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Social Compass

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<strong>Social</strong> <strong>Compass</strong><br />

http://scp.sagepub.com<br />

Des affaires du corps aux affaires politiques: le champ de la guérison<br />

divine au Congo<br />

Joseph TONDA<br />

<strong>Social</strong> <strong>Compass</strong> 2001; 48; 403<br />

DOI: 10.1177/003776801048003007<br />

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Joseph TONDA<br />

<strong>Social</strong> <strong>Compass</strong> 48(3), 2001, 403–420<br />

Des affaires du corps aux affaires politiques:<br />

le champ de la guérison divine au Congo<br />

L’auteur soutient que le paradigme de la guérison divine qui triomphe au<br />

sein de la société congolaise de Brazzaville dans les années 1980 a été largement<br />

encouragé par l’imaginaire du régime du parti unique, son culte charismatique<br />

des hommes forts, ses rapports ambivalents avec les choses<br />

religieuses et les pratiques fétichistes et, surtout, son ethos de la persécution<br />

et de la lutte contre la sorcellerie. Les “structures de causalité” du malheur,<br />

les schèmes de la guérison divine et les dispositifs de la confession et de l’investigation<br />

travaillent tout le champ du pouvoir politique, thérapeutique et<br />

religieux, et facilitent l’irruption des prophètes et des pasteurs anti-sorciers<br />

dans l’arène des conflits ethno-nationaux. La violence prophétique se nourrit<br />

également de la puissance subversive du fétichisme du corps-sexe féminin,<br />

confirmant par là même le lien fort qui existe entre les affaires du corps et les<br />

affaires politiques.<br />

The author argues that the paradigm of divine healing which dominated<br />

Brazzaville (Congo) society during the 1980s was largely encouraged by the<br />

government in the one-party state as part of the image it wished to project,<br />

including charismatic cults built around “strongmen”, ambiguous relations<br />

with fetishistic practices and religion in general, and above all an ethic of persecution<br />

and struggle against sorcery. The “structures of causality” of evil,<br />

the rituals of divine healing and curing, and various arrangements regarding<br />

confessions and investigations, all affected the exercise of power in the<br />

region in political, medical and religious terms, and these structures and<br />

arrangements created openings for prophets and anti-sorcery pastors to<br />

emerge at the centre of ethnic and national conflicts. Prophetic violence is<br />

found to draw some of its force from the subversive power of a fetishism of<br />

the human body and of female sexuality, which confirms the close link<br />

between the human body and the body politic.<br />

Au cours des vingt dernières années, la guérison divine s’est imposée au<br />

Congo comme activité prioritaire de la majorité des Eglises et mouvements<br />

religieux. En même temps, un processus de décomposition de l’ordre<br />

économique, social, politique et culturel se percevait au travers d’une multitude<br />

de signes dont, notamment: la généralisation des exterminations de<br />

sorciers “mangeurs” de chances, de succès, d’intelligence, de beauté, de<br />

fécondité,d’enfants, de prestige, etc.; la multiplication des abandons ou des<br />

0037–7686[200109]48:3;403-420;019284<br />

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meurtres d’enfants par leurs géniteurs; la banalisation des avortements dits<br />

“clandestins”, manière de souligner la dimension juridique d’un<br />

phénomène qui déborde le droit; l’appropriation de la mort par les jeunes<br />

avec irruption intempestive dans les lieux de veillées mortuaires et exhibition<br />

de danses des bars-dancings, intimidation des membres de la famille<br />

endeuillée par des menaces d’exécution de sorciers soupçonnés et accusés<br />

par eux, paroles obscènes et parfois exhibition de nudité, transport du cercueil<br />

dans les lieux d’étude du défunt, s’il s’agit d’un étudiant, et parfois<br />

monopolisation des rites d’enterrement, etc.; l’aggravation du chômage,<br />

avec notamment l’apparition des chômeurs diplômés; la constitution des<br />

milices contrariant le monopole de la violence légitime sur un territoire<br />

déterminé de l’Etat, et les guerres de la fin des années quatre-vingt-dix qui<br />

apparaissent comme l’aboutissement extrême de cette situation d’entropie<br />

croissante.<br />

La tentation d’une interprétation fonctionnaliste du religieux qui se<br />

développe sur le terrain des “crises” est ici très forte, comme aussi celle des<br />

interprétations culturalistes en termes de “retraditionalisation” (Chabal et<br />

Daloz, 1999), ou encore, populistes en termes d’indocilité d’un “paganisme”étouffant<br />

le Dieu chrétien (Mbembe, 1988). On ne peut cependant<br />

continuer à maintenir le Dieu chrétien dans un rapport d’extériorité par<br />

rapport aux “structures de causalité” du malheur dans les sociétés<br />

africaines contemporaines. Dans les Eglises de guérison, le sorcier et le<br />

Christ forment une même structure de causalité: le sorcier est agent du<br />

mal, et le Christ en est le Sauveur. Dans la mesure où ces rapports sont<br />

dialectiques, une “cause” (ou un agent) peut se transformer en son contraire:<br />

Dieu peut ainsi envoyer le mal (par exemple le sida) pour punir du<br />

péché, en utilisant les services du sorcier converti de force au christianisme<br />

et désormais suppôt de Satan (Satan étant bien entendu une entité chrétienne).<br />

Ethos de la persécution et esprit bureaucratique<br />

La guérison divine émerge au Congo, comme dans d’autres pays à travers<br />

le monde (Corten, 1997) et en Afrique, avec la vague des Eglises de la constellation<br />

pentecôtiste des années 1980 (Laurent, 1998, 1999; Mary, 1999).<br />

Cependant, le contexte local dans lequel a lieu cette émergence est celui où<br />

l’Etat et le Parti unique (presque confondus) fonctionnent comme des<br />

Eglises prophétiques et/ou pentecôtistes tout en étant des structures<br />

bureaucratiques. Ils ont donc pour pratiques communes la lutte contre la<br />

sorcellerie et les fétiches. En même temps, les Eglises prophétiques et pentecôtistes<br />

pratiquant la guérison divine et la lutte contre la sorcellerie, les<br />

fétiches et les légions du diable ont de fortes propensions à fonctionner<br />

suivant un ethos bureaucratique inspiré par l’Etat-Bula Matari 1 et le Parti<br />

unique, tout en pratiquant la guérison divine. Celle-ci émerge donc en se<br />

nourrissant de dispositions et schèmes de perception, d’appréciation, de<br />

pensée et d’action communs à la sorcellerie, aux Eglises, à l’Etat-Bula<br />

Matari (colonial et post-colonial) et au Parti Unique marxiste–léniniste.<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

Son “champ” est alors cet espace disputé entre d’une part, l’Etat-Parti<br />

bureaucratique contre-sorcier, et d’autre part, les Eglises prophétiques<br />

et/ou pentecôtistes pratiquant la guérison divine par exorcisme et<br />

délivrance des corps souffrants. Cette situation de fusion–superposition des<br />

