Une situation d'inceste fraternel Rencontres familiales ... - ARTAAS
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<strong>Une</strong> <strong>situation</strong> <strong>d'inceste</strong> <strong>fraternel</strong><br />
<strong>Rencontres</strong> <strong>familiales</strong> thérapeutiques en prison<br />
Bernard SAVIN *<br />
Frédérique THIERY **<br />
RESUME<br />
<strong>Une</strong> des sœurs – victime – demande à rencontrer son frère – agresseur – au parloir du Centre<br />
de Détention où il purge une peine de sept ans de réclusion criminelle. Il est en fin de peine, le<br />
frère et la sœur se téléphonent et s'écrivent régulièrement.<br />
En accord avec le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation, nous préconisons des<br />
rencontres thérapeutiques <strong>familiales</strong> afin que puisse être aménagé un espace pour penser ce<br />
qui s'est passé.<br />
Au fil des entretiens, ces rencontres seront ouvertes aux autres membres de la famille, la sœur<br />
jumelle de la jeune fille qui a fait la demande – victime également – et la mère.<br />
L'inceste <strong>fraternel</strong> nous est apparu, d'une part, comme une défense radicale contre des<br />
angoisses groupales <strong>familiales</strong> massives d'abandon et d'autre part comme la répétition d'actes<br />
incestueux commis par le père sur un de ses fils – qui n'est pas l'agresseur – et du grand-père<br />
paternel sur plusieurs de ses filles.<br />
A partir de cette <strong>situation</strong> clinique, nous proposons une réflexion sur la compréhension du<br />
fonctionnement groupal inconscient de la famille incestueuse, dans une écoute groupale de<br />
son fonctionnement et ses dysfonctionnements dont l'inceste est la marque, avec tout ce que<br />
cela implique d’éprouvés pour les thérapeutes.<br />
MOTS-CLES : Angoisse de séparation – Enveloppe familiale – Inceste – Lien abandonnique –<br />
Paradoxalité – Thérapie Familiale Psychanalytique<br />
* Psychologue, Docteur en psychologie, Fédération des Soins aux Détenus de l'Oise, CHI de Clermont de l'Oise<br />
** Etudiante en Master 1 de Psychologie, Université Paris 13<br />
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<strong>Une</strong> des sœurs de Christophe, Patricia – victime – demande à rencontrer son frère –<br />
agresseur – au parloir du centre de détention où il purge une peine de sept ans de réclusion<br />
criminelle. Il est en fin de peine, Patricia et Christophe se téléphonent et s'écrivent<br />
régulièrement.<br />
Comme à l'accoutumée, le Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation nous<br />
demande notre avis sur l'opportunité d'une telle rencontre avant de demander à la Direction de<br />
l'Etablissement Pénitentiaire une autorisation de parloir. Nous préconisons des rencontres<br />
thérapeutiques <strong>familiales</strong> afin que puisse être aménagé un espace pour penser ce qui s'est<br />
passé.<br />
Mais avant d'entrer dans le déroulement de ces rencontres thérapeutiques, nous<br />
évoquerons la composition de la famille de Christophe telle qu'il l'a évoquée à un enquêteur<br />
dont nous avons pu consulter le rapport.<br />
Puis, au fil du déroulement du processus thérapeutique, nous évoquerons ce qui fonde<br />
notre compréhension théorico-clinique de ces passages à l'acte. Nous nous étayerons sur la<br />
conceptualisation de la Thérapie Familiale Psychanalytique qui nous semble la plus à<br />
même de nous fournir une représentation du fonctionnement de la famille incestueuse. Pour<br />
nous, l'inceste est avant tout une affaire de famille quelqu'en soit le porte-acte, pour<br />
reprendre la terminologie de R. KAËS lorsqu'il évoque les fonctions phoriques dans les<br />
groupes ou dans les familles.<br />
LA REPRESENTATION DE LA FAMILLE<br />
Christophe a donc été condamné à sept ans d’emprisonnement ferme et deux ans de<br />
suivi socio-judiciaire pour viol de deux de ses sœurs et agression sexuelle de la troisième ; il<br />
n'a pas fait appel de la condamnation. Il a auparavant effectué vingt six mois de détention<br />
préventive, puis dix huit mois de liberté provisoire sous contrôle judiciaire jusqu’au procès.<br />
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La fratrie est ainsi composée :<br />
Christophe, l'aîné, a 24 ans ; pour lui, tout allait bien jusqu’au divorce de ses parents (il<br />
avait alors 11 ans), et c’est à partir de l’entrée au Collège que ses résultats scolaires<br />
chutent. C’était un jeune homme qui faisait du sport, avait quelques amis ; il s’estimait<br />
bien intégré auprès des garçons, mais timide avec les filles. Il était en couple durant sa<br />
liberté provisoire, jugeant ses relations sexuelles d’alors comme satisfaisantes ;<br />
Bastien a 21 ans ; Christophe décrit quelqu’un de très nerveux, très colérique, ayant un<br />
sale caractère ;<br />
Les jumelles ont 18 ans :<br />
