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plaidoyer web - Régis Debray

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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1<br />

Plaidoyer pour le spectacle<br />

Valery : « La Scène —est un lieu métaphysique comme l’Autel, le<br />

Tribunal. Comme le Lit, la Table à manger, le Foyer. La civilisation<br />

commence à ces spécialisations ».<br />

Cerner un enjeu de civilisation à travers une cartographie des lieux et<br />

une physiologie du spectateur, ce mutant travaillé au corps par nos<br />

panoplies de transmission –c’est l’objet de ce premier numéro des Cahiers<br />

de médiologie, dont Daniel Bougnoux a bien voulu assumer la<br />

coordination. L’enjeu –il l’explique ici lui-même– porte un nom : la<br />

représentation, ou le maintien des distances donneuses de sens.<br />

On peut interroger le spectacle en moraliste (corrompt-il ou améliore-til<br />

les mœurs ?), en psychologue (qu’entre-t-il de suggestion hypnotique<br />

dans cette fascination ?), en philosophe (quel statut pour l’illusion entre le<br />

vrai et le faux ?), en sociologue (peut-on concevoir des sociétés sans<br />

spectacles ?), en thérapeute (de quelles humeurs intimes nous purge la<br />

catharsis ?), en historien (comment ont évolué les arts dramatiques ?), en<br />

dix autres postures encore. L’aborder en médiologue, c’est commencer par<br />

observer une certaine forme matérielle : mise en vue, accès au public,<br />

conditions d’écoute, postures de vision. C’est traverser l’espace du texte<br />

pour regarder l’espace scénique, la forme des sièges, les machines, et les<br />

éclairages. Comme il y a une éloquence d’avant et d’après le microphone,<br />

un jeu de comédiens d’avant et d’après la caméra (l’audiovisuel<br />

désincorpore l’assistance en audience), un espace public d’avant et d’après<br />

la télévision, il n’y a pas de « société du spectacle » dans l’abstrait et<br />

l’intemporel. On voudrait ici contribuer modestement à une œuvre de salut<br />

public : mettre un langage paresseux à la hauteur de nos appareillages. Les<br />

machineries de la représentation changent plus vite hélas que nos<br />

métaphores, et il y a autant de danger que de drôlerie à dauber comme pardevant<br />

« la scène publique » ou le « théâtre politique », comme si, dans<br />

notre « life-style politiques », la conversation n’avait pas dit adieu à la<br />

péroraison, le plein air aux trompe-l’œil, le gros plan aux vues d’ensemble.<br />

La technique commande à nos chorégraphies, à nos parlements et jusqu’à<br />

notre larynx, et l’affect n’est pas plus séparable de l’appareil que la maxime<br />

morale d’un dispositif spatial. Fin des « grands récits », essor des<br />

multisalles, c’est tout un.<br />

De la messe au procès, en passant par le match de rugby, le peep-show,<br />

la danse, le défilé, la parade, le numéro, le spectacle joue sur une gamme<br />

élastique de coordonnées, à géométrie variable : un rassemblement


© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 2<br />

physique, actuel et non virtuel (comme devant la télé) ; une adhésion libre<br />

(les participants jouent de leur plein gré, et les spectateurs payent leur<br />

écot) ; un certain vis-à-vis entre des officiants et une salle, un pôle actif et<br />

un autre contemplatif (plutôt que « passif » : immobilité n’est pas inertie) ;<br />

une transposition fictive, ou la faculté d’irréaliser, de mimer en deuxième<br />

