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SOUVENIRS

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<strong>SOUVENIRS</strong><br />

D’UN<br />

VIEUX COLON<br />

DE L’ILE MAURICE<br />

RENFERMANT<br />

TOUS LES ÉVÈNEMENTS QUI LUI SONT ARRIVÉS DEPUIS I790 JUSQU'EN<br />

1837, ÉPOQUE DU<br />

BILL D'ÉMANCIPATION, CE QUI RENFERME UNE PÉRIODE<br />

DE 46 ANS,<br />

Dédiés<br />

à sir Walter Minto FARQUHAR, baronet.<br />

par un ami de son Père<br />

SIR R.-T. FARQUHAR., BARONET, GOUVERNEUR ET CAPITAINE GÉNÉRAL DES<br />

ILES MAURICE ET DÉPENDANCES.<br />

LA ROCHELLE,<br />

TYPOGRAPHIE DE FRÉDÉRIC BOUTET.<br />

1840.


PREMIÈRE PARTIE.<br />

CHAPITRE 1er.<br />

SOMMAIRE.<br />

SITUATION DE L'ILE DE FRANCE ET DE L'ILE BOURB0N AU COMMENCEMENT DE LA<br />

RÉVOLUTION DE 1789 - DE L'ESPRIT ET DU CARACTÈRE DE LA POPULATION - HOMMAGE RENDU A<br />

PLUSIEURS HABITANTS - M. LE COMTE DE CONWAY, GOUVERNEUR, RÉSIGNE SES POUVOIRS A M. DE<br />

COSSIGNY - ÉMEUTE - LES RAFRAICHISSEURS - LES CHEVALIERS D'INDUSTRIE - PREMIÈRES<br />

TENTATIVES INSURRECTIONNELLES - ON COURT AVEC AVIDITÉ AU-DEVANT DES NOUVELLES QUI<br />

ARRIVENT DE FRANCE - PARALLÈLE -JADIS ET AUJOURD'HUI. - LES PARTIS SE DESSINENT -<br />

IRRITATION DES ESPRITS - ASSASSINAT DE M. MACNEMARA. - FAIBLESSE DE L'ASSEMBLÉE<br />

COLONIALE - L'AUDACE DES RÉVOLUTIONNAIRES S'ACCROIT DE JOUR EN JOUR - SITUATION<br />

COMMERCIALE DE L'ILE DE FRANCE - LA BONNE FOI OPPOSÉE A LA FOURBERIE ET A LA CHICANE -<br />

LE LIEUTENANT - GÉNÉRAL COMTE DE MALARTIC -SES VERTUS - LE PARTI DES SANS CULOTTES SE<br />

FORTIFIE- LA NOUVELLE DE LA M0RT DE LOUIS XVI PARVIENT DANS LA COLONIE. - COMMENT ELLE<br />

Y EST REÇUE- LA GUERRE EST DECLARÉE, LE PAVILLON CHANGÉ, LA RÉPUBLIQUE PROCLAMÉE -<br />

ARMEMENTS - SUITES FUNESTES DU JEU - UN SUICIDE - ASCENDANT DES SANSCULOTTES--<br />

ARRESTATIONS - TERREUR GÉNÉRALE POSITION DIFFICILE DU GOUVERNEUR - LA GUILLOTINE EST<br />

ÉLEVÉE - LE FABRICANT GADEBOIS - LA CHUTE DE ROBESPIERRE REND UN PEU DE CALME AUX<br />

ESPRITS - COMBAT NAVAL - LE CITOYEN LA RÉPUBLIQUE.


PREMIERE PARTIE<br />

CHAPITRE I.<br />

LA RÉVOLUTION française de 1789 qui, par ses principes et ses Droits de l'Homme,<br />

aurait du épouvanter les Colonies, fut reçue par elles avec des transports de joie inexprimables,<br />

et saluée comme l'ère du bonheur général. Les Colonies se placèrent elles-mêmes près de la<br />

bouche du volcan, et si elles n'ont pas été toutes incendiées, c'est que, plus éloignées du siège<br />

de l'embrasement, le feu dévorant n'arrivait chez elles qu'après avoir épuisé une partie de sa<br />

force. Cependant Saint-Domingue, la reine de toutes, fut bientôt en proie aux horreurs de<br />

l'anarchie; ses forfaits épouvantèrent le monde, et ce ne fut que sur des cendres et sur des<br />

cadavres, ce ne fut qu'après avoir exterminé toute la population propriétaire ou européenne,<br />

qu'elle parvint, non à être libre, mais à se donner d'autres maîtres bien autrement exigeants que<br />

les premiers. Telle est son histoire jusqu'à présent, et telle aurait été celle de l'Ile-de-France et<br />

de l'Ile Bourbon, si leur sagesse, malgré quelques excès, si leurs principes et leurs opinions<br />

long- temps royalistes n'avaient pas constamment élevé une barrière contre les principes et les<br />

opinions extravagantes de la démagogie conventionnelle.<br />

On se tromperait beaucoup si, sur la foi de quelques écrivains, on se persuadait que la<br />

population des Iles de France et de Bourbon se composait en 1790 d'aventuriers qui avaient fui<br />

le sol natal pour se soustraire à la justice. La population d'alors était aussi pure que celle<br />

d'aujourd'hui, et la comparaison tournerait même à son avantage, si nous la jugions d'après la<br />

naissance, le rang et les grades de ceux qui marchaient à la tête de la société. La colonie de<br />

l'Ile-de-France possédait dans son sein et comptait parmi ses citoyens propriétaires plusieurs<br />

généraux: les Charpentier de Cossigny, les Houdetot, les d'Arembure, les comte de<br />

Bouloc, les Duplessis, les Saint-Félix, les Bolle; plusieurs capitaines de vaisseau: les<br />

Kersaint, les Kersauson, les Ravei1el ; beaucoup de colonels, de capitaines et d'autres<br />

officiers sortis des rangs de l'armée ou des emplois civils, et tous ayant servi avec honneur,<br />

tels que Latour-Ody, Bruneau, La Souchais, Kmoseven, Besnard, Despinassi, Damain,<br />

Ravel, Texier, Rochecouste, Motais, Foranci, Deveaux, Motet, Humblot, Chazal, Labute ,<br />

les Magons, Boucherville, les Coteret frères, dont l'un arma et équipa deux hommes à ses<br />

frais, et s'en alla lui-même dans l'Inde servir comme volontaire dans l'armée de M. de<br />

Bissi; Saint - Aubin, Etienne Bolger, Le Juge, les Kervero, les Focard, les Delaleu,<br />

Courcy, Curac, Vial, Labistour, Herbereau, La Chaise, les Marchal de Flaq, Vignol, St.-<br />

Marc, Périchon, les Bourgault-Ducoudray, Jersey, Laglaine-Doson, La Roche-Souvestre,


Duplessis, les Montvert, Dejean, Virieux, Rivière, Maudave, Le Roux, Pierrefont,<br />

Robillard , Cossigny, Palma, Ligeac, Dumée, et une foule d’autres familles dont les noms<br />

nous échappent. Toutes sortaient du service dans des emplois divers, et plusieurs<br />

d'entr'elles avaient assisté à la fondation de la colonie. Quelque jour nous les ferons plus<br />

particulièrement connaître, nous bornant aujourd'hui à les nommer, pour mettre le lecteur en<br />

état d'apprécier plus tard ceux qui, dans nos commotions, surent, par leurs principes et leur<br />

influence, préserver la colonie des périls dont elle était entourée. Si, postérieurement, en 1832,<br />

le vrai Barreau de Maurice s'est chargé de l'honorable mission de la sauver, nous dirons par<br />

quels moyens, et l'on verra à qui la palme du dévouement et de l'honneur doit rester.<br />

Non, ce n'est pas pour échapper à la justice d'Europe qu'on se réfugiait à l'Ile-de-France.<br />

On y venait pour y chercher un emploi, pour y exercer une profession, pour s'y livrer à un<br />

commerce quelconque, ou bien encore, on y restait par congé de service. Plus tard seulement,<br />

des gens sans place, sans métier et dignes de porter la dénomination de chevaliers d'industrie,<br />

s'y introduisirent pour y semer le désordre et y faire germer des opinions diamétralement<br />

opposées à celles qui devaient servir de base à son bonheur et à sa tranquillité. Bourbon, que<br />

nous connaissons peu, possédait, ainsi que l'Ile-de-France, des citoyens recommandables à qui<br />

les talents, l'honneur et le dévouement ne manquaient pas et dont la place est marquée parmi<br />

les courageux défenseurs de la cause coloniale. Nous citerons les Desbas-syns, les Pajot, les<br />

Bertin, les Parny, les Gillot-Létang, les de Sières, les Ozoux, les Houbert, et une foule d'autres<br />

dont les noms réveillent les plus honorables souvenirs, et qui tous déployèrent, dans les<br />

circonstance: si graves où se trouvaient les deux colonies, une énergie et une habileté dignes<br />

des plus grands éloges.<br />

Nous avons dit que la sagesse et la modération des premières classes de la société<br />

sauvèrent l'I1e-de-France et l'Ile Bourbon, à l'époque de la Révolution; mais elles ne furent pas<br />

exemptes de cet enthousiasme de liberté et d'indépendance auquel le gouvernement colonial<br />

n'était pas habitué. Le comte de Conway, soit par faiblesse, soit pour des motifs de sûreté<br />

personnelle, résigna ses pouvoirs entre les mains de M. Charpentier de Cossigny, et partit pour<br />

la France en juin 1790. Son gouvernement fut de trop peu de durée (8 mois), pour pouvoir être<br />

apprécié convenablement. Il fit les honneurs aux ambassadeurs de Tippoo-Saëb, à leur retour<br />

de France. Il installa l'assemblée coloniale et les municipalités, organisa la garde-nationale,<br />

apaisa quelques troubles qui se manifestèrent à l'arrivée du Stanislas, au sujet de la cocarde,<br />

protégea l'établissement du Théâtre, en fournissant au directeur, M. Laglaine, toutes les<br />

ressources dont il put disposer en fait d'ouvriers et de matériaux, et partit regretté de tous les<br />

amis de l'ancien ordre de choses. A son arrivée en France, il fut attaqué, ainsi que M. de


Souillac, par Beurnonville, depuis maréchal de France et alors porte-drapeau d'un des<br />

régiments. L'assemblée nationale lui donna gain de cause, et ses réclamations ayant été<br />

reconnues légitimes, il fut indemnisé et placé comme officier dans un régiment.<br />

Comme nous l'avons dit, la cocarde provoqua une espèce d'émeute. Des jeunes<br />

gens, ayant à leur tête quelques Rafraîchisseurs, se rendirent jusque dans la cour du<br />

gouvernement et de l'intendance pour braver, .au cri répété de: Vive la nation! Les deux<br />

premières autorités. On sait qu'à l'époque dont nous parlons, ce cri devenait le signal du<br />

meurtre et du pillage. Un certain nombre des perturbateurs furent saisis pour être conduits<br />

en prison; mais, délivrés par la population en masse qui se porta rue du Gouvernement, ils<br />

furent menés en triomphe par toute la ville et signalés comme les plus dignes citoyens du<br />

pays. Ce fut là le premier triomphe obtenu sur le pouvoir; triomphe qui eut une influence<br />

marquée sur les évènements ultérieurs et fut cause, comme nous le verrons bientôt, de la<br />

mort d'un officier de distinction appartenant à la marine française.<br />

Puisque nous avons nommé les Rafraîchisseurs, il ne sera pas inutile de faire connaître<br />

les individus compris sous cette dénomination. Les Rafraîchisseurs n'étaient point, ainsi<br />

qu'on s'est plu à le répéter, des fripons et des escrocs; c'étaient tout simplement des jeunes<br />

gens de bonne famille qui, au retour de l'escadre de M. de Suffren, restèrent à l'Ile-de-<br />

France, n'avant pour fortune que leur bravoure et leur épée, épée qu'ils maniaient<br />

adroitement, il faut en convenir. Querelleurs par nécessité, ils mettaient à contribution les<br />

traiteurs, les tailleurs, les logeurs, les cafetiers qu'ils indemnisaient du reste en leur adressant<br />

ou en leur conduisant eux-mêmes des pratiques. Arrivait-il des étrangers? Vite les<br />

Rafraîchisseurs s'en emparaient, se posaient leurs défenseurs, devenaient leurs ciceroni,<br />

moyennant quelques bons dîners. De règle générale, les Rafraîchisseurs ne payaient jamais.<br />

Leurs désirs étaient d'ailleurs bornés: une petite chambre, un déjeuner modeste au café, un<br />

dîner chez le traiteur et, de temps à autre, un habit: voilà quelle était la condition de leur<br />

existence habituelle. S'ils passaient toute la journée au café, au billard ou dans les tripots, en<br />

revanche, vous ne les voyiez jamais jouer; seulement ils intervenaient dans les discussions,<br />

et servaient de médiateurs entre les parties qui rarement appelaient de leurs jugements. Ils<br />

n'en menaient pas moins une vie très dissipée an milieu des orages des passions. Leur ton,<br />

leurs manières, leur voix criarde en faisaient, pour ainsi dire, une classe à part qu'il était<br />

facile de distinguer parmi tous les antres. Lorsque vous leur adressiez la parole, vous<br />

deviez scrupuleusement mesurer vos expressions, si vous ne vouliez pas vous attirer une<br />

fâcheuse affaire avec eux et devenir victime de leur adresse à se servir de l'arme<br />

invariablement pendue à leur côté, et toujours prête à sortir du fourreau. Au reste,


incapables de soustraire à leur profit l'objet le plus minime, de contracter le moindre em-<br />

prunt, de se livrer au recelage ou de commettre quelque autre action de cette nature, qu'ils<br />

regardaient comme entachée de bassesse, ces malheureux étaient convaincus que leur<br />

conduite ne blessait en rien les lois de l'honneur dont le mot était sans cesse dans leur<br />

bouche, et, suivant eux, l'espèce d'impôt forcé dont ils frappaient leurs victimes, n'était<br />

autre chose qu'une juste récompense des services qu'ils leur rendaient à titre de protecteur<br />

n’y avait compensation; on était quitte de part et d'autre, et malheur aux imprudents qui,<br />

peu satisfaits de ce mode de paiement, eussent exigé davantage; dès le lendemain, leurs<br />

maisons se fussent trouvées vides de leurs pratiques ordinaires. Aussi, pour éviter cet<br />

inconvénient et pour continuer au sein de la paix un état qui, à cette époque, était fort<br />

lucratif, aimait-on mieux s'imposer quelques sacrifices que de compromettre son avenir par<br />

des exigences.<br />

Toujours heureux quand ils allaient sur le terrain, les Rafraîchisseurs payaient<br />

rarement la dépense. Cependant les duels dans lesquels ils se trouvaient engagés,<br />

entraînaient peu de résultats fâcheux. Nos braves se contentaient d'un peu de sang, car ils<br />

savaient que les morts ne paient pas à dîner. Le grand art du Rafraîchisseurs consistait donc à<br />

chercher querelle à propos, c'est-à-dire, avant dîner, à se battre de manière à ne jamais<br />

blesser trop fortement leur homme et encore moins, comme nous l'avons dit, à le tuer. Il<br />

était à craindre, toutefois, que la fortune ne leur fût pas toujours aussi favorable et qu'une<br />

circonstance décisive ne mit tôt ou tard leur tactique et leur adresse en défaut. C'est ce qui<br />

arriva.<br />

La frégate la Nymphe, partie de France sous le commandement de M. Dufournoy,<br />

venait d'aborder dans la colonie. Elle avait pour aspirant M. Petit-Bien, dont la famille est<br />

encore à Maurice. Jeune et fort, grand tireur, il avait entendu parler des Rafraîchisseurs de<br />

l'Ile-de-France et il brûlait du désir de se mesurer avec eux. Il descend à terre et se trouve<br />

aussitôt accosté pal' quelques uns de ces messieurs, qui le prennent sous le bras et le<br />

conduisent au Café Marin comme une victime qui doit au moins pendant huit jours payer<br />

l'écot de tons. On se met à table et l'on déjeune; puis le traiteur présente son compte; il<br />

passe de main en main et arrive jusqu'à M. Petit-Bien qui jette un louis sur la table et paie.<br />

Un couvert de douze personnes est commandé chez le traiteur Violet, rue des Dames; on<br />

dînera à deux heures. - Que ferons-nous jusque-là, dit M. Petit-Bien? Eh parbleu! Une<br />

partie de fleurets. - Va pour une partie de fleurets, s'écrient les Rafraîchisseurs! Aussitôt fait<br />

que dit. Mais après quelques passes, une discussion s'élève, comme de coutume, sur un


coup reçu et nie; d'aigres paroles s'échangent et, sous l'influence de l'amour-propre blessé,<br />

une vive querelle s'engage; on ne peut la vider que l'épée à la main.<br />

Ici, nous devons remarquer jusqu'à quel point ces hommes vivant au milieu des<br />

orages de la vie, respectaient les lois des convenances et de la délicatesse en ce qui touche<br />

le duel. Deux des Rafraîchisseurs s'offrirent pour être les témoins de M. Petit-Bien, qui les<br />

accepta et n'eut qu'à se louer de la manière honorable dont ils se conduisirent à son égard.<br />

Ce fut derrière le Château-d'Eau, non loin du tombeau Malartic que l'affaire se<br />

vida. Dans moins d'un quart d'heure, M. Petit-Bien en mit deux sur le carreau: l'un tomba<br />

raide mort frappé d'un coup de pointe; l'autre fut grièvement blessé. Le second témoin<br />

déclara vouloir en rester là. Tous quatre, accompagnés de quelques amis de la frégate la<br />

Nymphe s'en allèrent ensuite manger le dîner que les Rafraîchisseurs firent porter sur leur<br />

compte. Cet évènement mit fin, pour toujours, à leur règne et à leurs combats singuliers.<br />

Les individus restèrent, mais l'espèce de corporation qu'ils formaient fut dissoute. Nous en<br />

avons connu plusieurs; le dernier est mort, il Y a quelques années, regrettant sans doute<br />

d'avoir passé dans une agitation improductive une existence qu'il aurait pu employer plus<br />

utilement.<br />

Aux Rafraîchisseurs succédèrent les Chevaliers d'industrie. Ceux-ci étaient affables et<br />

de mœurs douces; ils avaient de l'éducation et joignaient même le savoir au savoir-vivre;<br />

mais incapables d'exercer aucun emploi, par sui te des habitudes d'insouciance et de<br />

désœuvrement qu'ils avaient contractées, ils aimaient mieux faire des dupes que de tirer<br />

avantage d'une place dans un magasin ou dans un bureau de commerce. Leur apparition<br />

sur la scène ne fut pas, au l'este, de longue durée et ils s'éclipsèrent en 1803, à l'arrivée de<br />

M. Decaen : les uns abandonnèrent la colonie, les autres s'y établirent et devinrent de bons<br />

pères de famille.<br />

Depuis, nous avons eu d’autres Rafraîchisseurs et d'autres Chevaliers d'industrie;<br />

mais ceux-ci, plus avisés que les premiers, se gardent bien de mettre leur vie en péril pour<br />

un dîner ou pour un habit. Ils visent plus haut: ce sont des habitations qu'ils achètent ou se<br />

font adjuger sans avoir un sou; ce sont d'énormes dettes qu'ils contractent et qu'ils ont le<br />

talent admirable de ne jamais payer. Il n'y a pas de Petit-Bien à mettre à leurs trousses.<br />

Protées insaisissables, ils échappent, sous l'égide de la chicane et de la mauvaise foi, à<br />

toutes les bottes qu'on leur porte. Comme leurs devanciers, vous ne les voyez point<br />

fréquenter les tripots, passer leur vie dans les cafés, ni courir sur le terrain pour vider leurs


querelles. Plus retirée, plus ennemie du bruit, sans être moins active et surtout moins<br />

lucrative, leur existence s'écoule au milieu de spéculations bien autrement importantes<br />

dans leurs résultats. En revanche, ils reçoivent chez eux, étalent du luxe, sont notables et<br />

considérés. Des revers viennent-ils les atteindre ? Ils les supportent avec patience et<br />

résignation et s'imposent de grands sacrifices en faveur de la dose publique; c'est même à<br />

force d'en faire, des sacrifices, qu'ils ont acquis la fortune, dont ils jouissent. En un mot, il<br />

y a entre eux et nos premiers chevaliers d'industrie, cette différence, que ceux qui avaient<br />

pour se soutenir que leur bravoure et leur épée, tandis que ceux d'aujourd'hui s'appuient<br />

sur l'astuce et l'hypocrisie pour opérer et se mettre à couvert de toute agression. Autre<br />

temps, autres mœurs. Ceci est une amélioration du siècle présent. Mais revenons au<br />

départ de M. de Conway, M. Charpentier de Cossigny, comme le plus ancien officier su-<br />

périeur, prit, ainsi que nous l'avons dit, les rênes du gouvernement; mais telle était alors la<br />

position du pouvoir, qu'il était obligé de recevoir les ordres au lieu de les donner. Déjà se<br />

manifestait une espèce d'anarchie; les nouvelles de France avaient exaspéré les esprits et<br />

les avaient mis en état de révolte contre toute espèce de dépendance; les soldats surtout,<br />

qui se disaient citoyens-soldats, élevaient de telles prétentions vis-à-vis de leurs chefs,<br />

qu'il devint impossible de les maintenir dans le devoir. Ils avaient des assemblées; ils y<br />

faisaient des motions incendiaires, réclamaient des soldes promises et non effectuées;<br />

pour les satisfaire le gouvernement payait; mais ces premières concessions amenaient de<br />

nouvelles exigences qui très souvent obtenaient le même résultat.<br />

A cette époque on s'aperçut pour la première fois qu'il existait une espèce de liaison<br />

entre les troupes et le faubourg de la rue Moka, peuplée d'ouvriers, presque tous anciens<br />

soldats qui avaient obtenu leurs congés. Ce qui eut à peine alors le privilège de fixer un<br />

instant l'attention, prit un caractère sérieux par la suite et fut cause, comme on le verra, des<br />

plus grands troubles. Un sieur Macé, naturaliste, logé à l'Intendance aux frais du<br />

gouvernement, excitait par ses lettres aux soldats, le feu de l'insurrection. Démagogue<br />

furieux, il leur recommandait le pillage et l'assassinat de leurs officiers; ses lettres<br />

découvertes turent la cause de son renvoi immédiat, niais il n'était pas le seul qui se livrât à<br />

ces démarches occultes, à ces provocations clandestines. Si quelques uns, échappant aux<br />

conséquences d'une juste sévérité, furent laissés dans le pays et y sont encore, ils ne durent<br />

cette indulgence qu'aux sollicitations de leurs honnêtes et nombreux parents.<br />

L'assemblée avait été installée; elle marchait dans le sens de la révolution, faisait des<br />

lois, humiliait le pouvoir et donnait l'exemple d'une résistance que l'on devait tourner<br />

contre elle un jour. Les municipalités avaient également été constituées et, comme la


commune de Paris, elles aussi ambitionnaient ardemment le pouvoir. L'assemblée fut<br />

obligée de sévir contre elles et de les ramener sur la ligne de leurs devoirs. Il faudrait voir<br />

les discussions de l'époque pour se faire une idée de l'espèce d'anarchie à laquelle les<br />

pouvoirs divers avaient livré le pays. Divisés d'opinions, les quartiers furent au moment de<br />

marcher les uns contre les autres, et quelques uns contre le Port-Louis, qui, voyant le péril<br />

imminent, fit camper pendant trois jours les compagnies de marine et d'artillerie sur la<br />

place. Aux municipalités était dévolue la police générale; elles disposaient de la milice<br />

citoyenne et exerçaient une surveillance générale sur toutes les denrées d'une<br />

consommation journalière. Ce que l'on appelait Communément la révolution, n'avait<br />

aucune analogie avec les municipalités. Les anciennes communes étaient seulement<br />

chargées de la direction des noirs attachés à chacune d'elles, pour la réparation des chemins<br />

et des rues, et elles avaient un trésorier général au Port, qui recevait le montant des<br />

corvées, du marronnage et l'impôt de vingt sous sur les noirs pour le même objet.<br />

La garde nationale avait été organisée d'abord au choix de' habitants, et ensuite par<br />

quartiers. Les officiers furent nommés par les compagnies jusqu'à l'arrivée de M. Decaen, qui,<br />

réorganisant cette force en nominant des officiers, la rendit mobile et la soumit en campagne<br />

au code militaire.<br />

Lorsqu'un bâtiment arrivait de France, la population entière accourait sur le port;<br />

affamée de nouvelles, elle semblait ne vivre et ne respirer que pour en avoir. Un jour, c'est la<br />

cocarde tricolore dont tous les Français doivent être décorés, et sans laquelle on ne peut se<br />

présenter nulle part sans courir le risque d'être insulté; un autre jour, ce sont les clubs qu'il faut<br />

établir pour contrebalancer le pouvoir des assemblées; le lendemain, c'est l'insurrection<br />

présentée à tous les français comme un saint devoir et comme le moyen le plus efficace de<br />

résister à l'oppression. Certes, il en fallait beaucoup moins pour exciter une fermentation<br />

rapide dans toutes les têtes.<br />

Aussi la colonie fut-elle bientôt dominée par la fièvre de l'agitation. Une foule<br />

d'ambitions surgirent; il n'y avait pas assez de places et d'emplois pour les satisfaire: on en créa<br />

de nouveaux. Chacun (les noirs exceptés) voulait être revêtu d'un fragment de pouvoir, d'un<br />

lambeau d'autorité, soit à titre de législateur, soit comme municipal, officier, membre d'un<br />

club ou même soldat. La cupidité, le désir imprudent de se rendre utile et l'amour-propre<br />

engendrèrent ce besoin dévorant de jouer un rôle, de prendre une position, de se mettre en<br />

relief. Tout le monde commandait; l'obéissance n'était nulle part. Eh bien, il y avait encore<br />

de l'ordre au milieu de cette confusion, de cette espèce d'anarchie, et tous ces fragments


épars appartenant à des partis opposés, s'unissaient entr'eux par des liens d'agrégations et<br />

venaient respectivement aboutir à un centre commun. Ainsi l'assemblée coloniale formait le<br />

point de réunion de la classe aisée, qui avait à défendre ce qu'elle possédait. C'étaient les<br />

aristocrates de l'époque qui valaient mieux que ceux d'aujourd'hui; car ils n'écrasaient<br />

personne de leur faste insolent et n'avaient pas encore trouvé le secret de s'enrichir des<br />

dépouilles d'autrui, tout en faisant parade d'abnégation et de dévouement aux intérêts<br />

généraux.<br />

Il est certain que, pendant ces orgies révolutionnaires, la bonne foi, l'honneur, la<br />

probité, furent toujours un titre à la considération publique, et que ce n'était pas dans les<br />

rangs des hommes notoirement diffamés ou par leurs banqueroutes, ou par leur mauvaise<br />

foi, ou par toute autre action que l'honneur désavoue, que les magistrats et les<br />

fonctionnaires étaient choisis. Ces hommes, et il y en avait bien peu, se tenaient à l'écart et<br />

ne venaient pas se mettre en évidence pour imposer par leur audace. Leur conduite les<br />

faisait plaindre, plutôt qu'elle n’attirait sur eux le mépris.<br />

Le club des Amis de la Constitution, composé de la classe conservatrice, fut établi rue<br />

Royale; c'est là que les ambitions allaient faire preuve de leurs talents dans l'art d'ameuter.<br />

Une fraction de l'assemblée avait aussi un club aux séances duquel les membres seuls<br />

étaient admis Fondé d'abord dans un but de bonne chère et de jeu, il devint politique, et là<br />

s'élaboraient les propositions et les motions qu'ils avaient à faire. Dans la suite les membres<br />

de ce club se firent tous admettre à celui de la Constitution. La colonie nomma pour ses<br />

députés à l'assemblée nationale de France, MM. Colin, avocat, et Gouly, chirurgien : ils<br />

périrent tous deux dans le naufrage du bâtiment qui les portait. Depuis, aucune nouvelle<br />

nomination ne fut faite, et MM. Cossigni, Palma, Bertin et Dumolard, ancien habitant du<br />

Bois - Rouge, furent chargés des intérêts de la colonie à Paris.<br />

De pareils exemples ne pouvaient rester sans imitateurs; aussi les Sans - Culottes<br />

s'empressèrent-ils de les suivre et d'organiser un club de Jacobins, arène où les chefs du<br />

parti démocrate vinrent s'exercer au combat de la parole. Cette société, qui fut ouverte aux<br />

sous-officiers des régiments et même aux soldats, devint par la suite formidable et tint<br />

pendant quelque temps entre ses mains les destinées de l'Ile-de-France. Les membres dont<br />

elle était composée formèrent deux compagnies ayant pour chefs des hommes sortis des<br />

rangs de l'armée et pourvus du talent et de l'énergie nécessaires pour parvenir. Il fut facile<br />

alors à l'assemblée de s'apercevoir qu'elle allait se trouver aux prises avec un parti puissant<br />

et par le nombre et par sa force réelle. Divisée elle - même en deux fractions, dont chacune


avait à sa tête quelques avocats, elle fit un appel à l'union, pour renforcer la barrière qu'il<br />

était urgent d'opposer aux Sans-Culottes. M. Fressanges fut nommé Maire de la ville; ce<br />

choix parut contenter les partis. M. Fressanges était resté neutre dans les divisions de<br />

l'assemblée; ce fut la raison pour laquelle les suffrages se portèrent sur lui. Il mourut peu de<br />

temps après et fut remplacé par M. Ricard de Bégnicourt, un des avocats à la suite duquel<br />

marchaient les Barbé-Marbois, les Marneville, les Ivon et d'autres membres du barreau. A<br />

M. Ricard succéda comme Maire M. Esnouf, créole rempli d'honneur et de probité, qui à son<br />

tour fut remplacé par M. Litaut; puis, vint M. Donand sous l'administration duquel la<br />

guillotine fut dressée. M. Donand est le seul de tous qui ait expié la faute d'un moment<br />

d'une manière exemplaire et par un exil de plus de vingt années. Quand un homme se<br />

condamne ainsi lui-même, il répare bien des erreurs et se réhabilite complètement dans<br />

l'opinion publique.<br />

Si l'assemblée alors avait eu moins d'ambitieux dans son sein, si elle ne s'était pas<br />

fait un malin plaisir d'humilier le pouvoir; si elle se fût jointe à lui au lieu de le combattre,<br />

comme le désiraient plusieurs membres influents, nous n'aurions pas à dérouler les<br />

fâcheux évènements qui suivirent, et l'Ile-de-France fût restée pure au milieu de la<br />

conflagration générale. Il n'en fut pas ainsi: le Comité des Neufs voulait singer celui de<br />

Paris, et, peu après, le sol du pays fut rougi du sang d'un des plus braves officiers de la<br />

marine française.<br />

M. le comte de Macnemara, opposé à toutes les innovations et aux attaques<br />

journalières dirigées contre l'autorité, en butte lui-même aux exigences des équipages de<br />

sa division, avait tenu, disait-on, quelques propos contre l'assemblée, et traité de lâches,<br />

dans une lettre sous-traite à la poste et portée aux casernes, les régiments en pleine<br />

insurrection contre leurs chefs. Il n'en fallut pas davantage pour mettre les troupes en<br />

rumeur et pour déterminer l'assemblée coloniale, sur le rapport du comité, à appeler le<br />

commandant à sa barre, sans réfléchir qu'elle allait livrer sa tête aux soldats mutinés. Déjà<br />

elle avait fait mettre à terre le gouvernail de la Thétis, et cette mesure imprudente n'avait<br />

pas peu contribué à pousser les soldats aux derniers excès. La résolution prise par M. de<br />

Macnemara de se défendre à bord de sa frégate, avait paru être approuvée par une partie<br />

des officiers et des matelots de sa division; mais bientôt abandonné par ceux qui, au<br />

premier instant, avaient approuvé son dessein, il fut obligé d'y renoncer. Sur la notification<br />

de l'assemblé, M. de Macnemara descendit donc à terre escorté par la moitié de la<br />

population de la ville et pal' les compagnies de grenadiers, qui 1ui donnèrent leur parole


d'honneur qu'il ne lui serait fait aucun mal. Arrivé à l'assemblée, il ne lui fut pas difficile de<br />

détruire les calomnies lancées contre lui pour le perdre.<br />

Toutefois, il fut renvoyé sans avoir les honneurs de la séance, ce qui était d'un<br />

mauvais augure, et remis entre les mains de quatre membres de l'assemblé, sous la sauve -<br />

garde desquels il dut se rendre de l'Église, lieu de la réunion, jusque sur le port. Certes<br />

l'assemblée avait connaissance de l'exaspération des esprits; elle savait, à n'en pas douter,<br />

qu'une aussi faible escorte ne garantirait pas M. de Macnemara, si les soldats avaient formé le<br />

dessein de l'assassiner; et cependant, ce furent là les seules précautions, les seules mesures de<br />

sûreté qu'elle prit à son égard. Bien coupable négligence, sans contredit, s'il n'est pas permis de<br />

soupçonner la criminelle arrière-pensée de donner satisfaction à un parti redoutable et placé<br />

sous l'influence d'une aveugle irritation!<br />

Au lieu de suivre la rue du Gouvernement, l'escorte remonta la rue Desforges pour<br />

descendre sur le port par la rue de l'Église. Ici, la scène change de face et prend un caractère<br />

inquiétant. Les menaces qui jusqu'alors n'avaient point franchi toutes limites, redoublent de<br />

violence; les vociférations des grenadiers éclatent; les sabres se lèvent sur la tête du général.<br />

Vainement cherche-t-on à rappeler la foule exaspérée à des idées d'ordre et de justice, au<br />

respect du droit des gens; parvenu à l'angle de la rue Royale, à l'égout de gauche de la rue de<br />

l'Église, il devient impossible au général de se frayer un passage. Le tumulte est à son comble.<br />

On veut une victime: cette victime sera-t-elle livrée sans défense à ses bourreaux? En cet<br />

instant décisif, M. de Macnemara , qui a compris l'imminence du danger, s'aperçoit que la<br />

porte de M. Martin, horloger, rue Royale, est ouverte. Il s'y précipite, d'après le conseil<br />

que lui en donnent les membres qui l'accompagnent, traverse le magasin, trouve un<br />

escalier dont il franchit rapidement les degrés dans l'espoir de rencontrer une issue<br />

favorable; mais deux grenadiers se sont lancés à sa poursuite et vont le saisir. M. de<br />

Macnemara se détourne et veut décharger sur eux un pistolet; l'arme ne prend pas feu.<br />

Alors il est saisi, traîné dans la rue ou on lui tranche la tête, trophée sanglant que l'on<br />

promène au bout d'une pique par toute la ville, et son corps est ignominieusement jeté<br />

dans un égout devant une immense population qui garde le silence, et devant quatre<br />

membres de l'Assemblée qui laissent faire, sans proférer d'autres paroles que celles dont la<br />

faiblesse et l'impéritie se sont servies depuis dans toutes nos révolutions comme d'une<br />

excuse banale: "C'est un grand crime; mais ce n'est pas nous qu'il en faut accuser… Le<br />

peuple, les soldats sont seuls coupables… Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour<br />

le sauver, sans y parvenir... La colonie est exempte de reproche, et l'assemblée a tenu la<br />

conduite qu'elle devait tenir ..."


Voilà par quels discours on se hâte de mettre à couvert sa responsabilité; voilà comment<br />

on croit arriver à une justification complète, sans songer que la tâche des hommes qui<br />

disposent de l'autorité n'est pas de gémir sur l'énormité d'un fait accompli, mais de le prévenir<br />

par des mesures de prévoyance et d'énergie. Il fût arrivé la même chose en 1803, si M. Burdett,<br />

à peu près au même endroit et dans la même situation que M. de Macnemara, eût été massacré.<br />

Le comité colonial n'eût pas manqué de dire ce qu'il avait dit à l'affaire de la rue du<br />

Gouvernement, lors du serment de Jérémie. "Le sang a coulé; c'est un grand malheur; mais les<br />

volontaires ne méritent aucun reproche : leur attitude, comme celle du vrai Barleau, a été<br />

calme et pleine de dignité. Il faut s'en prendre aux étrangers admis, à l'effervescence populaire;<br />

le Comité, les Mauriciens sont à l'abri de toute espèce de blâme!"<br />

Et qu'on n'aille pas invoquer la force des choses pour motiver le cruel abandon où fut<br />

laissé M. de Macnemara. Sans doute, l'attentat dont ce dernier fut victime n'est pas le seul<br />

qu'on ait eu à déplorer dans le cours de notre révolution; mais alors les temps étaient changés,<br />

et toute idée d'analogie échappe. Si, plus tard, les St. Félix, les Duplessis, les Tyrol, les<br />

Lescalier et les Marcenay furent emprisonnés et détenus d'une manière barbare, les Sans-<br />

Culottes alors avaient établi; consolidé leur domination; la terreur était à son comble et<br />

pouvait en quelque sorte servir d'excuse à ce traitement qui, du reste, arrachait ces citoyens à<br />

la fureur populaire. A l'époque dont nous parlons, au contraire, il n'en était pas ainsi.<br />

L'assemblée pouvait opposer une digue au torrent, et dans toutes les circonstances du fait<br />

dont nous rappelons le triste souvenir, elle a manifesté une haute imprévoyance et une<br />

inqualifiable pusillanimité, pour ne rien dire de plus. La haine qu'une troupe de factieux<br />

portait à M. de Macnemara n'était un secret pour personne; des menaces avaient été<br />

proférées contre lui; le secret des lettres avait été violé à la poste par le directeur lui même,<br />

qui s'en vantait impunément en public et se faisait un titre de gloire de ce qui était<br />

réellement un titre de déloyauté; et cependant l'assemblée, comme frappée de mutisme et de<br />

surdité, ne tient aucun compte de ce qui se passe, n'a recours à aucune mesure de répression.<br />

Il y a plus: elle mande à sa barre M. de Macnemara, et quand elle devait le protéger, le<br />

reconduire en corps à son navire, le défendre contre toute agression, elle le livre, pour ainsi<br />

dire, à ses assassins. Impassible au moment où s'accomplit l'acte le plus inique et le plus<br />

lâche, elle reste encore les bras croisés alors qu'il s'agit pour elle du devoir impérieux de<br />

provoquer la punition des coupables et de détourner ainsi de sa tête jusqu'au moindre soupçon<br />

de complicité. Voilà des faits positifs, notoires, irréfragables et qui marquent au front, d'une<br />

tache honteuse et indélébile, le comité de l'assemblée coloniale de l'époque.


Arrivé depuis quelques jours dans la colonie, nous fûmes témoin de l'horreur que cet<br />

assassinat inspira à la population saine de la ville; l'assemblée ne s'en réjouit pas<br />

publiquement, mais elle ne manifesta pas non plus l'indignation dont elle aurait du être<br />

pénétrée à la vue d\m pareil attentat. Aucune poursuite ne fut dirigée contre les auteurs du<br />

crime qui, toutefois, périrent tous dans des duels où ils furent appelés par les soldats des autres<br />

compagnies qui n'avaient pas participé au meurtre de M. de Macnemara, et qui se chargèrent, à<br />

leurs risques et périls, d'en tirer une éclatante vengeance.<br />

Les différents partis se distinguaient par des opinions tranchées. Les royalistes purs<br />

dont nous avons fait connaître une partie, habitaient leurs terres; quelques-uns furent nommés<br />

à l'assemblée où ils firent preuve de sagesse et de talent. C'est à eux, à leurs amis des<br />

campagnes et il quelques membres du barreau restés purs royalistes, que nous dûmes cet<br />

esprit de modération qui dicta les premiers actes de l'assemblée. Les négociants et les<br />

avocats suivirent la ligne des constitutionnels; c'était le plus fort parti. Quant aux<br />

démocrates siégeant à l'assemblée, leurs discours, leur allure et leur mise étaient<br />

analogues à leurs principes. En eux résidait le germe des Couthon, des St.-Just et des<br />

Lebas.<br />

Mais ce n'est pas dans le sein de l'assemblée qu'il faut juger les uns et les autres;<br />

c'est dans leurs clubs respectifs où nul frein ne les retenait. Une séance de Jacobins était<br />

pour une partie de la population, surtout pour les jeunes gens qui à cette époque étaient<br />

gais et s'amusaient de tout, une espèce de comédie où ils allaient passer, souvent fort<br />

agréablement, leurs soirées. L'assemblée coloniale avait de la décence et de l'ordre dans<br />

ses réunions, tandis que les clubs, encombrés par la foule, présentaient des scènes si<br />

extravagantes, si originales, qu'elles inspiraient toujours ou la gaîté, ou la pitié ou<br />

l'horreur. De même que l'assemblée avait ses chefs, sous la bannière desquels marchaient<br />

les autres membres, de même les Sans~culottes avaient les leurs. Si d'un côté on voyait<br />

les Marbois, les Ricard entraîner par leurs discours la majorité de l'assemblée, de l'autre se<br />

montraient les Guion, les Litray, les Dauvin et les Révol, ardents à électriser les masses par<br />

leur éloquence populacière. A mesure que l'assemblée, dans ses empiètements sur le<br />

pouvoir, cherchait à assurer le triomphe de ses opinions, les Sans-culottes, outrant tous les<br />

principes, faisaient chanceler les faibles barrières opposées à l'anarchie, en présentant aux<br />

masses la liberté et l'égalité dans leur acception la plus large et la plus absolue. L'assemblée<br />

adopta bien aussi ces principes ! Mais la liberté et l'égalité, elle les voulait seulement pour<br />

les classes dont elle sortait; de là cette opposition violente, ces conflits parlementaires, ces<br />

luttes qui durèrent longtemps, mirent la colonie plusieurs fois en danger, et ne finirent que


par la déportation de plus de cent individus dont nous ferons mention à mesure que les<br />

évènements vont se dérouler.<br />

Si ceux qui soulèvent les peuples, qui les appellent à la révolte contre le pouvoir<br />

établi, au lieu de fixer sans cesse les yeux sur le but où ils veulent arriver, jetaient parfois<br />

un regard en arrière, pour apprécier la valeur des gens qui les poussent et qui veulent se<br />

servir de leur corps comme d'un marchepied pour s'élever à la puissance, nous n'aurions pas<br />

vu, depuis quarante-cinq ans, tant de crimes et tant de scandales ; l'avenir ne serait pas gros<br />

de révolutions, tandis que le mouvement actuel des peuples, au lieu de se ralentir, devient de<br />

plus en plus rapide et plus menaçant, semblable à un corps lancé dans l'espace qui redouble<br />

de vitesse en approchant de son centre de gravité. Y aurait-il là présage d'une dissolution<br />

prochaine des éléments sociaux, ou plutôt cette perpétuelle agitation, ces ébranlements<br />

successifs seraient-ils une condition que les décrets éternels auraient imposée à la société,<br />

avant de lui assurer la conquête du repos et du bonheur?<br />

Nous avons fait connaître en partie les principaux propriétaires des biens ruraux à<br />

l'époque de la révolution. Notre tâche maintenant est de jeter un coup-d'œil sur la population<br />

de la ville, et d'indiquer en même temps les ressources qui alimentaient son commerce et son<br />

industrie.<br />

L'île-de-France était la relâche presque obligée de tous les bâtiments qui allaient dans<br />

l'Inde, et le lieu de station des vaisseaux du Roi. Elle était l'entrepôt des produits de Bourbon,<br />

de Pondichéry, de la côte Malabar et du Bengale. Les objets de Chine y étaient admis aussi,<br />

depuis la rétrocession faite au Roi du commerce des deux Iles.<br />

Qu'on ne s'étonne donc pas trop aujourd'hui des avantages que retiraient les<br />

campagnes, même alors qu'elles ne se livraient pas à la fabrication du sucre; car il est facile<br />

de comprendre que l'avitaillement de tant de vaisseaux et celui des troupes devaient, à la fin<br />

de l'année, constituer des bénéfices considérables et répandre l'aisance et le bien-être parmi<br />

les populations rurales. Ce n'est pas tout: on possédait de l'indigo d'une assez belle qualité,<br />

du coton supérieur et même un peu de sucre. L'économie, d'ailleurs, était si grande alors, et<br />

les mesures de prévoyance si bien entendues, que le peu de produits que l'Ile-de-France<br />

livrait à l'exportation, joints aux ressources alimentaires dont elle était redevable à son sol,<br />

et qu'elle ne tirait qu'en très petite quantité du dehors, suffisaient pour la faire prospérer à<br />

vue d’œil sans troubles et sans secousses.


Telle était l'influence favorable du gouvernement du Roi, que jamais l'habitant<br />

n'avait à craindre que ses récoltes invendues pourrissent dans ses greniers. Des magasins,<br />

établis sur toutes les côtes de l'Ile, recevaient, en tout temps, les grains nourriciers à un prix<br />

déterminé. Le propriétaire trouvait-il une occasion de s'en défaire plus avantageusement, il<br />

savait la mettre à profit. Si les acquéreurs ne se présentaient pas, alors il versait ses denrées<br />

dans les magasins du gouvernement qui lui en payait le prix, à son option, soit en espèces,<br />

soit en traites sur France au pair, argent de France pour argent de la colonie, ce qui assurait<br />

au vendeur plus de 25 p. % de bénéfice. Certes, soixante-dix millions de sucre sont un beau<br />

revenu; mais à quel prix avons-nous acquis cette production élevée? La colonie était<br />

heureuse alors, unie malgré la divergence des opinions. On ne se ruait point encore dans les<br />

voies d'un hideux antagonisme; l'ambition aveugle et le désir immodéré de dominer,<br />

d'écraser les autres n'avait point encore donné naissance à des inimitiés, à des haines<br />

violentes. Toutes les réunions étaient des réunions de familles où régnaient la franchise et<br />

l'urbanité des mœurs. Sortiez-vous de la ville; l'hospitalité loyale et généreuse vous attendait<br />

chez les habitants qui, presque tous, étaient décorés de la croix de St-Louis, dont le ruban<br />

brillait sur leur gilet de nankin ou de toile bleue. Ces gens, malgré la simplicité de leurs<br />

manières, de leurs vêtements, malgré la bonhomie de leur langage, avaient de l'orgueil sur<br />

cet article-là; noble orgueil qu'on pouvait assurément leur passer, car c'était à peu près tout<br />

ce qui leur restait de leurs longs et périlleux services. Tel était, au Teste, l'honneur français<br />

de l'époque. Si depuis tout cela a bien changé; si l'on préfère un sac de piastres aux rubans,<br />

il ne faut ni s'en étonner, ni s'en plaindre. Chaque siècle a son cachet distinctif: le dernier<br />

avait l'amour des rubans conquis sur le champ de bataille; le nôtre a l'amour de l'argent<br />

acquis ... d'une manière ou d'une autre, peu importe. Jadis, nous ne manquions jamais aux<br />

formes de respect que nous inspirait la vue d'un homme décoré, quelles que fussent<br />

d'ailleurs sa mise et sa suite; aujourd'hui nous tirons notre chapeau, bien plus, nous nous<br />

courbons jusque dans la poussière devant celui qui voyage ou se promène en carrosse<br />

doré, suivi d'une livrée nombreuse. Quoiqu'il en soit, tel était alors l'état de la colonie, que<br />

si la bure la revêtissait au dehors, l'or et la soie l'ornaient intérieurement.<br />

Le commerce avait aussi son honneur ; il n'empruntait aucun signe apparent et<br />

distinctif, mais il avait pour lui la bonne foi dans ses engagements. Une parole donnée<br />

était un contrat écrit. Si depuis un contrat écrit a moins valu qu'une promesse verbale, c'est<br />

que le commerce, comme tout le reste, a marché dans le progrès; cependant, même au<br />

milieu du dévergondage général, le commerce de Maurice a su généralement conserver la<br />

considération due à un corps respectable qui ne peut exister et se soutenir que par la bonne<br />

foi. En matière de commerce on ne peut tout prévoir, et si celui avec qui l'on traite ne se


croit obligé qu'à ce qu'il a écrit et signé; si ses paroles sont à l'égal des feuilles de chêne que<br />

le vent emporte; si enfin l'on est à peu près sur, que, dans un cas difficile, cet homme jurera<br />

n'avoir rien dit ni rien promis, que devient la confiance? Où se trouvent les garanties ?<br />

Qu'est-ce que le commerce en un mot? Le commerce perd son véritable caractère; il<br />

devient une lice où, poussés par la force de l'exemple, se précipitent, ardents et cupides,<br />

d'audacieux fripons, où tous les intérêts sont en lutte, bien loin d’être unis eutr'eux par une<br />

espèce de solidarité morale, et où l'astuce, la ruse et les arrière pensées hypocrites se<br />

liguent contre la probité.<br />

Autrefois, la colonie offrait fort peu d'exemples d'une semblable manière d'agir. Un<br />

seul, en ce moment, nous revient en mémoire, et encore celui qui le donna fut obligé de<br />

quitter le pays. Une preuve, au reste, de la délicatesse et de la bonne foi de notre ancien<br />

commerce de l'Ile, c'est que de tous les hommes tombés à l'état de faillis, an temps dont nous<br />

parlons, pas un seul n'a laissé un sou à sa famille, et que leurs femmes ne sont jamais venues,<br />

s'appuyant sur leurs droits, se jeter en travers des créanciers pour leur disputer les l'estes d'une<br />

fortune anéantie.<br />

Aujourd'hui, tout se calcule sur les résultats généraux et sur les bénéfices de la masse;<br />

les faillites font perdre à cent individus, deux cents autres en profitent : rien ne se perd dans le<br />

creuset où tout passe; les expropriations font là fortune des débiteurs; par là s'améliorent les<br />

fabriques et les usines. Les transactions arrivent à leur tour qui l'emplissent le même objet;<br />

après cela, la loi n'a plus rien à dire. L'équité et la bonne foi peuvent rougir de ces<br />

arrangements scandaleux; mais elles sont bientôt obligées de se cacher, pour n'être pas<br />

écrasées sous les roues du char de celui qui les réduit ainsi au silence. Jadis il y avait aussi des<br />

transactions; mais elles n'empêchaient pas d'acquitter intégralement les dettes que la<br />

conscience ne pouvait désavouer. On savait même faire loyalement l'abandon du bénéfice<br />

accordé par la loi.<br />

Il y a plus de trente ans qu'un de nos doyens du commerce, placé sous le coup des<br />

transactions faites avec ses créanciers, fut au moment de les convoquer tous, pour s'acquitter<br />

envers eux, même alors qu'on le laissait dans une parfaite tranquillité depuis vingt ans. Les<br />

pleurs de sa famille très nombreuse, que l'exécution de cette pensée allait réduire à la<br />

misère, et l'influence des idées nouvelles l'arrêtèrent seuls dans son projet. Ce négociant<br />

conservait encore un saint respect pour les principes du vieux commerce, et nous sommes<br />

sur qu'il se fût trouvé plus heureux après ce sacrifice, qu'en restant à la tête d'une fortune<br />

qu'il croyait, non d'après les lois, mais d'après sa conscience ne pas lui appartenir. Tous ceux


qui se livraient au commerce, étaient animés du même esprit, et il n'est pas à notre<br />

connaissance qu'aucun ait déviée de cette route sans être obligé de fuir la société ou même<br />

de s’éloigner du pays. Les Darifatt, les Gatro n'étaient pas des hommes ordinaires; ils<br />

avaient fait des affaires immenses et certes, ils auraient pu se mettre à l'abri des besoins<br />

futurs, au moyen de leurs correspondants; mais non : tous deux quittèrent la colonie, pour se<br />

garantir de poursuites, et ils s'en allèrent mourir sur une terre étrangère, dans un dénouement<br />

complet. Si ces hommes avaient réussi dans quelques entreprises nouvelles qu'ils tentèrent<br />

dans l'Inde, ils seraient revenus triomphants à l'Ile-de-France, pour payer leurs créanciers<br />

et se faire réhabiliter. De nos jours, ce n'est pas ainsi qu'on procède : nos hommes<br />

malheureux, pour ne pas - dire nos banqueroutiers, ont moins de scrupules: ils appellent<br />

à serment ceux qui ont leurs titres en mains et les font insulter par les gazetiers.<br />

Telle était la colonie à quelques et très petites exceptions près. Franchise, aménité,<br />

respect inviolable pour la parole écrite ou verbale: voilà ce qui s'y faisait remarquer. Les<br />

relations des habitants entr'eux étaient sûres, aussi constantes qu'agréables, et l'échange<br />

des services journaliers et désintéressés formait un des caractères distinctifs des mœurs de<br />

l'époque. Cela est si vrai, qu'un sobriquet devenu commun aujourd'hui, mais alors<br />

insultant, frappait ceux qui manquaient à cette règle des devoirs réciproques. L'usure et<br />

l'égoïsme étaient marquées au front et mises sur la même ligne. Certes, une population<br />

aussi étrangère aux vices d'une civilisation corrompue et chez laquelle s'était en quelque<br />

sorte conservé le culte des vertus primitives, pouvait passer à juste titre pour une<br />

population éminemment sociable, pour une population d'élite; aussi savait- on l'apprécier,<br />

lui rendre un hommage éclatant, et son éloge se retrouvait dans toutes les bouches comme<br />

dans tous les écrits publiés à cette époque.<br />

Nous ignorons quelle était la masse de fonds dont le commerce et l'industrie<br />

disposaient; mais il n'y avait pas, en 1792, moins de quarante négociants, dont nous avons les<br />

noms, achetant et vendant en gros. Ce nombre fut porté à environ 80 en 1795, mais nous<br />

croyons qu'il n'a jamais été dépassé. Les marchands en comestibles, toileries, quincaillerie et<br />

modes étaient plus nombreux et avaient des magasins bien fournis. Ceux des Martinet, des<br />

Thomas, des Cambernon, des Eynar et le noir, des Amelin, des Enfrais, des Piquenard, des<br />

Guétro, des La Roy, des Christin et autres ne dépareraient pas ceux qui ornent aujourd'hui le<br />

quartier marchand.<br />

Les arts et métiers possédaient des sujets nombreux, et partout les ateliers étaient<br />

peuplés d'ouvriers marquants; les savants avocats ne manquaient pas plus que les magistrats


intègres; la médecine et la chirurgie étaient représentées par des spécialités du plus grand<br />

mérite; des hommes d'expérience et de courage soutenaient dignement la réputation de la<br />

marine française. En un mot, tout ce qui peut concourir à l'utilité, à l'agrément, à la gloire, à la<br />

prospérité d'un pays, se trouvait réuni à l'Ile-de-France, et, pendant la tourmente<br />

révolutionnaire, cette colonie qui ne le cédait à aucune autre en quoi que ce soit, n'a jamais<br />

manqué d'hommes capables soit pour la diriger dans l'exécution de ses projets, soit pour la<br />

défendre. On la verrait encore aujourd'hui se présenter sans crainte d'être déshéritée de ce<br />

qu'elle avait acquis, et, s'il lui fallait soutenir une comparaison, elle sortirait sûrement de<br />

cette épreuve, sinon avec un avantage notable, du moins sans être surpassée; (toutes choses<br />

égales d'ailleurs et avec les mêmes moyens).<br />

C'est à cette époque que remonte la fondation des deux plus beaux établissements<br />

qui peut-être aient jamais existé au delà du cap de Bonne-Espérance. MM. Rondeaux et<br />

Piston furent réellement créateurs. Tous deux avaient le génie qui fait entreprendre et le<br />

courage qui fait réussir.<br />

Ces établissements, dont les débris sont aujourd'hui répandus dans tous les ateliers<br />

de l' ne, ont produit les hommes qui sont maintenant à la tête de tous nos travaux; sans eux,<br />

nous serions peut-être encore à l'école des Arts et Métiers. Quand il a jeté le ridicule sur un<br />

homme en perruque et épée au cote; quand il a signalé un ouvrier, ignorant les quatre règles<br />

de l'arithmétique et sans aucune notion de l'orthographe, il semble que l'on ait tout dit<br />

contre le siècle passé, et que la satire est complète. Eh bien, ces hommes à perruque ont fait<br />

ici et dans les mers de l'Inde des choses extraordinaires; car c'est à eux que l'on doit d'y<br />

avoir vu le nom français influent, honoré, respecté. Ces hommes illettrés ont exécuté ici et à<br />

Bourbon de très grands travaux. Les soldats de Jemmapes, de Marengo n'étaient pas plus<br />

savants, ni plus braves que ceux de Gondelour, de Trinquemalec et de Fontenoy; nous nous<br />

abstiendrons de parler des autres.<br />

C’est qu'autrefois le désir d'illustrer la mère-patrie, d'ajouter à sa considération, à sa<br />

gloire, servait de base et de point d'appui aux grandes choses qu'on entreprenait, tandis<br />

qu'aujourd'hui l'égoïsme et l'intérêt privé, sont le véhicule unique de tous les projets. Avec<br />

peu de ressources on réalisait de grandes choses; il faut des millions pour atteindre de nos<br />

jours un but étroit et de petite portée. La cupidité s'est infiltrée dans tous les rangs, dans<br />

toutes les classes et elle y a causé les ravages déplorables que nous avons sous les yeux.


Invoquons des exemples. Croit - on (ceci soit dit sans intention de blesser personne),<br />

croit-on que nous ayons des magistrats plus intègres et plus instruits que les Chazal et les La<br />

Butte; des avocats et des médecins plus savants que ce doyen du Barreau qui existe encore,<br />

que ce M. Foisy dont le nom est écrit sur toutes les lois de l'assemblée coloniale; que cet<br />

Esnouf, créole mort président à la cour d'Orléans; que ce Nevier dans la mémoire duquel<br />

étaient classés tous les codes, toutes les ordonnances et toutes les coutumes de France ? Quant<br />

à la médecine, les Laborde, les Lapeyre ont eu et laissé après eux une telle réputation, que nous<br />

sommes dispensé d'en parler. L'administration, le clergé, le barreau, la magistrature, le<br />

commerce, les campagnes, les ateliers étaient peuplés d'hommes tous aussi recommandables<br />

par l'intégrité de leurs mœurs que par leur savoir et leur dévouement aux intérêts généraux. Les<br />

Dupuy, les Chauvalon, les Lejuge, les de Courci, les Hiriard, les Trublet ont été connus de la<br />

génération actuelle. A la tête des finances et de l'administration pendant de longues années, ils<br />

sont tous morts ou ils mourront pauvres; c'est le plus bel éloge que l'on puisse faire de leur<br />

administration, pendant une période de troubles et d'anarchie comme celle de 1792.<br />

Mais un homme que nous n'avons pas fait connaître encore, et dont le nom brille à côté<br />

des plus beaux noms, c'est celui du comte de Malartic, lieutenant général des armées du Roi de<br />

France. Lorsque Dieu, pour châtier les peuples, permet les révolutions, il laisse souvent<br />

prévaloir le crime sur la vertu; mais toujours il réserve quelques âmes d'une forte trempe,<br />

quelques nobles et grands caractères dont la mission est d'instruire le monde par l'exemple de<br />

leur vertu et de protester avec énergie contre les scandales et les crimes d'une époque<br />

calamiteuse. Malartic fut un de ces élus destinés par la Providence à sauver Maurice. Avec les<br />

solides et brillantes qualités qui: font les héros, il possédait les éminentes vertus qui font les<br />

saints. Toute sa vie ne fut qu'un long exercice de bravoure et de piété. Ferme au milieu des<br />

dangers, humble devant Dieu, Malartic sut allier, comme nos preux d'autrefois, mais à un degré<br />

plus éminent encore, les devoirs de sa religion avec ceux qu'il avait à remplir envers son pays.<br />

Nous l'avons vu le matin prier à genoux au pied des autels, pendant toute la durée du sacrifice<br />

de la messe, et le soir, au milieu des soldat~ mutinés, découvrir sa poitrine sillonnée par le feu<br />

de la guerre, leur imposer silence et les faire rentrer dans l'ordre. Admirable ascendant d'un<br />

esprit supérieur qui tire sa force d'une autorité morale et de la confiance que la vertu seule<br />

peut inspirer!<br />

Tel était cet homme dont le portrait est devant nous au moment où nous écrivons ces<br />

lignes, et qui, par un des derniers actes du trop malheureux Louis XVI, fut nommé<br />

gouverneur-général de tous nos établissements dans l'Inde. Qui n’a pas connu n'a jamais vu<br />

l'association de toutes les vertus dans un seul homme. Ses traits, ses yeux, sa parole, sa taille


offraient une harmonie parfaite; il n'y avait pas jusqu'à ceux qui l'entouraient, jusqu'à ses<br />

domestiques dont les habitudes n'eussent pris une teinte de cette douceur, de cette inaltérable<br />

bonté qui brillait sur la figure du général. Tant il est vrai que la force de l'exemple impose et<br />

se fait suivre!<br />

Le clergé lazariste qui desservait les églises des Iles de France et de Bourbon avait à<br />

sa tête un homme de mérite, M. Darthé, mort seulement en 1831, et sous la direction duquel<br />

se trouvaient huit ecclésiastiques pour les campagnes, un curé et un vicaire au Port, un<br />

aumônier à l'hôpital et huit sœurs de la charité pour le service des malades. Ami de M.<br />

Dupuy et peut-être son conseil, il fut bientôt en butte aux différents partis. L'époque des<br />

révolutions est aussi l'époque des accusations: elles ne manquaient pas plus à l'Ile-de-France<br />

qu'à Paris. Enveloppé dans celles que l'on portait contre le chef de l'administration, M. Darthé<br />

partit avec lui et remit ses pouvoirs au curé des Pamplemousses, M. Durocher. Mais aucun de<br />

ces ecclésiastiques n'a laissé des souvenirs plus honorables que l'abbé Flageollet, mort, il y a<br />

quelques années, curé de Moka. Ma1gré ses vertus, ou plutôt à cause de ses vertus, ce digne<br />

prêtre ne fut pas épargné par la tourmente révolutionnaire. Accusé plusieurs fois, conduit au<br />

Port au milieu d'une haie de baïonnettes, on semblait se faire un jeu de le tourmenter; mais ce<br />

n'était pas dans un cœur comme le sien, plein de courage, d'amour et de charité pour le<br />

prochain, que l'on pouvait faire entrer ni la haine ni la crainte. Dans ses souffrances il priait,<br />

Comme son divin maître, pour ceux qui l'abreuvaient ainsi d'insultes et de mauvais<br />

traitements. Oh! si l'on savait jusqu'à quels excès de fureur et de démence peut se porter un<br />

peuple quand il a brisé tous les liens de l'obéissance aux lois et au pouvoir, comme on se<br />

garderait de le soulever en excitant ses passions! Nous avons vu ici cet abbé Flageollet, offert à<br />

l'amusement et à la risée du public ; nous l'avons vu garrotté sur un tonneau à côté d'une espèce<br />

de bacchante, et forcé de donner à boire aux passants qui l'accueillaient aux cris de vive la<br />

république! Mais enfin le jour de la justice s'est levé; son mérite a brillé avec d'autant plus<br />

d'éclat qu'il avait été plus méconnu; un hommage éclatant a été rendu à son caractère, et ses<br />

paroissiens, pleins d'admiration pour ses vertus apostoliques, ne citent jamais son nom que<br />

pour le comparer aux pasteurs qui ont le plus honoré l'Église par leur ardente et constante<br />

charité!<br />

La division de M. de St-Félix, contre-amiral, arrive en 1791 avec des secours en<br />

hommes et en argent, mais aussi elle arrive pour donner des forces au parti Sans-Culotte qui<br />

se recrutait dans tous les rangs où l'esprit révolutionnaire se faisait jour, au travers des<br />

obstacles de la discipline. Le secrétaire du contre-amiral était ce Litrai, homme à figure pâle,<br />

à cheveux noirs, tombant sur les épaules, qui devint par la suite le Marat du parti. Sombre


comme lui, comme lui aussi il ne rêvait qu'aux moyens de faire triompher ce que, dans le<br />

parti, on appelait la vertu. Ce renfort donna de l'audace à la Chaumière qui toutefois n'avait<br />

point franchi jusque-là les limites de la légalité. Les partis, en présence, s'agitaient dans le<br />

cercle de la mère-patrie; l'assemblée, le gouvernement et les clubs attendaient les nouvelles<br />

pour prendre l'assiette qui leur convenait. Si l'assemblée nationale triomphait en France,<br />

l'assemblée coloniale prenait de l'influence; le cas contraire arrivait si la royauté prenait de la<br />

force. C'était, suivant les évènements du dehors, une alternative de crainte, d'espoir, de<br />

faiblesse et de puissance. Comme le club des Amis de la Constitution adoptait, à peu de chose<br />

près, les idées de l'assemblée, il suivait la même marche. Cependant, au mois de juillet 1791, il<br />

y eut entr'eux une espèce de scission, et voici pourquoi. L'assemblée s'était opposée au départ<br />

de M. Ivon, nommé commissaire du Roi, à Chandernagor par le pouvoir exécutif, qui seul en<br />

avait le droit. Le club des Amis de la Constitution, ayant à sa tête M. Magon, de la ville Bague,<br />

vint présenter en tumulte une pétition dans laquelle on taxait d'inconstitutionnel l'arrêté de<br />

l'assemblée. Il n'en fallut pas davantage pour la mettre en émoi. Elle qui aimait tant le pouvoir,<br />

qui en dépouillait le gouverneur, ne souffrait pas patiemment qu'on se permît de signaler et<br />

d'attaquer ses empiétements et les abus d'autorité dont elle se rendait coupable; aussi, sur la<br />

motion de Rivais, la conduite du club fut jugée inconstitutionnelle et M. Magon réprimandé.<br />

Cependant, M. Ivon alla remplir sa mission à Chandernagor peu de temps après.<br />

La marche des évènements extérieurs affermissait le parti des Sans - Culottes. A<br />

mesure que les nouvelles annonçant le développement et le triomphe des principes dont ils<br />

s'étaient posés les soutiens, parvenaient dans la colonie, leur force et leur audace<br />

s'accroissaient; déjà même leur corporation était devenue formidable par l'adjonction d'une<br />

grande quantité de sous-officiers, et, inévitablement, pendant l'absence de la division St.-<br />

Félix, sur laquelle comptaient le gouvernement et l'assemblée, un mouvement<br />

insurrectionnel dont il est impossible de calculer les conséquences eût éclaté, si l'un de ces<br />

évènements imprévus qui occasionnent une subite diversion, n'eut calmé l'effervescence<br />

des passions politiques et réuni les sentiments des partis opposés dans le seul sentiment<br />

qu'inspire une calamité générale.<br />

La petite vérole, introduite par un bâtiment arrivant de Mozambique, se déclara toutà-coup.<br />

Elle étendit bientôt ses ravages dans l'Ile et jeta le deuil sur toutes les familles. La<br />

mort fauchait impitoyablement les existences, sans distinction de classes, de rangs, d'âge,<br />

de sexe et de fortunes. Dans les campagnes surtout, les pertes furent considérables, et le<br />

tiers de la population des laboureurs fut enlevé. Que d'habitants ruinés par ce désastre!<br />

C'est alors que se manifesta clairement l'esprit dont la population de l'époque était animée.