o Patricia ; selon Christophe, elle est très franche, peu calme, mais gentille<br />
cependant ;<br />
o Barbara ; elle est décrite comme une personne calme, gentille et renfermée ;<br />
Samantha a 16 ans ; elle présente un handicap psychomoteur, Christophe dira que c'est<br />
sa préférée ;<br />
Steve a 8 ans, c’est un demi-frère issu du remariage de la mère.<br />
Le père est perçu par Christophe comme un homme alcoolique et violent, qui ne<br />
s’occupait pas de ses enfants. Il a été incarcéré pour des agressions sexuelles commises sur<br />
Bastien, et condamné à un an d’emprisonnement ferme et six mois avec sursis. Il répétait que<br />
Bastien et Samantha n’étaient pas de lui, malgré les dénégations de la mère.<br />
Christophe a par contre une bonne image de sa mère, qui est gentille selon lui, elle ne<br />
l’a pas abandonné après la révélation des faits. Elle s'est remariée quand Christophe avait 15<br />
ans.<br />
Le beau-père a au départ été difficilement accepté par Christophe ; les relations sont<br />
maintenant bonnes, le beau-père ayant même aidé Christophe à trouver un travail.<br />
UNE VIE FAMILIALE MARQUEE PAR LA VIOLENCE<br />
Christophe décrit une vie familiale où prédominent des disputes entre les parents,<br />
beaucoup d'agressivité et de violence de la part du père à l’égard de la mère. Les parents<br />
divorcent donc quand Christophe a 11 ans ; les enfants partent vivre deux mois avec le père –<br />
la mère nous dira que les enfants lui ont été enlevés par celui-ci –, ils sont en fait dispersés<br />
dans la famille paternelle ; Christophe décrit cette période comme très difficile.<br />
Les enfants retournent ensuite tous vivre chez la mère. Depuis le remariage de celle-ci,<br />
Christophe dépeint une vie familiale tranquille, l’image d’une famille normale.<br />
Christophe évoque des agressions sexuelles commises sur trois générations :<br />
Le grand-père paternel a violé ses filles ; il n'y a eu aucune procédure judiciaire.<br />
Christophe a découvert les faits lors de son propre procès ;<br />
Le père a agressé sexuellement son fils cadet, Bastien quand il avait 7/8 ans, en lui<br />
faisant faire des fellations. Bastien n’en parlera que dix ans après, en se confiant à<br />
Christophe, qui dévoilera les faits à sa mère, elle-même prévenant la Police ;<br />
Le fils, Christophe, a agressé ses sœurs, de l’âge de 16 à 18 ans, les jumelles ayant<br />
alors 10 ans et Samantha 8 ans ; il éjaculait sur elles ou dans leur bouche, ou encore se<br />
masturbait en leur présence. Ces actes se déroulaient toujours quand la mère s’absentait<br />
de la maison. Il ne frappait pas ses sœurs selon lui, mais leur demandait simplement de<br />
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venir, tout en se rendant compte qu’elles ne prenaient pas de plaisir, et qu’elles<br />
n’étaient pas d’accord, mais lui ne pouvait s’empêcher d’agir ainsi. C’est suite à une<br />
tentative de suicide de Barbara et à sa prise en charge à l’hôpital que les faits ont été<br />
révélés. Christophe s’est dit soulagé de devoir arrêter ces actes.<br />
MISE AU TRAVAIL PROGRESSIVE DE CHRISTOPHE<br />
Durant son incarcération à la Maison d'Arrêt, Christophe ne parlait pas ou très peu. Il dit<br />
avoir pensé au suicide au début de son incarcération, mais n’est jamais passé à l’acte.<br />
Il a été suivi en entretien individuel par une psychologue durant sa détention préventive.<br />
Un essai de thérapie de groupe a été fait mais trop inhibé, il ne poursuivra pas. C'est là que<br />
Bernard SAVIN le rencontrera pour la première fois. Il est alors également suivi par le<br />
psychiatre car il bénéficie d'un traitement de substitution étant toxicomane.<br />
Christophe dit avoir demandé pardon à ses sœurs et celles-ci lui ont pardonné selon lui,<br />
mais il s’en veut et s’en voudra toujours. Il en veut également à son père et ne lui pardonne<br />
pas ses actes, sa violence, car pour lui, ce n’est pas un père. Il exclut toute responsabilité de sa<br />
mère, en affirmant qu’elle n’était pas au courant, puisqu’il agissait en son absence. Il aimerait<br />
maintenant pouvoir parler des actes commis avec ses sœurs, mais cela lui fait peur.<br />
Il reconnaît que le travail avec le psychologue l’aide beaucoup, car il peut à présent<br />
s’exprimer sur ce qu'il a fait, il pense d’ailleurs que ses sœurs auraient intérêt à en rencontrer<br />
un. Il rêve désormais d’une vie normale, de passer son CAP de jardinier, se marier, avoir deux<br />
enfants.<br />
Arrivé au Centre de Détention, Christophe a demandé à rencontrer Bernard SAVIN<br />
mais n'ayant pas de disponibilité pour le recevoir, il sera mis sur liste d'attente. Nous nous<br />
rencontrons cependant régulièrement lors de nos allées et venues dans la prison, et il viendra<br />
toujours nous saluer. Autrement dit, il y aura malgré tout une certaine permanence du lien<br />
entre nous.<br />
