong> doute et <strong>la</strong> dou<strong>le</strong>ur. Car<br />

<strong>la</strong> construction en spira<strong>le</strong> et <strong>le</strong> ressassement des répliques et des<br />

gestes (répondre au téléphone, prendre des médicaments, préparer<br />

une tisane…) opèrent une fascination sur <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur/spectateur qui<br />

est <strong>la</strong>issé à son inquiétude et à ses interrogations.<br />

Si, à première <strong>le</strong>cture, L’Infusion peut paraître un texte<br />

simp<strong>le</strong>, dépouillé, presque transparent, en réalité <strong>le</strong>s nombreuses<br />

interprétations auxquel<strong>le</strong>s il a été soumis pendant <strong>le</strong> travail de<br />

préparation à <strong>la</strong> traduction en ont peu à peu révélé l’extrême<br />

comp<strong>le</strong>xité, jusqu’à <strong>le</strong> rendre mystérieux, allusif, stratifié. Voilà<br />

<strong>pour</strong>quoi, en ce qui concerne <strong>le</strong> titre, nous avons préféré au plus<br />

immédiat infuso <strong>le</strong> terme abstrait infusione, qui a des acceptions<br />

différentes en italien, et particulièrement évocatrices, d’ordre<br />

scientifique aussi bien que liturgique et théologique (Porfido 2006).<br />

Ensuite, il nous a fallu prendre une décision concernant <strong>le</strong>s<br />

référents culturels, question qui a vite éveillé l’attention de tous. En<br />

principe, <strong>le</strong> traducteur peut choisir de préserver <strong>le</strong>s allusions à <strong>la</strong><br />

culture-source, en évitant d’adapter <strong>le</strong>s références culturel<strong>le</strong>s à <strong>la</strong><br />

culture-cib<strong>le</strong>, comme dans <strong>la</strong> réplique ci-dessous (que l’on retrouve<br />

dans <strong>la</strong> version écrite/publiée de <strong>la</strong> pièce) :<br />

LUI – Je <strong>la</strong>isse <strong>le</strong>s enfants chez mes parents. La campagne <strong>le</strong>ur fera du<br />

bien.<br />

L’AUTRE – J’aime bien <strong>le</strong> Limousin, c’est calme vraiment, mais <strong>pour</strong> des<br />

enfants.<br />

LUI – Lascio i bambini dai miei. La campagna gli farà bene.<br />

L’ALTRO – Mi piace il Limousin, è calmo davvero, ma per dei bambini.<br />

Mais en choisissant cette solution, c’est-à-dire en refusant de<br />

dép<strong>la</strong>cer <strong>le</strong>s protagonistes dans un milieu propre à <strong>la</strong> culture<br />

d’arrivée, on court <strong>le</strong> risque d’incompréhension de <strong>la</strong> part du


6 Ida PORFIDO<br />

public. Le traducteur peut alors choisir d’adapter, c’est-à-dire de<br />

gommer <strong>le</strong>s aspects exotiques et de normaliser ainsi <strong>la</strong> situation<br />

culturel<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> cas évoqué, il suffirait de changer <strong>le</strong> Limousin<br />

en Molise, <strong>la</strong> région de l’Italie du Centre qui est réputée <strong>pour</strong> son<br />

calme et <strong>pour</strong> ses paysages ruraux, l’équiva<strong>le</strong>nt, en quelque sorte,<br />

de <strong>la</strong> France profonde, ou bien, tout simp<strong>le</strong>ment, de mettre l’accent<br />

sur <strong>le</strong> mot « campagne » sans avoir recours à des toponymes. C’est<br />

justement ce que <strong>le</strong> metteur en <strong>scène</strong> de <strong>la</strong> version italienne de <strong>la</strong><br />

pièce, Mariano Dammacco, a envisagé dans son brouillon<br />

d’adaptation, un document très important et révé<strong>la</strong>teur à nos yeux,<br />

puisqu’il garde <strong>le</strong>s traces de bien des approximations, changements,<br />

voire éliminations effectués sur <strong>le</strong> corps vivant, en mouvement, du<br />

texte (Jacquet 2004 : VIII) 4 .<br />

À vrai dire, lors de <strong>la</strong> mise en espace, d’autres modifications<br />

on été apportées au texte italien <strong>pour</strong> que <strong>la</strong> pièce puisse être<br />

immédiatement intelligib<strong>le</strong> au public. Le menu du petit déjeuner,<br />

par exemp<strong>le</strong>, a été « italianisé », ainsi que <strong>le</strong>s noms des<br />

tranquillisants mentionnés :<br />

ELLE – […] je vais faire des œufs brouillés avec des toasts, je vais faire<br />

des crêpes garnies de sirop.<br />

ELLE – […] preparerò caffel<strong>la</strong>tte e succo di frutta, biscotti e marmel<strong>la</strong>ta,<br />

ciambel<strong>le</strong> al ciocco<strong>la</strong>to.<br />

ELLE – […] Tofranil, équanyl, <strong>le</strong>xomyl, xanax, témesta, mogadon,<br />

stillnox.<br />

ELLE – […] Tofranil, control, <strong>le</strong>xotan, xanax, lorazepan, mogadon,<br />

stillnox.<br />

De plus, certaines marques d’oralité plus appropriées, avec<br />

quelques interca<strong>la</strong>ires plus idiomatiques, se sont petit à petit<br />

4 Malheureusement, il n’existe aucune version publiée du canevas en question.<br />

Nous n’en possédons qu’une ébauche à peine esquissée et quelques notes éparses<br />

prises lors des rencontres entre <strong>le</strong>s participants au <strong>la</strong>boratoire de traduction et <strong>le</strong>s<br />

praticiens du théâtre.


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 7<br />

imposés : « Ci si può sbagliare d’accordo » / « Ci si può sbagliare<br />

no ? » ; « basta con » / « smetti<strong>la</strong> con » ; « spiacente » / « mi<br />

dispiace ».<br />

Ce<strong>la</strong> dit, une troisième solution, qui serait <strong>la</strong> voie<br />

intermédiaire, et d’ail<strong>le</strong>urs <strong>la</strong> plus fréquemment pratiquée, consiste<br />

à transiger entre <strong>le</strong>s deux cultures. P. Pavis (1990 : 157) considère<br />

qu’un traducteur doit être à l’origine d’un texte capab<strong>le</strong> d’être « un<br />

corps conducteur » entre <strong>le</strong>s deux cultures, de ménager proximité et<br />

éloignement, familiarité et étrangeté. S. Durastanti (2002 : 139),<br />

quant à el<strong>le</strong>, par<strong>le</strong> à ce sujet d’« acclimatation tempérée<br />

d’excentricité ». Ainsi, dans <strong>le</strong> grand fina<strong>le</strong> de L’Infusion, truffé de<br />

clins d’œil à Godard et Rabe<strong>la</strong>is, avons-nous choisi de sauvegarder<br />

