plaidoyer web - Régis Debray
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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1<br />
Plaidoyer pour le spectacle<br />
Valery : « La Scène —est un lieu métaphysique comme l’Autel, le<br />
Tribunal. Comme le Lit, la Table à manger, le Foyer. La civilisation<br />
commence à ces spécialisations ».<br />
Cerner un enjeu de civilisation à travers une cartographie des lieux et<br />
une physiologie du spectateur, ce mutant travaillé au corps par nos<br />
panoplies de transmission –c’est l’objet de ce premier numéro des Cahiers<br />
de médiologie, dont Daniel Bougnoux a bien voulu assumer la<br />
coordination. L’enjeu –il l’explique ici lui-même– porte un nom : la<br />
représentation, ou le maintien des distances donneuses de sens.<br />
On peut interroger le spectacle en moraliste (corrompt-il ou améliore-til<br />
les mœurs ?), en psychologue (qu’entre-t-il de suggestion hypnotique<br />
dans cette fascination ?), en philosophe (quel statut pour l’illusion entre le<br />
vrai et le faux ?), en sociologue (peut-on concevoir des sociétés sans<br />
spectacles ?), en thérapeute (de quelles humeurs intimes nous purge la<br />
catharsis ?), en historien (comment ont évolué les arts dramatiques ?), en<br />
dix autres postures encore. L’aborder en médiologue, c’est commencer par<br />
observer une certaine forme matérielle : mise en vue, accès au public,<br />
conditions d’écoute, postures de vision. C’est traverser l’espace du texte<br />
pour regarder l’espace scénique, la forme des sièges, les machines, et les<br />
éclairages. Comme il y a une éloquence d’avant et d’après le microphone,<br />
un jeu de comédiens d’avant et d’après la caméra (l’audiovisuel<br />
désincorpore l’assistance en audience), un espace public d’avant et d’après<br />
la télévision, il n’y a pas de « société du spectacle » dans l’abstrait et<br />
l’intemporel. On voudrait ici contribuer modestement à une œuvre de salut<br />
public : mettre un langage paresseux à la hauteur de nos appareillages. Les<br />
machineries de la représentation changent plus vite hélas que nos<br />
métaphores, et il y a autant de danger que de drôlerie à dauber comme pardevant<br />
« la scène publique » ou le « théâtre politique », comme si, dans<br />
notre « life-style politiques », la conversation n’avait pas dit adieu à la<br />
péroraison, le plein air aux trompe-l’œil, le gros plan aux vues d’ensemble.<br />
La technique commande à nos chorégraphies, à nos parlements et jusqu’à<br />
notre larynx, et l’affect n’est pas plus séparable de l’appareil que la maxime<br />
morale d’un dispositif spatial. Fin des « grands récits », essor des<br />
multisalles, c’est tout un.<br />
De la messe au procès, en passant par le match de rugby, le peep-show,<br />
la danse, le défilé, la parade, le numéro, le spectacle joue sur une gamme<br />
élastique de coordonnées, à géométrie variable : un rassemblement
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physique, actuel et non virtuel (comme devant la télé) ; une adhésion libre<br />
(les participants jouent de leur plein gré, et les spectateurs payent leur<br />
écot) ; un certain vis-à-vis entre des officiants et une salle, un pôle actif et<br />
un autre contemplatif (plutôt que « passif » : immobilité n’est pas inertie) ;<br />
une transposition fictive, ou la faculté d’irréaliser, de mimer en deuxième<br />
temps des conduites humaines. Dramatiquement considéré, l’office<br />
religieux satisfait, à ces quatre conditions ; non la fête princière ni la<br />
guillotinade d’antan, qui furent en leur temps des spectacles recherchés.<br />
Une exécution publique aurait aujourd’hui des voyeurs ou des témoins,<br />
non des spectateurs : il n’est pas sûr que le reality-show télévisé puisse<br />
facilement s’annexer les décapitations au sabre d’Arabie Saoudite. Et la<br />
camera invisible fait des personnages malgré eux, pris en otage d’un<br />
spectacle machiné à leur insu. Où l’on voit qu’une définition opératoire<br />
évolue avec les moyens d’opération spectaculaire autant qu’avec nos<br />
