plaidoyer web - Régis Debray
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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2<br />
physique, actuel et non virtuel (comme devant la télé) ; une adhésion libre<br />
(les participants jouent de leur plein gré, et les spectateurs payent leur<br />
écot) ; un certain vis-à-vis entre des officiants et une salle, un pôle actif et<br />
un autre contemplatif (plutôt que « passif » : immobilité n’est pas inertie) ;<br />
une transposition fictive, ou la faculté d’irréaliser, de mimer en deuxième<br />
temps des conduites humaines. Dramatiquement considéré, l’office<br />
religieux satisfait, à ces quatre conditions ; non la fête princière ni la<br />
guillotinade d’antan, qui furent en leur temps des spectacles recherchés.<br />
Une exécution publique aurait aujourd’hui des voyeurs ou des témoins,<br />
non des spectateurs : il n’est pas sûr que le reality-show télévisé puisse<br />
facilement s’annexer les décapitations au sabre d’Arabie Saoudite. Et la<br />
camera invisible fait des personnages malgré eux, pris en otage d’un<br />
spectacle machiné à leur insu. Où l’on voit qu’une définition opératoire<br />
évolue avec les moyens d’opération spectaculaire autant qu’avec nos<br />
décisions culturelles, ceux-là conditionnant celles-ci. Et justement, nous<br />
avons, à l’égard du spectacle, changé de monde. Nouveaux systèmes<br />
techniques, nouveaux réflexes culturels.<br />
En fait de dramaturgie, l’air du temps préfère le carrousel au<br />
planétarium. Il sacrifie Brecht à Rousseau. Jean-Jacques : « Plus j’y<br />
réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au<br />
théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». Plus de cadre au<br />
tableau, et que tout le monde enjambe la rampe –tel serait le mot d’ordre<br />
actuel. Plus de silence, plus de secret, plus de retrait. Vidéo-surveillance,<br />
transparence, interactivité. Est-ce par hasard qu’on rebaptise les théâtres<br />
« lieux de proximité » ? « Il n’y aura plus de regardeurs dans ma cité, plus<br />
rien que des acteurs », disait Jean Dubuffet (l’auteur de l’Hourloupe qui<br />
remplaça l’objet à regarder par la structure pénétrable). « Prière de<br />
toucher », demandait avant lui le pionnier des reality-shows, cet inattendu<br />
rebond du ready-made, Marcel Duchamp. Les omniprésentes métaphores<br />
de la caresse et du surf introduisent à la nouvelle société du contact, à la<br />
fois hard et décontractée, qui relègue « la société du spectacle », avec ce<br />
qu’elle exigeait de composition et de convention, dans un passé<br />
emphatique, quasiment monarchique. La démocratie du moment : vivre en<br />
prise directe un univers en accès direct, « tout et tout de suite », vaste selfservice<br />
sans cérémonie, et il n’est pas jusqu’à l’écrit qui ne se mette à<br />
bouillonner des chaleurs mimétiques de l’onomatopée et des comics<br />
(chnof, rrhawk, etc.). Rien n’échappe désormais à la grande bascule du<br />
devant au-dedans. Elle s’est explorée avant l’heure, comme on la verra ici,<br />
dans cette scénographie qui, depuis trente ans, a « travaillé » la rampe —la<br />
barre de séparation propre au dispositif spectaculaire. Et cela bien avant<br />
que l’on ne stigmatise « la société du spectacle », l’État-spectacle et ses<br />
mystifications. Aujourd’hui, le mot sert à chacun de repoussoir. Les<br />
équations contemplation = abdication, distance = passivité, séparation =<br />
aliénation, sont passés dans l’usage commun.<br />
C’est que le « tous en scène, tous acteurs ! » n’est plus une nostalgie de<br />
promeneur solitaire en mal de chaleur humaine, mais l’aboutissement<br />
monnayable et palpable d’un système technologique en plein essor, le