<strong>le</strong>s allusions propres à l’univers culturel de <strong>la</strong> pièce (<strong>la</strong> très<br />

française « substantifique moel<strong>le</strong> », par exemp<strong>le</strong>) et de recréer en<br />

italien <strong>la</strong> rime de <strong>la</strong> chute, au prix de paraître très infidè<strong>le</strong>s à <strong>la</strong><br />

<strong>le</strong>ttre. Pour <strong>la</strong> première fois, en fait, et qui plus est in extremis, au<br />

moment de se faire <strong>le</strong>urs adieux, <strong>le</strong>s deux époux protagonistes de <strong>la</strong><br />

pièce parviennent à s’avouer <strong>le</strong>ur amour, à communiquer sans<br />

déca<strong>la</strong>ges fâcheux, ni interférences ou ambiguïtés de sorte. Et ce<strong>la</strong><br />

nous a paru non seu<strong>le</strong>ment très beau et attendrissant, mais ayant <strong>la</strong><br />

priorité sur tout autre aspect.<br />

Du point de vue de <strong>la</strong> pratique théâtra<strong>le</strong>, de répétition en<br />

répétition, nous avons mesuré combien <strong>le</strong> travail solitaire<br />

d’approfondissement de chaque acteur, d’intériorisation, <strong>pour</strong>rionsnous<br />

dire, s’alternait avec <strong>le</strong> travail des acteurs entre eux et avec <strong>le</strong><br />

metteur en <strong>scène</strong>. Chacun creusait son rô<strong>le</strong> puis se présentait à <strong>la</strong><br />

confrontation ; et alors intervenaient de nouvel<strong>le</strong>s formes de<br />

médiation, après une sorte de brain-storming amp<strong>le</strong>, varié, car il<br />

fal<strong>la</strong>it convaincre <strong>le</strong>s autres comédiens, avant même de séduire <strong>le</strong><br />

public. Comme tout acte de traduction littéraire, en fait, <strong>le</strong> travail<br />

de l’acteur se distingue par <strong>la</strong> <strong>le</strong>nteur, <strong>le</strong> creusement, <strong>le</strong> retour<br />

permanent sur <strong>le</strong> texte de départ, en somme par un parcours à<br />

rebours si on <strong>le</strong> compare à celui fait par l’auteur, en une tentative<br />

de porter à <strong>la</strong> surface ce que l’auteur a enfoui dans son texte.


8 Ida PORFIDO<br />

L’interprétation théâtra<strong>le</strong> nous est ainsi apparue comme l’art de <strong>la</strong><br />

décantation après <strong>la</strong> mise en commun, l’art de <strong>la</strong>isser s’imposer une<br />

évidence parfois inattendue mais qui devient incontournab<strong>le</strong> au fil<br />

du temps et des répétitions.<br />

Avec cel<strong>le</strong>s-ci, en effet, commence, un travail spécifique lié à<br />

l’instal<strong>la</strong>tion <strong>le</strong>nte et progressive d’une mise en <strong>scène</strong> : décor,<br />

éc<strong>la</strong>irage, animation musica<strong>le</strong> et/ou visuel<strong>le</strong>, costumes, gestualité et<br />

dép<strong>la</strong>cement sur <strong>scène</strong> des comédiens. Les questions que <strong>la</strong> troupe<br />

s’est posées au sujet de L’Infusion ont été nombreuses : quel est <strong>le</strong><br />

niveau social envisageab<strong>le</strong> du coup<strong>le</strong> ? comment faire comprendre<br />

matériel<strong>le</strong>ment qui est vivant et qui est mort ? comment mettre<br />

d’emblée en évidence <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> mort et <strong>le</strong> personnage en vie ? se<br />

trouve-t-on bien <strong>le</strong> soir de l’enterrement si, en effet, <strong>la</strong> <strong>scène</strong> se<br />

dérou<strong>le</strong> un dimanche ? Comme il arrive <strong>la</strong> plupart du temps, des<br />

solutions ont été proposées puis abandonnées, ou transformées et<br />

gardées : en fait, <strong>le</strong> groupe des traducteurs est surtout intervenu au<br />

niveau des suggestions concernant <strong>le</strong> décor, <strong>la</strong> musique ou <strong>la</strong> ligne<br />

généra<strong>le</strong> des interprétations. Peu à peu, <strong>la</strong> pièce se construisait et<br />

nous « échappait », puisqu’el<strong>le</strong> se refermait sur <strong>le</strong> coup<strong>le</strong><br />

comédiens-metteur en <strong>scène</strong>, avec des interactions très fortes et très<br />

rapides entre eux, susceptib<strong>le</strong>s de nous « évincer » 5 . C’était<br />

d’ail<strong>le</strong>urs <strong>la</strong> consigne, et ce<strong>la</strong> dès <strong>le</strong> début de l’opération : <strong>la</strong> bouc<strong>le</strong><br />

al<strong>la</strong>it bientôt se bouc<strong>le</strong>r dans un lieu propre, <strong>la</strong> sal<strong>le</strong> de théâtre. Au<br />

bout du parcours, <strong>la</strong> pièce était enfin confiée aux bons soins d’une<br />

poignée de praticiens avisés qui, par <strong>la</strong> même occasion, nous<br />

permettaient de recouvrer notre rô<strong>le</strong> de spectateurs émus...<br />

La deuxième pièce sur <strong>la</strong>quel<strong>le</strong> nous avons travaillé de<br />

concert, Cet enfant, est une œuvre vio<strong>le</strong>nte et poignante, qui touche<br />

juste et montre, sans l’intervention d’aucun jugement moral,<br />

5 « L’imminenza dell’hic et nunc », écrit S. Boselli (1996: 69) à ce propos,<br />

« agisce nel teatro come un formidabi<strong>le</strong> catalizzatore di energie e decisioni<br />

necessarie ».


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 9<br />

l’inextricab<strong>le</strong> comp<strong>le</strong>xité des rapports parents-enfants. Des<br />

séquences brèves, mais terrib<strong>le</strong>s, se succèdent : <strong>la</strong> jeune paumée<br />

enceinte qui attend <strong>le</strong> salut de son enfant, puis <strong>le</strong> donne, à peine né,<br />

à des voisins de palier ; l’ado<strong>le</strong>scent qui insulte <strong>le</strong> père chômeur ;<br />

des mères célibataires qui vont reconnaître à <strong>la</strong> morgue <strong>le</strong> corps<br />

d’un gamin fugueur, <strong>le</strong>ur fils peut-être ; une petite fil<strong>le</strong> de parents<br />

divorcés qui ne veut plus voir son père ; une mère dépressive qui<br />

supplie son petit garçon de ne pas al<strong>le</strong>r à l’éco<strong>le</strong> <strong>pour</strong> rester avec<br />

el<strong>le</strong> ; une autre qui s’excuse, après des années, d’avoir été trop<br />

sévère… Avec des mots qui cognent et ébran<strong>le</strong>nt vio<strong>le</strong>mment <strong>le</strong><br />

spectateur, Pommerat dénude jusqu’à <strong>la</strong> chair, là où ça fait mal, <strong>le</strong>s<br />

liens de parenté. L’amour, <strong>la</strong> culpabilité, <strong>le</strong>s chantages, <strong>le</strong>s peurs,<br />