décisions culturelles, ceux-là conditionnant celles-ci. Et justement, nous<br />
avons, à l’égard du spectacle, changé de monde. Nouveaux systèmes<br />
techniques, nouveaux réflexes culturels.<br />
En fait de dramaturgie, l’air du temps préfère le carrousel au<br />
planétarium. Il sacrifie Brecht à Rousseau. Jean-Jacques : « Plus j’y<br />
réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au<br />
théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». Plus de cadre au<br />
tableau, et que tout le monde enjambe la rampe –tel serait le mot d’ordre<br />
actuel. Plus de silence, plus de secret, plus de retrait. Vidéo-surveillance,<br />
transparence, interactivité. Est-ce par hasard qu’on rebaptise les théâtres<br />
« lieux de proximité » ? « Il n’y aura plus de regardeurs dans ma cité, plus<br />
rien que des acteurs », disait Jean Dubuffet (l’auteur de l’Hourloupe qui<br />
remplaça l’objet à regarder par la structure pénétrable). « Prière de<br />
toucher », demandait avant lui le pionnier des reality-shows, cet inattendu<br />
rebond du ready-made, Marcel Duchamp. Les omniprésentes métaphores<br />
de la caresse et du surf introduisent à la nouvelle société du contact, à la<br />
fois hard et décontractée, qui relègue « la société du spectacle », avec ce<br />
qu’elle exigeait de composition et de convention, dans un passé<br />
emphatique, quasiment monarchique. La démocratie du moment : vivre en<br />
prise directe un univers en accès direct, « tout et tout de suite », vaste selfservice<br />
sans cérémonie, et il n’est pas jusqu’à l’écrit qui ne se mette à<br />
bouillonner des chaleurs mimétiques de l’onomatopée et des comics<br />
(chnof, rrhawk, etc.). Rien n’échappe désormais à la grande bascule du<br />
devant au-dedans. Elle s’est explorée avant l’heure, comme on la verra ici,<br />
dans cette scénographie qui, depuis trente ans, a « travaillé » la rampe —la<br />
barre de séparation propre au dispositif spectaculaire. Et cela bien avant<br />
que l’on ne stigmatise « la société du spectacle », l’État-spectacle et ses<br />
mystifications. Aujourd’hui, le mot sert à chacun de repoussoir. Les<br />
équations contemplation = abdication, distance = passivité, séparation =<br />
aliénation, sont passés dans l’usage commun.<br />
C’est que le « tous en scène, tous acteurs ! » n’est plus une nostalgie de<br />
promeneur solitaire en mal de chaleur humaine, mais l’aboutissement<br />
monnayable et palpable d’un système technologique en plein essor, le
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branchement généralisé, qui nous fait enfin toucher du doigt (« push the<br />
buttons ») l’idyllique trilogie Immédiateté - Proximité - Simplicité.<br />
L’environnement virtuel, le live, la boucle sensori-motrice, l’écran tactile,<br />
le casque de visualisation, le gant à retour de données, transforment<br />
l’ancien homo videns et ludens en pilote de chasse ou en scaphandre, en<br />
explorateur-auteur de mille productions, lyriques ou logiques. La<br />
vidéosphère née en 1968 se place sous le signe du circuit court. Elle<br />
promeut l’abrégé, le direct, la transitivité maximale. À quoi bon des procès<br />
en bonne et due forme, en des lieux solennels, selon des procédures<br />
compliquées ? Oubliez ces rituels surannés, faites rentrer les caméras, et<br />
chacun tranchera selon son cœur, la couleur de peau ou le compte en<br />
banque de l’inculpé. À quoi bon des professeurs et des disciplines ? Ouvrez<br />
les écoles, mettez-y des animateurs et de bonnes émissions, et les enfants<br />
trouveront d’eux-mêmes leur équilibre personnel. Justice, éducation,<br />
politique, Beaux-Arts —partout résonne l’injonction : « collez donc à la<br />
vie ». Nous voilà sommés de préférer le flux à la forme, le jaillissement à<br />
l’élaboration, le primaire au secondaire, le regard de plongée (participatif,<br />
fusionnel) au regard de surplomb (critique, objectivant). Tout alentour<br />
réclame de la présence immédiate plutôt que du représenté. Du cru plutôt<br />
que du cuit. Du flash plutôt que du filé. Les arts à deux temps (théâtre de<br />
texte, musique et danse à partition) reculent devant les premiers jets, le<br />