C'est lui qui évoquera au décours d'une de ces rencontres informelles l'intention de<br />
Patricia de demander une autorisation de parloir. Viennent déjà le voir régulièrement, sa mère,<br />
son beau-père, son frère Bastien et son demi-frère Steve.<br />
Peu après, nous serons interpellés par sa Conseillère d'Insertion et de Probation, celle-ci<br />
ayant reçu une demande de parloir de la part de Patricia. Comme à l'accoutumée et grâce au<br />
travail de partenariat mis en place avec le Service Pénitentiaire d'Insertion et de probation<br />
(SPIP), il est décidé qu'avant que des parloirs libres ne soient autorisés, des entretiens<br />
thérapeutiques frère-sœur devront être instaurés ; ces rencontres interviennent alors un an<br />
et demi après l’arrivée de Christophe en détention.<br />
La CIP contactera Patricia et lui proposera un premier entretien.<br />
UNE PREMIERE ENTREVUE SOUS TENSION<br />
A ce premier entretien participeront Christophe, Patricia, une psychologue en formation<br />
et le thérapeute principal.<br />
Patricia apparaît comme une jeune femme très décidée, voire offensive. D'emblée, elle<br />
fera part de sa colère de ne pouvoir rencontrer son frère hors la présence des psychologues<br />
que d'ailleurs elle n'aime pas, elle n'a jamais voulu en rencontrer, bien que cela lui ait été<br />
proposé après le dévoilement des faits, elle n'a pas à raconter sa vie à des étrangers à la<br />
famille. Les interventions judiciaires et sociales sont rapportées dans son discours comme des<br />
intrusions intolérables, l’essentiel pour elle étant de garder le contact avec son frère, que ce<br />
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soit par le biais de lettres, d’appels téléphoniques, jusqu’aux entretiens médiatisés avec les<br />
psys.<br />
« De quoi se mêle-t-on ? », c'est une histoire entre son frère et elle, cela ne regarde<br />
personne d'autre. De toute façon si Barbara n'avait pas fait sa TS et en avait parlé à l'hôpital,<br />
elle n'en aurait jamais parlé et n'était pas d'accord pour porter plainte. Cela devait rester dans<br />
la famille. Elle termine en disant que de toute façon, elle a décidé de « tourner la page » et de<br />
continuer sa vie comme si rien ne s'était passé. Elle aime toujours son frère et l'aimera<br />
toujours.<br />
Nous laissons passer l'orage, et saisissons ce qu'elle vient de dire pour lui faire cette<br />
remarque: il ne semble pas très intéressant de tourner une page blanche car il faudra en<br />
tourner toute sa vie, il semble plus intéressant pour tous d'écrire cette page d'histoire<br />
traumatique de la famille, en famille et avec les psychologues et ensuite seulement, cette page<br />
pourra être tournée ; mais elle fera partie du grand livre de l'histoire familiale.<br />
Cette remarque l'interroge et l'émotion la submerge alors et elle se met à pleurer.<br />
Christophe, ému lui aussi, prend la parole, et lui dit que lui est prêt à essayer d'écrire cette<br />
page et que cela lui semble même indispensable pour que la famille puisse se retrouver et<br />
vivre « normalement ». Il lui demande pardon à nouveau, l'ayant déjà fait lors du procès, de ce<br />
qu'il a fait, ce qui apaise beaucoup sa sœur.<br />
Celle-ci se ressaisit et dit qu'en effet ce qui s'est passé lui est toujours très douloureux,<br />
elle essaie de le « mettre de côté » mais ceci est très difficile. Elle accepte de poursuivre ces<br />
entretiens mais demande à ce que sa mère y participe et que, quand elle rentrera du foyer où<br />
elle est placée, Barbara puisse venir aussi. Elle va en parler à sa mère et est persuadée qu'elle<br />
acceptera.<br />
Nous prenons donc rendez-vous pour une rencontre deux semaines plus tard.<br />
Que pouvons-nous retenir de cette première rencontre ? Cette obligation de rencontres<br />
médiatisées avant toute autorisation de parloir avec une victime est vécue comme une attaque<br />
contre la famille et son fonctionnement. Ceci met la famille en souffrance, rappelons que la<br />
souffrance familiale se manifeste par un blocage des liens familiaux à un niveau fusionnel :<br />
« cela devait rester dans la famille » dit Patricia. Patricia peut être pensée dans ce contexte<br />
comme l'émissaire familial, le porte-parole de la famille et de son fonctionnement.<br />
Notons également que le dévoilement de l'inceste, nécessaire et salutaire plonge,<br />
cependant, la famille dans une grande souffrance, et qu'il y aurait grand intérêt à prendre en<br />
compte cette souffrance groupale et à prévoir et organiser un accompagnement familial dans<br />
ces <strong>situation</strong>s, et pas seulement un accompagnement de la ou des victimes, bien sûr nécessaire<br />
également.<br />
LES EFFETS DEROUTANTS DU LIEN ABANDONNIQUE<br />
La seconde rencontre arrive. Elle est annulée quelques jours auparavant, la mère doit<br />
travailler ce jour là et ne peut se libérer.<br />