<strong>le</strong>s rancœurs refoulées, <strong>le</strong>s espoirs, <strong>le</strong>s reproches, <strong>la</strong> détresse… Les<br />

personnages, durs et vulnérab<strong>le</strong>s à <strong>la</strong> fois, souvent égoïstes,<br />

ma<strong>la</strong>droits, terrib<strong>le</strong>ment humains, se débattent avec <strong>le</strong>urs non-dits<br />

et <strong>le</strong>urs contradictions, <strong>le</strong>urs rêves de bonheur et <strong>le</strong>urs frustrations.<br />

D’un point de vue dramaturgique, cette pièce présente une<br />

structure très fragmentaire (el<strong>le</strong> comporte dix épisodes de longueur<br />

différente, avec une alternance nette de monologues et de<br />

dialogues) et met en <strong>scène</strong> un grand nombre de personnages,<br />

hétérogènes de par <strong>le</strong>ur âge, sexe, profession, provenance<br />

géographique et appartenance socia<strong>le</strong> (bien qu’unis par de<br />

semb<strong>la</strong>b<strong>le</strong>s angoisses, difficultés re<strong>la</strong>tionnel<strong>le</strong>s et inaptitudes<br />

existentiel<strong>le</strong>s) caractérisés par une élocution individualisée, faite de<br />

tons particuliers, de nuances bien précises, de tics <strong>la</strong>ngagiers. Si<br />

l’on choisit comme situation emblématique <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 9, cel<strong>le</strong> où<br />

deux femmes du peup<strong>le</strong> se trouvent confrontées à l’hypothèse<br />

tragique de <strong>la</strong> mort de <strong>le</strong>ur enfant, nous pouvons dire que nous<br />

avons essayé de sauvegarder dans notre traduction <strong>la</strong><br />

« p<strong>la</strong>usibilité » des expressions utilisées, souvent idiomatiques,<br />

familières ou carrément vulgaires, moyennant quelques petites<br />

précautions en lien avec l’italien d’aujourd’hui, à savoir : de<br />

légères incorrections grammatica<strong>le</strong>s alimentant des redondances à<br />

caractère expressif (C’est normal on <strong>le</strong>s aime nos fils / È norma<strong>le</strong>


10 Ida PORFIDO<br />

noi i nostri figli li amiamo), l’alternance de subjonctifs normatifs et<br />

d’indicatifs d’emploi courant (Pourquoi est-ce que ce visage me<br />

par<strong>le</strong>rait autant si ce n’était pas mon fils ? / Perché altrimenti quel<br />

viso mi direbbe tanto se non fosse mio figlio ? et Si c’était lui tu<br />

l’aurais vu immédiatement / Se era lui l’avresti visto<br />

immediatamente ), d’occasionnel<strong>le</strong>s exc<strong>la</strong>mations à caractère<br />

religieux qui, paraît-il, reflètent parfaitement <strong>le</strong>s habitudes<br />

<strong>la</strong>ngagières des Italiens en situation de dialogue informel et serré 6<br />

(Al<strong>le</strong>z, vas-y, soulève-<strong>le</strong> maintenant ce drap, bon Dieu c’est pas<br />

vrai qu’est-ce que tu fous à <strong>la</strong> fin / Dai, vacci, avanti sol<strong>le</strong>valo ‘sto<br />

benedetto <strong>le</strong>nzuolo, Cristo santo ma non è possibi<strong>le</strong> vuoi dirmi che<br />

cazzo fai ?).<br />

Compte tenu de l’ancrage de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue théâtra<strong>le</strong> dans une<br />

situation discursive, dans un contexte d’énonciation, il est aisé de<br />

comprendre <strong>pour</strong>quoi <strong>le</strong> dialogue comporte souvent plus<br />

d’expressions familières que <strong>le</strong>s autres genres littéraires. Chez<br />

Pommerat, par exemp<strong>le</strong>, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue familière, c’est-à-dire <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

courante, domine incontestab<strong>le</strong>ment. Dans <strong>le</strong> discours des<br />

personnages, nous retrouvons des éléments empruntés à ce niveau<br />

d’oralité : des modè<strong>le</strong>s grammaticaux spécifiques, comme<br />

l’omission du premier terme de <strong>la</strong> négation (LE PÈRE – Non c’est<br />

pas vrai… j’ai pas tel<strong>le</strong>ment envie de sortir c’est tout) et l’élision<br />

du pronom sujet de deuxième personne (LA VOISINE – Mais non<br />

bordel. C’est pas vrai. T’es une vraie emmerdeuse, c’est pas vrai).<br />

En plus, certains vocab<strong>le</strong>s qui ont l’air de synonymes<br />

appartiennent, en fait, à des niveaux de <strong>la</strong>ngue différents, ce qui<br />

n’est pas sans conséquences quand on passe du français à l’italien<br />

où ces nuances n’ont pas forcément des équiva<strong>le</strong>nts très répandus<br />

6 Voir (Scavée & Intravaia 1979). Dans cet ouvrage précieux, <strong>le</strong>s deux auteurs<br />

inventorient un certain nombre de « comp<strong>le</strong>xes affectifs » attestés par des<br />

constel<strong>la</strong>tions d’exemp<strong>le</strong>s concrets. En particulier, par celui « de saint François »<br />

ils entendent désigner <strong>le</strong>s traces évidentes, chez <strong>le</strong>s Italiens, d’un humanisme<br />

sentimental imprégnant <strong>le</strong>ur sensibilité, sans nul doute marquée par <strong>le</strong><br />

participationnisme et <strong>le</strong> misérabilisme chrétiens.


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 11<br />

(gosse, gamin, môme <strong>pour</strong> enfant ; boulot <strong>pour</strong> travail ; bosser <strong>pour</strong><br />

travail<strong>le</strong>r). Pour pallier ces « pertes », nous aurions pu choisir<br />

d’avoir recours à une <strong>la</strong>ngue régiona<strong>le</strong> ou à un dia<strong>le</strong>cte (quitte à<br />

décider sur quel<strong>le</strong> variante jeter notre dévolu parmi <strong>le</strong>s milliers,<br />

toujours vivantes, qui sont à notre disposition sur <strong>le</strong> territoire<br />

national), surtout <strong>pour</strong> ce qui est de l’échange verbal au cœur de <strong>la</strong><br />

<strong>scène</strong> 9, entre <strong>le</strong>s deux prolétaires de banlieue. Or, après mûre<br />

réf<strong>le</strong>xion, nous avons fina<strong>le</strong>ment opté <strong>pour</strong> un registre moyen,<br />

« neutre », a priori accessib<strong>le</strong> à tout <strong>le</strong> monde.<br />