temps des conduites humaines. Dramatiquement considéré, l’office<br />

religieux satisfait, à ces quatre conditions ; non la fête princière ni la<br />

guillotinade d’antan, qui furent en leur temps des spectacles recherchés.<br />

Une exécution publique aurait aujourd’hui des voyeurs ou des témoins,<br />

non des spectateurs : il n’est pas sûr que le reality-show télévisé puisse<br />

facilement s’annexer les décapitations au sabre d’Arabie Saoudite. Et la<br />

camera invisible fait des personnages malgré eux, pris en otage d’un<br />

spectacle machiné à leur insu. Où l’on voit qu’une définition opératoire<br />

évolue avec les moyens d’opération spectaculaire autant qu’avec nos<br />

décisions culturelles, ceux-là conditionnant celles-ci. Et justement, nous<br />

avons, à l’égard du spectacle, changé de monde. Nouveaux systèmes<br />

techniques, nouveaux réflexes culturels.<br />

En fait de dramaturgie, l’air du temps préfère le carrousel au<br />

planétarium. Il sacrifie Brecht à Rousseau. Jean-Jacques : « Plus j’y<br />

réfléchis, et plus je trouve que tout ce qu’on met en représentation au<br />

théâtre, on ne l’approche pas de nous, on l’en éloigne ». Plus de cadre au<br />

tableau, et que tout le monde enjambe la rampe –tel serait le mot d’ordre<br />

actuel. Plus de silence, plus de secret, plus de retrait. Vidéo-surveillance,<br />

transparence, interactivité. Est-ce par hasard qu’on rebaptise les théâtres<br />

« lieux de proximité » ? « Il n’y aura plus de regardeurs dans ma cité, plus<br />

rien que des acteurs », disait Jean Dubuffet (l’auteur de l’Hourloupe qui<br />

remplaça l’objet à regarder par la structure pénétrable). « Prière de<br />

toucher », demandait avant lui le pionnier des reality-shows, cet inattendu<br />

rebond du ready-made, Marcel Duchamp. Les omniprésentes métaphores<br />

de la caresse et du surf introduisent à la nouvelle société du contact, à la<br />

fois hard et décontractée, qui relègue « la société du spectacle », avec ce<br />

qu’elle exigeait de composition et de convention, dans un passé<br />

emphatique, quasiment monarchique. La démocratie du moment : vivre en<br />

prise directe un univers en accès direct, « tout et tout de suite », vaste selfservice<br />

sans cérémonie, et il n’est pas jusqu’à l’écrit qui ne se mette à<br />

bouillonner des chaleurs mimétiques de l’onomatopée et des comics<br />

(chnof, rrhawk, etc.). Rien n’échappe désormais à la grande bascule du<br />

devant au-dedans. Elle s’est explorée avant l’heure, comme on la verra ici,<br />

dans cette scénographie qui, depuis trente ans, a « travaillé » la rampe —la<br />

barre de séparation propre au dispositif spectaculaire. Et cela bien avant<br />

que l’on ne stigmatise « la société du spectacle », l’État-spectacle et ses<br />

mystifications. Aujourd’hui, le mot sert à chacun de repoussoir. Les<br />

équations contemplation = abdication, distance = passivité, séparation =<br />

aliénation, sont passés dans l’usage commun.<br />

C’est que le « tous en scène, tous acteurs ! » n’est plus une nostalgie de<br />

promeneur solitaire en mal de chaleur humaine, mais l’aboutissement<br />

monnayable et palpable d’un système technologique en plein essor, le


© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS 3<br />

branchement généralisé, qui nous fait enfin toucher du doigt (« push the<br />

buttons ») l’idyllique trilogie Immédiateté - Proximité - Simplicité.<br />

L’environnement virtuel, le live, la boucle sensori-motrice, l’écran tactile,<br />

le casque de visualisation, le gant à retour de données, transforment<br />

l’ancien homo videns et ludens en pilote de chasse ou en scaphandre, en<br />

explorateur-auteur de mille productions, lyriques ou logiques. La<br />

vidéosphère née en 1968 se place sous le signe du circuit court. Elle<br />

promeut l’abrégé, le direct, la transitivité maximale. À quoi bon des procès<br />

en bonne et due forme, en des lieux solennels, selon des procédures<br />

compliquées ? Oubliez ces rituels surannés, faites rentrer les caméras, et<br />

chacun tranchera selon son cœur, la couleur de peau ou le compte en<br />

banque de l’inculpé. À quoi bon des professeurs et des disciplines ? Ouvrez<br />

les écoles, mettez-y des animateurs et de bonnes émissions, et les enfants<br />

trouveront d’eux-mêmes leur équilibre personnel. Justice, éducation,<br />

politique, Beaux-Arts —partout résonne l’injonction : « collez donc à la<br />

vie ». Nous voilà sommés de préférer le flux à la forme, le jaillissement à<br />

l’élaboration, le primaire au secondaire, le regard de plongée (participatif,<br />

fusionnel) au regard de surplomb (critique, objectivant). Tout alentour<br />

réclame de la présence immédiate plutôt que du représenté. Du cru plutôt<br />

que du cuit. Du flash plutôt que du filé. Les arts à deux temps (théâtre de<br />