La rencontre est donc reportée quinze jours plus tard, mais comble de malchance,<br />
l'autorisation d'accès n'a pas été transmise à la porte du Centre de Détention qui refuse de<br />
laisser rentrer la famille malgré tout ce que nous pouvons faire. Nous faisons donc<br />
connaissance avec la mère devant la porte de la prison. Date est prise pour la semaine<br />
suivante.<br />
La mère est alors présente avec Patricia et Christophe. L’entrée en relation est rapide,<br />
c’est une femme qui parle facilement, qui est beaucoup dans l'échange avec son fils et sa fille<br />
5
par la parole ou le regard, mais qui reste cependant impassible quelques soient les propos<br />
tenus.<br />
Après avoir évoqué les faits, le dépôt de plainte par la mère, l'effondrement que cela a<br />
été pour elle, elle dira plusieurs fois au cours de la séance : « il faut que ça s'arrête », en<br />
faisant référence aux passages à l'acte du grand-père paternel et du père de Christophe.<br />
Mais la majeure partie de cette séance sera occupée par l'évocation du départ de<br />
Barbara pour un foyer dans le sud de la France, après le dépôt de plainte. Elle y restera jusque<br />
sa majorité. Ce départ a été vécu dans la famille comme un arrachement, un effondrement. A<br />
notre grande surprise, ce qui semble avoir été le plus traumatique pour la famille ne sont pas<br />
les passages à l'acte mais ce départ de la famille ; cela va bien dans le sens du fonctionnement<br />
des familles incestueuses.<br />
La famille incestueuse est une famille en souffrance. Cette souffrance groupale se<br />
manifeste par un blocage des liens à un niveau indifférencié, fusionnel.<br />
La famille incestueuse est principalement sous l'emprise des angoisses de perte et<br />
d'abandon. Les liens familiaux sont en permanence en menace de rupture. Ce sont<br />
fondamentalement des familles de type abandonnique.<br />
Le lien abandonnique est un lien doué de paradoxalité : il combine le lien et ce qui s'y<br />
oppose, un lien fait de vécus de ruptures, un lien fondé sur la discontinuité. Le lien<br />
abandonnique contient la faille narcissique d'origine transgénérationnelle. Il rejoue le lien<br />
primaire à l'objet primaire défaillant, blessant et provocateur.<br />
La famille incestueuse est bloquée dans son fonctionnement au niveau de la position<br />
narcissique paradoxale (CAILLOT J.-P., DECHERF G., 1989) qui se résume en cette<br />
phrase : « vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel ». L'aménagement défensif<br />
principal lors d'un blocage à cette position psychique est l'oscillation. La famille va osciller<br />
entre un pôle collage qui va rapidement réveiller des angoisses très fortes d'écrasement,<br />
d'enlisement, d'étouffement qui enverront vers le pôle décollage, arrachage, qui va susciter<br />
des angoisses d'abandon, de chute… et renvoyer vers le pôle collage.<br />
Ce lien abandonnique se met en place d'abord dans le couple, dans le choix du<br />
partenaire ; ce choix sera envisagé comme une protection contre l'abandon mais en même<br />
temps comme une répétition de l'abandon. C'est ainsi qu'un homme ou une femme choisira<br />
un partenaire protecteur représentant la mère idéale qu'il n'a jamais eue mais ayant de<br />
brusques accès de violence ou des conduites addictives (alcoolisme, drogues, etc.) qui le<br />
rendront absent à la relation. Ainsi se rejouera le lien traumatique de l'abandon. Ce lien<br />
traumatique est fait de beaucoup d'excitation, excitation protégeant contre la surprise de la<br />
perte et de l'abandon.<br />
Nous pouvons penser que dans cette famille, l'alcoolisme et la violence du père<br />
remplissait cette fonction de maintenir la famille dans une crainte excitante permanente.<br />
Lorsque les enfants naissent, ils sont pris dans ce fonctionnement. Ils auront eux aussi à<br />
trouver une place dans une famille traumatisée par ce lien abandonnique. Ainsi, l'un des<br />
enfants sera le protecteur d'une mère battue et bafouée par son conjoint, un autre pourra<br />
prendre en charge le père lorsqu'il rentrera alcoolisé, les rôles pouvant être totalement inversés<br />
à certains moments de la vie familiale.<br />
Mais, la seule vraie défense contre l'abandon serait de ne former qu'un grand<br />
corps commun. Malheureusement la réalité incontournable et définitive des corps individuels<br />
opère une violence insupportable dans ces familles. C'est donc bien sur les corps et à propos<br />
des corps que va se jouer la problématique familiale.<br />
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Ainsi les parents vont-ils se situer dans ce lien abandonnique et en référence au corps.<br />
Dès lors, certains pères s'approprieront totalement le maternage des enfants, les soins<br />
corporels, ce sont les pères « maternants ». Leur femme sera disqualifiée dans cette fonction<br />
ou se disqualifiera pour laisser la place libre. Ce maternage ne suit pas l'évolution des enfants,<br />