“affaires du corps” (la guérison par délivrances et exorcismes des corps<br />

souffrants) et des “affaires politiques” (la guérison de la société en déréliction,<br />

par la lutte commune contre les fétiches et la sorcellerie réalisée par<br />

l’Etat, le Parti et les Eglises) conduit à faire des hommes politiques des<br />

prophètes et pasteurs anti-sorciers (exposés aux accusations de fétichisme<br />

et de sorcellerie des Eglises et de leurs pairs), et des prophètes et pasteurs<br />

anti-sorciers, pratiquant la guérison divine, des sorciers politiques (exposés<br />

aux accusations de subversions politiques sorcières des hommes politiques<br />

et des Eglises). Les uns et les autres agissant à la fois selon un “esprit”<br />

bureaucratique et surtout un ethos de la persécution.<br />

S’agissant plus particulièrement de ce dernier, on sait que la sorcellerie<br />

fonctionne principalement à la persécution: le sorcier est toujours l’Autre,<br />

proche parent de préférence (Augé, 1975; Zempléni, 1975; Geschiere,<br />

1995). Les Eglises qui luttent contre la sorcellerie fonctionnent également<br />

à la persécution: la lutte contre la prolifération de Satan et des sorciers diabolisés<br />

(Mary, 1998; Meyer, 1992) étant une lutte permanente contre<br />

l’Autre persécuteur. L’Etat-Bula Matari, en inscrivant le soupçon et la persécution<br />

des leaders des Eglises dans sa pratique, a contribué à produire et<br />

à reproduire de manière élargie l’ethos de la persécution, aussi bien en<br />

période coloniale que post-coloniale. Le Parti unique, suivant le modèle<br />

stalinien et le contexte de la guerre froide qui l’inspirait, fonctionnait sur la<br />

base du soupçon, de l’accusation et de l’extermination des “contre révolutionnaires”,<br />

des “réactionnaires”, des “valets et chiens couchants de l’impérialisme”,<br />

en s’appuyant sur un solide dispositif de polices parallèles,<br />

secrètes, et donc “invisibles”, comme les sorciers. Presque tout le monde<br />

était soupçonnable d’appartenir à des polices secrètes; ce qui contribuait à<br />

développer un sentiment d’insécurité psychologique identique à celui que<br />

développe la sorcellerie. Ainsi, par le fonctionnement de l’Etat-Bula<br />

Matari et du parti unique associés, la fusion–superposition des schèmes de<br />

pensée, de perception et d’action relevant de l’ethos de la persécution et de<br />

l’esprit bureaucratique était réalisée. Il ne restait plus à l’Etat et au Parti<br />

unique qu’à se constituer en ordonnateurs d’un culte: ils le devinrent par<br />

l’institution d’une religion séculière que nous allons examiner dans un<br />

instant.<br />

Les schèmes de pensée et d’action produits et reproduits par ces acteurs<br />

et/ou institutions modernes, constituent alors une sorte de “magma”<br />

(Castoriadis, 1975) où il est difficile de discerner ce qui relève de la “tradition”,<br />

de la politique, de la religion et de la “modernité”. Informant les<br />

appréciations et actions aussi bien politiques que religieuses des années<br />

1980, ces dispositions, activées par l’exaspération des luttes pour l’accès ou<br />

le maintien au pouvoir des années quatre-vingt-dix, années de la “démoratisation”,<br />

expliquent la production des hommes de Dieu en fétiches<br />

politiques, autrement dit de gens porteurs d’un charisme qui, au sens de<br />

Max Weber, est “la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon<br />

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magique, autant chez les prophètes et les sages, thérapeutes et juristes, que<br />

chez les chefs des peuples chasseurs et héros guerriers) d’un personnage<br />

qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou<br />

surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles<br />

au commun des mortels ou encore qui est considéré comme envoyé par<br />

Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un<br />

‘chef’” (Weber, 1971: 241). Ces gens porteurs de charismes sont plus<br />

précisément des fétiches politiques parce que, dit Bourdieu, les “fétiches<br />

politiques sont des gens, . . . qui semblent ne devoir qu’à eux-mêmes une<br />

existence que les agents sociaux leur ont donnée” (Bourdieu, 1987: 187).<br />

Le paradigme politique de la guérison divine<br />

Du point de vue historique, l’émergence de la guérison divine comme paradigme<br />

correspond en gros au Congo au moment où s’inaugure le processus<br />

de ruine du paradigme “matérialiste” du Parti Congolais du Travail, Parti<br />

unique, revendiquant constitutionnellement la direction de l’Etat. Il s’agit<br />

donc d’un moment où la conscience de ce processus activait les dispositions<br />

caractéristiques de l’ethos de la persécution. L’hégémonie dans les<br />

années 1970 du paradigme “matérialiste” avait pourtant induit un<br />

dessèchement manifeste du flux religieux chrétien. Les églises s’étaient<br />

vidées, les prêtres raillés et les écoles missionnaires nationalisées. Certains<br />

révolutionnaires proposaient de transformer les églises en “cases” du Parti.<br />

Il n’est pas exagéré de dire aujourd’hui que Dieu avait, au cours de ces<br />

années, déserté l’‘‘espace public” qu’il avait contribué à créer à l’époque<br />

coloniale (Dozon, 1995) espace qui fut rempli par une véritable “religion<br />

séculière” du Parti. Une religion qui avait son Dieu, Marien Ngouabi,<br />

ancien Président de la République assassiné en 1977; ses officiants: les dignitaires<br />

du Bureau politique sous la direction du Président du Comité<br />

Central du Parti, Président de la République consacré “Digne Successeur<br />

de l’Immortel Président Marien Ngouabi” et véritable bénéficiaire du culte<br />

rendu au Président défunt. Mais cette religion avait aussi ses adeptes: les<br />

membres du Parti; ses paroisses et son lieu saint: les cases du Parti, le Palais<br />

des Congrès, le Mausolée Marien Ngouabi; ses ancêtres idéologiques: Karl<br />

Marx, Vladimir O. Lénine, Mao Zé Dong, Che Guévara, etc., ses rites et<br />

cérémonies rituelles: scander les devises du Parti, déposer les gerbes de<br />

fleurs au mausolée de la divinité immortalisée. L’utopie d’une société égalitaire<br />

dans laquelle il ne devait plus y avoir d’exploitation de l’homme par<br />

l’homme s’était ainsi récapitulée dans une religion séculière dans la mesure<br />

où “l’interprétation légitime du moment fondateur (l’expérience révolutionnaire<br />

. . .)” fut “appropriée par une communauté de clercs (le Parti . . .)”<br />

qui contrôlait, “par la force et/ou la persuasion, les conditions dans<br />

lesquelles les individus et l’ensemble de la société” étaient “tenus de se<br />

rapporter à la tradition dans laquelle l’utopie est désormais enfermée”<br />

(Hervieu-Léger, 1993: 170).<br />

Simultanément en opposition et en affinité avec ces pratiques, une<br />

hérésie se constitua: la Sape (Société des Ambianceurs et des Personnes<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

Elégantes) (Gandoulou, 1989; Bazenguissa-Ganga, 1992; Gondola, 1999);<br />

la religion Kinténdi. Cette religion avait ses officiants: les Sapeurs ou les<br />