Du moment où l'on put comprendre l'étendue du malheur qui yen ait de fondre sur la<br />

colonie, toutes discussions cessèrent, toute pensée de lutte et de domination s'évanouit, et<br />

les efforts dirigés vers lin autre but, s'appliquèrent à trouver et à mettre en application les<br />

mesures les plus propres à combattre victorieusement le fléau destructeur. Plus de motions<br />

dans les clubs, plus d'arrêtés dans l'assemblée coloniale: on ne songeait qu'au danger<br />

commun. Les tribunaux, les études, les cabinets, les comptoirs, les bureaux furent fermés.<br />

Seules, les municipalités et la police remplissaient leurs fonctions, mais plus spécialement<br />

celles qui regardaient la salubrité et ravitaillement de la ville; les moyens à prendre pour la<br />

répression des délits étaient à peu près devenus inutiles; car dans ces moments d'effroi, de<br />

stupeur générale, aucune atteinte n'était portée soit aux personnes, soit aux propriétés.<br />

Enfin, grâce à la promptitude, à la persistance et à l'efficacité des mesures prises, la maladie<br />

fut vaincue, et la colonie, après trois mois, put respirer et contempler les ravages qu'avait<br />

causés le terrible fléau. Bientôt tout fut oublié; le caractère français reprit le dessus; les<br />

pertes furent examinées, calculées, et nous pouvons assurer que les plus sensibles, après les<br />

parents que la maladie cruelle avait enlevés furent celles dont la beauté eut à se plaindre.<br />

A la frayeur succède la confiance; à l’inaction, le mouvement; tout change de face<br />

dès que le péril est passé. Les travaux sont repris; le théâtre seul reste fermé, trois mois de<br />

suspension ayant mis le directeur Laglaine en état de faillite. Les partis recommencent<br />

leurs attaques réciproques, sans qu'aucun d'eux obtienne un avantage prononcé. C'est dans<br />

ces circonstances que le comte de Malartic, l'un des plus anciens lieutenants-généraux,<br />

arrive revêtu du titre de gouverneur, avec MM. Bouchet, Lescalier et Tirol, commissaires<br />

de l'assemblée nationale de France. Ici va commencer le déchaînement des passions contre<br />

la vertu la plus .sublime.<br />

Depuis quelque temps les idées d'indépendance avaient fait trop de progrès, les<br />

partis s’étaient trop fortement pliés à des habitudes de luttes, pour qu'on acceptât sans<br />

difficulté le retour à l'ordre, à la bonne harmonie que semblait promettre l'arrivée du<br />

nouveau gouverneur. Aussi la plus vive et la plus systématique opposition accueillit-elle la<br />

plupart des actes de ce dernier. Seul contre tous, le comte de Malartic dut faire tête à<br />

l'orage. Si l'assemblée avait résisté aux Sans- Culottes et une partie du club des Amis de la<br />

Constitution, le général était obligé de contenir les uns et les autres qui tous se réunissaient<br />

pour ne lui laisser qu'une ombre de pouvoir. Les nouvelles affligeantes des progrès de la<br />

démagogie en France, loin de le rassurer, lui inspiraient les inquiétudes les plus vives. L'Ile-de-<br />

France pourrait être en proie à d'affreux déchirements. Il fit part de ses craintes à l'assemblée,<br />

en la priant de se réunir à lui et de lui prêter son concours dans un but d'intérêt commun. Mais


là aussi se trouvaient des hommes ambitieux qui n'étaient pas fâchés de s'élever, an détriment<br />

de la chose publique. On dicta donc des lois au gouverneur; il s'y soumit, persuadé que seul<br />

dans la ville et n'ayant pour soutien que quelques amis clans les campagnes, il lui devenait<br />

impossible de vaincre les obstacles qui s'opposaient au libre exercice de son autorité. Le ciel,<br />

nous en sommes sûr, lui inspira ce sacrifice généreux, et son dévouement fut plutôt un acte de<br />

religion que le résultat d'une conviction politique. L'assemblée toutefois doutait de sa sincérité;<br />

car elle profitait de la moindre Circonstance pour l'abreuver de contrariétés, de dégoûts et pour<br />

lui faire sentir, en l'appelant à sa barre, qu'elle seule avait en main la direction des affaires.<br />

De son côté, la commune saisissait avidement toutes les occasions d'augmenter et son<br />

influence et ses pouvoirs. Elle fit déposer à la municipalité, malgré l'intendant et le<br />

gouverneur, six cent mille piastres ou trois millions, que le gouvernement du Roi envoyait<br />

pour le service des établissements français au delà du Cap. Il lui appartenait, disait-elle, de<br />

contrôler toutes les dépenses coloniales. Heureusement justice fut faite de ces prétentions<br />

exagérées, non par l'assemblée elle-même, mais par le public, qui força celle-ci de défendre<br />

aux municipalités de s'immiscer dans les affaires d'administration publique. Si cette mesure<br />

n'eût pas été prise, indubitablement il y aurait eu guerre ouverte, car les Sans-Culottes<br />

soutenaient les prétentions de la municipalité, qui avait fait un pas vers le sans-culottisme.<br />

Cette tentative d'empiètement de pouvoir, la conscience du progrès des Sans-Culottes<br />

et des municipalités, l'audace croissante des soldats -presque en état d'insurrection, tout cela<br />

fit enfin comprendre à l'assemblée le besoin d'opposer une forte digue à d'aussi redoutables<br />

adversaires. En conséquence, elle se rapprocha du Gouverneur, dans la conviction que de<br />

leur alliance seule dépendait le sort de la colonie. Cette réunion que les amis de l'ordre<br />

appelaient depuis longtemps de leurs vœux, fut accueillie avec des transports de joie, et le<br />

jour où elle s'opéra fut, pour le pays, un jour de fête au~ quel prirent part les Sans- Culottes<br />

et les soldats eux-mêmes. Le soir, il y eut illuminations et farandoles dans la ville; un<br />

banquet public auquel furent admises les députations des quartiers, de la garde-nationale et<br />

celles des régiments, fut donné dans l'intérieur des casernes. Les Sans-Culottes, l'Assemblée<br />

et les Amis de la Constitution s'y rendirent en corps ayant à leur tête le général Malartic et<br />

son état-major. Se lancèrent des promesses comme, oubli du passé; on semblait sentir le<br />

besoin de vivre désormais en bonne intelligence et de resserrer plus fortement que jamais<br />

des liens de confraternité que la dissidence des opinions politiques avait rompus; mais au<br />

sortir du banquet, chacun oublia ce qui venait de se palisser, chacun reprit son allure<br />

ordinaire. L'assemblée, malgré l'alliance faite avec le général, alliance qui devait assurer<br />

entre elle et lui le partage de l'autorité, conserva seule la prépondérance, et les Sans-


Culottes, se refusant à toute transaction, continuèrent à soutenir avec ardeur leurs principes,<br />

dans la pensée qu'ils ne tarderaient pas à devenir les plus forts. En effet, de jour en jour<br />

cette société prenait de rapides accroissements et elle formait déjà quatre compagnies<br />

composées d'homri1es animés des mêmes sentiments, professant les mêmes opinions et<br />

capables de tenter un coup de main, si l'occasion se présentait.<br />

D'autres Chaumières s'étaient formées dans le quartier; une correspondance active les<br />

liait entr'elles de telle sorte, qu'au moindre mouvement, les Sans-Culottes des divers<br />

quartiers y accouraient en armées. Pour contrebalancer cette force et l'influence qu'elle<br />

pouvait exercer sur la masse, on créa une compagnie d'artillerie légère sous le<br />

commandement du capitaine Pierre, auquel succédèrent Larguier et Lenonvel, et une<br />

compagnie de marine aux ordres de M. Desmarais. Ces deux compagnies, dont la première<br />

était composée de jeunes gens de vingt à trente ans, et la seconde, de capitaines et<br />

d'officiers de marine, constituèrent, peu de temps après, un corps de près de six cents<br />

hommes. Si l'assemblée a conservé de l'influence sur la colonie pendant la Terreur, si, au<br />

milieu de l'espèce d'anarchie qui régna, le général Malartic jouit toujours du respect et de la<br />

considération générale, c'est aux deux compagnies dont nous venons de parler qu'en revient<br />

l'honneur. Sur pied au premier coup de baguette, prêtes à toute heure du jour et de la nuit à<br />

obéir aux ordres émanés du général et les rassemblée, elles accouraient sur la place, des<br />

batteries, dans les quartiers les plus éloignés, partout, en un mot, où leur présence était<br />

jugée nécessaire pour rétablir l'ordre, prévenir les troubles et imposer aux factions par une<br />

attitude ferme et décidée;<br />

Telle était la position du pays, lorsque, vers le mois d'avril 1793, y arriva la nouvelle<br />

de la mort de Louis XVI, qui affligea vivement les deux colonies, et, par une réaction<br />

subite, les rendit presque royalistes. Les Sans-Culottes seuls manifestèrent leur joie dans les<br />

orgies de la Chaumière, et ce triste évènement accrut leur audace à ce point qu'ils appelèrent<br />

à leur barre le général Malartic. L'honorable gouverneur s'y rendit et supporta q’avec cet air<br />

calme que donne la paix de l'âme, avec cette patience admirable qu'inspire au chrétien la<br />

vue des aberrations humaines, un long discours qui lui fut adressé en langage des bailes,<br />

par un ignoble bossu, orfèvre de la rue Royale, un de ces mannequins que Litray et Guion<br />

savaient mettre en avant et auxquels ils imposaient différents rôles, suivant les<br />

circonstances. Le but de ces deux chefs de parti était d'entrer dans l'assemblée où, en effet,<br />

et grâce à leurs intrigues et a leurs sources menées, ils turent admis peu de temps après.


La guerre déclarée, le pavillon changé, la république proclamée : voilà les<br />

évènements qui suivirent de près la mort de l'infortuné Louis XVI. Huit jours après, la ville<br />

ressemblait à un arsenal; on ne voyait dans les rues que convois de boulets, de poudre et de<br />

bombes. Tous les ateliers avaient été mis en réquisition pour le service public, et, les<br />

premiers, ceux de MM. Piston et Rondeaux. On équipait des corsaires, on préparait des<br />

frégates. Plus de trente bâtiments, sur le point d'effectuer leur retour en France avec de<br />

riches cargaisons, furent obligés de désarmer, pour ne pas courir les chances défavorables<br />

de la mer. Bâtiments, hommes et produits devinrent dans ces circonstances une ressource<br />

importante pour l'Ile-deFrance qui, sans cela, n'aurait jamais pu, ainsi qu'elle le fit, suffire à<br />

des armements aussi considérables, en même temps qu'elle améliorait sa culture par les<br />

indigoteries. Heureuse si elle eut su mettre à profit les changements que la guerre avait<br />

opérés dans l'esprit de la population, au lieu de favoriser ses divisions intestines et de<br />

dépenser sa force et son activité dans des débats politiques!<br />

Alors parurent tous ces marins distingués qui firent pendant la guerre de la<br />

révolution la gloire de l'ile-de-France. Les Harel, les Laboulay, les Grenier, les Loiseau, les<br />

Tréhouart, les Regnaud, les Plaidean, les Molroux, les Alègre, les Hodouls, les Deglos, les<br />

Dutertre, les Desjardins, les Deschien, les Boichan, les Albert, et plus tard les Peron, les<br />

Charles, les Lemême, les Legars, les Surcouf, les Henry, les Boudet, les Mordeilles, les<br />

Vaillant, dont les mers de l'Inde, si souvent rougies de leur sang, conservent le souvenir. La<br />

plupart ont disparu; puissent ceux qui sont encore parmi nous, vivre longtemps heureux au<br />

sein de leurs familles et ne se rappeler leur passé que pour le donner en exemple à leurs<br />

enfants!<br />

Le jeu, cette passion qui semble redoubler dans les tourmentes révolutionnaires, était<br />

devenu l'occupation habituelle et dominante d'une classe de la société, que l'on n'aurait<br />

jamais du s'attendre à voir dans les tripots. Au jardin Despeaux, sur la route des<br />

Pamplemousses, se réunissaient les plus grands joueurs. Cette maison vaste et commode, un<br />

peu en dehors de la ville, et ayant plusieurs issues, offrait toutes les commodités désirables.<br />

C'est de là que le capitaine Marchand, après avoir perdu, dans une nuit, une somme<br />

considérable appartenant à ses armateurs, partit pour aller se brûler la cervelle, à deux cents<br />

pas du Hochet. Masse Tel était l'ascendant que les Sans-Culottes avaient pris, à cette époque,<br />

tel était celui de l'assemblée, qu'elles forcèrent le général Malartic de destituer le général St-<br />

Félix, qui, peu après, fut incarcéré dans la Tour de l'Horloge, près du Port, avec le général<br />

Vigoureux et Ml\L Duplessis, TiraI, Lescalier, Tessan, Fayal, Marcenay et Villèle, ces trois<br />

derniers résidant à Bourbon, tous accusés d'être aristocrates. Cinquante Sans-Culottes


s'embarquèrent sur la Minerve, capitaine Daussère, pour aller les chercher. Nous croyons que<br />

ce coup de main fut fait sans l'autorisation du gouverneur. La terreur était à son comble et<br />

les différents corps la partageaient; les jeunes gens seuls se maintenaient dans leurs<br />

principes et poursuivaient de leurs brocards et de leurs chansons, la SansCulotterie partout<br />

où ils la rencontraient. Elle était sensible à ces attaques qui la rendaient ridicule; s'était une<br />

raison pour l'artillerie de ne pas la laisser en repos. Si celle-ci ne put pas empêcher<br />

l'arrestation des honorables citoyens que nous venons de citer, du moins sut-elle, aux jours<br />

où elle était de garde, adoucir leur captivité. Ces malheureux prisonniers furent traités en<br />

criminels et abreuvés de tous les déboires et de tous les tourments que l'on faisait endurer en<br />

France à ceux que l'on traitait en ennemis publics. Il ne leur était pas permis de recevoir de<br />

visites; on allait jusqu'à leur refuser de l'encre et du papier, et l'ordre avait été donné (c'était<br />

même une des obligations de la consigne,) de les réveiller d'heure en heure en faisant un<br />

appel, de ne pas les laisser parler ensemble, et de tirer sur eux, si le factionnaire le trouvait<br />

bon pour l'exécution de sa consigne. Ces infortunés nous reconnaissaient aussitôt que nous<br />

étions de garde: « C'est vous, Messieurs de l'artillerie? Nous disaient-ils; c'est vous,<br />

sergent? Dieu soit loué! Nous aurons une bonne journée et une bonne nuit. Braves jeunes<br />

gens, ajoutait le vieillard St-Félix, vous exercez une grande charité envers nous, Dieu vous<br />

récompensera! « Ces horreurs avaient lieu sous les yeux de l'assemblée, en présence de<br />

deux compagnies de cinq cents hommes qui n'attendaient qu'un signal pour agir, et devant<br />

le reste de la population calme, immobile et silencieuse, comme si elle assistait à un acte de<br />

selon la Justice ....<br />

Des soupçons planèrent sur le comité de sûreté publique, et l'approbation donnée par<br />

qui à de pareils abus d'autorité prouverait que ces soupçons n'étaient pas sans fondement.<br />

Les prisonniers étaient des hommes de mérite, pour la plupart; ils avaient recueilli, tant à<br />

Maurice qu'à Bourbon, un grand nombre de voix dans les dernières élections. Cette<br />

manifestation d'intérêt et de sympathie avait donné l'éveil sur leur valeur et leur influence<br />

politiques; c'en était assez pour exciter la haine et l'envie d'une foule de compétiteurs, de<br />

tous les moyens de se débarrasser de leur concurrence, le plus court était de charger les<br />

Sans-Culottes du soin de leur éloignement. St-Félix et sa division laissaient des places<br />

vacantes pour les amis et les recommandés; c'était encore un motif pour ne pas protester<br />

contre sa destitution. Mais le général? Hélas! Que pouvait le général Malartic au milieu de<br />

deux régiments en état de révolte permanente contre leurs chefs? Que pouvait-il contre une<br />

assemblée qui ne lui avait laissé que le droit de sanctionner ou de refuser son approbation à<br />

ses actes, et qui, depuis que les Jacobins étaient dans son sein, avait une insurrection<br />

toujours prête, lorsqu'il y avait dissentiment entr'elle et lui ? Le général était condamné à


gémir en secret sur le sort de la colonie. Abandonner tout à fait le pouvoir, c'était la livrer à<br />

une anarchie complète et faire d'elle un second St-Domingue, car les partis n'auraient pas<br />

manqué d'appeler à leur aide ceux qui alors nous inspiraient à tous les craintes les plus<br />

vives.<br />

Exaspérés plus que jamais et comme les aristocrates et contre les accapareurs, c'est<br />

le nom qu'ils donnaient aux. riches et aux négociants, les Sans-Culottes prirent la<br />

détermination, dans une de leurs séances à la Chaumière, d'élever une guillotine sur la place<br />

publique, en face du Gouvernement et de la Tour où les malheureux prisonniers étaient<br />

détenus. Ici encore rassemblée ne fit aucune tentative d'opposition; la municipalité devenue<br />

Sans-Culotte se chargea des honneurs de cette érection qui eut lieu avec toute la pompe<br />

possible, malgré l'artillerie et la marine, qui ne cessèrent pendant toute la cérémonie de<br />

crier: à bas! à bas! Immédiatement commencèrent les opérations: un mouton engraissé pour<br />

le sacrifice, fut la seule victime de l'instrument destructeur, aux cris trois fois répétés de<br />

Vive la République! Mort aux Tyrans!... C'était en vérité mêler le ridicule à l'horrible. Le<br />

cortège, musique en tête, fit le tour de la place et reconduisit les différents corps aux lieux<br />

de leurs séances. Le reste de la journée fut une fête pour les Sans-Culottes: ils la passèrent<br />

dans leur club et le soir au milieu des rues qu'ils parcoururent, en vociférant contre les Rois,<br />

et en hurlant la i11ar.seillaise, à peu près comme en 1832 on hurlait la Parisienne. Les Mac-<br />

Adams n'étaient pas encore en usage, et si les habitants tranquilles étaient assourdis par le<br />

bruit, du moins ils ne couraient pas de risque chez eux. A cet égard, les volontaires se sont<br />

trouves dans une position plus favorable que les Sans-Culottes; tandis que le public a été<br />

beaucoup moins favorisé en 1832 qu'en 1794. Cependant la masse de nos Sans- Culottes n'était<br />

pas méchante, mais dans ceux qui les conduisaient se faisaient remarquer des hommes<br />

dangereux à qui un crime n'aurait rien coûté, si une place de maire ou tout autre avantage en<br />

avait dû être le salaire. Les mauvais traitements que subissaient les prisonniers de la Tour,<br />

étaient moins la conséquence d'une froide cruauté que du désir de se mettre a la hauteur des<br />

démagogues de France.<br />

Il y avait alors à Maurice un homme dont le nom est devenu historique dans le pays.<br />

Bon, généreux, franc et loyal, il mettait son bonheur à rendre service; une bonne action était<br />

pour lui une chose si naturelle, qu'il ne se rappelait l'avoir faite, que par les remerciements<br />

qu'il en recevait. Cet homme était Gadebois, l'inventeur de la fabrication du tabac qui porte<br />

son nom et dont M. Perdreau possède le secret. Il avait fait une fortune considérable, dont les<br />

Sans-Culottes surent tirer parti. Son établissement, rue des Dames, détruit par l'incendie, était<br />

le rendez-vous des noirs de la ville et des campagnes : là, toute la journée, Gadebois opérait la


vente de son tabac; mais comme il était d'un caractère bizarre, original, il donnait parfois à la<br />

foule assemblée devant sa porte, le spectacle des scènes les plus comiques et les plus<br />

divertissantes. Son plus grand plaisir, par exemple, consistait à fermer le matin sa boutique<br />

pendant plusieurs heures; bientôt trois ou quatre cents noirs encombraient la petite ruelle où sa<br />

maison était située. Alors notre homme, enveloppé d'une ample et soyeuse robe de chambre,<br />

paraissait sur son balcon et haranguait la foule qui, les bras tendus vers lui, poussait avec force<br />

les cris répétés de: Pire Gadebois! Puis, il rentrait, faisait ouvrir son magasin et recommençait<br />

le débit de sa marchandise.<br />

On avait, pour ainsi dire, inoculé le SansCulottisme à ce brave homme dont les<br />

promenades par la ville étaient pour les noirs une occasion de plaisir, une véritable fête. Jamais<br />

Gabebois ne manquait une séance à la Chaumière. Il y pérorait souvent, et à le voir se répandre<br />

en violentes sorties et faire les motions les plus sanguinaires, on l'eût véritablement pris pour<br />

un monstre, si l'on n'eût su qu'il était l'homme le plus doux, le plus inoffensif. C'était chez lui<br />

une innocente folie, l'effet d'une exaltation fébrile dont le siège était dans la tête et qu'un retour<br />

sur lui-même et l'influence d'un excellent naturel ne tardaient pas à calmer. Parmi vingt<br />

exemples que nous pourrions citer, en voici un qui nous revient en mémoire.<br />

Un jour qu'il s'agissait des accapareurs, dans une des réunions de la Chaumière, et<br />

qu'on agitait la question de savoir quelle conduite il convenait de tenir à leur égard,<br />

Gadebois proposa tout simplement de les guillotiner tous en compagnie des aristocrates.<br />

C'était, comme on le voit, trancher au vif la question. Or, voilà qu'au sortir de la séance,<br />

celui que notre farouche orateur avait signalé comme méritant d'être offert le premier en<br />

holocauste à la vindicte publique, l'aborde et, sans façon, le prie de lui prêter deux mille<br />

piastres, (somme alors assez forte). Gadebois l'emmène chez lui, et lui compte la somme<br />

demandée non sans lui faire des offres de service pour l'avenir. Ce trait seul peint<br />

l'homme. Qu'a-t-il retiré le malheureux des évènements auxquels il a pris part sans en<br />

comprendre la portée? Rien, sinon la perte de ce qu'il possédait et l'indifférence de la<br />

plupart de ceux qu'il avait obligés. Il fut l'instrument et la dupe des meneurs, voilà tout, et<br />

il est mort dans un état voisin de l'indigence, sur un monceau de papier monnaie contre<br />

lequel il avait eu la bonhomie d'échanger ses piastres d'Espagne et ses quadruples dont ses<br />

amis et frères, les Sans-Culottes, avaient su tirer avantage.<br />

L'originalité des réunions de la Chaumière avait toujours le privilège d'attirer la<br />

foule. Il était bien rare surtout que les jeunes gens du corps de l'artillerie manquassent d'y<br />

assister. Un jour que les membres de ce club étaient nombreux, la séance prit dès


l'ouverture une couleur sombre. Un teinturier, mort depuis longtemps, se lève et veut<br />

parler; il avance la main pour demander la parole au président. « Tirez votre gant! s'écrie<br />

aussitôt M. Despéroux, un de nos artilleurs, aujourd'hui résidant à Bourbon. "A bas le<br />

gant! "Alors le malheureux, objet de cette raillerie, se retourne et promenant sur<br />

l'assemblée des regards où se lisaient l'ironie et la colère: "Vous riez de mes mains noires,<br />

dit-il, vous riez, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous amuserez bientôt d'une autre manière<br />

quand elles seront rouges! .... Il faut le dire à l'honneur des Sans-culottes; comme nous, cette<br />

sortie les saisit d'horreur et le citoyen, rappelé à l'ordre, fut vivement admonesté par le<br />

président.<br />

Une croisière avait paru; c'était la première depuis la déclaration de guerre. Les<br />

jeunes gens s'offrirent comme volontaires pour aller la combattre à bord des bâtiments que<br />

l'on armait. Ils partirent, restèrent six jours autour de l'Ile, et rentrèrent sans avoir rencontré<br />

les ennemis.<br />

On ne sait quel eût été le terme des parodies révolutionnaires dont la colonie était<br />

déjà depuis longtemps le théâtre, peut-être eussent-elles dégénéré en sanglantes saturnales,<br />

si la mort de Robespierre ne fût venue calmer les esprits et modérer l'effervescence des<br />

Républicains. Les prisonniers furent élargis ( car en tout il fallait copier la France), mais<br />

malheureusement la plupart d'entr'eux, comme St-Félix et Duplessis, avaient perdu la santé<br />

au milieu des tortures physiques et morales qu'on leur avait fait subir; aussi ne purent-ils<br />

survivre longtemps à leur sortie de la Tour. Plus heureux, MM. de Villèle et Marcenay<br />

retournèrent à Bourbon.<br />

Dès lors, l'esprit novateur s'affaiblit; à l'impulsion qui menaçait de briser tous les<br />

liens sociaux et d'entraîner à leur perturbation et choses, gouvernement et institutions,<br />

succéda une force réagissante et modératrice. Les haumières se fermèrent, et la guillotine,<br />

emblème affreux d'un système de terreur, la guillotine, autour de laquelle se réunissaient<br />

tous les soirs les Sans-Culottes, fut détruite: les jeunes gens se chargèrent de ce soin. Peu<br />

après eut lieu le combat de la Cybèle et de la Prudente, frégates commandées par MM.<br />

Regnaud et Trehouart, contre les vaisseaux le Centurion et le Diomède, l'un de 60 et l’autre<br />

de 50 canons. Ce combat, le plus meurtrier qui ait été livré dans nos parages, pendant la<br />

guerre, (il faut en excepter, celui du Grand - Port) occasionna des pertes considérables à<br />

l'ennemi et ont pour résu1tat de déterminer la levée de la croisière. Nous possédons encore<br />

des hommes qui portent les stigmates glorieux de cette sanglante rencontre. Nous citerons<br />

MM. Ocana et Ligier: l'un y eut les jambes emportées, l'autre y perdit un bras. Tous deux


furent amputés par M. Lapeyre, décoré du cordon de St.-Michel et chirurgien en chef de<br />

l'hôpital; tous deux ont survécu à leurs blessures, malgré l'influence d'une saison peu<br />

favorable à l'opération terrible qu'elles nécessitèrent.<br />

Il fut aisé de s'apercevoir, dans cette circonstance, combien le besoin de conservation<br />

et l'instinct national avaient d'empire sur tous ceux que les passions politiques semblaient ne<br />

devoir jamais rapprocher. Les hommes imbus des doctrines les plus opposées, les plus anti-<br />

pathiques, s'unirent et serrèrent leurs rangs pour faire face à l'ennemi commun. Il ne<br />

s'agissait plus de clubs, de débats, d'utopies; il fallait combattre, et l'on n'attendit même pas<br />

un appel aux sentiments d'honneur national, de courage et de dévouement que chacun se<br />

faisait gloire de professer. A l'imitation des jeunes gens de la colonie, les Sans-Culottes<br />

coururent s'enrôler dans la division. Ils s'embarquèrent et se battirent comme des lions.<br />

Beaucoup perdirent la vie. Un service funèbre, célébré avec toute la pompe possible, en<br />

présence des autorités de la ville et des députations des campagnes, honora leur courage.<br />

Mais quittons ces souvenirs tristes et glorieux tout à la fois, pour signaler encore quelques<br />

traits caractéristiques de l'époque. Une anecdote plaisante nous en offre l'occasion et vient<br />

naturellement se placer sous notre plume.<br />

Il était de règle, parmi les Sans-Culottes, bien entendu, qu'à des noms qui rappelaient<br />

l'ancien ordre de choses, on substituât des noms (propres ou non, ceci soit dit sans<br />

calembourg) plus conformes à l'esprit des nouvelles institutions et des tendances<br />

démocratiques. Ainsi les Leduc, les Leroy, les Chateau, les Curé, les Baron, les Chandelier,<br />

les Tombe sonnaient fort à l'oreille de certaines gens, parce qu'ils rappelaient des titres dans<br />

la noblesse ou dans le clergé et, tout bon patriote devait impitoyablement les répudier, sous<br />

peine de passer pour respect et d'être taxé d’incivisme. Que de bizarres dénominations surgirent<br />

de cette manie ! un trop grand nombre prêtaient à la plaisanterie pour que la jeunesse, ardente<br />

à saisir tout ce qui pouvait l'amuser, n'y trouvât pas ample matière à exercer sa verve satirique.<br />

Aussi les sobriquets nouveaux étaient-ils poursuivis par ses sarcasmes, et cela donnait bien<br />

souvent naissance aux scènes les plus originales et les plus bouffonnes, soit dans les<br />

Chaumières, soit sur la place, soit même dans les bureaux. Or, voici ce (lui arriva à un<br />

comédien nommé Le Roy, chantre obligé de la Chaumière, homme (railleurs de bonnes<br />

manières, rempli d'esprit, de talent, d'honneur, de probité, et, pour donner son portrait un<br />

dernier coup de pinceau, le convive le plus agréable et l'âme de nos réunions.<br />

Le Roy avait plu tellement au public et s'était même si bien mis dans les bonnes grâces<br />

des chefs d'administration, que l'intendant, M. Dupuy, sur la recommandation des Sans-


Culottes, l'avait proposé comme garde-magasin à la distribution des rations et des autres objets<br />

du magasin-général. Mais il fallait changer de nom, car la République ne voulait pas de Roi.<br />

Fit-il? Il prit celui de République, (qui ne pouvait mieux choisir,) et depuis il signa de ce nom<br />

toutes les pièces qui lui passèrent entre les mains. Deux vieux noirs de l'Etat qui existaient<br />

encore, il y a peu de temps, nous disaient: ça citoyen la République été un bon blanc; avec Ii<br />

toujours bon poids. Lorsque l'exaspération Républicaine se fut un peu calmée et que le<br />

citoyen la République, comme employé du gouvernement, se fut bâti, avec ses économies,<br />

une petite maison, rue des Limites, ce nom de République lui devint un fardeau difficile a<br />

porter; en conséquence, il sollicita de la Chaumière la permission de s'appeler de nouveau<br />

non pas Le Roy, nom qu'il n'avait pris qu'au théâtre, mais bien Gally, qui était son véritable<br />

nom de famille. On voulut bien accéder à sa demande, après toutefois avoir reçu de lui la<br />

promesse que cette substitution ne changerait ni ses principes, ni son attachement pour ses<br />

amis de la Chaumière. Le lendemain, Gally se rendit chez M. Dupuy, l'intendant, qui, pour<br />

faire expédier son ordre de service, lui demanda son nom nouveau: Gally, répondit-il. - Votre<br />

nom de baptême?- Mathias.- Citoyen Gally, lui dit M. Dupuy, prenez garde qu'après avoir<br />

charmé l'Ile-de-France par vos talents, sous le nom de Le Roy, qu'après avoir bien servi le<br />

gouvernement sous celui de République, vous n'alliez faire à l'avenir du Gally-Mathias dans<br />

votre place! ....<br />

C'est sous le nom de Gally que ce brave homme est mort au Cap, en allant en France,<br />

où il était appelé par quelques vieux amis qu'il avait à Bordeaux. La colonie manque<br />

aujourd'hui de ces originaux de bonne compagnie, dont la ville était peuplée, et qui jetaient<br />

dans les sociétés une teinte d'esprit sans prétention et de joviale humeur. L'âge a sans doute<br />

donné pour nous d'autres couleurs à Maurice; mais nous ne voyons plus rire d'un rire franc et<br />

sincère, à moins que nous n'assistions aux scènes originales de M. Delmas. La raison dans ses<br />

progrès l'aurait elle défendu, et les générations futures seraient-elles destinées à raisonner en<br />

sortant du berceau? Les écoliers, qui le croirait sont devenus raisonnables, et, si l'on trouve<br />

parfois de la gaîté parmi eux, c'est une gaîté contrainte et réglée, et non cet abandon, cette folie<br />

de l'enfance qui n'a de bornes que la fatigue. Les apprentis eux-mêmes ont subi la commune et<br />

sérieuse influence. On dirait que la liberté a produit le même effet sur eux que la raison sur<br />

leurs anciens maîtres. Tout le monde, à Maurice, semble bouder ou conspirer; il n'est pas<br />

jusque dans les bals, où rien ne manque, rien, si ce n'est cet élan et cette vivacité qu'inspire le<br />

plaisir. Connue le bon Lafontaine, nous pourrions dire: Quand reviendront pour nous ces<br />

beaux jours de gaîté et de plaisir? Hélas! Il est à craindre qu'ils soient perdus sans retour.<br />

L'ambition et la cupidité rient fort peu; les libéraux et les saints simoniens, les<br />

méthodistes et les hommes à barbe qui menacent de faire irruption parmi nous, ne sont


faits ni les uns, ni les autres, pour ramener à Maurice cette ancienne gaîté française<br />

qu'elle a perdue! On va sans doute nous répondre: Ne vaut-il pas mieux gagner de<br />

l'argent, s'occuper de politique, éclairer le peuple, s'instruire de ses devoirs, régenter tout<br />

le monde, que de rire? C’est ce que nous disons aussi; et voilà pourquoi sans doute nous<br />

ne rions plus a Maurice !...


CHAPITRE II.<br />

SOMMAIRE.<br />

MOERURS ET COUTUMES DE L'ÉPOQUE - HONORABLE CONDUITE DES DAMES CRÉOLES<br />

ET LEUR INFLUENCE SUR LA SOCIÉTE - QUELQUES UNES DEVENUS CÉLÈBRES LE BOSSU - LE<br />

BANCAL, PROFESSEUR D'HYDROGRAPHIE. - CONDUITE DE L'ASSEMBLÉE COLONIALE PENDANT<br />

LA RÉVOLUTION MISE SOUS SON VRAI JOUR. - UN FONCTIONNAIRE PUBLIC SANS REPROCHE. -<br />

FAITES APPELÉES SANS-CULOTTIDES. - RÉFLEXIONS MORALES ET POLITIQUES. - LA CI-DEVANT<br />

POPULATION DE COULEUR A L'ILE-DE-FRANCE. - SES VERTUS PRIVÉES ET PUBLIQUES. -PART<br />

ACTIVE PRISE PAR L'ILE-DE-FRANCE DANS LA GUERRE DU MALHEUREUX TIPPOO-SAEB -M. P.<br />

MONNERON. -M. CHAPUIS. - M. DE MONTVERT. SITUATION FINANCIÈRE DE L'ILE. - ÉMISSION DU<br />

PAPIER-MONNAIE; SA DÉPRÉCIATJON.- DÉTRESSE DU PROPRIÉTAIRE. - RETRAIT DE CE PAPIER. -<br />

RÉFLEXIONS SUR LE SYSTEME FINANCIER. - INFLUENCE DE LA JUSTICE ET DE LA RELIGION A<br />

L'ILE-DE-FRANCE PENDANT LA RÉVOLUTION. - L'ABBÉ HOFFMAN. - UN DIVORCE. - UNE<br />

EXPOSITION AU CARCAN. - LES PRISON· NIERS DE GUERRE. - L'HOSPITALITÉ.


CHAPITRE II.<br />

LE LANGUAGE, les mœurs, le costume se ressentaient des idées politiques dont nous<br />

retraçons les principaux faits. Cependant, nous l'avouerons, tout n'était pas tombe sous ce<br />

rapport aussi bas qu'en Europe; mais si l'on sut retenir et conserver à Maurice un reste des<br />

anciennes mœurs de la métropole qui distinguaient si noblement les Français des autres<br />

peuples, c'est à l'influence des dames qu'on le doit en grande partie. Grâce à elles, les jeunes<br />

gens que 1'on appelait Muscadins, aspiraient à plaire plutôt qu'ils ne s'occupaient de politique.<br />

Malheur à celui qui aurait abordé la femme qu'il courtisait, avec un parfum de chiroute ou tout<br />

autre odeur dénotant une éducation et des habitudes triviales. Econduit et repoussé, il ne devait<br />

plus, à moins d'un changement prompte et radical, espérer de rentrer en grâce auprès d'elle. Le<br />

sobriquet de Muscadins donné aux jeunes gens indiquait assez que ce n'était pas avec l'odeur de<br />

la chiroute qu'ils devaient se présenter au milieu d'un cercle de dames. Aussi les Sans-Culottes<br />

et les ambitieux qui les singeaient, avaient-ils seuls le privilège (peu généralement envié<br />

d'ailleurs), de boire avec excès de fumer et d'afficher une mise ridicule et un ton grossier. Nous<br />

ne nommerons personne dans la crainte d'affliger certaines familles qui existent encore, en<br />

mettant au jour les turpitudes de quelques-uns de leurs membres pendant cette période de<br />

scandales et de vertige.<br />

Quoiqu'il en soit, le cachet d'inconvenante exagération dont les actes et les discours du<br />

Sans Culottisme portaient l'empreinte, entretenait parmi les jeunes gens le désir de se distinguer<br />

et de former contraste. Deux motifs puissants les excitaient: celui de plaire et de ne pas être<br />

taxés de Sans-Culottes. Telle était, en un mot, la loi imposée par les dames, qu'il fallait<br />

renoncer ci les voir et à les fréquenter, si les égards, la politesse et la mise ne répondaient<br />

pas à ce qu'elles exigeaient.<br />

Le langage était devenu aussi grossier que le costume, et ce furent encore les dames<br />

et les jeunes gens qui mirent un frein à cet empiètement du Sans-Culottisme qui voulait<br />

niveler les diverses conditions, non en s'élevant, mais en forçant tout le monde à s'abaisser<br />

jusqu'à lui. Point de citoyens ni de citoyennes dans les cercles où l'amour venait s'épurer aux<br />

feux de l'amitié; surtout point de politique, point de républicanisme, point de ces<br />

discussions irritantes pour les uns, rebutantes et somnifères pour les autres. Le temps<br />

s'écoulait en causeries agréables: quelques récits piquants, quelques fines plaisanteries, les<br />

spectacles, les modes, la musique: telle était l'occupation de la soirée qui se terminait<br />

d'ordinaire par un souper frugal où étaient invités de droit tous ceux qui composaient le<br />

cercle. Le tutoiement, ce langage intime de l'amour et de l'amitié, cette expression naïve de


l'enfance, cette formule de la familiarité ou du mépris, ne pénétrait jamais non plus au sein<br />

de ces réunions; les dames le vou1aient ainsi, et beaucoup, nous en sommes sûr, auraient eu<br />

les nerfs agacés ou seraient tombé en syncope, si on leur eût adressé le: Comment te portes-tu,<br />

citoyenne ?<br />

C'est pourtant ainsi que s'abordaient entre eux nos chauds partisans du système établi.<br />

Si l'on ajoute à ces paroles le ton avec lesquelles elles étaient prononcées, la mise, l'attitude et<br />

les manières de celui qui en faisait l'ornement d'un langage emprunté aux plus basses classe de<br />

la société, on pourra se faire une idée approchante de l'effet qu'elles devaient produire sur les<br />

esclaves, lorsque, par exemple, ces derniers voyaient que le gouverneur lui-même était soumis<br />

fréquemment à ces apostrophes d'une étrange familiarité. Et qu'on ne croie pas que cet<br />

entraînement ait été circonscrit dans quelques familles placées aux derniers degrés de l'échelle<br />

sociale. Nous l'avons dit: les anarchistes de tous rangs s'en firent un moyen de parvenir et, par<br />

l'empire de l'habitude, ce qui s'arrêtait d'abord chez eux aux formes extérieures, se changea<br />

bientôt en une déplorable conviction, et ils devinrent de forcenés démagogues. Il est vrai<br />

qu'après ces jours de folie et de turpitudes, ils firent en quelque sorte amende honorable.<br />

« Notre conduite avait un but, disaient-il, celui de sauver la colonie c'est pour son bonheur que<br />

nous nous sommes engages dans les voies révolutionnaires, et l'on ne doit la modération du<br />

Sans-Culottisme qu'à notre alliance avec lui. » Ce langage est, du reste, celui des ambitieux à<br />

l'époque des réactions. Déçus dans leur espoir, ils cherchent, en colorant leur conduite du<br />

beau nom d'intérêt public, à conjurer l'animadversion qu'ils ont amassée sur leur tête. Les<br />

niais sont seuls les dupes de ces palinodies; mais les hommes qui réfléchissent n'y trouvent<br />

nullement la justification de coupables excès, et, plus clairvoyants, ils savent reconnaître<br />

les tigres et les renards dans la peau de brebis dont ils s'enveloppent, quand leur règne est<br />

passé.,<br />

Nous le répétons: les Sans-Culottes étaient dangereux et la digue qu'on s'efforça<br />

d'opposer a leur principes envahissants fut juste et raisonnable. Il est du moins consolant<br />

pour nous de dire que, par une exception bien rare, on n'eut à reprocher à aucun de ceux qui<br />

prirent une part active à nos troubles, d'avoir profité des évènements soit pour s'enrichir,<br />

soit pour jouir du présent. Ils étaient de bonne foi dans leurs excès, et s'il y avait quelques<br />

tigres parmi eux, du moins vous n'y rencontriez pas un renard. Ce Litray, dont le nom est<br />

déjà venu se placer plusieurs fois sous notre plume, offrait un de ces types qui rappellent<br />

Diogène; Dauvin était un sabreur pour qui une affaire d'honneur devenait une partie de<br />

plaisir, et leur chef à tous, Guion, pouvait passer pour un brave, en ce sens qu'il était<br />

inaccessible à la peur et qu'aucun péril ne l'eût fait reculer. Ces hommes et ceux qui se


groupaient autour d'eux, entraînés par leurs convictions, marchaient droit à leur but; mais<br />

qui sait à combien de malheurs nous étions réservés, si l'opposition qu'ils rencontrèrent eût<br />

été moins vive, et si les évènements n'eussent anéanti l'influence et l'autorité qu'ils étaient<br />

parvenus à conquérir!<br />

Mais un homme qui semblait s'être retrancher dans un rôle passif et qui pourtant<br />

était l'âme de tous les mouvements du parti, c'était un mécanicien nommé Rivière. Sous un<br />

extérieur empreint de niaiserie, sous une enveloppe commune, Rivière cachait une âme de<br />

forte trempe, capable de concevoir les projets les plus hardis et d'en diriger l'exécution.<br />

Nous avons eu plus d'une fois l'occasion de l'entendre, et nous avons pu nous convaincre<br />

qu'il n'avait du Sans-Culottisme que le costume et les principes. Il se distinguait par une<br />

élocution facile, chaleureuse, entraînante; son langage avait .des formes pures et<br />

n'empruntait aucune de ces tournures bizarres, de ces constructions incorrectes, de ces<br />

expressions barbares inventées par la Révolution et dont les discours de la plupart de nos<br />

clubistes étaient hérissés. Rivière, en un mot, était une de ces intelligences peu communes qui<br />

surgissent au milieu des agitations populaires et qui, par leur supériorité réelle, sont appelées à<br />

jouer un rôle important dans le cours des révolutions.<br />

Tels étaient les hommes d'élite du parti. Derrière eux marchait une phalange de<br />

prolétaires, d'ouvriers, de soldats qui avaient obtenu leur congé, et d'ambitieux adroits ou<br />

timides se tenant à l'écart et prêts à profiter des évènements. Les grotesques de cette masse, en<br />

général aveugle et obéissante à la moindre impulsion, prêtaient souvent à rire, et nos jeunes<br />

artilleurs, comme nous l'avons dit plus haut, les avaient pris pour point de mire de leurs<br />

'chansons et de leurs brocards. Deux surtout, que nous allons faire connaître, auraient fourni<br />

d'excellents modèles, si un Callot moderne s'était pris du désir de peindre la sottise imbécile.<br />

Qu'on se figure deux Quasimodo, moins le sentiment exquis et la bonté que Victor Hugo a su<br />

donner au personnage qu'il introduit sous ce nom dans Notre-Dame de Paris. L'un était un<br />

petit bossu d'environ quatre pieds et demi, orfèvre de son état, mis avec élégance, parlant le<br />

langage de Volange dans Jeannot, et faisant des motions à la manière des plus déterminés<br />

terroristes. C'est lui qui, adressant une allocution an général Malartic mandé par les Sans-<br />

Culottes à la barre de leur Chaumière, termina sa harangue par cette apostrophe: « Malartic, tu<br />

as bien mérité de la patrie; tu es l'ami des Sans-Culottes, le père des pauvres, l'enfant de la<br />

République, l'oncle de la colonie; tu n'es pas le cousin des Anglais, et j'espère que tu ne seras<br />

jamais l'allié des aristocrates! » Sur ce, il donna l'accolade au général, sans doute fort peu<br />

touché de ce brillant éloge, en lui disant: Tu peux t'en aller.


L'autre était un professeur d'hydrographie, tenant une école de marine et appointé par le<br />

gouvernement pour examiner les candidats aspirant au grade de capitaine. Un peu moins grand<br />

que l'orfèvre orateur, ses deux jambes arquées, se rapprochant par la partie inférieure,<br />

formaient une espèce d'ellipse et servaient de base au corps le plus difforme, à la figure la plus<br />

repoussante qu'il fût possible de voir. Cette machine ainsi faite se mouvait par saccades, et<br />

cependant elle ne manquait à aucune assemblée, à aucune réunion. Affublé d'une large ceinture<br />

aux trois couleurs, la tête couverte d'un tricorne orné d'un plumet rouge et d'une large cocarde,<br />

il ajoutait à son costume, les jour de revue ou d'émeute, un fusil., deux pistolets, deux<br />

poignards et un sabre. Notre orfève et notre professeur d'hydrographie ressuscitaient dans<br />

leur personne les souvenirs de l’antiquité: c'étaient les deux Thersites de l'armée dont les<br />

Guion, les Litray, les Reval, les Dauvin et les Rivière étaient les chefs reconnus. Quant aux<br />

ambitieux, à la tourbe des gens du même parti qui convoitaient les places, mais dont<br />

l'humeur n'était rien moins que martiale, ceux-là se gardaient bien de se montrer au milieu<br />

des Sans-Culottes, lorsqu'une émeute ou une insurrection éclatait; en pareil cas, ils se<br />

tenaient à l'écart et, satisfaits du rôle de Bertrand, ils laissaient volontiers aux Ratons<br />

imbéciles ou fanatiques le soin de tirer les marrons du feu, au risque de se brûler la patte.<br />

Nos hommes ne paraissaient avec eux que dans les conseils secrets et se donnaient là tout<br />

le mouvement qu'ils se dispensaient de se donner ailleurs.<br />

Dans les rangs opposés, c'est-à-dire, parmi les membres de l'assemblée coloniale, ou<br />

ceux dont les sympathies étaient acquises aux doctrines de cette assemblée, on remarquait<br />

beaucoup moins d'ensemble. Un grand nombre d'ambitions s'y livraient assaut, et les<br />

intérêts, se trouvant ainsi divisés, perdaient en partie la force qu'ils auraient acquise, s'ils<br />

eussent été réunis; mais l'assemblée coloniale réfléchissait plus de talent réel, plus<br />

d'honneur et de probité politique. Des hommes, sortis pour la plupart de la classe<br />

bourgeoise qui, avant la révolution, occupait dans la société le premier rang après la<br />

noblesse, des propriétaires aisés, des avocats, des négociants composaient cette assemblée<br />

que l'on a trouvée exempte de reproche et qui eût pu faire cependant beaucoup plus de bien,<br />

si, au lieu de dépouiller le pouvoir de tout ce qui constituait sa force, elle se fût imposé la<br />

tâche honorable de le soutenir. A nos yeux c'était un devoir pour elle. Nous ne voudrions<br />

pas nous montrer plus sévère envers l'assemblée que les écrivains qui nous ont précédé;<br />

mais, en lui accordant la part d'éloges qu'elle mérite, il ne faut pas non plus couvrit' aux<br />

dépens de la vérité les fautes des individus, ni celles de l'assemblée, pour transformer les<br />

uns en héros de vertu, et l'autre en un aréopage des plus beaux jours de la Grèce.


Les Créoles propriétaires, sortis des armées et presque tous décorés, étaient restés<br />

royalistes purs. L'assemblée n'eût-elle que régularisé le désordre qui alors éclatait de ton tes<br />

parts, elle aurait encore bien mérité du pays. Mais le pouvoir avili par elle; mais la<br />

fabrication sans mesure des assignats; mais la liaison étroite de plusieurs de ses membres<br />

avec les Sans-culottes, mais les arrestations, les emprisonnements illégaux qu'elle ordonnait<br />

ou tolérait; mais la déportation en masse d'une foule de citoyens dont le seul crime était de<br />

professer des opinions contraires aux principes qu'elle avait adoptés, tandis que la<br />

condamnation de quatre individus aurait suffi pour ramener la tranquillité : voilà des faits<br />

qui impriment une tache a sa longue et utile existence. Le temps, sans doute, a cicatrisé les<br />

plaies dont ce coup d'état fut la cause, mais il n'a pas éteint de douloureux souvenirs, ni tari<br />

les larmes qu'il a fait répandre. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'impartialité la plus entière<br />

fut loin de présider à cet acte d'autorité: des vengeances particulières reçurent satisfaction<br />

dans cette circonstance, et les listes qui furent dressées avaient plus d'un rapport de<br />

ressemblance avec celles dont l'antiquité nous offre l'exemple sous le triumvirat.<br />

Le public ne dissimula pas l'impression pénible qu'il éprouvait de cette mesure, et l'artillerie<br />

de la marine, en qui résidait la force de la ville, fit assez clairement comprendre qu'elle<br />

exposait l'Ile à la tyrannie des partis. Au reste, l'opinion du premier avocat de notre barreau<br />

était contraire à cette déportation en masse; mais occupé de la rédaction des lois, absorbé par<br />

les travaux dont l'assemblée coloniale l'avait chargé, il ne put assister aux séances secrètes du<br />

comité où cet acte important fut mis en discussion, et le coup fut porté sans qu'il y donnât son<br />

assentiment, sans qu'il fît valoir les motifs qui devaient déterminer à n'y pas recourir.<br />

Le nom de ces jurisconsultes consommés, dont les talents sont un titre de gloire pour<br />

Maurice, se lie étroitement à l'assemblée. A près une longue et laborieuse carrière, il descendra<br />

dans la tombe n'ayant recueilli d'autre fortune que l'estime publique, ne laissant à sa<br />

nombreuse famille que le souvenir des éminents services qu'il a rendus à son pays, et de ses<br />

éloquents plaidoyers en faveur de la veuve et de l'orphelin. On lui devait sans contredit, ainsi<br />

qu'à quelques autres, plus de reconnaissance. Le gouvernement anglais, dont il fut longtemps<br />

le conseil et le procureur général, crut devoir se passer de ses services, tout en lui assurant une<br />

retraite honorable, à une époque où son appui devenait le plus nécessaire. Ce fut un tort et la<br />

suite des évènements l'a prouvé. Si M. Foisy fût resté en place, nous n'aurions pas eu 1832, et<br />

la spoliation de notre indemnité ne se fût pas accomplie.<br />

Ainsi que nous l'avons dit, la mise de l'époque était en parfaite harmonie avec le<br />

langage. Dans les lieux publics, l'arboration des trois couleurs sur certaines pièces du vêtement


était indispensable. La Ceinture des dames et leur coiffure devaient offrir l'artistique mélange<br />

du bleu, du blanc et du rouge; quant aux normes et à la mesure, il n'y avait pas de règle fixe à<br />

cet égard: les Sans-Culottes ( le mot devient plaisant à propos des dames ) s'en surchargeaient la<br />

tête, et, chez elles, le bonnet et les plumes pouvaient à la rigueur tenir lieu de parapluie, tandis<br />

que les autres ne prenaient de ces couleurs que le juste nécessaire, ne se privaient d'assister aux<br />

réunions d'apparat. En passant, disons un mot de ces solennités.<br />

Tous les partis ne célébraient pas de la même manière les fêtes de la République. Pour<br />

les Sans-Culottes elles se transformaient en espèce d’orgies : on les voyait promener par la ville<br />

une femme assise sur un tonneau de vin qu'ils traînaient, comme des forcenés ou des fous, en<br />

hurlant la Marseillaise ou l'horrible Ça ira ! Puis, à chaque pas, ils arrêtaient les passants pour<br />

les obliger à boire et à crier :<br />

Vive la République! La liberté ou la mort! Haine aux tyrans! Ces saturnales se renouvelaient<br />

fréquemment et se prolongeaient bien avant dans la nuit. Nous nous sommes imposé le<br />

devoir de garder le silence sur les personnes qui ne craignirent pas d'y figurer d'une manière<br />

active. Nos paroles, en effet, affligeraient leurs familles sans rendre notre récit plus<br />

intéressant. Tenons-nous en donc à des généralités. Si nous avons nommé quelques chefs,<br />

c'est qu'aucun d'eux n'a laissé de postérité parmi nous. Ce n'est point, au reste, un pamphlet<br />

que nous écrivons. En dévoilant, comme historien, des turpitudes, le besoin le plus pressant<br />

que nous éprouvions, c'est d'être utile; c'est de prémunir les esprits faibles ou confiants<br />

contre le danger des illusions ou d'un entraînement fatal; c'est de préserver l'avenir de<br />

pareils excès, qui se renouvelleraient sans doute sous une autre forme, si la population<br />

mauricienne se laissait conduire et dominer par la tourbe des factieux ou des hommes<br />

cupides toujours prêts à baser leur fortune sur la crédulité publique.<br />

Malheureusement, les hommes de cette espèce, moins rares qu'on ne pense, sont<br />

d'autant plus dangereux qu'à l'adresse des moyens ils joignent, quand il le faut, l'audace qui<br />

brise violemment les obstacles et conduit au succès. Mais c'est surtout aux passions<br />

populaires qu'ils en appellent et dont ils attisent l'effervescence. Tantôt, on les voit se<br />

déchaîner contre le gouvernement; tantôt, c'est une classe de la société qu'ils chargent de<br />

calomnieux griefs et qu'ils s’efforcent de livrer à l'animadversion publique. Il serait temps que<br />

l'Ile-Maurice en finît avec ce jeu où elle a déjà perdu deux ou trois fortunes, et, qu'abandonnant<br />

son stoïcisme, elle se défiât et fît justice de ce tas d'imposteurs qui, de temps en temps,<br />

apparaissent au milieu d'elle, comme des brandons de discorde et de ruine.


Naguère encore, n'avons-nous pas vu des gens se livrer à des promenades nocturnes,<br />

hurler la Parisienne et troubler le repos des habitants tranquilles, et cela au moment où l'on<br />

s'armait, disait-on, pour prévenir un soulèvement parmi les esclaves? Certes, ceux-ci n'y<br />

songeaient nullement, mais ils auraient fini par en prendre la résolution, si quatre hommes<br />

déterminés eussent risqué leur vie à l'entreprise d'un projet aussi monstrueux. Quel était le but<br />

de ceux qui poussaient à ces excès? Nous le dirons plus tard, et alors l'on se convaincra que<br />

l'intérêt public dont ils couvraient leurs sottises, n'entrait pour rien dans la levée de boucliers<br />

qu'ils préparaient. Les colonies ne sont pas faites pour les révolutions: elles ont trop à perdre à<br />

cela. Pour qu'elles jouissent d'une sécurité parfaite, il faut qu'elles laissent aux gouvernements<br />

et au temps le soin d'opérer les changements nécessités par la force des choses. Les<br />

gouvernements et le temps sont deux grands maîtres. Les premiers exécutent sans secousse et<br />

sans trouble ce que l'autre a préparé, et la société recueille le fruit de leur travail, sans craindre<br />

ces brusques innovations qui portent une atteinte profonde à la fortune publique en froissant la<br />

masse des intérêts particuliers.<br />

Chacun connaît et apprécie la distance qui séparait alors les diverses classes de la<br />

société; mais pense-t-on qu'il y eût entre elles cette ligne de démarcation tranchée que nous<br />

remarquons aujourd'hui? Non, sans doute. Il existait à cette époque une espèce de patronage<br />

destiné à faire disparaître ce que la loi pouvait avoir de dur et d'humiliant. On n'écrivait rien, il<br />

est vrai; vous n'aviez pas le plaisir ou l'ennui d'entendre prononcer de beaux discours sur<br />

l'égalité; mais en revanche on se rendait des services mutuels; mais on avait sous les yeux le<br />

spectacle de la concorde et de l'harmonie. Cela valait tout autant et même mieux. Les Augustin<br />

Desgrange, les Maurel, les Jean Poitevin et les Maingard, tous quatre créoles de l'ouest et de la<br />

ville, tous quatre appartenant à l'opinion conservatrice et modérée, ont rendu plus de services à<br />

la chose publique que jamais n'en pourront rendre nos gazetiers et nos sauveurs actuels. A la<br />

tête des compagnies de leurs quartiers, ils maintinrent la tranquillité parmi une population<br />

nombreuse que l'on appelait pour la première fois à l'exercice de tous les droits; mais jamais,<br />

dans nos émeutes, dans nos insurrections, on ne les vit, obéissant aux conseils provocateurs<br />

des Sans- Culottes, trahir la cause dont la saine partie du public avait embrassé la défense et au<br />

triomphe de laquelle les destinées du pays étaient attachées. Ce ne fut jamais de leurs rangs<br />

que sortirent les cris insurrectionnels de Vive la liberté! L'égalité ou la mort! - Non, Saint-<br />

Domingue avait épouvanté le monde, et l'Ile-de-France, qui avait sous les yeux le tableau des<br />

hurleurs dont il avait été le théâtre, reculait devant l'idée d'ajouter un second acte à cette<br />

affreuse tragédie, l'une des taches ineffaçables du 18 e siècle. Les honorables citoyens que nous<br />

avons cités plus haut, ont vécu longtemps parmi nous. Un seul existe encore. Tous ont joui de


l'estime des anciens colons, justes appréciateurs de leur dévouement sans bornes aux intérêts<br />

du pays.<br />

En donnant un aperçu de la révolution de 1789, à l'Ile-de-France, notre dessein n'est<br />

pas de dire par quels moyens l'honorable Compagnie des Indes est devenue maîtresse de la<br />

totalité de la Presqu'Île: nous ne parlerons de la guerre de Tippoo-Saëb que pour montrer<br />

que notre île ne fut pas étrangère à la catastrophe qui précipita ce prince du trône de ses<br />

aïeux.<br />

Quelques corsaires et d'autres marins fréquentaient avec leurs bâtiments le port de<br />

Mangalor, sur la côte Malabar. M. Pierre Monneron, sorti d'une famille distinguée dans le<br />

commerce et dans la banque, et dont la vie et les courses fourniraient plus d'un épisode à<br />

une histoire intéressante, après avoir essuyé de grands malheurs, ainsi que ses autres frères,<br />

Louis, Janvier et Augustin, arriva dans l'Inde à la même époque par la Caravane. Soit qu'il<br />

eût conféré avec le Sultan ou avec ses ministres, soit que, par quelque agent, il eût fait part<br />

de ses idées sur les chances probables d'une guerre dans l'Inde, il arriva à Maurice avec un<br />

petit bâtiment chargé de toiles bleues sous le pavillon de Tippoo. On sait que, depuis, il<br />

périt dans la mer Rouge, au moment où il projetait une grande opération commerciale, qui<br />

peut être eût relevé la maison des Monneron frères, maison qui avait jeté un si grand éclat<br />

peu avant la révolution de France. Un jour donc, en 1797, nous ne pouvons préciser l'époque<br />

d'une manière plus rigoureuse, arrive un agent secret de Tippoo qui, trompé sur nos<br />

ressources par les corsaires républicains, peut-être par Monsieur Monneron lui-même,<br />

propose au général Malartic alliance offensive et défensive avec la République française.<br />

Infortuné prince! Il avait tellement ajouté foi aux rapports exagérés qu'on lui avait transmis,<br />

et il éprouvait un si grand besoin de détourner l'orage qui se formait contre lui, il avait une si<br />

grande confiance dans les Français républicains- Sans-cullottes qui l'approchaient, et dont<br />

quelques-uns avaient déjà pris du service dans ses armées, qu'il leur permit d'avoir, dans sa<br />

capitale, une Chaumière ou lieu de rassemblement, pour tenir leurs séances et vociférer<br />

contre les rois !<br />

Un marin, bien connu parmi nous et mort depuis la prise, en fut nommé président. Cet<br />

homme, exalté dans ses opinions, brave de sa personne, et marin expérimenté, n'avait point le<br />

génie nécessaire pour diriger et exécuter une entreprise aussi vaste que celle de résister aux<br />

forces anglaises avec les faibles moyens auxiliaires que le malheureux Tippoo-Saëb était en<br />

état de leur opposer. Cependant, dans ses relations avec les ministres du prince ou avec le<br />

prince lui-même, il avait exagéré à ses yeux les ressources de l'Ile-de-France et le, secours


qu'il pouvait en tirer. Tippoo-Saëb crut, et cette confiance dans les paroles d'un homme qui,<br />

devant lui, jurait haine aux rois sans toutefois comprendre dans cette haine le citofen Tippoo,<br />

le frère de la République française, fut la cause de sa perte. A quoi tiennent les destinées d'un<br />

empire! Le gouvernement de l'Ile - de - France, maîtrisé par les Sans-Culottes qui le<br />

harcelaient sans cesse pour qu'il accordât des secours au prince, vint en quelque sorte fournir<br />

un prétexte raisonnable aux Anglai pour envahir les anciens états de cet Rider-Aly le plus<br />

ferme et le plus fidèle allié de la France Cédant aux instances dont il était assailli, le général<br />

Malartic fit afficher mie proclamation invitant tous ceux qui voudraient prendre du service à<br />

venir se faire inscrire. La paie, La ration, l'avancement, tout y était minutieusement détaillé.<br />

On y exprimait même la promesse que le service, chez Tippoo-Saëb, compterait comme en<br />

France et serait susceptible de recevoir les mêmes récompenses et les mêmes distinctions. Il<br />

n'en fallut pas davantage pour exciter un sentiment d'ardeur générale et pour entraîner sous<br />

les drapeaux de TippocSaëb tout ce que la colonie possédait d'hommes déjà rompus au métier<br />

de la guerre ou en état de prendre les armes. La prudence ne présida pas aux choix qui furent<br />

faits, et l'on eut lieu par la suite de se repentir de l'insouciance avec laquelle fut conduite cette<br />

importante opération.<br />

Toutefois, un homme, non moins recommandable par ses talents, ses vues larges et sa<br />

science militaire, que par l'urbanité de ses mœurs, se trouvait lui, royaliste et homme de bonne<br />

compagnie, à la tête de ces républicains Sans-Culottes pour qui la disciple était un fardeau<br />

pénible, et le savoir-vivre, un crime aristocratique. On vit ce chef courageux, à la prise de la<br />

capitale, payer de sa personne, enflammer par son exemple le courage des soldats, diriger les<br />

mouvements de la division qu'il commandait, et défendre jusqu'au dernier moment le poste qui<br />

lui avait été confié. Dans la gravure qui représente la prise de Seringapatam, c'est M. Chapuis,<br />

ancien officier de l'Ile-de-France, que l'on a voulu désigner. De tous ceux, qui sont partis pour<br />

cette expédition, il est le seul dont le souvenir ait été consacré par le burin et qui ait eu en outre<br />

l'honneur d'être admis à l'Hôtel des Invalides, à Paris, avec le rang et le traitement de<br />

lieutenant-général.<br />

M. Chapuis était le beau-père de M. Delaleu, fils du magistrat qui a rédigé le code<br />

colonia; qui porte son nom, et qui habite aujourd'hui. avec sa famille, l'ancien manoir des<br />

Chapuis dans le comtat d' Avignon, près de Valréas patrie de l'abbé Maury des Chapuis,<br />

dont nous parlons, est le même qui, avec M. de Montvert, fit bâtir cette partie de la ville qui<br />

s'étend à gauche en allant au Champ-de-Mars par la rue du Gouvernement, et à droite, par la<br />

rue de la Corderie, depuis la petite rue qui borne la grande maison de M. Lahansse, jusqu'au<br />

fossé du pont du Champ-de-Mars.