texte, musique et danse à partition) reculent devant les premiers jets, le<br />

talent d’exécution pâlit devant le génie de l’improvisation. L’oral repasse<br />

en amont de l’écrit. Toutes esthétiques cohérentes avec le règne de<br />

l’individu consumériste et un monde éthique où la liberté du sujet ne se<br />

définit plus en terme d’autonomie mais de spontanéité, comme un «<br />

laissez-faire laissez-passer », et non comme une pente à remonter.<br />

Domination du cri, du borborygme, de l’empreinte encore tiède, de la trace<br />

à l’état brut, du témoignage à chaud, du lambeau à vif, à cru. Non au<br />

décollement, au décollage symbolique, oui à la tranche de vie. Mise en<br />

scène, mais d’un refus de mettre en scène. Apothéose d’« une culture qui<br />

est la vie » –selon le vœu même d’Artaud, curieusement transformé– la<br />

participation cosmique et la rigueur personnelle en moins –dans le<br />

politiquement correct des sociétés du profit. L’ancienne marginalité fait<br />

loi. Il serait temps d’en évaluer la consistance, en termes de culture comme<br />

en termes de vie. L’effet pervers du « sus à la séparation, sus à l’aliénation<br />

» ne peut plus être en effet éludé par le rappel du but visé par les<br />

contempteurs d’antan, qui était magnifique. Et cohérent. L’idéal<br />

émancipateur d’une société enfin transparente à soi rejoignait celui d’une<br />

base unanime et sans rivages : le peuple devenant son propre spectacle,<br />

sans besoin de nation ni de théâtre. C’est le moment où, patron du TNP —<br />

deux lettres de trop—, Vilar en Avignon se fait insulter par les jeunes<br />

iconoclastes. Où l’on s’en va rêvant d’un wagnérisme démocrate qui<br />

plongerait le théâtre dans la rue, dissolverait l’État dans la société civile et<br />

ferait litière des séparés (les odieux professionnels de la politique, de l’art,<br />

du théâtre, de la Révolution etc.). Mais qui n’a vu « l’après » des<br />

insurrections de la Vie : la subversion du spectacle commercialisé<br />

promouvant le spectacle commercial des subversions ? Il n’est pas<br />

indifférent que le décri du spectacle ait historiquement coïncidé avec la<br />

recherche, en tous lieux du social, de l’institution nulle. Living theater,<br />

tribunal populaire, école ouverte, communautés et groupes charismatiques


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forcèrent ensemble les portes, non de la démocratie réalisée, ou de la<br />

république autogérée des conseils ouvriers, comme on l’espérait, mais du<br />

new age libéral. Ironie de l’Histoire : l’orthodoxie paléo-chrétienne<br />

revenait par l’extrême-gauche. Ce sont les apologistes des premiers siècles<br />

en effet– Tertullien, Clément d’Alexandrie, Saint-Augustin –qui ont le plus<br />

férocement justifié la continence spectaculaire, en appelant les bons<br />

chrétiens à ne plus fréquenter les théâtres que les bains mixtes, arènes et<br />

stades. La patristique, misogyne et anti-vitaliste, condamnait le spectacle<br />

comme opus diaboli pour relever de l’ordre de la Chair (du sexe, des<br />

passions et de leur chaleur communicative) alors que c’est au nom des<br />

valeurs du corps et de la vie, expressives et dionysiaques, que le zèle antiappollinien<br />

d’aujourd’hui récuse rites, cérémonies, protocoles et mises en<br />

scène. En imitant les passions, on en excite le charme –dit le Père de<br />

l’Église. Il ne faut plus imiter les passions, il faut les vivre –dit le fils ingrat,<br />

qui voulait s’éclater. Deux griefs de sens contraire (trop d’impudicité, pas<br />

assez) mais qui débouchent sur une commune aversion pour les rituels et<br />

les costumes.<br />

« Le spectacle nous vole notre être », répète le moraliste moderne.<br />

Pourquoi ? Parce qu’il sert de métaphore à la distance entre les hommes.<br />

Que faire en effet de cette séparation —le péjoratif de médiation ? Faire<br />

avec. L’abolir est pire que l’assumer. Sans doute un monde où tout<br />

l’homme serait dans chaque homme n’aurait plus besoin de se dédoubler,<br />

par contrat, en personne et personnage, en parterre et tréteaux, en réel et<br />