talent d’exécution pâlit devant le génie de l’improvisation. L’oral repasse<br />
en amont de l’écrit. Toutes esthétiques cohérentes avec le règne de<br />
l’individu consumériste et un monde éthique où la liberté du sujet ne se<br />
définit plus en terme d’autonomie mais de spontanéité, comme un «<br />
laissez-faire laissez-passer », et non comme une pente à remonter.<br />
Domination du cri, du borborygme, de l’empreinte encore tiède, de la trace<br />
à l’état brut, du témoignage à chaud, du lambeau à vif, à cru. Non au<br />
décollement, au décollage symbolique, oui à la tranche de vie. Mise en<br />
scène, mais d’un refus de mettre en scène. Apothéose d’« une culture qui<br />
est la vie » –selon le vœu même d’Artaud, curieusement transformé– la<br />
participation cosmique et la rigueur personnelle en moins –dans le<br />
politiquement correct des sociétés du profit. L’ancienne marginalité fait<br />
loi. Il serait temps d’en évaluer la consistance, en termes de culture comme<br />
en termes de vie. L’effet pervers du « sus à la séparation, sus à l’aliénation<br />
» ne peut plus être en effet éludé par le rappel du but visé par les<br />
contempteurs d’antan, qui était magnifique. Et cohérent. L’idéal<br />
émancipateur d’une société enfin transparente à soi rejoignait celui d’une<br />
base unanime et sans rivages : le peuple devenant son propre spectacle,<br />
sans besoin de nation ni de théâtre. C’est le moment où, patron du TNP —<br />
deux lettres de trop—, Vilar en Avignon se fait insulter par les jeunes<br />
iconoclastes. Où l’on s’en va rêvant d’un wagnérisme démocrate qui<br />
plongerait le théâtre dans la rue, dissolverait l’État dans la société civile et<br />
ferait litière des séparés (les odieux professionnels de la politique, de l’art,<br />
du théâtre, de la Révolution etc.). Mais qui n’a vu « l’après » des<br />
insurrections de la Vie : la subversion du spectacle commercialisé<br />
promouvant le spectacle commercial des subversions ? Il n’est pas<br />
indifférent que le décri du spectacle ait historiquement coïncidé avec la<br />
recherche, en tous lieux du social, de l’institution nulle. Living theater,<br />
tribunal populaire, école ouverte, communautés et groupes charismatiques
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forcèrent ensemble les portes, non de la démocratie réalisée, ou de la<br />
république autogérée des conseils ouvriers, comme on l’espérait, mais du<br />
new age libéral. Ironie de l’Histoire : l’orthodoxie paléo-chrétienne<br />
revenait par l’extrême-gauche. Ce sont les apologistes des premiers siècles<br />
en effet– Tertullien, Clément d’Alexandrie, Saint-Augustin –qui ont le plus<br />
férocement justifié la continence spectaculaire, en appelant les bons<br />
chrétiens à ne plus fréquenter les théâtres que les bains mixtes, arènes et<br />
stades. La patristique, misogyne et anti-vitaliste, condamnait le spectacle<br />
comme opus diaboli pour relever de l’ordre de la Chair (du sexe, des<br />
passions et de leur chaleur communicative) alors que c’est au nom des<br />
valeurs du corps et de la vie, expressives et dionysiaques, que le zèle antiappollinien<br />
d’aujourd’hui récuse rites, cérémonies, protocoles et mises en<br />
scène. En imitant les passions, on en excite le charme –dit le Père de<br />
l’Église. Il ne faut plus imiter les passions, il faut les vivre –dit le fils ingrat,<br />
qui voulait s’éclater. Deux griefs de sens contraire (trop d’impudicité, pas<br />
assez) mais qui débouchent sur une commune aversion pour les rituels et<br />
les costumes.<br />
« Le spectacle nous vole notre être », répète le moraliste moderne.<br />
Pourquoi ? Parce qu’il sert de métaphore à la distance entre les hommes.<br />
Que faire en effet de cette séparation —le péjoratif de médiation ? Faire<br />
avec. L’abolir est pire que l’assumer. Sans doute un monde où tout<br />
l’homme serait dans chaque homme n’aurait plus besoin de se dédoubler,<br />
par contrat, en personne et personnage, en parterre et tréteaux, en réel et<br />
en virtuel. Qui chasse l’intermédiaire chasse bientôt l’interprète. Le<br />