Parisiens; son au-delà : la France; ses rites: les parades ou exhibitions des<br />

chaussures et des vêtements les plus onéreux; parades au cours desquelles<br />

les Parisiens se défient sur leur mise et sont jugés par un public d’initiés; ses<br />

paroisses: certains bars de Brazzaville, en particulier dans le quartier<br />

Bacongo. Il s’agit d’une religion qui faisait du corps un enjeu politique dans<br />

la mesure où le corps de la Sape, corps du Blanc (ce sont des “Parisiens”),<br />

corps beau, parce que lisse, clair; corps dont parfois, les graisses du cou, des<br />

fesses, des joues et des ventres étaient recherchées artificiellement pour<br />

l’opposer au corps noueux, maigre, plein d’aspérité et “noir” de la condition<br />

prolétarienne, sous prolétarienne, paysanne. Il s’agit par conséquent<br />

d’un corps du différend de classes entre les exclus du système scolaire, politique,<br />

idéologique et économique dominant d’une part, et les “héritiers”,<br />

les dominants politiques “nordistes”, notamment. La religion Kinténdi participait<br />

ainsi au travail de sape de l’hégémonie de la religion séculière du<br />

Parti et contribua à sa manière à la reconquête par Dieu 2 de l’espace public,<br />

même si, aux yeux du Parti, cette hérésie occupait la place structurelle<br />

de la sorcellerie.<br />

La reconquête de l’espace public par le Dieu chrétien, plus particulièrement<br />

d’obédience pentecôtiste, est un processus paradoxal. Paradoxal<br />

parce que c’est à travers la radicalisation de la lutte contre la sorcellerie par<br />

l’Etat et le Parti qu’elle peut se comprendre. Un phénomène marquant de<br />

cette lutte fut les procès intentés contre les sorciers. Dans un de ses romans<br />

célèbres, l’écrivain congolais Emmanuel Dongala fait observer ce paradoxe<br />

par lequel le Parti marxiste–léniniste était conduit à organiser des procès à<br />

la Cour révolutionnaire de justice que présidait Maître Konimboua<br />

Zacharie 3 pour “juger quelqu’un pour un délit qui ne peut exister”<br />

(Dongala, 1996), en l’occurrence quelqu’un accusé d’avoir arrêté la pluie<br />

au cours du mariage de sa fille, de s’être transformé en papaye pourrie, en<br />

serpent et d’avoir provoqué une sécheresse grave dans le pays.<br />

Le journal Etumba, “Organe central” du Parti Congolais du Travail, s’interrogeant<br />

lui-même en 1985 sur ces procès, écrit: “...il n’est plus rare de<br />

suivre dans les tribunaux populaires des procès fondés sur la ‘sorcellerie’.<br />

L’admission dans les justices [sic] populaires de ces procès se résume-t-elle<br />

par la reconnaissance de l’existence d’un phénomène de ‘sorcellerie’ dans<br />

la société congolaise?” 4 Mais les sorciers qui furent jugés n’étaient pas<br />

seulement des paysans ou des habitants des villes secondaires, comme c’était<br />

le cas avec la secte dite des Andzimba (Evoura, 1998). Il y avait aussi<br />

de hauts membres du Bureau Politique, à l’instar de Jean-Pierre Thystère<br />

Tchicaya, jugé en 1989 en partie pour pratiques fétichistes. De toute façon,<br />

la catégorie de sorciers était très large: l’arbitraire du pouvoir symbolique<br />

du langage révolutionnaire redoublait la puissance évocatrice propre aux<br />

langues “indigènes” qui ne pouvaient traduire contre-révolutionnaires,<br />

réactionnaires ou impérialisme qu’en usant de mots relevant du registre de<br />

la sorcellerie: banguna, baloki, bato y a mitéma mabé, basumuki, etc. Et<br />

puisque le jugement des sorciers, pour un délit qui ne pouvait exister,<br />

traduisait en réalité la croyance en l’objet du délit, l’adhésion des<br />

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dirigeants et membres du Parti à des cultes anti-sorcellerie et à des Eglises<br />

prophétiques pour se protéger ou se guérir des menaces et des situations<br />

de perte de pouvoir et/ou des agressions de sorcellerie était un comportement<br />

courant (Tonda, 1988, 1990b). Des villages, disposant de très peu de<br />

moyens de communication vers Brazzaville, furent néanmoins rendus<br />

célèbres dans les milieux du pouvoir pour les pouvoirs magiques de leurs<br />

habitants: Léfoutou dans la région de la Lékoumou et Ambèndè dans la<br />

région de l’actuelle Cuvette-ouest, avec son célèbre nganga Jean<br />

Ndombakissa surnommé le “Professeur”. Célestin Goma Foutou, idéologue<br />

du Parti, dénonce cette réalité en ces termes: “. . . Il convient de signaler<br />

qu’il existe des dirigeants et des militants de notre Parti qui ont<br />

donné le mauvais exemple dans l’attitude à observer face à la religion.<br />

L’histoire de notre Parti connaît des exemples de dirigeants qui sont<br />

devenus des croyants actifs . . .” (Goma Foutou, 1988: 101).<br />

Furent associées à cette lutte contre la sorcellerie, les dénonciations des<br />

pouvoirs extraordinaires des prophètes et la “prolifération des sectes”<br />

exploitant le thème de la guérison, comme l’illustre ce qui suit:<br />

La majorité des sectes ont transformé leur siège en de véritables centres hospitaliers.<br />

Les plantes médicinales sont certes la base principale de leur traitement. Cependant,<br />

la prière intervient toujours, avant comme après les soins. Comme pour faire croire aux<br />

malades que les plantes seules ne peuvent guérir, il y a aussi la volonté divine. 5<br />

Et parce que la force de ce discours de dénonciation repose sur sa capacité<br />

démonstrative, l’exemple de la “secte” Louzolo est invoqué:“Il sied de rappeler,<br />

en ce qui concerne la fonction de guérison, que ‘Louzolo’ fait consommer<br />

à ses patients de la bière chaude en guise de traitement: la<br />

biéramycine. C’est sans doute pour cela que cet ensemble dont le mot<br />

fétiche est le ‘dambage’ devient très célèbre dans les milieux brazzavillois.” 6<br />

Du point de vue des membres et dirigeants du Parti qui recouraient aux<br />

Eglises pour leur guérison et/ou protection, le fait intéressant à souligner<br />

est l’absence d’incompatibilité vécue entre religion et Parti, et donc la<br />

reconnaissance des pouvoirs de guérison divine: “Je suis ici parce qu’il y a<br />

un aspect bénéfique de la religion. J’étais malade, j’avais des troubles mentaux,<br />

on m’a amené à l’hôpital, en psychiatrie. Mais les produits de l’hôpital<br />

affaiblissent, endorment et font perdre la vitalité. Ce n’est pas le cas ici.<br />

Je crois que je suis guéri, car je viens de réussir le concours d’entrée à<br />

l’INSSED (Institut Supérieur des Sciences de l’Education).Vous voyez que<br />

c’est quand même curieux, ce concours, je l’ai toujours fait mais jamais je<br />

n’ai été reçu. Il a fallu que je tombe malade et que cette Eglise me traite<br />

pour que je sois admis aussi à ce concours. En fait, aller à l’église, ce n’est<br />

pas faire preuve d’inconséquence idéologique ...C’est comme à l’hôpital.<br />

On y va pour se faire soigner”. C’est ainsi que s’exprimait, en 1987, Jean,<br />

membre du Parti Congolais du travail, militant de l’Union de la Jeunesse<br />

<strong>Social</strong>iste Congolaise-Jeunesse du Parti (Tonda, 1988: 80).<br />