On remarquait dans les finances le même désordre et les mêmes vices que dans les<br />

autres rouages administratifs. Les états sont comme les individus: quand la tête est malade,<br />

tout le corps s'en ressent. Si l'assemblée, pour se populariser, ne frappait la colonie d'aucun<br />

impôt, en revanche, elle décrétait des émissions de papier, sans remarquer que c'était l'impôt<br />

le plus onéreux dont elle pût charger l'Ile, par suite de la dépréciation immédiate que chaque<br />

émission faisait subir a cette monnaie. Bien que l'Ile produisît peu, cependant elle aurait pu<br />

payer quelque chose; tandis que par le système adopté, la progression des dépenses et celle<br />

du prix sur les denrées de première nécessité, s’accroissaient de jour en jour d'une manière<br />

effrayante, et présageaient une crise financière. Aussi, dans le parère qui fut fait<br />

postérieurement, on voit que les produits même celles destinés à l'exportation, éprouvaient<br />

dans leur prix une variation journalière. Les simples, les hommes à courte vue s'imaginaient<br />

bonnement que la denrée gagnait, lorsque c'était, au contraire la monnaie, circulante qui<br />

perdait. Mais ceux dont l'esprit était plus clairvoyant, ne partageaient point cette illusion,<br />

Convaincus que le signe représentatif tomberait en discrédit et finirait bientôt par n'avoir<br />

aucune valeur, ils achetaient, vendaient et réalisaient leurs bénéfices en effectif, ce qui ne les<br />

empêchait pas de crier que le papier-monnaie sauverait la colonie. Oui, il devait la sauver à<br />

peu près comme la vente des indemnités l'a sauvée. Puis, tons ces habiles spéculateurs,<br />

engraissés de la crédulité publique, se réjouissaient in petto et se riaient des gens assez<br />

imbéciles pour échanger leurs maisons, leurs terres et leurs noirs contre une monnaie qui, au<br />

commencement de l'an V, parut se fixer, pendant un mois, à mille francs la piastre, tandis<br />

que dans les premiers mois de l'an VI, elle se fixa, pour ne plus varier, à dix mille francs.<br />

Alors le sacrifice fut accompli; les propriétés acquises allaient être payées avec des chiffons<br />

sans valeur. Déjà même beaucoup avaient été liquidées de cette manière, lorsque les cris<br />

des malheureux dont on consommait ainsi la ruine, éveillèrent enfin l'assemblée qui,<br />

jusque-là avait reculé devant une mesure générale; elle eut recours au parère qui servit à<br />

régler les transactions et fut basé sur les principes de la plus stricte équité.<br />

On estima ce qu'à l'époque de la vente chaque propriétaire eût retiré de son bien, en<br />

supposant qu'il en eût converti un tiers en piastres d'Espagne, un tiers en coton et l'autre<br />

tiers en indigo, et on lui en restitua le prix, soit en marchandises spécifiées au parère, soit<br />

en une valeur réelle et représentative du chiffre de l'appréciation. Il y eut néanmoins des<br />

victimes; cela devait être au point où en étaient les choses. Il y eut désordre: comment<br />

l'éviter, lorsque, par le subit renversement des principes financiers et commerciaux<br />

jusqu'alors en vigueur, les maisons, les terres et les bras de la colonie avaient été mis en<br />

circulation comme une monnaie, au moyen de sous-seings privés qui passaient de main en<br />

main à l'instar des billets à ordre? Plus d'un milliard a été retiré par M. Decaen avec moins


de 20,000 piastres! Il se trouve encore de vieilles bazardières qui vous demandent 100<br />

francs d'un paquet de brèdes! Au bazar, 100 francs valaient 3 sous.<br />

Nous ne pousserons pas plus loin ces minutieuses recherches et ces rapprochements<br />

devenus inutiles aujourd'hui. Si nous en avons parlé un peu longuement, c'est dans le but<br />

de démontrer qu'en matière de finances, ceux qui sont chargés d'en régler et diriger<br />

l'administration, doivent se pénétrer, avant tout, que tel système qui, au premier abord,<br />

semble présenter des garanties, devient souvent désastreux, si toutes les précautions ne<br />

sont pas prises pour assurer et maintenir l'équilibre entre le signe représentatif et l'objet<br />

représenté, entre les besoins et les monnaies en circulation. La colonie, depuis la Prise jus-<br />

qu'en 1830, a supporté tout le poids du service du Commerce pendant plusieurs années,<br />

avec huit ou neuf cent mille piastres en circulation, et elle a opéré des transactions<br />

commerciales de la plus haute importance; comment le pays n'aurait-il pas été encombré<br />

d'assignats, lorsque, sans affaires extérieures et presque sans produits, elle avait en circulation<br />

plus d'un milliard ne reposant sur rien, s'imprimant comme une gazette et dont les<br />

signatures (celle du trésorier exceptée), apposaient avec une griffe.<br />

Au milieu de ce bouleversement d'idées, de cette substitution de systèmes, de ces<br />

changements rapides, où l'empreinte primitive des mœurs, des institutions et du langage<br />

s’effaçait, la Religion et la Justice restèrent fidèles aux devoirs qu'elles avaient à remplir.<br />

Poursuivi ans relâche, le crime, que les révolutions rendent plus audacieux, reçut son<br />

châtiment, et l'auguste sacrifice de nos autels ne fut point interrompu. La coupable<br />

indulgence qu'inspire souvent la faiblesse ou la crainte, n'eut pas plus d'accès dans le<br />

sanctuaire des lois que dans celui de l'Église, et prêtres et magistrats, pendant cette période<br />

de troubles, ne s'écartèrent pas un seul instant des règles sévères que leur ministère exige.<br />

Il faut convenir aussi que notre population, bien que lancée dans la voie des idées<br />

nouvelles avec la rapidité d'une balle dans un jeu de paume, sut conserver vis-à-vis de la<br />

Justice et de la Religion, ce respect et cette obéissance sans lesquels la société ne pourrait<br />

exister qu'à la condition d'une anarchie complète. Deux exemples vont le prouver; ils<br />

montreront en même temps que nous n'avançons rien dans cet écrit qui ne soit appuyé de<br />

preuves irrécusables, et que nous présentons à la génération actuelle les évènements tels<br />

qu'ils se sont passés sous nos yeux. Être utile et véridique: voilà notre but et notre devoir.<br />

Nous avons signalé les ressorts qui faisaient mouvoir les ambitieux de tous les partis;<br />

nous avons montré sous l'empire de quelles circonstances le pouvoir avait été vaincu et<br />

comment ceux qui s'emparèrent du gouvernement de la chose publique furent obligés de le


disputer aux Sans-Culottes, avec des chances diverses de succès. Il importe de dire comment<br />

la Justice fit exécuter ses arrêts et de quelle manière l'Eglise put conserver et maintenir son<br />

ancienne autorité sur les moeurs publiques.<br />

On n'a point oublié que M. Darthé, ancien préfet apostolique, à son départ pour<br />

l'Europe, vers 1796, transmit ses pouvoirs an curé des Pamplemousses, M. Durocher, ami de<br />

M. Dupuy, homme de tête et de haute capacité, mais hostile à l'assemblée coloniale dont il<br />

condamnait les empiètements. M. Darthé craignit d'éprouver le sort de M. Macnemara, et,<br />

cédant sans doute aux conseils de la prudence, il quitta le pays. Il a vécu en France jusqu'en<br />

1818, époque à laquelle son nom figura dans les journaux qui annoncèrent un vol commis a<br />

son préjudice, et sa mort. Le curé des Pamplemousses mourut lui même peu de temps après en<br />

remettant entre les mains de M. l'abbé Hoffman, les pouvoirs qu'il avait reçus de M. Darthé.<br />

L'abbé Hoffman, aumônier de l'hôpital, avait l'empli ces fonctions dans le régiment de Walch,<br />

lors de la guerre de M. de Suffren. Pour arriver à l'accomplissement de ses desseins secrets, la<br />

Providence va souvent chercher les instruments dont elle veut se servir là où les hommes ne<br />

soupçonneraient pas même qu'ils existent. L'abbé Hoffman en est une preuve manifeste.<br />

Élevé dans les camps, ayant même été caporal, il avait pris le ton, les manières, la<br />

rudesse du soldat, et paraissait peu propre à un ministère qui est tout amour et douceur. Eh<br />

bien, ce fut précisément ce contraste entre son caractère et les hautes fonctions qu'il avait à<br />

remplir, qui servit au milieu de nous d'égide à la religion, alors que les cérémonies de son culte<br />

étaient bannies de tout le territoire français, et qu'un ministre exposait sa tête en parlant des<br />

consolations au chrétien mourant. Inaccessible à la crainte, l'abbé Hoffman exerçait comme<br />

avant la révolution. Il baptisait, prêchait, confessait, et, à la procession de la Fête-Dieu qui<br />

parcourait les rues de la ville, il se faisait accompagner par les Sans-Culottes en armes. La<br />

veille, Guion ou Litray, les deux meneurs du parti, recevaient sa visite: (J'ai besoin de toi,<br />

demain, disait-il à l'un ou à l'autre; tu tiendras un des coins du dais, et les Sans-Culottes, en<br />

armes, borderont la haie; nous placerons les Muscadins derrière. C'est entendu. Tu<br />

recommanderas à tes Sans - Culottes de se mettre à genoux lorsque le St.-Sacrement passera.<br />

Nous dînerons à trois heures, et tu inviteras de ma part les capitaines des compagnies qui<br />

assisteront à la procession. ) Malheur à ceux qui ne fléchissaient pas le genou ! Nous avons<br />

vu les plus déterminés terroristes poursuivis dans les rangs par l'abbé Hoffman, contraints<br />

par lui de se soumettre à cette obligation, de faire le signe de la croix ou d'essuyer le blâme<br />

de leurs collègues.


Tout n'était pas perdu, connue on le voit. Il restait encore au fond des cœurs un levain<br />

des vieilles croyances et le sentiment d'une pudeur religieuse. Si quelque prêtre s'avisait<br />

aujourd'hui d'imiter l'abbé Hoffman, il courrait grand risque d'être déporté, à moins que<br />

l'article 353 ne fût clair et précis. Nous ne balancerons pas à dire que, si la religion ne cessa<br />

pas chez nous d'instruire les fidèles, de bénir les unions chrétiennes, de consoler les malades<br />

au lit de la mort, de déployer a tous les regards la pompe de ses augustes cérémonies, c'est à<br />

l'abbé Hoffman que nous en sommes redevables. Avec le ton brusque et tranchant avec les<br />

manières soldatesques qui le distinguaient, ce digne ecclésiastique avait une âme tendre et<br />

compatissante. Seul, jouissant de tom les revenus de l'Église et desservant en outre l'hôpital<br />

où il avait le logement et la table. il eût sans nul doute laissé une fortuné considérable, si sa<br />

charité avait eu des bornes. Mais les malheureux étaient ses frères et il leur donnait tout ce<br />

qu'il possédait, se réservant à peine le rigoureux nécessaire.<br />

Le divorce, que l'Église a toujours repoussé comme une infraction à ses lois, avait<br />

été décrété par l'assemblée nationale et proclamé à l'Île-de-France. A cette époque, un<br />

propriétaire très riche venait de divorcer, dans le dessein de contracter une nouvelle<br />

alliance avec une demoiselle qu'il avait recherchée avant son premier mariage. Les parents<br />

de cette dernière accueillent favorablement le projet d'union. Les bases du contrat sont<br />

fixées; mais il faut le concours de l'Église. On va trouver l'abbé Hoffman qui refuse les<br />

publications et la bénédiction nuptiale, double condition indispensable aux yeux de la<br />

future et sans laquelle on ne doit point espérer son consentement au mariage projeté. Que<br />

faire? On obtient l'intervention de l'Intendant; vingt personnes se mettent en campagne; on<br />

presse, on sollicite l'abbé Hoffman, qui reste inébranlable aux prières comme aux<br />

promesses. Bref, le mariage n'eut pas lieu. La demoiselle trouva bientôt un autre époux qui<br />

la rendit heureuse, et le divorcé, après avoir contracté une nouvelle alliance, mourut sans<br />

postérité, laissant sa femme dans une position de fortune médiocre. Cela se passait au<br />

moment où tous les liens étaient relâchés et où il semblait aux hommes que la Religion et la<br />

Justice dussent se prêter au dérèglement de leurs passions. Il n'en fut point ainsi sur notre<br />

sol, et, grâce à l'application d'une sévérité nécessaire, le débordement du siècle fut arrêté<br />

dans son cours; la Religion et la Justice, bases de l'édifice social, conservèrent leur<br />

puissance et leur stabilité.<br />

Qu'on ne vienne point invoquer de rates exceptions; car elles attestent des erreurs<br />

involontaires et non des dénis de justice. Quels motifs aurait-on d'accuser des hommes dont<br />

toute la vie fut du reste irréprochable? Par exemple, un tailleur vient, sous serment, déclarer<br />

au tribunal que le drap saisi à bord d'un vaisseau danois est anglais. Trompés par les


apparences, par les témoins, par la falsification des pièces, les juges appliquent à des<br />

neutres toute la sévérité des lois barbares qui existent en matière de prises faites en mer.<br />

C'est fâcheux sans doute; mais est-ce aux juges qu'il faut en faire un crime, ou aux<br />

circonstances impérieuses sous l'empire desquelles ils ont rendu leur verdict? Être trompé,<br />

ce n'est pas méconnaître ses devoirs.<br />

Un négociant d'une bonne réputation, et jouissant d'un grand crédit sur la place dont<br />

il était un des plus fermes appuis, avait obtenu les fournitures du gouvernement, outre les<br />

avantages que lui procurait son commerce. L'intendant, M. Dupuy, l'affectionnait pour la<br />

ponctualité avec laquelle il remplissait ses engagements. Chargé des affaires des habitants,<br />

il recevait leurs denrées et subvenait à leurs besoins. C'était un homme dont les manières et<br />

la mise étaient simples et sans prétention, mais dont la tête était admirablement organisée<br />

pour les affaires; sous ce rapport le commerce savait l'apprécier. A cette époque, il existait<br />

un magasin général dans la grande église d'où l'on avait exclu le service religieux pour le<br />

transporter à la chapelle de l'hôpital. On y recevait en dépôt des marchandises, en échange<br />

desquelles on donnait des récépissés ayant cours sur la place. Cette nouvelle création était<br />

l'œuvre de quelques membres de l'assemblée qui, possesseurs de denrées considérables,<br />

voulaient en utiliser la valeur en les déposant dans le magasin public. Que ce fût pour payer<br />

les mêmes objets achetés à terme, ou dans le but de faire de nouvelles acquisitions, toujours<br />

est-il que ces dépôts s'offraient comme un moyen de réaliser un double capital; c'était une<br />

de ces ressources qui ne se présentent jamais que dans les cas désespérés. La suite<br />

démontra clairement que le papier-monnaie et les récépissés, malgré les dépôts, pouvaient<br />

marcher sur la même ligne, et que s'il veut entr'eux une différence, elle fut inaperçue. Le<br />

négociant dont nous parlons, faisant de nombreuses affaires, avait aussi de grands besoins.<br />

Nous ignorons s'il fit un dépôt ou un achat; ce qu'il y a de certain, c'est qu'un reçu, remis<br />

entre ses mains et qui devait être de six milliers d'indigo, se trouva être de dix, ou bien<br />

encore il fut de cinq lorsqu'il devait être de dix. Quoiqu'il en soit, l'évidence du faux était<br />

complète. Cela fit du bruit. Le commerce, l'intendant lui-même, la ville entière et la<br />

campagne s'intéressèrent à l'accusé; mais la justice fut sourde aux cris de la population, et<br />

le malheureux fut exposé pendant trois jours consécutifs, de midi à deux heures, sur la<br />

place publique! ... Un de ses amis, dont les enfants existent encore, les uns à Maurice, les<br />

autres en France, en mourut de chagrin dans l'espace de quelques jours. Quant à lui, s'étant<br />

évadé de l'hôpital ou il était entré pour cause de maladie, il alla s'établir à Bombay sous un<br />

nom supposé. C'est là qu'il est mort, il y a peu d'années.


Nous le demandons: serait-ce à une époque comme la nôtre, époque à laquelle un<br />

assassin, pris en flagrant délit, est sauvé du gibet, qu'un faussaire serait exemplairement<br />

puni? Qu'on nous dispense d'explications à ce sujet, car nous en donnerions qui ne seraient<br />

peut-être pas favorables à ceux qui paraîtraient vouloir en exiger. Nans n'accusons personne;<br />

nous envisagerons la société telle qu'elle est à Maurice depuis 1832, et nous avons le courage<br />

d'en offrir le tableau, différent en cela de beaucoup d'autres qui gémissent comme nous de<br />

notre état actuel, mais qui gémissent en secret et sans oser élever la voix pour se plaindre.<br />

Ce qui distingue les nations civilisées des nations barbares, c'est la conduite qu'elles<br />

tiennent respectivement à l'égard de leurs prisonniers de guerre. Ceux qui étaient détenus à<br />

l'Ile-de- France furent traités avec douceur et humanité jusqu'au moment où M. Decaen,<br />

pour mettre à couvert sa responsabilité, sans doute aussi pour obéir aux ordres de ses<br />

supérieurs, déploya contre eux et surtout contre M. Flenders un systême de sévérité bien<br />

loin d'être en harmonie avec les idées et les mœurs des habitants. Plusieurs des prisonniers<br />

ont laissé dans l'Ile de précieux souvenirs, et nous n'en connaissons aucun qui ait payé<br />

d'ingratitude l'accueil hospitalier qu'il a reçu dans des maisons honorables. Une famille de<br />

Flacq, en particulier, dont les enfants existent encore, semblait, être chargée de la noble<br />

tâche de représenter l'Ile vis-à-vis des étrangers; elle les accueillait tous, et plus une longue<br />

captivité qui détruisait leur avenir les rendait malheureux, plus elle redoublait de zèle et de<br />

soins prévenants pour adoucir leur triste sort. Honneur à ses vertus compatissantes!<br />

Quelquefois, les ennemis en Croisières venaient dans la ville (1795 ou 1796); ils<br />

paraissaient au théâtre et s'en retournaient à lui bord, après un repas frugal pris chez M.<br />

Kbalanec ou chez le consul Danois. On conçoit quelles clameurs, quelles accusations<br />

mensongères ces démarches provoquèrent parmi les Sans-Culottes, ardents à tirer avantage<br />

de toutes les circonstances! Suivant eux, on vendait l'Ile aux Anglais; mais on les laissait<br />

dire, et malgré l'irritation de partis en lutte acharnée les uns contre les autres, l'Ile-de-<br />

France traita toujours les prisonniers aussi généreusement que sa position lui permettait de<br />

le faire.<br />

Qu'à bord des corsaires (et il y en avait beaucoup), des infractions à cette règle aient<br />

été commises, malheureusement on ne saurait le nier, et plus d'une fois de tristes récits ont<br />

frappé l'Ile entière d'épouvante et de consternation. Mais dès qu'ils étaient à terre et mis sous<br />

la protection des lois, les prisonniers devenaient membres de la grande famille et comme<br />

tels, traités (les enfants surtout) avec les mêmes égards et mieux peut-être que les nationaux.<br />

Combien de jeunes aspirants trouvèrent une seconde famille dans les maisons Saulnier,


Kbalanec, Carto et autres! Certes, les soins dont ils furent l'objet, eussent été de nature à leur<br />

faire oublier leurs parents et leur patrie, si, dans les cœurs bien nés, le souvenir de la famille<br />

et de la patrie n'était toujours vivace et palpitant!


CHAPITRE III.<br />

SOMMAIRE.<br />

RÉPONSES A QUELQUES QUESTIONS. - EXCELLENCE DU CARACTÈRE FRANÇAIS. - L'AVOCAT<br />

NIVIÈRE. - LES CORSAIRES EN PRÉSENCE DES JUGES. - LES MAIRIES. -LES FONCTIONS ET LES<br />

PRÉROGATIVES DES MAIRES SO:NT-ELLES COMPATIBLES AVEC LES MOEURS ACTUELLES DE LA<br />

COLONIE? - UN BAPTÊME NOUVEAU. - LES GRANDES SANS-CULOTTIDES : - PREMIÈRE JOURNÉE :<br />

FÊTE DES VERTUS. - DEUXIÈME JOURNÉE : FETE DES RÉCOLTES. - TROISIÈME JOURNÉE: FÊTE DES<br />

VENDANGES. - QUATRIÈME JOURNÉE: CÉLÉBRATION D'UN RÉGICIDE. - ENCORE LE BOSSU ET UN<br />

GASCON. - HONNEUR AUX DAMES. - CINQUIÈME JOURNÉE: FÊTE DE L'INNOCENCE. - UNE VICTIME<br />

EXPIATOIRE


CHAPITRE III<br />

D’APRÈS L'APERÇU rapide que nous venons d’offrir de nos divisions, de nos<br />

craintes intérieures, et nos privations, il serait pénible auquel nous étions assujettis soit<br />

dans la ville, soit aux retranchements, soit sur les forts, on sera peut-être indisposé à nous<br />

dire : « Vous étiez donc bien malheureux! Non, assurément, et le croire serait une erreur. La<br />

jeunesse, en général, prenait peu de souci de ce qui se passait; le plaisir, les réunions<br />

joyeuses, le travail et l'amour: voilà les occupations au milieu desquelles s'écoulait son<br />

temps. Livrés à leurs opérations commerciales, les négociants vendaient, achetaient avec le<br />

papier; réalisant de minces bénéfices, ils faisaient une dépense en rapport avec l'exiguïté de<br />

leurs profits, élevaient leur famille et vivaient dans l'attente de la paix et l'espoir des<br />

avantages dont elle serait la conséquence. Les ouvriers travaillaient; mais la politique était<br />

loin de les trouver indifférents, et quand la société des Sans-Culottes s'assemblait, on les<br />

voyait le soir courir à la Chaumière et s'y montrer les assidus auditeurs des Mirabeaux du<br />

club. En somme, malgré les alertes du dedans, et les craintes que nous inspiraient les<br />

ennemis du dehors, malgré l'extrême pénurie où nous nous trouvions, nous prenions notre<br />

mal en patience et le caractère français toujours gai, toujours vif, toujours supérieur aux<br />

évènements les plus contraires, nous soutint au milieu d'un état que nous ne supporterions<br />

certainement pas d'une manière aussi stoïque aujourd'hui.<br />

Nous avons parlé des corsaires et des jugements rendus en matière de prises. Ce<br />

sujet n'est point épuisé, et le nom d'un avocat dont il n'a pas encore été question s'y rattache<br />

étroitement: c'est celui de M. Nivière. Si les plaidoyers de feu M. Nivière eussent été écrits à<br />

l'époque où ils furent prononcés, il nous offriraient non seulement un recueil précieux de<br />

documents, mais encore une foule de détails curieux et même plaisants sur la manière dont<br />

ce jurisconsulte envisageait les affaires qui lui étaient soumises, sur les moyens qu'il<br />

appelait à son secours et les formes oratoires qu'il donnait à la défense des malheureux<br />

capitaines arrêtés par les corsaires. Il fallait le voir s'armer aux yeux des juges de l'autorité<br />

de la loi, invoquer celle de l'équité, de la raison, et, tour-à-tour éloquent et spirituellement<br />

sarcastique, couvrir de honte et de ridicule les capitaines, ardents, malgré tout, à ne pas<br />

laisser échapper leur proie. Il faut l'avouer: ces débats judiciaires ne constituent pas la plus<br />

belle page de notre histoire, et les scènes auxquelles ils donnèrent lieu plus d'une fois, sont<br />

plus affligeantes qu'honorables. Plusieurs juges furent menacés, des avocats frappés, parce<br />

que les uns et les autres avaient embrassé la cause de la justice. Il semblait qu'on voulût


placer aussi les tribunaux sous le coup d'un système de terreur et dominer la conscience des<br />

magistrats par l'exercice de la force brutale. Dès qu'une affaire de ce genre était appelée, de<br />

nombreux marins, les intéressés aux armements des corsaires, encombraient la salle<br />

d'audience; leur attitude, leurs gestes et leurs paroles n'étaient rien moins que rassurants et<br />

laissaient peu de chances à la liberté des jugements. Toutefois, les magistrats, inaccessibles à<br />

la peur, surent, dans plus d'une occasion, dédaigner la menace et conserver leur indépendance:<br />

c'était un acte de grand courage de leur part; car on courait des risques en tenant une pareille<br />

conduite, et il faut le dire, à la honte de cette époque où les idées d'ordre et de devoirs étaient<br />

incomprises, la justice eut aussi ses martyrs. M. Lécluse, juge au tribunal de commerce, fut<br />

trouvé mort clans son lit, peu de jours après un jugement qui faisait relâcher un navire neutre<br />

capturé par un corsaire....... Un attentat de cette nature parle trop haut et peint trop<br />

énergiquement l'état de révolte ouverte où se trouvaient certaines parties de la société contre<br />

tout ce qui était un obstacle aux haines violentes et à l'aveugle cupidité, pour que nous croyons<br />

utile de l'appuyer d'un commentaire.<br />

Nous ne parlerions pas des maires de la ville et de la campagne, si nos gazettes<br />

n'avaient souvent couvert leurs pages de réclamations ayant pour but de provoquer leur<br />

rétablissement dans toutes les parties de l'Ile. Reportons nous à l'époque dont il s'agit ici.<br />

Autrefois, les marres avaient l'administration générale de la police: la ville, les chemins, les<br />

rues, les cantines, les estaminets, les bazars, le théâtre, les subsistances, etc., tout cela était du<br />

ressort de ces fonctionnaires ou de leurs adjoints. Le rotin et la prison étaient les agents<br />

immédiats dont ils se servaient avec efficacité. Il faut convenir aussi que l'arbitraire devenait<br />

une nécessité de leur position pour maintenir dans le devoir une population que les tendances<br />

révolutionnaires et les idées d'une liberté mal définie, mal comprise tenaient dans une<br />

effervescence continuelle. La lenteur des formes judiciaires, alors qu'un revirement de<br />

positions pouvait se réaliser en vingt-quatre heures, eût non seulement annihilé l'effet que<br />

produit sur la masse la prompte répression d'un délit, mais ouvert 'en même temps la porte à<br />

une foule d'infractions. On faisait fermer une cantine, on confisquait les légumes exposés au<br />

bazar dès que les règlements de police étaient violés, et l'ordre donné par le magistrat<br />

s'exécutait sans que personne osât ouvrir la bouche pour se plaindre ou pour protester. Il en<br />

était de même au théâtre: si quelque perturbateur interrompait le spectacle, on se saisissait de<br />

la personne et on l'en voyait passer la nuit à la police sans qu'on eût à craindre de subir ses<br />

injures ni l'outrage de ses voies de fait. Rien de plus facile que de faire une bonne police,<br />

quand tout le monde sent la nécessité d'obéir, et que le châtiment suit de près la faute<br />

commise. Mais un pareil système n'est plus de ce siècle: vainement on s'efforcerait de mettre<br />

en vigueur les moyens de sévère et immédiate répression dont nous parlons; les institutions, la


force des idées qu'elles ont amenées, les mœurs contemporaines, tout s'y oppose. La liberté est<br />

à tous; c'est nous qui l'avons proclamée même avant l'époque de l'émancipation. Que nous<br />

ayons bien on mal fait de courir au-devant des évènements, c'est ce dont nous n'avons pas à<br />

nous occuper; il faut subir les conséquences de l'état de choses auquel a donné naissance<br />

l'application d'un système prématuré.<br />

Les maires et leurs adjoints, disons-nous seraient chargés de la police actuelle et de<br />

tout ce qu'elle embrasse, sans autre rétribution que celle de servir leurs concitoyens ! C'est là,<br />

convenons-en, une monnaie avec laquelle on ne va pas loin aujourd'hui. Si encore on gagnait<br />

en reconnaissance, en considération, ce que l'on perd sous le rapport pécuniaire. Jadis il en<br />

était ainsi; mais actuellement quels avantages sont attachés à l'exercice des charges<br />

municipales? Aucun; à moins, toutefois, que les sottises et les impertinentes suppositions des<br />

gazetiers n'honorent ceux à qui elles sont adressées .....<br />

Autrefois nous étions Français; aujourd'hui nous sommes Anglais. Reste donc à savoir<br />

si le gouvernement actuel livrerait la police de l'Ile entre les mains d'un peuple conquis. Nous<br />

aimons à croire qu'il y aurait pour lui peu l'inconvénients à y consentir; car si les factions sont<br />

quelquefois animées d'un esprit dangereux à Maurice, en revanche, les individus pris isolément<br />

y sont bons, et la police a moins affaire aux factieux, qu'aux voleurs, aux vagabonds et aux<br />

gens sans aveu. Notre petite communauté renfermait autrefois vingt mille citoyens contre<br />

soixante-dix mille esclaves que l'on retenait bien plus par la crainte que par l'application d'une<br />

pénalité rigoureuse. Maintenant le niveau a passé partout, et les mœurs se sont modifiées de<br />

telle sorte, que le dernier des apprentis qui, jadis esclave, obéisait sans murmure, ferait citer le<br />

maire en justice, comme il y fait citer le juge spécial. Ainsi, la police de 1837 n'est plus la<br />

police de 1793. En 1793, la police s'exerçait sans entraves; de nos jours, elle est devenue rebu-<br />

tante par les difficultés et le travail; elle attirait estime et considération à ceux qui en étaient<br />

chargés; de l'ingratitude et des insultes, voila tout ce qu'elle rapporte actuellement.<br />

Nous serions tenté de croire que les personnes qui demandent le rétablissement des<br />

anciennes municipalités sont restées stationnaires pendant que le siècle était en marche. Elles<br />

se font illusion complète; il leur semble toujours voir M. Journel, que l'on peut citer avec<br />

honneur, revêtu de son écharpe et, soutenu de deux cents artilleurs bien armés, imposant, d'un<br />

geste ou d'un mot, silence aux mutins et les obligeant à rentrer dans le devoir; ou bien encore<br />

ils se représentent M. Rozeline assis à son bureau, écoutant les plaintes et rétablissant l'ordre<br />

au Bazar à l'aide de quelques coups de rotin sagement administrés; ou enfin M. Mongout,<br />

soumettant à un examen sévère les viandes, les poissons, les légumes et, par le rejet ou la


confiscation des aliments en état de décomposition, assurant ainsi aux consommateurs la<br />

bonne qualité des comestibles. Il n’en est plus ainsi!<br />

M. Journel, au lien de deux cents arti1leurs, aurait tout simplement à ses côtés quelques<br />

gardes débonnaires et inoffensifs; s'il s'avisait de vouloir faire œuvre d'autorité, on l'enverrait<br />

promener aux Antipodes. Quant à MM. Rozeline et Mongont, le moyen expéditif du rotin<br />

leur serait interdit, et la confiscation d'une viande de qualité douteuse ne pourrait s'effectuer<br />

sans un examen et un jugement préalable en bonne et due forme. Or, nous le demandons;<br />

lorsque le pouvoir d'un maire se trouve sinon annihilé, du moins restreint dans des limites<br />

si étroites; lorsqu'à chaque pas il rencontre des obstacles; que ses vues et ses mesures se<br />

trouvent contrariées, quel est le citoyen assez désintéressé pour ambitionner une pareille<br />

place et pour sacrifier son repos et son indépendance aux devoirs rigoureux qu'elle impose?<br />

Quel est l'habitant des campagnes qui consentirait à l'accepter et aurait le loisir de s'en<br />

acquitter consciencieusement? On nous dira: mais en France! -- Ne nous aveuglons pas : en<br />

France tout n'est pas parfait en ce qui regarde l'administration communale, et, dans les<br />

petites localités, plus d'un maire devient souvent un despote dont on ne souffrirait point ici<br />

l'arbitraire. En France, le gouvernement nomme les maires des grandes villes sur la<br />

présentation d'une liste de candidats; les préfets et les sous-préfets nomment les autres.<br />

Chez nous, on veut une élection populaire; autre sottise, car par une conséquence de ce<br />

système, il pourrait arriver que les ennemis du pays, ou plus nombreux ou plus habiles<br />

devinssent nos premiers magistrats. Le sort est, selon nous, une bien pauvre manière de faire<br />

un choix, et le vote nous parait bien dangereux quand l'esprit de parti préside ou dirige les<br />

élections.<br />

Ne sortons pas du cercle de Maurice où nous avons prêché l'égalité et la liberté avant<br />

qu'on nous le demandât. Se figure-t-on une élection populaire, (à part même le Macadam et les<br />

insultes du Ceméen) en face de six ou sept populations différentes, et composées d'éléments<br />

hétérogènes: hommes anciens, hommes nouveaux, Européens, Créoles, Anglais, Français et<br />

émancipés! Si l'on s'en fait une juste idée, et que l'on ne recule pas devant les résultats<br />

probables, il ne nous reste plus rien à dire. Évidemment, si les demandes de municipalités sont<br />

sérieuses, il y a dans l'esprit qui les dicte une arrière-pensée dont nous croyons avoir compris<br />

la portée. Ce n'est pas le travail des autorités municipales que l'on sollicite, ce sont les<br />

attributions. On ne verrait les nouveaux magistrats dans leurs bureaux. abandonnés à des gens<br />

gagés, qu'aux instants où ils viendraient y donner leur signature, ou bien aux jours fixés pour l'<br />

adjudication des fermes et des travaux publics; car alors leur présence serait de rigueur. On les<br />

y rencontrerait encore le jour où leur influence pourrait favoriser un parent, un ami. Nous,


alors, nous remplacerions pour ces messieurs, les bazardières, les bouchers, les esclaves que<br />

bousculait M. Rozeline; ou plutôt, nous serions tous placés sur la même ligne pour servir<br />

de pâture à l'exercice de leurs pouvoirs, et pour leur faire passer agréablement deux heures<br />

par jour. Merci! Le mets, pour être moins varié qu'autrefois, n'en serait que plus succulent,<br />

on doit en convenir; au lieu de noirs, de revendeurs, de vagabonds, ces messieurs auraient,<br />

en effet, le plaisir d'appeler à leur barre leurs rivaux ou ceux dont les opinions les<br />

offusquent et les blessent; et Dieu sait s'ils s'interdiraient alors le plaisir de trancher du petit<br />

sultan et de donner complète satisfaction à leur amour-propre, en froissant celui des autres.<br />

...<br />

Disons-le, toutefois: l'institution des municipalités, à une époque déjà loin de nous,<br />

fut un bienfait véritable. Eu égard aux temps, aux lieux, aux circonstances, il fallait une<br />

justice prompte et sûre: on l'avait sous la main dans tous les quartiers de l'Ile. Mais un<br />

pareil système, né sous l'empire des nécessités présentes, ne pouvait prétendre à une<br />

perpétuité d'application. Aussi, lorsque les dangers furent passés, a l'arrivée de M. Decaen,<br />

cette institution, comme toutes celles que la force des choses avait créées, disparurent sans<br />

que le public s'en plaignît. Ces petites charges flatteraient peut-être encore aujourd'hui l'amour<br />

- propre de quelques ambitieux tant à la ville qu'à la campagne, mais ne seraient d'aucun<br />

avantage pour le pays. Il y a plus; c'est qu'en ce moment où l'individualisme domine, où les<br />

prétentions de chaque citoyen n'ont plus de bornes, elles deviendraient parmi nous une source<br />

inépuisable de rivalités, de luttes et de haine. Cela est tellement vrai, que si demain, le<br />

gouvernement annonçait un choix d'officiers municipaux pris hors des rangs des plus avides<br />

compétiteurs, vous verriez aussitôt les élus en hutte aux calomnies, aux insultes des<br />

mécontents et des journalistes, si même on ne les forçait, par des moyens plus sûrs, de donne<br />

leur démission.<br />

Tout le monde sait que le calendrier grégorien avait été changé; que tous les mois se<br />

composaient de trente jours partagés en trois décades, chaque décade ayant son décadi qui<br />

répondait à notre dimanche. Aux saints que l'Église catholique honore, on substitua les<br />

carottes, les choux, les marmottes, les tigres, les ours, etc., etc. Ainsi les Ambroise, les Bazile,<br />

les Augustin, et tant d'autres personnages qui avaient instruit et illustré le monde par leurs<br />

vertus, leurs exemples et leurs talents, avaient été détrônés par des légumes et des animaux<br />

immondes. De toutes les folies d'alors celle-ci fut la moins bien accueillie à l'Ile-de-France.<br />

Cependant les Sans-Culottes voulurent tenter un essai. Dans une grande séance, à la<br />

Chaumière, où tous les frères et amis furent convoqués en costume d'apparat, c'est-à-dire,<br />

avec la cuiller de bois à la boutonnière parce qu'on devait y manger les saints du jour, dans<br />

cette séance mémorable, disons-nous, Litray fit un long discours pour prouver qu'un chou


valait bien le St.-Augustin qui avait civilisé l'Angleterre, et qu'un navet pouvait hardiment<br />

entrer en parallèle avec le grand Alfred qui lui avait donné la charte qui la régit encore. Il<br />

est facile de tourner en ridicule les choses saintes; aussi, comme on le pense bien, Litray se<br />

donna-t-il carrière, et les applaudissements de retentir de toutes parts, bruyants et<br />

prolongés, sitôt qu'une allusion ou un rapprochement venait exciter la sotte hilarité des<br />

auditeurs. Sa philippique terminée, il annonce qu'il a procédé à l'appel nominal. Chacun<br />

devra approcher du bureau pour se faire inscrire et recevoir son nom. Les Sans-Culottes<br />

s'ébranlent en masse: ils se portent pêle-mêle vers l'endroit de la salle désigné; mais au<br />

moment où tous, unis, confondus et pressés demandent chacun leur baptême, les<br />

Muscadins, qui n'étaient pas restés oisifs pendant cette risible parodie, arrivent en foule à leur<br />

tour ( c'était le soir) avec les mains et les poches pleines des saints de nouvelle fabrique, et les<br />

voilà qui font pleuvoir sur les Sans-Culottes une grêle de carottes, de navets, de légumes de<br />

toute espèce qu'ils avaient achetés au Bazar. Passe encore pour les choux, les laitues et l'oseille,<br />

criait le petit bossu qui, peu de temps auparavant, avait harangué le général Malartic; mais les<br />

carottes! mais les navets! C'est par trop dur ! Et notre bossu de renvoyer les projectiles aux<br />

assaillants. Une action s'engage; on se heurte, on se pousse, on se dispute, on s'arrache les<br />

armes du combat, on se frappe; ce sont des cris, des rires bruyants, c'est une mêlée générale<br />

qui aurait bien pu dégénérer en lutte funeste, mais qui trouva bientôt son terme grâce aux noirs<br />

qui, s'emparant des légumes au fur et à mesure qu'ils tombaient, disparaissaient chargés de<br />

butin. Le combat finit donc, non faute de combattants, mais faute de munitions. Les battus, les<br />

éclopés avaient besoin de réparer leurs forces. Un repas fut servi, et chacun puisa avec sa<br />

cuiller de bois dans la gamelle remplie d'une soupe préparée par les propres mains, (nous ne<br />

disons pas les mains propres,) des citoyens Sans- Culottes eux-mêmes. Contrairement à leur<br />

habitude ~ ils ne prirent pas trop mal ce jour-là, le tour qu'on leur avait joué; il est probable<br />

que la honte d'avoir provoqué cette scène plaisante contint la colère des Guion et des autres<br />

chefs du parti. Du moins ainsi s'expliquerait la modération dont ils usèrent. Ils durent<br />

comprendre, au reste, d'après ce premier essai, que des projets de réformes, du genre de celui<br />

dont nous venons de parler, trouverait peu de sympathie dans la saine partie du public; aussi<br />

se gardèrent-ils bien de renouveler à ce sujet leurs tentatives.<br />

Nous touchions à la fin de l'année républicaine, autrement pour le français, vers la miseptembre<br />

(vieux style). Les préparatifs des grandes Sans-Culottides se poursuivaient<br />

activement, et l'on n'épargnait point la dépense. Il fallait costumer les Vertus, habiller les<br />

vieillards, fournir les armes, fixer la place que chacun occuperait à la cérémonie.<br />

L'habillement du sexe était blanc; ceinture et bonnet aux trois couleurs. L'Indigence devait<br />

s'offrir sous les traits de vieillards ayant les cheveux épars, une sale culotte en lambeaux, une


veste idem, une cravate formée d'un vieux mazulipatam rouge, une chemise dégoûtante, un<br />

chapeau à demi rongé, dépecé par les rats et les insectes, enfin des souliers percés. C'était<br />

faire pitié. Chaque quartier envoyait une députation, quelquefois une Vertu quand il en avait<br />

de reste, et chacune de ces députations était précédée de la bannière de son district. Ainsi,<br />

par exemple, la Rivière du Rempart avait ses masques; la Savane; ses singes; les Plaines<br />

Wilhems, son escarpolette; Moka, ses trois lézards aux trois couleurs; Flacq, ses renards;<br />

Pamplemousses, son arbre à pain, et le GrandPort, ses ours, comme la ville de Cerne et le<br />

Port-Louis avaient un lion entouré des insignes des autres quartiers.<br />

Le jour si longtemps, si vivement attendu se lève; l'heure de la fête a sonné. Les<br />

Sans-Culottes en armes se réunissent sur la place, où se rendent successivement les<br />

vieillards en guenilles et avec eux les Vertus brillantes de parures et faisant contraste, les<br />

députés des régiments, les citoyens en costume du jour, les chefs des Sans-Culottes, et enfin<br />

tous les habitants de la Chaumière en armes. Au chant de la Marseillaise, le cortège<br />

s'ébranle, parcourt, musique en tête, toute la rue du Gouvernement et arrive au Champ-de-<br />

Mars, au milieu duquel s'élève l'arbre de la liberté. Vous étiez là, fameux bossu, vous aussi<br />

bancal illustre, tous deux chargés d'armes et d'années! Vous y étiez aussi, moutons de<br />

Panurge, troupeau d'imbéciles que l'on voit, dans toutes les révolutions, 3a.rchant à la suite<br />

de quelques ambitieux, habiles à se servir ce jour-là de votre présence, comme ils se seraient<br />

servis au besoin de vos bras pour satisfaire leur cupidité, pour étancher leur soif du pouvoir;<br />

... Guion, le sabre .en main, marchait à la tête du cortège; derrière lui, s'avançait Litray,<br />

maigre, pâle, sombre et soucieux, accusant par son air et ses bannières l'embarras d'un<br />

conspirateur qui craint que le secret de sa pensée ne soit découvert. Les ambitieux de<br />

l'assemblée qui tenait eux deux partis, et pour cause, ne parurent point à la cérémonie. On<br />

remarqua leur absence, et pour éloigner de fâcheux soupçons, et se crurent obligés d'écrire des<br />

lettres d'excuse. Puissent, pour l'honneur de leurs enfants, des tristes témoignages de la sottise<br />

on de la pusillanimité ne jamais voir le jour!<br />

Lorsque le cortège fut parvenu au pied de l’arbre vénéré, le président cria par trois fois:<br />

Vive la République! Et trois fois l'assemblée entière répéta ce cri. Après cela, Litray, l'orateur<br />

obligé de tontes les réunions solennelles, débita un long discours sur les bienfaits de la<br />

révolution , sur les avantages de la liberté, sur leur force et l'influence des Sans-Culottes, sur<br />

la qualité du gouvernement et des autres institutions. Ceux qui ont entendu le discours<br />

prononcé à la Comédie, en 1832, peuvent se former une idée de celui de Litray en 1794.<br />

Même exagération, mêmes applaudissements, même résultat: le désordre. Trois décharges<br />

de mousqueterie annoncèrent que la cérémonie au Champ-de-Mars était finie. Le cortège


evint sur ses pas par la même route; le soir, il y eut procession dans les rues, chants<br />

patriotiques, etc., etc. C'est ainsi que se passa la première journée, dite fête des Vertus.<br />

La seconde journée commença de meilleure heure que la précédente. Dès six heures<br />

du matin, les Sans-Culottes se mirent en marche pour aller chercher leur récolte; (c'était la<br />

Fête des Récoltes qu'ils célébraient ce jour-là.) Ils auraient, en conscience, tout aussi bien pu<br />

l'appeler la fête des mulets ou des ânes, car ils rentrèrent tous en ville avec une botte de<br />

foin sur l'épaule. Soit qu'ils voulussent se mettre en harmonie avec ceux qui mangèrent la<br />

récolte, soit qu'ils fussent fatigués de leur course, ils passèrent la journée dans leur<br />

Chaumière à pérorer et à boire; puis vint le dîner dont le menu se composait des légumes<br />

recueillis à l'habitation des prêtres.<br />

A cette fête succéda celle des Vendanges. On avait transporté, la veille, dans les<br />

environs de la rivière des Lataniers, deux barriques de vin qui, placées sur un brancard de<br />

voiture à quatre roues, orné de pampres et de fleurs, firent le lendemain leur entrée<br />

triomphale dans la ville, à dix heures du matin environ. Nous voulions ne pas être obligé<br />

de dire que deux femmes, assises à califourchon sur ces barriques, étaient chargées de<br />

l'honorable tâche de présenter à boire aux passants. Par malheur, c'est un fait trop<br />

caractéristique pour qu'il nous soit permis de le passer sous silence. Coiffées et habillées<br />

comme les femmes que l'on représente accompagnant le bonhomme Silène, elles en<br />

avaient les manières, les gestes, les attitudes, et comme elles encore elles étaient ivres de<br />

plaisir et de vin. Et quelles étaient ces femmes!... Nous serons assez prudent pour taire<br />

leurs noms. Quelques-uns de nos sauveurs seraient bien étonnés d'apprendre que leurs<br />

grand' mères figuraient dans ces saturnales pour l'amusement et l'édification des soldats,<br />

des matelots, des noirs et des habitués de la Chaumière des Sans-Culottes. On nous dira<br />

sans doute: pareille chose n'arriverait pas aujourd'hui. Elle arriverait. N'avons-nous pas vu,<br />

en 1832, quelques articles du Cernéen mettre les dames en jeu pour les faire souscrire et<br />

participer ainsi à l'émeute? Et celles qui accouchaient avant terme à la vue de Jérémie,<br />

n'étaient-elles pas des instruments que l'on façonnait à jouer d'autres rôles? ... Qu'on ne s'y<br />

trompe pas: nous avons été à la veille de voir se renouveler pour Maurice ce que l'Ile-de-<br />

France avait vu en 1794. L'esprit était le même; les circonstances seules ont manqué.<br />

Revenons à notre Fête des Vendanges.<br />

A tout prendre, cette représentation valait mieux que celle dont le foin mêlé, de<br />

chardons avait fait les frais, et la ville, ce jour-là, prit l'air d'un véritable pays de cocagne. Les<br />

saucissons, le pain, le jambon et le vin se consommaient à tous les coins des rues, non sans être


assaisonnés des cris de Vive la République! et du chant: Aux armes, citoyens! Ce fut réellement<br />

une fête pour les Sans-Culottes et leurs amis, ainsi que pour les noirs, car d'ordinaire, dans<br />

leurs réunions républicaines, ils faisaient, bon gré mal gré peut-être, œuvre de sobriété, ne<br />

mangeant que de la soupe composée de légumes et de lard, et ne buvant que de l'eau. Au reste,<br />

cette journée ne fut marquée par aucun désordre, et dans la manifestation de leur joie, ils se<br />

bornèrent à arrêter les passants, à les inviter à boire et à crier vive la République, à peu près<br />

comme on obligeait en quelque sorte les habitants à crier en 1832 : A bas Jérémie!<br />

La quatrième fête, consacrée à faire des vœux pour la mort du dernier tyran, fut toute<br />

sérieuse. On prononça des discours à la Chaumière où chacun vociférait à son aise contre les<br />

rois, sans oublier Pitt et Cobourg. Une triple promenade dans les rues de la ville était de<br />

rigueur; et le soir, à 10 heures, c'était la farandole.<br />

Ce jour là, toutefois, la Chaumière devint le théâtre d'une dispute assez vive- qui s'éleva<br />

entre le bossu dont nous avons déjà parlé et un gascon récemment arrivé dans le pays. Ou notre<br />

bossu, qui était parisien, ne comprenait pas le gascon, ou notre gascon ne savait pas le français.<br />

Ce dernier donc arrivait de France où il avait vu et fréquenté les clubs. Il abordait souvent la<br />

tribune: sa manie était de pérorer. Toujours confiant dans ses forces oratoires, il prit la parole<br />

en cette circonstance et déblatéra si longtemps, sans que personne put le comprendre, que notre<br />

bossu, cédant à une impatience bien naturelle, l'interrompit tout-à-coup en lui demandant s'il<br />

savait lire. Offensé de cette brusque et rude apostrophe, le gascon, pour toute réponse, lui<br />

donne un soufflet, mais un soufflet si vigoureux, si bien appliqué, que le pauvre bossu s'en va<br />

rouler sous la table du secrétaire. De là grand tumulte dans l'assemblée. Deux camps se<br />

forment, et bientôt une de ces luttes scandaleuses, comme on en avait vu quelquefois, allait<br />

s'en suivre, quand les citoyennes des tribunes intervinrent. Amenés devant l'aréopage<br />

féminin, les deux champions s'expliquèrent, et comme il faut toujours rendre les armes au<br />

beau sexe, la paix fut scellée par une accolade amicale et tout-à-fait fraternelle.<br />

La cinquième fête fut consacrée à honorer l'Innocence. Une jeune fille de douze ans,<br />

belle comme un ange, appartenant à de braves gens qui demeuraient une de la Harpe, fut<br />

chargée de remplir ce rôle, et elle s'en acquitta avec tant de douceur et d'intelligence, que<br />

l'on courait de rue en rue pour la voir passer sur son petit char orné de fleurs et traîné par<br />

deux amours. On eût dit que la vue de cette aimable enfant avait adouci les manières<br />

farouches des Sans-Culotles qui, devant elle, se tenaient décemment et ne prononçaient<br />

aucune parole qui pût blesser son innocence, tant est puissant l'empire de la vertu, même sur<br />

les cœurs les plus dépravés! Par malheur, on ne mesura pas les forces de cette jeune


personne; on n'eut aucun égard aux suites funestes que pouvait avoir pour elle l'influence<br />

d'une saison rigoureuse. Couverte d'une simple mousseline drapée autour de son corps, les<br />

jambes et les bras nus, elle resta, la nuit, exposée pendant six heures, par un temps couvert<br />

et humide, à toutes injures de l'air. La fièvre la saisit, et le soir du lendemain, la pauvre<br />

enfant n'existait plus. Sa mort fut un sujet de deuil pour toute la ville. On avait tant parlé<br />

de sa beauté, de son intelligence, que tout le monde prit part à ce triste évènement et<br />

partagea la douleur profonde d'une famille qui perdait d'une manière si prompte et si<br />

inopinée, l'objet de sa tendresse, de son orgueil et de son bonheur.<br />

Il faut nous arrêter ici; les faits que nous avons à raconter sont un peu plus sérieux<br />

que ceux dont il a été question jusqu'à ce moment; mais avant d'entrer en matière, il<br />

convient de jeter un coup d’œil sur l'état de la colonie à l’époque où nous sommes<br />

parvenu.<br />

On se tromperait si, d'après ce que nous avons dit, on allait se figurer que la colonie<br />

fut tombée dans une anarchie complète, parce que des ambitieux se disputaient le pouvoir.<br />

Nous faisions quelque commerce avec (Ile-Bourbon dont nous étions les agents, avec<br />

l’Inde qui entretenait des rapports avec, nous m moyen des neutres, et avec l'Amérique par<br />

l'entremise des maisons américaines établies à l'Ile-de-France. Notre agriculture, sans être<br />

à proprement parler dans une situation florissante, produisait aussi quelques retours ; mais<br />

ce qu'on aura de la: peine à croire, c'est qu'au milieu de ce mouvement politique et de la<br />

préoccupation profonde des esprits qui en était la conséquence, il se sont formé à l'Ile-de-<br />

France plusieurs établissements qui auraient été distingués dans quelque ville d'Europe<br />

que ce fût. Au milieu de nos troubles, le théâtre était suivi; pendant tout l'hiver il y eut bals<br />

parés et publics; on se visitait assidûment, car la division régnait plutôt dans les esprits que<br />

dans les cœurs. On n'avait point encore à gémir sur cette haine à laquelle une rivalité<br />

déplorable, inspirée par l'amour des places et de l'argent, donna naissance parmi nous,<br />

quarante ans plus lard. Serait-il donc vrai que l'intérêt fût dans le siècle des lumières le<br />

moteur des actions humaines et qu'il eût remplacé les sentiments généreux à la voix<br />

desquels on obéissait autrefois!<br />

Qu'on ne nous oppose pas le traitement que subirent St.-Félix et les antres<br />

prisonniers ses compagnons d'infortune; nous le répétons: la conduite des Sans-Culottes<br />

n'était point dictée par le désir de satisfaire des vengeances particulières. Ils auraient pu<br />

certainement abuser de la puissance dont ils étaient investis, et les faire condamner, grâce<br />

aux lois atroces alors en vigueur, et cependant ils ne le firent pas. Exempts de haine envers


qui que ce soit, ces hommes, blâmables par leurs excès révolutionnaires, sont restés purs de<br />

tout intérêt personnel et c'est une justice qu'il faut leur rendre. Les membres de la<br />

Chaumière ne comprenaient, pour la plupart, ni la valeur de leurs paroles, ni la portée de<br />

leurs actes, et ils se fussent trouvés fort embarrassés de répondre s'ils se fussent demandé<br />

sérieusement ce qu'ils voulaient. C'étaient des gens qui allaient où on les poussait, sans<br />

savoir s'ils faisaient bien ou mal. Mais du moins quarante années d'expérience auraient du<br />

opérer un changement favorable et montrer un but d'amélioration réelle aux efforts de<br />

l'intelligence humaine. Eh. bien, a-t-on remarqué de pareilles tendances en 1832, malgré les<br />

lumières et le rang de ceux qui se trouvaient à la tête du mouvement? Loin de là ! tout a été<br />

de mal en pis depuis ce temps de lugubre mémoire. Nous le demandons, en effet, à quoi a<br />

tenu que nous ne subissions, il y a quelques années seulement, le système odieux de la<br />

guillotine, de la prison et de la déportation ? La conduite tenue à l'égard de la faible<br />

minorité qui eut le courage de se montrer et que l'on avait terrorisée par les menaces, les<br />

insultes et le Macadam, donne la mesure de ce qui serait arrivé, si ceux qui partageaient ses<br />

opinions, se fussent déclarés ouvertement et mis en présence de leurs antagonistes, comme<br />

les Sans-Culottes et leurs rivaux s'y trouvaient en 93. Que conclure de cette manière de<br />

révolutionner à quarante ans de distance? C'est que les révolutions se ressemblent toutes<br />

soit qu'elles aient pour moteurs des ignorants et des gens grossiers, ou bien des hommes<br />

lettrés; c'est qu'elles s'accomplissent toujours aux dépens de la masse qui les tolère ou les<br />

soutient, et au profit de quelques audacieux, de quelques mauvais sujets qui souvent ont<br />

cette seule porte pour sortir de leur nullité ou de leur misère, et parfois encore pour<br />

échapper au glaive de la justice prêt à les frapper. Nous voudrions que, pour couper court<br />

aux exigences injustes des révolutionnaires, une loi générale exclut de tout emploi, de toute<br />

charge les hommes reconnus pour avoir été chefs, moteurs ou agents d'une tentative dont le<br />

résultat eût été la déchéance, la ruine de l'ordre existant.<br />

Ce sont des souvenirs que nous écrivons; les impressions que nous avons éprouvées<br />

des évènements dont nous avons été témoins, sont gravées dans notre mémoire, comme si<br />

ces évènements n'étaient que d'hier; et pourtant il est des faits qui sont vieux de quarantesix<br />

ans! Prive de notes et de dates, nous les reproduisons tels qu'ils nous reviennent à l'esprit,<br />

au fur et à mesure que nous avançons dans notre ouvrage. Toutefois, bien qu'il nous fût<br />

difficile de préciser l'année et le jour où ils sont arrivés, nous pouvons assurer qu'ils se<br />

trouvent placés, à peu près tous, dans leur ordre chronologique. Nous continuerons à suivre<br />

le plan et la marche que nous avons adoptés jusqu'ici, persuadé d'ailleurs que les dates ne<br />

rendrait nos souvenirs ni plus intéressants ni plus vrais.


Nulle part il n'existe de registres propres à fournir des matériaux pour une histoire de<br />

Maurice. Les souvenirs des vieillards sont les seules sources où ceux qui voudraient<br />

entreprendre une pareille tâche fussent en état de puiser. Cependant il importe à nos jeunes<br />

colons qui se proposent un jour d’écrire les annales de leur pays, de connaître quelle attitude<br />

il a prise dans cette grande catastrophe appelée la Révolution française; comment il a<br />

supporté ses malheurs, et sous l'empire de quelles circonstances enfin, après avoir subi le<br />

papier-monnaie, une guerre de vingt ans, après la conquête, l'incendie de la ville et la levée<br />

de bouc1iers de 1832, il se trouve en 1837 exportant 70 millions de sucre. C'est ce manque<br />

absolu de documents, c'est le désir d'être utile à la jeunesse mauricienne qui nous ont inspiré<br />

la pensée d'écrire les évènements qui se sont écoulés sous nos yeux. Elle verra, par ce qui<br />

nous reste à dire, que plusieurs fois nous avons couru de grands dangers, et que les hommes<br />

en possession aujourd'hui de tous les avantages du savoir et de la fortune, doivent peut-être<br />

quelque chose à ceux qui, aux dépens de leur bien-être, ont conservé le pays au milieu des<br />

perturbations de l'ordre social, perturbations dont la colonie n'aurait pas été exempte, si,<br />

dans ces temps, déjà loin de nous, les opinions et les inimitiés personnelles se fussent chan-<br />

gées en manifestes de guerre. Les plus sages alors furent ceux qui aimèrent mieux périr avec<br />

le gouvernement que de se sauver avec les perturbateurs, dont jamais, quoiqu'ils en disent,<br />

les motifs ne sauraient être à l'abri de la sévérité du blâme.<br />

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


DEUXIÈME PARTIE.<br />

CHAPITRE I.<br />

SOMMAIRE.<br />

TRANSITION. - LES PASSIONS SE CALMENT. - L'ILE DE FRANCE REPREND SA PRÉPONDÉRANCE SUR<br />

LES DIVERS PEUPLES QUI L'AVOISINENT. - MOEURS ET ESPRIT DES NOIRS ESCLAVES. - CRITIQUE DES<br />

ACTES DU GOUVERNEMENT BRITANJHQUE A LEUR ÉGARD SA FAIBLESSE, SES TERGIVERSATIONS,<br />

SA DUPLICITÉ. - GENE DU COMERCE A CETTE ÉPOQUE. - MÉCONTENTEMENT DU CONSOMATEUR. -<br />

PROCÉDÉS COMMERCIAUX DE L'ÉPOQUE MIS EN REGARD DE CEUX DE NOS PÈRES.- SUITES DU<br />

MALAISE ÉPROUVÉ PAR LA CLASSE OUVRIÈRE. - CURIEUX RAPPROCHEMENT. -LE DIRECTOIRE<br />

DÉCRÈTE L'ÉMANCIPATION IMMÉDIATE DES ESCLAVES. - EFFET QUE PRODUISIT CETTE NOUVELIE A<br />

L'ILE-DE-FRANCE. - CRAINTES, INCERTITUDES, ESPÉRANCES, PRÉVOYANCE. - HEUREUX<br />

RAPPROCHEMENT. - ARRIVÉE DES COMMISSAIRES DITS NACARATS. - TOUS LES PARTIS S'UNISSENT<br />

POUR DÉFENDRE LA CAUSE COMMUNE. - PROJET D'ENLÈVEMENT MANQUÉ. _ REVUE AU CHAMP-DE-<br />

MARS. - BACO MENACE LE GÉNÉRAL MALARTIC. - EFFETS QUE PRODUISIRENT SES PAROLES: M.<br />

POILVERT - LES NACARATS SONT FORCÉS DE SE REMBARQUER. - LES SAUVEURS DE 1832. -<br />

RECTIFICATION DES DATES.


DEUXIEME PARTIE<br />

CHAPITRE I.<br />

LA TERREUR avait cessé; le char révolutionnaire prenait une autre direction ou du<br />

moins une marche plus lente et ne broyait plus sous ses roues tout ce qui faisait obstacle à<br />

son passage. Toutefois, le Directoire, en apparence plus modéré que la Montagne, avait lui<br />

aussi ses journées, et les déserts de la Guiane et de Sinnamary s'étaient chargés de ses<br />

vengeances. En un mot, la déportation avait remplacé la guillotine. Cependant tout<br />

présageait à la France un avenir plein calme. Le pouvoir se concentrait et annonçait par<br />

l'appareil du luxe dont il s'entourait, que le règne des Sans-Culottes touchait à sa fin. Seules, les<br />

colonies restaient toujours sous le coup des lois de la Convention, et il était à craindre que tôt<br />

ou tard elles ne devinssent le théâtre d'une insurrection générale.<br />

Les Iles de France et de Bourbon, plus éloignées de tout secours, avaient besoin<br />

d'exercer une surveillance plus active. Aussi firent-elles preuve d'une grande énergie, et dans<br />

leurs moyens de défense et dans la répression des tendances démocratiques. Elles eussent<br />

arboré volontiers les couleurs blanches si, sans recourir à des auxiliaires étrangers, elles<br />

eussent eu l'autorité nécessaire pour les faire respecter, et la force de comprimer cette partie de<br />

la population qui, par ses opinions démagogiques, compromettait chaque jour la tranquillité<br />

intérieure, Toutefois, malgré leurs craintes, malgré les embarras que leur suscitait l'esprit<br />

désorganisateur de quelques brouillons, elles avaient acquis une certaine prépondérance au<br />

dehors. Déjà le sultan Tippoo, comme on l'a vu, s'était adressé à l'Ile-de-France pour obtenir<br />

des secours; Regnète, qui s’était rendu indépendant sur la côte d'Afrique, réclamait aussi son<br />

appui, et le roi du Pégou avait envoyé l'un des siens en ambassade dans le même but. Il n'est<br />

pas jusqu'aux Portugais de Goa et de Mozambique qui, à peu près à la même époque, ne<br />

crussent honorable et avantageux de solliciter un traité entre les deux gouvernements.<br />

C’est surtout par sa manne que l'Ile-de-France avait conquis cette importance et cette<br />

supériorité de crédit. Vingt corsaires, trois frégates et toujours quelques corvettes que la<br />

métropole envoyait et que nous gardions, nous montraient dans l'Inde sous un aspect<br />

formidable, et il faut avouer que si alors Ile-de-France eût été attaquée, elle n'eût certes pas<br />

succombé aussi facilement qu'en 1810. Chose digne de remarque: c'est qu'à la moindre<br />

alerte, les noirs, qui pourtant, n'étaient pas heureux, arrivaient les premiers aux batteries<br />

pour aider à la manœuvre des grosses pièces, et vous les auriez vus tons prendre les armes,<br />

s'il se fût agi de repousser l'ennemi du dehors, possible de faire, puisqu'il les a rendus


citoyens. Eh bien, malgré cela, nous doutons qu'il soit parvenu à gagner leur attachement et<br />

leur amitié. Ce qui agit le plus fortement sur l'esprit de ces hommes, c'est le pouvoir; or, la<br />

faiblesses du gouvernement local a été si grande, qu'elle a exercé une fâcheuse influence sur<br />

les noirs habitués à reconnaître pour chefs et pour supérieurs ceux-là seulement en qui<br />

résident force, autorité, commandement. Nous écrivons ceci en 1837. Qui commande, nous<br />

le demandons, depuis cinq ou six ans? Est-ce le gouvernement, lui qui n'a pu garantir un de<br />

ses magistrats, ni aucun de ses employés des menaces et des insultes, et qui en a même<br />

renvoyé plusieurs pour satisfaire aux exigences d'une coterie dont un seul mot énergique eût<br />

réprimé l'audace? Non, le gouvernement a mal compris sa position; il a usé d'une<br />

condescendance déplorable qui lui a fait perdre une autorité dans laquelle il aurait pu se<br />

maintenir par une attitude ferme et décidée.<br />

L'année 1795 ne fut pas sans troubles et sans dangers. La faction mécontente,<br />

composée, comme nous l'avons dit, de la classe nombreuse des ouvriers et des anciens<br />

militaires, poussés par quelques ambitieux d'un rang plus élevé ne cessait de se plaindre de<br />

ce qu'on l'éloignait de toute participation aux affaires publiques et de ce qu'on s'obstinait à ne<br />

pas lui concéder: droit, comme en France, de représenter le peuple souverain. Le prix élevé des<br />

objets l'Europe et surtout du vin, était aussi le prétexte de ses criailleries et des mouvements<br />

qu'elle tentait. Le vin était toujours cher; il passait par tant de mains avant d'arriver au<br />

consommateur, que l'ouvrier, dont le travail n'était plus assez rétribué, à cause de la<br />

dépréciation du papier, ne pouvait y atteindre. C’était un grand mal assurément; mais comment<br />

y porter remède? Le commerce, purement local, ne s'alimentait qu'en faisant passer de main en<br />

main les cargaisons qui nous arrivaient. Il en était de même des denrées et des objets provenant<br />

des prises; nulles opérations extérieures que celles de quelques Danois qui fréquentaient<br />

Calcuta et les deux cotes de l'Inde. Mais comme ces opérations se faisaient ici et pour notre<br />

compte, il était facile aux spéculateurs, d'après la consommation probable, de tracer à l'avance<br />

le tableau de leurs achats et celui de la revente. Achetaient-ils cher, ils augmentaient le prix de<br />

revente; rarement ils se trompaient et leur habileté, dans ce cas, tournait au détriment de la<br />

colonie qui consommait. Tous les bénéfices réalisés étaient à l'égal d'une souscription faite par<br />

la colonie à chacun des spéculateurs. De nos jours, un pareil mouvement dans les affaires<br />

serait impossible, ou il exposerait grandement la fortune de ces derniers. Chaque négociant<br />

connaît avec certitude les navires qu'il attend; il peut même en avoir la facture, tandis que les<br />

autres l'ignorent et, clans cette incertitude, ne se risquent pas. On achète et l'on vend au cours,<br />

et il ne dépend plus de personne, à moins de fortes chances de succès, de faire monter ou<br />

descendre nos denrées et nos objets de consommation. Les hommes et leurs calculs n'entrent<br />

pour rien dans la hausse et la baisse qui restent subordonnées à la masse plus ou moins


considérable des objets à vendre. Les commerçants peuvent bien particulièrement demander<br />

telles ou telles marchandises; mais d'autres peuvent le faire aussi, et détruire par là l'espoir que<br />

les premiers avaient conçu d'obtenir des résultats avantageux. Félicitons nous de ce<br />

changement. Nous n'avons plus besoin ni de taxe, ni de maximum; le commerce est libre, les<br />

accaparements sont devenus impossibles, et la colonie, dans sa position actuelle, ne risque pas<br />

de manquer de quoi que ce soit, tant qu'elle présentera des produits pour payer sa<br />

consommation.<br />

Nous avons dit que le mécontentement des esprits, clans la classe ouvrière, provenait du<br />

désir de participer au pouvoir, comme en Europe, et de la cherté des objets de première<br />

nécessité. Le maximum qui, dans son principe, est une atteinte profonde au droit de propriété,<br />

et dans son application un vol manifeste, n'eut d'autre résultat pour Maurice que de consommer<br />

la ruine de quelques particuliers au profit de plusieurs habiles gens que les révolutions<br />

vomissent à leur surface et qui savent tirer parti de toutes les chances favorables offertes par<br />

elles à leur cupidité. A ces deux motifs, vrais ou supposés, pris au sérieux ou servant de<br />

prétexte, il faut ajouter les émissions continuelles du papier-monnaie provoquées par les<br />

faiseurs d'affaires, membres de rassemblée qui en abusaient scandaleusement, sur qu'à la fin du<br />

mois et au moyen seul de la dépréciation, gagneraient de quoi payer bien au-delà de leurs<br />

dépenses. L'ouvrier économe n'était point en état de calculer ainsi; ses bénéfices, qu'il mettait<br />

de côté, se réduisaient à rien, et beaucoup d'entr'eux, après plusieurs années de travail, allaient<br />

se trouver dépourvus de toutes ressources. Dans ces circonstances, ils tentèrent une sorte<br />

d'émeute. On dut marcher contre pour en arrêter plusieurs, en relâcher quelqu’un et rétablir<br />

ainsi la tranquillité dans la ville, après avoir malheureusement donné aux campagnes le funeste<br />

exemple de la désunion parmi les maîtres.<br />

Quand on a prétendu en 1832, et que l'on a imprimé en 1837, dans des espèces<br />

d'éphémérides, que les noirs, à l'arrivée de M. Jérémie, étaient portés à la révolte, on en a<br />

imposé grossièrement; il eût été plus vrai de dire qu'on voulut exciter parmi eux des<br />

insurrections partielles, afin d'avoir, aux yeux de l'autorité, un prétexte pour renvoyer ce<br />

magistrat qui seul nous aurait garantis du gaspillage de nos propriétés, de notre indemnité<br />

surtout que personne n'a défendues et qui ont été livrées à la rapacité des meneurs, au vu, au<br />

su, et presque avec l'assentiment de l'autorité elle-même qui a semblé leur jeter cette proie pour<br />

assurer son repos. Et cependant, qui a souffert de cette spoliation de nouvelle espèce? Le<br />

pauvre, le pauvre seul à qui l'on a arraché son dernier morceau de pain, pour l'envoyer ensuite<br />

avec sa famille solliciter des secours à la caisse de bienfaisance, tandis que les meneurs,<br />

traînés dans des chars dorés, semblent insulter aux malheurs publics, et, prônés, fêtés, enrichis,


eçoivent ridiculement le nom de sauveurs. Non, jamais les noirs, à l'Ile-de-France, n'ont été<br />

portés à la révolte, et ce qu'ils n'ont pas tenté, à une époque où le gouvernement<br />

révolutionnaire les excitait, les secondait, ils ne l'auraient certainement pas fait en 1832,<br />

.alors que le gouvernement avait des forces suffisantes pour les soumettre et la ferme<br />

volonté de ne souffrir aucun désordre. Mais il faut pallier, il faut atténuer des excès; on a<br />

bien trouvé le moyen de donner des éloges à ceux de 1792. Les almanachs, les éphémérides<br />

paraissent; on a des députés, des assemblées, des défenseurs; tous s'engraissent à force de<br />

sacrifices à la chose publique, et la masse, qui aime mieux perdre son argent que de passer<br />

pour imbécile, ne cesse de balbutier entre ses dents: Vive le député! Vivent nos défenseurs!<br />

Vivent le président du comité et les braves qui ont sauvé la colonie! Il n'est pas jusqu'à nos<br />

créoles, étudiant à Paris ou à Londres, qui ne crient à tue-tête: Vivent les sauveurs de<br />

Maurice! Pauvres enfants! ils répètent une leçon qu'on leur a apprise, sans soupçonner<br />

l'arrière-pensée de ceux qui ont si bien su diriger leur éducation! En vérité, cela fera de jolis<br />

sujets britanniques, lorsque, de retour à Maurice après avoir acquis des connaissances, ils<br />

apprendront de quelle manière les sauveurs du pays se sont enrichis et surtout comment ils<br />

se sont attiré, de la part du gouvernement, la considération dont ils jouissent Le Directoire,<br />

avons-nous dit, avait arrêté, d'après les lois de la Convention, l’émancipation immédiate<br />

des esclaves, et il devait envoyer des commissaires dans les colonies pour la mise à<br />

exécution de ce décret. On connaissait ici les hommes chargés de cette mission et l'époque<br />

de leur départ de France. L'un, ancien membre du barreau de Maurice et rédacteur d'un<br />

journal, avait laissé des souvenirs peu flatteurs ; l'autre, ancien négociant de Nantes, passait<br />

pour avoir de la probité; mais chaud républicain et Sans-Culotte, il était homme à ne reculer<br />

devant aucunes conséquences pour arriver à l'accomplissement de l'œuvre importante dont<br />

il était chargé. On avait donc conçu de grandes craintes, et ces craintes étaient d'autant plus<br />

vives et mieux fondées, qu'il devenait difficile de gagner l'agent Baco. Quant à M. Bumel,<br />

quelques amis qu'il avait laissés donnaient l'espérance qu'il prendrait en main la défense de<br />

notre cause, de manière toutefois à ne pas se compromettre ouvertement. Au milieu de ces<br />

appréhensions, de ces incertitudes, la colonie, quoi qu'il doive arriver, se mit en devoir de<br />

soutenir ses droits et ses intérêts. Les forts furent remis en bon état et augmentés de<br />

quelques batteries ; des fours à réverbères furent construits au Fort-Blanc et à l'île des<br />