Puisqu’il s’agit ici de dialogue et de re<strong>la</strong>tions<br />

intersubjectives, il ne paraîtra pas incongru d’ouvrir une petite<br />

parenthèse d’ordre méthodologique, et sans doute aussi affectif.<br />

Questo figlio a beaucoup de pères et de mères (certes,<br />

métaphoriques) à savoir tous ces jeunes qui ont participé, il y a<br />

deux ans, au <strong>la</strong>boratoire de traduction théâtra<strong>le</strong> que nous avons<br />

organisé à l’université. Je tiens à souligner cet aspect non pas <strong>pour</strong><br />

diminuer <strong>la</strong> responsabilité que j’ai en tant qu’animatrice de ce<br />

<strong>la</strong>boratoire et signataire de <strong>la</strong> version fina<strong>le</strong> du texte italien, mais<br />

<strong>pour</strong> reconnaître <strong>le</strong>s différents mérites de chaque participant.<br />

Poussés par une passion commune tant <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre que <strong>pour</strong> <strong>la</strong><br />

traduction littéraire, toutes ces personnes ont su en fait créer, grâce<br />

à <strong>le</strong>ur enthousiasme et <strong>le</strong>urs qualités professionnel<strong>le</strong>s et oratoires,<br />

un « espace » de liberté expressive, un véritab<strong>le</strong> micro-<strong>la</strong>boratoire<br />

de démocratie culturel<strong>le</strong>. Car idéa<strong>le</strong>ment disposés autour d’une<br />

tab<strong>le</strong> ronde, dans une bibliothèque universitaire, sans plus de<br />

barrières entre enseignants et apprenants, nous avons eu <strong>la</strong> certitude<br />

de pouvoir discuter sur un pied d’égalité, d’avoir <strong>le</strong> droit d’avancer<br />

des solutions traductionnel<strong>le</strong>s et des suggestions interprétatives que<br />

tout <strong>le</strong> monde écouterait avec <strong>la</strong> plus grande attention, voire d’être<br />

en mesure de réfuter sans crainte <strong>le</strong>s hypothèses <strong>le</strong>s plus<br />

accréditées. Combien de discussions passionnées, et parfois même<br />

véhémentes, sont alors nées autour de cette tab<strong>le</strong> ! Cette expérience<br />

enseigne donc qu’il est absolument impératif de savoir parfois<br />

renoncer à soi-même <strong>pour</strong> rechercher une syntonie avec <strong>le</strong>s autres.


12 Ida PORFIDO<br />

Parce que col<strong>la</strong>borer à une traduction col<strong>le</strong>ctive signifie fina<strong>le</strong>ment<br />

apprendre à subordonner, sans trop de regrets, une série infinie<br />

d’égoïsmes individuels, de susceptibilités personnel<strong>le</strong>s,<br />

d’idiosyncrasies particulières à un objectif partagé. La traduction<br />

de Cet enfant, née comme une œuvre commune, reste donc une<br />

œuvre commune, <strong>le</strong> résultat d’un parcours, <strong>la</strong>borieux et délicat à <strong>la</strong><br />

fois, de médiation culturel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> fruit d’une <strong>le</strong>cture qui a su se faire,<br />

chemin faisant, « un art de l’écoute », <strong>pour</strong> citer Jean Starobinski<br />

qui, en forgeant cette étiquette, pensait justement à <strong>la</strong> traduction<br />

littéraire.<br />

Pour ce qui est du dernier dramaturge à l’étude, et sur <strong>le</strong>quel<br />

nous nous attarderons davantage à cause de son incontestab<strong>le</strong><br />

comp<strong>le</strong>xité, il faut dire qu’on par<strong>le</strong> souvent de lui comme de<br />

quelqu’un d’inc<strong>la</strong>ssab<strong>le</strong>, d’un auteur qui navigue en permanence<br />

entre poésie, roman et théâtre et qui aime instal<strong>le</strong>r, dans chacune de<br />

ses œuvres, de petits dispositifs expérimentaux. Ses livres sont<br />

hybrides, métis, formés d’éléments empruntés à des genres<br />

différents, soit de véritab<strong>le</strong>s « objets verbaux non identifiés »<br />

(Cadiot & Alferi 1995 : 19). Fairy queen, par exemp<strong>le</strong>, figurerait<br />

sans problèmes dans un rayon de librairie consacré aux romans,<br />

mais il <strong>pour</strong>rait aussi bien être mis en <strong>scène</strong>, comme ce<strong>la</strong> a<br />

d’ail<strong>le</strong>urs été <strong>le</strong> cas, sans variations ni adaptations, tel quel 7 .<br />

C’est que Cadiot, comme <strong>le</strong> dit bien Renaud Pasquier,<br />

« conçoit son écriture en termes non de phrase mais de phrasé, […]<br />

l’accent (aigu) étant mis sur l’activité et non sur son immobi<strong>le</strong><br />

résultat » (Pasquier 2008 : VII-VIII). Autrement dit, sa façon<br />

d’écrire est profondément marquée par <strong>le</strong>s différents timbres que<br />

7 « Aujourd’hui », dit Cadiot, « je ne me pose plus vraiment <strong>la</strong> question du<br />

partage entre <strong>le</strong>s différents genres […]. J’écris toujours avec l’horizon du théâtre,<br />

parce que c’est stimu<strong>la</strong>nt d’imaginer qu’un livre puisse devenir un jour du<br />

théâtre […] » (« Cadiot, l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian,<br />

Chronicart, 11 mai 2005,<br />

http://www.chronicart.com/ewbmag/artic<strong>le</strong>.php?id=1286.).


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 13<br />

peut prendre <strong>la</strong> voix selon <strong>le</strong>s états d’âmes et <strong>le</strong>s besoins <strong>la</strong>ngagiers<br />

du personnage-locuteur, el<strong>le</strong> est habitée par <strong>le</strong>s intonations, <strong>le</strong>s<br />

accents, par une diction susceptib<strong>le</strong> de faire entendre <strong>le</strong> corps dans<br />

<strong>le</strong>s mots. L’écriture est <strong>pour</strong> Cadiot une expérience poétique et<br />

physique susceptib<strong>le</strong> de brasser <strong>la</strong> vitesse, <strong>la</strong> musicalité, l’humour 8 .<br />

C’est d’ail<strong>le</strong>urs <strong>pour</strong> cette raison que <strong>la</strong> <strong>le</strong>cture publique de ses<br />

textes représente un moment très important dans son parcours<br />

artistique. La <strong>le</strong>cture d’auteur est en quelque sorte une vérification<br />

sonore de l’aboutissement du livre 9 . Et <strong>le</strong> travail d’adaptation au<br />

théâtre, toujours avec <strong>le</strong> même metteur en <strong>scène</strong>, Ludovic Lagarde,<br />

en est <strong>le</strong> prolongement naturel. Dans presque toutes ses œuvres, en<br />

effet, Cadiot c<strong>la</strong>me son amour <strong>pour</strong> <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage oral à travers <strong>la</strong><br />

création de personnages qui par<strong>le</strong>nt vite, sans arrêt, pris dans un<br />

flux verbal où <strong>le</strong>s subordinations sont rares alors que <strong>le</strong>s<br />

propositions indépendantes ou <strong>le</strong>s incises prolifèrent 10 .<br />