Le contexte général des années 1980 est à l’exaspération des antagonismes,<br />

à la dégradation continue des conditions de vie et aux mutations<br />

rapides qui donnent à la guérison divine une légitimité sociale. En effet, l’euphorie<br />

du boum pétrolier des quatre ou cinq premières années de 1980<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

ayant laissé la place à une situation d’incertitude des lendemains, les luttes<br />

au sein des appareils de l’Etat et du Parti se font plus vives, et les Congrès<br />

du Parti sont vécus comme de grands moments de renouvellement ou de<br />

perte des situations de rente pour les dirigeants. Dans toute la société, sont<br />

mises en œuvre des stratégies pour s’introduire dans des réseaux où se<br />

redistribuent ou se négocient des positions, faveurs, influences à l’école, à<br />

l’hôpital, ainsi que dans toutes les administrations. A cette fin, tous les capitaux<br />

disponibles ou mobilisables le sont: rites fétichistes chez les nganga,<br />

veillées de prière chez des pasteurs, prophètes ou prêtres charismatiques,<br />

fétiches du Bénin ou magie des Indes, bref, tous les pouvoirs extraordinaires<br />

ou tous les charismes associés. Mais c’est la guérison divine qui se<br />

constituait, progressivement, comme recours ultime et, avec elle, l’exacerbation<br />

des dispositions alimentant l’ethos de la persécution.<br />

Il n’est pas surprenant que la première Eglise, ayant instauré le ministère<br />

de la guérison au cœur de la ville, 7 est une Eglise pentecôtiste, dirigée<br />

par Demba Ezaï qui, suivant le plan de Dieu qui lui fut révélé en 1968, fut<br />

enjoint de fabriquer des briques avec lesquelles il construirait une maison.<br />

En 1971, Demba obtint de la municipalité de Brazzaville une parcelle où il<br />

put effectivement construire une chapelle de douze mètres de long sur<br />

sept de large. Le 27 octobre 1972 a lieu le premier baptême dirigé par<br />

le Prophète. D’autres Eglises s’auto-définissent, elles aussi, à l’exemple<br />

de l’Eglise traditionnelle Ayelesili, 8 comme “Dieu de guérison”<br />

(Hagenbucher-Sacripanti, 1989; Dorier-Apprill et Kouvouama, 1998). Dans<br />

les Eglises catholique et protestante, à travers respectivement le mouvement<br />

du Renouveau charismatique et celui de la “médecine révélée” par<br />

les plantes, est aussi pratiquée la guérison divine. Certes, cette dernière n’a<br />

pas, dans les deux Eglises historiques, le même statut ni la même importance<br />

en ces années 1980. Si la guérison divine est institutionnalisée chez<br />

les protestants depuis 1947, ce n’est qu’en 1973, sous l’impulsion du Père<br />

Durand, que le Renouveau charismatique voit le jour au sein de l’Eglise<br />

catholique. Cependant, c’est au cours des années 1990 que la guérison<br />

divine acquiert sa visibilité à l’extérieur des cercles catholiques, du fait sans<br />

doute du contexte de démocratisation. Mais à l’époque du Parti unique, un<br />

des actes par lesquels cette visibilité s’acquiert consistait, pour l’Eglise<br />

évangélique du Congo, en l’affiliation des centres de “médecines révélées”<br />

à l’Union Nationale des Tradipraticiens du Congo, UNTC, “Organisation<br />

de masse du Parti”.<br />

Dans cette perspective, la Conférence nationale peut être lue comme<br />

une énorme séance d’exorcisme (Tonda, 1997), de conjuration familiale<br />

(Gruénais et al., 1995) ou de délivrance d’inspiration pentecôtiste. Pour<br />

chasser la sorcellerie et les démons associés qui possédaient le corps politique<br />

congolais, et donc l’Etat et son chef qui l’incarnait, elle prit ainsi la<br />

forme d’un procès d’inquisition à l’image de certains rituels de délivrance.<br />

Il ne manqua à ce rituel ni visions (les églises du Réveil qui étaient<br />

présentes ou non à la Conférence avaient des visions), ni transes (certains<br />

délires verbaux ressemblaient à des transes), ni prières, ni lectures obligatoires<br />

de la Bible, etc. On accusa Sassou d’avoir fait subir à la sœur d’Anga,<br />

un capitaine de l’armée en rébellion dans le Nord-Congo en 1987, une<br />

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410 <strong>Social</strong> <strong>Compass</strong> 48(3)<br />

opération chirurgicale pour rechercher où ce dernier se “cachait dans le<br />

ventre de sa sœur”. Tous les jours durant trois mois, le prélat, dirigeant du<br />

Renouveau charismatique dans l’Eglise catholique au Congo, récitait cette<br />

prière au début des travaux:<br />

Dieu de nos pères, Dieu des innocents, toi qui m’as choisi comme ton fidèle pasteur, je<br />

te confie ce peuple que tu as réveillé. C’est vers toi mon Dieu qu’il marche et qu’il<br />

marche vers son destin. Dans ce nouvel exode, arrête, nous t’en prions, arrête ton bras<br />

vengeur, éloigne les imposteurs, retiens les criminels.<br />

Il ne manqua même pas l’aveu extorqué au principal possédé par les forces<br />

sataniques, Sassou, qui le déclina, mais hors du lieu du culte de délivrance,<br />

en disant qu’il “assumait” tous les péchés commis par les dirigeants politiques<br />

depuis l’indépendance!<br />

La conférence nationale consacre ainsi comme moment des commencements,<br />

le recours à l’imaginaire instituant (Castoriadis, 1975) et institue le<br />

champ de la guérison divine comme champ unique des affaires du corps et<br />

des affaires politiques. Les “croisades d’évangélisation, de miracles et de<br />

guérison par la puissance de la parole du Saint Esprit” prennent le relais<br />

notamment par le biais de l’émission Kratos du samedi soir à la télévision<br />

nationale, où des témoignages abondent sur les guérisons de maladie normalement<br />

incurables comme le sida. C’est également dans cet espace, que<br />

des lettrés, fonctionnaires, disent faire des recherches, soigner avec les<br />

“produits” de leurs “découvertes”, faites sous le signe des révélations du<br />

Saint-Esprit ou de Dieu, tout en se refusant catégoriquement à être confondus<br />

avec des nganga (Tonda, 2001a).<br />

Une technologie policière de guérison: l’investigation<br />

Dans un tel contexte où les significations imaginaires se combinent, s’associent,<br />

se mélangent dans un magma réactivant l’ethos de la persécution, des<br />

prophètes et pasteurs charismatiques, spécialistes de la guérison divine, et<br />

donc oracles du Dieu chrétien, sont produits et se produisent comme des<br />

fétiches politiques. Examinons à ce sujet, le cas du prophète William Yoka<br />

Nguendi. Ce dernier est le prophète fondateur de l’Eglise de la Mission du<br />

cèdre. Ingénieur informaticien, William a ses premières “visions” et “rencontres”<br />

de personnages “mystiques” en France, dans les années 1980, alors<br />

qu’il était étudiant. Rentré au Congo, il fonde la Mission du cèdre, à Poto-<br />

Poto, rue Paul Kamba. Aujourd’hui, cette Eglise a son siège à la périphérie<br />

de Brazzaville, à Bilolo, sur la route du Nord, à 17 km et reçoit pour leurs<br />

maux divers, les hommes, mais surtout les femmes de toutes conditions. En<br />

1993, la communauté de Bilolo comptait 150 personnes. Toutes ces personnes,<br />

au nombre desquelles il faut compter 20 religieux, étaient entièrement<br />

prises en charge par l’Eglise. Ongagna (1993) rapporte que toutes les<br />

dépenses se rapportant à la nourriture, à la santé et à la scolarité des<br />

enfants sont le fait de la “Communauté”. Parce qu’elle est soucieuse de<br />

maintenir son indépendance, la communauté de Bilolo entreprend des<br />

activités économiques basées sur une professionnalisation poussée consis-<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

tant en l’exploitation des savoirs les plus modernes en matière de pisciculture,<br />

d’élevage de moutons, de porcs et de volaille.<br />

L’organisation du travail économique à Bilolo décrite par Cyrile<br />

Porolié, adepte de la Mission du cèdre et étudiant en maîtrise de sociologie<br />