Tonneliers; il semblait qu'on fût sur le point de soutenir un siège. Plus que jamais les gardes<br />

nationaux furent astreints à un service .régulier et à la sévérité de la discipline. Les troupes<br />

mieux payées, les Sans-culottes caressés, les noirs soumis à une surveillance active, partout une<br />

union provoquée par le besoin vivement senti de soutenir avec courage une cause qui était la<br />

cause de tous: tels furent les moyens qui assurèrent le triomphe de la colonie dans une des<br />

circonstances les plus critiques où elle se soit trouvée. Ceux qui, en 1837, avancent dans leur


almanach de Maurice que la gloire de l'émancipation appartient à la Convention nationale de<br />

France et qui en revendiquent pour elle tout l'honneur, auraient sans doute, pour être<br />

conséquents avec eux-mêmes, réuni leurs efforts à ceux des Nacarats (c'est ainsi qu'on appelait<br />

les commissaires, à cause de la couleur de leur manteau); ils auraient voté contre l'indemnité<br />

que le parlement britannique à cru ,dans sa justice, devoir accorder aux colons, et en cela,<br />

probablement, ils auraient prouvé leur attachement au pays. Les colons d'alors ne pensaient pas<br />

ainsi: leur résistance rut juste, parce qu'on voulait s’enrichir de leurs dépouilles, et que les<br />

gouvernements inhumains qui se succédaient en France n'étaient pas à leurs yeux une autorité<br />

assez légitime pour avoir le droit d'exiger obéissance à tous leurs actes. Au reste, Napoléon,<br />

premier consul, qui n'aimait pourtant pas les résistances, approuva celle de 1796 et en fit<br />

l'éloge. Le Cernéen et ses amis se sont montrés les seuls panégyristes de l'opposition<br />

manifestée en 1830 et en 1832.<br />

Ce fut le 18 juin 1796 que fut signalée la division de l'amiral de Persey ayant à bord les<br />

commissaires du Directoire, un bataillon commandé par le lieutenant-colonel Gosson et une<br />

compagnie d'artillerie. A dix heures, tout le monde était à son poste et l'artillerie de bataille<br />

prête à être attelée. Les frégates mouillent, les commissaires et les troupes descendent à terre.<br />

Jusque-là, nul acte d'hostilité de la part des colons. Cependant les habitants se sont réfugiés<br />

dans la ville, après avoir laissé bonne garde aux campagnes. Tous, vieux militaires décorés, ils<br />

viennent, non pour combattre mais pour conseiller. La communauté de dangers et d'intérêts<br />

avait opéré l'alliance des opinions les plus diamétralement opposées; aussi voyait-on les Sans-<br />

Culottes en très grand nombre, marcher d'accord avec le reste de la population et diriger les<br />

troupes parmi lesquelles ils comptaient depuis longtemps de nombreux amis. De leur côté, les<br />

jeunes gens de l'artillerie avaient fraternisé, comme on disait alors, avec la compagnie<br />

d'artilleurs venus de France. Tout était ainsi préparé pour qu'au premier signal chacun fut à<br />

son poste.<br />

Dès le lendemain de leur arrivée, MM. les commissaires firent connaître au général<br />

Malartic les pouvoirs dont ils étaient investis, avec ordre à lui donné de leur prêter main-<br />

forte, si besoin était. Le résultat de cette première démarche ne tarda pas à être connu: la<br />

rumeur augmente; du matin au soir, la place est encombrée d'une partie de la population,<br />

sans armes il est vrai, mais attentive à tous les mouvements du gouvernement. Pendant ce<br />

temps là, celui qu'on peut appeler à juste titre l'ange tutélaire des colonies veillait sur nous,<br />

et, pour éviter toute collision, les troupes, y compris le bataillon venu de France avec les<br />

commissaires, avaient été consignées au quartier d'après son ordre. Il veut bal et feux<br />

d'artifice au Wauxhall. On y avait invité les commissaires qui avaient promis d'y assister,


mais ils envoyèrent une lettre d'excuse avant la réunion. On avait formé le projet de<br />

s'emparer d'eux en route, et de les transporter sans bruit et sans leur faire de mal, à bord d'un<br />

bâtiment préparé pour les recevoir, Mais un avis, qu'on avait eu soin de leur transmettre,<br />

leur apprit ce qui se tramait et ils se dispensèrent de se montrer. Ainsi l'affaire manqua et<br />

l'exécution d'un nouveau projet concernant leur renvoi fut ajournée au 21 juin, jour fixé pour<br />

la revue de la garde-nationale.<br />

La même effervescence régnait toujours; cependant on négociait avec le gouvernement;<br />

Burnèl était à peu près gagné, mais le républicain Baco voulait proclamer le décret, sauf à<br />

prendre des mesures pour éviter le désordre. Nous étions au 20; c'était le lendemain que la<br />

colonie devait passer par l'épreuve la plus rude à laquelle elle eût été soumise depuis la<br />

révolution. La nuit fut longue, mais belle; le bal du Wauxhall se ressentit de l'inquiétude, du<br />

malaise général; cependant il fut, sinon aussi gai, du moins aussi brillant que ceux de la même<br />

époque. Il mit à quatre heures du matin, et la générale battit à sept heures. Tous les corps<br />

réunis se dirigèrent, musique en tête, vers le Champ-de-Mars, oû se fit dans le plus grand ordre<br />

la revue des troupes. Le général Malartic accompagnait les agents. Aucune agitation, aucun<br />

bruit ne se manifesta; Burnel seulement, lorsque l'artillerie des jeunes gens défila devant lui,<br />

crut devoir adresser quelques mots flatteurs sur sa bonne tenue et sur l'ordre de la compagnie.<br />

A dix heures environ, on voyait se former sur la place, des groupes nombreux, mais sans armes<br />

et les bâtons mêmes avaient été interdits. Cependant les conférences continuaient au<br />

Gouvernement, où les membres de l'assemblée coloniale et quelques chefs des différents corps<br />

s'étaient réunis. Quoique sans armes et sans uniforme, les jeunes gens- de l'artillerie veillaient<br />

à leurs pièces disposées sous un hangars, à l'endroit où se trouvent aujourd'hui 1 es bureaux de<br />

M. le secrétaire colonial. Aucun bruit, aucune confusion n'annonçait ces préparatifs, conduits<br />

avec autant de prudence que de discernement.<br />

On attendait avec impatience, avec anxiété, le moment où une décision d'où dépendait<br />

le sort de la colonie serait prise, lorsque Baco, toujours dans le cercle de ses pouvoirs et des<br />

ordres qui lui avaient été donnés, osa, dans la chaleur de la discussion, menacer le général<br />

Malartic de le faire arrêter, s'il se refusait à l’exécution des ordres du Directoire. Cette sortie<br />

fut la dernière qu'il se permit ; ce furent même les dernières paroles de la conférence que des<br />

membres de l'assemblée -tint, du haut du balcon du Gouvernement, annoncer au public que les<br />

agents voulaient mettre en état d'arrestation le général Malartic - et proclamer immédiatement<br />

le décret dont ils étaient porteurs de ces mots, une explosion subite et spontanée des cris :<br />

Embarque! Embarque! se fait entendre. L'artillerie courte à ses pièces qu'on avait eu soin de<br />

charger; les mèches s'allument et bientôt deux de ces pièces sont disposées en batterie aux


aboutissants de chacune des rues de la place. En même temps la compagnie de Maurice<br />

courait aux armes, après avoir reçu ordre de ne se rendre sur la place que dans le cas du<br />

rappel ou de la générale. Mais ce ne fut pas tout: on voulait que l'effet suivît de près la<br />

manifestation du désir de voir s'embarquer les agents du Directoire. C'est en leur intimant<br />

l'ordre de partir sur-le-champ qu'il faut répondre à la menace sortie de leur bouche. Mais les<br />

grilles du gouvernement sont fermées et, pour arriver jusqu'à eux, il n'y a d'autre moyen que<br />

l'escalade. M. Poil vert, oncle des messieurs Poilvert qui sont à Maurice, s'élance à l'assaut<br />

quoiqu'il soit estropié et d'une santé très faible; il est immédiatement suivi de la foule qui<br />

franchit la grille, ouvre toutes les portes et se précipite vers la grande salle d'audience. Là,<br />

M. Poilvert, armé d'un pistolet chargé à poudre, s'avance près des agents et les sommes de<br />

s'embarquer à l'instant même. Sur leur refus, il décharge son arme de manière à ne leur faire<br />

aucun mal, s'élance sur M. Baco qui portait la main à son sabre et lui réitère l'injonction<br />

d'avoir à s'embarquer sur l'heure. Des cris partent de tous les points de la salle, le tumulte<br />

arrive à son comble; c'est un pêle-mêle général. Enfin, après un échange de vives et bruyantes<br />

interpellations, ces messieurs déclarent qu'ils partiront. Cette promesse opère une réaction<br />

subite, le calme se rétablit comme par enchantement, les rangs s'ouvrent et livrent passage aux<br />

députés. Un quart d'heure après ils étaient à bord de la corvette le Moineau qui mit<br />

immédiatement à la voile.<br />

Le lendemain de leur départ de Maurice, l'ordre avait reparu partout, et la ville était<br />

aussi tranquille que dans ses plus beaux jours. Il n'y avait pas alors de charlatans politiques à<br />

cheval, pour faire taire et dissiper la canaille, comme en 1832; c'est peut-être pour cela qu'une<br />

des époques les plus critiques du pays, celle où l'on eut besoin de plus de prudence, de sagesse<br />

et de résolution, laissa moins de traces ici qu'à l'extérieur. Il est vrai encore qu'il n'y eut ni<br />

député, ni colonel, ni inertie, ni gouvernement en Europe pour nous récompenser, malgré la<br />

justice de la cause que nous avions défendue. Tout cela rend raison de la différence qui existe<br />

entre le renvoi des agents du Directoire et celui de M. Jérémie. Il en est une autre qu'il faut<br />

signaler pour l'instruction de l'avenir: c'est que nos défenseurs de 1795 sont tous morts pauvres<br />

et presque ignorés; que nos débiteurs d'alors ont satisfait à leur engagements ou ont langui<br />

dans un état voisin de la misère, tandis que les sauveurs et les débiteurs de T 832, devenus<br />

riches et puissants, se moquent de nous, du gouvernement et rient de l'imbécillité des uns non<br />

moins que de la longanimité de l'autre.<br />

Une révolte éclata à bord du Mouzeau pendant qu'il faisait route pour Manille; cette<br />

circonstance l'obligea de changer de destination. Les agents arrivèrent en France, où Baco


mourut quelque temps après. Quant à M. Burnel, il fut envoyé comme agent à Cayenne, où<br />

sans doute il aura trouvé- son tombeau.<br />

Nous remarquons ici que nous avons involontairement interverti l'ordre des<br />

évènements. Ainsi l'ambassade du roi du Pérou n'eut lieu qu'en 1797, c'est-à-dire, dix mois<br />

après le départ des agents du Directoire; les demandes en secours de la part de Tippoo-Saëb et<br />

de Regnette, de la côte d'Afrique, ne furent faites aussi qu'à la même époque; mais ces erreurs<br />

touchent aux dates et nullement à l'essence des faits, qui se sont passés à l’Ile-de-France tels<br />

que nous les avons racontés.


CHAPITRE II.<br />

SOMMAIRE.<br />

RENVOI DES TROUPES EN 1798. - CIRCONSTANCES QUI AMENÈRENT CET ÉVÈNEMENT. - SES SUITES.<br />

INTENTIONS HONORABLES DE LA GARDE NATIONALE. - CE QU'ELLE ÉTAIT A CETTE ÉPOQVE ET CE<br />

QU'ELLE SERAIT AUJOURD'HUI SI ELLE ÉTAJT RÉTABLIE D'APRÈS LE VOEU DE CERTAI:NES<br />

GAZETTES. - BASES SUR LESQUELLES IL FAUDRAIT L'ASSEOIR, SI, TOUTEFOIS, LE GOUVERNEMENT<br />

CONSENTAIT A SA RÉORGANISATION. - ÉTAT DU COMMERCE A CETTE ÉPOQUE. - LE CARACTÈRE<br />

FRANÇAIS TRIOMPHE ENCORE DE TOUTES LES VICISSITUDES. - GUION. - LITRAY.- CONSPIRATION<br />

PROBABLE. - M. AMIC. - UN DUEL; SES SUITES. - RÉFLEXION MORALES. - DERNIÈRES SANS-<br />

CULOTTIDES A L'ILE-DE-FRANCE.-SOMMEIL ET RÉVEIL. INSURRECTION DES SANS-CULOTTES. -<br />

L'ARTILLERIE DES JEUNES GENS LEUR RÉSISTE ET LES FORCE A LA SOUMISSION.- QUELQUES NOMS<br />

HONORABLES. - ÉTABLISSEMENT D'UN COLLÉGE COLONIAL. - DÉVÉLOPPEMENT DES MOYENS<br />

D'INSTRUCTION A L’ILE-DE-FRANCE. - LES COMPAGNIES D'ARTILLERIE ET DE LA MARIE<br />

REPRENNENT LEUR SERVICE. - ARRESTATION DES CHEFS RÉELS OU SUPPOSÉS DES SANS-CULOTTES.<br />

CRITIQUE DE CET ACTE D'AUTORITÉ. - 46 D'ENTRE EUX SONT BANNIS. - JUGEMENT IMPARTIAL. - UN<br />

MYSTÈRE RÉVÉLÉ. - NAUFRAGE DE LA BRULE-GEULE. -DEUX VICTIMES DE L'AMOUR.


CHAPITRE II<br />

LES MEMES motifs que nous avons signalés et dont l'influence était générale,<br />

agissaient cependant avec plus de force sur les Sans-culottes à mesure que les émissions d'un<br />

papier sans valeur réelle, et l'élévation du prix des objets de première nécessité qui en était la<br />

suite, rendaient leurs travaux nuls et leur position critique. Les troupes se trouvaient à peu près<br />

dans la même situation; de là l'accord qui existait toujours entre les militaires et la partie de la<br />

population mécontente des privations auxquelles elle était assujettie. Ici, nous renouvellerons<br />

le reproche adressé à l'assemblée coloniale qui, pour asseoir sa popularité, n'avait établi aucun<br />

impôt, et préférait battre monnaie plutôt que de régler cette partie du service public, en<br />

soumettant les produits des deux Iles et leur industrie intérieure à un droit calculé d'après des<br />

principes de nature à ne gêner ni la production ni l'industrie. L'impôt que paie le riche est un<br />

sacrifice nécessaire fait au pauvre et dont il tire avantage soit par son travail, soit par un<br />

service quelconque. Nos rédacteurs de gazettes qui, sans doute aussi pour conquérir<br />

importance et popularité, criaient sans cesse et contre les employés rétribués et contre les<br />

dépenses du gouvernement, font preuve en cela a une basse jalousie, et voilà tout; ils<br />

voudraient qu'eux seuls et leurs amis pussent jouir de l'avantage d'être traînés dans des<br />

carrosses dorés, d'arborer les livrées de l'opulence et de couvrir leurs tables d'une belle<br />

argenterie.<br />

Aussi, souffrent-ils, lorsqu'ils sont invités chez quelques fonctionnaires, de voir briller<br />

dans leurs maisons, non pas souvent· comme chez eux, la richesse et le luxe, mais une<br />

honorable aisance, acquise par le travail et d'utiles et constants services. Après cela, leurs<br />

protestations virulentes ont bien un autre motif, un autre but : ils ne seraient pas fâchés qu'à<br />

l’extérieur on crût que les habitants sont misérables, et que leurs sueurs ne servent qu'à<br />

soutenir et alimenter le faste des employés, auxquels ils ne feraient pas de difficulté d'accorder<br />

la soupe et le bifteck pour toute nourriture; pour logement une chambre, et une mule pour leurs<br />

voyages. Peut-être iraient-ils jusqu'à passer du cheval au gouverneur, en se réservant toutefois<br />

le privilège de lui reprocher de temps en temps une dépense aussi réellement scandaleuse….<br />

Quelle pitié.<br />

Au moment où les frégates se disposaient à sortir avec quelques corvettes (mars 1798),<br />

les troupes dont on avait besoin refusèrent le service, insultèrent le général, et, retranchées<br />

dans leurs quartiers, se mirent en état d'insurrection ouverte contre leurs chefs. Vainement les<br />

colonels d'Azincourt, Taponouillère et Rancé, les officiers d'artillerie Gaillande, Dejean,


Laglaine-Dozon, Faure, Duplessis, La Roche-Souvestre, Herecherenoder, Maingard et<br />

plusieurs autres dont les noms nous échappent, employèrent-ils toute leur influence et leur<br />

autorité pour les ramener à l'obéissance, ils ne purent parvenir à les ébranler, ni à les faire<br />

changer de résolution. Elles avaient mis en batterie contre la ville plusieurs grosses pièces, et<br />

monté trois mortiers du plus fort calibre pour cette conjoncture difficile on battit la générale ;<br />

les casernes furent investies et des mortiers dressés sur le versant de la montagne des Signaux.<br />

Jamais journée ne s'était présentée à l'Ile-de-France sous un aspect aussi sinistre. Dans le<br />

renvoi des agents du Directoire la colonie était à peu près assurée du succès par les mesures<br />

qu'elle avait prises à l'égard des troupes de ligne; en ce moment c'était contre ces mêmes<br />

troupes qu'elle allait déployer toutes ses forces. Elle avait, en outre, à surveiller et à contenir la<br />

population ouvrière qui formait quatre compagnies d'élite, composées presque entièrement<br />

d'anciens soldats et de marins, et commandées par des sergents en congé dont les sentiments et<br />

les opinions étaient conformes à ceux des troupes insoumises. Il est peu de positions plus<br />

embarrassantes que celle où l'on se trouvait. Condescendre aux exigences des mutins, s’était se<br />

mettre à la merci de la révolte, et de concessions en concessions, arriver à l'anarchie; faire<br />

œuvre de répression et d'énergique autorité, recourir à la force, c'était, d'un autre côté,<br />

s'engager dans la voie des collisions sanglantes. Il fallait cependant prendre un parti. On<br />

disposa tout pour l'attaque, comme il a été dit; puis, sommation fut faite aux casernes de mettre<br />

bas les armes et d'obéir au général. L'orateur de la troupe, ce même Chabot que nous avions<br />

déjà vu figurer au milieu d'une première insurrection, répondit avec assurance à l'aide-de-camp<br />

et déclara d'une manière assez positive qu'ayant la force pour eux, ils n'obéiraient que lorsque<br />

leurs demandes auraient été prises en considération. Plus on avançait vers le dénouement de<br />

cette scène de troubles, plus les compagnies, d'intelligence avec les soldats, montraient de<br />

hardiesse et d'insubordination.<br />

Il est bon de rappeler ici la conduite tenue par Le Bègue, commandant de la gardenationale,<br />

mort dans un état voisin de la misère et oublié d'une population qu'il avait pourtant<br />

préservée du fléau de la guerre civile. Sorti des rangs de l'armée avec le grade de caporal, Le<br />

Bègue était resté l'ami et le compagnon des chefs de l'insurrection et de ceux qui, dans la crise<br />

actuelle étaient disposés à leur prêter appui. Mais ces considérations ne furent point capables<br />

de l'ébranler ni de le détourner de la ligne de ses devoirs parcourant à pied tous les rangs, on le<br />

voyait, ardent à défendre la cause de l’ordre, exciter l’ardeur de ceux qu'il commandait et<br />

menacer le tuer le premier qui manifesterait un refus d'obéissance à ses ordres. Le Bègue se<br />

comporta noblement dans cette circonstance, et c'est un devoir pour nous que de payer un juste<br />

tribut d'éloges à son courage et à sa fermeté.


E nfin, après six heures d'attente sous un soleil brûlant, après plusieurs sommations<br />

infructueuses, on allait donner l'ordre d'abattre les portes et de faire brèche avec l'artillerie dans<br />

plusieurs endroits du quartier, lorsqu'un capitaine, Gaillande ou Roubaud , ou tel autre dont le<br />

nom échappe à notre mémoire, demande et obtient d'aller aux casernes. Il y est introduit les<br />

yeux bandés. Alors il s'adresse aux soldats, leur expose les dangers qui les environnent, les<br />

moyens de défense que l'on a contre eux, les conséquences d'une lutte funeste quel que soit le<br />

parti qui, triomphe; il parle à leurs cœurs, il en appelle aux sentiments d'honneur qui ne doivent<br />

jamais cesser de les animer; enfin il leur fait comprendre que leur bravoure, si, après tout, ils<br />

ne veulent plus ici se soumettre à leurs chefs, serait mieux employée contre les ennemis de<br />

l'état, en Europe, que contre une colonie où ils ont des amis, des femmes et des enfants. Si<br />

vous consentez à partir, dit-il en terminant, je pars moi-même avec vous?» Des acclamations<br />

accueillirent ces dernières paroles. (Oui! oui: s'écria-t-on de tous côtés, la raison a parlé par<br />

votre bouche; nous participons. Et en effet, le lendemain, ils défilèrent en silence, enseignes<br />

déployées, et musique en tête, au milieu de la population de la ville qui les vit quitter l'Ile<br />

avec regret, malgré les périls auxquels elle avait été plusieurs fois exposée à cause de leur<br />

insubordination.<br />

Ce renvoi doubla le service journalier de la garde-nationale et fit multiplier les<br />

manœuvres et les exercices. Nous nous demandons parfois aujourd'hui quels sont les motifs<br />

qui dirigent nos meneurs, quand ils demandent une garde-nationale pour le service intérieur.<br />

On ils n'ont point été soumis à ce service, ou ils ont perdu le souvenir des rudes épreuves<br />

auxquelles il assujettit ceux qui s'y livrent. Ignorent- ils donc que les ouvriers perdaient six<br />

jours, tous les mois? Nous ne parlons pas des dépenses qu'une nouvelle organisation<br />

occasionnerait aujourd'hui, ni des obligations onéreuses qu'elle imposerait aux hommes<br />

d'affaires, à une époque où toutes les heures de la journée sont absorbées par les occupations<br />

professionnelles; mais nous parlerons des petites ambitions en jeu, des rivalités mesquines,<br />

des prétentions vaniteuses, des contrariétés incessantes, des plaintes, des refus, des<br />

exemptions, des vexations quotidiennes auxquels donnerait lieu au service. L'amour-propre,<br />

le désir de paraître aux premiers rangs, de se mettre en relief et de parader aux yeux de la<br />

foule ébahie que le clinquant séduit toujours: voilà la véritable source de ces vœux<br />

enthousiastes et de cette persistance intéressée que l'on couvre d'un vernis de patriotisme.<br />

Que l'on dise à ceux qui demandent une force armée : Eh bien, oui, nous allons former une<br />

garde-nationale; mais l'élection des officiers ne vous appartiendra pas: les officiers et les<br />

sous-officiers seront nommés par le gouverneur qui les choisira parmi les hommes qui<br />

justifieront de cinq ans de service actif et qui, d'ailleurs, offriront toutes les garanties<br />

désirables; croit-on qu'aucun de nos hommes voulût accepter ces conditions et se soumettre à


d'antres qu'à ceux qu'il aurait choisis dans sa coterie? Eux seuls étant les amis du pays par<br />

suite des sacrifices qu'ils ont faits depuis cinq ans à la chose publique, par le gaspillage de<br />

toutes nos propriétés, eux seuls seraient capables de nous commander. D'ailleurs, quelle<br />

bonne curée pour eux, (c'est ce à quoi ils visent) que d’avoir tous les jours, soit au corps-de-<br />

garde soit aux revues, soit aux exercices de la viande fraîche pour la macérer, ou des finons<br />

pour venir, au retour de chaque aurore, d'une extrémité de la ville à l'autre, saluer le colonel,<br />

le major et le capitaine! Que le public se laisse prendre aux belles phrases qu'on lui débite, et<br />

bientôt nous l'entendrons gémir des conséquences de sa confiance et de sa crédulité. Que l'on<br />

mette à l'épreuve nos chauds partisans de créations nouvelles, en les faisant tous, non pas<br />

officiers, mais soldats, et vous les verrez bientôt se plaindre, chanter la palinodie, élever la<br />

voix contre un service fatigant, inutile, sans but du moment où leur vanité n'y trouve pas son<br />

compte, et recourir à tous les moyens, fut-ce même à une insurrection, pour amener la<br />

désorganisation de la garde-nationale.<br />

On ne s'étonnera pas que le convoi des troupes, bien qu'il fût provoqué par le besoin<br />

d'assurer la tranquillité intérieure de la colonie, ait excité dans l'âme de leurs amis un vif<br />

ressentiment. Les griefs dont ils se plaignaient depuis longtemps, étaient à peu près<br />

irréparables (dans la situation financière où se trouvait la colonie), tant que ses représentants<br />

ne trouveraient d'autres moyens de suffire aux dépenses que l'émission d'un papier-monnaie ou<br />

les prises de guerre. Les marchandises des prises se vendaient à terme et dans des valeurs à six<br />

mois qui, à l'échéance, ne représentaient plus que la moitié, quelquefois moins, de la valeur<br />

pour lesquelles on les avait acceptées. Chaque jour, l'état des finances empirait ainsi que la<br />

position des ouvriers et des gens de service. On pourra s'en faire une idée lorsqu'on saura que<br />

dans l'espace de dix-huit mois, la piastre de 1,300 fr en l'an V, papier-monnaie, était montée à<br />

6,800 fr, et qu'à la fin de l'an VI elle se trouvait irrévocablement fixée à 10,000 fr. de sorte que<br />

pour avoir une piastre en numéraire, il fallait donner dix mille francs en assignats.<br />

Heureusement, le parère dont nous avons parlé et la bonne foi qui présidait aux arrangements<br />

que les créanciers prenaient avec leurs débiteurs, mirent un terme à cette longue calamité<br />

financière, dont les propriétaires, les capitalistes et les ouvriers avaient été victimes. Les<br />

paiements se firent dans le commerce en effectif, et les billets de mille francs devinrent la<br />

petite monnaie pour le bazar, jusqu'au retrait total qui eut lieu en 1803.<br />

Quelque tristes que fussent ces évènements ils n'influèrent en rien sur les plaisirs de<br />

l'hiver, les bals eurent de l'éclat, et l'heureux et beau caractère français dont nous avons à peu<br />

près perdu, depuis quelques années, le stoïcisme, l'insouciant abandon et la franche gaîté, fit<br />

oublier à la colonie les secousses et les pertes qu'elle avait éprouvées. Mais la misère! Eh mon


Dieu, la misère, à tout prendre, était moins grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. L'union régnait<br />

an milieu de nous; les cœurs s’ouvraient moins facilement aux idées ambitieuses et le plaisir<br />

n'était pas mêlé d'amertume. Bien moins riche que de nos jours, sans contredit, la colonie enfin<br />

était plus heureuse de ce bonheur qui naît de l'absence des désirs immodérés, de la cupidité<br />

sans bornes et des tourments de l'envie.<br />

Un duel, qui eut lieu vers le mois de juillet 1798, vint faire diversion, et les<br />

circonstances qui l'amenèrent furent assez influentes pour mettre en émoi toute la ville et la<br />

partager en deux camps opposés. Depuis quelque temps l'ascendant des Sans-Culottes s'était<br />

accru; chaque jour ils gagnaient du terrain et leur parti prenait de plus en plus de la<br />

consistance. De là l'obligation de les surveiller. On s'était aperçu que Guion, pendant le cours<br />

d'une maladie qu'il venait d'éprouver, avait excité quelque intérêt et reçu des visites auxquelles<br />

il était loin de s'attendre lui-même. Son autorité semblait prévaloir et il se montrait plus hardi,<br />

plus exigeant que jamais soit à l'assemblée, soit dans les réunions privées auxquelles il<br />

assistait. Au sein de leurs clubs respectifs, ses amis avaient adopté les formes d'un langage<br />

hostile et ils sonnaient assez clairement à entendre que si quelque changement survenait, le<br />

concours de plusieurs chefs de la garde-nationale et d'un certain nombre de membres de<br />

l'assemblée coloniale leur était assuré. L'expression de cette confiance dans leurs forces et<br />

dans le succès de leurs entreprises, les bruits d'un prochain mouvement de leur part<br />

commencèrent donc à circuler dans la ville, déjà bien fatiguée de toutes les inquiétudes dont<br />

elle était abreuvée depuis deux ans. A la fin de Juillet, les choses en vinrent à ce point, qu'il<br />

fallut s'entourer de quelques précautions dans le service, pour ne pas laisser les postes<br />

importants aux compagnies sur la fidélité desquelles on avait des doutes. Guion, le chef de ce<br />

parti, faisait avec l'aide de Litray, tout ce qu'il voulait sans rencontrer aucune opposition, et,<br />

soutenu, sans nul doute aussi, par quelques membres influents du parti contraire avec<br />

lesquels il avait des intelligences, il prenait un air d'assurance et d'autorité qu'on ne lui voyait<br />

ordinairement qu'à l'approche des coups qu'il méditait.<br />

Un jour, il traversait la place avec un dé ses affidés qui réside encore à Maurice où<br />

jouit d'une considération acquise depuis 1830. C'était l'heure de la Bourse, qui se tenait alors<br />

dans le grand café situé rue Royale, au haut de la rue de l'Église. M. Amic, ancien négociant<br />

qui n'existe plus, se trouvait sur la porte ainsi que plusieurs autres négociants. Au moment où<br />

Guion passe devant eux, M. Amic l'apostrophe, l'accuse de nos troubles et le traite de<br />

misérable, lui, celui qui l'accompagnait et tous ceux qui le soutenaient. A ces mots, Guion se<br />

retourne; - Est-ce à moi que tu parles, lui dit-il? - Oui, c'est à toi .... La réponse de Guion ne<br />

se fit pas attendre. -A 5 heures, je t'attends au Château d'Eau; tu viendras y soutenir tes


injures autrement que par la parole. - A 5 heures, soit, répliqua le brave Amic. - Et Guion<br />

passa outre.<br />

Les Sans-Culottes, irrités de la violente sortie dirigée contre leur chef, voulaient<br />

convertir cette affaire en une affaire générale ou du moins de vingt contre vingt. Les jeunes<br />

gens de l'artillerie se présentèrent pour accepter le défi; mais Guion qui, dans cette<br />

circonstance, se conduisit bravement, décida lui-même que M. Amic et lui auraient vingt<br />

témoins et qu'il n'y aurait d'armes que celles des combattants. Son avis prévalut. On se rendit<br />

au lieu fixé; les conditions du combat furent établies; le pistolet fut l'arme qu'on adopte. M.<br />

Amic reçut une halle qui lui traversa la main. Du reste, les Sans-Culottes et les jeunes gens se<br />

conduisirent d'une manière franche et loyale, et la rencontre n'ayant pas d'autres suites, chacun<br />

revint en ville. Quelques jours après, de nouveaux appels furent lancés; mais ils tombèrent<br />

sans amener aucun résultat.<br />

Cependant une vive agitation s'était emparée des esprits. Guion se représentait aux sien,<br />

comme une victime que l'on voulait sacrifier. Votre tour viendra, leur disait-il; les aristocrates,<br />

les accapareurs ne pardonneront que lorsqu'ils seront devenus les maîtres et qu'il vous auront<br />

ruinés ou fait mourir de faim. Par de semblables discours, reproduits fréquemment et colportés<br />

en tous lieux, Guion augmentait le nombre de ses partisans, et quelques hommes simples<br />

finirent par croire réellement que le but de l'assemblée et du commerce était de réduire le reste<br />

de la population à l’état déplorable qu'il leur signalait. Rien n'est propre à rendre un peuple<br />

crédule comme le, révolutions. En France, que de chimères n'ont pas pris racine dans les<br />

esprits en 1830 ! Combien de mensonges en 1832 ont usurpé à Maurice la place de la vérité!<br />

Une fois que des chefs audacieux se sont emparés de l'aveugle opinion, il n'est pas d'absurdités<br />

d’où ils ne lui imposent la croyance. Voyez ce qui est arrivé. En France, il n'est pas de bruits,<br />

si absurdes qu'ils soient, que n'accepte la crédulité publique. Les nobles brûlent leurs châteaux;<br />

la cour donne l'ordre secret d'empoisonner les fontaines et les rivières; la dîme et les droits<br />

seigneuriaux sont sur le point d'être rétablis; les ordres religieux vont reparaître et revendiquer<br />

les biens dont on les a spoliés. A Maurice, ce sont les négociants, les accapareurs, les habitants<br />

aisés qui veulent ruiner et faire mourir de faim les ouvriers et les gens de peine; ce sont les<br />

protecteurs qui viennent exciter les noirs à la révolte; c'est M. Jérérnie arrivant pour faire<br />

exécuter, à l'aide des bayonnettes britanniques, les ordonnances qui doivent les insurger contre<br />

leurs maîtres. Plus tard, des juges spéciaux sont établis pour comprimer leur insubordination le<br />

temps marche, les yeux s’ouvrent; mais le mal est fait, il est sans remède, et lorsque la<br />

tranquillité se rétablit, le public s'aperçoit qu'il n'a été qu'une machine que l'on a fait mouvoir<br />

au profit de quelques ambitieux sans foi, sans probité, sans honneur. Guion, comme ceux qui


l'avaient précédé, comme ceux qui l'ont suivi, n'ignorait pas cela, et, pour arriver à son but, il<br />

se servait avec habileté des éléments de succès que lui offrait l'aveugle confiance des masses.<br />

Nous touchions à la fin de septembre (vendémiaire), époque des Sans-Culottides. Ce sont les<br />

dernières de ces fêtes que nous ayons vues célébrer à Maurice. Elles furent brillantes par<br />

l'appareil dont on eut soin de les environner et par la tenue militaire des Sans-Culottes. Le<br />

mois d'octobre s'écoula dans une tranquillité parfaite; on eût dit que les solennités avaient<br />

épuisé la fougue révolutionnaire. La Marseillaise, le ça ira! ne retentissaient plus dans les<br />

rues et les promenades en corps avaient cessé, et la ville jouissait d'un calme profond si<br />

vivement désiré des amis de l'ordre, lorsque le 4 novembre, à huit heures du matin, la générale<br />

se fit entendre simultanément dans la rue Royale et dans le faubourg du côté de la rue de<br />

Moka. Les tambours étaient conduits par deux des chefs du parti. Tous les Sans-Culottes<br />

furent en un instant sous les armes; ils se rendirent maîtres des postes, occupés ce jour-là par<br />

leurs affidés et les doublèrent tous. L'artillerie des jeunes gens, plus alerte, s'était rendue à ses<br />

pièces; mais cernée dans l'emplacement du Contrôle, où il n'y avait qu'une issue donnant sur<br />

la place, elle se vit bientôt exposée au péril le plus imminent. Toutefois, malgré la position<br />

difficile où elle se trouvait, malgré les blessures que plusieurs des siens, Lejeune, Auffray,<br />

Jersey, oncle, et Jackson reçurent dans cette circonstance, les canons ne furent point enlevés,<br />

mais rendus sur l'ordre du général.<br />

L'assemblée ayant été dissoute, tous les pouvoirs furent remis entre les mains du<br />

gouverneur qui, par le seul ascendant de ses vertus inspirait une égale confiance à tous les<br />

partis. Peut-être eût-on bien fait d'en rester là: l'assemblée avait rempli sa mission, en<br />

garantissant, par ses premiers actes, la colonie d'une anarchie complète engendrée par les partis<br />

qui en seraient venus à se déclarer une guerre à mort et à s'envoyer mutuellement à l'échafaud.<br />

On n'en jugea pas ainsi, et, dès le lendemain des mesures furent prises pour sa réinstallation,<br />

qui eut lieu le 2l décembre 1798. Seulement l'assemblée fut réduite à vingt-un membres.<br />

Au commencement de 1799, les fêtes du Wauxhall cessèrent et l'on en acheta<br />

l'emplacement au nom de la colonie, pour y établir un collège colonial. Déjà il existait deux<br />

pensionnats assez florissants: l'un, rue de l'Arsenal, était dirigé par M. Michelet, démocrate et<br />

membre de l'assemblée; l'autre était tenu par M. Boyer, dans la maison qu'occupe en ce<br />

moment M. Virieux, ancien procureur général. Mais ces deux établissements ne suffisaient ni à<br />

la population ni à l'élan que prenait la colonie vers l'instruction. Le Wauxhall fut laissé à peu<br />

près dans l'état où il se trouvait à l'époque des fêtes, et il se rouvrit comme collège vers le mois<br />

de Juin 1799. On y admit comme professeurs des hommes habiles, sortis pour la plupart des<br />

rangs militaires, où ils avaient été fourriers et sergents. Ils ne restèrent point au-dessous de


leurs fonctions, aussi difficiles à remplir qu'elles sont importantes, et ils justifièrent pleinement<br />

le choix de l'assemblée par les élèves qu'ils formèrent et dont quelques-uns encore occupe des<br />

emplois où le savoir et la capacité est indispensable.<br />

Vers le 10 septembre de la même année, il fut convenu que, puisque l'Ile avait retrouvé<br />

le calme et la tranquillité, les compagnies de l'artillerie et de la marine reprendraient leur<br />

service; car depuis l'affaire de brumaire, les Sans-Culottes seuls occupaient les postes. En<br />

conséquence, les compagnies reçurent l'ordre secret de doubler la garde ordinaire, ce qui fut<br />

exécuté dans les derniers jours des Sans-Culottides. Le 1er vendémiaire (24 septembre), qui<br />

était le premier jour de l'an, les postes ne furent pas relevés. En pleine sécurité chez eux, les<br />

Sans-Culottes ne s'attendaient pas au coup qui les menaçait. Dans la journée, une soixantaine<br />

d'entre eux furent arrêtés et mis sous bonne et sûre garde.<br />

Pour celui qui s'est imposé la tâche de retracer les évènements arrivés à l'Ile-de-<br />

France, la mesure hardie dont nous venons de parler seront toujours un fait historique<br />

difficile à éclaircir, à cause du mystère qui, même alors, sembla l'envelopper. Les craintes<br />

sur l'intérieur avaient depuis longtemps cessé, la révolution avait ralenti sa marche et ses<br />

partisans eux-mêmes s'étaient attachés au pouvoir qui gouvernait la France. Nul signe de<br />

mécontentement n'avait éclaté à l’île-de-France, depuis le 14 brumaire (4 novembre 1798),<br />

et la paix paraissait cimentée pour longtemps entre les partis, lorsque le coup d'autorité qui<br />

vint frapper soixante individus, presque tous pères de famille, jeta de nouveau le trouble<br />

dans les esprits. L'assemblée avait été réinstallée, comme nous l'avons dit, moins<br />

nombreuse, à la vérité, mais pourvue de la même autorité, de la même influence<br />

qu'auparavant. Plusieurs chefs des Sans-Culottes en étaient membres; mais aucun, dans<br />

l'exercice de ses fonctions, n'avait mérité de reproche, si ce n'est celui d'une opposition,<br />

assez forte contre la majorité qui faisait la loi. Pourquoi donc remettre la colonie en danger?<br />

Pourquoi, si l'on croyait que les Guion, les Litray, les Dauvin, les Revol et quelques autres<br />

que nous ne nommerons pas, eussent trop d'influence sur la population, ne bornait-on pas<br />

au renvoi de ces sept ou huit personnes, comme lors du renvoi des Servientes, des Macé et<br />

des Albin, le sacrifice que réclamait impérieusement, disait-on, la tranquillité publique?<br />

Pourquoi mêler à la liste de proscription des hommes nécessaires au pays, des hommes<br />

dont quelques-uns ignoraient le motif de leur condamnation, dont plusieurs autres étaient<br />

recommandables par leur rang, leur fortune et leur mérite personnel?<br />

Voilà ce que l'on se demandait tout bas au milieu des groupes et sur la place.<br />

L'assemblée en eut connaissance; aussi le rapport qui devait être rédigé sur les détenus ne


se fit pas longtemps attendre. Il contenait les mêmes reproches à tous; du vague, des<br />

généralités des suppositions; rien de réel, rien de prouvé; tout se bornait, comme<br />

précédemment, à des sorties violentes, faites sur la place ou dans des réunions, contre les<br />

accapareurs et les aristocrates. Ce rapport doit exister ; nous l'avons entendu nous-mêmes<br />

et nous pouvons affirmer qu'à l'exception de trois ou quatre accusés, capables par leur<br />

audace et leur influence sur les masses, de remettre en question la tranquillité du pays, le<br />

reste ne méritait pas le traitement rigoureux qu'on lui fit subir, ni le sort malheureux qui<br />

l'attendait. Plusieurs échappèrent au bannissement par la fuite; les noms de quelques autres<br />

furent rayés de la liste, grâce à des protections assez puissantes; quarante-six seulement durent<br />

s'embarquer. On leur donna des gardes pour les surveiller; ils mirent ordre à leurs affaires, un<br />

certain nombre d'entr'eux avec beaucoup de perte, et ils s'embarquèrent sur la frégate la Brûle-<br />

Gueule, abandonnant, pour la plupart, femmes, enfants, fortune, tous les objets de leurs plus<br />

chères affections, dans un pays qu'ils ne devaient jamais revoir ....<br />

Les Sans-Culottes étaient coupables en 1793, 1794 et 1795, lorsque les lois imposées par<br />

la métropole menaçaient et la tranquillité présente de Maurice et son avenir. Leurs opinions<br />

exaltées se trouvaient trop fortement en opposition avec celles que la colonie avait embrassées<br />

pour assurer son bien-être. Mais ils ne l'étaient plus, ou du moins les neuf dixièmes ne l'étaient<br />

plus en 1799, alors que le décret sur la liberté des noirs était, non rapporté, mais suspendu, et<br />

que le gouvernement de la métropole songeait à l'amélioration des colonies, en abandonnant,<br />

du moins pour quelques temps, le principe si imprudemment posé qui a fait périr St.-<br />

Domingue. Ou ne peut s'empêcher de reconnaître que, dans cette circonstance, des<br />

vengeances personnelles trouvèrent satisfaction, et ce qui le prouve, c'est que plusieurs des<br />

meneurs furent épargnés, tandis que beaucoup d'innocents subirent la peine dont les<br />

coupables seuls auraient dû être atteints. Voilà peut-être tout le secret de cette malheureuse<br />

déportation qui entraîna de si déplorables conséquences.<br />

La Brule-Gueule fit route pour la France dans les premiers jours d'octobre 1799. Le<br />

désastre de son naufrage en Europe est connu, presque tous les passagers périrent. On sut que<br />

M. Auclair évita le triste sort de la plupart de ses compagnons d'infortune; que M. Laclaverie,<br />

major dans la garde-nationale, trouva son salut à la nage, emportant sur ses épaules<br />

le jeune Martin, fils de l'horloger établi rue Royale, près de la banque actuelle; on apprit<br />

qu'un matelot arracha M. Guth à une mort certaine, et qu'enfin: M. Pelletier, tailleur, dont le<br />

magasin était situé sur la même ligne, vis-à-vis la librairie, parvint également à se sauver.<br />

C'est de ce même M. Pelletier, revenu quelque temps après et qu'on' ne voulut pas admettre à<br />

la résidence, que nous devons les détails suivants.


Son premier garçon, compris dans la liste des déportés, avait formé des liaisons intimes<br />

avec Mlle Laure. Ils s'aimaient de l'amour le plus tendre; mais les lois coloniales s'opposaient<br />

à ce qu'ils pussent être heureux par une union légitime, la seule qu'approuvent la morale et la<br />

religion. Leur mariage en arrivant en France leur parut comme devant mettre le comble à leur<br />

félicité et aussi ne balancèrent-ils pas sur le parti qu'ils avaient à prendre. La déportation, si<br />

cruelle pour les autres, était pour Laure un bienfait qu'elle acceptait avec joie, et le sombre<br />

tableau qu'on lui présentait sans cesse d'une longue et périlleuse navigation, s'évanouissait<br />

devant l'idée d'être irrévocablement uni à celui qu'elle aimait et de porter le titre de son épouse.<br />

Sa position sur le navire, les privations auxquelles elle allait être obligée de se soumettre, les<br />

pleurs de sa famille, désolée de son départ, rien ne fut capable de faire changer sa<br />

détermination. Un second maître de bord voulut bien se charger du dépôt que l'amour lui<br />

confiait. Laure, en habits d'homme, se rendit sur le navire et s'enferma dans sa cabane puis,<br />

quelques jours après, elle parut sur le pont comme un enfant trouvé; elle avait des provisions<br />

pour la traversée sans qu'elle eût besoin de recourir à celles du bord. Le maître d'équipage<br />

était seul dans le secret et il avait juré qu'il le garderait. Quant à Pelletier, qui connaissait<br />

Laure, il n'y avait à craindre aucune indiscrétion de sa part. On regardait donc Laure comme<br />

un jeune créole échappé de la maison paternelle; l'homme avec lequel elle était sans cesse<br />

passait pour son ami. Leur conduite à tous deux fut telle, que pendant la traversée aucun<br />

indice ne vint les trahir, aucun soupçon même ne mit sur la voie de leur secret. A la vue des<br />

terres de France, Laure brûlait du désir de se faire connaître, tant sa joie était grande; elle<br />

voulait rendre témoins de son amour tous ceux qui, dans la longue et pénible traversée qu'elle<br />

venait de faire, avaient pu l'apprécier. Hélas! cette joie fut de courte durée, et quand elle<br />

déclara qui elle était, en tenant son amant dans ses bras, ce fut au milieu de la terreur et de la<br />

désolation générales: la mort était là sous ses yeux qui revendiquait une large proie. La Brule-<br />

Gueule avait touché; et bientôt, au milieu des brisants, tout espoir de salut s'évanouit.<br />

Quelques-uns cependant, ainsi que nous l'avons dit, échappèrent à la mort. Un père de famille,<br />

M. Kérivel, en s'efforçant de sauver ses deux enfants, disparut avec eux sous les flots.<br />

Pendant cette horrible scène, Laure, suspendue au cou de son amant ne veut pas s'en séparer;<br />

lui, de son côté, jure de la sauver ou de mourir avec elle. Tous deux se jettent à la mer. Le<br />

jeune homme était fort et bon nageur. Chargé de son précieux fardeau, il voguait avec<br />

courage vers cette terre promise à leur félicité commune; déjà même il allait l'atteindre,<br />

lorsqu'une énorme vague les couvrit en entier et les fit disparaître. Mais comme si la mer eût<br />

voulu respecter, dans son courroux, l'union des deux amants infortunés, elle les déposa sur la<br />

grève l'un à côté de l'autre c'est là qu'ils furent trouvés le lendemain. On supposa que<br />

c'étaient le mari, et la femme et la même tombe les renferma tous deux.


La nouvelle de cet affreux sinistre mit en deuil une partie de la population et fit faire de<br />

tristes et sérieuses réflexions aux auteurs d'une mesure rigoureuse qui avait causé la perte de<br />

tant de citoyens. Repentirs tardifs et inutiles, qui ne rendirent à la colonie éplorée ni les<br />

époux, ni les pères, ni les enfants que la mer avait engloutis.


CHAPITRE III.<br />

SOMMAIRE.<br />

TROUBLES A L'ILE-BOURBON. - LE GÉNÉRAL MALARTIC INTERVIENT ET CALME LES ESPRITS. - SA<br />

MORT. SES FUNÉRAILLES. - REGRETS DE LA COLONIE. M. DE MAGALLON LUI SUCCÈDE. - PORTRAIT<br />

DU NOUVEAU GOUVERNEUR - SITUATION FINANCIÈRE ET COMMERCIALE DE L'ILE A CETTE ÉPOQUE.<br />

ARRIVÉE DE LA DIVISION DU CONTRE-AMIRAL LINOIS ET DE CELLE DU GÉNÉRAL DE CAEN (ANNÉE<br />

1803). - CHANGEMENTS. - L'ASSEMBLÉE COLONIALE EST DISSOUTE. - CONSÉQUENCES. - M. LÉGER. -<br />

M. CRESPIN. COUP-D'OEIL SUR LA CONDUITE DU GOUVERNENENT ANGLAIS. - PROJETS DE RÉFORMES<br />

DE M. DE CAEN • ARRESTATION DU CAPITAINE FLINDERS. - CENSURE DE CET ACTE. - RETRAIT DU<br />

PAPIER EN CIRCULATION. - PIASTRES DECAEN. - SOIRÉES DITES THÉS. - INTRODUCTION DE LA<br />

VACCINE PAR LE CAPITAINE DEGLAS. - MOUVEMENTS MARITALES. - SYMPTÔMES D'UNE<br />

CATASTROPHE. - HOSTILITÉS. - SUCCÈS ET REVERS. - LES ANGLAIS DEVIENNENT AUDACIEUX. -<br />

BOURBON TOMBE EN LEUR POUVOIR (1810). - BEAUX FAITS D'ARMES DE LA MARINE FRANÇAISE. -<br />

DÉVOUEMENT DU COMMERCE. - INTENTIONS HONORABLES. SURCOUF AÎNÉ. - LE MUSCADIN DES<br />

CORSAIRES. ORGANISATION DE MOYENS DE DÉFENSE. - COMBAT NAVAL DU GRAND-PORT. - PROJET<br />

D'ARMEMENTS POUR ALLER ATTAQUER LES ANGLAIS DANS LEURS POSSESSIONS DE L'INDE. -<br />

DERNIER ACTE DE L'ADMINISTRATION CIVILE DU CAPITAINE-GÉNÉRAL. - COMBAT DE LA<br />

MONTAGNE-LONGUE. - SUSPENSION D'ARMES. L'ILE-DE-FRANCE PASSE AU POUVOIR DES ANGLAIS<br />

ET PREND LE NOM D’ILE-MAURICE. - COUP-D'OEIL RÉTROSPECTIF. -RÉSUME.


CHAPITRE III.<br />

DANS LES premiers mois de L’année 1800, Les troubles alarmants se manifestèrent<br />

au sein de l'assemblée coloniale de Bourbon, et, grâce à la part qu'y prirent les quartiers<br />

populeux de l'Ile, ils devinrent assez sérieux pour que l'envoi de commissaires pacificateurs<br />

fût jugé nécessaire. Ils partirent pour leur honorable mission, munis de pouvoirs du général<br />

Malartic; mais leur intervention n'obtint pas le résultat qu'on en attendait; car les troubles<br />

continuèrent, et le général lui-même fut obligé de partir pour Bourbon, accompagné<br />

d'autres commissaires. Il fut plus heureux que ceux qui l'avaient précédé. Tel était<br />

l'ascendant que le général exerçait autour de lui, telles étaient l'estime et la haute confiance<br />

qu'il inspirait, que, par sa seule présence, il concilia tous les esprits et détruisit le ferment<br />

de division qui menaçait l'île entière. Il revint à l'Ile-de-France le jour même où un affreux<br />

coup de vent se fit sentir, et peu après la destruction, sur les côtes de Mapou, de la belle<br />

frégate la Preneuse, commandée par le capitaine L’Hermite. Hélas! le général Malartic ne<br />

devait pas survivre longtemps à cet acte important de son existence administrative! Le 23<br />

Juillet 1800, les îles de France et de Bourbon perdirent cet homme éminent qui peut, à juste<br />

titre, être appelé leur père et leur sauveur. Jamais homme ne fut plus généralement estimé,<br />

respecté, chéri; jamais homme ne méritait mieux de l'être. Si l'on refusait quelque chose à<br />

ses pouvoirs, il était impossible de rien refuser à ses vertus. Le succès de son voyage à<br />

Bourbon en est une preuve. Ce que ses ordres n'avaient pu obtenir fut accordé à ses vertus,<br />

et à son amour pour la paix intérieure des deux îles. L'union entre les différents quartiers fut<br />

scellée en sa présence, et Bourbon, comme l'Ile-de-France, eurent bientôt des larmes à<br />

répandre sur la tombe de cet estimable citoyen, à qui dans l'antiquité, la reconnaissance<br />

publique n'eût pas manqué d'élever des autels.<br />

Ses obsèques eurent lieu, du reste, avec des honneurs extraordinaires, et comme<br />

l'église St.-Louis était alors écroulée, le corps du général fut déposé dans une des chapelles<br />

de l'église de l'hôpital, où les fidèles se réunissaient tous les jours pour prier sur sa tombe.<br />

Ce n'est que quinze ou dix-huit mois après sa mort que s'opéra la translation de ses restes<br />

an Champ-de-Mars. Elle se fit avec une pompe qui témoignait hautement des regrets et de<br />

la vénération qu'on portait à la mémoire du digne citoyen dont on pleurait la perte. Toutes<br />

les autorités des quartiers et des villes de l'Ile-de-France et de l'Ile-Bourbon s'y trouvèrent<br />

représentées par députations, ainsi que tous les corps constitués, religieux, militaires et<br />

civils. La croisière devant l'Ile, sons les ordres du commodore Otham, voulut aussi payer<br />

son tribut de douloureux hommages au noble comte, dont le nom, connu dans toutes les


parties de l'Inde, n'y était prononcé qu'avec un sentiment profond de respect, et pour<br />

désigner en quelque sorte la vertu personnifiée.<br />

Pendant toute la durée de la cérémonie, la division anglaise resta les vergues en croix,<br />

le pavillon à mi- mât, et, comme nos batteries, elle aussi faisait entendre, en signe de deuil, le<br />

bruit lugubre et prolongé du canon. On avait organisé des corps de musique, concurremment<br />

avec celle du théâtre; de jeunes demoiselles s'étaient chargées d'exécuter, pendant la<br />

cérémonie, les plus beaux morceaux de Roméo et Juliette, auxquels on avait appliqué des<br />

paroles analogues à la circonstance. Le soir, l'apothéose du général eut lieu au théâtre, et M.<br />

Lamonroux, qui s'était occupé de diriger la musique, le matin, prit soin également de faire<br />

exécuter celle du soir par les artistes de la troupe. Un deuil général avait été ordonné à la mort<br />

du comte de Malartic; il fut continué quelque temps et cessa du jour où les premiers blocs de<br />

pierre qui couvrent le caveau furent posés. Son tombeau reste inachevé comme pour perpétuer,<br />

eu quelque sorte, l'ingrat oubli des colons envers un chef auquel ils doivent peut-être leur<br />

existence.<br />

Le général Magallon de la Molière lui succéda dans le gouvernement des deux îles. Issu<br />

d'une famille noble, M. de Magallon rappelait par ses manières, sa mise et son langage, les<br />

habitudes et le ton de la haute société que la révolution s'était efforcée de détruire. Sa<br />

douceur, son affabilité, son indulgence le faisaient aimer, et s'il n'accordait pas tout à ceux<br />

qui sollicitaient, du moins personne ne sortait mécontent de ses audiences, Il s'était marié à<br />

une créole d'une des plus anciennes familles de l'île et cette alliance avait resserré l'union<br />

qui existait déjà entre lui et la colonie. Son gouvernement, calqué sur celui du général<br />

Malartic, dont il suivit les errements, ne trouva d'antre opposition que celle de l'Assemblée,<br />

toujours jalouse d'user dans toute sa plénitude de l'empire qu'elle avait pris, et ne voulant<br />

reconnaître l'autre autorité que la sienne, ces autres pouvoirs que ceux qui émanaient de ses<br />

actes. Pour colorer sa soif de domination, l'Assemblée s'appuyait sur des considérations qui<br />

ne manquent jamais de produire de l'effet sur les masses: d'après elle, sa conduite était du<br />

patriotisme. En pareil cas, l'amour-propre et l'intérêt personne se placent; c’est toujours<br />

pour le pays qu'on agit. C'est toujours sa sécurité, son repos, son bonheur qu'on invoque,<br />

termes magiques dont se servent tour à tour les ambitieux qui veulent parvenir, ou<br />

conserver le pouvoir et les places. Mais disons tout : les îles, au moment où M. de<br />

Magallon prit le commandement, se trouvaient encore en partie sous l'influence des lois<br />

atroces de la convention. Le décret fatal sur la liberté immédiate des noirs pouvait être<br />

promulgué, et l’Assemblée se servait de ce puissant levier pour soulever la colonie contre


toute atteinte à ses pouvoirs. Voilà ce qui peut expliquer l'espèce d'accord, libre ou forcé,<br />

qui parut toujours exister entre elle et le général.<br />

En outre, les inconvénients d'une extrême pénurie pesaient alors de toute leur force<br />

sur le gouvernement. Le commerce anglais s'était plaint; dans ses vives et pressantes<br />

réclamations il demandait contre les îles de France et de Bourbon, non des croisières<br />

périodiques, mais une espèce de blocus. D'un autre côté, le papier était tombé dans un<br />

complet discrédit et, par là, cette ressource était devenue entièrement nulle pour le<br />

gouvernement. Bourbon seul, au moyen de ses denrées et de ses grains nourriciers,<br />

imprimait un peu d'activité à notre port. Cependant notre marine n'avait pas dégénéré; nos<br />

frégates et nos corsaires s'avançaient jusque dans les mers de la Chine et sur les brasses du<br />

Bengale, pour y attendre et capturer les vaisseaux ennemis; mais l'entrée dans notre port<br />

était difficile, et beaucoup de prises étaient enlevées souvent à la vue de nos montagnes et<br />

même jusque bien avant dans le port. Il est vrai que, depuis le renvoi des troupes, la<br />

dépense était considérablement diminuée; mais, quelque minime qu'elle fût, elle se trouvait<br />

toujours au-dessus des recettes ordinaires ou éventuelles qui devaient y faire face. Dans cette<br />

conjoncture, quelle ligne de conduite s'imposait l'assemblée? Comme moyen de ne pas<br />

compromettre la popularité qu'elle avait acquise, l'Assemblée s'obstinait à n'établir aucun<br />

impôt, et cette obstination de sa part fut cause de la dilapidation des magasins publics par des<br />

agents qui, ne touchant pas les très faibles appointements auxquels ils étaient réduits, se<br />

voyaient obligés, pour vivre, d'avoir recours à des moyens que réprouvent l'honneur et la<br />

délicatesse.<br />

Toutefois, si le gouvernement de M. de Magallon ne fut pas prospère, il fut du moins<br />

exempt d'évènements fâcheux, et nous pouvons dire que le noble caractère du général<br />

contribua autant et même beaucoup plus que les circonstances, au maintien de la paix dont<br />

nous avons joui pendant le cours de son administration.<br />

Les années 1801 et 1802 n'offrent rien de remarquable et qui soit digne el' être relaté.<br />

La paix de Lunéville, qui fut de si courte durée, n'influa en rien sur l'état de nos affaires<br />

intérieures; ce ne fut qu'à l'arrivée de la division du contre-amiral Linois, le 17 août 1803, et<br />

de celle du général Decaen, le 20 septembre suivant, qu'il s'opéra dans l'administration,<br />

dans les mœurs, dans les usages et dans les opinions du pays des changements qu'il est<br />

important de faire connaître.


On sait que M. Decaen, nommé gouverneur de Pondichéry et des autres<br />

établissements français dans l'Inde; fut prévenu à temps que la guerre allait recommencer<br />

en Europe; on sait que, dans ses instructions, il lui était recommandé, en cas d'hostilités, de<br />

se replier immédiatement sur l'Ile - de - France avec ses forces et de prendre le<br />

gouvernement des deux îles avec le titre de capitaine - général. C'est ce qui arrive. M.<br />

Decaen mouilla au pavillon, le 26 septembre 1803. Dès le lendemain de son arrivée,<br />

l'Assemblée fut dissoute et le lieu de ses séances fermé. Le gouvernement devint un corps<br />

représenté par trois chefs, dont l'un cependant, le général, avait, sous sa responsabilité<br />

personnelle, la haute main dans la direction des affaires. M. Léger fut placé à la tète de<br />

l'administration, et chargé des finances. C'était un homme propre, irréprochable dans<br />

l'exercice de ses fonctions, et ceux qui l'ont accusé quelquefois avec aigreur et sans avoir<br />

égard à la situation difficile où il se trouvait, ont certainement fait œuvre d'injustice à son<br />

égard. En effet, à cette époque, vous n'aviez rien de fixe dans les finances, et l'on conçoit<br />

que l'impossibilité où l'on se trouvait de compter sur des revenus soumis aux hasards de la<br />

guerre, imposait l'obligation de recourir à des mesures d'ordre et de prévoyance et<br />

d’extrême économie et nous pourrions dire la parcimonie que M. Léger montrait dans<br />

toutes ses transactions pour le compte du gouvernement. Un chef du gouvernement qui<br />

voulait de l'argent pour ses troupes de terre et du crédit pour sa marine, plaçait fréquemment<br />

M. Léger dans le cas de répondre à sa demande par un refus, faute de ressources<br />

suffisantes. Voilà pourquoi souvent il se trouvait dans l'embarras; pourquoi souvent encore<br />

les promesses qu'il faisait au commerce, qui lui procurait quelquefois de l'argent et des<br />

provisions pour l'expédition des frégates, sont restées sans résultat. Mais, en définitive,<br />

Monsieur Léger était un homme coupable, et personne n'aurait administré ni mieux, ni<br />

plus loyalement que lui, s'il se fut trouvé dans des conditions favorables, et si tous les<br />

éléments propres à assurer la marche régulière de l'administration lui eussent été donnés.<br />

M. Crespin, à la tête de la justice, sut en faire respecter les arrêts. Probe, désintéressé, d'un<br />

caractère ferme, rien n'eût été capable de le détourner de la ligne de ses devoirs. Il sut<br />

conserver intacts, même vis-à-vis du général, les droits de sa dignité et ceux des magistrats<br />

dont il était le chef. Avec lui chacun devait rester à sa place et se renfermer dans le cercle de<br />

ses attributions; aussi réprimait-il toute tentative d'empiétement et d'usurpation, et le barreau<br />

d'alors, qui connaissait ses devoirs, n'eût-il jamais osé entreprendre devant lui, ce qu'il n'a pas<br />

craint plus d'une fois de se permettre depuis la conquête. L'influence du Laiteau ne sortait pas<br />

des limites qui lui étaient tracées par la raison et par la loi. Donner des conseils à ses clients et<br />

les défendre, voilà ce à quoi il devait se borner ; s'il allait plus loin, on le rappelait<br />

immédiatement à l'ordre en lui faisant sentir que, maître et libre dans ses cabinets, il devait<br />

obéir an palais et se soumettre à la règle commune.


