N° 41. Mars 2008. - Centre Régional des Lettres de Basse-Normandie
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Belinda Cannone<br />
enseigne la littérature<br />
comparée à l’Université<br />
<strong>de</strong> Caen et partage<br />
son temps entre<br />
le Cotentin et Paris.<br />
« Danser<br />
la pensée »<br />
tence durant trois nuits, mû par la force <strong>de</strong> son désir<br />
– <strong>de</strong> vivre, d’aimer. Je me suis donc <strong>de</strong>mandé comment<br />
on pouvait se résigner et accepter <strong>de</strong> mourir<br />
alors qu’on avait eu cet immense désir <strong>de</strong> vivre. J’ai<br />
imaginé la vieillesse comme un fleuve arrivant au<br />
<strong>de</strong>lta, comme une lente dilution du désir dans l’océan<br />
du mon<strong>de</strong>. En revanche, la question qui domine dans<br />
L’Homme qui jeûne serait plutôt « Qu’en est-il lorsqu’on<br />
ne veut plus se lever le matin, plus manger,<br />
lorsqu’on dit non à tout ? » C’est ce qu’expérimente<br />
mon personnage.<br />
L/é : Dans les <strong>de</strong>ux romans, cette très vieille femme<br />
et l’homme qui jeûne convoquent les morts et les<br />
vivants ; ils s’adressent à eux.<br />
B. C. : Oui, dans Lent <strong>de</strong>lta elle parle aux morts, aux<br />
vivants mais aussi à <strong><strong>de</strong>s</strong> personnages imaginaires,<br />
notamment à son alter ego. Dans L’Homme qui jeûne<br />
interviennent tout un bestiaire qui incarne l’imaginaire<br />
du corps, ainsi que <strong>de</strong> multiples personnages,<br />
en chair et en os ou rêvés. C’est que je crois <strong>de</strong>puis<br />
toujours que nous ne sommes pas une seule voix.<br />
Nous sommes tissés <strong>de</strong> la multiplicité <strong><strong>de</strong>s</strong> voix que<br />
nous entendons, lisons, imaginons, avec lesquelles<br />
nous dialoguons sans cesse. Nous ne sommes pas<br />
seuls, renfermés en nous-mêmes. Je crois profondément<br />
qu’une <strong><strong>de</strong>s</strong> vocations <strong>de</strong> la littérature est <strong>de</strong><br />
faire surgir ces voix.<br />
L/é : La polyphonie est d’ailleurs présente aussi dans<br />
vos essais où la pensée avance toujours dans le dialogue.<br />
C’est le cas notamment <strong><strong>de</strong>s</strong> trois personnages<br />
<strong>de</strong> La Bêtise s’améliore, clin d’œil au Bouvard et<br />
Pécuchet <strong>de</strong> Flaubert d’ailleurs.<br />
B. C. : C’est une pensée en chemin, oui. Car la pensée<br />
n’est jamais définitive, arrêtée. Elle est provisoire,<br />
polyphonique, contradictoire. Faire advenir les voix<br />
qui nous traversent, c’est leur rendre justice. Et c’est<br />
surtout faire surgir l’altérité, seule manière d’appro-<br />
cher la vérité. Il n’y a pas qu’une seule façon d’envisager<br />
les questions et les problèmes, et les solutions<br />
sont toujours temporaires. Je dirais que ma pensée<br />
est une pensée mo<strong><strong>de</strong>s</strong>te : le mon<strong>de</strong> est un tel chaos !<br />
Nous ne pouvons donc cesser d’essayer d’y appliquer<br />
notre réflexion et nos solutions sont souvent<br />
provisoires.<br />
L/é : Votre <strong>de</strong>rnier essai porte sur la bêtise. Pourquoi<br />
ce sujet ?<br />
B. C. : La bêtise me fait souffrir. Je veux parler <strong>de</strong> la<br />
bêtise <strong><strong>de</strong>s</strong> gens dignes d’être écoutés et non pas celle<br />
<strong><strong>de</strong>s</strong> gens limités. Je voulais comprendre ces personnes<br />
cultivées, intelligentes, raisonnables, informées…<br />
et qui pourtant tombent dans le panneau !<br />
Essentiellement à cause du conformisme. Cela me<br />
chagrine vraiment. De tous mes essais, c’est d’ailleurs<br />
celui qui a été le plus écrit sous la poussée <strong>de</strong> la nécessité.<br />
Selon moi, nous sommes chacun absolument<br />
responsables à l’endroit où nous nous trouvons. Nous<br />
ne pouvons être <strong><strong>de</strong>s</strong> figures christiques portant l’ensemble<br />
du mon<strong>de</strong> sur nos épaules, mais nous sommes<br />
absolument responsables <strong>de</strong> ce que nous disons, <strong>de</strong><br />
ce que nous faisons à l’endroit où nous nous trouvons.<br />
Débusquer les préjugés, les idées toutes faites<br />
et les réflexes intellectuels qui entravent la liberté <strong>de</strong><br />
penser est une <strong><strong>de</strong>s</strong> tâches <strong>de</strong> l’écrivain. D’où cet<br />
essai sur la bêtise du conformisme. Au fond je dirais<br />
que ce sont là les <strong>de</strong>ux pôles <strong>de</strong> ma position d’écrivain<br />
: d’un côté, une position critique, réflexive et engagée,<br />
et <strong>de</strong> l’autre, une position <strong>de</strong> célébration,<br />
célébration du mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’homme, qui peuvent<br />
être si beaux, et <strong>de</strong> la pensée. Ce sont les <strong>de</strong>ux<br />