à l’Université de Brazzaville en 1997, est particulièrement éclairante:<br />

Dans la communauté du cèdre, il ressort que pendant deux jours seulement (mardi et<br />

jeudi notamment), huit heures sont réservées aux séances de prière . . . Par contre, toute<br />

la journée du samedi, parfois même du dimanche et du lundi matin, soit près de<br />

cinquante heures par semaine, sont consacrées aux activités productives. Le dimanche,<br />

jour présumé du Seigneur selon la tradition chrétienne, où un grand culte d’adoration<br />

au Tout puissant doit être organisé, se voit parfois réservé au travail. En vérité, dans le<br />

village Bilolo, toutes les activités journalières sont centrées autour du travail productif,<br />

parfois même la nuit.<br />

La Mission du cèdre reste cependant une institution de gestion du sacré,<br />

fonctionnant selon l’esprit bureaucratique et l’ethos de la persécution.<br />

C’est ainsi que si, dans la production des biens matériels, il n’existe pas de<br />

division sexuelle du travail, cette dernière est rigoureusement observée<br />

dans le travail spirituel qui exclut les femmes du prêche: ces dernières étant<br />

perçues comme des alliées “naturelles” du démon et des sorciers. Aux<br />

femmes et aux hommes fréquentant cette Eglise pour rechercher la guérison,<br />

un rituel d’une grande portée symbolique leur est proposé:l’‘‘investigation”.<br />

Cette investigation consiste en la réalisation de “sondages<br />

spirituels” destinés à “démanteler les réseaux démoniaques qui empêchent<br />

de s’épanouir dans le travail, dans la famille et d’avoir une bonne santé ...”<br />

(en français). En outre:“Il s’agit d’une enquête exhaustive sur les causes de<br />

la maladie ou de la malchance”. La réalisation de ce rituel est confiée à un<br />

“service” composé de personnes possédant des dons: “dons de prophétie”,<br />

“dons de révélation”, “dons de connaissance”. Par l’intermédiaire de ces<br />

personnes, l’Esprit Saint révèle les origines du mal.<br />

L’investigation exige que la personne en souffrance fasse une confession<br />

complète devant tous les membres de sa famille invités à y prendre part, et<br />

aussi devant les membres du service de l’investigation. La famille est priée<br />

de s’abstenir de s’‘‘énerver” devant la vérité des révélations; elle doit<br />

répondre correctement aux questions des membres du service en transe et<br />

sous inspiration du Saint Esprit. Elle ne peut mettre en doute les révélations<br />

pour éviter de “compromettre” l’‘‘investigation”. Exemple de questions<br />

posées par les membres du Service en transe aux “malades”:“Tu avais<br />

deux copines”: “oui”,répond le malade. L’Esprit Saint enchaîne par la voix<br />

des membres du Service: “Tu cherches du travail, mais comment peux-tu<br />

vivre avec deux copines; une de tes copines a eu un enfant avec une autre<br />

personne et l’autre n’a pas d’enfant, n’est-ce pas?’’ “Oui, c’est vrai, mais<br />

c’est avec celle qui n’a pas d’enfant que je vis”,répond le “malade”.“Je vois<br />

votre père à côté d’un gorille, quel est ce gorille?”, “Je n’en sais rien”,<br />

répond le “malade”.L’Esprit Saint révèle alors: “Il s’agit du totem de votre<br />

famille, c’est lui qui est le démon de vos malheurs”. Après plusieurs questions<br />

et réponses de ce genre, une synthèse est faite sur base de la transcription<br />

complète de tous les discours produits au cours du rituel. Celle-ci<br />

constitue une sorte de diagnostic exhaustif de toutes les causes du mal. Ce<br />

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diagnostic est ensuite suivi de “recommandations” qui sont des règles<br />

strictes de conduite dont l’inobservance fait revenir les démons avec une<br />

force redoublée.<br />

Aux femmes, cette Eglise prescrit le port du voile. Le voile a pour fonction<br />

de mettre les femmes à l’abri des “démons de séduction, d’adultère, de<br />

convoitise, d’insoumission”. Plus fondamentalement, le voile symbolise la<br />

soumission de la femme à Dieu et, aussi, à l’homme. Il arrive que des<br />

femmes “dominent” des hommes notamment dans le foyer conjugal. Ces<br />

hommes sont victimes d’une double possession: celle de leur femme par<br />

des “démons d’insoumission” et la leur par des “démons de soumission”.<br />

Le port du voile permet, dans cette logique, de protéger les femmes de<br />

cette possession, une fois leur délivrance faite. Par la même occasion,<br />

l’homme est protégé à la fois des manipulations démoniaques et de la domination<br />

des femmes par lesquelles arrive, si l’on peut dire, leur malheur.<br />

Tout se passe comme si les démons de séduction, d’adultère, de convoitise<br />

et d’impudicité étaient des “affaires du corps” de la femme. Et que pour<br />

guérir la société en déréliction, il faut “laver ce corps”. Mais laver le corps<br />

insoumis, séducteur, adultérin et qui convoite, c’est le laver du “danger”<br />

que représente l’individualisation de la femme pour l’ordre social, car une<br />

femme insoumise, séductrice, impliquée dans l’adultère et qui “convoite”,<br />

est une femme qui se produit comme un sujet libre de ses choix et propriétaire<br />

de son corps sur le marché sexuel. Se noue ici toute la problématique<br />

du passage des affaires du corps aux affaires politiques, car vouloir<br />

guérir la société en contrôlant le corps des femmes, c’est relier directement<br />

celui-ci à l’ordre social, c’est-à-dire politique dans un contexte moderne. Ce<br />

qu’attestent les violences qui s’exercent en 1997 sur “les William”, moins de<br />

deux mois avant la guerre du 5 juin.<br />

Violence prophétique et procès de sorcellerie<br />

Le dimanche 13 avril 1997, les adeptes de la Mission du cèdre sont violemment<br />

pris à partie dans les quartiers nord de Brazzaville par des militants<br />

et/ou miliciens des Forces démocratiques Unies (FDU) de Denis Sassou<br />

Nguesso, à l’époque membre de l’opposition au régime de Pascal Lissouba.<br />

Il leur est reproché de propager “nus”, un “message prophétique” de<br />

William Yoka Nguendi dont le texte imprimé et signé du prophète,<br />

annonce, d’après les partisans de Sassou, l’échec de ce dernier à l’élection<br />

présidentielle prévue en juillet 1997. Ce texte est libellé de la manière suivante:<br />

Dieu accorde aux peuples du Nord, sans exception (depuis le plus grand jusqu’au plus<br />

petit, depuis le plus grand soldat jusqu’au plus petit soldat, depuis le plus grand intellectuel<br />

jusqu’au plus petit intellectuel, etc.), encore un peu de temps pour se repentir<br />

de leur incrédulité et pour revenir à Lui, pour exercer l’amour entre eux; pour demander<br />

pardon pour leur méchanceté ...Pour l’heure, la face de Dieu se détourne d’eux:<br />

Il leur refuse le règne dans ce pays. Aux peuples du Sud, Dieu accorde la grâce et leur<br />

demande de vivre dans le pardon, de collaborer avec leurs frères nordistes et<br />

rechercher de plus en plus la crainte de Dieu.<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