M. Decaen, dont les premières études s’était tournées vers le droit, n'ignorait pas qu'une<br />

société, sortant à peine d'une espèce d'anarchie qui avait duré quinze ans, ne pouvait être<br />

ramenée à l'ordre qu'en imposant à tous l'obligation d'un prompt retour à la règle. L'état de<br />

guerre, le souvenir des évènements passés, le besoin de tranquillité intérieure, la nécessité de<br />

se suffire à lui-même et de lutter avec avantage contre les conséquences de l'abandon où le<br />

laissait la métropole, qui, tout en désirant ne pas perdre ses colonies, faisait pourtant peu de<br />

chose pour les conserver : tout cela motive et justifie pleinement la conduite que tint le général<br />

à son arrivée et pendant le cours de son administration. Il avait sagement apprécié la position<br />

des colonies orientales et compris qu'un gouvernement, dont l'unité constitue la force, était ce<br />

qui leur convenait le mieux, eu égard aux ennemis du dehors et aux soins qu'exigeait l'intérieur<br />

du pays.<br />

Ce n'est pas ce que pensait le gouvernement anglais après les évènements de 1832 ; car<br />

on dirait que, guidé par la peur, c'est à l'impulsion de ce sentiment qu'il a obéi, en accordant<br />

tout aux exigences du parti qui lui avait dicté la loi. Il l'a entouré de considération, il lui a<br />

distribué des emplois, il lui a donné la liberté de la presse pour se faire insulter. Ceux qui<br />

s'étaient démis de leurs places au conseil et qui avaient formulé dans des termes offensants leur<br />

refus d'y rentrer, y ont été réintégrés non sans recevoir les distinctions les plus flatteuses. Quel<br />

a été le résultat de ces démarches obséquieuses, de ces déplorables condescendances? Nous le<br />

demandons au gouvernement lui-même, à lui qui connaît mieux que personne l'étendue des<br />

faveurs dont il a comblé les hommes de 1832 ; les a-t-il satisfaits; les satisfera-t-il jamais eux et<br />

les élèves qu'ils dressent à l'adroit manège qui leur procure tant d'avantages? Ces concessions<br />

arrachées à sa faiblesse, au détriment du pays et de son avenir, ont-elles eu le privilège de leur<br />

imposer silence? Non, sans doute; chaque jour, vous les entendez crier, se plaindre, et tendre la<br />

main en menaçant. Ce qu'ils ont obtenu les a affriandés; leur ambition n'est pas assouvie; ils<br />

veulent tout envahir, tout posséder: la presse, les municipalités, la garde-nationale, le jury, les<br />

emplois et le budget. On devine le parti qu'ils sauraient tirer de tout cela. Ce qui est arrivé à la<br />

seule gazette en opposition avec leurs principes, doit assez faire juger de ce qui arriverait, s'ils<br />

étaient (et ils le seraient au moyen du vote qu'ils demandent), maires, adjoints, colonels,<br />

capitaines, jurés, etc. L'île entière leur appartiendrait et le gouvernement lui-même, passant<br />

dans leurs mains, deviendrait un instrument dont ils feraient mouvoir les ressorts dans l'intérêt<br />

de leurs caprices ou de leur cupidité. Mais sans émettre ici de suppositions, voyez dès à présent<br />

ce qui se passe. Est-on fondé à dire que le gouvernement est véritablement libre et maître de<br />

ses actions; qu'il reste inaccessible à toute influence? Pour parler seulement des places,<br />

que le gouvernement s'avise d'en accorder une sans le consentement du parti, qu'il se<br />

permette même d'adoucir la situation de quelques anciens employés restés fidèles à leurs


devoirs, et vous verrez s'il le pourra sans exposer l'objet de sa sollicitude et sans s'exposer<br />

lui-même à la rage insultante de ce parti? le renvoi de M. Jérémie répond à tout. Du reste,<br />

le gouvernement local a cru que cette victime suffisait; il s'est trompé. Harcelé depuis lors,<br />

déconsidéré, nous pouvons le dire, il ne marche, il n'a d'action que parce que le mauve·<br />

ment est donné, et que la proie de nos propriétés et de notre indemnité a fermé pour le<br />

moment la bouche à quelques hauts personnages de l'avide et puissante coterie. Mais,<br />

soyez en surs, il en présentera a autres qui, en allait par le succès des premiers, voudront<br />

aussi tenter fortune; et c'est ainsi que nous donnerons à l'avenir un exemple frappant de ce<br />

que peuvent quelques ambitieux, quand la faiblesse des gouvernants n'oppose aucune<br />

digue à leur audace envahissante.<br />

L'administration de M. Decaen fut sage, et si, avec la capacité réelle dont il était<br />

pourvu, il avait eu à sa disposition des moyens suffisants pour l'exécution des entreprises dont<br />

il portait en lui la pensée, nul doute qu'il eût accompli de grandes choses et, sinon changé par<br />

là le théâtre de la guerre en Europe, du moins obligé les Anglais à disséminer leurs forces afin<br />

de pourvoir à la défense de leurs établissements de l'Inde. Et pourtant, tout gêné qu'il était, il<br />

sut, pendant sept ans, maintenir les forces de la colonie sur un pied respectable et la faire<br />

craindre au dehors, en même temps qu'il assurait à l'intérieur sa tranquillité. Il est vrai que tout<br />

était sacrifié à la guerre; que nos routes et nos rues restaient dans un délabrement complet, et<br />

qu'aucun projet en faveur du peuple ne s'exécutait, à moins qu'il ne se liât étroitement au<br />

système de défense ou d'attaque que le général avait conçu. Mais aussi les circonstances<br />

étaient impérieuses, et d'ailleurs M. Decaen était un homme de guerre dans toute la force du<br />

terme. Il n'aurait pas mis sa gloire à construire un pont, à creuser un canal, à percer une ronce,<br />

à moins que ces travaux ne rentrassent complètement dans ses vues et dans le plan de ses<br />

combinaisons stratégiques. Mais résister aux ennemis, les battre et les harceler en toutes<br />

rencontres et de toutes les manières: voilà ce à quoi s'appliquait presque exclusivement le<br />

général Decaen; voila 5011S quel aspect il nous est apparu et comme il doit être envisagé<br />

pendant la durée de son gouvernement à l'Ile-de-France.<br />

Si la morale et la société font à tous les hommes une loi de maîtriser leurs passions,<br />

combien, à plus forte raison, l'homme public et pourvu d'autorité, l'homme dont les actes sont<br />

susceptibles d'entraîner de graves conséquences, doit-il se tenir en garde contre lui même et se<br />

défier de ses premiers mouvements. Le général Decaen en a fait probablement la triste<br />

expérience. Plus d'une fois l'arrestation du capitaine Flinders a du réveiller en lui de fâcheux<br />

souvenirs et tourmenter 'sa pensée, surtout lorsqu'il apprit que le refus formel et humiliant que<br />

firent, le lendemain de la prise, le gouverneur, les généraux et les autres officiers supérieurs


anglais d'assister au dîner auquel il les avait invités, prenait son unique source dans la manière<br />

rigoureuse dont il avait traité le savant Flinders, auquel il fit perdre sept années qui auraient été<br />

utilement employées au profit de la société et à la gloire du monde savant. Sous quelque point<br />

de vue qu'on envisage cette dure arrestation, il devient impossible d'y trouver une excuse. Le<br />

capitaine Flinders ne s'était pas introduit furtivement dans l'Ile pour en examiner les forces; les<br />

hasards seuls de la guerre l'y avaient conduit, Obéissant à une déplorable inspiration, le général<br />

n'en jugea pas ainsi; rien ne fut capable de changer la détermination sévère qu'il prit à l'égard<br />

de cet étranger que les conquérants retrouvèrent à Maurice. Du moins, la colonie n'eut rien à se<br />

reprocher à l'égard du capitaine Flinders. Accueilli partout avec distinction, honoré pour son<br />

vaste savoir et ses nobles manières, chacun eût voulu pouvoir adoucir son malheur, prendre la<br />

tâche de calmer ses inquiétudes et ses regrets, chacun s'empressa de lui offrir l'hospitalité. La<br />

préférence fut accordée à la famille Ravel de Flacq, qui, par son urbanité et le privilège qu'elle<br />

avait depuis longtemps de faire les honneurs du pays aux étrangers, semblait, aux yeux du<br />

capitaine Flinders, avoir acquis le droit de le réclamer.<br />

Le capitaine - général ayant reçu des fonds de France et trouvé des lingots d'argent à<br />

bord de quelques vaisseaux de l'Inde, opéra le retrait du papier en circulation, à raison de dix<br />

mille francs la piastre. C'est alors que furent frappées les piastres Decaen. Telle était l'opinion<br />

défavorable qui s'attachait aux billets, que ceux mêmes dont l'émission s'était effectuée en<br />

vertu de deux ordonnances de Louis XVI furent portés au trésor pour y être échangés.<br />

Personne ne s'avisa d'acheter ce papier, au moyen d'une mise dehors extrêmement<br />

légère, dans la pensée d'en faire plus tard l'objet d'une spéculation avantageuse. Mille piastres<br />

auraient suffi pour retirer tout le papier existant et pour ouvrir les chances d'un énorme<br />

bénéfice, si l'issue de la guerre était favorable.<br />

On ne peut s'empêcher d'admirer le zèle et l'activité que M. Decaen déployait alors.<br />

Infatigable, aussi prompt à exécuter qu'à concevoir les travaux les plus arides, les plus<br />

compliqués, il embrassait les projets les plus opposés, il était à tout, suffisait à tout, voyait tout<br />

par lui-même. Le même jour il dressait une batterie ordonnait la promulgation d'un code pour<br />

les îles, organisait une caisse de bienfaisance, réglait les tribunaux, faisait publier une huile du<br />

Pape, changeait le calendrier républicain et expédiait les forces navales pour les mers de l'Inde.<br />

Vers le mois d'Octobre 1806, la colonie demanda et obtint que le fils du général fût baptisé.<br />

Cette circonstance donna lieu à des soirées qui prirent lenoll1 de Thés et devinrent peu à peu<br />

pour la colonie une source de dépenses nouvelles qu'elle avait ignorées jusque-là. Les thés se<br />

changèrent bientôt en repas splendides que précédaient le bal, la bouillotte et tous les


accessoires indispensables aux grandes réunions. Cette époque est marquante dans l'histoire<br />

des mœurs coloniales. On jouait sans doute auparavant; on jouait même beaucoup, et la<br />

mort du capitaine Marchand, dont nous avons parlé plus haut, en est une preuve; mais la<br />

passion du jeu semblait avoir honte de se produire, c'était en cachette, la nuit et dans<br />

quelques lieux seulement qu'elle prenait son essor. Aujourd'hui nul frein ne l'arrête: elle se<br />

montre partout, elle va tête levée et c'est dans les maisons les plus respectables que l'on<br />

court étaler l'or sur la table verte, tenter la fortune et chercher les moyens de consommer sa<br />

ruine. Ajoutons, comme trait caractéristique, que dans quelques - uns de ces honorables<br />

salons, on va même jusqu'à mettre sous le chandelier pour payer la dépense. Tout est réglé,<br />

tout est prévu; on dirait d'une maison de jeu autorisée et payant patente.<br />

La vaccine, introduite par le capitaine Deglas, avait opéré un grand bien dans les<br />

deux colonies. Indubitablement elle nous eût été apportée plus tard; déjà le capitaine Baudin<br />

avait doté le pays de l'ayapana, plante d'une vertu puissante qui s'est répandue partout en<br />

peu de temps et dont l'expérience a reconnu l'efficacité; mais ce n'est pas un motif pour nous<br />

d'oublier la généreuse pensée du capitaine Deglos qui, poussé par le seul désir d'être utile, a<br />

fait jouir l'Ile-de-France et l'Ile-Bourbon d'un bienfait inappréciable.<br />

Nous étions en Septembre 1809. Un de ces évènements qui remettent en question<br />

l'avenir d'un pays se préparait, et l'heure d'une catastrophe allait sonner pour les Iles de France<br />

et de Bourbon. Un grand mouvement régnait dans la marine anglaise; les frégates se croisaient,<br />

visitaient la station devant le Port-Louis, allaient à Bourbon, à Madagascar où elles avaient<br />

souvent des combats à soutenir, et s'en retournaient dans l'Inde ou au Cap. Une frégate<br />

anglaise fut prise devant Bourbon par une frégate française, et celle-ci fut à son tour obligée<br />

d'amener devant des forces supérieures. Chaque jour s'engageaient de nouveaux combats, où<br />

vainqueurs et vaincus avaient également à regretter la perte de leurs braves. Ce mouvement,<br />

ces actes d'hostilité dont le capitaine-général avait connaissance, annonçaient qu'un coup<br />

décisif était sur le point d'être porté. En effet, St.-Paul, l'un des ports de Bourbon, fut pris par<br />

le colonel Keating, aujourd’hui général. Les magasins du gouvernement dans lesquels se<br />

trouvaient une masse considérable de marchandises, furent brûle' Cet évènement eut des suites<br />

funestes. Pour le général Desbrulis qui commandait l'Ile, car se suicida dans la fatale pensée<br />

qu'il ne devait pas survivre à une défaite où il voyait, à tout à raison, son honneur militaire<br />

compromis Le général Desbrulis, par son mariage avec la veuve de M. Duhazier, était allié à<br />

l'une de nos anciennes familles de la Savanne et il jouissait d'une réputation honorable à l'Ile-<br />

de France où il avait passé plusieurs années.


L'avantage que les anglais venaient d'obtenir et quelques autres succès partiels<br />

augmentèrent bientôt leur audace et les rendirent plus entreprenants que jamais sur nos côtes.<br />

Dans les mois de mai, juin et juillet 1810, ils descendirent successivement à Jacoté, à Souillac<br />

et à Belle-Ombre, postes militaires de la Savanne. Enfin, le 9 Juillet de la même année,<br />

Bourbon tomba en leur pouvoir.<br />

Malgré tout, cette période fut glorieuse pour nos armes, et tel avait été le résultat du<br />

courage et du talent déployés par notre marine dans les mers de l'Inde et sur nos côtes que<br />

même avant le combat de l'île de la Passe nous avions dans le port deux avisos, trois<br />

transports, deux mille prisonniers, parmi lesquels un général et plusieurs officiers supérieurs.<br />

L'étoile de 1'Ile-de-France, qu'avaient fait pâlir la prise de la Forte, sur les brasses du Bengale,<br />

et la destruction de la Preneuse, sur nos côtes, reprit son premier éclat et vint éclairer l'un des<br />

plus beaux faits d'armes de la marine française, si l'on considère le lieu, la position respective<br />

des combattants, les forces qui furent déployées et les hommes qui les dirigeaient. D'un côté,<br />

se montraient la Bellone, capitaine - commandant Duperré, la Minerve , capitaine Bouvet, le<br />

Victor, capitaine Maurice et le Ceylan, capitaine Moullac, ayant ensemble 800 hommes et 120<br />

canons; de l'autre s'avançaient la Magicienne, capitaine Lambert, la Néréide, capitaine<br />

Willollghbi, l'Iphigénie, capitaine Curtis, et le Syrius, commandé par le capitaine et<br />

commodore Pym, ayant à bord 1200 hommes et 170 canons. Ce fut, nous le répétons,<br />

l'une des plus belles époques pour la marine française, et l'Ile-de-France put s'énorgueillir de<br />

n'y n’être pas restée étrangère. Abandonnée par la métropole, délaissée, pour ainsi dire, sans<br />

secours, elle sut trouver, dans les sacrifices que lui inspira son patriotisme, de quoi suffire à ses<br />

besoins particuliers et à ceux que la défense commune exigeait d'elle, soit en vivres, soit en<br />

hommes, soit eu munitions de toute espèce. Le commerce qui, loin de se traîner à la remorque<br />

de quelques capricieuses ambitions marchait droit et ferme et savait prendre des<br />

déterminations courageuses dans l'intérêt du pays, le commerce ouvrit ses caisses. Il était<br />

pauvre, il assistait un pauvre comme lui; car le gouvernement avait tout épuisé. Mais ce don,<br />

cette offrande, ce prêt, comme on voudra l'appeler, était d'autant plus beau, d'autant plus<br />

honorable, qu'il était pur de toute arrière-pensée. Ne croyez pas que les gazettes du temps<br />

proclamèrent dans tous les coins de l'Ile que le commerce avait sauvé la colonie en avançant<br />

quelques sommes nécessaires à sa défense, comme nous avons vu depuis publier, pour ainsi<br />

dire, à son de trompe, que nos meneurs l'avaient sauvée, parce que Monsieur un tel avait donné<br />

un sac de riz, tel autre, vingt balles de café pour tenir les volontaires éveillés; que celui-ci<br />

compromettait son avenir en allant à Londres, tandis que son but réel était de s'y montrer en<br />

carrosse, d'y déployer un faste habilement calculé et d'y lier des affaires pour son compte, le<br />

tout, aux yeux des dupes, pour la plus grande gloire du pays. Non, il n'en fut point ainsi:


personne n'ouvrit la bouche, personne ne se répandit en doléances, personne n'écrivit une<br />

seule ligne pour signaler ave: éloge l'œuvre de dévouement du commerce dévouement<br />

complet, absolu, sans mélange d'amour - propre et d'égoïsme. Le commerce lui-même ne se<br />

fit point un motif de gloire de ce qu'il regardait comme un devoir et, dans ses idées<br />

patriotiques, comme une chose toute naturelle; Nous ne serions pas étonné que ceux de ces<br />

anciens négociants, qui existent encore à Maurice, nous en voulussent d'avoir blessé leur<br />

modestie en révélant tout ce que leur conduite eut d'honorable dans les circonstances<br />

difficiles où nous nous trouvions alors.<br />

Qu'il nous soit permis ici de regretter notre ancien ami M. Roussin, qui joint le talent<br />

à la bravoure et qui a été témoin de tous ces faits d'armes, n’ait pas rempli la tâche, si<br />

diffici13 pour nous, d'en consacrer le souvenir et de retracer tout ce que la marine française a<br />

conquis de gloire dans les combats qu'elle soutint et d'où presque toujours elle sortit<br />

victorieuse. L'époque des Linois, des Serseys, des Duperré, des Lhermite, des Bouvet, des<br />

Bergeret, des Hamelin, des Donald de Gui, des Lemarrant, des Magon; celle de nos jeunes<br />

Rabaudy, Moreau, Lebreon, MonHac, Lebaloche, Maurice Moisson, Lutcertes assez belle,<br />

pour que celui qui fut de compagnon de ces braves et qui prit part leurs expéditions militaires<br />

eu écrivît l'histoire.<br />

L'Arménien, le Kent, le Ceylan, le Windzam, la Comtesse de Sunderland et beaucoup<br />

d'autres vaisseaux richement chargés furent capturés par nos frégates et par nos corsaires.<br />

Surcouf l'aîné, ce Jean-Bart de notre temps, avait, jusque sur les brasses du Bengale, en vue<br />

des batteries de terre, enlevé à l'abordage plusieurs bâtiments armés, contre lesquels il avait<br />

soutenu des luttes si extraordinaires que nous serions presque tenté de les rejeter dans le<br />

domaine des évènements fabuleux, si nous ne les trouvions écrites dans l'histoire d'un autre<br />

siècle. Pérou aîné, ce muscadin des corsaires, (c'est ainsi que nous l'appelions), Pérou, cet<br />

homme qui sut allier une bravoure à toute épreuve aux formes d'une exquise politesse, a<br />

rempli les mers de l'Inde du bruit de son nom par des traits d'une intrépidité sans égale et<br />

par sa générosité sans bornes envers ses prisonniers. Son second, ce jeune Charles que nous<br />

avons tous connu et qui est maintenant à Bordeaux, partagea les périls de son capitaine et<br />

fut un de ceux qui, avec les Henry, les Vaillant, les Rodoul, les Laboulaye, les Dumaine,<br />

les Rarel, les Grenier, les Desjardins et une foule d'autres, soutinrent dignement la<br />

réputation de la marine française.<br />

Ce souvenir d'une époque illustrée par tant de braves, fit sentir plus profondément au<br />

capitaine-général la perte de Bourbon; il vit bien que l'Ile-de-France ne tarderait pas elle-


même à subir le même sort; mais cette triste perspective, bien loin de le rendre moins<br />

vigilant, le fit redoubler d'efforts pour multiplier ses moyens de défense. Sans cesse à<br />

cheval, et fuyant tout repos, tout sommeil, on le voyait parcourir la ville, visiter les<br />

positions, cherchant à réveiller l'ardeur des habitants et des soldats, et à les enflammer du<br />

désir de se mesurer avec les ennemis. Il ne désespérait pas de réussir; car on avait répondu<br />

par des promesses formelles à ses demandes réitérées de secours, et, bien qu'il s'attendît à<br />

une attaque prochaine, il comptait sur l'arrivée de quelques renforts avant qu'elle ne<br />

s'effectuât. Cependant les anglais s'emparèrent de l'île de la Passe, du Grand-Port, le 14<br />

Août 1810. Dans l'ignorance de cet évènement, le capitaine Duperré, qui avait appris par les<br />

signaux que le Port-Louis, où était mouillée la division Hamelin, se trouvait bloqué, fit<br />

donner ses vaisseaux dans la baie du Grand - Port. Il s'aperçut bientôt que la petite île était<br />

au pouvoir des ennemis par les bordées qu'il reçut du fort et de la Néréide mouillée sous sa<br />

protection. Alors il alla s'embosser au fond de la baie avec la Bellone où son pavillon de<br />

commandant était arboré, et transmit l'ordre aux capitaines Bouvet, de la Minerve, Maurice de<br />

la corvette le Fielor, et Moullac du Ceylan, vaisseau de la Compagnie armé en guerre, de<br />

suivre ses mouvements et de se préparer au combat. En effet, la division ennemie devant le<br />

Port, avertie de la rentrée de Duperré, cingle vers le Grand-Port, pénètre dans la baie, et engage<br />

l'un des combats les plus opiniâtres et les plus meurtriers qui jamais aient été livrés dans nos<br />

mers.<br />

Cependant la division Hamelin, composée de trois frégates: la Fénus, sous son<br />

commandement, la Manche, l'Aslrée et la corvette l'Entreprenant sous celui de MM. Dornald<br />

de Gui, Lemarrant et Le Breton , se préparait à sortir: Les généraux Decaen et Vendermaëssen<br />

étaient partis aussitôt avec trois cents hommes de troupes, et les établissements Rondeaux,<br />

Piston, Bretonnache s'étaient également mis en marche avec des convois chargés de provisions<br />

de toute espèce. A peine le combat était-il engagé, que la Néréide et le Syrius échouèrent et ne<br />

furent plus maîtres de leurs mouvements. Profitant de leur embarras, le capitaine Duperré<br />

dirigea sur elles toutes les batteries de sa division. Ce fut alors que le capitaine Willoughby,<br />

dangereusement atteint d'un coup de feu et ayant à bord 50 hommes de tués et autant de<br />

blessés, se retira sur l'île de la Passe avec ce qui lui restait de monde, après avoir préalablement<br />

mis le feu à la Néréide. Le commodore Pym, du Syrius, suivit son exemple. Restaient la<br />

Magicienne et l'Iphigénie qui devaient recommencer le combat, le lendemain; mais la présence<br />

de sa division Hamelin devant l'île de la Passe, arrêta leur projet et mit fin à tout en fixant la<br />

victoire. Confiant en la générosité des Français, le commodore Pym livra les deux frégates et<br />

le fort sans conditions.


Jamais lutte n'avait été plus vive ni plus soutenue; jamais triomphe n'avait autant<br />

compté. Chacun put contempler, quelques jours après, dans le trou FanFaron où mouillèrent<br />

les frégates capturées, les efforts inouïs qui avaient été faits de part et d'autre pour soutenir<br />

l'honneur du pavillon national. Criblées de boulets, démâtées en partie, les malheureuses<br />

frégates inspiraient un mouvement de pitié que tempérait toutefois chez nous celui de la joie et<br />

du noble orgueil qu'inspire l'idée du triomphe.<br />

Quoiqu'on dise, chez les peuples chrétiens, le corps d'un ennemi mort ne sent pas<br />

toujours bon. Le sentiment d'humanité, que l'ardeur et l'ivresse de la poudre éteignent en eux<br />

pendant le combat, renaît après la victoire et les porte à plaindre, à secourir ceux qu'ils<br />

n'auraient pas craint de sacrifier un instant auparavant. L'Ile-de-France en fournit la preuve<br />

éclatante à cette époque de glorieuse mémoire. Les prisonniers anglais furent traités avec<br />

douceur et comme des frères, et lorsqu'ils furent conduits par terre à la ville, on vit la<br />

population des campagnes accourir à leur rencontre, empressée à leur offrir des<br />

rafraîchissements, des fruits et tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Tel est l'empire de cette<br />

charité chrétienne ignorée des anciens peuples, quelquefois, mais momentanément méconnue<br />

au milieu des troubles de nos sociétés modernes, que le malheur l'intéresse et que la prospérité<br />

lui apparaît toujours comme un piège tendu par la fortune à l'orgueil des hommes!<br />

On ne vit tout d'abord dans l'entreprise des anglais sur le Grand-Port qu'un caractère de<br />

hardiesse Peu commune; mais, bientôt après la victoire, il fut facile de comprendre que le<br />

commodore Pym l'avait combinée de telle sorte, qu'il pouvait d'un seul coup anéantir la marine<br />

française dans nos parages, et s'assurer sur les côtes de l'île un point de station défendu<br />

fortement et à l'abri d'un coup de main. La fortune déjà ses habiles et audacieux projets.<br />

Sans doute l'évènement survenu à la Nêràde aida beaucoup au succès de nos armes;<br />

mais avouons aussi que l'excellence et la promptitude des mesures prises par les chefs de<br />

notre escadre et la bravoure des marins français devant les forces majeures qui leur étaient<br />

opposées, contribuèrent plus puissamment encore que tout le reste au succès important de<br />

cette journée. Que fût-il arrivé si le résultat eut été favorable aux Anglais? La division<br />

Hamelin, sortie du port pour aller renforcer celle du commandant Duperré aurait été dans la<br />

nécessité d'amener elle-même devant des forces supérieures, ou de se sauver au Port-Louis;<br />

mais ce qu'il y a de certain, c'est que ni Hamelin, ni les autres capitaines sous ses ordres<br />

n'auraient embrassé ce dernier parti sans combattre. Dans l'un et dans l'autre cas, un revers<br />

dont les conséquences étaient incalculables menaçait les Français; se rendre ou succomber<br />

sous le nombre: telle était pour eux l'alternative. Heureusement il n'en fut pas ainsi, et la


lutte, commencée sous les plus favorables auspices, s'acheva comme nous l'avons vu, de la<br />

manière la plus décisive et la plus glorieuse pour nous.<br />

Après la victoire du Grand-Port, nos forces maritimes se composaient de sept<br />

frégates, de deux corvettes et d'un vaisseau de la Compagnie armé en guerre. Ce fut alors<br />

que le capitaine-général forma le projet d'un armement pour aller reprendre Bourbon, ou,<br />

comme Labourdonnais courir attaquer les Anglais dans leurs possessions de l'Inde, soulever,<br />

en arrivant, les Marattes et les états de Tippoo Saëb restés fidèles à la mémoire de leurs an-<br />

ciens maîtres, et reconquérir par là les avantages qu'un premier échec nous avait fait perdre.<br />

A cet effet, il convoqua, le 29 septembre, un conseil colonial. On peut voir, dans les<br />

arrêtés du capitaine-général, quelle était l'organisation de ce conseil, sa composition, ses<br />

attributions, et demander ensuite à ceux qui réclament, en son nom, des droits dont ils<br />

invoquent le souvenir, s'ils se contenteraient d'en avoir un pareil. Ignorerait-on que le<br />

conseil colonial ne se livrait à aucune discussion, qu'il ne participait à aucun travail, si ce<br />

n'est à celui d'un tableau de répartition pour la somme demandée; que surtout il ne se<br />

permettait aucun acte d'opposition? Voilà pourtant ce qui était. Le capitaine-général avait<br />

besoin d'argent; la victoire du Grand-Port et les projets qu'il méditait avaient rendu ce<br />

besoin plus impérieux. Il voulait réparer, armer toutes les frégates et former une division<br />

imposante; or, bien qu'il eût toujours confiance dans les promesses qu'on lui avait faites, il<br />

sentait qu'il ne pouvait attendre et que des secours immédiats lui étaient indispensables. C'est<br />

pour cela que les contribuables devaient être tenus de faire des bons au porteur destiné à être<br />

négociés tout de suite. C'était un impôt territorial, sous la forme d'un prêt de 363,636<br />

piastres, lequel impôt existerait encore, s'il avait eu un commencement d'exécution. Mais<br />

rappelons-nous bien que jamais il ne vint à la pensée du capitaine-général de créer un conseil<br />

ni pour diriger, ni pour contrôler ses actes: c'est de l'argent qu'il lui fallait, et, dans le but de<br />

s'en procurer, il appela tout simplement les contribuables près de lui, pour dresser les rôles,<br />

sous le nom de Conseil.<br />

Et cependant, ce sont quelques-uns de celui-là mêmes dont le vote autrefois appuya<br />

cet impôt onéreux, qui, pour se populariser aujourd'hui, crient avec le plus de force contre le<br />

droit de 2fr 50 qui frappe nos sucres à la sortie. Quoi! Soixante millions de sucre qui valent<br />

quatre millions de piastres, en rapportent au fisc cent-cinquante mille, et vous vous soulevez<br />

contre l'impôt établi, tandis que par votre fait, les arpents de terre qui à l'époque dont nous<br />

parlons, ne rendaient presque rien, auraient été imposés à trois cent mille en faisant supporter<br />

aux maisons et emplacements de la ville les 63,636 piastres nécessaires pour compléter la


somme demandée! Certes, voilà une étrange contradiction; une conduite qui dénoterait bien<br />

peu de mémoire, si elle n'attestait plutôt un semblant de libéralisme habilement exploiter .....<br />

Les chambres électorales furent formées; elles présentèrent les candidats qui devaient<br />

composer le conseil, et le projet fut adopté sans discussion, tel qu'il avait été rédigé par le<br />

capitaine-général qui le fit promulguer sous la date du 1 er Novembre 1810. Nous croyons nous<br />

rappeler que ce fut là le dernier acte de son administration civile. Depuis, il n'en fut plus<br />

question, et peut-être même ne l'eussions-nous pas rappelé, si nos indépendants actuels<br />

n'avaient pas été les premiers à parler de ce conseil comme d'une institution féconde, et à<br />

l'offrir en quelque sorte comme le palladium des libertés de la colonie. Le capitaine-général<br />

n'ignorait pas et ses longues et fortes études le lui avaient appris), que toutes ces institutions<br />

démocratiques, si fort vantées, et devenues peut-être nécessaires à l'Europe actuelle, comme un<br />

aliment ses désirs effrénés, ne convenaient pas au sein d'une petite société soient quatre-vingt<br />

mille noirs à surveiller et à maintenir. Les vagues dont la rage impuissante vient se briser<br />

contre un vaisseau à trois ponts, submergent un petit bâtiment; ce qui passe inaperçu, ce qui<br />

reste sans force à Londres ou à Paris, met une petite ville en combustion. Voilà ce que<br />

pensait, ce que disait le capitaine-général, et sa conduite fut la conséquence de cette<br />

conviction.<br />

Nous touchions à la mi-Novembre. Malgré les désappointements qu'il avait plusieurs<br />

fois essuyée, le capitaine-général ne perdait pas l'espoir d'être secouru. Bourbon aux Anglais<br />

n'était pas un obstacle qu'il dut craindre beaucoup, surtout à l'entrée d'une saison où les coups<br />

de vent se font sentir fréquemment sur nos côtes. D'un autre côté, la population entière et les<br />

noirs eux-mêmes étaient disposés à seconder ses efforts; mais on avait si peu de troupes à<br />

opposer à une descente, qu'à moins d'adopter une guerre de guérillas pour système de<br />

résistance, on ne pouvait guère compter sur le succès.<br />

Enfin, la flotte sous les ordres de l'amiral Bertis est signalée. L'armée, sous ceux du<br />

général Albercombie, opère sa descente au Mapou et marche sur la ville. Bientôt s'engagent<br />

plusieurs letions d'avant-postes au milieu desquelles un officier supérieur est tué près du<br />

moulin a poudre. Ce furent là les préludes du combat de la Montagne-Longue, livré le 30<br />

novembre et dirigé par le général Vendermaëssen, dont l'aide de camp Blin tomba<br />

mortellement frappé à ses côtés. Après avoir soutenu l'action pendant quelque temps, le<br />

capitaine-général, voyant l'inutilité de ses efforts contre une armée aussi nombreuse, ordonna<br />

au capitaine Maingard, de l'artillerie, d'enclouer ses pièces, au bataillon de troupes d'opérer<br />

sa retraite par Moka, en tournant la Montagne-Longue, et à la compagnie des chasseurs de la<br />

garde-nationale de rentrer dans la ville par la grande route des Pamplemousses.


Quant à lui, il faut l'avoir vu pour se faire une juste idée au sang-froid et de<br />

l'intrépidité qu'il déploya dans cette circonstance. Cela passe toute croyance. Seul derrière,<br />

arrivant au petit pas de son cheval, calme, impassible sous le feu roulant d'une ligne<br />

d'infanterie d'un demi-mille, il semblait moins au milieu des ennemis qu'à une promenade :<br />

cependant on ne cessait de tirer sur nos chasseurs en retraite dont plusieurs furent blessés.<br />

Peu après, les ennemis, arrêtés au Hochet par la batterie du Mas qui continuait son feu,<br />

reçurent un parlementaire, chargé de proposer une suspension d'armes qui fut acceptée. La<br />

capitulation honorable qu'obtint le capitaine - général pour Ile-de-France, fut le dernier<br />

acte de son gouvernement militaire; elle eut heu dans la nuit du 2 au 3 Décembre 1810.<br />

Après avoir remercié la garde - nationale et les troupes, et leur avoir dispensé les éloges<br />

que méritait leur bonne conduite, il livra, dans la matinée du 3 Décembre, les postes aux<br />

Anglais, qui, dès ce moment, devinrent maîtres absolus de l'île.<br />

On ne pourrait dire sans injustice qu'une seule classe de la population mérita des<br />

reproches dans cette affaire décisive; car toutes remplirent leur devoir avec un zèle, un<br />

empressement, une abnégation admirable. Si leurs efforts réunis ne furent pas couronnés<br />

de succès, c'est que toute défense devenait inutile devant la supériorité du nombre et des<br />

chefs pourvus d'une expérience consommée. Ainsi finit l'Ile – de France française pour<br />

devenir l'Ile-Maurice anglaise.<br />

Nous avons dit ce qu'elle était avant de subir le joug anglais; nous avons signalé<br />

ses luttes intestines, ses révolutions, les faits d'armes qui l'illustrèrent, son influence<br />

maritime; sa réputation au dehors, ses craintes intérieures, ses joies, ses plaisirs, son<br />

union dans les dangers et ses efforts continus depuis 1790 jusqu'en 1810. Nous n'avons pas<br />

tu ses erreurs; nous l'avons montrée sous toutes ses faces, soit que, glorieuse au dehors, elle<br />

jouît des avantages de ses victoires et de sa prépondérance, soit qu'égarée à l'intérieur, elle<br />

payât à la révolution de 1789, le tribut d'erreur et d'exaltation dont peu de Français furent<br />

exempts à cette époque. En un mot, nous avons présenté l'Ile-de-France telle qu'elle nous<br />

est apparue, dans toutes les conditions de sa fortune et de ses revers, jusqu'au moment où,<br />

tombant de lassitude, il lui fallut céder à la force des choses et passer au pouvoir des<br />

Anglais. La tâche qui nous reste à remplir va devenir sans contredit beaucoup plus difficile,<br />

parce qu'il est à croire que nous serons mal compris. On ne manquera pas de prendre en<br />

mauvaise part le moindre éloge qui sortira de notre plume, et sans nous tenir compte du<br />

respect que tout écrivain doit à la vérité, on nous jugera non comme historien, mais comme<br />

Français. Cette perspective, toute peu consolante qu'elle est, ne nous fera pas fléchir, et


nous espérons parcourir le reste de la carrière avec assez d'indépendance, pour n'être pas<br />

arrêté dans notre marche par nos anciens souvenirs de nationalité.<br />

Le premier devoir d'un historien, c'est la vérité; si nous ne craignons pas de la dire, et<br />

que cela blesse quelques sommités, nous nous en consolerons par le témoignage de notre<br />

conscience et par l'espoir que ceux qui nous liront avec impartialité sauront nous rendre<br />

justice. C'est un flambeau éclairant le tableau des fautes, des vices des crimes du passé, doit<br />

diriger les pas des générations futures. L'histoire serait sans utilité, disons mieux, elle<br />

deviendrait une source de calamités pour les peuples si, le crime et la vertu, plaçant dans la<br />

même balance, lé dévouement et l'égoïsme, le Courage et la lâcheté, la franchise et<br />

l'hypocrisie distribuait ses éloges au premier timide ou vénale, se prostituait aux auprès<br />

d'impures idoles. Grâce au ciel, nous ne l'accepterons jamais.<br />

Il a pu apprécier, dans la première partie de notre ouvrage, à quelles fautes furent en<br />

alignées nos premières assemblées, par suite du système d'opposition qu'elles s'efforçaient<br />

de leur tendance à humilier le pouvoir. On a vu quels furent les résultats de cette conduite.<br />

Des crimes, des arrestations arbitraires, des déportations en masse, des terreurs incessantes, la<br />

désolation dans l'île: voilà les conséquences des empiètements d'une fraction de la société sur<br />

le pouvoir légitime, qui n'avait d'autre digue à opposer à l'autorité naissante des assemblées<br />

que la persuasion. Or, on sait qu'un semblable moyen est bien faible depuis que les hommes<br />

n'en reconnaissent pas d'autres que celui de la force.<br />

La même chose se présentera plus tard, comme on le verra par les évènements qui<br />

nous, restent à raconter. Des fautes de même nature amèneront des résultats semblables. Le<br />

pouvoir doutera quelques instants; il sera vaincu. Pour n'avoir pas su commander il sera forcé<br />

d'obéir. Alors tout sera consommé. Le pouvoir restera dans ses fluctuations, dans ses<br />

incertitudes, et ceux qui lui auront fait la loi se maintiendront dans leur autorité.<br />

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.


TROISIEME PARTIE<br />

CHAPITRE I.<br />

SOMMAIRE.<br />

APERÇU. - SITUATION DE LA COLONIE EN 1810. CONDUITE HABILE ET G:ÉNÉREUSE DU<br />

GOUVERNEMENT ANGLAIS. - CONSÉQUENCES FAVORABLES DE LA PRISE. - LA CONFIANCE RENAÎT; LE<br />

COMMERCE ET L'INDUSTRIE PIŒNNENT DE L'ACTIVITÉ; LES CAPITAUX AFFLUENT; DE NOMBREUX<br />

DÉBOUCHÉS SONT OUVERTS; UNE ÈRE DE PROSPÉRITÉ COMMENCE POUR LA COLONIE. -<br />

ADMINISTRATION DE SIR ROBERT FARQUHAR. - PORTRAIT DU NOUVEAU GOUVERNEUR. - SON<br />

DÉVOUEMENT AUX INTÉRÊTS DE L'ILE. -BOURBON OPPOSÉ A MAURICE. - LE GÉNÉRAL WARD. -<br />

MESURES PRISES PAR SIR FARQUHAR POUR ASSURER LE BONHEUR DE LA COLONIE. - ESTIJIIE ET<br />

RECONNAISSANCE QUE LUI TÉMOIGNENT LES HABITANTS. - JUSTICE ET FERMETÉ DU POUVOIR. -<br />

ÉTAT DU COMMERCE ET DE L'INDUSTRIE DE 1810 A 1815. - PARALLÈLE. - RETOUR DE SIR R.<br />

FARQUHARA MAURICE. - NOUVEAUX ACTES DE SON GOUVERNEMENT PATÉRNEL. - POLICE. - VENTES<br />

DES GRANDES RÉSERVES DU BOIS-ROUGE (1812). - LOI SUR LES PATENTES. - ACTES CONCERNANT<br />

L'ABOLITION DE LA TRAITE. - LORD MOIRA., ACCUEIL QU'IL REÇOIT A MAURICE. - CRÉATION D'UNE<br />

BANQUE DU GOUVERNEMENT. - AVANTAGES QU'EN RETIRENT LE COMMERCE ET L'AGRICULTURE. -<br />

CONSIDÉRATIONS DIVERSES.


TROISIEME PARTIE<br />

CHAPITRE I.<br />

DANS l'examen des faits accomplis, il est une infinité de circonstances majeures<br />

qu’on omet par ignorance ou qu on apprécie fort mal, parce qu'on est sous l'empire des<br />

idées généralement reçues et passées avec force d'axiome, bien qu'entachées d'erreur, On<br />

ne voit qu'un coté de la question, et les causes que l'on regarde d'une manière exclusive<br />

comme ayant amené l'issue d'un évènement, sont souvent celles qui ont eu sur cet<br />

évènement la moins grande influence. Par exemple, deux armées sont en présence de ces<br />

généraux qui les commandent ont pris, chacun de leur coté, toutes les précautions stratégiques<br />

propres à leur assurer la victoire; l'une est de beaucoup supérieure à l'autre par le nombre, et<br />

malgré cela, contre toutes les apparences, contre toutes les prévisions, c'est précisément celle-ci<br />

qui obtient l'avantage. Pompée se rencontre avec César à Pharsale, il ne le cède à son adversaire<br />

ni en talent, ni en valeur; son armée, beaucoup plus forte que la sienne, se compose de soldats<br />

intrépides, aguerris: car ce sont des Romains qui combattent des deux côtés; eh bien, Pompée<br />

est vaincu! Jamais Napoléon n'avait plus admirablement dressé son plan de bataille, plus<br />

habilement combiné ses moyens d'attaque et de défense qu’à Waterloo; jamais son vaste génie<br />

n'avait plus sûrement préparé le succès, et cependant la victoire lui échappe, et ce seul jour de<br />

revers le précipite tout - à - coup des hauteurs inaccessibles où la gloire l'avait porté! Pourquoi<br />

ces retombes soudains de la fortune qui déjouent les projets les mieux combinés, qui brisent les<br />

efforts de la résistance la plus opiniâtre et la plus courageuse? C'est qu'indépendamment des<br />

causes physiques, qui exercent sans doute une grande influence sur l'issue des évènements, il<br />

est des causes morales, dont généralement on tient peu de compte, et qui, bien autrement<br />

importantes en réalité, agissent puissamment et mettent en défaut les conjectures les moins<br />

hasardées. L'ennui, le dégoût, la lassitude des peuples, le besoin du repos, l'ambition assouvie<br />

chez les chefs, qui entrainent indécision dans leur conduite, arrêtent toute prompte résolution<br />

de leur part, paralysent l'énergie de leur volonté, rendent leur coup d' œil intellectuel moins<br />

sûr et souvent provoquent la défection et la trahison: telles sont les causes puissantes,<br />

quoique cachées, auxquelles on doit attribuer ce qu'on chercherait vainement à expliquer par<br />

un concours de circonstances, qui vingt fois se sont identiquement reproduites, sans<br />

néanmoins compromettre le succès d'une entreprise.<br />

On aurait tort de croire que l'action de semblables causes se fit sentir dans la dernière<br />

lutte soutenue par l'I1e-de-France contre l'Angleterre. Non, si cette dernière a triomphé, ce<br />

n'est ni par la faiblesse morale, ni par la lâcheté, ni par la trahison, ni par la maladresse des


ennemis qu'elle avait à combattre. Mais en 1810 la colonie avait épuisé toutes ses ressources;<br />

pour soutenir la guerre avec avantage, elle faisait usage de ses dernières armes; elle réunissait<br />

tout ce qu'elle possédait de force de volonté, de courage pour opposer une longue et glorieuse<br />

résistance. Elle devait se briser contre des obstacles insurmontables.<br />

En 181O, la colonie allait être chargée d'un impôt territorial destiné à produire 360,000<br />

piastres et que des terres en friche et sans rapport devaient supporter. La marine ne rendait pas<br />

en avantages ce qu'elle occasionnait eu dépenses. La culture, bornée à un peu de sucre à un peu<br />

de café, à quelques cotons n'offrait que des moyens insuffisants de retour aux vaisseaux<br />

d'Europe. Enfin la goule gouvernement en était à ce point d'être obligé de vendre tout ce qui<br />

restait dans ses magasins pour alimenter l'industrie. Bourbon seul, dont Maurice était l'agent,<br />

nous offrait ses cotons, ses cafés, son girofle et une partie de ses grains nourriciers; mais cette<br />

navigation même se trouvait exposée à des dangers sans nombre, par un blocus permanent qui<br />

avait remplacé les croisières périodiques. Nous n'avions donc que de fort minces capitaux, et<br />

beaucoup de bras pour en réaliser; mais ces bras étaient réduits à l'inaction. Dans les<br />

circonstances déplorables où se trouvait l'Ile-de-France, il n'y avait pour elle d'autre gage de<br />

salut que la paix ou la prise.<br />

La prise eut lieu, comme nous l'avons dit, dans les premiers jours de Décembre 1810.<br />

Les clauses honorables du traité de reddition conclu avec le général Decaen, la conduite<br />

généreuse que tinrent les vainqueurs à l'égard de la ville et des campagnes, firent présager quel<br />

serait le sort de l'Ile-de-France. Jamais spectacle plus beau, plus en harmonie avec les mœurs<br />

des habitants, plus riche de promesses ne s'était encore offert à ses yeux. Qu'on se figure vingt<br />

mille conquérants circulant, le lendemain, dans les rues de la ville, sur les places publiques; tous<br />

les magasins étalant leurs marchandises, toutes les auberges, tous les cabarets ouverts; partout<br />

un mouvement inaccoutumé, une activité continuelle, et au milieu de tout cela pas la moindre<br />

rixe, pas le moindre excès, pas le plus petit acte condamnable. L'accord le plus parfait régnait en<br />

tous lieux, même sur le port, où les marins de tant de vaisseaux réunis apparaissaient moins<br />

comme des ennemis de la veille que comme d'anciens amis, de vieux compagnons d'armes qui<br />

se retrouvaient avec plaisir. Honneur à l'armée anglaise! Honneur à ses nobles chefs, dont la<br />

vigilance et la fermeté surent préserver le pays des calamités trop souvent inséparables de la<br />

prise d'une ville!<br />

Peu de jours après, le Port-Louis ressemblait à un vaste marché où l'Indien et<br />

l'Européen venaient s'approvisionner des objets à leur convenance, qu'ils payaient sans<br />

éprouver d'autres difficultés que celle de se faire comprendre. Trois vaisseaux de la


Compagnie furent chargés immédiatement pour Londres, de café, de' sucre, de poivre et<br />

d'autres marchandises depuis plusieurs années en magasins. Il fut pris des arrangements pour<br />

quelques bâtiments en rade, et notamment avec les parlementaires qui, contrairement aux lois,<br />

avaient à bord des marchandises. Tout fut rendu moyennant une vente amiable et une<br />

préalable estimation. La somme livrée à la circulation, dans le premier mois de la prise, fut<br />

incalculable, surtout si l'on y ajoute le chiffre des valeurs, traites et argent provenant des trois<br />

cargaisons achetées pour le compte de la Compagnie. Le trésor était devenu tout-à-coup une<br />

grande banque où étrangers et nationaux trouvaient toutes les ressources nécessaires à leurs<br />

opérations, dans quelque pays que ce fut. Un crédit était ouvert partout: en Europe, dans l'Inde<br />

et dans la Chine. On juge, d'après cela, quelles durent être les idées de Maurice sur son<br />

commerce et ses produits futurs, à la vue d'un changement si subit et si favorable. Jusque-là<br />

ses opérations avaient été fort circonscrites, ses ressources extrêmement modiques, et tout-à-<br />

coup elle voyait s'ouvrir devant elle vingt routes qui toutes la conduisaient à la prospérité! ....<br />

Oui, l'Ile-Maurice devint anglaise elle fut tranquille surtout, et ne chercha point, en<br />

fomentant des troubles, à susciter des embarras au nouveau gouvernement non qu'elle perdît<br />

le souvenir de la patrie, non qu'on exigeât d'elle ce sacrifice, mais parce que le sentiment de la<br />

reconnaissance pour de récents bienfaits n'excluait point celui qu'inspiraient et perpétuaient en<br />

quelque sorte les anciens liens qui l'unissaient à la France. Les Mauriciens prouvaient du<br />

moins par là que l'ingratitude n'avait point, d'accès dans leurs cœurs.<br />

Rien ne fut changé dans l'administration de la justice. Les mêmes lois furent en<br />

vigueur, les mêmes juges restèrent sur leurs sièges, le même barreau (il n'était pas alors ce<br />

qu'il est devenu depuis), fit entendre sa voix dans l'enceinte des tribunaux. Si quelques chefs<br />

des départements furent changés, ce fut plutôt par nécessité ou parce qu'ils refusèrent de rester<br />

en place que pour tout autre motif. Car alors, il faut le dire, on refusait le service et quelquesuns<br />

ont parfois payé cher le talent qu'ils avaient pour occuper certains emplois publics. Il en<br />

est un surtout, créole de mérite, qui, pour en avoir accepté un, fut longtemps en butte aux<br />

sarcasmes et aux insultes d'un parti qui, dans son inassouvissable ambition, voudrait<br />

pouvoir envahir aujourd'hui toutes les places. La langue française, la seule que l'on connût<br />

alors à Maurice, n'était pas un obstacle à l'avancement; car, dans beaucoup de<br />

départements, elle était en usage, à l'exclusion de toute autre: Ce ne fut que longtemps<br />

après qu'il fut enjoint d'écrire en anglais tous les documents officiels. En cela l'on doit<br />

reconnaître l'attention et la sollicitude bienveillante du vainqueur, qui ne voulut pas, par un<br />

changement subit, arrêter la marche des communications officielles avec le gouvernement<br />

de la métropole, ni priver le public des relations journalières avec le gouvernement local.<br />

Ainsi l'on s'imposa la loi de ne porter aucune atteinte à ce qui existait; les formes· adoptées


par les Français dans l'ordre administratif, judiciaire, commercial, etc., furent respectées;<br />

en un mot, tout resta longtemps français, et l'on pourrait dire que les vaincus faisaient<br />

envie aux vainqueurs. Le pavillon seul changea; mais aux craintes succéda la sécurité,<br />

mais la paix encouragea les entreprises et lança l'industrie dans une voie de<br />

développements et de progrès, mais l'abondance remplaça la pénurie. Tels furent les effets<br />

de la prise pendant les premières années. Non qu'il n'y eût pas, comme aujourd'hui, quelques<br />

ferments de discorde au milieu de la population, quelques brouillons qui avaient usurpé le titre<br />

de Parti français; mais comme ils étaient en petit nombre, il devenait facile d'en avoir raison<br />

et de les faire taire. D'ailleurs, ce parti, dépourvu d'ambition, ne recherchait point avidement<br />

les places et l'on se fut montré injuste envers ceux qui le composaient en les accusant de<br />

mauvaise foi. Par ce qui existe aujourd'hui l'on doit voir quel changement s'est opéré dans les<br />

mœurs et les sentiments des colons. Autrefois, c'était avec défiance, avec crainte, quand ce<br />

n'était pas par antipathie qu'on acceptait un emploi quelconque; aujourd'hui l'on court, l'on se<br />

rue sur toutes les places qui offrent un appât à la cupidité, ou les moyens de satisfaire un<br />

amour-propre démesuré. Si, en 1832, la colonie a été sur le point d'être bouleversée, c'est parce<br />

que, depuis longtemps, les premières places de la magistrature étaient convoitées par les chefs<br />

de la faction désorganisatrice. Les hommes sages qui, à l'époque de la prise, entouraient le<br />

pouvoir, obéirent à de bien plus nobles inspirations. Ils jugèrent mieux des évènements<br />

ultérieurs, et rendirent de bien plus grands services au pays en donnant au gouvernement<br />

d'utiles conseils et en dirigeant ses vues bienfaisantes vers toutes les améliorations<br />

réalisables, qu'en se mettant à la tête d'un opposition, qui, lorsqu'elle n'est pas ridicule dans<br />

ce pays, peut facilement devenir criminelle.<br />

Les affaires avaient pris de l'activité, une confiance réciproque favorisait les<br />

transactions, et gouvernement et gouvernés entrevoyaient un avenir de prospérité à travers<br />

les garanties d'union, de concorde dont chaque jour les liens se resserraient avec plus de<br />

force parmi toutes les classes de la société. Commerçants, agriculteurs, industriels<br />

renaissaient à l'espérance. Le négociant vit dans le nouvel état de choses un vaste champ<br />

ouvert à ses opérations, l'agriculteur, un débouché certain à ses denrées, et l'industriel une<br />

ressource à ses talents. Un libre essor fut laissé à toutes les entreprises. Administration<br />

intérieure, police, douane, port, revenus, tribunaux, tout portait l'empreinte d'une<br />

organisation française, et la vérité, non moins que la reconnaissance, nous fait un devoir de<br />

dire que les rares et indispensables changements qui eurent lien, conservèrent les formes les<br />

plus en harmonie avec le caractère de la nation conquise.


Il fut donné à Maurice d"avoir pour gouverneur un homme qui semblait avoir été<br />

choisi tout exprès pour la conduire et la diriger dans la route que la conquête devait lui faire<br />

suivre. Sous un extérieur simple et avec un caractère que l'on jugeait timide au premier<br />

abord, sir Robert Farquhar portait dans ses actes de la grandeur et de la fermeté. Accessible à<br />

tout le monde, on pouvait le voir et lui parler à chaque heure du jour; ses audiences étaient<br />

des conversations amicales, et souvent, au milieu de ces entretiens dégagés de toute<br />

prétention, il entendit sortir de la bouche des hommes les plus simples des vérités utiles et la<br />

solution de questions importantes. Sir Farquhar, en effet, prenait plaisir à interroger ceux qui<br />

l'approchaient; il voulait, nous disait·il souvent, à nous qui avions l'honneur de le visiter tous<br />

les jours, régénérer la colonie et la rendre heureuse; aussi, ne laissait-il rien échapper de ce<br />

qui pouvait le conduire au noble but qu'il se proposait. Les noms de Labourdonnaye et de<br />

Malartic faisaient vibrer son cœur et plus d'une fois il nous fut facile de comprendre, aux<br />

exclamations que lui arrachait le souvenir glorieux de leur administration, qu'il brûlait du<br />

désir de se placer à côté de ces deux hommes, à l'un desquels la colonie a donné le titre de<br />

Fondateur, tandis que l'autre obtenir celui de Conservateur. Honneur soit à jamais rendu à sir<br />

Robert Farquhar! Honte à ses détracteurs! Maurice, l'Europe entière ont su l'apprécier; le roi<br />

de la Grande-Bretagne l'a récompensé, l'a comblé de grandes et légitimes distinctions, et son<br />

nom restera gravé sur les rochers de Maurice tant que la colonie existera, malgré les insultes<br />

du parti perturbateur de 1832 qui, sacrifiant à son ambition jusqu'à la reconnaissance, n'a pas<br />

rougi de salir son journal de diatribes violentes contre l'homme à qui la colonie doit tout. C'est<br />

sir Farquhar qui a rebâti, pour ainsi dire, la ville incendiée, construit les routes et creusé les<br />

canaux; il n'est pas jusqu'aux cannes et aux manufactures de sucre qui ne soient son ouvrage.<br />

Nous le montrerons, dans le cours de cet écrit, s'appliquant à encourager les diverses<br />

industries, multipliant nos moyens de débouchés, ouvrant les portes à la libre introduction des<br />

objets devenus pour nous de première nécessité, et s'exposant au mécontentement de ses<br />

compatriotes et peut-être même à son rappel. A qui devons-nous l'ouverture du port,<br />

l'introduction de nos sucres en Angleterre? Quel autre que sir Farquhar créa une banque du<br />

gouvernement, et plus tard sauva la fortune publique en prêtant à la banque de Maurice une<br />

somme de cent-cinquante mille piastres et en prenant des mesures pour le remboursement<br />

périodique de tout le papier en circulation? Voilà des faits patents, incontestables que les<br />

déclamations furibondes et les injures ne sauraient détruire. Mais nous examinerons de plus près<br />

les actes de la vie publique de sir Robert Farquhar, à mesure que les évènements nous<br />

conduiront naturellement sur ce terrain.<br />

La confiance et le crédit, lorsqu'ils sont régis par l'autorité de la raison, deviennent la<br />

source de la prospérité du commerce, de l'agriculture et de l'industrie. Mais en cela, comme en


tout l'excès est nuisible; nous en avons fait la triste et dure expérience. La cupidité sans frein,<br />

l'ambition déréglée, et la mauvaise foi ayant pénétré dans tous les rangs, y ont porté le désordre.<br />

Chacun a voulu devenir riche, éblouir par le faste et dominer; des scandales, jusqu'alors<br />

inconnus à Maurice, mais dignes en tous lieux d'un châtiment exemplaire, ont été tolérés, et,<br />

nous pouvons dire encouragés au milieu de nous, par l'indulgence coupable d'une société qui ne<br />

jugeait plus du mérite d'un homme que d'après le plus ou le moins d'argent qu'il était en état de<br />

donner ou de dépenser. Nous reviendrons aussi plus tard sur ce sujet.<br />

Deux mois après la prise, Maurice était telle que nous l'avons montrée florissante sous le<br />

rapport industriel et commercial, et préludant en agriculture aux prodiges qui se réalisent<br />

sous nos yeux. La somme versée dans la circulation par le gouvernement britannique fut<br />

immense. Ceux qui ont vu ce mouvement de fonds et qui en ont profité, se sont imaginé sans<br />

doute que l'on avait tiré de dessous terre les fortunes de. trois à quatre cents chefs de famille<br />

partis riches; que nos usines et nos autres éléments de prospérité étaient, sinon l'ouvrage du<br />

hasard, du moins le résultat des anciennes économies du pays. C'est une erreur. Nous l'avons<br />

dit: en 1810, la colonie tombait d'épuisement, sa fortune était anéantie et le peu qui lui restât<br />

de ressources pécuniaires appartenait à quelques hommes sages qui n'avaient jamais connu<br />

les hasards de la guerre. Vainement on nous citerait Bourbon; car Bourbon a profité, comme<br />

nous, des cinq premières années qui suivirent la prise, et il avait, de plus que nous, le produit<br />

de ses cafés, de ses gérofles et de ses grains; dont il approvisionnait Maurice, ce qui avait dû<br />

lui donner les moyens de mettre en réserve des capitaux, qu'il a trouvés lorsqu'il a pris son<br />

essor vers la culture de la canne à sucre. Maurice, au contraire, depuis 1790 jusqu'en 1810, n'a<br />

eu comme source de richesse que son port, ses prises, l'avantage d'alimenter Bourbon,<br />

Seychelles, et de servir d'entrepôt à ce que la guerre achetait avec de la poudre, des canons et<br />

des hommes. En 1810 ces ressources n'existaient plus; les croisières périodiques avaient fait<br />

place à un blocus permanent qui gênait même la pêche sur nos, côtes; telle était, en un mot,<br />

l'état où nous étions réduits par suife de l'inconséquent abandon de la métropole, que la prise<br />

qui devait blesser nos sentiments les plus chers, nous sauvait de la disette et peut-être d'un<br />

bouleversement général.<br />

Le 8 Avril 1810, le général Ward prit le gouvernement de Maurice et R. T. Farquhar,<br />

celui de Bourbon. Pendant six mois environ que le général Ward gouverna rite, il suivit les<br />

principes administratifs adoptés par le gouvernement Farquhar. Comme ceux de ce dernier, ses<br />

proclamations, ses avis étaient empreints de bienveillance et de sollicitude pour la paix et le<br />

bonheur de l'île Maurice. Qu'on veuille bien parcourir ses premiers actes, tous ceux du<br />

gouverneur-général de l'Inde, ainsi que ses instructions à M. Farquhar, et l'on verra que lord


Minto lui-même l'avait bien jugé. Avant l'Europe, la colonie avait su l'apprécier, et lorsqu'il<br />

partit pour l'Angleterre, il put se faire une idée des sentiments. La Commune lui vota un<br />

.service de table dont elle fit les frais; juste récompense, ou plutôt témoignage éclatant de<br />

gratitude, auquel l'esprit de parti fut complètement étranger et qui donnait la mesure des<br />

regrets que le gouverneur laissait après lui. Mais n'anticipons pas. Tout cela se retrouvera<br />

sous notre plume quand il en sera temps. Alors nous rendrons compte de nos alternatives de<br />

joie, d'espérance et de crainte; plus tard, nous flétrirons, comme elles le méritent, les<br />

turpitudes d'une faction qui, pour s'enrichir et se gorger de places, n'eut pas honte d'abreuver<br />

d'humiliations, de dégoûts ceux qui les occupaient et de recourir à cette odieuse tactique<br />

pour accomplir l'œuvre d'une scandaleuse spoliation.<br />

Après avoir rassuré les habitants sur l'avenir, sir R. Farquhar s'occupa de<br />

l'administration intérieure. Il s'entoura de deux hommes dont l'un avait vieilli dans le<br />

Parquet, l'autre au Barreau, pour avoir leurs conseils et pour imprimer à la justice une<br />

marche en harmonie avec les droits du nouveau souverain. Le système monétaire, le<br />

commerce, le crédit public furent aussi réglés d'après un plan que l'expérience avait tracé.<br />

Négociants, banquiers agents de change, tous furent consultés, et de l'ensemble de leurs<br />

opinions particulières. Le gouverneur forma la sienne et en fit la base des règlements qu'il<br />

publia. Ce n'est pas tout encore: il voulut avoir, toutes les semaines, un feuilleton, espèce de<br />

parère, où furent établis et fixés le cours des différentes espèces de marchandises, les denrées,<br />

le change, les mouvements de la place, afin de connaître par lui même si son système<br />

administratif était rétrograde ou progressif. Ce monument de vérité, de prévoyance existe; sir<br />

Robert voulut le porter en Angleterre, comme une preuve irrécusable des bienfaits de son<br />

administration. Embrassant la période qui s'écoula depuis le 6 juillet 1511, jusqu'au jour de<br />

son départ, et de ce jour-là jusqu'au 3 novembre 1831, il contient, sans interruption, toutes les<br />

variations dans les différents cours et changes, le taux des intérêts de places, les évènements<br />

commerciaux, un aperçu des alternatives de gêne et de prospérité que subirent les affaires<br />

pendant ce laps de temps. On nous demandera peut-être quel était le résultat d'un pareil<br />

travail; nous allons l'expliquer, car, pour juger sir Robert comme gouverneur, il faut<br />

l'envisager sous toutes ses faces et chercher à surprendre sa pensée intime jusque dans ses<br />

moindres actes. Arrivait-il que le change fut trop élevé sur l'Inde ou sur l'Europe, il était pris<br />

des mesures pour que les expéditions ne fussent pas retardées; on annonçait, pour cela, une<br />

vente de traites. Si les riz étaient chers, des ordres étaient donnés et des avances faites pour<br />

en faciliter l'introduction dans l'Ile. L'agiotage sur les effets du gouvernement occasionnait-il<br />

un abaissement du cours, le gouvernement les faisait retirer en traites, au choix des porteurs.<br />

La même opération avait lieu, lorsque l'intérêt sur les bons du trésor tendait à la hausse.


Certes, un gouverneur militaire ne pourrait s'occuper de pareils détails: ils sont en dehors de<br />

ses attributions spéciales, de ses études et de son expérience; mais sir Robert était, depuis<br />

longues années, au service de l'honorable Compagnie des Indes, et rien de ce qui concerne le<br />

commerce, les finances et l'administration intérieure du pays ne lui était étranger.<br />

Avec le système de finances qu'il avait adopté, les grandes maisons de commerce<br />

alimentaient des objets d'Europe et de l'Inde les maisons livrées aux opérations de détail.<br />

Plusieurs bons marchands que nous avons vus partir avec des fortunes colossales, eu égard<br />

au pays, effectuaient eux-mêmes et directement leurs achats, par la voie des négociants de la<br />

colonie, qui les mettaient en relations avec ceux de Londres, de Calcuta et de Madras: Par une<br />

conséquence encore du même système, 1'état des agriculteurs s'améliorait. La nourriture et les<br />

habillements étaient assurés à un prix modique; chacun put jouir d'un peu plus d'aisance, et l'on<br />

vit bientôt) par une espèce de rapport entre le travail, le produit et le bien-être, que la dépense<br />

préalable était largement couverte par les résultats définitifs.<br />

L'administrateur philosophe fait servir tout à ses vues; les apparences ne le séduisent pas.<br />

Armé d'un esprit investigateur, il sonde, avant de s'imposer une règle de conduite, le moral de la<br />

société qu'il est appelé à diriger, s'il ne veut pas s'exposer à froisser les mœurs, les goûts et les<br />

habitudes des hommes qui la composent. Cette vérité n'échappait point à sir Robert; il avait<br />

judicieusement reconnu qu'une colonie française, récemment conquise, n'accepterait point sans<br />

un mécontentement profond, peut - être même sans résistance, des usages qui lui étaient<br />

complètement étrangers. Aussi voulait-il que la substitution, bien loin d'être brusque, arrivât<br />

avec lenteur et n'irritât point des susceptibilités chatouilleuses l'ont resta donc soumis autour de<br />

lui aux formes françaises. Ce ne fut pas sans quelques réclamations des nationaux; mais il les<br />

laissa dire, persuadé qu'un jour on lui tiendrait compte de ses efforts pour conserver et cimenter<br />

l'union entre deux peuples longtemps ennemis, mais faits pour s'estimer. Les sommes versées<br />

après la conquête servirent de prétexte à ses envieux (qui n'en a pas?) pour l'attaquer et l'accuser<br />

plusieurs fois; mais, protégé par son altesse le prince régent, d'heureuse mémoire, et par lord<br />

Bathurst, dont le nom doit être cher aux habitants de Maurice, il sortit toujours victorieux de ces<br />

luttes qui, en augmentant la confiance que le prince avait en lui, fortifièrent et étendirent encore<br />

son influence dans le cabinet. Oui, certes, il semait l'argent, comme on l'en accusait à la tribune<br />

nationale, mais en administrateur habile, et de manière à ce que la nation, ainsi qu'il le disait en<br />

réponse à ses détracteurs, pour récolter un jour. Ce jour est arrivé, et le gouvernement<br />

britannique a pu juger si sir Robert se trompait dans ses prévisions sur Maurice.


En homme qui connaissait la politique anglaise et les besoins d'appui et de stations pour<br />

ses vaisseaux, sir Robert avait compris que Maurice resterait colonie anglaise, quels que fus-<br />

sent, d'ailleurs, les résultats d'une guerre qui durait depuis quinze ans. L'Angleterre se sent sans<br />

nul doute imposé des sacrifices en Europe, si les circonstances l'eussent exigé; jamais elle ne se<br />

serait départie d'une possession si chèrement acquise. Ce fut donc sur ces bases que sir Farquhar<br />

assit son système général de gouvernement. Approuvé, soutenu dans tous ses actes par la<br />

métropole, il put blesser, dans le principe, quelques amours - propres nationaux; mais obéissant<br />

à la voix d'une conviction fortement arrêtée, rien ne fut capable de le faire dévier de la route<br />

qu'il s'était tracée et où nous continuerons à le suivre. L'histoire des vingt - cinq dernières<br />

années de Maurice est inséparable de celle de ses gouverneurs, parce que le sort actuel de la<br />

colonie est leur ouvrage, et que sir Robert est celui qui a réellement posé les bases de la<br />

prospérité dont elle jouit en ce moment.<br />

Nous avons parlé de la bienveillance du gouvernement pour ses nouveaux sujets; nous<br />

n'avons encore rien dit des moyens auxquels il eut recours pour réprimer soit les écarts d'une<br />

jeunesse imprudente, soit les excès d'une population nombreuse, attachée à la culture et qui se<br />

flattait d'obtenir, quelque temps après la prise, ce qui vient récemment de lui être accordé.<br />

Plusieurs crimes furent commis au milieu de l'effervescence qu'avait excitée dans les esprits<br />

l'abolition de la traite; mais la prompte et sévère pour qu'ils attirèrent sur la tête des coupables,<br />

anéantit le fol espoir dont se berçait cette population. Toutefois, nous devons rendre hommage à<br />

sa fidélité. Quelques têtes furent égarées un moment) tandis que la masse, malgré ses<br />

prétentions, resta constamment attachée à ses devoirs. La justice veillait sur elle et pour elle.<br />

Elle n'était soumise qu'à la loi, et si parfois des plaintes réciproques se firent entendre, le<br />

magistrat, protecteur de la société, sut rendre ses arrêts avec une noble indépendance qui ne<br />

pliait même pas devant les exigences les- plus intraitables, devant les plus puissants préjugés.<br />

Juste et tenant d'une main ferme la balance du pouvoir, le gouvernement qui ne voulait ni<br />

tyrannie, ni anarchie, réprimait au besoin toute tendance qui se manifestait en faveur de l'une ou<br />

de l'autre. C'est précisément à l'accord de cette modération et de cette fermeté que nous devons<br />

les vingt années de calme dont nous avons été en possession et qui nous ont permis de nous<br />

occuper de nos intérêts, sans être obligés de pourvoir au soin de notre défense intérieure. Plus<br />

tard, nous dirons comment cette tranquillité a été troublée; à quel titre et sous quels prétextes<br />

des anarchistes l'ont compromise, sans négliger leurs propres affaires au sein des désordres<br />

qu'ils provoquaient, et comment enfin le pouvoir, en les amnistiant, leur a livré à peu près sans<br />

obstacle la fortune et les affaires publiques.


