Afrique noire: sociétés ouvertes - unesdoc - Unesco

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Les
équilibristes
LA vie m'apparaît d'ordinaire comme une
serpillière déchirée par le contact avec
une réalité sordide, vulgaire. Mais il y a
aussi de beaux moments. Hier, par exemple.
Exaspérée par la timidité constante de l'été,
qui fait un pas en avant, deux pas en arrière, à
l'image d'une mariée sur le point de fondre en
larmes, j'enfourche Tonto, mon fidèle vélo, et
en route pour le Vondelpark.
Le ciel était d'un bleu vague et d'une neutra¬
lité obstinée, se réservant de tourner éventuelle¬
ment au violet maussade. L'herbe du parc était
jonchée de jeunes corps exposant au timide
soleil leur poitrine sculptée par la gym quoti¬
dienne, au risque d'attraper une pneumonie.
Après tout, quand on s'est infligé des milliers de
tractions pendant tout l'hiver, on ne va pas
laisser les simagrées de la météo vous empêcher
de cuire et bronzer votre corps d'athlète.
Mais même le narcissisme ne faisait guère
recette ce jour-là. Il se confinait au battement
de cils des saules pleureurs qui se miraient dans
l'eau des canaux et des petits lacs le long des¬
quels les cyclistes poursuivaient, inlassablement
leur ronde. Les visages ont tous un air de
famille sous leur habituelle tignasse bouclée:
leur aspect tanné, buriné, contraste avec la
jovialité des yeux bleus. L'âge ne les alourdit
pas. L'habitant d'Amsterdam semble, en
vieillissant, se figer dans la gentillesse, dans un
parti-pris de bonne humeur, et pédaler vers sa
mort en arborant, sur un revers, le macaron de
Greenpeace et sur l'autre celui d'Amnesty
International.
L'herbe du parc était de ce vert tranchant
des polders, de ce vert saturé d'eau qui, comme
une longue après-midi passée à la piscine, vous
fait pleinement saisir que le corps humain est
composé d'eau à 92 pour cent. Dans la lumière
du soleil, le reflet des lourds feuillages et des
arbres majestueux donnait à la surface des
canaux le miroitement magique qu'on voit aux
plumes des colverts.
Tout en roulant, je perçus soudain des bouf¬
fées de violon, une mélodie curieusement syn¬
copée comme un air de jazz et accompagnée au
tambour. En prenant le virage qui mène au
musée du Film, je me trouvai au beau milieu
d'un groupe de cyclistes arrêtés et faisant cercle
autour d'un petit orchestre d'amateurs. Parfait
raga vespéral que cette mélodie légère et sans
prétention qui se fondait dans les jeux de
lumière et d'ombre. Comme les autres, je restai
un instant sous le charme de cette musique,
dans l'attitude déhanchée du cycliste à l'arrêt,
un pied à terre et l'autre sur une pédale.
Au fond se dressait l'imposante silhouette
du musée du Film, avec sa terrasse ensoleillée et
ses petites tables où des clients buvaient tran¬
quillement leur café. Les jolis visages maquillés
et les silhouettes élégantes avaient un vague air
parisien; mais les Hollandais n'arrivent jamais à
Groupe de musiciens à
Vondelpark (Amsterdam).