Les journaux brazzavillois se saisissent aussitôt de ce que l’un d’eux<br />

appelle l’‘‘agitation politico-religieuse” de la Mission du cèdre. Même La<br />

Semaine africaine, le journal de la Conférence épiscopale, ne peut s’empêcher<br />

de lui consacrer son éditorial en première page. En fait, la prophétie<br />

de William, les modalités de sa diffusion, les réactions qu’elle suscite dans<br />

la presse et les thèmes et termes de leur expression, illustrent l’existence de<br />

ce “magma” où les significations imaginaires des affaires du corps interfèrent<br />

avec celles du corps politique et de l’ethnicité informées par l’ethos<br />

de la persécution. Presque tous les journaux condamnent l’‘‘activisme politique”<br />

des prophètes (ce qui tranche avec le silence des hommes politiques).<br />

Le Temps, quotidien proche de la Mouvance présidentielle, 9<br />

considère les Cobras, miliciens armés de Sassou Nguesso, comme étant les<br />

auteurs des violences contre les “William”, et appelle à méditer sur le comportement<br />

des “fous de Dieu qui se seraient permis de se mettre à poil, prétextant<br />

des transes alors que sur eux pèse déjà le soupçon selon lequel il est<br />

interdit aux femmes de porter des sous-vêtements”. Il invite aussi à<br />

réfléchir sur le crédit accordé au Congo aux “visions” qu’il qualifie de<br />

“nébuleuses” et qui “se saisissent de certains croyants à l’approche des<br />

élections présidentielles”. Il cite à ce propos l’exemple d’une candidate à<br />

l’élection présidentielle de 1992 qui se disait être élue de Dieu, ainsi que les<br />

“messes spéciales” qu’un abbé “fort respecté à Brazzaville” organisa pour<br />

“recommander l’élection d’un candidat charismatique 10 parce que, disait-il,<br />

Dieu l’avait voulu ainsi, d’après ses visions”. Le Temps termine son article<br />

sur une conclusion à connotation prophétique où il met en garde contre le<br />

fait que si les croyants ne “contrôlent par leurs langue”, ils “risquent de<br />

livrer le pays à Satan”, car, ajoute-t-il, “la bêtise humaine ne choisit pas ses<br />

acteurs”. 11<br />

Les journaux proches de l’opposition, particulièrement de l’aile dirigée<br />

par Sassou Nguesso, sont d’une virulence extrême contre William. Liberté,<br />

dans un article intitulé “Pour qui roule William”, aligne dans un même<br />

mouvement des considérations moralistes, politiques et des attaques personnelles<br />

contre le prophète. Il fustige ceux qui célèbrent “complètement<br />

dévêtus . . . dans une euphorie qui frisait la démence, une soi-disant<br />

prophétie divine . . . selon laquelle l’Eternel aurait accordé aux ‘sudistes’ un<br />

second mandat présidentiel et demandé aux ‘nordistes’ de se repentir”.La<br />

prophétie de William est qualifiée de “venin” et celui-ci et ses adeptes de<br />

“hors-la-loi” qui “exhibent au grand jour leur nudité”. Sur la même lancée,<br />

il est indiqué l’origine de la prophétie: “un état-major politique”, 12 avant de<br />

s’attaquer aux parents de William, particulièrement à sa mère qui “continue<br />

à fréquenter les salons de coiffure pour se lisser les cheveux alors que<br />

son fils contraint de nombreuses femmes qui le suivent à porter le voile”. 13<br />

Du côté de l’opposition dite “constructive” de Bernard Kolélas, La Rue<br />

meurt, après avoir signalé le passage à tabac des “William”, revient comme<br />

les autres journaux sur “l’impudicité” des femmes de la Mission du cèdre<br />

qui ne portent pas de “culotte”. Mais ce journal est le seul à souligner que<br />

William n’en était pas à sa première prophétie politique et que la Mission<br />

du cèdre avait même adressé à la mairie de Brazzaville une “demande<br />

d’autorisation d’une marche d’action de grâce à travers les grandes artères<br />

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de Brazzaville . . .”. Le but de la marche étant “la pacification de la capitale<br />

des tourments politiques”. Le journal, qui ne condamne pas l’‘‘activité politique”<br />

de la Mission du cèdre, reproche cependant aux partisans des FDU<br />

d’avoir exercé des violences sur les adeptes de William. “Avec la bastonnade<br />

des adeptes de William, ce sont les principes fondamentaux de la<br />

démocratie qui viennent d’être foulés au pied: la liberté d’expression . . .”.<br />

Adoptant une attitude ambiguë à l’égard de la prophétie de William, le<br />

journal koléliste ajoute: “Ce n’est pas parce que la prédiction a dit que le<br />

pouvoir n’ira pas au nord qu’effectivement il restera au sud. Tout cela n’est<br />

que vue de l’esprit. La réalité peut s’avérer contraire”. 14<br />

Enfin, La semaine africaine, hebdomadaire d’information religieuse de<br />

la Conférence épiscopale, s’en prend elle aussi aux candidats “qui affirment<br />

avec conviction à leur entourage qu’ils ont eu la révélation divine de se<br />

présenter à l’élection présidentielle” et qui “courent les églises ou mouvements<br />

religieux, pour avoir le message divin sur leur prochaine victoire”.<br />

Le journal conclut ainsi son éditorial: “A moins qu’à la démocratie, nous<br />

cherchons à substituer la théocratie, de telle sorte que Dieu n’a plus qu’à<br />

désigner le prochain président de la République du Congo, en le faisant<br />

savoir par la voix de tous ces ‘prophètes’ qui courent les rues”. 15<br />

Identités ethnique, chrétienne et sorcière<br />

Comme on peut s’en rendre compte, le “message prophétique” de William<br />

ne traduit pas seulement des rapports de force dans le champ politique,<br />

mais aussi, et de manière générale, dans le champ du pouvoir. Le message<br />

consacre une division idéologico-politique mélangeant référents chrétiens,<br />

référents ethniques et référents sorcellaires entre le Nord-Congo et le Sud-<br />

Congo. Le premier espace renvoie au paganisme, au fétichisme, à la sorcellerie,<br />

à la sauvagerie et apparaît de ce fait comme espace d’indignité<br />

politique. Paganisme et sorcellerie sont ainsi le fait d’une assignation identitaire<br />

résultant d’un rapport de force politique. Le second espace s’identifie<br />

à la chrétienté, à la civilisation et par conséquent à la dignité politique.<br />

