plaidoyer web - Régis Debray
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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 4<br />
forcèrent ensemble les portes, non de la démocratie réalisée, ou de la<br />
république autogérée des conseils ouvriers, comme on l’espérait, mais du<br />
new age libéral. Ironie de l’Histoire : l’orthodoxie paléo-chrétienne<br />
revenait par l’extrême-gauche. Ce sont les apologistes des premiers siècles<br />
en effet– Tertullien, Clément d’Alexandrie, Saint-Augustin –qui ont le plus<br />
férocement justifié la continence spectaculaire, en appelant les bons<br />
chrétiens à ne plus fréquenter les théâtres que les bains mixtes, arènes et<br />
stades. La patristique, misogyne et anti-vitaliste, condamnait le spectacle<br />
comme opus diaboli pour relever de l’ordre de la Chair (du sexe, des<br />
passions et de leur chaleur communicative) alors que c’est au nom des<br />
valeurs du corps et de la vie, expressives et dionysiaques, que le zèle antiappollinien<br />
d’aujourd’hui récuse rites, cérémonies, protocoles et mises en<br />
scène. En imitant les passions, on en excite le charme –dit le Père de<br />
l’Église. Il ne faut plus imiter les passions, il faut les vivre –dit le fils ingrat,<br />
qui voulait s’éclater. Deux griefs de sens contraire (trop d’impudicité, pas<br />
assez) mais qui débouchent sur une commune aversion pour les rituels et<br />
les costumes.<br />
« Le spectacle nous vole notre être », répète le moraliste moderne.<br />
Pourquoi ? Parce qu’il sert de métaphore à la distance entre les hommes.<br />
Que faire en effet de cette séparation —le péjoratif de médiation ? Faire<br />
avec. L’abolir est pire que l’assumer. Sans doute un monde où tout<br />
l’homme serait dans chaque homme n’aurait plus besoin de se dédoubler,<br />
par contrat, en personne et personnage, en parterre et tréteaux, en réel et<br />
en virtuel. Qui chasse l’intermédiaire chasse bientôt l’interprète. Le<br />
problème, c’est que la réalité vécue ne résonne pas sans se mettre à<br />
distance d’elle-même, à la distance du tenant-lieu. Le sens est un effet<br />
d’écho, et l’écho un effet d’abîme. C’est parce que rien d’humain n’est<br />
donné à l’homme immédiatement que l’illusion comique n’est pas un<br />
mensonge ; qu’il est tenu de passer par le faux pour aller à sa vérité ; de se<br />
projeter dans les autres, pour entrer en rapport avec soi. Daniel Mesguich,<br />
qui avoue monter Bérénice par égard pour l’actualité, rappelle justement<br />
qu’« il faut toujours s’éloigner pour mieux voir ». Ce que nous suggère de<br />
son côte Jean-Yves Hameline, liturgiste chrétien, c’est le bon usage des<br />
distances, ou comment faire d’un mal un bien, d’un état de séparation une<br />
médiation dynamique, et d’une frustration un « effet de transcendance ».<br />
Occidental ou japonais, un beau rituel spectaculaire nous rappelle en effet<br />
qu’un froid qui se réchauffe à mesure est plus saisissant qu’une exubérance<br />
qui se dégrade, par laisser-aller et lassitude. Il suffit de regarder le mime<br />
Marceau derrière sa pancarte : le spectacle d’un rôle social qui s’intériorise<br />
en différé permet de jouir et juger à la fois, quand celui d’un moi intime qui<br />
s’extériorise à côté de nous en temps réel ne nous permet ni l’un ni l’autre<br />
Il serait peut-être temps de se demander si la problématique<br />
antibourgeoise de l’aliénation n’a pas été une sublimation philosophique<br />
de l’avarice bourgeoise. À la prendre au pied de la lettre, tout ce que je<br />
projette en l’autre, serait autant que je perds de moi. Il me faudrait donc<br />
récupérer dans ma vie pratique la réalité que l’imaginaire du spectacle m’a<br />
volé ; entre notre existence et nos images, ce serait un jeu à somme nulle :<br />
« plus l’homme contemple, moins il vit ». Idéologie pure. L’expérience