c'est ainsi qu'un père fera toujours la toilette de sa fille qui atteint l'âge de 15 ans. « Elle ne<br />
sait pas se laver » dira-t-il.<br />
La mère pourra prendre la place de l'absente, de l'abandonnante, soit par une dépression<br />
permanente la rendant indisponible pour tout échange affectif, soit réellement par des fugues à<br />
répétition et des relations amoureuses de passage.<br />
Les rôles peuvent s'inverser dans le temps et prendre des formes diverses.<br />
Dans cette famille, nous pouvons noter un clivage radical de l'imago maternelle<br />
archaïque, nous avons affaire à une mère toute bonne, irréprochable, qu'on ne peut attaquer.<br />
D'ailleurs, Patricia lors d'une séance ultérieure, évoquera les rapports difficiles qu'elle a eus<br />
avec l'administrateur ad hoc. Cette femme voulait, dixit Patricia, que les filles disent que leur<br />
mère était mauvaise car elle ne s'était aperçue de rien et surtout parce qu'elle n'avait pas<br />
rompu les ponts avec Christophe et qu'elle continuait à aller le voir au parloir. Cette position<br />
était insupportable pour les adolescentes car elle attaquait le fonctionnement familial, il n'y a<br />
donc eu aucune collaboration avec elle et elle a été vécue comme une ennemie, ennemie de la<br />
famille.<br />
De même souvenons-nous que Patricia a refusé toute aide psychologique, elle ne peut se<br />
confier qu'à sa mère dira-t-elle, il n'y a pas de raison qu'elle se confie à un étranger à la<br />
famille. Ceci est un point important car il ne suffit pas d'avoir de grandes idées sur le suivi<br />
psychologique, certes nécessaire des victimes, mais il faut également évaluer les capacités de<br />
la famille à pouvoir tolérer ce suivi. Aucun enfant ne fera quoi que ce soit si ce qu'il fait<br />
augmente la souffrance familiale. Plutôt se sacrifier que de mettre en péril l'homéostasie de la<br />
famille.<br />
L'autre face de l'imago maternelle archaïque est projetée sur le père, intégralement<br />
mauvais. Notons que le clivage s'étend aux lignées maternelle et paternelle. La lignée<br />
maternelle est présentée comme toute bonne mais, en fin de compte, nous n'en saurons pas<br />
grand-chose. La grand-mère maternelle est très investie par Christophe qui lors de sa liberté<br />
provisoire, est allé vivre chez elle pour lui tenir compagnie sera-t-il dit car vieillissante, elle a<br />
besoin de quelqu'un avec elle. Cette grand-mère décédera au cours de la thérapie et<br />
Christophe en ressentira un profond chagrin. Sera évoqué à cette occasion le décès du grandpère<br />
maternel durant la liberté provisoire, très aimé de Christophe qui se sent responsable de<br />
cette disparition.<br />
A l'opposé, la lignée paternelle est vécue comme intégralement mauvaise. Lors de la<br />
séparation des parents, les enfants seront dispersés chez des oncles et tantes paternels, ces<br />
« placements » seront évoqués comme des moments très difficiles pour les enfants. Mais rien<br />
ne sera dit sur les raisons qui ont fait que la mère n'ait pas pu les garder. Le retour chez la<br />
mère est évoqué comme des retrouvailles merveilleuses, un sauvetage.<br />
Le lien abandonnique devra malgré tout être maintenu vivant grâce au traumatisme et à<br />
l'excitation qui en découle. Dans ces familles, un des enfants pourra se charger d'être le<br />
porte-accident ou le porte-acte – au sens des fonctions phoriques de René KAËS –, notons<br />
d’ailleurs que cela se situe au niveau du corps.<br />
Ce sont des familles où règne un fonctionnement traumatophilique. (KNERA L.,<br />
1995)<br />
7
Dans cette famille, Christophe s'est chargé en identification inconsciente au père parti,<br />
de se charger de cette fonction de maintien, grâce au traumatisme de l'inceste, d'un niveau<br />
suffisant d'excitation dans le fonctionnement de la famille. La puberté, l'excitation pubertaire<br />
ont, bien sûr, également joué un rôle. Notons que dans ces familles qui vivent le plus souvent<br />
en autarcie, on ne va pas chercher à l'extérieur mais on met en scène et en acte dans la famille<br />
ce qui devrait se vivre à l'extérieur de la famille. Christophe, qui se dit alors trop timide avec<br />
les filles, va se tourner vers ses sœurs : l’extérieur fait peur, et comme les sœurs ou les autres<br />
filles, c’est pareil, il jouit des sœurs, d’une jouissance compulsive.<br />
Souvenons nous également que Christophe décrit ses passages à l'acte comme se<br />
produisant uniquement lorsque la mère est absente de la maison. Bien sûr, il est possible de<br />
penser que c'est la peur d'être surpris par elle qui le fait agir ainsi, certainement. Cependant,<br />
nous ferons l'hypothèse que l'absence de la mère exacerbe l'angoisse d'abandon et le contraint<br />
aux passages à l'acte dans un fonctionnement auto-calmant (CIAVALDINI A., 2006), les<br />
sœurs étant alors « utilisées » à cette fin.<br />