en virtuel. Qui chasse l’intermédiaire chasse bientôt l’interprète. Le<br />

problème, c’est que la réalité vécue ne résonne pas sans se mettre à<br />

distance d’elle-même, à la distance du tenant-lieu. Le sens est un effet<br />

d’écho, et l’écho un effet d’abîme. C’est parce que rien d’humain n’est<br />

donné à l’homme immédiatement que l’illusion comique n’est pas un<br />

mensonge ; qu’il est tenu de passer par le faux pour aller à sa vérité ; de se<br />

projeter dans les autres, pour entrer en rapport avec soi. Daniel Mesguich,<br />

qui avoue monter Bérénice par égard pour l’actualité, rappelle justement<br />

qu’« il faut toujours s’éloigner pour mieux voir ». Ce que nous suggère de<br />

son côte Jean-Yves Hameline, liturgiste chrétien, c’est le bon usage des<br />

distances, ou comment faire d’un mal un bien, d’un état de séparation une<br />

médiation dynamique, et d’une frustration un « effet de transcendance ».<br />

Occidental ou japonais, un beau rituel spectaculaire nous rappelle en effet<br />

qu’un froid qui se réchauffe à mesure est plus saisissant qu’une exubérance<br />

qui se dégrade, par laisser-aller et lassitude. Il suffit de regarder le mime<br />

Marceau derrière sa pancarte : le spectacle d’un rôle social qui s’intériorise<br />

en différé permet de jouir et juger à la fois, quand celui d’un moi intime qui<br />

s’extériorise à côté de nous en temps réel ne nous permet ni l’un ni l’autre<br />

Il serait peut-être temps de se demander si la problématique<br />

antibourgeoise de l’aliénation n’a pas été une sublimation philosophique<br />

de l’avarice bourgeoise. À la prendre au pied de la lettre, tout ce que je<br />

projette en l’autre, serait autant que je perds de moi. Il me faudrait donc<br />

récupérer dans ma vie pratique la réalité que l’imaginaire du spectacle m’a<br />

volé ; entre notre existence et nos images, ce serait un jeu à somme nulle :<br />

« plus l’homme contemple, moins il vit ». Idéologie pure. L’expérience


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sentie, c’est celle-ci : plus nous contemplons, mieux nous vivons. Et<br />

comme il n’y a pas plus de communauté immédiate, sans protocoles<br />

d’assemblée, que de sujet individuel, sans médiations objectives, ajoutons :<br />

moins il y a de spectateurs, moins il y aura de citoyens. Moins il y a de<br />

liturgies, moins il y aura de République. Il est évident que le<br />

désenchantement du monde, ou sa sécularisation, s’est traduit par une<br />

certaine perte d’intensité du spectacle collectif, le passage de la cérémonie<br />

à la distraction —dont l’évolution de la course de taureaux en milieu<br />

hispanique offre peut-être un exemple : culte religieux à l’origine, rite<br />

aristocratique au Siècle d’or, spectacle folklorique enfin (à la fois modifié et<br />

amplifié par la retransmission télévisée). Enfant du prêtre et de la Cour, le<br />

théâtre avait à voir avec la religion et la bonne société. Le cinéma (comme<br />

l’explique Monique Sicard), avec la science et le peuple. La télévision, avec<br />

le fantasme et l’individu. Transition du gradin au soleil, puis à la rangée de<br />

fauteuils à couvert, puis au canapé chez soi. Position debout, assise,<br />

couchée (ainsi la manif est-elle passée du sitting à l’allongement sur la<br />

chaussée). Il serait vain, bien sûr, de vouloir à tout prix redresser le dossier<br />

du siège. Il ne le serait peut-être pas de vouloir réhabiliter le dispositif<br />

spectaculaire dans son principe. Il en va d’un souci qui concerne la réalité<br />

humaine en son entier, tant la haine des médiations unit dès les origines le<br />

théâtrophobe et le technophobe. La critique de la représentation s’adosse<br />

toujours au fantasme d’un « je-origine », d’une présence initiale et plénière<br />