Pour attester cet imaginaire politico-religieux ou politico-symbolique, il<br />

suffit de rappeler un fait apparemment anodin, en l’occurrence les caricatures<br />

qui voient le jour à Brazzaville, dans les journaux, à la faveur de la<br />

décompression autoritaire. Denis Sassou Nguesso est à cette époque le seul<br />

homme politique de son envergure qui apparaît avec un cache-sexe à la<br />

place du pantalon, fût-il en haillons. Il s’arme souvent d’une sagaie et porte<br />

des cornes lucifériennes. Le schème de la sorcellerie apparaît ici de<br />

manière combinée, mélangée avec le schème chrétien du Diable, traduisant<br />

ainsi la superposition de rapports de forces politiques antagonistes et des<br />

rapports de sens.<br />

La définition de ce qui est sorcier et divin est ici un enjeu des rapports<br />

de sens entre chrétienté et sauvagerie, comme elle est aussi l’enjeu des rapports<br />

de force politique. C’est dans la même logique que le parti de Kolélas<br />

s’auto-définissait comme le “parti des chrétiens”, opposé aux partis des<br />

“païens”. Makouta Mboukou avait écrit, pour rendre compte de cette<br />

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Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

assignation du Nord-Congo au paganisme et à Satan, un pamphlet intitulé<br />

le Contestant (Makouta Mboukou, 1973), pour dénoncer l’‘‘inhumanité”<br />

des dirigeants nordistes de l’époque au nom de la foi chrétienne. Enfin,<br />

pour rendre compte de cet imaginaire, Rémy Bazenguissa Ganga avait pu<br />

caractériser le changement politique qui, en 1968, aboutit à la destitution<br />

de Massamba-Débat, Kongo et donc “sudiste”, au profit de Marien<br />

Ngouabi, Koyo (identifié idéologiquement à un Mbochi) et donc<br />

“nordiste”, en ces termes: “Avec les Mbochi, ce sont les ‘dévalorisés’ qui<br />

viennent aux plus hauts postes politiques. Il n’y a donc plus, globalement,<br />

de cohérence dans la représentation de l’Etat congolais, celle-ci nécessitant<br />

toujours la référence à la France et, par conséquent, la prédominance des<br />

Kongo. La prise du pouvoir par les Mbochi pose ainsi un problème: les<br />

Congolais acceptent-ils de devenir des ‘sauvages’, renient-ils complètement<br />

leur humanité?” (Bazenguissa-Ganga, 1992).<br />

En invoquant l’ “incrédulité des nordistes”, William, qui est “nordiste”<br />

lui-même (il est originaire de Makoua), est de toute évidence en affinité<br />

avec la dichotomie entre un sud chrétien, civilisé, français donc politiquement<br />

digne, et un nord “païen”, “fétichiste”, “sauvage”, “sorcier” porteur<br />

de “méchanceté” et donc politiquement indigne. La carrière prophétique<br />

de William lui-même s’est nouée autour de cette réalité. En effet, convaincu<br />

de sa mission après de multiples preuves et épreuves de son élection<br />

divine, William cherchant une église où il pouvait prêcher, un pasteur<br />

auquel il s’était adressé lui répondit: “Il y a des barbares et des Pygmées<br />

dans les grandes forêts de chez vous, allez donc les évangéliser!”.C’est ce<br />

jour que William prit la décision de créer sa propre Eglise.<br />

Cependant, dans la mesure où l’opposition Nord–Sud cache toujours<br />

des oppositions internes au sud et au nord, il importe de signaler, dans cette<br />

même perspective, les démêlés de William avec le pouvoir de Sassou dans<br />

les années 1980. En effet, d’après un haut dirigeant de la Mission du cèdre<br />

que nous avions interrogé en 1995, le prophète William s’était positionné<br />

contre Sassou au nom de la lutte contre la “magie” et la “haute sorcellerie”.<br />

Or, en s’opposant à Sassou pour des raisons “religieuses”, William apparut<br />

comme un partisan de Yombi Opango, Koyo originaire de Makoua, ancien<br />

président de la république, ancien premier ministre dans le troisième gouvernement<br />

de Pascal Lissouba. Le positionnement politico-religieux de<br />

William participait ainsi, dans certaines représentations, d’une dimension<br />

ethnique.<br />

La figure d’opposant à Sassou que représentait William justifiait par<br />

ailleurs toutes les violences et toutes les vexations variées et multiples dont<br />

les adeptes de William étaient victimes à Oyo, le village de Sassou, durant<br />

les cinq années du pouvoir de Pascal Lissouba, et même avant. Le<br />

déclenchement de la guerre le 5 juin 1997 entre les armées de Sassou et de<br />

Lissouba et ses péripéties vont remettre William et ses adeptes au cœur du<br />

conflit (Tonda, 1998). Par l’effet d’annonce de son message prophétique, il<br />

devint “responsable” du déclenchement des hostilités. Pour le punir de<br />

cette “responsabilité”, son temple de Talangai fut détruit, ceux de tout le<br />

Nord-Congo furent fermés et ses adeptes, pourchassés dans les localités du<br />

Nord-Congo, se réfugièrent dans les forêts. Trois d’entre eux trouvèrent la<br />

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mort au cours de cette chasse à l’homme, précisément à Dziri. Au Forum<br />

organisé par le nouveau pouvoir en janvier 1998, la “délégation de<br />

William” fut huée, consacrant ainsi la production de William comme leader<br />

politique opposé au pouvoir de Denis Sassou Nguesso.<br />

Le fétichisme politique du corps-sexe féminin<br />

Il nous faut revenir cependant aux “affaires du corps”, pour montrer comment<br />

celles-ci, dans la logique des combinaisons, mélanges, additions ou<br />

associations déjà évoquées de significations imaginaires, instruisent les<br />

actions, les pratiques concrètes du champ politique et attestent de l’existence<br />

d’un champ unique de pouvoir fusionnant avec le champ de la guérison<br />

divine. L’exemple en est presque caricatural, extrême, et apparaît<br />

comme “idéal-typique” au sens de Max Weber.<br />

Nous avons vu comment tous les journaux congolais insistent sur la<br />

“nudité des William”. Tout se passe comme si l’objet du délit était une<br />

atteinte à la pudeur, et que la “bastonnade” subie correspondait à une correction<br />

au nom des bonnes mœurs. Et l’on pourrait dire qu’en choisissant<br />

la nudité pour “passer” sa prophétie, William escomptait un surplus d’efficacité<br />

lié au scandale inévitable que susciterait un tel support. Se suffire<br />

d’une telle explication, certainement pas inexacte, serait s’interdire de<br />

saisir toute la portée des profits symboliques et politiques objectivement<br />

recueillis par le prophète. La raison des condamnations indignées ou virulentes<br />

de la presse est sans doute l’atteinte à la pudeur, mais il importe de<br />

souligner que cette raison est inséparable de la conscience explicite ou<br />

implicite, floue, des “dangers” que recèlent les pouvoirs accordés au corpssexe<br />

féminin. L’‘‘attentat”à la pudeur se superpose ainsi à un attentat à la<br />

personne présumée visée par la prophétie de William, à savoir Denis<br />

Sassou Nguesso.<br />

Pour comprendre cette logique, il faut revenir au sens des mots tel qu’il<br />

apparaît dans les langues autochtones. Dans toutes les langues parlées en<br />

Afrique centrale, et notamment au Congo, le sexe se désigne aussi par le<br />

mot corps. Autrement dit, le corps apparaît comme la synecdoque de la<br />

personne. Ainsi, d’un homme devenu impuissant, on dit que son corps est<br />

mort. Cette récapitulation sémantique du sexe dans la notion de corps ne<br />

peut s’épuiser dans une explication en termes de métaphore imposée par<br />

la pudeur requise dans l’énonciation des choses du sexe. Elle engage en<br />

réalité un ethos où le corps nu, c’est-à-dire exposant le sexe, représente la<br />

posture rituelle de l’homme qui acquiert ou perd ses pouvoirs. C’est ce qui<br />

explique les expressions “avoir un corps ouvert”, “non caché”, “non protégé”,c’est-à-dire<br />