En l’occurrence, Voilà ce qu’on va raconter, dit l’auteur à <strong>la</strong><br />

deuxième page de Fairy queen : Une fée est invitée chez Gertrude<br />

Stein et d’un coup change de monde. Il imagine qu’une fée<br />

8 « Je pense qu’il n’y a de littérature que comique ou en tout cas liée au rire.<br />

L’humour est un ressort poétique parmi d’autres. Le comique protège fina<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> poème, <strong>la</strong> situation est comme <strong>la</strong>vée par <strong>le</strong> rire et rendue disponib<strong>le</strong> <strong>pour</strong><br />

accueillir <strong>la</strong> poésie», affirme l’écrivain dans une interview (« Cadiot,<br />

l’expérience poétique », entretien avec Aurélie Djian, Chronicart, cit.).<br />

9 La traduction théâtra<strong>le</strong>, par rapport à d’autres types de traduction littéraire, a<br />

l’avantage d’être immédiatement sanctionnée par une personne physique, qui<br />

existe vraiment, c’est-à-dire <strong>le</strong> comédien, et par son travail sur <strong>scène</strong>. Selon<br />

Mario Luzi, c’est sur <strong>le</strong> p<strong>la</strong>teau que <strong>la</strong> qualité d’une traduction se révè<strong>le</strong> : « C’è<br />

un testimone che funge da pietra di paragone e sancisce, più che il <strong>le</strong>cito e<br />

l’il<strong>le</strong>cito, l’utilità e l’efficacia del tentativo ; li sancisce per di più con<br />

un’immediata verifica. Dire che il testimone è il palcoscenico è dire poco, anche<br />

se non si può dire altrimenti » (cf. « Sul<strong>la</strong> traduzione teatra<strong>le</strong> », Testo a fronte, 3,<br />

ottobre 1990, p. 98)<br />

10 « La vitesse », affirme Cadiot, « permet <strong>le</strong> té<strong>le</strong>scopage des idées, <strong>la</strong> connexion<br />

rapide d’opération distinctes. Provoquer des ressemb<strong>la</strong>nces insolites mais aussi<br />

ménager des moments de <strong>le</strong>nteur, de ra<strong>le</strong>ntissement. Dans tous mes livres je<br />

cherche en fait un rythme, un phrasé ». (« Cadiot, l’expérience poétique », cit.).


14 Ida PORFIDO<br />

performeuse de nos jours fait un voyage dans <strong>le</strong> temps <strong>pour</strong><br />

rencontrer, dans son célèbre salon de <strong>la</strong> rue de F<strong>le</strong>urus à Paris, <strong>la</strong><br />

papesse américaine de <strong>la</strong> littérature d’avant-guerre et de l’art<br />

moderne (Picasso fera un beau portrait d’el<strong>le</strong> en 1906), et lui dédier<br />

une performance afin de rentrer en grâce auprès de <strong>la</strong> dame. La<br />

protagoniste traverse <strong>la</strong> vil<strong>le</strong>, en décomposant <strong>le</strong> paysage urbain<br />

dans un long monologue intérieur-extérieur (Renaud 2003). Arrivée<br />

à destination, el<strong>le</strong> se retrouve dans une maison aux parois sombres,<br />

où l’écrivaine vit avec Alice B. Tok<strong>la</strong>s, sa cuisinière, secrétaire,<br />

confidente et amante. Ici, <strong>la</strong> fée est mise à l’épreuve de différentes<br />

façons par ces deux femmes au caractère malcommode et aux<br />

comportements plutôt délirants, qui passent sans solution de<br />

continuité d’un discours à l’autre, d’une dissertation savante à une<br />

dispute de bas étage. Après <strong>le</strong> déjeuner, lorsque <strong>le</strong>s invités<br />

commencent à affluer dans <strong>le</strong> salon, <strong>la</strong> fée récite ses poèmes<br />

fulgurants, mâtinés de danse et de chant.<br />

Or <strong>le</strong> texte, parsemé comme il l’est d’expressions pseudonéologiques<br />

(<strong>le</strong> neuron’art hein ? <strong>le</strong> vocal-en-relief art ? théâtre<br />

direct-brut), de clins d’œil (au cinéma de Godard et d’Antonioni, à<br />

des artistes du calibre de F<strong>la</strong>vin et Ernst, mais aussi à des fragments<br />

d’un quotidien globalisé où Wanadoo et Peter Pan figurent côte à<br />

côte), d’associations équivoques (robert burnes), voire de<br />

véritab<strong>le</strong>s cryptogrammes chargés de sens (p<strong>la</strong>ise à ****), nous a<br />

paru très souvent eff<strong>le</strong>urer l’intraduisib<strong>le</strong>. Cependant, toute<br />

difficulté représentant aussi un défi, nous avons cherché à re<strong>le</strong>ver <strong>le</strong><br />

gant et à trouver des solutions satisfaisantes aux problèmes qui se<br />

posaient tour à tour.<br />

Pour ce qui est de l’énumération assonancée à décor russe<br />

dont l’origine est visib<strong>le</strong>ment grammatica<strong>le</strong> (halo, bou<strong>le</strong>au,<br />

corbeau, traîneau), par exemp<strong>le</strong>, notre tentative a été de garder tant<br />

<strong>la</strong> rime que <strong>le</strong> sens global du syntagme français par <strong>le</strong> recours à<br />

trois coup<strong>le</strong>s d’éléments linguistiques italiens censés suggérer <strong>le</strong><br />

même type de paysage : icona sfumata, betul<strong>la</strong> argentata, tundra<br />

imbiancata. Tout ce<strong>la</strong> sans jamais perdre de vue qu’on avait affaire


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 15<br />

à un texte de théâtre et que voix et rythme, par conséquent, étaient<br />

essentiels : ils servaient à dessiner une « chorégraphie de<br />

l’écriture », une gestuel<strong>le</strong> fortement inscrite dans une perspective<br />

sonore, un certain régime de paro<strong>le</strong>. Car <strong>la</strong> qualité phonétique du<br />

texte est un élément que tout traducteur doit forcément prendre en<br />

considération dans son travail. Un exemp<strong>le</strong> par<strong>la</strong>nt servira à<br />

illustrer notre thèse. Au cours de sa performance dans <strong>le</strong> salon de<br />

Gertrude Stein, <strong>la</strong> fée se <strong>la</strong>isse entraîner par <strong>le</strong> souvenir et raconte<br />