Mais en dehors des passages à l'acte, la terreur, le maintien du secret, l'emprise<br />
peuvent, nous semble-t-il, se comprendre comme un fonctionnement traumatique<br />
permanent permettant de maintenir ce niveau d'excitation que nous évoquions<br />
précédemment. L'excitation renvoie au sensoriel, à la sensation et court-circuite la pensée, la<br />
symbolisation. Dans cette famille et dans toutes les familles où règne la violence sous quelque<br />
forme que ce soit, le recours au sensoriel est nécessaire pour présentifier le lien. Quand<br />
on ne peut se penser ensemble, il faut se sentir ensemble. « la sensation ne fait pas lien, elle<br />
fait contact » (JEAMMET P., 1995). L'inceste réalise ce contact des corps dans une excitation<br />
commune. La violence, la violence incestueuse est donc à comprendre comme une modalité<br />
du lien familial (ANDRE-FUSTIER F., GRANGE-SEGERAL E., 1995).<br />
Le grand scandale dans les familles incestueuses est l'existence des corps individuels.<br />
C'est donc sur le corps que va se jouer l'emprise, la violence. L'inceste est une négation de<br />
l'autre dans sa dimension subjective et une réduction de celui-ci à un corps utilisable<br />
sexuellement. Ne faire qu'un corps pour triompher de la perte et de l'abandon.<br />
Le dévoilement de l'inceste fera traumatisme dans la famille, traumatisme salutaire<br />
pour les psychés individuelles qui enfin pourront s'inscrire et s'organiser dans un ensemble de<br />
liens symboliques grâce à l'intervention du juridique.<br />
DES RENCONTRES SOUS LE SCEAU DE CETTE PARADOXALITE<br />
L’entretien suivant sera marqué par la présence, outre celle de Christophe, Patricia et sa<br />
mère, de Barbara, l’autre sœur jumelle, et du beau-père.<br />
Barbara et son beau-père nous apparaissent sous un jour très contrasté par rapport aux<br />
membres de la famille rencontrés jusque là. Barbara est une jeune femme d’apparence frêle,<br />
au visage triste, qui évite notre regard, rougit quand elle est interpellée ; elle échange peu avec<br />
sa mère ou sa sœur et pas du tout avec son frère, elle prendra rarement la parole d’elle-même.<br />
Le beau-père, quant à lui, restera en retrait, et n’interviendra dans l’entretien qu’à de rares<br />
occasions, toujours pour approuver ce qui sera dit ; c’est la seule fois que nous le<br />
rencontrerons.<br />
La rupture de l’unité familiale revient au premier plan ; à la suite de la mère qui parle<br />
à nouveau longuement de l’absence de Barbara et de Samantha, toujours placée, Barbara<br />
évoque son séjour au Foyer de manière plutôt positive, elle y retourne même de temps en<br />
temps leur rendre visite, avec une satisfaction manifeste.<br />
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Cette position contraste avec le vécu d’arrachage souligné par la mère, ou encore avec<br />
celui de Patricia, qui renchérit : elle reconnaît que l’éloignement a été nécessaire au départ,<br />
mais exprime clairement qu’elle a tout mis en place ensuite pour revenir dans le giron<br />
familial.<br />
Chacun parle pour soi, en faisant peu d’associations, en exprimant peu d’affects.<br />
Tout au long de l’entretien, Barbara oscillera dans une position paradoxale : elle suivra<br />
le mouvement familial de rejet des intervenants judiciaires et sociaux, tout en délivrant une<br />
image globalement positive de son éloignement et de son séjour au Foyer. Cet aspect ne sera<br />
ni repris ni discuté par les autres membres de la famille pour qui la séparation n’est que<br />
douloureuse ; rien n’est exprimé quant à ses besoins à elle, du bénéfice éventuel qu’elle a pu<br />
retirer de cet éloignement.<br />
La mère parlera également du rejet et de l’incompréhension dont elle-même a été l’objet<br />
de la part de ses voisins, de la part du Juge, à propos du soutien qu’elle a prodigué tant à ses<br />
filles qu’à Christophe. Elle nous dira « Je m’en fichais, j’aime mon fils, je le laisse pas<br />
tomber ; j’aime aussi mes filles et je les ai toujours soutenues », ou encore « j’aime mes<br />
enfants, je ne vais pas choisir entre Christophe et les filles ».<br />
Quant à Christophe, il manque, c’est tout ; il purge sa peine comme il se doit, c’est<br />
normal et pas normal… normal car il a été jugé, pas normal car cela ébranle l’unité familiale.<br />
Elle nous dira : « C’est normal qu’il soit puni, mais pas aussi longtemps ; ça a assez duré ».<br />
L’important est que Christophe sorte de prison et que recommence la vie en famille.<br />
Elle s’inquiète de ce que Christophe arrivera à faire seul à sa sortie s’il obtient sa<br />
libération conditionnelle ; son fils lui répond qu’il a déjà vécu seul avant son incarcération et<br />
qu’il n’a pas de raison de ne pas y arriver ; il parle même d’aller vivre loin pour refaire sa vie.<br />
Sa mère insiste et lui répond qu’elle l’accompagnera avec le beau-père à ce moment-là, « je<br />