La colonie s'avançait rapidement dans la voie des améliorations réelles et du bien-être.<br />

Puissamment secondé dans ses entreprises par un concours d'heureuses circonstances, le<br />

commerce, le petit commerce surtout prospérait, et les marchands, qui recevaient de la première<br />

main et auxquels le gouvernement offrait des moyens de retours par ses traites, réalisèrent des<br />

avantages tellement importants, que nul marchand, dans aucun pays, n'en réalisa de semblables.<br />

Mais il faut le dire: la sagesse qui dirigeait les opérations du commerce de détail ne traça pas<br />

d'une manière aussi sage la ligne que devaient suivre ceux qui versaient leurs fonds à pleines<br />

mains sur les terres et sur les usines. Soit par imprévoyance, soit qu'ils fussent aveuglés par la<br />

confiance sans bornes qui accompagnait alors toutes les transactions, ces derniers livrèrent leurs<br />

capitaux à des hommes dont l'audace en matière de spéculation commerciale constituait le<br />

principal mérite, et qui, s'étant trouvés jusqu'ici, réduits aux expédients pour satisfaire leurs<br />

premiers besoins, se virent tout-à-coup au sein de l'abondance et dissipèrent la fortune remise<br />

entre leurs mains. Une aisance imprévue et subite donna naissance à des idées de luxe. On avait<br />

vécu de privations, on se lança dans la voie des superfluités scandaleuses; la convoitise et<br />

l'ambition se réveillèrent, et plus tard, en 1830, la mauvaise foi la plus insigne et la plus<br />

audacieuse vint mettre le comble à toutes les turpitudes d'un abus de confiance inouï. On<br />

pressent ce qui arriva. Les créanciers furent ruinés, et lorsqu'ils vinrent ensuite à la porte de<br />

leurs débiteurs solliciter quelques parcelles de ce qui leur était dû, ils furent traités en ennemis<br />

publics, et, comme tels, mis au ban des comités qui, sous différents noms, s'étaient établis dans<br />

tous les quartiers de l'île.<br />

Toutefois, la colonie comme tous les pays en progrès, présentait, en 1815, des avantages<br />

à tous ceux qui voulaient en profiter: Le crédit était immense et la confiance illimitée. Les<br />

mesures du gouvernement secondaient généreusement cet élan vers un avenir d'une prospérité<br />

sans exemple; Il dirigeait tout, il étendait à tout sa surveillance; rien ne se faisait que par lui et<br />

pour nous. Il n'y a pas jusqu'au style des actes publiés à l'époque dont nous parlons, dans lequel<br />

on ne remarque une empreinte de bienveillance à laquelle nous n'étions pas habitués. Les<br />

anciens actes nous apparaissaient toujours comme des ordres; ceux qui furent mis au jour de<br />

1810 à 1815, étaient de véritables conseils ou des mesures prises soit pour se procurer des<br />

vivres, des espèces, soit pour ordonner des travaux, ou pour accorder quelques faveurs<br />

nouvelles. C'est une différence que l'historien doit signaler, afin que l'on puisse prendre une idée<br />

juste des hommes qui nous ont conduits, et saisir les traits de leur physionomie morale jusque<br />

dans les nuances les plus légères de leur conduite.<br />

En septembre 1811, on s'occupa des routes et des travaux que nécessitait l'état de<br />

délâbrement déplorable où elles se trouvaient arrivées. Dans cette partie importante de


l'administration le gouvernement a droit encore à la reconnaissance publique. Il est certain que,<br />

sans un zèle et les efforts constants qu'il déploya pour multiplier ou pour améliorer nos lignes de<br />

communications, jamais on n'aurait pu extraire autre chose que les produits à la proximité des<br />

côtes où les bateaux seraient venus les prendre. Aujourd'hui, nos routes qui font l'objet de notre<br />

admiration et de celle des étrangers qui nous visitent, offraient autrefois l'aspect le plus<br />

dégoûtant. On ne pense figurer rien de pire. Les transports s'effectuaient le plus habituellement<br />

à bras. On juge quelles entraves de tonte espèce devaient être la conséquence d'un semblable<br />

procédé. Puis une prime fut accordée à l'introduction des bêtes de somme, des vivres et de tout<br />

ce qui était de nature à contribuer à la prospérité du pays. C'était une pierre d'attente, un palliatif<br />

à de graves inconvénients qu'un système général de réforme, attaquant le mal dans sa racine,<br />

devait avoir seule puissance de faire disparaître. Pour bien apprécier l'étendue des conquêtes de<br />

la civilisation parmi nous, et des progrès matériels que nous avons faits, il ne faudrait pas<br />

séparer l'idée de ce que nous sommes actuellement de celle de notre situation antérieure; ne pas<br />

seulement envisager le point où nous sommes arrivés, mais le point d'où nous sommes partis.<br />

On évaluerait ainsi la distance que nous avons parcourue et l'on comprendrait aisément ce que<br />

nous fussions devenus, si le gouvernement d'alors, juste seulement, mais peu soucieux de fonder<br />

notre avenir sur l'exécution de grands et utiles projets, nous eût laissés croupir dans l'état<br />

déplorable où il nous avait trouvés au moment de la prise. Que de clabauderies nous entendions<br />

à cette époque de la part de ceux (en petit nombre, il est vrai) qui, ne connaissant de sages<br />

gouvernements que les gouvernements pusillanimes et sans portée dans les vues, qui laissent<br />

agir chacun à sa guise, croyaient, au sein de leurs petites rêveries d'économie politique, que les<br />

impôts progressifs, mis sur nos produits et sur notre consommation, passaient à Londres, pour<br />

indemniser le gouvernement des frais de la capture! Ceux qui leur ont succédé, se gardent<br />

bien de débiter de pareilles niaiseries, car le moyen est usé jusqu'à la corde; mais ils<br />

prétendent que c:est entre eux que ces impôts devraient être répartis, et à vrai dire, depuis<br />

1830, ils ont l'art de se les partager, tout en vociférant contre leur chiffre et leur assiette. C'est<br />

fort adroit de leur part et nous serions fort étonné que d'autres après eux ne profitassent pas de<br />

la recette .... Pour l'instruction des niais et des gens d'esprit, apprenons-leur, en passant, que le<br />

chiffre des dépenses de l'Angleterre dans la colonie, déduction faite des impôts intérieurs<br />

qu'elle a perçus depuis 1810 surpasse encore deux millions sterlings, somme énorme, sans<br />

doute, mais dont Maurice ne doit pas se plaindre, puisque c'est elle qui en a profité.<br />

A dater de juillet 1810, époque à laquelle sir Robert revint de Bourbon pour prendre le<br />

gouvernement général de l'île Maurice et dépendances, les proclamations publiées, les avis et<br />

les ordres sont restés sous les yeux de· tout le monde. On peut encore en prendre connaissance<br />

et l'on s'assurera que toutes les mesures du gouvernement tendaient au bonheur du pays. Police,


finances, justice, administration intérieure, commerce, banques, rien n'était oublié. Certes,<br />

beaucoup de ces lois et de ces ordres sont tombés en désuétude ou sont devenus inapplicables<br />

aujourd'hui; mais? Lorsqu'on juge un gouvernement, il faut envisager les circonstances qui<br />

l'entouraient et voir s'il a bien ou mal compris la position dans laquelle il se trouvait. La police<br />

était très forte alors, parce, qu'il était nécessaire de comprimer une population imbue de cette<br />

idée que le gouvernement voulait proclamer l'affranchissement général et immédiat des noirs.<br />

Quelques troubles, quelques incendies qui éclatèrent, et les exécutions auxquelles ils donnèrent<br />

lieu, prouvent assez que si le gouvernement n'eût pas été pourvu de moyens énergiques de<br />

répression, nous eussions pu courir de grands dangers. Mais là ne se bornèrent pas ses soins.<br />

Une autre population, essentiellement remuante, tenta de fomenter aussi des troubles; on sut<br />

également la contraindre à l'obéissance par une attitude ferme et par le déploiement de sévères<br />

mesures. Si, plus tard, ceux qui lui ont succédé, ont réussi dans leurs projets, c'est que le<br />

gouvernement, endormi dans une funeste sécurité, s'est laissé prendre à de feintes protestations<br />

de fidélité que sir Robert se serait bien gardé d'écouter d'une manière aussi favorable; car il<br />

avait une pénétration difficile à mettre en défaut.<br />

En 1812, l'application des lois de finances offrait de graves difficultés au milieu d'un<br />

pays qui, ne produisant rien, ne présentait rien non plus pour payer sa consommation. Toutes<br />

ses espèces disparaissaient en un clin d'œil, et le gouvernement avait beau en faire venir pour<br />

combler le déficit, au bout de trois mois, il n'eu existait plus. Sir Robert, dont la sollicitude ne<br />

se démentit jamais et qui avait résolu de planter des cannes, obtint, à tout prix, un crédit<br />

énorme sur Londres et sur le Bengale, et, dans le but d'arrêter la sortie des espèces, il fit<br />

négocier, tous les mois, une somme de traites équivalente au moins aux trois quarts des<br />

dépenses ordinaires et extraordinaires. Ce remède, qui, de nos jours, se convertirait en un<br />

objet de spéculation pour les agioteurs, fut appliqué d'une manière si efficace à nos besoins<br />

réels, que c'est à lui, sans nul doute, que la Grande-Bretagne doit l'état florissant des revenus<br />

de la colonie. Toutefois, force fut, au bout de quelque temps, de recourir à un autre moyen; car<br />

la rareté des espèces se faisait sentir malgré la masse de traites qui se négociaient.<br />

Ce fut dans ces circonstances qu'une banque du gouvernement fut installée; elle ouvrit<br />

un crédit au commerce pour faciliter ses paiements. Ce papier, qui, sans avoir cours forcé, était<br />

pris dans tous les départements et même dans les dépôts judiciaires, amena l'aisance à sa suite et<br />

eut une circulation rapide, parce qu'il était à peu près le seul représentatif monétaire existant sur<br />

la place. Cet établissement ne fut pas approuvé par la métropole qui, plus tard, accorda une<br />

charte pour la banque de Maurice. Dans le système alors en vigueur, tout se rapportait à nous:<br />

les bénéfices résultant d'une banque devaient exclusivement revenir à Maurice, et le


gouvernement lui-même, qui avait senti l'utilité d'un pareil établissement, eût rejeté bien loin les<br />

avantages qu'il aurait pu en retirer. C'est de nos jours seulement qu'on a vu des économistes<br />

détourner, au profit des maisons d'Europe, les bénéfices d'un établissement colonial, et trouver<br />

le moyen de se faire un mérite, aux yeux des habitants, d'un système qui privait ces derniers de<br />

ce qui leur était naturellement acquis. Mais comme la banque actuelle se lie étroitement au<br />

système de spoliation de notre indemnité, nous y reviendrons en parlant de ce dernier gaspillage,<br />

impunément exercé sur une colonie qui, victime obéissante, s'est laissé conduire à l'autel, sans<br />

proférer une parole, même à la vue du sacrifice qu'on exigeait d'elle.<br />

C'est en 1812 que furent vendues les grandes réserves du Bois-Rouge qui, dans l'état<br />

actuel de leur culture, sont toujours la partie la plus précieuse de notre richesse productive.<br />

Ces réserves, alors inutiles, et dévastées par les voisins, si importantes aujourd'hui, ont fait la<br />

fortune de tous ceux qui les ont possédées. Elles subirent un morcellement, et une grande<br />

quantité de petites portion furent adjugées aux propriétaires des habitations auxquelles elles<br />

touchent; ceux-ci, à leur tour, les ont revendues aux conditions d'un bénéfice énorme, et se<br />

sont livrés à une industrie qui a complètement changé la face de la population de ce quartier,<br />

en la dotant d'une aisance qu'elle ne connaissait pas auparavant. Si l'on veut se former une<br />

juste idée des vues libérales gouvernement et de l'étendue de sa sollicitude pour les intérêts<br />

de la colonie, on n'a qu'à rechercher, dans la proclamation de l'époque, les motifs qui le<br />

décidèrent à cette vente. Les fonds, y est-il énoncé, seront appliqués à des entreprises d'utilité<br />

publique; la culture des terres augmente les produits coloniaux, et ces terres deviendront une<br />

ressource certaine pour ceux qui voudront les exploiter. C'est dans ces vues sen les que le<br />

gouvernement de S. M. se résout à l'aliénation de ces anciennes propriétés de la Couronne. Si le<br />

style, c'est l'homme, on peut juger le gouvernement d'alors par ses proclamations.<br />

L'année 1812 s'ouvrit par une loi sur les patentes, à laquelle furent soumis tous les com-<br />

merçants en détail. Cette loi n'était pas nouvelle: une ordonnance de MM. les administrateurs,<br />

en 177th avait fait supporter à tous les marchands , cabaretiers, teneurs de billards, un droit de<br />

patente dont le produit devait être affecté à la' reconstruction de la paroisse du Port-Louis. Elle<br />

fut modifiée, cinq ans après, par une autre ordonnance qui imposait chaque terrain du Port-<br />

Louis au profit de la Fabrique.<br />

L'acte destiné à consacrer et à rendre plus efficace celui qui avait été passé, la quatrième<br />

année du règne de S. M., relativement à l'abolition de la traite, fut publié au commencement de<br />

l'année 1813. Là, commencent les inquiétudes des Colons; là aussi se manifestent les premiers<br />

symptômes d'une opposition à laquelle il ne fallait qu'un prétexte pour éclater. Comme celle de


1832, elle se montra sous le masque du patriotisme, et elle se disait toute française ; mais si elle<br />

obéissait à des inspirations funestes au pays, du moins elle était de bonne foi et n'ambitionnait<br />

comme but de ses efforts, ni les places, ni les honneurs. Suivant certaines probabilités dont<br />

on exagérait la consistance, et qui prenaient leur source dans les évènements, Maurice<br />

pouvait devenir encore une fois l'I1e-de-France et alors, mais seulement alors, l'opposition<br />

comptait tirer avantage des sentiments extérieurs qu'elle manifestait est elle qui accueillait et<br />

accréditait dans tous les quartiers de l'Ile les bonnes et les mauvaises nouvelles; quelquefois<br />

même elle en inventait, afin d'entretenir parmi les siens ce qu'elle appelait l'amour de la<br />

patrie, et sous ce vain prétexte, elle nourrissait au sein de l'île un ferment de troubles qui<br />

devait éclater en 1832 et amener les tristes évènements dont nous avons été témoins.<br />

Sur ces entrefaites, Maurice reçut la visite d'un des seigneurs les plus honorables de<br />

notre époque, et se chargea de lui payer le tribut de reconnaissance qu'elle lui devait, en<br />

l'accueillant non comme un noble pair, ami de son Roi, mais comme le bienfaiteur des<br />

Français que le sort des armes avait rendus prisonniers. Dans les démonstrations d'un accueil<br />

extraordinaire auxquelles donna lieu l'arrivée de lord Moira, l'opposition que nous avons<br />

signalée, fit cause commune avec la généralité des habitants, et le noble lord put s'apercevoir<br />

que si les couleurs britanniques et françaises se confondaient, artistement mêlées, au milieu<br />

de la salle où il fut reçu, les sentiments s'unissaient aussi pour le proclamer, par un triple<br />

vivat, le plus grand et le plus généreux des hommes. La Maçonnerie, dont il était un des<br />

grands-maîtres, ne se montra pas non plus insensible à ses bienfaits: la Loge de la Paix vota<br />

l'acquisition de son portrait, et acquitta en partie de cette manière la dette de la Maçonnerie<br />

française. Nous verrons plus tard comment cet accueil, préparé par les véritables amis du<br />

pays, influa sur ses destinées.<br />

Nous avons dit que la banque du gouvernement avait liquidé en 1812, d'après ce<br />

motif que les bénéfices d'un pareil établissement, an profit du gouvernement, n'avaient pas<br />

reçu l'approbation de S. M. qui, du reste, était disposée à donner son adhésion à une banque<br />

formée par des actionnaires pris dans la communauté. En conséquence de cette dépêche, la<br />

Banque de Maurice, Bourbon et dépendances fut légalement et provisoirement établie, pour<br />

cinq années, par une proclamation de sir Robert Farquhar, datée de décembre 1813. Une<br />

seconde proclamation du même mois créa aussi une chambre d'assurances, dont le capital<br />

assez élevé formait non une banque à l'égal de celle de Maurice, mais rendait le nouvel<br />

établissement à la fois chambre d'assurances et d'escompte.


Il faut interrompre un instant le cours de notre relation historique, pour indiquer en peu<br />

de mots les principes, le but et les résultats du premier de ces établissements. Nous avons<br />

remarqué que, malgré les efforts du gouvernement pour retenir sur la place une circulation<br />

d'espèces nécessaire aux transactions journalières, nos produits ne se trouvant pas, à beaucoup<br />

près, en rapport avec les besoins de la colonie, nos espèces étaient enlevées, et la pénurie<br />

devenait telle, parfois, que les meilleures maisons ne pouvaient faire honneur à leurs<br />

engagements, qu'en s'imposant d'énormes et fréquents sacrifices. Certes, la Banque n'empêchait<br />

pas que les espèces en circulation ne disparussent, mais, du moins, avec un papier, il restait un<br />

signe représentatif pour les affaires intérieures. Nous donnerons, dans le cours de cet aperçu, un<br />

tableau de la dépréciation progressive du papier, en même temps que nous ferons connaître<br />

comment, malgré les malheurs de 1816, cette Banque, si critiquée pour ceux qui voulaient<br />

couvrir d'un prétexte leur agiotage infâme, vint à bout, par les moyens les plus licites et de<br />

grands sacrifices, de retirer son papier en espèces au pair, et d'assurer en effectif, à la colonie, la<br />

majeure partie des bénéfices qu'elle avait faits.<br />

La culture, excitée et encouragée par le gouvernement, qui la regardait comme la seule<br />

source de richesse que la colonie eût sous la main, éprouvait des besoins, malgré les<br />

subventions qu'elle avait reçues. Or, la banque de Maurice devint pour elle d'une incontestable<br />

utilité pour soutenir son élan progressif, par le crédit qu'elle accordait aux maisons qui faisaient<br />

des avances. On ne peut le nier: c'est à la banque que nous devons l'espèce de prodige accompli<br />

sous nos yeux en ce qui concerne l'agriculture. Que dans le crédit, que dans les spéculations on<br />

n'ait pas constamment suivi les règles de la prudence, personne ne le contestera; mais toujours<br />

est-il certain que la banque de Maurice, Bourbon et dépendances fut avantageuse au pays jusque<br />

dans ses pertes mêmes, tandis que la banque actuelle, avec ses bénéfices, lui a été nuisible de<br />

deux manières: d'abord, en appelant des étrangers au partage de ces bénéfices, ensuite, en<br />

ouvrant un immense crédit à ceux qui ont spéculé sur notre malheureuse indemnité. Dans le<br />

premier cas, Maurice au moins faisait du sucre; mais que retirera le pays, que lui les sera-t-il<br />

après la perte de trente ou cinquante pour cent sur la somme qui lui ressent?<br />

La chambre d'assurances n'opérant que sur ses fonds réels, donna moins d'extension à ses<br />

placements, mais elle fut aussi utile au pays. C'est à l'industrie de la ville principalement que ses<br />

fonds étaient destinés; elle alimentait les marchands par la concession d'un crédit limité, et, à ce<br />

titre, elle mérite de la reconnaissance, car elle a complètement atteint le but qu'elle s'était<br />

proposée.


A la hauteur où se trouve le siècle, il serait difficile de le faire descendre jusqu'aux<br />

établissements des Fabriques des paroisses de l'île. Toutefois, nous les mentionnerons, parce<br />

que ces établissements, dans les conditions de leur existence, ont eu, sous le rapport moral et<br />

matériel, une influence salutaire sur la colonie. La tâche qu'ils ont remplie jusqu' à ce jour, ils<br />

sauront la remplir encore, en ce qui concerne la partie extérieure du culte, en procurant aux<br />

Eglises et aux ministres tout ce qui peut environner la religion, ce premier besoin des peuples,<br />

de la pompe et de l'appareil imposant qui doivent toujours l'accompagner. Nous ne parlerions<br />

pas de l'acte de vigueur exercé contre la cour d'appel de Bourbon, s'il ne se rattachait au<br />

caractère de sir Robert Farquhar, que l'on présente comme dépourvu d'énergie quand il<br />

s'agissait de l'exécution des lois, tandis qu'au contraire il sut prouver, dans cette<br />

circonstance, que la douceur et la bonté pouvaient au besoin s'allier avec la fermeté et la<br />

justice. C'est encore ici le cas de renvoyer les incrédules à la Proclamation relative à cette<br />

affaire, et dont la date remonte au mois de janvier 1814. En la lisant, on verra que le but du<br />

gouverneur était de maintenir les magistrats sur la ligne de leurs devoirs, et de montrer à ses<br />

ennemis ou à ses envieux, en Europe, qu'il savait faire aimer le gouvernement de S. M.<br />

autant qu'il savait le faire respecter. Il s'agissait d'un délit réputé félonie depuis l'acte<br />

d'abolition de la Traite. Son Excellence était loin de vouloir tourmenter les Colons, comme<br />

quelques-uns de ses successeurs le firent; mais elle était bien résolue à exiger l'exécution du<br />

bill dans toute sa teneur, en employant toutefois les formes légales et en ne laissant pas aux<br />

cours souveraines la faculté d'admettre des exceptions qui, une fois reconnues, auraient<br />

rendu le bill tout-à-fait illusoire. Lorsque nous arriverons à quelques-uns des successeurs de<br />

sir Robert, nous dirons comment ils agirent dans des circonstances analogues, au grand<br />

contentement de ceux qui, en 1830, furent les premiers à lever la tête, et que l'on vit pour la<br />

première fois debout, après avoir été courbés dans la poussière, tandis que les vieux amis du<br />

pays luttaient courageusement contre un pouvoir sans frein.<br />

Cependant les institutions nouvelles s'affermissaient. Dans un état où l'action du pouvoir,<br />

tendant à la prospérité générale, ne rencontre pas de sérieuses entraves, les moyens de fortune se<br />

multiplient autour de ceux chez qui le désir d'arriver promptement au succès n'exclut pas la<br />

prudence. C'est ce qui arriva parmi nous. Que de marchands, que d'industriels, condamnés<br />

depuis quinze ans à tenir boutique, ou végétant au sein des labeurs improductifs d'une industrie,<br />

sont devenus riches dans un court espace de temps, ont quitté les affaires et sont passés en<br />

France où ils ont acquis des propriétés considérables! C'est, en effet, en 1814, quatre ans<br />

seulement après la prise, qu'on vit surgir tout-à-coup des fortunes dont on ne soupçonnait pas<br />

.l'existence, et des établissements magnifiques, objets de l'admiration des étrangers. Pour n'en<br />

citer qu'un dont les restes épars ont servi d'aliment à plusieurs autres, existait-il en Europe, Paris


excepté, un plus bel établissement que la librairie Baron et Gouvignec que les flammes<br />

dévorèrent presque entièrement en 18I6? Plus de cent mille volumes, quatre cinq presses<br />

continuellement en activité parmi les besoins du gouvernement et qui rapportaient un<br />

bénéfice net de plus de mille piastres par mois; d'énormes fournitures de bureaux qui en<br />

donnaient peut-être autant, sans compter les avantages résultant d'un cabinet de lecture: voilà<br />

ce qui formait le plus magnifique et le plus complet établissement de ce genre que la colonie<br />

puisse jamais posséder. Malgré les désastres de l'incendie, les propriétaires auraient pu<br />

réparer leurs pertes, si le découragement, la négligence peut-être, ne leur avaient enlevé les<br />

fournitures des bureaux et les impressions du gouvernement.<br />

Que l'on ne s'étonne pas trop de la masse de proclamations, de règlements et de lois<br />

publiés pendant la période que nous parcourons. Les changements que devait opérer la prise<br />

les avaient rendus indispensables. En beaucoup de choses il fallait tout créer. Celles des<br />

anciennes institutions qui ne réclamaient pas une réforme complète et radicale, appelaient du<br />

moins des améliorations importantes, pour se trouver en harmonie avec l'état actuel du pays.<br />

Les douanes, la banque, les noirs, la police, les guildives, les recensements, les projets de<br />

bienfaisance, les chemins, les ponts, les rues, le marronage, le port, les quais, les cantines, la<br />

pêche, la chasse et beaucoup d'autres questions d'un haut intérêt, étaient devenues à la fois<br />

l'objet des soins du gouvernement et avaient provoqué de sa part une foule d'actes, accueillis<br />

avec joie par la population, qui voyait poindre dans ces mesures le germe de la prospérité de la<br />

colonie, Mais, au milieu de l'enivrement et des fêtes auxquelles on se livrait, l'ancienne patrie<br />

n'était point oubliée. Ses victoires venaient souvent faire palpiter nos cœurs français de plaisir et<br />

d'espérance, et nos conquérants eux -mêmes ne s'enquéraient point et se mettaient peu en souci<br />

de ces manifestations de nos sentiments. Avec 1814 arrivent la paix et la restauration de<br />

l'ancienne famille de nos Rois. Les fêtes se succèdent, la joie est générale. Jamais le<br />

gouvernement anglais ne montra plus de modération que dans ces circonstances. Lui aussi il<br />

avait restauré la colonie, et si par la force des choses, il arrivait qu'il fût obligé de la rendre, il<br />

avait du moins l'intime conviction qu'il laisserait parmi les habitants de précieux et durables<br />

souvenirs. La colonie elle-même comprenait l'étendue des avantages dont on s'était efforcé de la<br />

faire jouir et dont elle commençait à recueillir les fruits par la masse de capitaux que la capture<br />

avait versés. Matériellement et moralement elle s'était améliorée d'une manière sensible.<br />

D'autres idées avaient germé dans le pays. Si, d'un côté, un luxe inusité s'était introduit<br />

parmi nous, el' un autre côté, l'amour du travail avait jeté de profondes racines dans tous les<br />

cœurs.


Quelles que fussent enfin les décisions du Congrès assemblé, tous entrevoyaient un<br />

avenir de prospérité et de bonheur. Toutefois, nous étions de cœur à la France, sans nous<br />

montrer ingrats envers le gouvernement anglais, et l'acte suprême qui nous détacha de notre<br />

ancienne patrie, fut pour nous un acte de rigueur qui porta la consternation et les regrets<br />

dans toutes les familles.


CHAPITRE II.<br />

SOMMAIRE<br />

EFFORTS DU GOUVERNEMENT DE L'ILE POUR ADOUCIR LES REGRETS QU'INSPIRE AUX HABITANTS LA<br />

PERTE DE LEUR ANCIENNE PATRIE. - CARACTÈRE DU CHEF JUGE GEORGES SMITH. - RÉFLEXIONS SUR<br />

L'ÉTAT DE LA JUSTICE A MAURICE. DEPUIS LA PRISE JUSQU'A NOS JOURS. - CRÉATION D'UNE COUR<br />

DE VICE-AMIRAUTÉ. - MAURICE OBTIRENT L'ENTREPÔT-GÉNÉRAL DU COMMERCE ANGLAIS DANS<br />

L'INDE ET DANS LA CHINE. ÉTABLISSEMENT D'UN COLLÉGE ROYAL. - LORD BATHURST REND SA<br />

MÉMOIRE CHÈRE AUX COLONS. - LE COLONEL BARRY; - LE DOCTEUR CHARLES TELFAIR. RÉSULTATS<br />

DE L'OUVERTURE DU PORT DE MAURICE. - LE SOLEIL DE MAURICE S'OBSCURCIT QUELQUE TEMPS. -<br />

UN VENT FAVORABLE REND A SON CIEL SA SÉRÉNITÉ ORDINAIRE. - TOUT MARCHE VERS LE<br />

PROGRÈS. - LA BONNE HARMONIE EST QUELQUEFOIS TROUBLÉE SANS ETRE TOUTEFOIS GRAVEMENT<br />

COMPROMISE. - SYSTEME DU GOUVERNEMENT D'ALORS MIS EN PARALLÈLE AVEC CELUI DE NOS<br />

JOURS. - OBSERVATIONS CRITIQUES.


CHAPITRE Il.<br />

JUSQU'A présent il a été facile de juger avec quel zèle et quelle constante sollicitude le<br />

gouvernement s'occupait des intérêts du pays, même au milieu des craintes qu'inspirait<br />

l'incertitude des évènements de la guerre. Nous allons le voir maintenant redoubler de soins et,<br />

nous osons dire, de prévenances, pour atténuer les effets que notre nouvelle position pouvait<br />

produire et nous faire oublier le malheur d'une aussi cruelle séparation. Les gouvernants ne<br />

s’intéressaient à notre sort, et sir Robert Falquhar lui-même, cédant aux inspirations de son<br />

noble cœur, ne pendant aucune occasion d'adoucir nos regrets. Dans les fêtes, dans les<br />

réunions solennelles, l'accueil que recevaient de lui les officiers français était comme une<br />

espèce de tribut qu'il payait à notre amour pour la mère-patrie. On comprendra que nous étions<br />

sensibles à ces marques d'estime et de sympathie; car, plus d'une fois, sir Robert s'exposa aux<br />

murmures de ses compatriotes, précisément à cause des marques de distinction flatteuse dont il<br />

nous entourait. Après la tempête, la mer gronde encore et ses flots longtemps soulevés avec<br />

violence, ne retrouvent que peu à peu leur calme. Il en est de même des passions humaines.<br />

Lorsque les motifs qui les ont excitées se sont évanouis, ce n'est pas tout-à-coup qu'elles<br />

s'apaisent et il faut bien du talent à ceux qui gouvernent pour en rendre maîtres et leur<br />

imprimer une direction utile. Or, sir Robert possédait au suprême degré ce talent que nul autre<br />

gouverneur n'a su déployer avec plus de tact, d'adresse et de succès, et qui consiste à ramener<br />

les hommes à des sentiments généreux, à des idées de justice, d'ordre et le devoirs, sans<br />

recourir à la violence envers eux, mais aussi sans accuser un système de faiblesse en leur<br />

faisant un mérite de leurs excès. Toutefois, sir Robert était loin de reculer devant des mesures<br />

de sévère et prompte répression, quand les circonstances l'exigeaient, et c'est à l'énergie qu'il<br />

montra dans les dangers que nous sommes redevables de la tranquillité parfaite dont nous<br />

avons joui à l'époque de la seconde invasion de la France. Profitant des conjonctures,<br />

quelques brouillons, fatigués sans doute de leur nullité ou du mauvais état de leurs affaires,<br />

voulurent tenter ce que leurs successeurs sont parvenus à accomplir en 1832, mais moins<br />

heureux, ils furent immédiatement réprimés, et leur entreprise ne servit qu'à les couvrir de<br />

honte et de ridicule. Plus tard elle leur eut valu places, honneurs, distinctions, fortune; alors<br />

ils durent se regarder comme fort heureux d'en être quittes pour un échec et d'échapper au<br />

châtiment que leur conduite avait attiré sur leur tête.<br />

Lorsque la justice connue sous le général Decaen était administrée par un chef-juge et<br />

commissaire de justice, qui en dirigeait les actes, il devenait impossible, à moins d'une<br />

connivence coupable, de lui fermer les yeux, de la rendre indifférente ou pusillanime devant


les excès, de quelque nature qu'ils fussent. Les procureurs-généraux et les juges, tous colons,<br />

avaient au-dessus d'eux et comme régulateur de leur conduite, un autre juge qui les jugeait<br />

eux-mêmes, qui écoutait les plaintes et ne permettait pas aux magistrats soumis à sa<br />

juridiction, de s'écarter du sens de la loi. Georges Smith, à cette époque, tenait d'une main<br />

ferme les pouvoirs que sa place lui conférait, et il n'aurait soufferts ni les abus de la force<br />

du peuple, ni ceux des gouverneurs. Au reste, il en a donné la preuve. Certes, ce n'est pas<br />

sous lui qu'un procureur-général serait resté dans l'inaction à l'approche des dangers que<br />

devait courir un autre procureur-général en qui S. M. avait mis toute sa confiance. Il n'aurait<br />

permis ni les conciliabules, ni les armements, ni les désordres auxquels la présence de ce<br />

magistrat servit de prétexte, et loin de rester impassible et pour ainsi dire frappé de<br />

mutisme, il n'eût pas craint, bien plus, il eût regardé comme un devoir el' aller le chercher à<br />

bord, de le placer sur son siége et d'exécuter en tout point les ordres émanant de l'autorité<br />

royale.<br />

Depuis longtemps, le chef-juge n'est plus que président, quoiqu'il ait hérité des<br />

honneurs et des émoluments du commissaire de justice. En cette qualité seulement, que<br />

peut-il faire? Critiquer les arrêts? Cela n'est pas possible. Donner des ordres au procureurgénéral?<br />

Nous croyons qu'il n'en a pas le droit, à moins que la Cour ne se réunisse à lui. Il<br />

s'en suit que pour six mille francs d'économie, la colonie a perdu une magistrature qui,<br />

toujours occupée par un sujet européen, était le palladium de nos droits judiciaires, le<br />

refuge des opprimés et le gardien de la tranquillité publique. Quand un pays en est venu,<br />

par suite de commotions politiques, au point de juger les hommes d'après leurs opinions<br />

plutôt que par leurs droits ou leur conduite, une haute magistrature suprême, exerçant droit<br />

de contrôle sur les actes de ceux qui tiennent souvent entre leurs mains, la fortune,<br />

l'honneur et le sort des citoyens, est indispensable. Le chef-juge actuel n'en a ni le pouvoir<br />

ni le loisir; ses occupations du Palais absorbent tous ses moments, et l'on ne saurait exiger<br />

de lui qu'après six heures d'audience, il rentre dans son hôtel pour écouter ou lire les<br />

plaintes qui lui sont adressées. C'est une véritable lacune dans l'administration de notre<br />

justice, et il faut reconnaître qu'elle n'a pas peu contribué aux évènements de 1830. Dans<br />

l'état actuel des choses et dans la position où se trouve une colonie qui n'a formé encore<br />

aucun lien de parenté avec ses conquérants, qui n'a point encore adopté, leurs mœurs, ni<br />

leurs usages, la tache d'un procureur-général pris au sein du pays, où il a sa famille, ses<br />

amis et ses ennemis, devient incontestablement une tâche bien difficile à remplir avec indépendance.<br />

En le supposant le plus intègre, le plus loyal, le plus impartial des hommes, il est<br />

impossible de penser que son indifférence pour les siens, aille jusqu'à vaincre un penchant<br />

naturel, un instinct irrésistible, et qu'il maintienne les deux bassins de la balance dans une


égalité parfaite. Que serait-ce donc, si, outre les graves inconvénients que nous, signalons,<br />

cette place était dévolue à un homme qu'un parti remuant aurait appelé à la remplique si ce<br />

parti lui-même était partout: au palais, aux conseils et dans tous les lieux où se discutent les<br />

intérêts généraux et particuliers? Ne serait-ce pas livrer la colonie pieds et main, liés à la<br />

volonté d'un seul homme qui, organe de la loi, n'aurait que sa conscience pour juge, et ne<br />

devrait rendre compte de ses actes à qui que ce soit? On a si bien senti cela en 1832 que tous<br />

les efforts du parti se réunirent pour provoque le rappel de celui que S. M. avait choisi et qui<br />

tout absent qu'il est, n'a pas cessé d'être, pour ce parti, Fobjet d'une surveillance rigoureuse<br />

tant ici qu'à Londres. Mais revenons au récit des faits d'où cette digression nous a un<br />

moment écarté.<br />

L'acte d'abolition de la traite avait rendu nécessaire une cour de vice-amirauté pour<br />

juger les délits de cette nature. Georges Smith fut chargé de cette importante mission d'où<br />

dépendait notre tranquillité. Chacun se rappelle les vociférations exhalées contre sa personne<br />

et contre ses actes par le parti dont nous parlions tout-à-l'heure, et qui se disait français pour<br />

soulever plus sûrement les masses, comme il les a soulevées plus tard en arborant le même<br />

drapeau. Ses Clameurs, du reste, n'eurent pas beaucoup de retentissement et n'exciterent<br />

point de sympathie, parce que la société n'était pas parvenue au point où elle s'est trouvée en<br />

1832. Si l'affaire du Grand-Port échoua, c'est que la colonie ne recelait pas encore dans son<br />

sein un tas d'hommes perdus de dettes et poursuivis par la justice, ni de jeunes ou de vieux<br />

ambitieux qui, ne possédant ni fortune ni considération, voulaient à tout prix arriver à l'une<br />

ou à l'autre, nous dirions à l'une et à l'autre, s'il était aussi facile à la basse et dangereuse<br />

intrigue de prétendre à l'estime des honnêtes gens que de s'enrichir. Georges Smith se trouva<br />

donc, pendant quelque temps, en butte aux insultes et aux menaces de la faction<br />

désorganisatrice. Appuyé par les vrais amis du pays, il fit face à l'orage , et montra bientôt à<br />

ses partisans qu'il était digne de leur confiance; car il fut suspendu de toutes ses places, pour<br />

avoir défendu nos libertés contre les attaques d'un pouvoir audacieux. Ah ! Pourquoi les<br />

accents qui, en 18 15, avaient ramené la paix et la bonne harmonie parmi nous, ont-ils été<br />

couverts, étouffés en 1832 sous les clameurs d'une faction turbulente et cupide! Pourquoi le<br />

gouvernement lui-même, sourd à la voix de l'honneur et de la liberté, n'a-t-il pas craint<br />

d'appeler autour de lui et de prendre pour ses conseillers ceux que l'honneur national outragé<br />

aurait dû toujours tenir loin des emplois publics! Nous n'en serions pas où nous sommes; la<br />

colonie ferait peut - être entendre moins souvent des cris de victoire; les fêtes si peu<br />

onéreuses, et pour cause, à ceux qui les donnent aujourd'hui, seraient peut-être moins<br />

nombreuses; mais il existerait encore une union solide et sincère entre les gouvernants et les<br />

gouvernés, tandis que tout est apparent et factice; mais il y aurait ce qu'un gouvernement ne


doit jamais perdre ni laisser ravir aux autres: l'honneur et la dignité. Il faut avoir le courage<br />

de le dire, l'un et l'autre ont fait naufrage. Les carrosses, les robes, les barbes, le luxe des fêtes<br />

et tous ces oripeaux menteurs que le vulgaire imbécile admire, n'effaceront pas plus la tache<br />

imprimée sur le gouvernement par ceux qui lui ont imposé la loi et dont on a récompensé<br />

l'audace et ln révolte, qu'ils n'effaceront les stigmates honteux que portent sur leur front ceux<br />

dont les carrosses dorés attestent le fruit de la rapine ou d'une insigne mauvaise foi. Un homme<br />

aurait été là pour veiller aux intérêts de tous, et ses yeux pénétrants auraient découvert dans<br />

l'antre du Cacus de Maurice ces monstres à plusieurs faces, qui, de leur hideux repaire,<br />

tourmentent et terrifient tous ceux que la faiblesse du gouvernement leur a livrés comme une<br />

proie à dévorer. Oui, le gouvernement a été non seulement injuste envers une partie de la<br />

population opposée aux excès de 1832 et qui ne demandait rien pour elle, mais encore il s'est<br />

montré cruel à son égard, en lui imposant l'obligation de révérer, dans leurs places respectives,<br />

les mêmes hommes qui, depuis 1830, ont été constamment en insurrection ouverte contre<br />

l'autorité et contre ceux qui marchaient avec elle. Qu'est-il résulté de ce pacte infâme avec la<br />

révolte, où la victoire, la rougeur au front, est venue couronner les vainqueurs, pour les<br />

réconcilier avec le gouvernement qu'ils avaient outragé? C'est qu'on ne croit plus à rien, ni au<br />

vice, ni à la vertu, ni à la droiture des sentiments, ni au gouvernement lui-même dont on se<br />

moque, que l'on méprise et contre lequel on s'armerait de nouveau, si l'intérêt encore inassouvi<br />

de quelques ambitieux les portait à une seconde révolte.<br />

En Octobre 1814, un entrepôt fut accordé sous certaines restrictions et à la condition<br />

d'un droit de un et demi pour cent. C'était là un acheminement à d'autres encouragements qui<br />

furent concédés plus tard au commerce de Maurice.<br />

Depuis la Prise, l'instruction publique avait été l'un des objets principaux de la<br />

sollicitude du gouvernement. Il devenait indispensable de lui donner de l'extension et d'en<br />

propager les bienfaits. Les soins et les projets de S. Ex. sir Robert ne se bornèrent pas à<br />

l'intérieur et au matériel de l'établissement collégial; il mit d'abord cet établissement sous la<br />

haute protection de S. A. R. le prince régent, qui voulut bien permettre que le nom de Collége<br />

Royal lui fut donné, et qui en même temps se réserva le choix des professeurs et celui des<br />

membres du comité qui devaient diriger l'instruction et classer les études. Pour exciter le zèle<br />

des étudiants, des bourses furent créées et accordées, au choix du gouvernement, non<br />

seulement ici, mais en Europe, comme moyen d'envoyer dans les universités célèbres,<br />

l'Angleterre, les sujets dont les progrès réels, ne jugement des professeurs et des membres de<br />

l'instruction, mériteraient cette distinction flatteuse. Les prix annuels, les visites dans<br />

rétablissement, les réunions, tout était en harmonie avec l'importance et l'éclat que l'on désirait


donner à l'enseignement. Il faut le dire ici, (car si nous flétrissons les abus et les vices, nous<br />

devons avec la même franchise reconnaître le mérite et les bienfaits des grandes et généreuses<br />

pensées,) depuis les puissants protecteurs du collège de Maurice, à commencer par l'auguste<br />

prince qui gouvernait alors les trois Royaumes, jusqu'au dernier employé, tous méritaient, au<br />

plus haut point, l'estime et la considération dont ils étaient environnés. Lord Bathurst, dont le<br />

souvenir est inséparable des améliorations que la colonie a reçues pendant le cours de son long<br />

et bienfaisant ministère, s'était déclaré le protecteur, et, pour ainsi dire, le collaborateur Sir<br />

Robert pour tout ce qui regardait particulièrement Maurice, et ce dernier, dans ses hantes<br />

déterminations pour le bien de notre pays, était toujours sûr d'avance d'être approuvé. Les<br />

proviseurs, les professeurs, les membres du comité d'instruction, tous, à l'envi les uns des autres,<br />

consacraient leurs talents, les uns à dresser un plan d'études et de discipline à l'instar des<br />

meilleurs établissements de ce genre, les autres à appliquer avec zèle les résultats de leur<br />

expérience et de leurs fortes études. Bourbon et l'Inde nous envoyaient des élèves, et plusieurs<br />

d'entre eux, malgré la différence des mœurs, des habitudes et du langage, sont sortis de notre<br />

établissement pourvus d'une instruction solide et aptes à occuper avec honneur toute espèce<br />

d'emplois.<br />

On nous dit qu'il n'en est pas tout à fait ainsi de nos jours, bien que les études et la<br />

discipline n'aient pas changé, et depuis 1830, on cherche vainement à s'expliquer d'où peut<br />

venir la chute de l'établissement collégial. Beaucoup d'anciens professeurs y sont encore, et<br />

certes, dans le cours de leur longue et honorable carrière, bien loin d'avoir perdu, ils n'ont pu<br />

qu'acquérir. Personne n'est en droit de refuser justice aux proviseurs et aux autres chefs de<br />

l'établissement: ce sont tous des hommes de cœur et de savoir. Eh bien, malgré tout, on se<br />

plaint du peu de succès des élèves. Plusieurs causes ont dut contribuer ensemble à ce<br />

changement déplorable que le gouvernement lui-même a jugé digne de toute son attention. Il<br />

est bien vrai que les pensionnats , dont quelques-uns sont dignes d'éloges et se recommandent<br />

aux familles par la manière dont ils sont tenus et par l'habileté des professeurs qui en dirigent<br />

les études, ont dû, par leur concurrence, porter un coup funeste au collège royal; mais ce n'est<br />

pas là seulement qu'il faut chercher le mal qui attaque à sa racine l'éducation coloniale; ce n'est<br />

pas au matériel des établissements scolastiques qu'il s'agit d'appliquer un système de réforme,<br />

si l'on veut rendre encore une fois les études fortes et salutaires, et si l'on désire surtout former<br />

des hommes qui, un jour, fassent honneur à la société. Ce sont les principes nouveaux dont il<br />

faut relever le culte, les saines doctrines qu'il faut enseigner, les mœurs pures qu'il importe de<br />

faire refleurir. Que l'enfant sortant du collège ait des règles de conduite bien arrêtées;<br />

qu'affermi par la conscience de ses devoirs, il ne chancelle point dans sa marche, qu'il soit à<br />

l'abri des atteintes pernicieuses et des désordres du monde au milieu duquel il va se trouver :


voilà le but qu'il faudrait s'efforcer d'atteindre. Mais convenons aussi qu'il est bien difficile d'y<br />

arriver, et qu'y fût-on parvenu, l'empire des institutions, des préjugés, des fausses notions et des<br />

idées reçues au sein d'une société fangeuse et rongée par des principes dissolvants, étouffera<br />

bien et chez l'enfant le germe des plus heureuses actualités du cœur. Que deviendra-t-il cet<br />

enfant, quand il verra partout les seuls intérêts matériels régner en maîtres, l'égoïsme dominer<br />

à l'exclusivité de tout autre sentiment, le monde répudier de fécondes et nobles croyances<br />

pour se cramponner au culte de l'argent, pour se vautrer dans les jouissances qu'il procure?<br />

Comment résistera-t-il au torrent de l'exemple, lorsqu'il entendra traiter la vertu de niaiserie,<br />

et applaudir au vice; lorsqu'à chaque pas qu'il fera dans la vie, tout, jusqu'au langage même<br />

viendra jeter le trouble, l'étonnement dans son âme et donner un démenti formel aux<br />

principes que, jeune encore, on aura pris soin de lui inculquer.<br />

On lui a dit dans son enfance que la vertu est le plus bel ornement de l'homme, que la<br />

modestie doit être la compagne fidèle de la jeunesse, que la probité, la franchise et la loyauté<br />

doivent présider à tous les actes du citoyen, et le malheureux jeune homme voit l'orgueil<br />

ignorant écraser le mérite modeste, l'ambition sans frein présenté comme le moyen le plus sûr<br />

de parvenir, et la mauvaise foi érigée pour ainsi dire en principe dans les affaires. Ses idées se<br />

confondent et se heurtent, sa tête se perd au milieu de ce dédale d'anomalies et de<br />

contradictions choquantes; il ne sait quelle conduite tenir, ni … ……<br />

…………………………………………………………………………………………………<br />

…………………………………………………………………………………………<br />

que l'autre broyait le soufre et le salpêtre; que celui ci parcourait les campagnes pour les<br />

soulever et les porter à la révolte; que celui-là rédigeait des lois, en cas de réussite, et la<br />

défense des accusés, si l'entreprise échouait; qu'un autre enfin préparait en anglais le manifeste<br />

de l'indépendance? Qui sait si les mêmes individus n'élaborent pas peut-être en ce<br />

moment une convention, le jugement par jury et la liberté de la presse pour le collège! Ainsi<br />

vont les choses à Maurice, depuis l'impunité, que disons-nous, depuis les récompenses<br />

qu'ont trouvées l'affaire du port et l'échauffourée de 1830; depuis l'émeute et la prise d'armes<br />

de 1832. On, si l'on a éteint chez elle l'honneur et de probité, en récompensant la révolte et les<br />

spoliateurs de la veuve et de l'orphelin, ou seulement en les considérant à l'égal de ceux qui<br />

ont tout sacrifié pour porter un nom sans tache! Combien trouverez vous d'hommes disposés<br />

à rester dans le sentier de la vertu, alors que la vertu n'engendre que disgrâce à celui qui en<br />

fait l'objet de son culte; alors qu'au contraire le vice et le crime triomphent sans opposition!<br />

Concluons de tout ceci qu'il est nécessaire, sans doute, d'encourager et d'étendre<br />

l'enseignement public; mais qu'avant tout, il est dit un mot de la commission La gazette


officiellement a transmis les noms des membres cet aréopage, qui doit régler et diriger<br />

l'instruction publique; ils sont bien connus du public et des élèves. Eh bien ! Nous le<br />

demandons, était-ce, en conscience, dans ces rangs que l'autorité devait, porter son choix<br />

? Est-il un écolier de douze ans qui ne sache qu'en 1832, les mêmes hommes faisaient<br />

partie de cet autre aréopage, rue de Paris, où l'on mettait en question si la ville serait<br />

brûlée, ou si l'on se bornerait à s'en rendre maître? Ignore si quelqu’un préparait chez lui<br />

des cartouches ou l'autre broyait le soufre et le salpêtre, que celui-ci parcourait les<br />

campagnes pour les soulever et les porter à la révolte que celui-là rédigeait des lois, en cas<br />

de réussite, et la défense des accusés, si l'entreprise échouait; qu'un autre enfin préparait en<br />

anglais le manifeste de l'indépendance? Qui sait si les mêmes individus n'élaborent pas peut-<br />

être en ce moment une convention, le jugement par jury- et la liberté de la presse pour le<br />

collège! Ainsi vont les choses à Maurice, depuis l'impunité que disons-nous, depuis les<br />

récompenses qu'ont trouvées l'affaire du port et l'échauffourée de 1830; depuis l'émeute et la<br />

prise d'armes de 1832. On dirait que les chefs ont peur, lorsqu'un seul mot de leur part<br />

pourrait mettre un terme à ce qui se passe sous nos yeux, s'ils avaient la force de le<br />

prononcer. Laissons-les marcher à tâtons dans le sentier inextricable où ils se sont engagés,<br />

et reprenons la suite des évènements.<br />

Nous sommes en 1815, et nous avons négligé jusqu'ici de mentionner et de faire<br />

connaître deux hommes qui ont été les dignes collaborateurs de sir Robert, et qui, morts à<br />

Maurice, avant l'âge, ont laissé parmi nous de précieux souvenirs. Tous deux de mœurs<br />

douces et en harmonie avec celles des colons, se rallièrent au pouvoir et secondèrent ses<br />

vues d'améliorations générales et particulières. Le colonel Barry, connu avant la Prise,<br />

comme prisonnier de guerre, a été, moins quelques absences, près de vingt années<br />

secrétaire du gouvernement, et il est mort ne laissant rien autre chose à sa famille, qui est<br />

créole, qu'un nom honorable et une réputation sans tache. Élevé à l'école de lord Minto,<br />

gouverneur-général de l'Inde, il marchait appuyé sur des principes bien arrêtés et sur une<br />

volonté ferme. Hostile à tout système de despotisme de la part du gouvernement, comme à<br />

toute anarchie populaire, il se montrait toutefois plutôt libéral que royaliste. Les droits de<br />

tous étaient sa règle. Il n'aurait certes pas marché avec les hommes de 1832, pas plus<br />

qu'avec le général Hall, et il eût empêché les excès de 1818 comme ceux de 1832, s'il lui eût<br />

été possible de le faire. Après avoir occupé, pendant un grand nombre d'années, la première<br />

place de l'administration, il mourut, ainsi que nous l'avons dit, sans rien laisser à sa veuve,<br />

créole de Maurice, qui n'a pu jusqu'à présent obtenir une faible pension à laquelle lui don-<br />

nent droit les longs services de son époux.


A toutes les sciences qu'il cultivait, M. Ch. Telfair joignait encore celle de bien<br />

connaître les hommes et de savoir vivre avec eux. Personne plus que lui n'a plus approfondi<br />

ni mieux connu cet art si difficile de se faire aimer sans trahir la vérité et sans approuver<br />

l'erreur. Les mêmes principes, qui dirigeaient sa conduite privée servaient de base à sa<br />

conduite publique: il se montrait au milieu des conseils du gouvernement, tel que ses amis<br />

se rappellent l'avoir vu dans les réunions, où tout son savoir, toute sa franchise et l'amabilité<br />

de son caractère brillaient d'un vif éclat. Frappé dans ses affections et dans sa fortune, les<br />

chagrins ont dû abréger ses jours. Il est mort en laissant à son fils unique une fortune bien<br />

douteuse, mais en lui léguant, du moins, une réputation en honneur parmi nous. Un de ses<br />

amis, qui cultivait aussi Les sciences, a tracé son éloge; il ne nous reste donc rien à dire,<br />

sinon à remercier M. Desjardin du plaisir qu'il a procuré aux anciens amis de M. Telfair, en<br />

publiant sa biographie.<br />

A l'aide des conseils et des travaux de ses deux dignes collaborateurs, auxquels<br />

s'étaient réunis deux anciens magistrats, existant encore au milieu de nous, le gouvernement<br />

local sut arrêter la malveillance et comprimer l'esprit anarchique, qui, au moment où les<br />

troubles agitaient la vieille Europe, voulait aussi lever la tête à Maurice, et empêcher<br />

l'indépendance au milieu d'une population dont les deux tiers se composent d'esclaves. Une<br />

chose que le gouvernement n'a jamais bien comprise et dont cependant il a été plus d'une<br />

fois informé c'est que les évènements de France exercent toujours leur influence sur notre<br />

Ile, et qu'un ébranlement ou une révolution ne peut avoir lieu dans le premier pays, sans que<br />

le nôtre en éprouve une commotion violente. En effet, le retour de l'Ile d'Elbe occasionne<br />

l'échauffourée du Grand-Port; l'Ile-Ste-Hélène provoque les évènements de sir Hudson et<br />

l'insulte faite, au théâtre, à l'habit national; 1830, à Paris, produit 1832 à Maurice. Les<br />

prétextes ne manquent jamais. Tantôt c'est la presse, tantôt ce sont des ordonnances, tantôt<br />

c'est une représentation que l'on demande; mais toujours l'exemple de Paris a dirigé nos<br />

meneurs passés et présents : nous laissons au gouvernement le soin de ceux à venir.<br />

Les ordonnances sur l'enregistrement des esclaves avaient été publiées; le traitement,<br />

la nourriture et le travail des noirs, améliorés; la traite était rigoureusement surveillée et pu-<br />

nie. A mesure que la colonie prospérait, tous les éléments qu'elle renfermait en son sein se<br />

ressentaient des progrès qu'elle faisait dans toutes les parties de son administration. Mais ce<br />

qui contribuait surtout à son bonheur, c'était la tranquillité des esprits, cette fusion franche<br />

et sans arrière pensée des sentiments de deux peuples longtemps ennemis, et qui oubliaient<br />

leurs querelles passées pour se livrer l'un envers l'autre à la bonté et à l'abandon de leur<br />

caractère. Partout régnait la liberté; partout. L’égalité. Personne ne surveillait vos


démarches; personne ne vous demandait compte de vos actions, de vos discours, de vos<br />

opinions; la loi seule parlait et toujours elle était entendue. On ne voyait alors ni<br />

corporations, ni coteries exigeantes encombrant toutes les issues qui conduisent au<br />

pouvoir. La faction qui se disait française, afin de troubler le pays par de vieux souvenirs,<br />

voyait ses rangs déserts, et ses débris épars étaient l'objet d'une surveillance active de la<br />

part de la police, qui réprimait leurs tentatives dès la moindre manifestation hostile au<br />

repos de la colonie. En un mot, on est en droit de dire que le bonheur était général et<br />

l'espérance d'une paix durable dans tous les cœurs. Le port était ouvert, malgré les<br />

réclamations des maisons qui, à l'exclusion des autres, voulaient s'emparer du commerce<br />

de l'île; nos sucres, prohibés encore à la consommation en Angleterre, livraient Maurice à<br />

la merci de quelques spéculateurs, tandis qu'avec la concurrence étrangère, sir Robert avait<br />

jugé que le prix se soutiendrait. Toutefois, le gouverneur avait un double but dans les<br />

déterminations qu'il prenait à l'égard de Maurice ; longtemps Maurice avait été séparé, par la<br />

guerre, de la mère-patrie avec laquelle il avait des comptes à régler et à solder; or, il fallait<br />

arriver à une liquidation, et pour cela fournir à l'un et à l'autre les moyens de s'entendre<br />

directement. C'est dans ce but que des agents furent envoyés ici. Les remises s'opérèrent, et<br />

ce fut en, grande partie avec nos sucres que la balance de notre débit fut soldée. Déjà, sans<br />

nul doute, il existait à Londres des maisons dont les agents à Maurice eussent pu devenir<br />

intermédiaires dans ce règlement; mais les relations avec Londres n'étaient pas encore<br />

établies comme elles l'ont été depuis, et les difficultés se trouvaient naturellement aplanies<br />

par le commerce libre et direct avec l'ancienne métropole de Maurice. En vérité, si ceux qui<br />

professent des opinions diamétralement opposées aux nôtres, dégagés de toute haine injuste<br />

et sans motifs, voulaient réfléchir sérieusement aux divers actes du gouvernement, à l'esprit<br />

qui les provoquait; s'ils s'imposaient le devoir d'examiner avec attention, avec maturité la<br />

conduite tenue par lord Bathurst à l'égard de Maurice, pendant le cours de son long ministère,<br />

ils demeureraient convaincus que le gouvernement avait compris d'une manière admirable<br />

les exigences de notre nouvelle position, et qu'il sut faire servir avec une sagacité mer-<br />

veilleuse, jusqu'à nos affections et à nos souvenirs, pour nous amener sous sa domination<br />

par un chemin, pour ainsi dire, semé de fleurs. Cependant, tout n'arrive pas toujours au gré<br />

des hommes; leurs prévisions parfois se trouvent déçues. Ainsi, par exemple, l'ouverture du<br />

port, dont l'un des motifs était de renouer nos anciennes relations avec la mère-patrie,<br />

devint funeste à notre crédit public, par l'enlèvement journalier de nos espèces; nos produits<br />

ne suffisaient pas pour payer nos importations ni notre ancienne dette, et nos sucres<br />

n'étaient point encore parvenus, sous le rapport de la confection, au degré de supériorité<br />

qu'ils ont atteint depuis. En outre, Bourbon nous avait précédés, et ce concurrent, à proxi-<br />

mité de Maurice, appelait à lui notre numéraire. Dans ce concours de circonstances fâ-


cheuses, la Banque fut bien en mesure de pourvoir à nos transactions avec l'intérieur et à<br />

nos paiements journaliers; mais, lorsqu'il s'agit de l'extérieur, elle ne put jamais arriver au<br />

même résultat, son papier n'ayant cours qu'à Maurice.<br />

L'année 1815 finissait sous des auspices assez favorables, bien que les premiers mois<br />

se tussent présentés sous un aspect peu rassurant. D'abord, des incendies partiels, auxquels<br />

avaient pris part des Européens, comme la suite nous l'a démontré, avaient suscité des<br />

inquiétudes réelles, parce qu'on pouvait supposer que ces crimes isolés se liaient à un plan<br />

arrêté d'avance et qu'ils se rattachaient aux idées que les noirs étaient disposés à se faire des<br />

bills et ordonnances concernant la traite et l'enregistrement des esclaves. Peut-être, en effet,<br />

rien de tout cela n'était étranger aux actes coupables que nous signalons; peut-être que la<br />

pensée d'une émancipation arrachée de force, avait pu germer dans quelques têtes par les<br />

conseils de la malveillance, et que les incendies furent regardés par les fauteurs de désordres<br />

comme un sûr moyen d'accomplir leurs projets; quoiqu'il en fut, le gouvernement déjoua<br />

toutes ces tentatives et il se montra fort et énergique sans cesser d'être juste. Les exécutions,<br />

qui eurent lieu avec un appareil imposant, jetèrent l'effroi dans le cœur des méchants,<br />

rassurèrent les bons et rendirent à la ville une tranquillité que des grâces nombreuses avaient<br />

tant soit peu compromise.<br />

On avait organisé une milice et créé des Juges de paix de quartier pour la ville du<br />

Port-Louis; mais cette force, purement de police, n'était pas en position d'être hostile à<br />

l'autorité, sous les ordres de laquelle elle se trouvait et qui en nommait les chefs. Si, plus<br />

tard, nous avons vu le contraire arriver, c'est que le gouvernement, se fiant aux promesses<br />

qui lui furent faites, alors qu'il s'agit d'un semblable établissement, ne prit pas les mesures<br />

de prudence que devait pourtant lui suggérer le caractère des hommes entre les mains<br />

desquels il remettait le sort et la tranquillité de la colonie. Quant aux juges de paix, leur<br />

existence fut inaperçue.<br />

Des règlements sur les corvées pour la confection des routes, sur les guildives et la<br />

vente des aracks, sur les monnaies, sur le tarif des avoués, des notaires et des huissiers, sur<br />

les eaux et forêts, sur la pêche, sur les concessions, sur les inventions aux fins de privilèges:<br />

tels furent les objets sur lesquels l'administration intérieure porta ses vues pendant année<br />

1815 sans que, pour cela, elle crût fixer irrévocablement ces diverses branches du service<br />

public; car, dans la marche progressive du pays, il fallait se borner à planter des jalons sur la<br />

route, de distance en distance, ou poser des pierres d'attente pour l'édifice futur. Or, les<br />

règlements sur les guildives devaient suivre les changements que la fabrication des sucres


allait nécessairement opérer; ceux du bazar étaient rendus indispensables par l'affranchis-<br />

sement, qui faisait autant de Bazardiers des nouveaux affranchis. Avant la prise, chaque<br />

habitant; avait son échoppe et son noir de bazar; depuis la culture de la canne, celle des<br />

légumes était laissée aux soins des petits propriétaires, chez qui les revendeuses allaient<br />

acheter volailles, fruits et légumes. Cette petite industrie est devenue, ainsi que celle des col-<br />

porteuses, l'occupation des nouveaux libres. Les monnaies sont fixées désormais, et tant que<br />

nos produits surpasseront, ou même égaleront nos dépenses, cette partie doit jouir de toute<br />

l'extension de liberté que le commerce exige. Mais un vrai protée que l'on ne parviendra<br />

jamais à saisir, qui, prenant toutes les formes, échappe au moment où l'on croit s'en être<br />

rendu maître, c'est le tarif des avoués et des huissiers, labyrinthe obscur, profond, inex-<br />

tricable où le Thésée de la magistrature se perdrait lui-même s'il tentait d'y pénétrer. Depuis<br />

la Prise (car auparavant, il s'en fallait bien qu'il en fut ainsi), ce tarif a été l'écueil de tous les<br />

chefs-juges et de tous les procureurs généraux. A vrai dire, comment en serait-il autrement,<br />

lorsque les fortunes, les assemblées, les conseils, les banques, l'indemnité, la presse 'ont été<br />

livrés au Barreau? Nous dirons, quand il en sera temps, de quelle manière et avec quel avantage<br />

ces diverses branches ont été exploitées par lui; ce sera le reproche le plus sanglant que nous<br />

aurons à adresser au gouvernement local, qui, pour acheter sa tranquillité, de 1830 à 1836, a jeté<br />

la colonie sous la dent cruelle de la chicane.<br />

Quant aux concessions, aux canaux, aux défrichés dans les réserves, tout est réglé à l'heure qu'il<br />

est, ainsi que les privilèges à accorder aux inventeurs d'objets d'utilité publique.<br />

On a dû observer que tous ceux, qui, postérieurement à la Prise, ont troublé le pays, se<br />

sont couverts du manteau français, et ont fait appel à des souvenirs irritants pour exciter les<br />

masses à soutenir leurs projets. Le gouvernement de 1815 se moquait de ces manifestations; il<br />

surveillait simplement leurs démarches et se sentait assez fort pour ne pas se croire obligé, dans<br />

le but de les gagner, de les appeler en participation des emplois publics. A cette époque, il<br />

arrivait chaque jour des officiers français renvoyés de leur corps pour cause d'indiscipline et<br />

même de révolte. Eux aussi se vantaient d'être seuls Français, parce qu'ils avaient soin de porter<br />

sous leur habit un morceau de ruban d'une couleur différente de celle qui avait reçu leurs<br />

serments. Il n'en fallait pas davantage pour qu'ils fussent accueillis et fêtés; partout on les<br />

signalait comme les héros de la fidélité et plusieurs des hommes qui, aujourd'hui, se<br />

pavanent sur leurs chaises curules, soit au Sénat, soit au Palais; qui se prélassent sur leurs<br />

fauteuils à bras, dans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs, et vous envoient en prison, au<br />

nom de la liberté de la presse, l'auteur d'une ligne qui leur aura déplu, ces hommes, disons-<br />

nous: étaient alors, comme ils l'ont été en 1832, les protecteurs de cette fidélité de nouvelle


espèce, à laquelle on pourrait trouver plus d'un rapport de ressemblance avec la fidélité du<br />

renégat.<br />

Toujours éloignés des affaires publiques où leur ambition les portait, mais d'où le<br />

gouvernement les écartait avec persévérance, ces gens adoptaient tous les tons, tous les<br />

langages, tous les masques pour arriver au but de leurs désirs; mais l'autorité, inébranlable<br />

dans son système, ne voulut jamais mettre à l'essai leurs talents, ni courir le risque de<br />

compromettre les intérêts généraux, en les abandonnant à des hommes qui déjà tenaient<br />

entre leurs mains tous les intérêts particuliers. Ce n'est que depuis 1832, ou du moins peu<br />

avant cette époque, que la colonie, entr'autres anomalies, a vu, placés à la tête des affaires<br />

publiques, des hommes à qui leur état même devait en interdire la gestion. Qu'est-il résulté de<br />

là? C'est que le pouvoir a cessé d'être assis sur une base unitaire, et que, dépecé, morcelé il<br />

est tombé par lambeaux entre les mains des hommes de 1832 alors, il n'y a plus eu, comme<br />

volonté dirigeante, que la volonté, le caprice de quelques légistes et de leurs amis ou<br />

complices, qui sont devenus maîtres des fortunes et des libertés publiques. La presse, la<br />

justice, les testaments, les successions, tout a été envahi par eux. Il n'y a pas jusqu'aux<br />

mariages dont ils ne se soient emparés, pour en disposer, soit dans le cercle de leur parenté,<br />

soit dans celui de leurs amis. L'influence dont le gouvernement les a laissés jouir dans<br />

l'administration de la colonie, la considération dont il les a entourés en se conformant à leurs<br />

avis et souvent même à leurs ordres, les ont, à proprement parler, rendus maîtres du pays, et<br />

le bon plaisir, de gouvernement de nos pères, s'est incarné dans la personne de quelques<br />

procureurs et de quelques avocats verbeux qui font courber Maurice sous le joug de leur<br />

insolent orgueil.<br />

Mais, nous dira-t-on, quelle marche devait- il adopter pour raffermir la paix trouble<br />

1832 ? Quelle marche? Il fallait faire preuve d'autorité; ne pas mollir devant des coteries<br />

ambitieuses, ne pas donner satisfaction à des exigences ridicules; ne pas trembler devant des<br />

audacieux qu'un seul mot énergique eût fait rentrer dans la poussière. Il fallait mettre chacun<br />

à sa place, les justes à droite et les boucs dehors, au lieu de livrer à ceux qui broyaient, en<br />

1832, le soufre et le salpêtre, préparaient des cartouches et des manifestes d'indépendance, les<br />

destinées d'un pays vierge encore de pareils excès. On a suivi un système contraire: eh bien!<br />

Quelles en ont été les conséquences? Où en sommes-nous, à l'heure qu'il est? Le<br />

dévergondage des idées, des sentiments et des actes est à son comble; on se joue de tout; la<br />

bonne foi est réputée niaiserie; posséder le grimoire de la chicane, c'est être homme de<br />

science; un bon juge n'est qu'un imbécile; l'honneur est un mot vide de sens, et la fidélité n'est<br />

plus que l'apanage du faible qu'on opprime.


CHAPITRE III.<br />

SOMMAIRE.<br />

SITUATION DE LA COLONIE, CINQ ANS APRÈS LA PRISE. - LA CULTURE DE LA CANNE A SUCRE PUEND<br />

DE L'EXTENSION SOUS L'INFLUENCE PROTECTRICE DU GOUVERNEMENT. - RÉPONSE A UNE<br />

OBJECTION. L'ANNÉE 1816 S'OUVRE SOUS DES AUSPICES ASSEZ FAVORABLES. - MESURES PRISES POUR<br />

ASSURER LA TRANQUILITÉ DE L'ILE. - LOIS SANITAIRES REMISES EN VIGUEUR. – DERNIERS ACTES QUI<br />

PRÉCÉDÈRENT DE QUELQUES TOURS L'INCENDIE DU PORT-LOUIS. APERÇUS FINANCIERS ET<br />

COMMERCIAUX. - CONSIDÉRATIONS SUR LES SIX ANNÉES QUI SUIVIRENT LA PRISE. - PRÉVISIONS DE<br />

SIR ROBERT JUSTIFIÉES. ÉLOGE DU DÉVOUEMENT ET DE LA SAGACITÉ DE CET ADMINISTRATEUR. -<br />

FAITS A L'APPUI DES OBSERVATIONS SUR LE COMMERCE ET SUR LE CRÉDIT PUBLIC. ÉMISSIONS DE<br />

BONS DU TRÉSOR. - PRODUITS DE L'ILE. - SES MOYENS D'ÉCHANGE. - SES RELATIONS ÉTROITES AVEC<br />

LES POSSESSIONS BRITANIQUES DE L'INDE. - NATURE DE SES REVENUS. - CE QUE PEUVENT LE<br />

TRAVAIL ET L'ÉCONOMIE.- CRITIQUE. -INCENDIE DU POHT- LOUIS. -TRIBUT D'ÉLOGES AUX<br />

DÉVOUEMENTS QUI SE MANIFESTÈRENT DANS CETTE NUIT DE DEUIL. - EST-CE A LA MALVEILLANCE<br />

QU'IL FAUT ATTRIBUER CET ÉVÈNEMENT? - ADMIRABLE CONDUITE DU GOUVERNEMENT ET DE SIR<br />

ROBERT EN CETTE CIRCONSTANCE. - EMPRESSÈMENT GÉNÉRAL A VENIR AU SECOURS DES<br />

INCENDIÉS. - L'ESPÉRANCE RENAIT DU SEIN DES RUINES. - ENCORE UN PARALLÈLE.