(Cadiot 2002 : 71) :<br />

[…] on a été se baigner, je nageais sous l’eau, tu avais peur, je faisais <strong>le</strong><br />

jeu de <strong>la</strong> noyée, apnée des heures, je lâchais mes cheveux, je faisais<br />

semb<strong>la</strong>nt de par<strong>le</strong>r sous l’eau, je faisais <strong>le</strong> dauphin, je faisais <strong>la</strong> morte, je<br />

tiens sous l’eau infiniment plus longtemps que toi.<br />

Sans entamer une analyse détaillée des traits formels du<br />

passage, on soulignera <strong>le</strong> retour du son /ə/, /ø/ (je, jeu), qui marque<br />

<strong>le</strong> début de chaque phrase de façon rythmique, toujours suivi d’un<br />

dissyl<strong>la</strong>be se terminant par /ε/ (nageais, avais, faisais, lâchais), à<br />

l’exception de <strong>la</strong> dernière phrase ; et puis <strong>le</strong> jeu des sonorités /œ/,<br />

/e/, /e/, /œ/ (peur, noyée, apnée, heures). On remarquera aussi <strong>la</strong><br />

présence discrète de quelques échos : <strong>le</strong> groupe de deux<br />

monosyl<strong>la</strong>bes sous l’eau est répété trois fois, <strong>le</strong> verbe faisais quatre<br />

fois. La banalité <strong>le</strong>xica<strong>le</strong> et syntaxique de l’extrait cité cache, en<br />

réalité, des enjeux intéressants sur <strong>le</strong> p<strong>la</strong>n phonétique et rythmique,<br />

que seu<strong>le</strong> une <strong>le</strong>cture à haute voix peut parfois rendre perceptib<strong>le</strong>s<br />

aux oreil<strong>le</strong>s exercées du traducteur. Personnel<strong>le</strong>ment, l’expérience<br />

aidant, j’ai désormais toute une « cuisine » de l’oral. Je prélève des<br />

modu<strong>le</strong>s de paro<strong>le</strong>s et je <strong>le</strong>s teste, c’est-à-dire que j’écoute où ça<br />

respire, où ça se trompe, comment <strong>le</strong> texte est parfois remp<strong>la</strong>cé par<br />

un geste ou doublé par lui, comment <strong>le</strong>s <strong>la</strong>psus ou <strong>le</strong>s répétitions<br />

construisent <strong>le</strong>ur propre grammaire, ou comment <strong>le</strong>s mots sont<br />

évités, jargonnés, codés. En somme, j’essaie de re<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> flux d’un<br />

locuteur dans différentes situations et de noter à quel moment <strong>le</strong><br />

corps entre en jeu, autrement dit à quel moment on passe du


16 Ida PORFIDO<br />

discours à <strong>la</strong> paro<strong>le</strong>. Car, <strong>la</strong> plupart du temps, il n’y a pas de<br />

personnages sur <strong>scène</strong> mais des personnes, soit des locuteurs saisis<br />

dans une matière verba<strong>le</strong>. Dans Fairy queen notamment, l’écrit<br />

semb<strong>le</strong> envahi par <strong>le</strong>s scories de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ora<strong>le</strong> (Et c’est à qui ce<br />

chien-chien-là ?), par <strong>le</strong>s nombreux anglicismes (je suis <strong>la</strong> queen<br />

tota<strong>le</strong> de <strong>la</strong> soirée, yeeeees, c’est <strong>pour</strong> moi, c’est mon morceau<br />

préféré), par des onomatopées empruntées aux bandes dessinées<br />

(brrr, it’s cool tonight, cooooool, cold, cold tonight, brrr). Jeux de<br />

mots, et jeux de société : <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue de Cadiot se nourrit de tous <strong>le</strong>s<br />

socio<strong>le</strong>ctes, technique, publicitaire, journalistique, mondain,<br />

présents à travers de brefs échantillons articulés en agencements<br />

hétérogènes (Pasquier 2008 : XII-XIII).<br />

Par conséquent, il en ressort que traduire <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre n’est<br />

pas uniquement traduire l’oralité. Le traducteur doit aussi tenir<br />

compte d’un autre élément essentiel, <strong>la</strong> gestualité. Le texte<br />

dramatique est théâtral parce qu’il appel<strong>le</strong> aussi un faire : ce texte a<br />

<strong>le</strong> pouvoir de mettre <strong>le</strong> corps en mouvement. Comme l’affirme<br />

M. Luzi (1990 : 98), <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage dramatique recè<strong>le</strong> <strong>le</strong> germe de<br />

l’action (« il seme dell’azione ») mais seul <strong>le</strong> passage du texte à <strong>la</strong><br />

<strong>scène</strong> révè<strong>le</strong> jusqu’à quel point l’action est au cœur de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong><br />

théâtra<strong>le</strong>. La paro<strong>le</strong> dramatique est, dit Luzi, paro<strong>la</strong>-azione : el<strong>le</strong><br />

décrit ou suggère des gestes, el<strong>le</strong> fait bouger l’action. Pour être<br />

compris du spectateur, <strong>le</strong> mot prononcé sur <strong>le</strong> p<strong>la</strong>teau doit être<br />

déchiffré par <strong>le</strong> corps du comédien. Le dire ne suffit pas, il faut que<br />

tout <strong>le</strong> corps participe à l’acte de paro<strong>le</strong>. Or, comme nous venons<br />

de <strong>le</strong> montrer, cette corporalité du texte, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue de Cadiot <strong>la</strong><br />

possède à un très haut degré. Fairy queen fait entendre <strong>le</strong> corps<br />

dans <strong>le</strong>s mots, littéra<strong>le</strong>ment (Cadiot 2002 : 8) :<br />

[…] on pense qu’on nage, sur p<strong>la</strong>ce, interval<strong>le</strong> hop interval<strong>le</strong>, bras écartés<br />

flottants je nage, je dérou<strong>le</strong> doucement mon système de nerfs comme une<br />

danseuse indienne, je me déplie doucement, là, c’est parti, je pense à des<br />

choses douces, quelque chose qui retentit dans <strong>le</strong>s fibres du corps […].


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 17<br />

Dans ce passage, on remarque des esquisses de mouvements,<br />

une organisation des mots dans <strong>la</strong> phrase qui permet <strong>la</strong> naissance<br />

d’une dynamique : B. Brecht l’appel<strong>le</strong> une « <strong>la</strong>ngue gestuel<strong>le</strong> ». En<br />

définitive, on peut définir l’écriture de Cadiot comme une véritab<strong>le</strong><br />

expérience corporel<strong>le</strong>, une performance physique, une poésie<br />

gestuel<strong>le</strong> qui met <strong>le</strong> corps en bran<strong>le</strong>, sans lui accorder aucun répit.<br />

Le vrai défi consistait alors <strong>pour</strong> nous – en dehors de <strong>la</strong><br />

simp<strong>le</strong> transposition de <strong>la</strong> forme <strong>le</strong>xica<strong>le</strong> et grammatica<strong>le</strong> du texte<br />

de départ dans un <strong>le</strong>xique et une syntaxe autres –, à reproduire <strong>la</strong><br />

qualité rythmique du texte, à restituer l’intention humoristique de<br />

l’auteur fondée sur l’ambiguïté de signification de certaines<br />

tournures et surtout à éviter de surinterpréter <strong>le</strong> texte en lui gardant<br />

toutes ses obscurités. À l’issue de plusieurs rencontres, <strong>le</strong> groupe de<br />

traducteurs en herbe a accouché d’un texte qui est aussi singulier,<br />

croyons-nous, que celui de départ, caractérisé par un sty<strong>le</strong><br />