ne te lâcherai pas comme ça ! ».<br />
La mère renvoie l’image d’un bloc, où tous les enfants sont mis au même plan, il s’agit<br />
de faire corps quelques soient les événements, la position spécifique de Barbara ne peut<br />
donc être perçue.<br />
Nous nous rencontrons parce que des faits graves ont été commis, et pourtant, la<br />
<strong>situation</strong> semble banalisée à un point que cela annule toute réflexion quant aux actes ; nous<br />
éprouvons en même temps un sentiment de discordance. Ce déploiement de l’interdit de<br />
penser est sans doute là pour protéger le lien familial de l’effondrement.<br />
Les événements apparaissent comme une parenthèse dans la vie familiale, comme si<br />
tout allait reprendre là où ils en étaient avant l’incarcération ; ce qui laisse le sentiment que<br />
quelque chose reste suspendu… à leur écoute, nous butons sur quelque chose… nous nous<br />
heurtons sans doute à cette enveloppe familiale qui doit absolument se reconstituer ; nous<br />
n’accèderons pas à ce qui se joue à l’intérieur, car pour cette famille, c’est sans importance<br />
pour l’instant, ce qui compte, c’est que la famille soit au complet ; cela laisse sans voix…<br />
alors que nous avons en même temps sous les yeux l’image de Barbara, fragile, en souffrance,<br />
seule.<br />
Les actes de Christophe semblent entendus par la famille comme l’expression d’une<br />
défaillance issue des générations précédentes du côté paternel ; Christophe paraît comme<br />
traversé par cette défaillance, sans être lui-même porteur de quelque chose à symboliser,<br />
comme s’il n’était pas véritablement sujet de ses actes. La dimension transgénérationnelle de<br />
l'inceste interviendrait comme une contamination, une maladie transmise, et l’incarcération<br />
viendrait désinfecter, tuer le microbe, Christophe en sortirait ensuite guéri. C’est la faute à la<br />
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lignée paternelle, alors pour le moment, pas de remise en question au niveau de la famille<br />
telle qu’elle est organisée, en relation. L’inscription dans l’histoire familiale ne peut se faire<br />
pour l’instant que sur ce mode : ces actes sont issus de la mauvaise branche, celle du père.<br />
Cette mère impassible ne peut se positionner moralement, affectivement,<br />
judiciairement ; elle apparaît omnipotente, régnant sur sa couvée. Avec elle, il ne peut y avoir<br />
d’autre expression de besoin que celui d’être ensemble, pas de besoin différencié possible à ce<br />
stade de la rencontre.<br />
Ce rejet des gens de son quartier ne produit pas non plus d’effets, car il ne semble pas<br />
exister à ce moment-là de sentiment de culpabilité. La fragilité des limites de cette famille<br />
nécessite de colmater l’enveloppe familiale coûte que coûte, l’équilibre familial est à<br />
retrouver, aux dépens du processus d’individuation des sujets. La révélation des abus sexuels<br />
aurait pu organiser un bouleversement de la dynamique familiale, qui obligerait normalement<br />
à repenser les liens familiaux ; pas ici, l’idée est de reprendre là où on en est resté ; le<br />
leitmotiv : redevenir une famille normale.<br />
Nous pouvons cependant supposer le poids de la culpabilité des victimes, culpabilité<br />
d’avoir porté atteinte au fonctionnement familial, d’avoir porté à l’extérieur ce qui s’est joué<br />
au sein de la famille. Barbara a dénoncé les actes commis en attaquant son propre corps, par<br />
des scarifications et une tentative de suicide, comme dans une attaque de la peau familiale.<br />
Son corps a été atteint dans les passages à l’acte, et c’est par son corps qu’elle fait éclater la<br />
famille, lourde responsabilité... Mais comme elle est avant tout membre du groupe, elle ne<br />
peut faire entendre sa propre souffrance, qui passe après celle de l’enveloppe familiale<br />
attaquée. Patricia et la mère de Christophe sont les gardiennes de cette enveloppe, en<br />
s’avérant être les piliers incontournables de ces rencontres.<br />
Il nous faudra finalement fixer un terme à ces entretiens, car Christophe obtiendra sa<br />
libération conditionnelle.<br />
LA MISE EN ACTE DE L’ABANDON<br />
Lors du dernier entretien seront présents Christophe, Patricia et sa mère ; ce sera<br />
l’occasion pour eux de revisiter le dispositif mis en place à leur intention, et de valoriser la<br />
démarche constructive qu’aura été cette participation à des entretiens thérapeutiques.<br />
Patricia en dresse un bilan positif, et même si elle se situe toujours dans une position de<br />
défi, elle est contente et fière d’en être à l’origine.<br />
Nous proposerons à la famille de poursuivre les rencontres <strong>familiales</strong> thérapeutiques,<br />
mais cette fois-ci à l’extérieur de la prison, au Centre de Thérapie Familiale, de manière à<br />
penser ensemble la vie en famille après ce qui s’est produit. Dans cet élan, la famille a envie<br />