problème, c’est que la réalité vécue ne résonne pas sans se mettre à<br />
distance d’elle-même, à la distance du tenant-lieu. Le sens est un effet<br />
d’écho, et l’écho un effet d’abîme. C’est parce que rien d’humain n’est<br />
donné à l’homme immédiatement que l’illusion comique n’est pas un<br />
mensonge ; qu’il est tenu de passer par le faux pour aller à sa vérité ; de se<br />
projeter dans les autres, pour entrer en rapport avec soi. Daniel Mesguich,<br />
qui avoue monter Bérénice par égard pour l’actualité, rappelle justement<br />
qu’« il faut toujours s’éloigner pour mieux voir ». Ce que nous suggère de<br />
son côte Jean-Yves Hameline, liturgiste chrétien, c’est le bon usage des<br />
distances, ou comment faire d’un mal un bien, d’un état de séparation une<br />
médiation dynamique, et d’une frustration un « effet de transcendance ».<br />
Occidental ou japonais, un beau rituel spectaculaire nous rappelle en effet<br />
qu’un froid qui se réchauffe à mesure est plus saisissant qu’une exubérance<br />
qui se dégrade, par laisser-aller et lassitude. Il suffit de regarder le mime<br />
Marceau derrière sa pancarte : le spectacle d’un rôle social qui s’intériorise<br />
en différé permet de jouir et juger à la fois, quand celui d’un moi intime qui<br />
s’extériorise à côté de nous en temps réel ne nous permet ni l’un ni l’autre<br />
Il serait peut-être temps de se demander si la problématique<br />
antibourgeoise de l’aliénation n’a pas été une sublimation philosophique<br />
de l’avarice bourgeoise. À la prendre au pied de la lettre, tout ce que je<br />
projette en l’autre, serait autant que je perds de moi. Il me faudrait donc<br />
récupérer dans ma vie pratique la réalité que l’imaginaire du spectacle m’a<br />
volé ; entre notre existence et nos images, ce serait un jeu à somme nulle :<br />
« plus l’homme contemple, moins il vit ». Idéologie pure. L’expérience
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sentie, c’est celle-ci : plus nous contemplons, mieux nous vivons. Et<br />
comme il n’y a pas plus de communauté immédiate, sans protocoles<br />
d’assemblée, que de sujet individuel, sans médiations objectives, ajoutons :<br />
moins il y a de spectateurs, moins il y aura de citoyens. Moins il y a de<br />
liturgies, moins il y aura de République. Il est évident que le<br />
désenchantement du monde, ou sa sécularisation, s’est traduit par une<br />
certaine perte d’intensité du spectacle collectif, le passage de la cérémonie<br />
à la distraction —dont l’évolution de la course de taureaux en milieu<br />
hispanique offre peut-être un exemple : culte religieux à l’origine, rite<br />
aristocratique au Siècle d’or, spectacle folklorique enfin (à la fois modifié et<br />
amplifié par la retransmission télévisée). Enfant du prêtre et de la Cour, le<br />
théâtre avait à voir avec la religion et la bonne société. Le cinéma (comme<br />
l’explique Monique Sicard), avec la science et le peuple. La télévision, avec<br />
le fantasme et l’individu. Transition du gradin au soleil, puis à la rangée de<br />
fauteuils à couvert, puis au canapé chez soi. Position debout, assise,<br />
couchée (ainsi la manif est-elle passée du sitting à l’allongement sur la<br />
chaussée). Il serait vain, bien sûr, de vouloir à tout prix redresser le dossier<br />
du siège. Il ne le serait peut-être pas de vouloir réhabiliter le dispositif<br />
spectaculaire dans son principe. Il en va d’un souci qui concerne la réalité<br />
humaine en son entier, tant la haine des médiations unit dès les origines le<br />
théâtrophobe et le technophobe. La critique de la représentation s’adosse<br />
toujours au fantasme d’un « je-origine », d’une présence initiale et plénière<br />
à soi-même et au monde. D’un état de nature où l’homme baignerait dans<br />
l’épanouissement d’une donation première : la condamnation de la<br />
technique comme atteinte à l’authentique et la critique du spectacle<br />
comme vie absente aligne la condamnation des apparences sur celle des<br />
artifices. La médiologie s’inscrit en faux contre ce double refus.<br />