“nu”, non “blindé”. Mais c’est aussi la posture par excellence<br />

des pouvoirs féminins. Elle est en effet la posture redoutable de la<br />

mère qui maudit son enfant, une malédiction qui résiste aux rituels<br />

courants de conjuration du mal.<br />

Ainsi, l’évocation du corps-sexe féminin découvert n’a-t-elle pas seulement<br />

partie liée avec l’‘‘impudicité” ou avec les fantasmes collectifs de<br />

licence sexuelle présumée au sein des Eglises appelées “sectes”. Elle ren-<br />

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voie aux pouvoirs charismatiques, c’est-à-dire magiques dont le corps-sexe<br />

féminin est crédité. La vérité de cette réalité est tout entière résumée dans<br />

le propos suivant d’une adepte d’une Eglise pentecôtiste selon qui “les<br />

femmes de chez William se sont retrouvées nues dans leur église pour<br />

maudire Sassou afin qu’il ne gagne pas l’élection”. La scène suggérée par<br />

ce discours télescope deux schèmes ou deux images d’origines différentes,<br />

mais qui se superposent et fusionnent pour ne plus revêtir qu’une seule<br />

signification imaginaire sociale, comme sous l’effet d’un processus de “condensation”.<br />

Elle condense l’image d’une célébration de messe noire par<br />

des sorcières dans une église, selon l’imagerie chrétienne ou le schème<br />

chrétien de la sorcellerie avec une autre image, celle d’une cérémonie<br />

“fétichiste” de malédiction par des femmes membres d’une puissante confrérie<br />

initiatique.<br />

C’est néanmoins le contexte pré-électoral de l’année 1997, les perspectives,<br />

aspirations, impatiences de reconquérir ou de consolider des situations<br />

de consommation et d’accumulation de marchandises et de pouvoir,<br />

ainsi que l’extrême activation des dispositions à voir, à juger et à agir selon<br />

l’ethos de la persécution qui expliquent, en “dernière instance”à la fois la<br />

violence symbolique de la prophétie de William, sa perception comme<br />

“péril”, la virulence des attaques des journaux proches de Sassou, les violences<br />

physiques subies par les “William” et la polarité terrifiante prise aux<br />

yeux des partisans de Sassou des images du corps-sexe. Une telle “détermination”<br />

de l’action violente des sujets du Dieu chrétien et de l’Etat-Bula<br />

Matari, invalide les lectures qui évacuent les structures de causalité du malheur<br />

en Afrique centrale et ailleurs. Elle donne tout son sens à l’‘‘apparition”<br />

de Mami Wata, esprit des marchandises et de l’argent (Meyer, 1998;<br />

Devisch, 1998) au bord du fleuve Congo, une semaine avant l’éclatement et<br />

le déferlement de la grande “consumation” des marchandises et des<br />

hommes de 1997 et de 1998. Les prophéties sur les nuages de sang qui<br />

encombraient le ciel déjà saturé de frustrations, de ressentiments, de projets<br />

violents d’extermination de l’Autre, “expliquent” les déboires, les<br />

échecs, les infortunes, les souffrances et les ambitions contrariées qui n’en<br />

finissent pas de se réaliser. Bref, ce n’est pas à partir de la “crise” qu’on<br />

peut comprendre l’émergence du paradigme de la guérison divine au<br />

Congo, mais plutôt à partir de l’exaspération des antagonismes sociaux et<br />

politiques autour de l’appropriation et de l’accumulation des marchandises<br />

et du prestige, en affinité avec l’ethos de la persécution et l’esprit de la<br />

bureaucratie combinés, associés.<br />

NOTES<br />

Tonda: Des affaires du corps aux affaires politiques<br />

La rédaction de cet article doit beaucoup à notre accueil au Centre d’Etude<br />

d’Afrique Noire, CEAN-IEP de Bordeaux de mars à septembre 2000. Nous remercions<br />

Dominique Darbon et Patrick Quantin du CEAN-IEP qui ont appuyé notre<br />

candidature à ce “Poste rouge” du CNRS.<br />

1. L’expression linguistique de l’Etat au Congo Kinshasa, à savoir Bula Matari<br />

représente une condensation exemplaire des rapports de forces, des souffrances et<br />

des malheurs engendrés par l’imposition coloniale, et en même temps la conscience<br />

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historique et sociale de l’indignité de la domination et de l’exploitation. Bula<br />

Matari (littéralement casser les pierres, ou casseur de pierres), est à l’origine le<br />

surnom de Stanley. Surnom qui lui fut donné en rapport avec “le dynamitage de la<br />

piste caravanière Matadi-Léopoldville dans les Monts de Cristal en 1879”<br />

(Gondola, 1997: 330).<br />

2. La notion de Dieu, Nzambe, dans les langues congolaises, récapitule les<br />

notions d’Eglise, de religion et de divinité. Il s’agit donc ici du Dieu institutionnel<br />

(ou de la religion chrétienne institutionnelle). Cf. Tonda (2001b).<br />

3. Il s’agit d’un anagramme réalisé sur le nom d’une personnalité célèbre au<br />

Congo, ayant réellement dirigé les procès de la Cours révolutionnaire de justice.<br />

4. Etumba, no. 782 du 9 février 1985, p. 11.<br />

5. Etumba, no. 782 du 9 février 1985, p. 5.<br />

6. Etumba, art. cit., p. 5.<br />

7. Demba Ezaïe a construit son église comme l’écrit A. Kouvouama “au contact<br />

du centre-ville et de Poto-Poto”, et cet auteur ajoute que bien après la décision du<br />

Comité militaire du Parti de fermer les “sectes” après l’assassinat en 1977 de<br />

Marien Ngouabi, président de la République, “L’assemblée de pentecôte n’est pas<br />

inquiétée et continue à soigner les dirigeants du Parti unique.” Cf. Kouvouama<br />

(1999).<br />

8. Voir l’article de Gruénais dans ce numéro.<br />

9. Ensemble de partis soutenant Pascal Lissouba, alors président de la<br />

république.<br />

10. Les personnages auxquels le journal fait allusion ici sont l’abbé Isidore<br />

Malonga et Bernard Kolélas.<br />

11. “La bêtise humaine” est le référent ontologique qui, selon Pacal Lissouba,<br />

était à l’origine de la guerre de 1993 dans Brazzaville-Sud. Son adversaire de<br />

l’époque, Bernard Kolélas avait, lui, parlé du “Diable à la longue queue”. Ces deux<br />

principes ontologiques traduisent la nature des capitaux politiques mobilisés par les<br />

deux hommes: le capital scientifique pour le premier (il est professeur agrégé de<br />

génétique) et le capital magico-religieux pour le deuxième (il se fait appeler Moïse<br />

et ses partisans avaient réussi à le faire admettre comme un “dirigeant charismatique”).<br />

12. Ce terme désigne dans le jargon politique congolais soit une “cellule” de<br />

réflexion et d’action de déstabilisation formée par un parti ou une coalition de partis,<br />

soit la direction d’un parti ou d’une coalition de partis.<br />

13. Liberté, no. 4 du 23 au 30 avril 1997.<br />

14. La Rue meurt, no. 182, du 24 au 30 avril 1997.<br />

15. La Semaine africaine, no. 2118, du jeudi 24 avril 1997.<br />

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Joseph TONDA a été directeur du Département de sociologie de<br />

l’Université de Brazzaville et est actuellement Maître de Conférence à<br />

l’Université de Libreville. Il s’apprête à publier en 2001 aux éditions<br />

Karthala: Le capital de Dieu. Sociologie de la guérison divine en<br />

Afrique centrale. ADRESSE: CERGEP, BP 22 396, Libreville, Gabon.<br />

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