énigmatique, un <strong>la</strong>ngage un peu fou, aux cadences<br />

vertigineusement littéraires.<br />

Quant à moi, je me suis donné <strong>pour</strong> tâche de coordonner <strong>le</strong><br />

travail col<strong>le</strong>ctif de traduction, de rassemb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s différentes<br />

propositions, de trancher <strong>le</strong>s questions <strong>le</strong>s plus épineuses et<br />

d’uniformiser <strong>le</strong> ton, <strong>le</strong> sty<strong>le</strong>, <strong>la</strong> « voix » du texte à publier. Une<br />

fois <strong>le</strong> <strong>la</strong>boratoire terminé, <strong>le</strong>s traducteurs et <strong>la</strong> compagnie théâtra<strong>le</strong><br />

ont, comme d’habitude, col<strong>la</strong>boré aux différentes étapes de <strong>la</strong><br />

transformation du texte, de son adaptation à sa récitation, voire à sa<br />

mise en <strong>scène</strong>. La première rencontre a été l’occasion d’une <strong>le</strong>cture<br />

du texte traduit, confiée aux bons soins de l’actrice et dramaturge<br />

Teresa Ludovico, et cette étape initia<strong>le</strong> a engendré des<br />

modifications fondamenta<strong>le</strong>s dans l’approche au texte. D’une part,<br />

<strong>le</strong> texte se faisait sonore : <strong>la</strong> diction soulignait l’effet de vitesse, <strong>le</strong>s<br />

arrêts, faisait se réverbérer <strong>le</strong>s mots, dégageait toutes <strong>le</strong>s qualités<br />

phonétiques, mais aussi toutes <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs sémantiques et<br />

pragmatiques. Ce n’était pas encore du théâtre, mais ce n’était plus<br />

seu<strong>le</strong>ment des signes sur <strong>la</strong> page. Les mots prenaient une<br />

consistance, s’instal<strong>la</strong>ient dans l’air avec <strong>le</strong>ur manque structurel,


18 Ida PORFIDO<br />

certes, mais aussi avec <strong>le</strong>ur traîne, mieux <strong>le</strong>ur aura. D’autre part, <strong>le</strong><br />

texte traduit subissait des transformations afin de mieux s’adapter à<br />

<strong>la</strong> durée établie <strong>pour</strong> <strong>la</strong> représentation (une heure environ), à travers<br />

une série de modifications, voire d’éliminations (Jacquet 2004 :<br />

IX) :<br />

Une <strong>le</strong>cture globa<strong>le</strong> de <strong>la</strong> pièce […] signifiait aussi un temps de<br />

récitation – <strong>le</strong> texte prenait cette fois obligatoirement en une seu<strong>le</strong> coulée<br />

toute son extension, <strong>la</strong> durée du spectac<strong>le</strong> était là, quasi touchab<strong>le</strong>,<br />

parenthèse de vie vio<strong>le</strong>mment cernée par <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce dans <strong>le</strong>s regards<br />

convergents d’un groupe qui réagissait en commun […]. La pièce trouvait<br />

son rythme avec un si<strong>le</strong>nce qui appe<strong>la</strong>it déjà <strong>le</strong> <strong>le</strong>ver du rideau, el<strong>le</strong> se<br />

construisait autour de l’entrée en <strong>scène</strong> du personnage […] et certaines<br />

répliques, certains gestes, certains jeux de <strong>scène</strong> […] exigeaient des<br />

choix, des comportements. La physicité du théâtre tout entière concentrée<br />

sur <strong>la</strong> <strong>scène</strong> entre <strong>le</strong>s mains d’un comédien tout à coup semb<strong>la</strong>it<br />

quasiment l’emporter sur <strong>le</strong> texte et ce dernier reprenait sa véritab<strong>le</strong><br />

dimension de texte <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre : centra<strong>le</strong>, essentiel<strong>le</strong> mais en aucun cas<br />

unique.<br />

Le groupe des traducteurs a donc fait l’expérience des<br />

multip<strong>le</strong>s choix concrets qu’implique <strong>le</strong> passage à <strong>la</strong> <strong>scène</strong>, des<br />

choix qui relèvent des interprétations du texte, voire des mises en<br />

<strong>scène</strong>. Plusieurs solutions ont été proposées, évaluées puis gardées<br />

ou abandonnées ; <strong>le</strong>s traducteurs sont surtout intervenus au niveau<br />

des suggestions concernant l’interprétation du texte et <strong>le</strong> choix de <strong>la</strong><br />

musique. Peu à peu <strong>la</strong> pièce s’est constituée et chez <strong>le</strong>s <strong>le</strong>cteurstraducteurs-auditeurs-spectateurs<br />

il est devenu de plus en plus<br />

évident que <strong>le</strong> potentiel du texte se réalisait dans sa totalité à travers<br />

<strong>le</strong>s signes du théâtre – visuels et auditifs. Comme <strong>le</strong> dit d’ail<strong>le</strong>urs<br />

très c<strong>la</strong>irement A. Serpieri (2002 : 64), <strong>le</strong> texte de théâtre n’est<br />

jamais p<strong>le</strong>in, il est « virtuel », c’est-à-dire comp<strong>le</strong>t du point de vue<br />

de sa structure interne (dialogues et didascalies) et néanmoins<br />

elliptique parce qu’il doit compléter son sens, ou bien ses sens, en<br />

combinaison avec <strong>le</strong>s codes de <strong>la</strong> <strong>scène</strong> (<strong>la</strong> mimique, <strong>la</strong> gestualité,


<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 19<br />

l’oralité, <strong>la</strong> musique, <strong>le</strong> mouvement, l’intonation de <strong>la</strong> voix, <strong>le</strong><br />

décor, <strong>le</strong>s costumes, <strong>le</strong> jeu de <strong>scène</strong>, l’éc<strong>la</strong>irage, etc.).<br />

Teresa Ludovico a fina<strong>le</strong>ment raconté, sous forme de voyage<br />

visionnaire intérieur, son voyage, <strong>le</strong> voyage imaginaire de sa fée.<br />

En changeant plusieurs fois de voix, el<strong>le</strong> a fait revivre deux<br />

protagonistes de l’avant-garde artistique européenne, Gertrude<br />

Stein et Alice Tok<strong>la</strong>s, mais aussi tous <strong>le</strong>s autres personnages tour à<br />

tour évoqués dans <strong>la</strong> pièce : <strong>le</strong>s invités illustres, <strong>le</strong> psychanalyste<br />

<strong>la</strong>scif, <strong>le</strong> Robinson pathétique... En particulier, <strong>le</strong> Maestro Miche<strong>le</strong><br />