Nous étions sans doute trop habitués à référer le symbolique au langage<br />
articulé : « au commencement était le Verbe ». Le logocentrisme nous a<br />
désappris le corps. Nous croyons spontanément que symboliser, c’est<br />
verbaliser. Et si c’était mimer ? Pas seulement joindre le geste à la parole,<br />
mais signifier par gestes. « L’Esprit est pantomime », disait Valéry (grand<br />
médiologue avant la lettre). Panto-mime : tout s’exprime par le geste, tout<br />
est imitation. Doté de la faculté de représenter un comportement par un<br />
autre, l’animal hiéroglyphe est imitant autant que parlant ; la mimesis<br />
serait alors le propre de l’homme, un propre antérieur au logos. La bête<br />
simule par intérêt biologique ; c’est la feinte non le jeu. La perdrix fait la<br />
blessée pour échapper au prédateur, le loup vaincu tend la gorge, rituel de<br />
soumission, pour ne pas mourir. Ni les anges ni les bêtes ne se donnent la<br />
comédie. Seul l’homme joue. Le clown, l’acrobate, le danseur, l’équilibriste<br />
deviennent en ce cas aussi exemplaires de l’être spirituel de l’homme —sa<br />
capacité métaphorique— que le poète ou le philosophe. Et c’est une même<br />
tradition qui a réputé vilains et indignes le comédien et l’artisan, le mime<br />
et l’ingénieur. C’est bien comme imitation ou simulacre que Platon récuse<br />
l’objet technique (le lit artisanal en bois n’étant qu’une mauvaise copie de<br />
l’Idée intelligible de Lit). Réalités de second ordre, citoyens de deuxième<br />
rang. Tout ce qu’on a depuis appris sur l’histoire de l’espèce, documents à<br />
l’appui, atteste du contraire : la technique a inventé l’homme, comme le<br />
paraître fait advenir l’être. Rêver d’une société sans technique ou d’une
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société sans spectacle, c’est rêver d’un homme sans apprentissage, sorti<br />
tout fait des mains de Dieu, en état de marche, par équipement<br />
anatomique et transmission génétique. Qui n’aurait pas à faire le détour<br />
par un héritage, une culture, des mystères et des mythes. Qui pourrait<br />
comprendre sans interpréter, saisir son temps sans s’en éloigner ; sans<br />
passer par l’école, sans aller au cirque, au théâtre et au cinéma ; un homme<br />
qui pourrait mieux comprendre la guerre sans le secours des Perses<br />
d’Eschyle, la mort sans le Don Juan de Mozart, l’ambition sans la<br />
Splendeur des Amberson. Cet individu n’existe pas. Ou plutôt si : c’est un<br />
consommateur, un client, un usager. L’Européen de demain, dont le tout<br />
puissant marché, y compris celui de l’entertainment, serait chargé<br />
d’« optimiser les satisfactions ». Improbable individu.<br />
Et si on demandait au spectacle, qui est un corps de règles, de remédier<br />
aux impasses du spectaculaire, qui est recherche déréglée de l’effet ? Un<br />
spectacle est un médium de sens, le petit écran reste un médium<br />
d’existence. Il en faut, mais point trop. Sans quoi l’adhésion se perd. Nos<br />
tranches de vie voient diminuer inexorablement leur crédibilité. Car le flux<br />
télévisuel se donne pour la vie elle-même et non pour une représentation<br />
de la vie ; pour un prélèvement opéré en direct sur le monde et non comme<br />
une transposition, un discours sur le monde. À trop vouloir nous donner<br />
du crédible, avec ses docu-drame, ses scoops en live, ses reality-show, le<br />
soupçon s’installe en autodéfense. André Breton l’avait prévu dès 1924,<br />
première phrase du Manifeste surréaliste : « Tant va la croyance à la vie, à<br />
ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette<br />
croyance se perd ». Le contrat de croyance fictionnel —cette déréalisation<br />
du monde convenue et temporaire— pourrait bien recharger les batteries<br />
du symbolique, que le plain-pied « indiciel » met tôt ou tard à plat.<br />
Grands sont les dangers du rituel spectaculaire quand il envahit une<br />
société —comme c’était le cas dans le « socialisme réel », où le tout-à-l’Etat<br />
pétrifiait la vie collective en fausses fêtes (défilés, parades,<br />
commémorations, remises de médailles etc.) : ankylose et formalisme ;<br />