à soi-même et au monde. D’un état de nature où l’homme baignerait dans<br />

l’épanouissement d’une donation première : la condamnation de la<br />

technique comme atteinte à l’authentique et la critique du spectacle<br />

comme vie absente aligne la condamnation des apparences sur celle des<br />

artifices. La médiologie s’inscrit en faux contre ce double refus.<br />

Nous étions sans doute trop habitués à référer le symbolique au langage<br />

articulé : « au commencement était le Verbe ». Le logocentrisme nous a<br />

désappris le corps. Nous croyons spontanément que symboliser, c’est<br />

verbaliser. Et si c’était mimer ? Pas seulement joindre le geste à la parole,<br />

mais signifier par gestes. « L’Esprit est pantomime », disait Valéry (grand<br />

médiologue avant la lettre). Panto-mime : tout s’exprime par le geste, tout<br />

est imitation. Doté de la faculté de représenter un comportement par un<br />

autre, l’animal hiéroglyphe est imitant autant que parlant ; la mimesis<br />

serait alors le propre de l’homme, un propre antérieur au logos. La bête<br />

simule par intérêt biologique ; c’est la feinte non le jeu. La perdrix fait la<br />

blessée pour échapper au prédateur, le loup vaincu tend la gorge, rituel de<br />

soumission, pour ne pas mourir. Ni les anges ni les bêtes ne se donnent la<br />

comédie. Seul l’homme joue. Le clown, l’acrobate, le danseur, l’équilibriste<br />

deviennent en ce cas aussi exemplaires de l’être spirituel de l’homme —sa<br />

capacité métaphorique— que le poète ou le philosophe. Et c’est une même<br />

tradition qui a réputé vilains et indignes le comédien et l’artisan, le mime<br />

et l’ingénieur. C’est bien comme imitation ou simulacre que Platon récuse<br />

l’objet technique (le lit artisanal en bois n’étant qu’une mauvaise copie de<br />

l’Idée intelligible de Lit). Réalités de second ordre, citoyens de deuxième<br />

rang. Tout ce qu’on a depuis appris sur l’histoire de l’espèce, documents à<br />

l’appui, atteste du contraire : la technique a inventé l’homme, comme le<br />

paraître fait advenir l’être. Rêver d’une société sans technique ou d’une


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société sans spectacle, c’est rêver d’un homme sans apprentissage, sorti<br />

tout fait des mains de Dieu, en état de marche, par équipement<br />

anatomique et transmission génétique. Qui n’aurait pas à faire le détour<br />

par un héritage, une culture, des mystères et des mythes. Qui pourrait<br />

comprendre sans interpréter, saisir son temps sans s’en éloigner ; sans<br />

passer par l’école, sans aller au cirque, au théâtre et au cinéma ; un homme<br />

qui pourrait mieux comprendre la guerre sans le secours des Perses<br />

d’Eschyle, la mort sans le Don Juan de Mozart, l’ambition sans la<br />

Splendeur des Amberson. Cet individu n’existe pas. Ou plutôt si : c’est un<br />

consommateur, un client, un usager. L’Européen de demain, dont le tout<br />

puissant marché, y compris celui de l’entertainment, serait chargé<br />

d’« optimiser les satisfactions ». Improbable individu.<br />

Et si on demandait au spectacle, qui est un corps de règles, de remédier<br />

aux impasses du spectaculaire, qui est recherche déréglée de l’effet ? Un<br />

spectacle est un médium de sens, le petit écran reste un médium<br />

d’existence. Il en faut, mais point trop. Sans quoi l’adhésion se perd. Nos<br />

tranches de vie voient diminuer inexorablement leur crédibilité. Car le flux<br />

télévisuel se donne pour la vie elle-même et non pour une représentation<br />

de la vie ; pour un prélèvement opéré en direct sur le monde et non comme<br />

une transposition, un discours sur le monde. À trop vouloir nous donner<br />

du crédible, avec ses docu-drame, ses scoops en live, ses reality-show, le<br />

soupçon s’installe en autodéfense. André Breton l’avait prévu dès 1924,<br />

première phrase du Manifeste surréaliste : « Tant va la croyance à la vie, à<br />

ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette<br />

croyance se perd ». Le contrat de croyance fictionnel —cette déréalisation<br />

du monde convenue et temporaire— pourrait bien recharger les batteries<br />

du symbolique, que le plain-pied « indiciel » met tôt ou tard à plat.<br />

Grands sont les dangers du rituel spectaculaire quand il envahit une<br />

société —comme c’était le cas dans le « socialisme réel », où le tout-à-l’Etat<br />

pétrifiait la vie collective en fausses fêtes (défilés, parades,<br />

commémorations, remises de médailles etc.) : ankylose et formalisme ;<br />

immobilisme et compulsion répétitive ; écrasement de l’individu sous des<br />

communautés factices. Mais non moins grands sont les dangers de<br />

l’assèchement liturgique auquel procède à présent le tout-marché. Le<br />

spectacle obligatoire instaurait une coupure radicale entre la carte et le<br />

territoire, entre les signes et les choses. À trop vouloir écraser la carte sur<br />

le territoire, pour se libérer de l’emprise totalitaire, ne sommes-nous pas<br />

passés de l’autre côté du cheval ? La société marchande, du moins en<br />

Occident (l’Asie montante est sans doute mieux lotie) paraît en état de<br />

déficit cérémoniel. Elle est trop pressée, elle va trop vite, elle n’a plus de<br />

temps à consacrer aux politesses du comme si. Elle semble vouloir se<br />

replier sur la famille et la familiarité. Elle donne dans la désinvolture, le<br />

refus de toute étiquette, ce qui condamne à une moindre disponibilité aux<br />

êtres et aux choses. L’obscénité du temps —chacun la sienne— pourrait<br />

bien se définir comme un manque de mise en costume. Pas assez de<br />

dramaturgie et de distance. La baisse d’attention dramatique ôte toute<br />

signification à la mort au moment même où prolifèrent les images de


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massacres et le un « meurtre par minute » des séries télévisées. « Les plus<br />

grands drames de l’histoire, disait Henri Gouhier, philosophe du théâtre,<br />

ne s’expliquent peut-être que par la perte du sens dramatique ». Combien<br />

de temps le sentiment tragique de l’existence pourra-t-il survivre au défaut<br />

de tragédies contemporaines ? Et le respect de la vie, ou la sacralité de la<br />

mort, à l’évacuation des cérémonies funéraires, à l’escamotage hospitalier<br />

des agonies, aux enterrements à la sauvette ? La promotion officielle de<br />

l’excellence désintéressée, dans l’apprentissage scolaire, à l’université, à la<br />

suppression de ces rituels républicains par excellence qu’étaient la<br />

distribution des prix, la collation des grades ?<br />

Le culte du circuit court risque de court-circuiter les processus de<br />

mentalisation et symbolisation de la vie qui peuvent freiner la barbarie, à<br />

défaut de l’éteindre. Une action quelconque devient symbolique quand «<br />

chaque instant est plus général que l’incident ». Le risque est qu’un trop de<br />

télévision transforme l’actualité en une suite d’incidents. Qu’à force d’être<br />

proche de tout, on ne discerne plus rien de général. C’est un fait que moins<br />

on regarde de personnages sur scène, à distance, individus transfigurés en<br />

types, plus le citoyen se voit harcelé dans sa vie courante par les<br />

personnalités en vue, —asphyxiante idolâtrie des Unes de magazine— et<br />

plus, simultanément, se personnalisent les fonctions publiques dans la Cité<br />

—montée des affaires et étalage des vies privées. Il serait sans doute<br />

exagéré de prêter à la dictature de l’audimat les mêmes effets pervers qu’à<br />

la dictature du prolétariat, mais il n’est pas illégitime de se demander si<br />

aux religions séculières d’antan, qui écrasaient l’individu sous la<br />

cérémonie, n’a pas succédé une religion de l’irréligion civile qui rabat<br />

l’animal imitant sur l’animal tout court, qui désymbolise les pulsions<br />

agressives et sexuelles.<br />

Civilisation, disait Valéry. C’est-à-dire un ensemble de « comme si ». Un<br />

effort, un processus, une éducation. Une dramatisation réglée des conflits :<br />

En clair : le passage sublimant du sacrifice humain à la brebis égorgée, puis<br />

à l’ex-voto. De la crucifixion à la procession de la Semaine Sainte à Séville,<br />

de l’expiation par le sang à l’expiation des pénitents qui imitent les<br />

souffrances du Christ en portant sur l’épaule un char doré de cinq tonnes.<br />

Le passage de la bataille rangée entre clans au match de foot entre équipes<br />

(qui peut toujours « dégénérer », soit régresser à la pulsion de mort<br />

originaire). En résumé : la civilisation comme passage au spectacle et par le<br />

spectacle.

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