CHAPITRE III<br />

C'EST AU milieu d'un concours de circonstance, extrêmement favorables qu’à la<br />

même année depuis la prise avant son terme. Tout était en progrès dans la colonie. Les<br />

routes, la culture, le commerce prenaient une extension rapide et nous pourrions dire<br />

extraordinaire. Partout se manifestait l'aisance. Si l'amélioration des esclaves suivait une<br />

marche plus lente, et était noms remarquable, comme au reste tout ce qui porte en soi un<br />

caractère de durée: se faisait pourtant sentir, à mesure que la position du maître s'améliorait<br />

elle-même. Dans la prévision d'un prompt développement de la culture de la canne à sucre et<br />

des avantages qu'elle rapporterait au pays, le gouvernement excitait et encourageait cette<br />

culture de toute sa force et de tonte son influence. Il s'approvisionnait de vivres en<br />

abondance, afin d'avoir plus de terres à donner à cette plante; il faisait venir de l'Inde des<br />

forçats destinés aux travaux des routes, changeait les corvées en argent, afin d'accélérer ces<br />

travaux, et méditait dès lors le canal Bathurst, d'abord pour la sûreté et la commodité des<br />

habitants de la partie Est de la ville, ensuite, clans le but de faire refluer à la campagne les<br />

bras occupés à fournir l'eau journalière à cette partie du Port-Louis. Beaucoup de personnes<br />

pensent que le gouvernement aurait dû continuer ce système d'approvisionnement, au moins<br />

dans l'intérêt de la classe pauvre; nous ne sommes pas de leur avis, depuis que l'expérience<br />

nous a appris qu'en laissant liberté entière au commerce, en ce qui concerne les<br />

approvisionnements du pays, on les obtenait à meilleur marché. Suivant nous, ce n'est que<br />

sous l’empire de conjonctures tout à fait exceptionnelles, et pour cela même éphémères, que<br />

l'on doit avoir recours à de semblables moyens. Les motifs qui, en 1810 et en 1815, étaient de<br />

nature à déterminer ces mesures, n'existent plus; la colonie est parvenue à l'apogée de sa<br />

prospérité, sous le rapport de la production; elle est grande à l'heure qu'il est, elle est<br />

émancipée, et son tuteur, qui l'entourait d'une prévoyante sollicitude, alors qu'elle était<br />

faible, doit lui laisser un libre essor, et abandonner à ses propres forces que soutiennent<br />

merveilleusement, d'ailleurs, ses moyens, son crédit et son expérience.<br />

Dès qu'il s'agit d'une œuvre de bienfaisance, on voit toutes les bourses s'ouvrir; est-il<br />

question des pauvres, les cœurs s'émeuvent encore. Ce qui prouve que nous n'avons pas<br />

tout perdu en 1832; mais ce n'est pas une raison pour qu'on aille jusqu'à pourvoir aux<br />

besoins même futurs de la classe qui vit de son travail; il ne faut pas que la certitude de ne<br />

manquer de rien la rende imprévoyante; il convient au contraire de la plier à des habitudes<br />

d'économie, de la contraindre aux épargnes, afin qu'elle soit en mesure de se tirer d'affaire<br />

dans les cas imprévus et difficiles qui peuvent se présenter. De cette manière, on laisse au


commerce quelques chances favorables sans exposer la tranquillité du pays, et l'on sert<br />

réellement les intérêts de la population laborieuse, bien loin d'y porte atteinte.<br />

Depuis la Prise, le prix des ,riz, terme moyen, N'a pas été au-delà de trois piastres un<br />

quart, même en faisant entrer en ligne de compte le prix auquel ils furent vendus le<br />

lendemain de l'incendie (8 ou 9 piastres en papier, équivalant à 7 en effectif.) Ce fut, au<br />

reste, l'affaire de quelques jours; car le riz de Madagascar était, le 24 octobre suivant,<br />

descendu à 3 piastres, et douze cents milliers de Batavia furent livrés au prix de 2 piastres le<br />

cent.<br />

L'année 1816, qui paraissait devoir être si funeste au pays, présentait, au contraire,<br />

des garanties assez rassurantes pour l'avenir. Des mesures de tranquillité intérieure avaient<br />

été prises: une gendarmerie, ayant à sa tète le colonel Barry, sous les ordres duquel mar-<br />

chaient les commandants des quartiers, était établie contre la faction perturbatrice, composée<br />

de gens sans aveu, de désert eus qui, de temps en temps, se glissaient dans l'intérieur du<br />

pays, et y prenaient de service, à l'insu de la police et de toute autorité. Les commandants<br />

furent chargés spécialement du surveiller leurs quartiers respectifs, d'informer le<br />

commandant en chef des infractions qui seraient commises à cet égard, et même de faire<br />

arrêter et conduire au Port toute personne qui, sans permis, sans passeport, sans caution, se<br />

trouverait dans le cas dont nous avons parlé. On eut recours aussi à quelques mesures de<br />

précaution, à l'égard des forçats qui, à la même époque, arrivèrent de l'Inde. Enfin, les<br />

recensements, exigés par l'ordre en conseil de Septembre 1814, nécessitèrent, à leur tour, des<br />

modifications, suivant les circonstances où se trouvaient les propriétaires d'esclaves. L'avis du<br />

gouvernement local avait pour but de prolonger le terme accordé pour les déclarations, à la<br />

condition de justifier des motifs qui avaient empêché de les faire en temps utile. On voit que<br />

toujours l'autorité locale s'occupait, avec un zèle infatigable, des intérêts des colons, qu'elle<br />

étendait ses vues à tout ce qui pouvait assurer au pays repos et sécurité. Peut-être ne serait-il pas<br />

permis aujourd'hui de lever le voile qui couvre tout ce dont nous sommes redevables au<br />

gouvernement de cette époque; car nous avons ici des gens qui, pour travailler au triomphe des<br />

sottises adressées à sir Robert, seraient prêts à accuser sa mémoire du bien qu'il nous a fait.<br />

Quelques lois sanitaires relatives aux précautions à prendre à l'arrivée des bâtiments<br />

furent remises en vigueur avec les modifications l'extension et la célérité du commerce rendait<br />

nécessaires. Les règlements sur la curatelle et la nomination des commandants de quartiers et<br />

de leurs adjoints furent les derniers actes qui précédèrent de quelques jours l'incendie du Port-<br />

Louis. Ici, nous devons encore nous arrêter. Cet évènement eut tant d'influence sur le pays et


principalement sur ce qui concerne ses finances, qu'un aperçu rapide de cette dernière partie<br />

de l'administration nous paraît utile, afin qu'on puisse juger jusqu'à quel point un homme,<br />

animé du désir d'opérer le bien et pourvu d'expérience et d'habileté, sait tirer parti des<br />

circonstances même les plus fâcheuses. C'est la plus belle époque de sir Robert et du<br />

gouvernement Britannique qui l'a approuvé dans ses mesures; elle suffirait seule à la<br />

réputation administrative de l'un et à la gloire du prince qui gouvernait alors les Trois-<br />

Royales.<br />

Les finances sont l'âme d'un pays; c'est le puissant levier à l'effort duquel tout obéit, qui<br />

donne à toute la vie et le mouvement; c'est le thermomètre de la prospérité des peuples. Les<br />

révolutions partielles passent, pour ainsi dire, inaperçues dans le vaste creuset des<br />

évènements, tant on y est habitué; tandis que la baisse des fonds publics retentit d'un bout de<br />

l'Europe à l'autre, laisse après elle des traces profondes et semble être le précurseur des<br />

évènements les plus sinistres. Telles sont les conditions sans lesquelles pivote le monde<br />

européen; il faut les accepter, parce qu'il est impossible d'imprimer au corps social une<br />

direction contraire. Le positif, voilà le besoin des peuples qui mettent en première ligne<br />

aujourd'hui les effets publics, les fabriques et la partie de l'agriculture dont les produits<br />

s'unissent étroitement aux grandes opérations commerciales. On dirait, au mouvement qui se<br />

fait sentir, à l'agitation fébrile qui s'est emparée de tous les esprits, qu'une catastrophe<br />

générale est imminente, tant on est pressé de jouir. Que de réputations ont péri dans un<br />

déplorable naufrage pour a voir voulu conquérir les moyens d'alimenter les folies d'un<br />

moment! Que de gens ont tout sacrifié au vain désir de paraître un instant sur la scène, et,<br />

après une vie de troubles et d'angoisses, sont descendus .dans la tombe poursuivis par les<br />

malédictions des infortunés dont ils ont consommé la ruine! Ce n'est pas, toutefois, sous ce<br />

point de vue que nous examinerons la question des finances coloniales; mais seulement sous<br />

celui de leur utilité; car les excès calamiteux qu'elles engendrent, ne doivent pas faire fermer<br />

les yeux aux avantages donc elles sont aussi la source.<br />

Comme la colonie produisait peu pour les échanges, force était de faire représenter pour<br />

le présent ses produits futurs, et, dans ce cas, le crédit des banques devenait indispensable. Il<br />

fallait donc s'en occuper, en maintenant un juste équilibre entre les émissions et les besoins, afin<br />

de ne pas compromettre les capitaux existants. Sir Robert et ses conseils l'avaient compris, et ce<br />

fut là l'objet de leurs soins. Nous allons présenter le tableau financier des six premières années,<br />

et l'on verra que l'incendie du Port - Louis, qui devait porter le dernier coup aux banques et à la<br />

circulation du représentatif, eut peu d'influence, grâce aux mesures que sir Robert sut prendre,<br />

en prêtant lui-même des sommes assez fortes aux établissements de ce genre. Il fallait qu'il


connût bien la pensée intime de son gouvernement ou qu'il fut plein de confiance dans la<br />

prospérité future du pays, pour hasarder ainsi sa fortune et sa réputation. L'une et l'autre furent à<br />

l'abri de toute atteinte; puisque, d'un côté, l'évènement justifia ses prévisions, en ce qui concerne<br />

la situation florissante de la colonie; que, de l'autre, ses mesures furent approuvées, et que son<br />

influence auprès du gouvernement s'accrut en raison même des moyens qu'il mit en œuvre,<br />

moyens bien simples sans doute, et qui n'exigeaient pas de grands efforts, mais qu'il fallait<br />

découvrir et bien connaître pour les employer efficacement. Les parères de chaque semaine sur<br />

les variations dans le change, l'intérêt et le prix des marchandises, avec un rapport succinct sur<br />

les causes de ces variations, lui suffisaient à cet égard et servaient de base à ses déterminations.<br />

Lorsqu'en jetant les yeux sur les anciennes négociations de traites, on voit qu'elles sont portées<br />

à 15, 18, 20, 25 et 30 pour cent d'agiot ou de profit pour le tireur, on est tout étonné d'apprendre<br />

que, dans le premier cas, le preneur gagnait 1O ou 12, et que, dans le dernier, il ne perdait<br />

que 4 ou 5. Cette différence provenait de ce que, à l'époque dont il s'agit, la livre sterling se<br />

comptait à quatre piastres d'Espagne, et que le pair était de 5 pour cent. La colonie aurait perdu<br />

la différence existant entre la piastre d'Espagne et la piastre courante (celle dont nous nous<br />

servons maintenant), et qui, alors, passait comme la piastre d'Espagne. Nous ne voulons pas<br />

prétendre qu'il n'y ait pas eu dépréciation dans le temps, mais elle fut moins sensible qu'on ne<br />

se l'imagine, attendu la valeur réelle des espèces en circulation. La colonie n'avait jamais eu de<br />

système monétaire fixe et invariablement arrêté; on accordait une valeur 2 une pièce de<br />

monnaie, sans, le plus souvent, en connaître le prix d'une manière positive. En voici la preuve.<br />

A l'époque de la guerre, le sequin vénitien et la direction de Hollande ont passé sous nos yeux<br />

pour quinze francs de la colonie, par sommes assez fortes, lorsque ces mêmes pièces valaient<br />

en France douze livres dix sous. Ceux qui, plus tard, les enlevèrent à la circulation (ce furent<br />

les Toscans Constantini et Pellegrini), bénéficièrent de plus de 40 pour cent, puisqu'ils eurent,<br />

en Europe, près de deux piastres un quart, de ce qui ne leur avait coûté, ici, qu'une piastre et<br />

demie. Par suite d'une guerre de près de vingt ans, nos négociants étaient restés étrangers à<br />

toutes les opérations de banque et de finance; tout le monde suivait et prenait pour règle un<br />

cours qui s'établissait on ne sait comment et qui n'avait aucune base certaine. Il n'y a pas<br />

jusqu'à la plupart des marchandises provenant des prises dont on ignorât la valeur. Enfin, nous<br />

avons vu des métaux, propres au commerce de l'Inde, vendus publiquement à 4 piastres le<br />

cent, tandis que les neutres les revendaient dans l'Inde ou en Chine 30 roupies. Il en était de<br />

même des soies écrues, ch. camphre, de l'opium et de la rhubarhe; de caisses assorties en objets<br />

de bureau, tels que papier, plumes, encre, carnets, canifs, tresses, etc., ne coûtaient guère plus de<br />

dix piastres et se revendaient à Calcuta jusqu'à cent roupies. Il n'est personne qui ne se rappelle<br />

encore que du claret anglais, de première qualité, fut vendu par dix caisses, cinq piastres<br />

seulement la douzaine, et qu'un Danois, arrivé quelques jours après, l'acheta au prix de dix


piastres, avant que les premiers acquéreurs en eussent pris livraison. Et remarquez-le bien, ceci<br />

n'avait pas lieu, parce que le commerce manquait des connaissances nécessaires, mais parce que<br />

les occasions de ventes étaient fort rares et que l'intérêt sur la place montait à 18 et 25 pour cent<br />

par an, et quelquefois même au delà. C. G. Barrillon qui, depuis, vint jouer à Paris un si grand et<br />

si triste rôle, gagnait, par ses liaisons avec M. Pingel, agent de la Compagnie à Sirampour, plus<br />

de 80,000 livres sterling. Mais la plus étonnante affaire que nous ayons vu effectuer pendant la<br />

guerre de la révolution, fut assurément celle de M. Perrot, capitaine de marine, et du capitaine<br />

Lemême, connu par sa prise du St.-Sacrement, si riche en objets précieux. Pour 25,000 piastres<br />

ils achetèrent deux gros vaisseaux de cinq à sept cents tonneaux, et revendirent, quelques jours<br />

après, la mâture seule du plus fort 60,000 piastres, et la coque, destinée à faire un ponton, leur<br />

valut encore 6,000. Mais revenons quatre mois après la Prise, il fut fait une émission de bons du<br />

Trésor, portant intérêt et remboursables à une époque déterminée. Ces émissions, qui<br />

commencèrent en avril 1811 se succédèrent jusqu'en juillet; mais ceux qui portaient intérêt<br />

étaient remboursables à la volonté du gouvernement. Les uns et les autres circulaient comme<br />

argent et étaient pris au Trésor en échange de traites sur Londres ou sur l'Inde.<br />

Cependant, la consommation s'accroissait; les troupes de la marine avaient nécessité des<br />

établissements à Madagascar pour les salaisons et les riz. Quant aux objets d'Europe, d'un usage<br />

journalier, ils montèrent à un prix très élevé; des ventes de vin de Bordeaux eurent lieu en août<br />

1811 à 300 piastres la barrique, et le vin de caisses, à 30 piastres la douzaine. Les vins du Cap se<br />

vendaient au prix de 80 piastres, ou 3 piastres le verre.<br />

Les bons du Trésor du mois d'avril, portant 6 pour cent d'intérêt, se négociaient sur la<br />

place à 5 et 6 pour cent de perte; et ceux de juillet, portant intérêt à 12 pour cent, passaient pair.<br />

Cette différence s'explique par le seul taux de l'intérêt : les traites sur l'Angleterre étaient peu<br />

demandées, et celles de l'Inde suivaient le cours des bons du Trésor et se négociaient au pair.<br />

C'est dans l'Inde que commencèrent nos relations commerciales; elle nous envoyait par le<br />

Bengale du riz, du blé, des salaisons, et nous expédiait, de la côte, des toile ries communes<br />

pour l'habillement des noirs. L'intérêt de la place restant fixé à 12 pour cent, les denrées<br />

coloniales furent en baisse pendant toute l'aimée 1811. Les gérofles seuls se soutinrent de 5<br />

piastres à 5,50 la livre; c'était alors le principal revenu de Bourbon. L'indigo de Maurice se<br />

plaçait à 7 piastres 10 C, le sucre, à 4 piastres le cent, et le coton, de 5 francs était tombé à 40<br />

sous. Comme nos relations avec Londres n'étaient pas encore établies, les seules Américains<br />

se trouvaient en concurrence dans le marché. Que ceux qui nous lisent n'oublient pas que<br />

nous rappelons ici ce qui se passait, il y a vingt-cinq ans, c'est à-dire, à une époque ou la<br />

colonie sortait à peine de l'état de langueur et d'abattement où l'avait jetée la guerre de la


Révolution; qu'ils veuillent bien observer encore que, les hostilités continuant nos relations<br />

avec l'Europe devaient nécessairement s'en ressentir, tandis que celles que nous entretenions<br />

avec l'Inde se soutenaient comme en pleine paix. D’ailleurs, Maurice, sous une capitulation,<br />

pouvait, par un concours d'évènements imprévus, changer de situation et redevenir française.<br />

Dans cette incertitude, que pouvaient retirer les maisons anglaises d'Europe, si prévoyantes en<br />

fait de commerce, d'un pays qui n'avait que peu à leur offrir en échange? Le gouvernement seul,<br />

en protégeant les opérations par les traites qu'il tenait à la disposition des commerçants,<br />

maintenait, pour ses besoins particuliers, une certaine activité dans nos rapports avec l'Inde. Ils<br />

continuèrent, et l'on sait que, plus tard, lorsque nos produits augmentèrent, il s'établit, comme<br />

aujourd'hui, entre le commerce d'Angleterre et celui de l'Inde, une liaison intime dont le but, en<br />

dernier résultat, avait Maurice pour objet. Sir Robert avait pressenti ce favorable état de choses,<br />

et c'est en vue d'aplanir les difficultés de la route qui devait nous y conduire, qu'il encourageait<br />

et provoquait de tout son pouvoir nos relations avec les possessions britanniques de l'Inde qui<br />

fournissaient à nos besoins et prenaient en échange les traites et nos gérofles. Ce mode de<br />

procéder n'existe plus, comme on sait, et c'est au moyen de nos sucres que nous obtenons des riz<br />

et des toiles. Nous payons à Londres ce que nous recevons de Calenta, tandis qu'autrefois c'était<br />

directement à Calcuta que s'opérait la transaction. Les traites étaient donc le seul élément<br />

commercial auquel ont pût avoir recours, et encore le seul système financier applicable dans<br />

la circonstance, puisque la colonie n'offrait que peu de moyens d'échange avec l'extérieur.<br />

Mais ces traites comment se plaçaient-elles dans le commerce? A l'aide des produits de<br />

notre consommation intérieure. Les rhums pour les troupes, la viande, les grains, le bois et<br />

tous les objets nécessaires aux départements du commissaire-général et du génie civil; les<br />

appointements des employés qui, à cette époque, étaient fortement rétribués et dépensaient<br />

tout: telles étaient nos ressources, ressources qui paraissent bien minimes aujourd'hui que<br />

nous expédions soixante-dix millions de sucre, mais qui, alors, si elles n'enrichissaient pas<br />

tout-à-coup, étaient du moins assurées, et n'entraînaient aucune de ces chances désastreuses<br />

dont nous avons été les témoins et les victimes.<br />

On aurait tort de croire, cependant, que les autres revenus fussent nuls. La culture de<br />

la canne prenait de l'extension, et, chaque année, en voyait augmenter les produits. Si les<br />

sucres n'étaient pas d'un prix très - élevé ( 1 à 5 piastres), ils étaient d'un placement, certain 1<br />

et de plus nous avions les cotons, les cafés et les gérofles de Bourbon, dont Maurice était<br />

l'entrepôt. Enfin, les dépenses du gouvernement constituaient encore un revenu colonial d'autant<br />

plus sûr, que c'était le gouvernement d'Europe qui payait ces dépenses. Citons, en passant, un<br />

fait qui paraîtra peut-être incroyable et qui pourtant est vrai de tout point. Nous avons payé,<br />

nous qui écrivons ces lignes, pour compte d'un haut fonctionnaire, un compte de 3000 piastres


provenant de fournitures de charbon, d' œufs, de volaille et de beurre pour l'usage de la maison<br />

pendant une année. Nous citons ce fait, non comme preuve d'une grande prospérité ni d'un<br />

grand mouvement de culture; mais pour démontrer qu'avec du travail et de l'économie, plusieurs<br />

routes peuvent conduire à l'aisance, surtout à Maurice, île qui, par sa position sur la route de<br />

l'Inde, voit aborder dans son port tous les vaisseaux en relations commerciales avec cette partie<br />

du monde. L'économie opère des prodiges dont il est difficile de se rendre compte, et cependant,<br />

ils passent le plus souvent inaperçus. A quelles causes sont dues les fortunes des Leroux Kmoseven,<br />

des Galdemard aîné, des Olivier, des Wantzloeben, des Latour-Ody, des Maillard et<br />

Frappier et de tant d'autres encore, si ce n'est à une activité persévérante et à une règle<br />

invariable de travail? Condamner ce qui existe aujourd'hui n'est pas notre intention; mais,<br />

lorsque nous songeons à quel prix nous avons obtenu la grande et subite prospérité dont nous<br />

sommes en possession, nous regrettons sincèrement que ce soit en partie par des moyens que<br />

nos prédécesseurs auraient repoussés avec indignation. Et toutefois, nous l'avouerons, à la<br />

vue de cette opposition de principes et de leurs conséquences affligeantes, on se sent moins<br />

porté à condamner les hommes, qui, pour s'enrichir, ont eu recours à de pareils moyens, que<br />

la Justice qui les a tolérés et, pour ainsi dire, sanctionnés par un coupable silence; la Justice<br />

que l'on a enlacée dans les filets de la chicane et qui est devenue, sans le savoir et bien<br />

innocemment sans doute, l'auxiliaire de ceux qu'elle aurait dû punir! Il y avait des mesures de<br />

sagesse à prendre, des actes à examiner sérieusement, des enquêtes à faire, des séparations de<br />

biens à contester, des acquéreurs à surveiller; il Y avait des fripons éhontés à flétrir et des<br />

honnêtes gens à protéger. Eh bien! l'on n'a rien fait. Les autorités judiciaires, arrêtées par des<br />

considérations dont ceux qui les entouraient, avaient soin de leur exagérer l'importance,<br />

craignirent le renouvellement des scènes de 1832, et leur faiblesse, à cet égard, ne peut<br />

trouver d'excuse. Eh quoi! ne voyaient elles donc pas que, lorsque les débiteurs voulaient se<br />

rendre acquéreurs de leurs biens sous des noms supposés, ou sous celui de leurs femmes<br />

pour la reprise de leurs droits , rien n'était plus facile qu'une expropriation? Le cas contraire<br />

n'arrivait-il pas, lorsque le véritable créancier, celui qui avait fourni l'argent ou vendu le<br />

bien, désirait rentrer dans ses fonds? Nous nous trompons quand nous disons qu'on n'a rien<br />

fait : on a distingué les spoliateurs, en assistant chez eux aux fêtes splendides qu'ils<br />

donnaient et en les invitant à celles qu'on offrait en retour, comme si l'on eût, en quelque<br />

sorte, voulu par là les réhabiliter dans l'opinion publique, tandis qu'on aurait craint de<br />

s'abaisser, de se compromettre en acceptant un modeste et frugal repas chez l'honnête<br />

homme indignement dépouillé. On a été plus loin encore: on a récompensé les hommes, qui,<br />

en 1832, ont été les auteurs et les instigateurs des tristes évènements dont Maurice a été le<br />

théâtre et la victime. Certes, tout cela n'aurait pas eu lieu si les lords Bathurst, Murray,<br />

Aberden se fussent trouvés à la tête des affaires; ils n'eussent pas, comme leurs pâles et


timides successeurs, cédé devant la menace ou l'importunité; leur volonté ferme,<br />

inébranlable eût su briser tous les obstacles pour assurer et maintenir le triomphe d'une<br />

cause qui puise sa force dans une question de principe, plutôt que dans une question de fait.<br />

C'est lorsque les circonstances sont graves, que les magistrats, interrogeant leur conscience et<br />

coin prenant l'étendue de leur auguste mission, ont besoin de se montrer tels qu'ils doivent<br />

être. Ceux de Maurice n'avaient qu'à feuilleter les actes de leurs prédécesseurs, pour s'assurer<br />

qu'il est des cas où la justice peut laisser tomber son bandeau pour s'instruire du passé. Les<br />

temps antérieurs à la révolution le gouvernement de M. Decaen, et l'époque de l'incendie leur<br />

eussent fourni des précédents qui eussent légalisé leurs déterminations et légitimé leurs actes.<br />

En 1775, par exemple, l'usure dévorait le pays; une mesure fut prise pour en arrêter les excès.<br />

En 1795, on eut recours à un parère; en 1805 ou 1807, des engagements pris payables en<br />

café, lorsque les cafés, alors très-communs, valaient 7 ou 8 piastres, furent exigés à 11 et 12<br />

piastres, avec intérêt à 12 et 15 pour cent, parce que ces mêmes cafés étaient devenus trèsrares<br />

sur la place et que les demandes avaient occasionné leur renchérissement. La justice<br />

vint au secours des débiteurs sans frustrer notoirement les créanciers de leurs droits. En 1816,<br />

les poursuites furent suspendues pendant six mois, afin de donner aux incendiés et au<br />

commerce le temps de déblayer les décombres que le désastre avait amoncelés. Nous ne<br />

savons pas quel mal ces trois mesures extraordinaires ont produit; mais ce que nous pouvons<br />

assurer, c'est que deux d'entr'elles, dont une fut par nous proposée et conseillée, amenèrent les<br />

plus heureux résultats. Endormie ou fascinée, la justice n'a pas agi de la même manière depuis<br />

1832; on a fait beaucoup de bruit autour d'elle, sans doute pour qu'à l'imitation de l'usage<br />

observé dans les anciens sacrifices, le public n'entendît pas les cris et les gémissements des victimes<br />

qu'on immolait.<br />

Les traites sur Londres se négociaient en juin, juillet, août et septembre 1816, de 15 à 16<br />

piastres la livre sterling, ce qui offrait aux preneurs un bénéfice de 7 à 8 pour cent. Sur France,<br />

la piastre coloniale se négociait à 4 et 4,10 le piastre, ce qui donnait, à peu de chose près, le<br />

même résultat que celles sur Londres. Le vin valait de 40 à 50 piastres, l'huile d'olive de 5 à 8, le<br />

riz du Bengale de sac, les cafés valaient de 11 à 12 et demie la balle, le coton de 3,15 à 4 la livre,<br />

le gérofle 7 piastres, l'arack 5,10, le bois d'ébène 20 piastres le cent, le sucre 7 piastres et<br />

l'indigo du pays 8 piastres la livre. L'argent était assez commun, les affaires faciles et la<br />

confiance réciproque entre les prêteurs et les emprunteurs, comme entre les gouvernants et les<br />

gouvernés. C'est dans cette situation que, pendant la nuit du 25 septembre 1816, le tocsin<br />

vint nous réveiller; nuit de deuil et de désolation dans laquelle le Port-Louis vit périr, au<br />

milieu des flammes et dans l'espace de six heures, une valeur de six millions de piastres,<br />

fruit du travail et des économies de la classe la plus active et la plus industrieuse de la ville.


Quelque triste que soit le souvenir de cette catastrophe, il faut nous y arrêter un instant.<br />

C'est un devoir pour nous, d'ailleurs, de détruire certaines assertions mensongères aux-<br />

quelles elle a donné lieu. On a parlé de désordres excités à dessein. C'est faux. Il y eut, sans<br />

doute, contrariété dans les mesures, tumulte et perturbation; mais ils vinrent moins du fait<br />

de ceux qui exécutaient que de ceux qui ordonnaient et à qui un évènement aussi inattendu<br />

fit perdre le sang-froid si nécessaire au milieu des circonstances graves. Certes, nous<br />

sommes loin de disconvenir que des vols aient été commis, et plus d'un serait en mesure de<br />

nous fournir à cet égard, et pour cause, des renseignements positifs; mais de pillage<br />

concerté, organisé, il n'yen eut point. Quelques misérables regardèrent comme de bonne<br />

prise pour eux ce qu'ils arrachèrent aux flammes, au péril de leur vie, mais ces gens n'appartenaient<br />

à aucune association dont le but aurait été le partage des objets ainsi enlevés. Au<br />

reste, les investigations ultérieures montrèrent que tout cela devait se réduire à peu de chose.<br />

Mais écartons ces tristes objets et parlons du dévouement et des vertus qui se manifestèrent au<br />

milieu de cette nuit affreuse et pendant les jours qui suivirent.<br />

Ni le gouvernement, ni les particuliers ne faillirent aux devoirs qu'ils avaient à remplir.<br />

Le créancier crut avoir tout perdu; mais le débiteur ne se crut pas libéré. Rapprochés par le<br />

malheur, ils comprirent leur position respective, ils s'entendirent et la bonne foi présida seule à<br />

leurs arrangements, sans que la Justice fût obligée d'intervenir. Si, plus tard, d'autres débiteurs,<br />

moins scrupuleux, n'ont pas agi avec cette délicatesse, mais ont su profiter de conjonctures<br />

favorables pour s'enrichir aux dépens de ceux qui leur avaient prêté, c'est que ceux-là ne<br />

ressemblaient en rien aux hommes de 1816. Il fallait, pourvoir la mauvaise foi érigée, en<br />

quelque sorte, en principe, les spoliateurs honorés et la félonie récompensée, passer par les<br />

évènements de 1830 et surtout par ceux de 1832.<br />

L'incendie du Port-Louis a été décrit tant de fois et présenté sous tant de faces, que nous<br />

nous abstiendrons de répéter ce que nous-même en avons écrit à cette époque. Ce qu'il faut<br />

dire, c'est que la malveillance ne fut pour rien dans ce désastre. Le bâtiment où le feu<br />

d'abord se manifesta (chez M. Deshais, le plus probe des avoués qui aient jamais honoré le<br />

barreau de Maurice), était malheureusement privé d'eau, et la maison était devenue la proie<br />

des flammes, lorsque les premiers secours arrivèrent. Il était sept heures du soir, et, à dix<br />

heures, l'incendie avait déjà gagné la rue de l'Eglise. Telle était la rapidité des progrès du<br />

feu qu'il devint bientôt impossible d'arrêter l'immense conflagration avec les moyens dont<br />

on disposait.


Longtemps obscurci par les épais tourbillons de fumée qui s'échappaient des décom-<br />

bres et des magasins où les trois quarts des capitaux de la ville avaient été anéantis, le soleil<br />

du 26 septembre ne vint éclairer que les cendres de nos denrées. Des plaintes, des cris, des<br />

pleurs, le désespoir d'une partie de la population, des ruines, voilà ce qui restait de notre<br />

aisance et de notre prospérité de la veille. Que ceux qui, dominés par un esprit abusé ou qui,<br />

poussés par nous ne savons quelle rage de calomnie, se sont permis d'attaquer sir Robert,<br />

nous disent ce que nous serions devenus sans lui. Que ceux encore qui, plus tard, ou se<br />

poursuivre de leurs insultes et de leur mépris le gouvernement britannique, en méconnaissant<br />

son autorité et en s'armant contre elle, remontent à la source de ce qu'il a fait pour nous et ils<br />

apprendront, par l'examen impartial de sa conduite, si sa bienveillance, sa sollicitude et sa<br />

générosité furent au-dessous de nos besoins et s'ils ne surpassèrent pas même tout ce que l'on<br />

devait attendre de lui.<br />

Quelle différence de temps! quel contraste dans les hommes de 1816 et ceux de 1835!<br />

Entre ces deux époques que rapprochent deux grandes infortunes: l'incendie et un coup de vent<br />

destructeur, il Y a un abîme sous le rapport des idées et du caractère. En 1816 comme en 1835,<br />

il fallait réparer des désastres, il fallait des secours : dans le premier cas, le gouvernement<br />

dirigea tout, disposa de tout avec zèle et prudence dans l'intérêt de la communauté. Dans le<br />

second, on vint imposer la loi au gouverneur jusqu'en son hôtel, procéder à une élection sous ses<br />

yeux, pour savoir quels seraient les distributeurs des offrandes du gouvernement lui-même et du<br />

public. Le choix ne fut pas un moment douteux: aucun membre du gouvernement ne fut<br />

nommé, et la répartition se fit au nom du peuple et cela pour la plus grande considération de<br />

l'autorité locale. D'un côté, enfin, il y eut élan subit, spontanéité de dévouement, dignité,<br />

prévoyance; de l'autre, froideur sous un semblant d'ordre, égoïsme calculé, rivalités mesquines<br />

et ridicules.<br />

Il faut avoir vu de près ce qui s'est passé, il faut avoir fait partie des notables appelés au<br />

Gouvernement, le 27 septembre 1816, pour apprécier ce qu'il y avait de grand, de généreux dans<br />

le cœur de sir Robert. Au nom de son gouvernement, dont il était l'interprète, on le vit mettre, à<br />

la disposition des besoins de la population, les magasins, le trésor et le crédit publics, rassurer,<br />

encourager ceux que le désespoir dominait, et, par l'éloquence de ses accents paternels, arracher<br />

des larmes à tous les assistants. Un bulletin, laconique, il est vrai qu’on faisait peu de phrases<br />

alors), mais fort de choses, parcourut la table; en le lisant chacun put se dire, dans la joie d'une<br />

conviction sincère: Nous sommes sauvés. C'est qu'en effet, ce simple bulletin était à lui seul la<br />

réalisation des plus belles espérances. Cent mille piastres à la banque, cent mille piastres au<br />

commerce, autant pour la reconstruction des bâtiments détruits, deux cent mille en crédit sur


l'Inde pour des vivres, l'achat de trois cargaisons américaines, le port et les magasins du<br />

gouvernement ouverts: voilà ce que renfermait, ce que pro mettait ce bulletin, dont nous avons<br />

gardé l'original et qui vint verser le baume de l'espérance sur des cœurs saignants que l'excès<br />

de la douleur avait presque rendus insensibles.<br />

Qu'arrive- t-il ? On lève à la hâte des échoppes; ces boutiques d'un nouveau genre se<br />

garnissent ou des objets arrachés au désastre, ou de ceux que le gouvernement a achetés.<br />

Partout des ordres prévoyants sont donnés et reçoivent une prompte exécution. On va plus<br />

loin, on invoque de puissants auxiliaires, et lord Moira, sensible à l'accueil et aux marques<br />

d'honneur et de considération dont il a été l'objet pendant son séjour à Maurice, répond<br />

noblement à l'appel de sir Robert et va même au-delà des demandes qui lui sont faites,<br />

vivres et en habillements pour les noirs. Toute l'Inde, Bourbon, le Cap, l'Angleterre et la<br />

France accourent au secours de Maurice, à l'envi les uns des autres, et, soit par spéculation,<br />

soit par suite d'une inspiration généreuse, arrivent avec des vivres, des toiles, du bois, du fer<br />

et jusqu'à de la chaux et des ardoises. Oui maïs comment acquérir ces objets dans l'absence<br />

presque totale de moyens où l'on se trouve. Qu'on se rassure: le gouvernement est là qui<br />

veille à tout, et qui, dans son zèle infatigable, ne s'arrêtera qu'au terme des malheurs qu'il<br />

tient à réparer. Aux uns il avance de l'argent, aux autres des marchandises; l'activité, la<br />

confiance et le crédit renaissent par les soins de ceux qui, placés à la tête du commerce où<br />

disposant des fonds de quelques capitalistes, donnent l'exemple d'une louable sollicitude aux<br />

intérêts généraux en prenant des effets de place, ou en cautionnant les acquéreurs. Ces<br />

hommes, méconnus, aujourd'hui, ces hommes que l'on a l'air de mépriser, n'étaient pas<br />

moins, à cette époque, les conseillers du gouvernement à l'occasion des mesures qui furent<br />

prises, et les principaux agents du commerce qu'ils sauvèrent d'une ruine totale. Doivent-ils<br />

se plaindre de l'ingratitude dont on a payé leurs services ? Non, sans doute, ils ont pour cela<br />

trop l'expérience des hommes et des choses.<br />

Ceux qu'ils sauvèrent du naufrage et ceux dont ils furent les amis et les protecteurs<br />

ont disparu, et il est trop ordinaire que les enfants perdent bientôt le souvenir des services<br />

rendus à leurs pères. Trop heureux encore le bienfaiteur, si l'insulte n'est pas le moyen dont<br />

l'obligé fait usage envers lui pour se décharger du poids fatigant de la reconnaissance !<br />

Comme l'historien doit pénétrer dans les replis de la société, pour en faire apprécier<br />

les éléments constitutifs et l'esprit, on nous pardonnera d'avoir signalé les changements qui se<br />

sont opérés, en un si court espace de temps, dans les mœurs et les idées de la colonie. La force<br />

de la vérité nous a conduit à cet aperçu rapide, ou plutôt à ce parallèle. C'est au lecteur à se


former une opinion d'après ce que nous avons dit, et à juger si Maurice a perdu ou gagné en ne<br />

se montrant plus en 1837 ce qu'elle était en 1816.


CHAPITRE IV.<br />

SOMMAIRE.<br />

EXAMEN RAPIDE DES CAUSES QUI ONT MODIFIÉ LE CARACTÈRE ET LES MOEURS DES HABITANTS DE<br />

MAURICE,. COUP-D'OEIL RÉCAPITULATIF. - INFLUENCE EXTRAORDINAIRE ET DÉPLORABLE DU<br />

BARREAU DEPUIS SIX ANNÉES. - SON AMBITION DÉMESURÉE, SES INTRIGUES POUR S'EMPARER DE<br />

TOUTES LES ISSUES QUI CONDUISENT AU POUVOIR ET A LA FORTUNE. - FAIBLESSE ET<br />

CONDESCENDANCE DES SUCCESSEURS DE M. DECAEN ET DE SIR ROBERT A SON ÉGARD. - PACTE<br />

ENTRE LES CRÉANCIERS ET LES DEBITEURS. - ILLUSION DU GOUVERNEMENT. - ENUMÉRATION DES<br />

FAITS ET GESTES DE LA GENT CHICANIÈRE. - MAMA RITA, (SCÈNE DANS UN BUREAU PARTICULIER<br />

D'INDEMNITÉS) - HONTEUSE SPÉCULATION. - LES PETITES SUCCESSIONS, LARGE CURÉE DONT<br />

S'ENGRAISSE LA CHICANE. - UNE SAISIE FAITE EN NOTRE NOM. - DÉFIEZ-VOUS DE CERTAINS<br />

LOCATAIRES. - TROIS PETITES ANECDOTES. - MANIÈRE DE RENDRE JUSTICE AUX PAUVRES GENS. -<br />

ABUS SCANDALEUX. - COMMENT LES FRAIS DE PROCÉDURE ABSORBENT, ET AU-DELA, LA VALEUR<br />

DE L'OBJET EN LITIGE. - POURQUOI PERSONNE NE SE PLAINT. - UNE VENTE APRÈS DÉCÈS. - PETIT<br />

TABLEAU D'UN GROS COMPTE. – MOYENS D'ÉVITER DE CRIANTES EXACTIONS. - CE QUE SONT<br />

AUJOURD'HUI A MAURICE LES BORDEREAUX DE COLLOCATION, LES VENTES JUDICIAIRES, LES<br />

EXPROPRIATIONS, LES SÉPARATIONS DE BIENS. ETC. - SIMPLES QUESTIONS. - INCURIE DE CEUX QUI<br />

DEVRAIENT VEILLER AUX INTERÊTS PUBLICS. - L'INTRIGUE DOMINE A MAURICE, TANDIS QUE<br />

POPULATION RESTÉE FIDÈLE A SES DEVOIRS EST ET DISGRACE. - FAUTE DU GOUVERNEMENT.


CHAPITRE IV.<br />

POUR CHAQUE époque, sous le rapport des mœurs, porte le cachet des institutions<br />

qui la régissent et de l'esprit des hommes placés à la tête des affaires. La révolution et la<br />

création des assignats qui en fut une des conséquences, le théâtre, le renvoi des députés du<br />

Directoire, l'arrivée de M. Decaen, la Prise, l'incendie du Port-Louis et les évènements de<br />

1832: telles sont les causes qui tour-à-tour ont influé le pins directement et avec le plus de<br />

force sur les mœurs, les habitudes et les opinions de Maurice. Sans remonter au-delà de<br />

l'époque à laquelle commence notre récit, nous voyons les hommes de ce temps tenir sans<br />

doute aux distinctions, mais sans rattacher à leurs vœux des idées de fortune et de honteuse<br />

cupidité. Paraître en relief, être applaudis suffisait à leur ambition. Sur cette ligne<br />

marchèrent ceux qui se mirent à la tête du mouvement de 1790. On est en droit cependant de<br />

leur adresser un reproche; c'est que, préoccupés du désir de briller au premier rang,<br />

d'imprimer aux affaires une direction conforme à leurs idées, ils embrassèrent d'une manière<br />

trop exclusive les principes d'une opposition systématique et se livrèrent trop aveuglement<br />

au plaisir d'humilier le pouvoir; faute grave, s'il en fût jamais, et dont les suites eussent été<br />

bien fâcheuses pour le pays, si l'autorité qu'ils avaient usurpée sur le gouverneur leur eût<br />

échappé pour passer dans les mains de ceux qu'on appelait alors Sans - Culottes. Ils surent se<br />

maintenir, grâce au bon esprit de la partie saine de la population qui avait sa fortune et son<br />

industrie à défendre, et qu'une lutte, dont les circonstances n'imposaient pas encore l'obli-<br />

gation rigoureuse, pouvait entraîner à sa ruine.<br />

Le renvoi des députés du Directoire, porteurs du décret d'émancipation, fut commandé<br />

par la nécessité. Il s'agissait là d'une question de vie ou de mort pour la colonie. St.-<br />

Domingue fumait encore, et ses désastres, présents à tous les esprits, donnèrent, dans cette<br />

circonstance, une force et un courage extraordinaires aux colons épouvantés. Parmi eux ne se<br />

manifesta pas la moindre divergence d'opinions, la moindre défection. Les mêmes sentiments<br />

les animaient, et cette unanimité de volontés et d'efforts dans l'entreprise justifiait, aux yeux<br />

de l'Europe, la révolte de la colonie contre le pouvoir éphémère et. calamiteux qui 'gouvernait<br />

la France. C'est ici le cas de rendre justice à cette partie de la population. Si elle nous a<br />

souvent inspiré des craintes, il faut reconnaître que toutes les fois que des dangers sérieux ont<br />

menacé la colonie, elle a marché d'accord avec elle et subordonné ses vues particulières à la<br />

règle de conduite qu'exigeait d'elle l'intérêt du pays. Vainement quelques brouillons et<br />

quelques hommes dangereux ont-ils voulu l'ébranler; elle est restée fidèle même à une époque<br />

où un parti puissant, dans le but de justifier ses propres excès, inventait des complots pour la


endre criminelle. Puisse-t-elle persévérer dans ses sentiments, aujourd'hui qu'elle est<br />

émancipée, et ne pas se dégrader, au moment où elle est appelée à jouir de la liberté! Puissent<br />

aussi ceux qui, en 1832, lui ont appris comment on pouvait résister et commander par la force<br />

à l'autorité, n'avoir pas à verser des larmes de sang, après s'être réjouis de leur triomphe!<br />

Le théâtre avait introduit dans la colonie un luxe, qui, jusqu'à ce moment, avait été le<br />

privilège exclusif d'un petit nombre de personnes placées au premier rang de la société.<br />

Bientôt ce luxe s'étendit et devint presque populaire; toutes les classes recherchèrent<br />

l'élégance et la richesse des vêtements; la chaise à porteurs fut une nécessité de la mise et le<br />

cachemire en fut une du climat. On abandonna à la médiocrité de fortune la pagne de<br />

Madagascar, les Sirsacas de l'Inde qui, auparavant, servaient à la toilette de nos dames et qui<br />

furent remplacés, dans la haute classe, par les soieries de Lyon et les mousselines de l'Inde.<br />

Toutefois, longtemps encore, les meubles et l'intérieur des maisons retinrent le caractère de<br />

simplicité qu'ils avaient aux premiers temps de la colonie. Ce fut seulement sous le général<br />

Decaen que la mode des thés ou soirées opéra dans cette partie une subite révolution et' ouvrit<br />

la carrière où, depuis la Prise, nous avons fait de si grands progrès. Il ne faut pas croire<br />

pourtant que le luxe des grands fût tout-à-fait inconnu: la maison Périchon, ses somptueux<br />

ameublements, ses vastes salles, sa galerie, alors ornée et enrichie d'objets précieux, la mise<br />

des dames, leur ton, leurs habitudes prouveraient le contraire, et nous pouvons assurer que,<br />

malgré les pas immenses que nous avons faits sous le rapport de l'élégance et du luxe des<br />

fêtes, nous sommes loin encore d'avoir atteint tout ce que ces réunions avaient de grandiose,<br />

d'imposant et d'agréable dans cette maison, la première de la ville.<br />

A part certaines différences, à part la question du plus ou du moins, résultant du degré<br />

de fortune, il y a ce fait à constater, c'est que ce qui était autrefois exceptionnel est aujourd'hui<br />

devenu général. Cependant, si quelqu'un s'était chargé de décrire les fêtes données par le<br />

commerce à M. de Souillac, on verrait que le pays, si simple au sein du foyer domestique, se<br />

montrait grand en public. Une salle verte construite au Champ-de-Mars, ornée de glaces, de<br />

tentures et pouvant contenir cinq cents personnes sans gêner les danseurs; dix autres tentes<br />

également ornées et distribuées autour de la tente principale, communiquant entr'elles et<br />

servant aux rafraîchissements, à la toilette des dames, et à des salles à mange où des tables de<br />

dix, vingt et trente couverts, étaient dressées et servies par de nombreux domestiques à la livrée<br />

du gouverneur que l'on fêtait: voilà ce qui donnerait une idée du luxe que la colonie pouvait<br />

déployer. Etait-ce un bien, était-ce un mal pour elle? C'est ce que nous ne voulons pas<br />

examiner. Nous nous bornons à dire ce qu'elle fit pour témoigner sa reconnaissance à un chef<br />

qu'elle regrettait.


Enfant de la révolution et du besoin, le papier-monnaie fit de nombreuses victimes; mais<br />

du moins, dans cette circonstance, peu eurent à rougir de leur gain. Il y a plus: peu en profitèrent<br />

réellement. Ils revendaient comme ils avaient acquis; ils recevaient la monnaie qu'ils avaient<br />

donnée, et leurs bénéfices apparents n'étaient que la conséquence de la dépréciation. Plus tard,<br />

ainsi que nous l'avons dit, un parère fut dressé, pour prévenir la ruine totale des créanciers qui<br />

avaient refusé les offres réelles et les dépôts de leurs débiteurs. Alors, comme aujourd'hui, il y<br />

eut d'épineux et interminables procès; il n'est pas à notre connaissance qu'aucun débiteur, aucun<br />

procureur ou avocat ait fait fortune, ni qu'il ait écrasé personne de son luxe et de son importance<br />

ridicule. Nous avons connu tout le barreau de cette époque; il vivait honorablement; il acquérait<br />

sans doute par son travail; mais jamais rien d'aussi pitoyablement scandaleux que ce que nous<br />

voyons aujourd’hui ne s'était montré. A l'heure qu'il est, les débuts, dans cette partie, sont des<br />

coups de maître, et à peine un procureur est-il inscrit sur le tableau, que sa voiture et sa livrée<br />

l'attendent à la porte du Palais. De tous les changements qui se sont opérés, depuis quelques<br />

années, dans les diverses branches de l'administration publique, ceux du barreau ont, sans<br />

contredit, le plus influé sur la société en général. Il paraît, au reste, ne point vouloir<br />

abandonner le système au moyen duquel il est parvenu à s'emparer de la direction de toutes<br />

les affaires publiques et privées; mais nous espérons que le gouvernement à qui, depuis<br />

longtemps, ces tendances usurpatrices n'échappent point, saura, dans son intérêt, comme dans<br />

le nôtre, en comprimer l'essor. Il comprendra qu'il est temps de mettre un terme à cette<br />

ambition du barreau qui, bien loin de s'éteindre, augmente chaque jour et trouve un aliment<br />

dans le succès. En effet, le barreau ne rêve que l'espoir d'occuper toutes les issues qui mènent<br />

au pouvoir, aux honneurs et à la fortune, en se rendant maître des transactions, en dirigeant<br />

les conseils et les comités, et en usant de toute l'autorité morale que lui donnent le secret des<br />

familles, les ordres pour la répartition des deniers après expropriation et vente des<br />

immeubles: on doit ajouter en exploitant avec habileté cette confiance que les familles<br />

accordent à l'homme de loi, quand elles s'adressent à la Justice, confiance que l'on ne peut<br />

comparer qu'à celle d'un malade en son médecin ou en son confesseur. Comme c'est là le<br />

mal qui dévore le pays depuis six ans, il faut que le lecteur nous permette de l'exposer à ses<br />

yeux dans toute sa laideur et son intensité. C'est une matière délicate qu'aucun écrivain n'a<br />

osé aborder jusqu'à ce jour; car infailliblement sa tranquillité eût été menacée et sa ruine fût<br />

devenue inévitable. Toucher une pareille corde n'était-ce pas, en effet, doubler le repos des<br />

hommes à la garde desquels est confié le dépôt de nos lois, et jeter l'épouvante au cœur de<br />

tous ceux qui ont pris part aux spoliations et aux sinistres judiciaires dont la colonie a été la<br />

victime ! Eh bien, ce que ces écrivains n'ont pas osé tenter, nous avons, nous, le courage de<br />

l'entreprendre. Nous savons à quels dangers nous nous exposons par là; inévitablement nous


serons mis hors la loi commune et désigné comme ennemi du pays: c'est la tactique or-<br />

dinaire de la clique à l'égard de ceux qui devinent et dévoilent ses coupables projets; mais ces<br />

considérations ne nous feront point faillir au devoir que la vérité impose à l'historien.<br />

Comme juge, sur ce point, appelons le public; non pas ce bon public qui a profité et qui pro-<br />

fite encore de nos désastres, mais ce public qui a souffert de nos évènements sans y prendre<br />

part. Si ce que nous allons dire blesse les sommités actuelles de la société, sommités d'une<br />

nouvelle espèce, ce sera une preuve que nous aurons frappé juste et fort, et leurs insultes, trop<br />

méprisables pour que nous ayons à en redouter les atteintes, ne feront point que ce qui est ne<br />

soit pas. Jamais la France n'a été plus flattée que lorsque, en 1792! les misérables qui la<br />

décimaient, se furent chargés de cette tâche. Il en a été de même à Maurice depuis 1830 et<br />

surtout depuis 1832. Jamais elle n'a eu plus de flatteurs qu'à cette époque de désastreuse mé-<br />

moire, ni de citoyens plus recommandables que ceux qui, en 1832, avaient jeté sur elle un in-<br />

terdit. La différence, c'est que, en France, après les jours de malheur, tous les meneurs furent<br />

remis à leur place, éloignés du service public, comme indignes, surveillés et voués au mépris,<br />

tandis qu'à Maurice ils ont obtenu du gouvernement lui-même appui, considération, récom-<br />

penses et honneurs.<br />

Quoi qu'on ait dit et écrit sur Maurice, la bonne foi et la confiance, sa compagne fidèle,<br />

y régnaient partout et dans toutes les classes, jusqu'au moment où un essaim de légistes, armés<br />

du grimoire de la chicane, grands et petits savants et ignorants, sont venus s'abattre au milieu<br />

des conseils, des assemblées publiques et surtout du palais, et s'y sont posés non seulement<br />

comme les interprètes de la Justice, mais encore comme ceux de l'opinion coloniale. En les<br />

laissant faire, le gouvernement leur livrait ce qui était l'objet de leur ambition. Ils eurent<br />

bientôt à leur disposition les presses et les gazettes; ils rédigèrent toutes les pétitions, mirent<br />

en tête leurs noms, et, au moyen d'une clientèle qui embrasse la colonie entière, ils<br />

confisquèrent à leur profit la pensée de l'universalité d'une population dont ils se prétendirent<br />

les représentants naturels. Vainement on chercherait ailleurs la cause de nos évènements ;<br />

c'est là, et là seulement qu'il faut fouiller si l'on veut la découvrir. Nous l'avons dit, et nous le<br />

répétons, lorsqu'après l'incendie, la plupart des citoyens se trouvèrent ruinés et hors d'état de<br />

faire honneur à leurs engagements, créanciers et débiteurs tombèrent d'accord; à l'exclusion<br />

des procureurs, le commerce seul fut appelé pour régler les affaires du commerce. Sans<br />

doute, le barreau était consulté, mais il n'était pas, comme aujourd'hui, la partie active de la<br />

société; son nom ne se trouvait pas mêlé à tous les actes; il ne dominait point les assemblées,<br />

il n'avait point une prépondérance exorbitante sur les affaires. C’est à ses talents qu'il devait<br />

son influence, influence renfermée dans l'enceinte des tribunaux et qui depuis s'est étendue<br />

sur les masses. Nous verrons quels en furent les effets et jusqu'à quel point elle compromit le


caractère colonial, en rendant, pour ainsi dire, les colons criminels pour mieux s'emparer de<br />

leur confiance, et en offrant à tous ceux qui se pressaient sous leur bannière, des défenseurs<br />

au Palais, des protecteurs partout.<br />

La chicane, car par ce mot il faut établir une distinction entre l'orateur du barreau hon-<br />

nête homme, vil probus, dicendi pel'itus, et cette caste que le bon sens de l'opinion a flétrie,<br />

et dont le théâtre avait raison), la chiquelle, disons-nous, voulut se relever à Maurice, à la<br />

faveur de la révolution; mais refoulée aussitôt dans son antre, elle s'entourait de sa robe lu-<br />

gubre, attendant l'occasion favorable de reparaître en scène. Le général Decaen sut la com-<br />

primer de telle sorte, qu'elle n'osa lever la tête pendant les huit années de son gouvernement.<br />

Suivant les traces de son prédécesseur, sir Robert la restreignit au cercle étroit.<br />

Malheureusement les successeurs de ce dernier ouvrirent moins les yeux sur elle, et alors,<br />

habile à saisir les chances favorables de cette préoccupation ou de cette incurie, elle rit de tels<br />

progrès, que lorsque l'autorité s'aperçut du terrain qu'elle avait envahi, il n'était plus temps de<br />

l'arrêter.<br />

On la vit se montrer dans des rangs des fauteurs de désordres et dans les assemblées de<br />

1830 où elle fit l'essai de ses forces. D'après les évènements de cette époque, il fut facile aux<br />

moins clairvoyants de prévoir quelles seraient les suites du pacte conclu entre les débiteurs et<br />

ceux qui étaient chargés de les poursuivre. Ces derniers, briguant les emplois et la fortune,<br />

avaient besoin des autres pour être désignés au pouvoir; ceux-là, de leur côté, recherchaient<br />

des appuis dans la position fâcheuse où ils se trouvaient. Or, qui mieux que la chicane pou-<br />

vait leur prêter secours! Comme l'usure, la chicane est difficile à prouver; on ne prend<br />

réellement que le taux légal; on ne fait que les frais nécessaires; mais que de détours, que<br />

d'ambages, que de subterfuges pour éluder les dispositions légales et pour ne laisser aucune<br />

trace de l'odieux métier qu'on exerce! Aussitôt que les cris: "Nous ne paierons plus" sortirent<br />

des rangs des débiteurs, et que ces cris furent appuyés par les hommes de la faction, on put<br />

dire que la cause de la vraie colonie, de la colonie propriétaire et amie de la tranquillité était<br />

perdue. Ce jour-là, fut signé le pacte qu’il devait, plus tard, porter ses fruits pernicieux et dont<br />

1832 fut un des résultats prévus.<br />

Tout occupé du soin de conserver et d'affermir son pouvoir, le gouvernement se crut le<br />

maître, tant qu'il vit son pavillon flotter sur le sommet des édifices. Étrange illusion ! Pendant<br />

que les chefs, entourés des principaux moteurs de troubles, n'entendaient que le bruit de la<br />

flatterie, il se passait, dans les parties de la haute administration de la Justice, où


malheureusement le barreau dirigeait tout, des choses si extraordinaires, que si on se créait la<br />

tâche d'en faire le récit, on serait accusé de mensonge, sont les faits paraîtraient incroyables!<br />

La bonne justice n'est pas toujours celle dont les actes sont le plus longuement médités.<br />

Il est des cas où le juge a besoin de prononcer sans retard, dans l'intérêt des justiciables qui<br />

savent fort bien que l'une des deux parties doit nécessairement essuyer un échec, et dont les<br />

craintes et les débours trouvent un terme par une prompte décision. D'ailleurs, ces<br />

temporisations présentent un très grave inconvénient que nous signalerons quand nous en<br />

serons arrivé à l'énumération des faits et gestes de la chicane. Un créancier qui attend sans<br />

cesse finit par se lasser, c'est assez naturel; tout son affaire s'offre à son esprit comme perdue;<br />

tantôt il croit au triomphe; tantôt enfin, on lui laisse pressentir qu'il pourrait bien perdre d'un<br />

côté et gagner de l'autre. Pendant qu'il est dominé par l'incertitude, en proie à des tribulations<br />

de toute espèce, flottant au milieu d'une alternative de crainte et d'espoir, des propositions lui<br />

sont faites, les frais sont énormes, et même en gagnant son procès, la justice absorberait la<br />

plus grande partie de ses avantages. Il termine de guerre lasse; il touche vingt, trente ou<br />

cinquante pour cent, et son débiteur s'enrichissant de ses sacrifices, croit être le plus probe<br />

des hommes, parce qu'il en est le plus fin. La chicane, de son côté, se gonfle d'orgueil dans la<br />

pensée d'avoir tiré de son arsenal les armes dont elle s'est servie pour alimenter, pendant de<br />

longues années, un procès qui l'engraisse, et elle reçoit en se rengorgeant les félicitations qui<br />

lui sont adressées, lorsqu'elle devrait rougir de sa conduite.<br />

Nous allons entrer en matière et nous tâcherons d'être modéré dans nos expressions.<br />

Si, après cela, les lecteurs trouvent que notre style est encore trop énergique, ce n'est pas à<br />

nous qu'ils devront s'en prendre, mais à la nature des faits monstrueux que nous avons à<br />

relater.<br />

Cependant nous devons, au préalable , les prévenir que, parmi les hommes de loi,<br />

comme parmi les débiteurs, il en est un grand nombre qui méritent des éloges, pour avoir, dans<br />

un temps les principes ont été si audacieusement méconnus, conservé intacts leur honneur et<br />

celui du corps auquel ils appartiennent. Nans leur rendons cette justice de reconnaître, qu'au<br />

milieu du dévergondage des sentiments et des actes, au milieu, pour ainsi dire, du pillage de<br />

nos propriétés, ils sont restés purs, et que leur vertu est d'autant plus grande et plus admirable<br />

que tout semblait naturellement les exciter à suivre l'exemple de ceux qui les entouraient.<br />

Grâces leur soient rendues! Un jour leurs noms brilleront dans nos fastes, alors que Maurice,<br />

revenue de ses égarements, placera chacun au rang qu'il doit occuper, non en raison de l'argent<br />

qu'il aura amassé, ou des propriétés qu'il aura indignement acquises, mais en raison des


sacrifices qu'il se sera vu dans l'obligation de faire pour sortir victorieux d'une lutte que<br />

l'honneur, la justice et la vertu soutenaient contre la mauvaise foi, la chicane et la cupidité!<br />

Dans ces derniers temps, nous avons eu des protecteurs qui ont fait du bruit, des juges<br />

spéciaux qui en ont fait autant et que l'on a laissés à la merci de ceux qui voulaient les insulter.<br />

Mais ce à quoi l'on n'a jamais songé, c'est à donner au moins des protecteurs à une classe qui,<br />

jouissant, depuis longtemps, de tous les droits civils et politiques, n'a pas encore acquis les<br />

connaissances nécessaires pour diriger elle-même ses affaires, ni assez de fortune pour payer<br />

son tribut à la société. Nous allons offrir un exemple des conséquences déplorables qu'entraîne<br />

un pareil état de choses.<br />

(Marna Rita dans un bureau particulier d'indemnité.)<br />

N'a pas ici qui appelle bureau l'indignité? - Oui: qui vous voulé ?- Moi vini Trois-<br />

Islots, moi y en a, en noir, en négresse et en petit créole; 0 vela papier qui parlé. Moi pauvre,<br />

moussié; gouvernement donné moi morceau du riz, moi misère. Blanc tiré moi, ici donné<br />

l'argent, moi vié, n'a pas capable travail. Sizé, bonne femme. (On avance un fauteuil).<br />

Ici commence une scène dégoûtante. La cupidité, qui veut arracher à la misère sa<br />

dernière ressource, prend tous les masques, toutes les formes, use de tous les moyens pour y<br />

parvenir.<br />

Comment vou appelé? - Moi appelé Rita, Mama Rita; moi créole madame Magon,<br />

Villebague li qui été affranchi moi. - Vous voulé l'argent, bonne femme? -- Qui na pas<br />

voulu, tout dimande content l'argent, moi ici, moi voulé. - Eh ben, nous va donné vous.<br />

Vous na pas zenfans? na pas papa, na pas mama ? ---Personne, monssié.: Moi vié comme ça,<br />

comment moi va gagné papa, mama? na pas personne, moi tout seul. -Si nous donné vous<br />

cent piastres, vous va content?- Grand merci, bon Dieu, moi va bien content .....<br />

On ouvre une armoire ; quelqu'un paraît dans le bureau; on referme aussitôt l'armoire.<br />

- Je voudrais vendre l'indemnité d'un noir; combien payez-vous, dit l'arrivant. - Entrez ici;<br />

l'on va vous parler. On le mène dans une chambre voisine, et, pendant ce temps -là, on<br />

compte à la bonne femme Rita des Trois notes 100 piastres pour trois individus. Deux<br />

témoins sont appelés pour signer. Servir de témoin dans les affaires d'indemnité était devenu<br />

une industrie; on se louait comme témoin au prix de 20 piastres par mois, comme on se<br />

serait loué pour exercer toute autre profession; c'en a même été une pendant cinq ou six


mois. La transaction s'accomplit et la pauvre Rita emporte les 100 piastres en élevant<br />

jusqu'aux nues la générosité de ces bons blancs: L'affaire avait été conclue si rapidement, que<br />

ces messieurs ne s'étaient pas enquis s'il n'y avait pas de contre-réclamation; et en effet, il en<br />

existait une de vingt-huit piastres pour les impositions qu'ils payèrent préalablement au<br />

collecteur des revenus; puis, il s'adressèrent à Manu Rita pour le remboursement de cette<br />

somme; mais Rita, conseillée cette fois, par un véritable bon blanc, ne paya pas, et menaça<br />

même les acquéreurs de son indemnité de les traduire en justice-, comme usuriers,<br />

conformément à la proclamation de Son Excellence. Tout s'est arrêté là; il n'a plus été question<br />

de cette affaire, qui a donné aux acquéreurs 266 piastres de bénéfice et a ravi son dernier<br />

morceau de pain à une malheureuse sexagénaire. Honte aux misérables qui ont commis cette<br />

indigne action!<br />

On voit que la classe laborieuse dont les sueurs engraissent les suppôts de la chicane,<br />

abandonnée à elle-même, sans appuis, sans protecteurs, est obligée de se livrer corps et biens<br />

aux intrigants qui la dirigent, et la malheureuse qu'elle est, se trouve souvent réduite à l'hôpital,<br />

soit qu'elle se défende, soit qu'elle réclame quelques parcelles d'une succession qu'on lui<br />

dispute. Quand il s'agit de cette classe, les luttes judiciaires sont des luttes à mort; elles ne<br />

finissent que lorsque l'objet en litige a été dévoré par la chicane. Celle-ci se garde bien de passer<br />

outre, dès qu'avec ses yeux de vautour elle s'est aperçue que d'autres poursuites deviennent<br />

inutiles à ses intérêts; elle cesse alors le combat, fait vendre l'objet et présente son compte ; on<br />

la paie, elle recommence le lendemain. Six ans d'obsécrations nous en ont plus appris sur cette<br />

matière, à nous dont les occupations sont étrangères au barreau, qu'à certains magistrats qui en<br />

sont sortis et dont le devoir était de surveiller toutes les affaires du Palais. A cet égard, nous<br />

allons dévoiler, non, ce que nous avons cherché à connaître, mais ce qui s'est passé au grand<br />

jour et sous nos yeux.<br />

En première ligne sont les petites successions qui échoient à de pauvres familles<br />

possédant deux ou trois apprentis et une petite maison dans l'un des faubourgs. Toute la<br />

justice arrive là comme s'il s'agissait de la succession Gaillardon : juge, greffier, notaire, etc.;<br />

les vacations commencent, le papier timbré se noircit, on homologue le testament, enfin on<br />

fait le nécessaire. Puis on procède à la vente, on paie les frais et il reste à la famille, si tout a<br />

été bien vendu, le tiers ou le quart du montant de la vente, quelquefois rien; mais il n'y a rien<br />

non plus à dire: tout est en règle. C'est le juge, le notaire, l'avoué poursuivant, l'avoué de la<br />

veuve, l'avoué des enfants, l'avoué de la curatelle, l'huissier-priseur, les huissiers de chacun<br />

des avoués, le curateur et le greffier qui se partagent et à qui incombe légalement, quelquefois<br />

tout ce que le malheureux père de famille a laissé à ses enfants. Les petites successions sont la


plus grosse curée sur laquelle s'assouvit la voracité de la chicane. Ce sont les pauvres enfants<br />

surtout qu'épuisent ces sangsues. La chicane ne craint de leur part ni plaintes, ni reproches, et<br />

souvent elle reçoit des remerciements pour avoir abandonné les centièmes sur son compte.<br />

Quelle dérision!<br />

On va répondre: Que voulez-vous? Le tarif est là qui fait loi. - Le tarif? Eh ! qu'importe<br />

le tarif à un procureur retors? N'a-t-il pas mille moyens de l'éluder? Il griffonne vingt actes au<br />

lieu d'un; il saisit, lui cinquième ou dixième, lorsque ses droits étaient conservés, et ce n'est<br />

pas, comme chacun sait, une petite affaire qu'une saisie. D'ailleurs, ignore-t-on qu'un objet<br />

saisi, lorsque ce n'est pas un immeuble d'une grande valeur, est à peu près perdu pour le<br />

saisissant et pour le saisi? A cet égard, nous avons pour nous la leçon un peu sévère de l'ex-<br />

périence. Nous y avons été pris une fois et nous n'y sommes pas retourné. Voici le fait: un de<br />

nos débiteurs, qui jouit en France de trente mille francs de rente et dont on recherche ici les<br />

créances à 15 pour cent, soit 75 pour cent de perte pour le porteur, avait sur le port des<br />

milliers de sucre. La pensée nous vint, pour la première fois de notre vie, de les faire saisir, et<br />

en conséquence, nous nous adressâmes à un honnête huissier à qui nous laissâmes le soin de<br />

constituer un avoué pour cet objet seulement. La saisie a lieu, la vente des sucres s'ensuit,<br />

toutes les formalités sont remplies et l'huissier nous annonce le gain de notre affaire. Il se<br />

pare. Il s'enorgueillit à nos yeux de la victoire qu'il vient de remporter sur les opposants et<br />

nous promet l'argent et le compte pour le lundi d'après. Le lundi arrive: obligé de sortir, nous<br />

donnions, entr'autres ordres, celui surtout de recevoir, de l'huissier un tel, quatre ou cinq cents<br />

piastres dont nous indiquions la disposition, lorsque le susdit arrive, armé ou plutôt chargé de<br />

son volumineux dossier qu'il pose devant nous sur une table. Nous laissons aux lecteurs à<br />

deviner le chiffre de la somme qui nous revenait après tant de fracas et de victoires gagnées<br />

sur les opposants!... Nous redevions 17 livres 13 sous 9 deniers, que notre homme voulut bien<br />

ne pas exiger, attendu, nous dit-il, qu'il voulait acquérir notre politique, en nous donnant cette<br />

preuve de son désintéressement..<br />

Autre exemple. Nous avions le précieux avantage de posséder un locataire que nous<br />

logions gratis, depuis dix-huit mois, bien qu'il nous eût promis, comme Figaro, de nous<br />

payer vingt piastres par mois. Un huissier (nous sous-entendons ici l'épithète honnête,<br />

simplement pour ne pas nous répéter) se charge, sinon de le faire payer, du moins de<br />

l'obliger à sortir. On conçoit que le résultat de notre saisie des dix milliers de sucre nous<br />

avait ôté l'envie de recourir à une semblable opération. Six mois s'écoulent. Qu'arrive-t-il<br />

enfin? Supposez les propositions les plus bizarres, les plus singulières, et vous serez encore<br />

loin de celle qui nous fut présentée. Notre locataire consentait à sortir, si nous voulions


payer le transport de ses effets, (effets qui ne lui appartenaient pas), dans sa nouvelle<br />

maison. La condition était plaisante et risible. Eh bien, pour en finir, nous payâmes le<br />

charroi des effets. Depuis, notre homme ne passe jamais à côté de nous, sans ôter son cha-<br />

peau. Des salutations, voilà tout ce que nous avons reçu de nos loyers; ce n'est pas<br />

beaucoup, il est vrai, mais enfin, cela vaut mieux encore que les insultes au moyen<br />

desquelles les débiteurs actuels s'acquittent envers leurs créanciers.<br />

Il deviendrait fastidieux de nous arrêter à la multitude d'affaires de ce genre qui nous<br />

concernent personnellement. Toutefois, au risque d'ennuyer, nous céderons à la fantaisie d'en<br />

raconter deux autres petites, avant de passer à celles qui étonnent par la hardiesse des moyens<br />

que la chicane à mis en œuvre pour les conduire selon ses vues, grâce à la faiblesse d'un pouvoir<br />

qui opposent aucune entrave a ses actes et semblait lui avoir accordé tacitement un brevet.<br />

En France, à ce qu'on assure, un locataire qui ne paie pas son loyer à jour fixe, voit, le<br />

surlendemain, ses meubles et effets vendus en vente publique et lui-même vide les lieux.<br />

Comment se fait-il qu'à Maurice, où, dit-on, les mêmes lois sont en vigueur, il faine non<br />

seulement perdre le prix de sa location, mais encore payer les charrois des effets du locataire qui<br />

veut bien sortir? Il paraît que la chicane, toute désordonnée qu'elle est, a cherché à mettre de<br />

l'harmonie partout, et, de même qu'un acquéreur qui n'a rien payé à son vendeur, lui impose la<br />

loi, quand il ne va pas jusqu'à l'insulter, elle a voulu que le locataire, qui ne peut pas enlever les<br />

clous et les serrures de la maison, pût an moins profiter de l'économie du transport de ses effets.<br />

Cependant, soyons juste; il est des cas où les choses se passent dans le plus grand ordre: c'est<br />

lorsque le locataire a le bonheur de faire procéder lui-même à la vente de ses effets ou<br />

marchandises. Alors les créanciers arrivent à l'ordre, comme on dit en termes de Palais. Souvent<br />

nous nous sommes rendu à ces ordres, et nous n'y avons rien vu que de très régulier: la<br />

preuve, la voici. Nous avions loué une de nos maisons à un marchand qui, voyant le peu de<br />

réussite de ses affaires, et voulant se retirer, fit une vente de son fonds. Il nous était dû 280<br />

piastres. En cette conjoncture, nous mîmes opposition aux mains de l'enchanteur. Oh nous dit<br />

que notre privilège est incontestable et qu'avant tout nous serons payé. Fort de cette<br />

assurance, nous voilà bien tranquille. Un mois, deux mois, trois mois s'écoulent. Nous<br />

tentons quelques démarches. Passe un autre mois enfin le cinquième touchait à son terme,<br />

lorsque nous reçûmes avis d'avoir à envoyer chercher le montant de notre créance, arec un<br />

surcroît, comme dit Jocrisse, de 83 piastres 87 centièmes en moins payés au cabinet de<br />

l'avoué. Nous nous récrions sur l'énormité de ce chiffre, alléguant qu'étant privilégié nous<br />

devions recevoir l'intégralité de la somme due. On nous répond: Faites fixer les frais par le<br />

juge, si vous croyez être lésé. Nous nous adressons, en effet, au juge qui réduit le compte de


57 centièmes en disant que le tarif était trop élevé. - Eh! morbleu, monsieur, si le tarif est trop<br />

élevé, que: ne le modifie-t-on ; pourquoi ne pas le ramener à de justes proportions?- Cela ne me<br />

regarde pas le juge, voilà mon affaire. D'ailleurs, portez plainte ... -Nous! Accuser ! non,<br />

monsieur. Ce n'est pas à Maurice que vous trouverez des accusateurs particuliers. On peut<br />

rencontrer ici des gens assez courageux pour attaquer d'une manière générale de scandaleux<br />

abus; mais des dénonciateurs, jamais. Du moins, ce ne sera pas, nous qui remplirons cet indigne<br />

rôle. Nous allions continuer, déterminé que nous étions à signaler les vices et les anomalies<br />

frappantes qui se rencontrent dans l'ensemble de l'administration judiciaire et même dans le jury<br />

appliqué à Maurice, lorsque l'heure de l'audience appela le juge au Palais.<br />

Encore une petite histoire. C'est la dernière de ce genre que nous raconterons, avant de<br />

pénétrer, s'il est possible, dans le gouffre où le monstre de la chicane a établi son empire, et d'où<br />

il conseille, dirige, ameute, désunit, ruine et dévore le pays.<br />

Une pauvre femme avait pour ressource unique un petit colportage dont elle avait confié<br />

la gestion à une femme libre, au prix de deux piastres par mois. Sa boîte, remplie de tresse, de<br />

cordonnets, d'aiguilles et autres menus objets du même genre, pouvait bien valoir une soixantaine<br />

de piastres. Elle se servait de la patente d'un marchand, qui, pour lui rendre service, la<br />

lui avait cédée. La colporteuse est arrêtée à Flacq, parce que, au lieu de répondre: c'est pour<br />

M. Jean que je colporte, elle répondit: c'est pour Mlle Perrette. Aussitôt le procureur du roi,<br />

le commissaire civil, le brigadier de gendarmerie, tout est en mouvement, excepté la boîte<br />

qui reste déposée dans un lieu sûr où on la laisse dormir, comme pièce de conviction. Quatre<br />

mois s'écoulent sans qu'aucune décision intervienne. Démarches, prières, sollicitations ne<br />

sont pas épargnées. Il s'agit de mon existence, disait la malheureuse femme; condamnez~<br />

moi à l'amende, je paierai; confisquez ma boite, je ne me plaindrai pas; mais finissez, car je<br />

paie toujours les deux piastres par mois à la colporteuse, dont je suis satisfaite, sur la<br />

promesse que demain tout sera terminé. Quelle a été l'issue de cette affaire? Quel a été le<br />

sort de la boîte, celui de Perrette? Nous l'ignorons; mais ce dont nous sommes certain, c'est<br />

que, six mois après la capture, rien n'était encore décidé. Est ce donc là la promptitude avec<br />

laquelle on accorde justice au pauvre, et n'est-il pas évident que les formes du tribunal de<br />

paix, toutes simples qu'elles sont, deviennent encore pour le malheureux un sujet d'onéreux<br />

sacrifices et de longues inquiétudes. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, une réforme<br />

est indispensable.