extrémités <strong>de</strong> mon spectre d’intervention littéraire.<br />
L/é : Vous employez cette expression : « Réenchanter<br />
la pensée ». Qu’enten<strong>de</strong>z-vous par là ?<br />
B. C. : Vouloir réenchanter le mon<strong>de</strong> serait vraiment<br />
une formulation utopique car dans sa plus gran<strong>de</strong><br />
mars 2008 - livre / échange 3<br />
© Ulf An<strong>de</strong>rsen<br />
/<br />
portrait<br />
partie, le mon<strong>de</strong> est donné et ne dépend pas <strong>de</strong> nous.<br />
Mais ce donné ne constitue que partiellement la réalité.<br />
Je crois que la réalité est à mi-chemin entre le regard,<br />
c’est-à-dire l’interprétation que nous proposons<br />
du mon<strong>de</strong>, et le donné. Donc, réenchantons le regard<br />
que nous portons sur le mon<strong>de</strong>, c’est-à-dire la pensée.<br />
Même si cela n’empêche pas d’avoir connaissance<br />
<strong><strong>de</strong>s</strong> désastres. Des désastres et <strong>de</strong> la beauté.<br />
J’ai envie <strong>de</strong> danser la pensée, d’en faire ce feu follet<br />
joyeux, plein d’élan, qui part à la rencontre du mon<strong>de</strong><br />
et ainsi, peut-être, le transforme un peu.<br />
L/é : Il y a cette célébration joyeuse <strong>de</strong> la pensée<br />
dans votre essai L’Ecriture du désir. Peut-on parler<br />
d’hédonisme ?<br />
B. C. : L’hédoniste jouit <strong>de</strong> l’instant et <strong><strong>de</strong>s</strong> plaisirs uniquement.<br />
Je préférerais parler <strong>de</strong> recherche du bonheur.<br />
Vous savez, j’ai un très vieux rêve humaniste :<br />
que l’être humain développe toutes ses potentialités,<br />
la sensibilité, le corps et l’intelligence. Ce sont<br />
tous ces aspects que j’essaie <strong>de</strong> déployer dans<br />
mes romans. Car c’est ça pour moi, un être humain<br />
complet.<br />
L/é : Vous êtes sévère envers le conformisme, thème<br />
récurrent dans vos essais.<br />
B. C. : Sans doute à cause <strong>de</strong> –ou grâce à– mon père<br />
qui était un homme spontanément anticonformiste.<br />
Il avait horreur <strong>de</strong> la pensée formatée, c’est ce qu’il<br />
m’a transmis, si je puis dire, au biberon, en même<br />
temps que le goût <strong>de</strong> la liberté. Il avait aussi le sens<br />
du collectif : je me suis toujours vue comme simple<br />
élément <strong>de</strong> l’univers. C’est pourquoi nous étions par<br />
exemple écologistes bien avant que ça n’existe ! En<br />
fait, j’ai été formée à combattre le conformisme ! Et<br />
surtout, je suis une maniaque <strong>de</strong> la liberté. C’est<br />
même une passion. Se rendre libre est un désir capital,<br />
et un effort constant, pour chacun.<br />
L/é : Vous racontez dans L’Ecriture du désir que c’est<br />
votre père aussi qui vous a implicitement incitée à<br />
écrire.<br />
B. C. : J’avais neuf ans. Mon père m’avait offert un<br />
grand cahier pour y tenir un journal et sur le haut <strong>de</strong><br />
l’étiquette il avait écrit mon nom. Je lui ai fait remarquer<br />
que le reste <strong>de</strong> l’étiquette était vi<strong>de</strong>. Alors il a<br />
noté, et c’était une indication pour toute ma vie : « À<br />
présent il n’y a plus <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> ». En écrivant, on combat<br />
le vi<strong>de</strong> et l’absur<strong>de</strong>.<br />
L/é : Sur quoi portera votre prochain livre ?<br />
B. C. : En ce moment je travaille à un roman. Puis j’ai<br />
l’intention d’écrire un essai sur les femmes. Je suis<br />
<strong>de</strong>puis toujours une féministe convaincue, mais je ne<br />
me retrouve pas dans le discours féministe actuel,<br />
plaintif et victimiste. Je pense qu’il faut rendre au féminisme<br />
l’aspect joyeux et positif qu’il avait dans les<br />
années 60. J’aime les hommes et je veux simplement<br />
qu’eux et nous-mêmes admettions que nous avons<br />
les mêmes capacités intellectuelles – c’est la condition<br />
pour bien vivre ensemble. Mon roman… je ne<br />
peux pas vraiment en parler. J’essaie d’écrire quelque<br />
chose sur l’écho <strong>de</strong> la rumeur du mon<strong>de</strong> en nous…<br />
Dans un essai, je maîtrise à peu près ce que je fais,<br />
je sais où je veux aller. Mais écrire un roman, c’est<br />
avancer à l’aveugle.<br />
Propos recueillis<br />
par Nathalie Colleville<br />
B I BLIOGRAPHI E NON EXHAUSTIVE :<br />
Trois nuits d’un personnage,<br />
roman, (Stock, 1994)<br />
Lent <strong>de</strong>lta, roman, (Verticales, 1998)<br />
L’Écriture du désir, (Calmann-Lévy, 2000).<br />
Prix <strong>de</strong> l’essai <strong>de</strong> l’Académie française 2001.<br />
Le Sentiment d’imposture, (Calmann-Lévy,<br />
2005). Grand prix <strong>de</strong> l’essai <strong>de</strong> la Société <strong><strong>de</strong>s</strong><br />
Gens <strong>de</strong> <strong>Lettres</strong> 2005.<br />
L’Homme qui jeûne, roman, (L’Olivier, 2006)<br />
La Bêtise s’améliore, essai (Stock, 2007)