Di Lallo et son basson ont accompagné <strong>le</strong> voyage de <strong>la</strong><br />

performeuse dans <strong>le</strong> célèbre salon parisien. Le musicien, présenté<br />

aux spectateurs sous <strong>le</strong> nom de Fato (<strong>le</strong> masculin de fata mais<br />

surtout <strong>la</strong> personnification du Destin), d’après l’interprétation<br />

origina<strong>le</strong> de l’actrice-dramaturge Teresa Ludovico, a secondé <strong>le</strong>s<br />

mouvements fiévreux et nerveux de <strong>la</strong> voix de <strong>la</strong> protagoniste. Il<br />

s’est fait l’alter ego parfait de <strong>la</strong> fée, l’expression musica<strong>le</strong> <strong>la</strong> plus<br />

juste de ses émotions, pensées et sentiments.<br />

Pour conclure, l’idée de fond de notre travail est que <strong>le</strong> texte<br />

dramatique et sa traduction sont toujours conçus <strong>pour</strong> un usage<br />

spécifique : <strong>la</strong> <strong>scène</strong>. Ainsi, traduire <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre revient-il à<br />

essayer de rendre l’oralité du <strong>la</strong>ngage, ainsi que <strong>la</strong> gestualité<br />

inscrite dans <strong>le</strong> verbe théâtral, en somme produire un texte qui<br />

puisse être dit, incarné, et <strong>pour</strong> ainsi dire incorporé par des acteurs.<br />

Comme on ne cesse de <strong>le</strong> répéter dans tout écrit sur <strong>le</strong> sujet,<br />

un traducteur qui oublierait ou sous-estimerait <strong>la</strong> nature<br />

essentiel<strong>le</strong>ment « duel<strong>le</strong> » de ce verbe de théâtre risquerait de<br />

produire une traduction peut-être exacte et écrite dans une bel<strong>le</strong><br />

<strong>la</strong>ngue, mais qui ne serait pas prononçab<strong>le</strong>, diffici<strong>le</strong> à mettre en<br />

bouche, et qui entraverait <strong>la</strong> pratique théâtra<strong>le</strong>. <strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong><br />

<strong>scène</strong> c’est donc entendre des voix qui disent ; <strong>le</strong> traducteur doit se<br />

mettre à l’écoute de cette voix qui lui fait préférer tel vocab<strong>le</strong>, tel<br />

son, tel<strong>le</strong> musique, tel ordre des mots. Dans sa pratique, s’avèrent


20 Ida PORFIDO<br />

essentiel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s suggestions que Luigi Pirandello adresse au<br />

dramaturge (Pirandello 1994 : 194) :<br />

Ma perché dal<strong>le</strong> pagine scritte i personaggi balzino vivi e<br />

semoventi bisogna che il drammaturgo trovi <strong>la</strong> paro<strong>la</strong> che sia l’azione<br />

stessa par<strong>la</strong>ta, <strong>la</strong> paro<strong>la</strong> viva che muova, l’espressione immediata,<br />

connaturata con l’atto, l’espressione unica, che non può essere che quel<strong>la</strong>,<br />

propria cioè a quel dato personaggio in quel<strong>la</strong> data situazione; paro<strong>le</strong>,<br />

espressioni che non si inventano, ma che nascono, quando l’autore si sia<br />

veramente immedesimato con <strong>la</strong> sua creatura fino a sentir<strong>la</strong> come essa si<br />

sente, a vo<strong>le</strong>r<strong>la</strong> com’essa vuo<strong>le</strong>.<br />

Écrire-traduire <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre signifie plonger <strong>le</strong> texte dans<br />

une situation d’énonciation, lui donner de l’énergie propulsive<br />

surtout à travers <strong>le</strong> <strong>la</strong>ngage, caractériser <strong>le</strong>s personnages et <strong>le</strong>urs<br />

rapports à travers <strong>le</strong>s dialogues, enfin saisir et rendre <strong>le</strong> rythme en<br />

tant qu’organisation du mouvement de <strong>la</strong> paro<strong>le</strong> dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Un<br />

texte de théâtre est un texte écrit <strong>pour</strong> des bouches, <strong>pour</strong> des<br />

poitrines, <strong>pour</strong> des souff<strong>le</strong>s. Loin d’être une mise en forme<br />

extérieure et « expressive » d’un sens qui serait connu d’avance, <strong>la</strong><br />

traduction <strong>pour</strong> <strong>le</strong> théâtre insuff<strong>le</strong> <strong>la</strong> vie aux mots, <strong>le</strong>s constitue en<br />

ensemb<strong>le</strong> cohérent et dessine en quelque sorte <strong>la</strong> dramaturgie<br />

généra<strong>le</strong> du texte ainsi conçu. Autrement dit, <strong>le</strong> propre de <strong>la</strong><br />

traduction théâtra<strong>le</strong> est fina<strong>le</strong>ment de donner à comprendre, à<br />

entendre et à voir, avant d’avoir <strong>pour</strong> but de séduire.<br />

Références bibliographiques :<br />

ANDERSON Laurie (1984), « Pragmatica e traduzione teatra<strong>le</strong> »,<br />

Lingua e <strong>le</strong>tteratura, n° 2, p. 224-235.<br />

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n° 15, p. 63-83.<br />

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CADIOT Olivier & ALFÉRI Pierre (1995), « La mécanique lyrique »,<br />

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<strong>Traduire</strong> <strong>pour</strong> <strong>la</strong> <strong>scène</strong> 21<br />

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n° 3, ottobre, p. 97-99.<br />

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rapidement », préface à Fairy queen d’O. Cadiot, Bari : B.A.<br />

Graphis, p. I-XIII.<br />

PAVIS Patrice (1990), Le théâtre au croisement des cultures, Paris :<br />

J. Corti.<br />

PIRANDELLO Luigi (1939), « Illustratori, attori e traduttori » (1908),<br />

dans Saggi, a cura di M. Lo Vecchio Musti, Mi<strong>la</strong>no :<br />

Mondadori, p. 227-246.<br />

PIRANDELLO Luigi (1994), L’umorismo e altri saggi, Firenze :<br />

Giunti.<br />

PORFIDO Ida (2006), « Nota del traduttore », dans P. Sa<strong>le</strong>s,<br />

L’Infusione, Bari : B.A. Graphis, p. XXXI-XXXIII.<br />

RENAUD Jean (2003), « Le monologue extérieur d’O. Cadiot »,<br />

Critique, n° 677, p. 765-775.<br />

SCAVÉE Pierre & INTRAVAIA Pietro (1979), Traité de stylistique<br />

comparée. Analyse comparée de l’italien et du français,<br />

Bruxel<strong>le</strong>s : Didier.<br />

SERPIERI A<strong>le</strong>ssandro (2002), « Tradurre per il teatro », dans<br />

Manua<strong>le</strong> di traduzione dall’ing<strong>le</strong>se, Mi<strong>la</strong>no : Mondatori,<br />

p. 64-75.

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