immobilisme et compulsion répétitive ; écrasement de l’individu sous des<br />
communautés factices. Mais non moins grands sont les dangers de<br />
l’assèchement liturgique auquel procède à présent le tout-marché. Le<br />
spectacle obligatoire instaurait une coupure radicale entre la carte et le<br />
territoire, entre les signes et les choses. À trop vouloir écraser la carte sur<br />
le territoire, pour se libérer de l’emprise totalitaire, ne sommes-nous pas<br />
passés de l’autre côté du cheval ? La société marchande, du moins en<br />
Occident (l’Asie montante est sans doute mieux lotie) paraît en état de<br />
déficit cérémoniel. Elle est trop pressée, elle va trop vite, elle n’a plus de<br />
temps à consacrer aux politesses du comme si. Elle semble vouloir se<br />
replier sur la famille et la familiarité. Elle donne dans la désinvolture, le<br />
refus de toute étiquette, ce qui condamne à une moindre disponibilité aux<br />
êtres et aux choses. L’obscénité du temps —chacun la sienne— pourrait<br />
bien se définir comme un manque de mise en costume. Pas assez de<br />
dramaturgie et de distance. La baisse d’attention dramatique ôte toute<br />
signification à la mort au moment même où prolifèrent les images de
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massacres et le un « meurtre par minute » des séries télévisées. « Les plus<br />
grands drames de l’histoire, disait Henri Gouhier, philosophe du théâtre,<br />
ne s’expliquent peut-être que par la perte du sens dramatique ». Combien<br />
de temps le sentiment tragique de l’existence pourra-t-il survivre au défaut<br />
de tragédies contemporaines ? Et le respect de la vie, ou la sacralité de la<br />
mort, à l’évacuation des cérémonies funéraires, à l’escamotage hospitalier<br />
des agonies, aux enterrements à la sauvette ? La promotion officielle de<br />
l’excellence désintéressée, dans l’apprentissage scolaire, à l’université, à la<br />
suppression de ces rituels républicains par excellence qu’étaient la<br />
distribution des prix, la collation des grades ?<br />
Le culte du circuit court risque de court-circuiter les processus de<br />
mentalisation et symbolisation de la vie qui peuvent freiner la barbarie, à<br />
défaut de l’éteindre. Une action quelconque devient symbolique quand «<br />
chaque instant est plus général que l’incident ». Le risque est qu’un trop de<br />
télévision transforme l’actualité en une suite d’incidents. Qu’à force d’être<br />
proche de tout, on ne discerne plus rien de général. C’est un fait que moins<br />
on regarde de personnages sur scène, à distance, individus transfigurés en<br />
types, plus le citoyen se voit harcelé dans sa vie courante par les<br />
personnalités en vue, —asphyxiante idolâtrie des Unes de magazine— et<br />
plus, simultanément, se personnalisent les fonctions publiques dans la Cité<br />
—montée des affaires et étalage des vies privées. Il serait sans doute<br />
exagéré de prêter à la dictature de l’audimat les mêmes effets pervers qu’à<br />
la dictature du prolétariat, mais il n’est pas illégitime de se demander si<br />
aux religions séculières d’antan, qui écrasaient l’individu sous la<br />
cérémonie, n’a pas succédé une religion de l’irréligion civile qui rabat<br />
l’animal imitant sur l’animal tout court, qui désymbolise les pulsions<br />
agressives et sexuelles.<br />
Civilisation, disait Valéry. C’est-à-dire un ensemble de « comme si ». Un<br />
effort, un processus, une éducation. Une dramatisation réglée des conflits :<br />
En clair : le passage sublimant du sacrifice humain à la brebis égorgée, puis<br />
à l’ex-voto. De la crucifixion à la procession de la Semaine Sainte à Séville,<br />
de l’expiation par le sang à l’expiation des pénitents qui imitent les<br />
souffrances du Christ en portant sur l’épaule un char doré de cinq tonnes.<br />
Le passage de la bataille rangée entre clans au match de foot entre équipes<br />
(qui peut toujours « dégénérer », soit régresser à la pulsion de mort<br />
originaire). En résumé : la civilisation comme passage au spectacle et par le<br />
spectacle.