SOUVENIRS

La guerre déclarée, le pavillon changé, la république proclamée : voilà les
évènements qui suivirent de près la mort de l'infortuné Louis XVI. Huit jours après, la ville
ressemblait à un arsenal; on ne voyait dans les rues que convois de boulets, de poudre et de
bombes. Tous les ateliers avaient été mis en réquisition pour le service public, et, les
premiers, ceux de MM. Piston et Rondeaux. On équipait des corsaires, on préparait des
frégates. Plus de trente bâtiments, sur le point d'effectuer leur retour en France avec de
riches cargaisons, furent obligés de désarmer, pour ne pas courir les chances défavorables
de la mer. Bâtiments, hommes et produits devinrent dans ces circonstances une ressource
importante pour l'Ile-deFrance qui, sans cela, n'aurait jamais pu, ainsi qu'elle le fit, suffire à
des armements aussi considérables, en même temps qu'elle améliorait sa culture par les
indigoteries. Heureuse si elle eut su mettre à profit les changements que la guerre avait
opérés dans l'esprit de la population, au lieu de favoriser ses divisions intestines et de
dépenser sa force et son activité dans des débats politiques!
Alors parurent tous ces marins distingués qui firent pendant la guerre de la
révolution la gloire de l'ile-de-France. Les Harel, les Laboulay, les Grenier, les Loiseau, les
Tréhouart, les Regnaud, les Plaidean, les Molroux, les Alègre, les Hodouls, les Deglos, les
Dutertre, les Desjardins, les Deschien, les Boichan, les Albert, et plus tard les Peron, les
Charles, les Lemême, les Legars, les Surcouf, les Henry, les Boudet, les Mordeilles, les
Vaillant, dont les mers de l'Inde, si souvent rougies de leur sang, conservent le souvenir. La
plupart ont disparu; puissent ceux qui sont encore parmi nous, vivre longtemps heureux au
sein de leurs familles et ne se rappeler leur passé que pour le donner en exemple à leurs
enfants!
Le jeu, cette passion qui semble redoubler dans les tourmentes révolutionnaires, était
devenu l'occupation habituelle et dominante d'une classe de la société, que l'on n'aurait
jamais du s'attendre à voir dans les tripots. Au jardin Despeaux, sur la route des
Pamplemousses, se réunissaient les plus grands joueurs. Cette maison vaste et commode, un
peu en dehors de la ville, et ayant plusieurs issues, offrait toutes les commodités désirables.
C'est de là que le capitaine Marchand, après avoir perdu, dans une nuit, une somme
considérable appartenant à ses armateurs, partit pour aller se brûler la cervelle, à deux cents
pas du Hochet. Masse Tel était l'ascendant que les Sans-Culottes avaient pris, à cette époque,
tel était celui de l'assemblée, qu'elles forcèrent le général Malartic de destituer le général St-
Félix, qui, peu après, fut incarcéré dans la Tour de l'Horloge, près du Port, avec le général
Vigoureux et Ml\L Duplessis, TiraI, Lescalier, Tessan, Fayal, Marcenay et Villèle, ces trois
derniers résidant à Bourbon, tous accusés d'être aristocrates. Cinquante Sans-Culottes