de poursuivre la démarche. Nous sommes partagés, entre scepticisme et envie d’y croire.<br />
La mère téléphonera dès le lendemain au Centre de Thérapie Familiale pour prendre<br />
rendez-vous, mais n'ayant pas de disponibilité à ce moment là, ce qui avait été dit à la<br />
famille, il leur faudra donc attendre trois mois avant qu’une place ne se libère.<br />
L'acceptation spontanée et enthousiaste de la poursuite des entretiens familiaux ainsi<br />
que l'appel dès le lendemain de la libération de Christophe pour prendre un rendez-vous va<br />
bien dans le sens du fonctionnement abandonnique de cette famille. Il faut à tout prix annuler<br />
la séparation, faire comme si elle n'existait pas mais, paradoxalement, nous ne recevrons<br />
aucune réponse à une proposition de date de rendez-vous. Il eut été souhaitable certainement<br />
de pouvoir recevoir cette famille très rapidement après la libération de Christophe, le manque<br />
de moyens nous en a empêchés. Toute séparation étant vécue comme une rupture, la<br />
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persécution prend le relais et il est alors très difficile de renouer ensuite ce fil, certainement<br />
ténu, qui avait été tissé entre nous.<br />
Christophe mettra en échec sa libération conditionnelle en ne rentrant pas au Foyer un<br />
soir pour rester dormir chez sa petite amie ; il sera aussitôt réincarcéré dans une Maison<br />
d'Arrêt où nous n'intervenons pas. Peut-être pouvons-nous y voir également un effet de ce<br />
« raté » de la poursuite des entretiens familiaux. Nous n’aurions certainement pas dû<br />
proposer la poursuite des rencontres thérapeutiques en sachant qu'il y aurait un délai<br />
important d'attente entre la sortie de prison de Christophe et la possibilité de mise en place de<br />
ces entretiens dans un autre lieu.<br />
VERS QUELLE RENCONTRE FINALEMENT ?<br />
Nous avons déroulé la rencontre avec une famille au fonctionnement autarcique,<br />
avec sa propre loi groupale, sa loi interne qui va à l’encontre du social et à l’encontre<br />
des individualités. Comment dès lors penser l’intervention d’un tiers face à ce<br />
fonctionnement binaire qui nous happe et nous sollicite au plus près : « Sois tu es avec (et tu<br />
es aimé), sois tu es contre (et tu es rejeté) », avec à l’œuvre des sentiments de persécution si<br />
l’on remet en cause trop brutalement le fonctionnement familial, ainsi que nous l’avons vu.<br />
Nous devons être préparés à faire avec la paradoxalité, l’angoisse de séparation, le<br />
collage, la lutte contre la triangulation, car se soigner psychiquement, c’est prendre le risque<br />
de changer soi-même et de faire changer le groupe, c’est donc aussi faire courir un risque<br />
d’effondrement à la famille.<br />
Il s’est donc agi pour nous, avant toute autre chose, de mettre à disposition de cette<br />
famille un espace de parole et d'écoute qui autorise, sans doute pour la première la fois, de<br />
mettre des mots sur un vécu émotionnel, le traumatisme de l'inceste. Nous avons vu que la<br />
capacité de penser ne peut encore être véritablement réintroduite, il convient dans ces<br />
conditions d’approcher prudemment le nœud du problème, et de remettre en contact sans<br />
corps à corps.<br />
A ce niveau de la rencontre, en effet, seul fait trace l’éprouvé de la relation, au plus<br />
près du vécu corporel. Il ne se constitue pas, à ce niveau, de traces mémorisables utilisables<br />
par la psyché, parce que cette rencontre avec l’objet n’a pu être investie comme suffisamment<br />
bonne ; nous nous situons là au niveau originaire de la rencontre avec l’objet (ANDRE-<br />
FUSTIER F., AUBERTEL F., 1997).<br />
La fonction des entretiens a dès lors été de proposer une contenance à la famille,<br />
pour lui permettre d’éprouver, de penser, dans un espace thérapeutique sécurisant qui<br />
garantisse une suffisante pérennité du lien, car il s’agit de pouvoir revenir après ce qui a<br />
été dit.<br />
Le cadre thérapeutique doit par conséquent avoir un effet d’étayage non excitant : ni<br />
trop, ni trop peu, avec une fréquence de rencontres supportable, une libre expression des<br />
membres de la famille, et un libre choix des participants à ces rencontres.<br />
Dans cette clinique si particulière du traumatisme de l’inceste, nous sommes confrontés<br />
à des liens flottants qui ont du mal à se fixer sur des liens porteurs ; nous n’avons pu que<br />
constater l’échec de la poursuite des entretiens, avec ce lien rompu, faute d’avoir eu le temps<br />
de s’arrimer de manière suffisamment solide pour supporter l’attente. Il ne nous a pas non<br />
plus été permis d’aller au-delà de la défense mise en place par cette famille, car il était de<br />
toute façon trop tôt pour aborder la question du sens donné à l’événement traumatique.<br />
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