Maintenant en ferons dans l'antre de la hideuse chicane où nous avons promis de faire<br />

une excursion. Si ce qui va suivre inspire un sentiment de dégoût et d'indignation, que le<br />

gouvernement s'en applaudisse, car c'est son ouvrage.<br />

D'abord s'offrent les huissiers qui prélèvent un petit droit d'entrée sur les billets à ordre<br />

et les bons au porteur, tant que l'avoué n'est pas constitué. Dès que la constitution est établie,<br />

les droits de l'huissier diminuent, il ne reçoit plus que ce qu'on veut bien lui laisser, quoi qu’il<br />

soit à proprement parler le souffre-douleurs et presque toujours la victime sur laquelle retombe<br />

la colère de ceux qui paient. Le taux du billet à ordre, quel qu'il soit, est de 11 piastres, avant<br />

d'aller au tribunal; d'ailleurs, cela varie, selon la quantité d'endosseurs et le lieu de leur<br />

demeure, car nous en avons vu payer jusqu'à 22 piastres. Les assignations se donnent, les<br />

audiences s'ouvrent, la chicane s'enfle, s'enfle à mesure; les condamnations arrivent; elle éclate,<br />

elle tonne et demande de l'argent comme un homme que la soif dévore demande de l'eau.<br />

Envoie-t-elle aux Pamplemousses? C'est vingt piastres; à Flacq? Ces quarante piastres; au<br />

Grand-Port? Soixante-dix. La saisie arrive; la chicane ne garde plus de mesures; tout triple. Oui,<br />

mais il n'y a rien à saisir .... Oh! alors elle se modère et s'arrête; vous recevez votre dossier bien<br />

en règle avec le billet de 220 piastres poursuivi, qui en a coûté 260 pour être régularisé. C'est ce<br />

que nous avons payé nous-même pour le compte d'un ami, actuellement à Londres, et,qui<br />

voulut, contrairement à notre avis, charger un cabinet d'exercer une poursuite régulière, afin de<br />

s'assurer si les griefs reprochés à la chicane avaient quelque fondement. S'il jette les yeux sur cet<br />

écrit, il se rappellera, sans doute, son billet du Grand-Port. Nous glissons sur les affaires de<br />

police ordinaire. Pour se 'présenter seulement à l'audience il s'agit de 20 piastres; la somme<br />

augmente suivant la gravité des cas. Aussi voit on certains cabinets des plus huppés ne pas dédaigner<br />

ces petites rétributions quotidiennes, jadis abandonnées aux procureurs de bas étage;<br />

mais comme il n'existe aujourd'hui parmi eux qu'une seule classe, et qu'ils sont tous placés au<br />

même degré d'élévation, tous aussi se livrent au même genre de défense. Quand on a tout épuisé<br />

et que les avoués sont el' accord, les transactions, qu'il faut encore payer, arrivent et le procès<br />

finit.<br />

L'autorité judiciaire, à Maurice, s'est-elle jamais fait rendre compte des frais qu'entraîne<br />

une expropriation, de ce que coûte à un propriétaire le droit de rentrer sur sa propriété, lorsqu'il<br />

a eu le malheur de la vendre à terme? Sait-elle ce que coûte un abandon de biens à des<br />

créanciers, la liquidation et le partage d'une succession après décès? Pourquoi, dira-t-on, se faire<br />

rendre compte, puisque personne ne se plaint? - Dérision! Personne ne se plaint! Ne voyez-vous<br />

pas que c'est le silence de celui qu'on bâillonne? Tout le monde est froissé, ruiné, mais tout le


mondé étouffe ses plaintes. On ne veut pas se porter accusateur, se mettre dans le cas de ne plus<br />

trouver de défenseur, parce qu’en accuser un c’est es accuser tous.<br />

Quand on gouverne un peuple, il faut le bien connaître, et ne pas lui appliquer des lois,<br />

ne pas vouloir le plier à des usages opposés à son caractère et à ses mœurs. Le Français répugne<br />

à tout ce qui a l'air d'une dénonciation; il n'a pas même recours à ce moyen à l'égard d'un<br />

criminel, à moins que des circonstances graves ne l'y obligent. Il y a plus: hors le cas où des<br />

évènements de haute portée, ou le conflit irritant des opinions politiques provoquent en lui une<br />

exaltation fébrile et le font sortir de son caractère naturel, le premier sentiment qu'il éprouve est<br />

la pitié, son premier besoin, l'indulgence. Voilà pourquoi l'institution du Jury ne lui convient<br />

nullement. Et qu'on ne croie pas que la raison de la conduite du Français, en pareil cas, soit<br />

une indifférence pour le bien ou pour le mal. Non; plus qu'un autre il gémit, il a horreur des<br />

abus, des vices et des crimes qui se commettent au sein de la société; mais il est convaincu<br />

qu'il paie assez cher ses magistrats, quels qu'ils soient, pour qu'ils remplissent leur devoir en<br />

veillant sur la tranquillité publique, sur les droits el sur les intérêts de la communauté. Payer<br />

des magistrats afin que le Jury et les défenseurs fassent tout, est chose à peu près inutile;<br />

redresser les vices d'une administration quelconque, lorsque les cris accusateurs partent de<br />

toutes parts et ne permettent plus aux hauts fonctionnaires de garder le silence, ce n'est<br />

certes pas être sorcier. Nous aussi nous pourrions être magistrat, haut fonctionnaire, s'il ne<br />

s'agissait que d'apposer notre signature pour légaliser les actes du pouvoir. Par exemple, les<br />

ministres savent-ils, à Londres, que telle vente judiciaire s'est faite au comptant, il y a vingt<br />

ans, et que rien encore n'a été payé? Savent-ils que, depuis lors, on jouit des revenus sans<br />

avoir acquitté un sou, si ce n'est quelques créances du saisi que l'on a achetées à vil prix?<br />

Nous ne parierons pas encore des expropriations forcées, mais de la vente d'un bien après<br />

décès.<br />

Un propriétaire laissait une succession grevée de 30,000 piastres de dettes. Son Lien fut<br />

vendu 35,800 piastres. Avant de procéder à la répartition, il fallut faire l'ordre qui est, comme<br />

nous l'avons dit, un appel à tous les créanciers. A ceux qui ne savent pas ce que c'est que de pro-<br />

céder à l'ordre, nous dirons: Allez au greffe et si vous n'y comprenez rien, vous apprendrez du<br />

moins ce que cela coûte. L'acquéreur était prêt à payer; ainsi nulle contestation de sa part. L'or-<br />

dre s'établit; deux ans après les créanciers arrivent par classes: d'abord les privilégiés, les créan-<br />

ciers hypothécaires, ensuite les chirographaires. Mais, avant tout, il est prélevé. Les créanciers<br />

chirographaires perdirent tout.<br />

Pour le greffe 173 piastres<br />

Pour l'avoué poursuivant 330 "


Idem, Idem 600 "<br />

Pour le greffier 100 "<br />

Pour un autre avoué 352 "<br />

Pour le commissaire civil 121 "<br />

Pour le notaire 269 "<br />

Pour un autre avoué 383 "<br />

Pour le curateur 474 "<br />

Frais généraux aux mêmes 5,462 "<br />

A répartir entre les créanciers 27,536"<br />

---------<br />

Somme égale 35,800 piastres.<br />

Les créanciers chirographaires perdirent tout. Nous avons à dessein cité cette affaire,<br />

parce qu'elle est une des plus curieuses en ce genre et qu'elle fut surveillée par le magistrat.<br />

D'après cet échantillon, il est facile de juger de ce qui a été fait depuis plusieurs années que<br />

la chicane s'est chargée elle-même de nos intérêts et qu'elle surveille ceux dont l'œil vigilant<br />

ne devrait pas un seul instant se détourner de dessus ses actes. On va nous présenter<br />

l'objection banale à laquelle nous avons déjà répondu: C'est le tarif, dira-t-on, ce sont les<br />

porteurs de titres qui sont la cause des délais et des frais de procédure. - A la bonne heure:<br />

cela se passe ainsi dans l'état actuel des choses, où nulle autorité n'intervient, n'exerce droit<br />

de contrôle, ne poursuit les abus avec la ferme résolution d'en opérer la réforme. Mais<br />

accordez au pouvoir moins d'insouciance et plus de sollicitude pour les intérêts généraux;<br />

supposez, par exemple, qu'un bon cautionnement est exigé le jour de la vente, qu'un dépôt<br />

des sommes est fait au greffe, trois mois après, et qu'enfin un officier judiciaire, nommé "ad<br />

hoc, vise les états des frais et des actes, et vous verrez bientôt disparaître les scandales et les<br />

exactions.<br />

Autrefois, les caisses du greffe étaient toujours pleines; pourquoi sont-elles vides<br />

aujourd’hui? C'est que l'on dispense du dépôt dans les ventes au comptant. On se figure<br />

aisément l'avantage qu'obtient sur l'homme de bonne foi, que se présente à l'administration<br />

avec ses fonds réalisés ou avec des garanties qui en tiennent lieu, l'aventurier dont l'esprit<br />

spéculateur a calculé les chances favorables des délais qu'il fera naître, et qui sait d'avance<br />

qu'en fatiguant les porteurs de titres, il aura han marché de son acquisition, si jamais il lui<br />

prend envie de payer. Nans disons: s'il lui prend envie; car il est telles affaires pendantes<br />

devant les tribunaux qui sont si embrouillées par les actes auxquels elles donnent lieu, par les<br />

sentences et les arrêts rendus, qu'il devient impossible de les terminer par les voies légales.


Dès lors, les détenteurs de l'objet en litige et les débiteurs peuvent, s'ils ont soin, de temps en<br />

temps, d'attiser et d'alimenter la chicane, vivre exempts d'inquiétudes et dormir aussi<br />

parfaitement tranquilles que s'ils ne devaient pas une obole. On ne pourrait jamais avoir une<br />

idée de ce qui se passe à Maurice, à cet égard, surtout depuis 1830. Les bordereaux de<br />

collocation étaient de l'argent autrefois; aujourd'hui, ce sont des chiffons. Les ventes<br />

judiciaires se transforment en un trafic dont les fripons profitent, et, par un renversement<br />

immoral de tous principes, de tontes idées, les expropriations font la fortune de ceux qu'on<br />

exproprie. Veut-on savoir ce que sont les séparations? Les séparations de biens, faites en temps<br />

utile, amènent à l'audience la femme ou, pour elle, son neveu. Elle réclame ses droits que<br />

personne ne connaît et que l'on dit très élevés; ils sont imprescriptibles. Aucun créancier n'ose<br />

se lancer avec elle dans l'arène d'un procès qui dévorerait tout, ou du moins une forte partie de<br />

l'objet contesté. Que s'il vous arrive de faire un simulacre d'attaque, aussitôt trente créanciers<br />

dont vous n'avez jamais entendu parler se présentent. Avez-vous l'air de vouloir plaider? On<br />

agit envers vous comme Scapin envers Gérante, et, comme lui, l'on vous entraîne dans le piége.<br />

Il faut avoir soutenu un procès à Maurice, depuis cinq ou six ans, pour connaître par quelle<br />

filière de tribulations, de dégoûts, d'injustices on fait passer les malheureux opposés aux excès<br />

de 1830; car il faut bien remarquer que les auteurs de ces scènes de désordres sont, pour nous<br />

servir d'une expression populaire, comme les loups, qui ne se mangent pas entre eux; ils<br />

s'arrangent, et la preuve verbale ou le certificat qui constate qu'en 1830 et 1832 on portait<br />

moustaches et que l'on marchait dans les rangs des provocateurs et fauteurs de nos troubles, est<br />

un titre, un brevet de sûreté pour se présenter avec assurance et pour obtenir appui; tandis que<br />

les représentants de l'opinion contraire, quand ils trouvent un défenseur, rebutés partout, insultés<br />

par les plaidoiries de la chicane, mis, pour ainsi dire, hors de la loi commune, sans que le<br />

ministère public s'en émeuve et s'eu inquiète, préfèrent renoncer à leurs droits, plutôt que de<br />

soutenir une lutte dans laquelle ils seraient sûrs de succomber. Aussi, quels ont été les<br />

résultats de cet état de choses, depuis six ans, et surtout depuis quatre? C'est que l'on a tort<br />

abandonné aux débiteurs, qui ont largement récompensé ceux dont l'omnipotence vénale leur<br />

a servi d'égide.<br />

On va peut-être crier à la calomnie. D'abord, il est assez difficile de calomnier la<br />

chicane. Cependant on peut, au besoin, fournir la preuve de ce que l'on avance contre elle. Y<br />

a-t-il des ordres qui durent depuis un laps de temps considérable? Y a-t-il des bordereaux de<br />

collocation délivrés depuis un grand nombre d'années pour des adjudications, qui ne sont pas<br />

payés et ne le seront jamais? Y a t-il telle affaire entamée depuis dix ans, qui a occasionné<br />

plus de dix mille piastres de frais et qui doit en nécessiter autant encore avant qu'elle soit<br />

terminée? Quelqu'un, parmi les autorités compétentes, s'est-il enquis d'où cela provenait; s'en


est-on même occupé une minute? Un scandaleux gaspillage s'est-il manifesté dans les tutelles?<br />

Nous répondons oui, sans balancer; car nous avons vu des hommes faire métier de tuteurs,<br />

tromper les notaires, le juge, les arpenteurs, présenter un vendeur, des estimateurs pour le bien<br />

acquis au compte du mineur. Six ans après on découvrait que tout était supposé, et le mineur<br />

se trouvait réduit à demander l'aumône! Quant au bien acheté, il n'était nulle part; les<br />

vendeurs, les témoins et le tuteur lui-même avaient disparu comme une ombre, parce qu'ils<br />

s'étaient présentés sous des noms supposés. A qui la faute? ce n'est pas à nous certainement,<br />

mais à ceux gui sont chargés de veiller sur les intérêts publics et qui ne s'en occupent pas plus<br />

que s'ils n'étaient pas payés pour cela. Toutes ces menées, tous ces subterfuges, tous ces passe-<br />

droit, toutes ces fraudes passent inaperçus, parce que le cercle dans lequel ils s'exécutent,<br />

n'intéresse pas assez les hauts fonctionnaires et la classe élevée de la société, pour qu'on<br />

daigne y porter quelque attention.<br />

Il est temps de nous arrêter; car tout ceci engendre dégoût et lassitude. Et pourtant nous<br />

ne faisons qu'effleurer la matière. La chicane est tellement ingénieuse, la mauvaise foi la<br />

seconde si bien dans ses desseins perfides, que, pour les suivre toutes deux dans la route<br />

qu'elles parcourent depuis six ans, il faudrait une autre plume que la nôtre, et connaître à fond le<br />

langage multiforme dont elles se servent, afin de réussir à soulever complètement le voile dont<br />

elles sont enveloppées. Que serait-ce donc alors qu'on verrait a nu la source de ces fortunes<br />

scandaleuses, de ce faste insolent, de ces réputations d'hier, de ces ruines opérées de sang froid,<br />

de ces moyens employés pour précipiter dans l'abîme le malheureux trop confiant dans ses<br />

droits, que l’on ruine et que l'on insulte après l'avoir odieusement dépouillé! .... Non, les<br />

ministres et le peuple anglais ne sauront jamais ce qu'a va lu à une grande partie de la<br />

population de Maurice sa fidélité au gouvernement, ce qu'elle a eu à souffrir, ce que souffrent<br />

encore ceux qui sont restés inébranlables, ;même en voyant au faîte du pouvoir et des honneurs<br />

les hommes dont les excès ont été condamnés d'abord, et dont ensuite on a récompensé la<br />

défection, sans doute afin qu'ils pussent assouvir leur haine contre la population restée fidèle à<br />

ses devoirs et à ses serments. C'est ce qui est arrivé, et, comme nous ne cesserons de le dire, le<br />

gouvernement y a puissamment contribué en appelant au sein de ses conseils, dans les<br />

assemblées publiques, au palais, au barreau, aux commissions et dans les fêtes ceux qui, ne fûtce<br />

que pour l'exemple et par une mesure de haute convenance, auraient dû en être écartés<br />

comme indignes d'y prendre place. Quant à la portion demeurée fidèle aux jours d'émeute et<br />

de troubles, on ne peut, on ne doit rien en faire; elle est sans énergie, quoiqu'il soit bien<br />

démontré qu'en juin 1832, il en fallait beaucoup plus pour ne pas céder à l'impulsion et au<br />

soulèvement que pour s'y précipiter comme les autres. Du moins il y avait plus de danger, et<br />

où il y a danger, il y a courage. Mais n'est-on pas tenté de sourire tout à la fois d'indignation


et de pitié quand on songe qu'en 1836, la garnison et les notabilités militaires du Port-Louis<br />

ont donné une fête, où les héros de 1832 étaient au premier rang, bien plus, où ils étaient<br />

seuls invités! Il paraît, en effet, qu'on en avait, à dessein, exclu les amis du gouvernement<br />

qu'on appelle, et pour cause, ennemis du pays, afin, disaient les chefs, qu'il veut plus<br />

d'harmonie dans 1'ensemble de la fête ... Quel pacte! Quelle démence! Et surtout quel<br />

respect pour l'honneur national!


SOMMAIRE.<br />

REMISE DES EVÈNEMENTS. - MOYENS MIS EN USAGE POUR OBVIER A LA RARETÉ DES ESPÈCES EN<br />

1817. -PROCLAMATION DE SIR ROBERT FARQUHAR; SON BUT. - CRITIQUE D'UNE MESURE RÉCENTE<br />

RELATIVE AUX BUREAUX D'INDEMNITÉ. - PROCLAMATION CONCERNANT LE CANAL BATHURST. -<br />

HISTORIQUE DE CE PROJET, DONT L'EXÉCUTION EST UN DES ACTES DE L'ADMINISTRATION DE SIR<br />

ROBERT, LES PLUS AVANTAGEUX A LA COLONIE. - ÊTABLISSEMENT ET INSTITUTION DES<br />

COMMUNES. - OBSTACLES QU'ILS RENCONTRENT. - LA CHAMBRE DES COMMUNES SE MAINTIENT<br />

JUSQU'EN 1819. - CAUSES DE SA SUSPENSION. - LE GÉNÉRAL DARLING. - ORGANISATION D'UNE MILICE<br />

POUR LES PATROUILLES. - IMPRÊVOYANCE DES CONSEILLERS DU GOUVERNEMENT A L'ÉGARD DE CE<br />

CORPS. ENCORE LES BUREAUX D'INDEMNITÉ. - DÉPART DE SIR ROBERT POUR LONDRES. - IL EST<br />

REMPLACÉ PAR LE GÉNÉRAL HALL. - PRÉVENTIONS DE CE DERNIER C0NTRE LA COLONIE. - RUDESSE<br />

DE SES MANIÈRES; DESPOTISME DE SES ACTES. -DÉTAILS COMMERCIAUX ET FINANCIERS. – COUP<br />

D'OEIL SUR LE GOUVERNEMENT DU MAJOR-GÉNERAL. -AFFREUX COUP DE VENT DU 28 FÉVRIER<br />

1818. - DÉMARCHE DE LA COMMUNE AUPRÈS DU GOUVERNEUR DANS CETTE CIRCONSTANCE. -<br />

ÉTRANGE RÉPONSE DE CE DERNIER. FUNESTE INFLUENCE DE SES MESURES SUR LES AFFAIRES. -<br />

ARRESTATIONS ORDONÉES. - LE COLLET ROUGE. LE MAJ0R-GENÉRAL EST RAPPELÉ ET REMPLACÉ<br />

PAR LE COLONEL D'ALRYMPLE. - PREMIERS ACTES DU NOUVEAU GOUVERNEUR. - RÉSUME DE<br />

L'ADMINISTRATION DU GÉNÉRAL HALL.


CHAPITRE V<br />

VERS le milieu de l'année 1817, la rareté des espèces se faisait sentir et les paiements<br />

devenaient difficiles; la piastre se vendait contre le papier de banque à 28 en août, et les<br />

roupies Sicca à 25 pour cent. Dans ces circonstances, quelques sommes furent encore prêtées<br />

par le gouvernement, pour la reconstruction de la ville, et le bâtiment du trésor actuel fut cédé<br />

au commerce afin de lui servir de Bourse. Il fut accordé trois mois de crédit pour payer les<br />

droits de douane, attendu la difficulté de se procurer les sommes nécessaires à l'acquittement de<br />

ces droits. Vincendie avait fait affluer à Maurice une si grande quantité de marchandises, que<br />

les magasins en étaient encombrés. Ce fut une double perte pour les marchands et négociants<br />

qui, ayant sauvé une partie de leurs magasins, espéraient réaliser de grands bénéfices sur ce qui<br />

leur restait, et qui ne trouvèrent, dans ces grandes introductions, qu'un actif et nouvel élément<br />

de ruine. Toutefois, on ne pouvait s'en plaindre; car la pénurie des objets les plus nécessaires à<br />

la vie, à la culture, les avait fait monter à un prix très élevé. Sir Robert, qui veillait à tons les<br />

intérêts et ne laissait rien au hasard ni aux chances des évènements, avait, tous les jours,<br />

connaissance du plus ou du moins de facilités que rencontraient les affaires de place. Il s'a-<br />

perçut, dans cette circonstance, que la rareté des espèces provenait en partie des sommes<br />

énormes versées au Trésor pour les droits de douane qu'il fanait acquitter tout de suite. Il<br />

songea donc aussitôt au moyen de remédier à cet état de choses; en conséquence, une Pro-<br />

clamation régla, pour l'avenir, que les droits se paieraient par tiers en billets de place à trois<br />

mois. Ces billets, avant d'être pris au Trésor, devaient subir l'examen d'un comité, composé de<br />

l'agent de change du gouvernement, du collecteur des douanes et du secrétaire en chef. Un<br />

double but était atteint par cette mesure toute paternelle et vraiment coloniale : d'abord, elle<br />

empêchait la progression rapide dans le prix des espèces; ensuite elle relevait le crédit de la<br />

place en montrant la confiance qu'on avait dans les engagements du commerce.<br />

Tout n'était pas calcul alors de la part des gouvernants et des conseillers; ils<br />

n'ambitionnaient ni les places, ni les honneurs; un système populaire n'était pas pour eux un<br />

moyen de s'enrichir, d'être fêtés et de conquérir le nom de sauveurs. Alors, les hommes qui<br />

nous gouvernaient, agissaient la main sur la conscience, ils remplissaient leurs devoirs avec<br />

dignité, et s'ils étaient glorieux, c'est du bien seul qu'ils opéraient. Quelle route nous avons<br />

parcourue depuis cette époque! On verra, quand il sera question de l'indemnité, de quelle<br />

manière la fortune de la colonie a été gaspillée; comment cette dernière ressource du pauvre,<br />

de la veuve et de orphelin a servi d'élément à la: fortune des principaux auteurs de nos<br />

troubles, et comment enfin des bureaux privés se sont établis dans les bureaux publics où


siégeaient et jugeaient les parents, les amis et peut-être les associés des chefs de cette vaste<br />

entreprise. De toutes les faiblesses du gouvernement de Maurice, la plus désastreuse pour les intérêts<br />

du pays, a été, sans contredit, celle qu'il a eue de laisser un bureau particulier d'agence prendre<br />

naissance au sein des bureaux d'indemnité; cette préférence, que nul autre n'aurait pu obtenir, a<br />

dignement couronné la sérié des récompenses accordées aux chefs de l'émeute de 1832, et largement<br />

agrandi la carrière de vexations que l' on fait parcourir, tous les jours, à la portion fidèle de la<br />

population. Si c'est ainsi qu'en agissent les gouvernements actuels, à la bonne heure; la colonie s'en<br />

souviendra, et la génération qui s’élève, a déjà écrit sur ses tablettes le prix auquel on peut parvenir<br />

aux places et à la considération.<br />

A la fin d'août 1817 parut une Proclamation relative au canal Bathurst. Ce projet d'amener<br />

l'eau du Tombeau à la ville, avait eu déjà un commencement exécuter en un temps d’assemblée, en<br />

1792; mais les fonds étant venus à manquer, et les entrepreneurs ne voulant pas risquer leur fortune,<br />

l'ouvrage fut abandonné. Le général Decaen ne s'en était pas occupé et peut-être n'y eut-on jamais<br />

songé, après les premières tentatives, si l'incendie n'avait démontré que les trois quarts de la ville, se<br />

trouvant privés d'eau, étaient exposés à être tôt ou tard dévorés par les flammes. Ce canal, dont les<br />

dépenses ont été payées par la vente des prises d'eau, est un des grands bienfaits de<br />

l'administration de sir Robert, qui fut soutenu dans l'exécution de cette entreprise par la<br />

protection du ministre bienfaisant dont le nom sera toujours prononcé avec amour et respect à<br />

Maurice, tant que la reconnaissance y sera regardée comme une vertu.<br />

C'est à cette même Proclamation que se rattachent l'établissement et l'institution des com-<br />

munes dont les hauts personnages que nous venons de citer désiraient doter Maurice. Le<br />

malheur voulut que déjà un systême d'opposition hostile aux actes du gouvernement se<br />

manifestât au sein des réunions, où quelques-uns de nos meneurs de 1832 faisaient l'essai de<br />

leurs forces et l'apprentissage de leurs talents dans l'art d'ameuter. Il en résulta que la question ne<br />

fut point envisagée sous le point de vue des bienfaits à venir qui devaient en être la conséquence<br />

pour le pays. On voulut immédiatement transformer l'institution en une Chambre des<br />

Communes à l'instar de celle d'Angleterre, sans songer que cette institution, créée d'hier à<br />

Maurice, n'avait ni les éléments, ni l'autorité du passé, ni même la connaissance des formes<br />

parlementaires. Cependant elle se maintint et marcha vers le but auquel elle tendait, tant que la<br />

confiance fut réciproque, et, jusqu'en 1818, ses discussions, ses actes furent empreints de<br />

modération et de prudence. On sait qu'une réponse du général Darling, dont les termes<br />

avaient été puisés au vocabulaire du radicalisme, fut la cause de sa suspension provisoire,<br />

qui devint définitive par un ordre en Conseil de S. M. Certes, le général Darling, dont nos<br />

radicaux actuels furent les amis, qui avaient provoqué et peut~être même rédigé la fameuse


éponse, n'était pas à 1'abri de grands reproches, et sa lettre à la Commune, an moment où le<br />

deuil s'étendait sur toutes les familles, est un acte qui l'accusera toujours aux yeux des<br />

colons et qui aurait déterminé son rappel immédiat, si la Commune, plus modérée, plus sage<br />

elle-même s'était envoyer sa lettre aux ministres de S.M. avec une pétition respectueuse. Il<br />

n'en fut pas ainsi. Un homme, que nous regrettons encore, avait pris un tel empire sur<br />

l'assemblée, que les membres, ennemis de toute mesure acerbe et violente, ne purent obtenir<br />

que la radiation des noms de Néron, de Robespierre appliqués dans la circonstance, pour<br />

désigner le représentant de S. M. Ils crurent avoir beaucoup fait, mais il restait encore tant de<br />

choses insultantes et déplacées, qu'elles suffirent pour amener sa suspension définitive.<br />

A la même époque fut créée une milice pour les patrouilles, dont les commandants des<br />

quartiers étaient les chefs. Si l'on veut connaître les bases de l'organisation de cette milice, le<br />

but qu'elle devait atteindre, les devoirs qui lui étaient imposés, on peut consulter la<br />

Proclamation du 17 septembre 1817 Tout avait été réglé par l'autorité, et ce corps armé, qui<br />

avait en main la force nécessaire pour rappeler efficacement au respect de l'ordre et pour maintenir<br />

la tranquillité, eût été certainement bien faible, s'il s'était avisé de vouloir empiéter sur le<br />

pouvoir. Nous verrons comment, en 1832, les conseillers du gouvernement commirent une<br />

grossière et dangereuse erreur en ne prenant aucune mesure afin de prévenir les abus et les<br />

inconvénients graves qui pouvaient résulter d'un corps armé sans règle fixe et dont les mouvements<br />

étaient abandonnés à l'arbitre et à la volonté du corps armé lui-même. Ce fut là une<br />

faute capitale. Le gouvernement fut vaincu, et les adresses de soumission et d'obéissance aux<br />

ordres des chefs militaires commandant les forces britanniques, furent évidemment reconnues<br />

pour de l'hypocrisie, puisque les volontaires n'obéissaient réellement qu'aux déterminations du<br />

comité de sûreté et à quelques audacieux de la trempe de celui qui, en écrivait à M. le secrétaire<br />

du gouvernement, lui donnait sa parole que les volontaires de Flacq et des autres quartiers du<br />

Vent n'entreraient pas en ville. Le bon billet qu'avait la Châtre! ....<br />

On dira, sans doute, que l'homme dont il est ici question fut assez puni par la<br />

détermination de S. M. qui l'a déclaré indigne d'occuper jamais aucun emploi dans les<br />

possessions britanniques, et que cette exclusion déclarée dans les Conseils du Roi, proclamée<br />

dans les gazettes, est une marque ineffaçable, imprimée sur son front et qui le signale comme un<br />

nouveau Caïn dont tout le monde doit fuir les regards et les reproches. Erreur! Cette marque à<br />

fait sa fortune, sa réputation, celle des siens, voire même celle de ses acolytes et de tous ceux<br />

qui ont marché sous sa bannière. On dirait que le gouvernement local s'est étudié, s'est appliqué<br />

de toutes ses forces à seconder, par ses attentions, les hommes de l'émeute de 1832 dans tous<br />

leurs projets, et à couvrir d'une large et éclatante réparation le tort que pouvait leur occasionner,


dans l'esprit des Mauriciens, la détermination des ministres. Il les a appelés partout, il les a<br />

entourés de son appui, de sa haute considération; il les a distingués entre tous et consultés, enfin<br />

il en fait les agents nécessaires de son pouvoir. Non content de prendre en main la défense de<br />

leur honneur, il s'est occupé de leur fortune, et, par une coupable et funeste condescendance, il<br />

a permis que leurs bureaux d'agence pour l'indemnité s'établissent dans les bureaux publics,<br />

afin d'accréditer cette opinion que leurs circulaires, imprimées et répandues en tous lieux, éma-<br />

naient de l'autorité. On juge de l'effet que devait produire une pareille tactique sur l'esprit de<br />

cette foule de petits propriétaires créoles qui, pleins de confiance, croyaient suivre les ordres du<br />

gouvernement, en apportant leurs coupons et, l'on peut dire, leur indemnité, comme Mama<br />

Rita, duns ce gouffre, où plus de 800 mille piastres sont devenues la pâture de cette espèce de<br />

vautours avides. Quand on nous a dit que les actes de ventes et de transactions ne seraient<br />

considérés que comme des avances de fonds, on voulait nous abuser, car ce serait aggraver par<br />

là le mal, au lieu de le réparer, et, à moins de nullités reconnues et déclarées telles par une cour<br />

de justice, le scandale qu'entraîneraient la cassation et la nullité d'actes privés ou publics passés<br />

ne confiance entre majeurs, serait bien plus grand et plus funeste que celle qu’on voudrait<br />

prévenir, voie facile et sûre lui était ouverte. En publiant cet acte, il n'avait qu'à prévenir les<br />

particuliers de se tenir en garde contre les piéges qu'on ne manquerait pas de leur tendre, et faire<br />

payer à Maurice toutes les sommes au-dessous de 4 à 500 livres sterling. On n'a point eu recours<br />

à ces mesures, et l'on a pris, au contraire, ici et à Londres, toutes celles qui étaient nécessaires<br />

pour annihiler, au détriment des malheureux, cette dernière ressource. Quatre commis à 50<br />

piastres par mois, établis dans les bureaux de l'Indemnité et chargés de mettre en règle les af-<br />

faires, auraient assuré plus de 800 mille piastres de gain aux habitants-propriétaires. Mais<br />

revenons.<br />

Après avoir étendu sur Maurice, pendant sept années, environ, les bienfaits du<br />

gouvernement le plus doux et le plus paternel, après avoir réglé diverses parties du service<br />

public, sir Robert crut sa présence nécessaire à Londres et il se détermina à y faire un voyage. Il<br />

fut remplacé par le général Hall, dont nos radicaux d'aujourd'hui s'étaient portés les auxiliaires.<br />

Arrivé avec des préventions très fortes contre la colonne, relativement à la traite, le général crut<br />

voir des noirs nouveaux dans tous ceux qu'il rencontrait au milieu des rues et, secondé par un de<br />

ses agents à collet rouge, qui portait moustaches en 1832, et n'était pas un des volontaires les<br />

plus tièdes du quartier où il avait élu résidence, il opérait des arrestations et des visites, le jour,<br />

la nuit, les fêtes, les dimanches. Cet homme répondait merveilleusement à la confiance du<br />

général qui est devenu furieux dans les derniers temps, s'en prenait à tous ceux qu'il rencontrait<br />

sur sa route, magistrats ou autres, brisait tout avec son épée, laissait mourir Cuvillier en prison,<br />

et, dominé par une affligeante monomanie, multipliait, avec ou sans formes légales, les


poursuites et les emprisonnements. Homme peut-être nécessaire aux temps de troubles, où il<br />

faut de la force et du caractère pour réprimer, le nouveau gouverneur était au-dessous des hautes<br />

fonctions de premier magistrat, dans l'état où se trouvait Maurice à son arrivée. La colonie<br />

venait de passer par un gouvernement dont les actes portaient tous un caractère frappant de<br />

bienveillance et de mansuétude, dont l'action féconde, quoique inaperçue semblait s'identifier<br />

avec l'esprit pacifique des habitants; comment n'aurait-elle pas été froissée et frappée<br />

d'épouvante en voyant ses libertés et ses privilèges garantis par ses lois foulés aux pieds sans<br />

règle et sans mesure? Que les intentions du général aient été pures, c'est ce que nous n'avons pas<br />

à examiner; qu'il ait voulu couper d'un seul coup la tête de l'hydre qu'il avait créée dans son<br />

imagination, et cela, pour faire cesser, une bonne fois, comme il le disait, le commerce de la<br />

traite, peu nous importe. Il reste toujours à constater ce fait, que la brusque substitution d'un<br />

régime de violence au système de douceur dont on avait senti les avantages, jeta des germes<br />

puissants de désaffection au cœur des habitants, et que les moyens employés par le général pour<br />

arriver à son but, étaient tout-à-fait illégaux. Au reste, là gît la cause de son rappel.<br />

Mentionner quelques-uns de ses actes, ne sera pas chose déplacée, dans un écrit destiné à<br />

faire connaître les évènements survenus à Maurice, soit qu'ils l'aient troublée ou ruinée, sait<br />

qu'ils aient contribué au calme et à la prospérité dont elle a joui. Sir Robert était parti avec les<br />

témoignages les plus flatteurs de la reconnaissance coloniale. Son éloignement de l'île produisit<br />

sur la population le même effet que la mort d'un de ses prédécesseurs, le général Malartic,<br />

d'heureuse mémoire. Tous les deux, avec des formes douces dans leur administration,<br />

possédaient assez d'énergie et de force de caractère pour réprimer l'audace et l'insubordination.<br />

Quand retentit le coup de canon qui annonçait la mort du général Malartic, toute la population<br />

accourut au Gouvernement, plaintive et désolée, pour contempler encore une fois son<br />

gouverneur avant de le perdre pour toujours. Il en fut de même au départ de sir Robert: la ville<br />

entière et une partie des campagnes le suivirent sur le port, et les exclamations de la foule émue<br />

l'accompagnèrent jusqu'à bord du navire qui devait l'emporter, et où bientôt il reçut<br />

successivement la visite d'une députation de la Commune et celle du Commerce et des<br />

principaux habitants.<br />

Le début du général Hall, clans sa carrière administrative à Maurice, sembla peu propre à<br />

lui faire conquérir de pareils suffrages et des preuves aussi frappantes d'attachement. Habitués<br />

que nous étions, dans les levers et les visites d'apparat, à approcher le gouverneur, à converser<br />

avec lui, nous dûmes nous sentir un peu blessés en voyant l'espèce d'obligation imposée aux<br />

visiteurs d'entrer par une porte et de sortir par l'autre en saluant le nouvel astre. Ce mode de<br />

réception, cette manière affectée de nous tenir à distance respectueuse et d'établir une ligne


profonde de démarcation entre l'administrateur et les administrés, révolta l'amour-propre des<br />

habitants qui, depuis la Prise, avaient joui, dans toutes les réunions, de la faveur de voir et<br />

d'aborder les autorités. Le sentiment peu favorable, né de cette étiquette désobligeante, se<br />

fortifia chez les colons, sous l'influence des évènements ultérieurs.<br />

Le systême monétaire avait fixé à peu près les remises au pair, même à bénéfice, tant<br />

sur France que sur l'Angleterre. Les traites qui se soutenaient le mieux, étaient les traites sur<br />

l'Inde; elles étaient à 22 pour cent de prime en papier, et celles sur Londres de 22 à 23,<br />

la livre sterling étant calculée à 4 piastres. Les vins, même ceux du Cap, se vendaient cher;<br />

celui de Bordeaux de 50 à 60, celui du Cap à 16 piastres la velte et le vin de caisse de 7 à 8<br />

piastres la douzaine. Le riz était à 4 piastres; le sucre de 6 à 8 piastres le cent; le gérofle de 7<br />

à 8 francs la Livre; le coton à 4 francs; l'indigo de 10 à 15 piastres et le bois d'ébène de 20 a<br />

22 francs le cent. En décembre de la même année 1817 les riz tombèrent à 34 et 35 piastres<br />

le sac. C'est à l'ordre établi pour la vente des traites qu'était dû ce résultat favorable dans les<br />

affaires commerciales. Lorsque le papier était rare sur la Place, on vendait les traites en<br />

espèces, et quand la pénurie de ces dernières se faisait sentir, on vendait: en papier. Les<br />

paiements pour les entreprises du gouvernement éprouvaient-ils du retard, on les accélérait;<br />

les versements ainsi opérés au fur et à mesure ramenaient la facilité dans les paiements. Ce<br />

systême, calculé sur les besoins et les intérêts du pays, et que l'expérience avait fait juger<br />

nécessaire, ne plut pas au général. Un nouveau prêt à la Banque avait été arrêté par sir Robert;<br />

il fut refusé, ou, du moins, proposé remboursable en février, et nous étions en décembre.<br />

Chaque jour les entraves et les inquiétudes augmentaient, et les malheureuses affaires de<br />

traites, et les arrestations journalières n'étaient certes pas de nature à guérir le malaise général<br />

de la colonie.<br />

Nous allons parcourir la série des actes qui signalèrent l'administration de major-<br />

général, et peut-être tirerons-nous cette conséquence que les gouvernements trop énergiques,<br />

trop inexorables, et les gouvernements trop faibles entraînent les mêmes résultats funestes: les<br />

uns, par l'emploi d'un systême de terreur abattent les hommes et compriment chez eux tout<br />

élan, toute généreuse émulation; les autres les rendent turbulents et audacieux par l'impunité.<br />

Ce n'est pas, au moins, que nous soyons partisan de ce qu'on appelle le juste-milieu, systême<br />

bâtard, improductif et qui est, en politique, ce qu'est l'indifférence en matière religieuse; non,<br />

mais nous avons cette conviction profonde que, lorsque dans le gouvernement des peuples, on<br />

s'écarte des principes et des règles fondées sur Décembre 1817 arrivait à sa fin. Les paiements<br />

étaient toujours difficiles et ils le devinrent davantage par le refus de continuer le prêt à la<br />

Banque. Cette rareté de numéraire en circulation, ou d'un autre représentatif avait maintenu


les traites et les espèces à un taux raisonnable pour ceux qui avaient besoin de remises; mais<br />

les effets de commerce ne se payaient qu'en renouvellement ou en échange de valeurs a<br />

terme l’année ou par une mesure du major-général qui ne démentait nullement les actes qui<br />

avaient précédé le 1e janvier. Tous les bâtiments Hambourgeois, Danois, Américains et<br />

Français furent saisis dans le port, sous prétexte qu'ils étaient en contravention aux lois de la<br />

navigation. Ce fut par l'intermédiaire du commandant des forces maritimes, capitaine que<br />

cette saisie s'opéra; le gouvernement ne voulut pas s'en mêler, malgré les vives réclamations<br />

du commerce. Appelé à juger cette affaire, son honneur Georges Smith se déclare<br />

incompétent et, quelques jours après il est destitué ainsi que le colonel Draper, collecteur des<br />

douanes. Cependant les noirs sont relâchés. Le commissaire-général Young, suspendu, passe<br />

devant la Cour Martiale où il est acquitté. Suspendu de nouveau, peu de temps après, il se rend à<br />

Londres et revient à Maurice réintégré dans ses fonctions. Telles sont les conséquences immé-<br />

diates auxquelles donna lieu l'étrange mesure du gouverneur.<br />

Vers le mois de février, il parut pourtant se radoucir un peu. Le prêt à la Banque fut<br />

accordé remboursable par 20,000 piastres, en avril, mai, juin, juillet et août. En outre, il permit<br />

à la Banque de faire, pendant trois mois, une émission de 50,000 piastres par mois; enfin, il<br />

continua les avances pour le canal Bathurst. Ces trois faveurs furent accordées, les deux<br />

premières à la demande du commerce et la troisième à la sollicitation de la Commune. Quelques<br />

règlements furent aussi publiés con': cernant les boulangeries, les boucheries et la pêche, en<br />

vertu desquels la Commune resta chargée de fixer, tous les ans, le prix des objets de<br />

consommation provenant de ces trois sources. Un petit incident vint marquer la journée du 22<br />

février. Un jury, présidé par le major-général pour juger l'affaire du St-Jean, arrêté pour cause<br />

de traite, ayant déclaré qu'il n'y avait lieu à suivre, le major se leva et déclara à son tour, en<br />

pleine assemblée, qu'à l'avenir, il saurait bien épargner au tribunal la peine de se réunir. Ce<br />

fait accuse le caractère violent et despotique du gouverneur, caractère qu'à cette époque met<br />

encore en relief l'appel devant la Cour Martiale du trésorier Hook et l'arrestation, à la<br />

Savanne, de Monneron, que l'on accusait d'avoir recueilli des noirs nouveaux.<br />

Nous étions au 26 février, et, comme on le voit, ce qui s'était passé pendant les deux<br />

premiers mois de l'année n'était pas propre à rassurer le pays sur le gouvernement du majorgénéral.<br />

Ce fut dans ces circonstances qu'une affreuse catastrophe vint nous surprendre. Le<br />

28, à quatre heures, le temps s'annonça mauvais, et, vers neuf ou dix heures du soir, un<br />

affreux coup de vent éclata. Que de pertes! Que de ruines en quelques instants! Il serait trop<br />

long et trop douloureux de signaler en détail les malheurs dont cet épouvantable sinistre<br />

frappa la colonie. Qu'il suffise de savoir que tous les bâtiments furent jetés à la côte, les


vivres perdus, les habitations ravagées, des maisons renversées, des hommes noyés et la<br />

population fut encore une fois exposée à la famine!.. Dès le lendemain, la Commune, réunie,<br />

vota et rédigea une adresse au major-général; elle y indiquait les mesures à prendre et s'offrait<br />

pour seconder les intentions du gouvernement dans les moyens qu'il jugerait nécessaire de<br />

mettre en œuvre pour remédier aux calamités qui venaient de fondre sur le pays. Le 3 mars,<br />

pendant que chacun s'occupait du soin de réparer les désastres de la nuit du Ier, le major avait<br />

mis ses limiers en campagne et surtout le volontaire de 1832, l'homme au collet rouge, pour<br />

aller à la recherche des .noirs nouveaux et à la chasse des hommes soupçonnés de se livrer à<br />

la traite. Plusieurs individus furent arrêtés et envoyés à Londres. M. Cuv mourut en prison,<br />

et M. D ..... resta sous cautionnement; les autres n'ont plus reparu que clandestinement dans<br />

la colonie.. Maurice s'intéressait peu à ces hommes-là, et si les plaintes retentirent longtemps,<br />

c'est que toutes les formes avaient été violées indignement à leur égard, et qu'avec cette<br />

manière de gouverner, ce systême expéditif en fait d'arrestations, personne réellement n'avait<br />

le droit de se croire tranquille.<br />

La réponse du major-général à l'Adresse de la Commune, du 2 mars, est un monument<br />

trop précieux, pour que nous la passions sous silence. Qu'un visir, dans sa colère, en eût écrit<br />

une semblable, cela pourrait à toute force se concevoir; mais qu'un gouverneur britannique au<br />

milieu d'un désastre comme celui que le major-général avait sous les yeux, se joue, pour ainsi<br />

dire, des calamités et de l'affliction de la colonie, et réponde ironiquement à la Commune<br />

qu'au lieu de lui décrire d'une manière pathétique les malheurs du pays, elle ferait beaucoup<br />

mieux de mettre un terme au commerce infâme de la traite: voilà certes une monstruosité<br />

sans exemple dans les annales britanniques. De quoi vous plaignez-vous, écrivait-il? Des<br />

coups de vent? Vous êtes plus heureux que les colons des Antilles, car ils en éprouvent tous<br />

les ans. - Vous craignez la disette ? Ouvrez des souscriptions pour faire venir des vivres et<br />

secourir les malheureux; ou bien encore ouvrez les magasins de vos monopoleurs, et les riz<br />

ne manqueront pas. - En terminant, le major invitait la Commune à garder ses avis pour elle<br />

.... Quelle tendre sollicitude! Quel respect des convenances!!<br />

Le 15 mars, les traites sur Londres étaient à 24 pour cent en papier; les roupies-sicca se<br />

vendaient de 6 à 6 112 de prime, la piastre d'Espagne 20 pour cent; (elles sont à 14 en 1837)<br />

; et les traites sur France se négociaient à 4 livres 16 sous la piastre courante. On s'aperçut,<br />

dans les paiements, de l'influence qu'exerçaient sur les affaires de la place les mesures sur<br />

lesquelles s'appuyait avec persévérance le général. Des représentations furent faites à cet égard:<br />

ce fut en vain. Les meilleures maisons ne payaient plus; chacun resserrait ses fonds dans<br />

l'attente d'un changement prochain. Glissons rapidement sur les faits. Le 10 mai, le procureur-


général eut une altercation assez vive avec le gouverneur, au sujet d'un noir arrêté chez M.<br />

Meslier, à Flacq. - Affaire Bourgine et Froppier. Rien de bien saillant ne se passe jusqu'au 4<br />

juin, jour de la fête du Roi. Peu de monde au lever du gouverneur. Son honneur G. Smith<br />

donne un grand dîner où se trouve tout l'état-major de M. de Frécinet, ainsi que le respectable<br />

abbé de Quelen, aumônier de la Gabarre. A ce dîner, nous ne vîmes figurer aucun de nos héros<br />

du jour, trop jeunes alors; mais eussent-ils été plus avancés en âge, qu'ils seraient allés où<br />

allèrent, ce jour-là, ceux qui, quelque temps après, signèrent l'Adresse au général Darling. Le<br />

lendemain, le Procureur-Général fut suspendu; c'était sans doute pour le punir d'avoir assisté au<br />

dîner de la veille.<br />

Cependant les espèces ni le papier ne circulaient plus; les paiements ne s'effectuaient<br />

qu'en échange de billets, et, le plus souvent, en renouvelant les échéances avec les mêmes<br />

signatures. Dans ces déplorables conjonctures le commerce fut exempt de reproches; aucun<br />

négociant ne profita de la triste position de la Place pour spéculer sur les évènements et sur la<br />

gêne qu'on éprouvait; si de 1830 à 1835 le contraire est arrivé, c'est que nous avons eu des<br />

députés, des colonels, des volontaires, des sauveurs et des émeutes; des places à donner, une<br />

indemnité à dévorer, des débiteurs insolvables à enrichir et à réhabiliter, un barreau rapace à<br />

satisfaire, et par-dessus tout les anciens propriétaires et capitalistes à dépouiller.<br />

Une descente s'effectue à Belle-Ombre. Blancard est destitué de sa place de<br />

commissaire-civil de la Savanne. Enlèvement des registres de Bradshaw à l'enregistrement des<br />

esclaves, par le major-général. - Les arrestations continuaient. Le Collet Rouge, enragé<br />

volontaire en 1832, redoublait de zèle et d'efforts pour exécuter, dans toute leur rigueur, les<br />

ordres du général dont il était l'agent, l'espion et le satellite. Ce serait vraiment quelque chose de<br />

curieux pour ses amis et pour ses collègues que de leur montrer cet homme, alors qu'il opérait<br />

des visites domiciliaires, accompagné de noirs de police et d'un détachement de troupes. En<br />

l'observant dans les diverses phases de sa vie, en 1818, en 1832 et aujourd'hui, on parviendrait<br />

aisément, d'après lui, à justement apprécier toute la clique dont il est un des membres influents.<br />

Abuno disce omnes : Par un seul connaissez-les tous.<br />

A la fin de novembre 1818, les piastres d'Espagne se vendaient à 30 pour cent en papier,<br />

toujours à 4 piastres la livresterling; les autres espèces avaient une valeur en proportion. On<br />

gémissait toujours sous un systême de terreur et c'était à chaque instant nouvelles visites do-<br />

miciliaires, nouvelles arrestations. Enfin, les plaintes qui éclataient de toutes parts furent en-<br />

tendues à Londres, et l'on y fit justice. Le major-général fut rappelé et remplacé le 18 décembre<br />

1819, dans le commandement de l'île, par le colonel d'Alrymple. On respira. Le premier acte du


colonel fut de réintégrer, dans leurs fonctions respectives, le procureur-général et le collecteur<br />

des douanes.<br />

Si la conduite administrative du général Hall a été généralement blâmée, c'est qu'elle<br />

méritait de l'être. Ses manières empreintes de rudesse étaient celles d'un visir, et toujours il se<br />

croyait à la tête de ses grenadiers ou de ses sapeurs. Quelques règlements sur les corvées, sur la<br />

bienfaisance et sur quelques autres parties de l'administration lui sont dus; mais pendant la<br />

durée de son court gouvernement, il se montra plus occupé du soin de rapporter les loi, de<br />

son prédécesseur que d'en proclamer de nouvelles; démolir sans réédifier, tel fut, en général,<br />

le caractère de son administration. Quant à la traite, il la voyait partout, ainsi que nous<br />

l'avons dit; l'idée qu'on pouvait s'y livrer, avait tellement grandi dans son imagination,<br />

qu'elle s'était pour ainsi dire transformée en une monomanie véritable. Une illusion, une<br />

ombre, une chimère devenait pour lui une effrayante réalité, dès qu'il s'agissait de traite, et,<br />

sous ce rapport, il ne ressemblait pas mal à Don Quichatte, toujours prêt à combattre des<br />

moulins à vent, croyant voir clans chacun d'eux autant de chevaliers armés de toutes pièces.<br />

Après cela rendons-lui justice. Raisonnant bien une affaire, il en saisissait parfaitement<br />

l'esprit; mais qu'un incident inattendu vînt toucher la fatale corde du trafic des noirs, et ce<br />

n'était plus le même homme; il perdait de vue la question principale pour se cramponner à<br />

l'accessoire et se perdre au milieu d'un déluge de suppositions sans fondement. Ennemi de<br />

sir Robert et de tous ceux qui avaient contribué au bonheur et à la tranquillité du pays,<br />

chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, il rabaissait les talents administratifs du premier, et<br />

tourmentait, destituait les autres, par cela seul qu'ils lui étaient restés attachés. Un pareil<br />

gouverneur l'on pouvait bien parvenir à se faire craindre, mais non pas à se faire aimer. Son<br />

rappel fut regardé comme un bienfait.<br />

Le dernier acte du colonel d'Alrymple fut de réintégrer dans ses hautes fonctions de<br />

commissaire de la justice, M. Georges Smith. Après avoir réparé, autant que possible, le mal<br />

dont l'administration de son prédécesseur avait été la source, après avoir rassuré les esprits sur<br />

les intentions futures de la métropole, le colonel fut remplacé, le 6 février 1819, par le général<br />

Darling.<br />

SOMMAIRE.


LE GÉNÉRAL DARLING - SES PREMIERS ACTES. - SA LETTRE A LA COMMUNE LORS DE L 'INVASION DU<br />

CHOLÊRA DANS L'ÎLE. - CE QUE FUT L'ADMINISTRATION DES GÉNÉRAUX HALL ET DARLING ET CE<br />

QU'ELLE AURAIT DUÈTRE. - FAUTES DU GOUVERNEMENT ANGLAIS. HOMMAGE RENDU.<br />

L'ADMINISTRATIOS DE SIR ROBERT. - COMMENT LES HOMMES DE 1832 AURAIENT AGI A SA PLACE. -<br />

COUP-D'OEIL SUR L'ÉTAT ACTUEL DES CHOSES. - LES CRÉANCIERS ET LES DÉBITEURS. SIR LOWRY-<br />

COLE. - PARALLÈLE ENTRE PLUSIEURS GOUVERNEURS DE MAURICE. - DERNIÈRES MESURES DE SIR<br />

RODERT. - LE GÉNÊRAL DARLING LUI SUCCÈDE; IL EST LUI-: MÈME BIENTÔT REMPLACÊ PAR LE<br />

GÊNÊRAL LOWRY-COLE. - CARACTÈRE DE CE DERNIER.SON ZÈLE ET SES SOINS POUR LA PROSPÉRITÉ<br />

DE LA COLONIE. - UNE ÉMEUTE. - INSULTE FAITE AU THÉATRE A L'HABIT NATIONAL. - LES IDÊES SUR<br />

L'AMÉLIORATION DE L'ÉTAT DES ESCLAVES JETTENT DES INQUIÉTUDES DANS LES ESPRITS. - A CETTE<br />

OCCASION, UN COMITÉ, APPELÉ DEPUIS COMPTE COLONIAL, ET , PLUS TARD, COMITÉ DE SURETÉ EST<br />

ETABLI. -SON BUT. - IL PREND UNE FAUSSE DIRECTION. - SIR LOWRYCOLE EST REMPLACÉ PAR SIR<br />

CHARLES COLVILLE. MOTIF DES REGRETS QU'IL FUSSE APRÈS LUI. - SIR COLVILLE SUIT LE SYSTÈME<br />

ADMINISTRATIF DE SIR ROBERT ET DE SIR LOWRY-COLE. - DIFFICULTÉ DE SA POSITION. - ODIEUSE<br />

TENTATIVE DE LA FACTION PERTURBATRICE- ON S'OCCUPE AVEC ZÈLE DES INTÉRÈTS DES ESCLAVES<br />

ET L'ON ABÂNDONNE CEUX DES MAÎTRES. - UN CONSEIL LÉGISLATIF EST ÉTABLI. PRÉLUDES Â DES<br />

TROUBLES GRAVES. - UN DÉPUTÉ. MOYENS DONT LES MENEURS SE SERVENT POUR CORROMPRE<br />

L'ESPRIT PUBLIC. - EFFET PRODUIT A MAURICE PAR LA RÉVOLUTION DE 1830 EN FRANCE.


CHAPITRE VI.<br />

SOUS DES formes plus douces que le général Hall, le général Darling avait, comme lui,<br />

de la raideur dans le caractère, une volonté qui ne pliait jamais et qui le poussait à la colère dès<br />

qu'il rencontrait la moindre opposition. Sa lettre à la Commune, alors que le choléra décimait<br />

l'île et la plongeait dans le deuil, est un monument qui l'accusera toujours. Jamais agression ne<br />

fut plus injuste, et nous ne concevons pas encore comment le colonel Dumaresq ne fit pas tous<br />

ses efforts pour l'empêcher, lui que l'on consultait souvent et qui connaissait les mœurs et le<br />

caractère des habitants de la colonie.<br />

Le curateur qui avait été suspendu par le général Hall, fut replacé d'ordre du secrétaire<br />

d'État au département des colonies. Des proclamations ayant pour but de régler les fabriques des<br />

paroisses, les recensements et les guildives, les pêches et les corvées, furent aussi publiées par<br />

le général. Sur ces entrefaites, le Choléra-Morbus se déclare, d'abord au Port-Louis et, vers le 15<br />

décembre, il envahit l'île entière. Aussitôt le général prend des mesures pour suspendre les<br />

paiements jusqu'au 1 er juin 1820. Le port devient désert, la consternation, la mort et le deuil se<br />

répandent partout; à bord de la frégate la Topaze, toujours stationnée dans le trou Farifaron,<br />

sévissait le terrible fléau qu'elle avait apporté du Bengale, car tous les efforts tentés par le<br />

général, afin de détruire ce fait, ne purent justifier l'imprévoyance du gouvernement local qui,<br />

sans égard pour les lois sanitaires, laissait descendre les officiers de marine au Grand-Port, ou<br />

ailleurs, sans les soumettre à la visite, sans exiger de rapport de la Commission sanitaire, et cela<br />

pour avancer de six heures l'arrivée des dépêches au Port-Louis! Certes, le cas était grave, et le<br />

général sentit combien sa position était difficile! Aussi ne trouva-t-il d'autre moyen de se<br />

soustraire an danger imminent qu'il courait, qu'en rattachant à la traite et au choléra les plaintes<br />

et les cris que toute la population faisait éclater. Qu'on lise sa lettre à la Commune, et l'on verra<br />

si elle n'est pas calquée sur celle qu'écrivit le général Hall, après le coup de vent dont nous<br />

avons parlé. C'est, disait-il, pour vous livrer plus aisément et sans risque à la traite, que vous<br />

sollicitez l'éloignement de la frégate et que vais acceptez et publiez partout que c'est elle qui a<br />

introduit l'épidémie. Vous feriez beaucoup mieux de vous occuper avec moi de détruire ce<br />

commerce infâme que de passer votre temps ù me tracer les mesures que j'ai à prendre! Certes,<br />

l'obéissance, sans être aveugle et dégénérer en servilité honteuse, doit aller loin pour des sujets<br />

fidèles, et nous n'avons pas été les derniers à en faire comprendre le besoin à tous les gouvernés;<br />

mais il est des bornes au-delà desquelles il devient permis au citoyen le plus dévoué, au plus<br />

rigide observateur de ses devoirs, d'élever la voix. La Commune fit entendre la sienne, peut-être


sans mesure, mais non pas sans motifs; car elle fut provoquée, et, pour ainsi dire, excitée à la<br />

lutte, par l'attaque véhémente lancée contre elle par le général.<br />

Coups de vent, visites domiciliaires, arrestations, emprisonnements des citoyens,<br />

suspensions et destitutions des employés du gouvernement qui avaient montré le plus<br />

d'attachement au pays et qui étaient les plus attachés de cœur et de souvenir au maintien des<br />

institutions de sir Robert; choléra-morbus , poursuites, vexations, suppression des<br />

Communes: tels furent les évènements qui ont signalé l'administration des deux généraux<br />

placés, dans le gouvernement de l'île, entre sir Robert et sir Lawry-Cole. Avec moins de<br />

rudesse dans les manières que le général Hall, le général Darling n'avait pas plus que lui les<br />

qualités réclamées par l'époque à laquelle il est venu, afin d'assurer à la colonie la jouissance<br />

de cette tranquillité d'esprit, de cette sécurité dont elle avait besoin, pour sa prospérité et pour<br />

les améliorations intérieures, premier vœu du gouvernement britannique. Les idées de<br />

progrès répandues par sir Robert furent arrêtées dans leur marche, et elles seraient peut-être<br />

mortes en germe sous l'étreinte d'une déplorable opposition, si ces deux gouverneurs<br />

n'eussent pas été remplacés successivement par deux hommes qui s'emparèrent, afin de le<br />

continuer, du système dont sir Robert avait fait un si noble et si avantageux usage pour le<br />

pays. Sans doute, la force est le premier besoin d'un gouvernement; mais il est nécessaire que<br />

cette force soit réglée, soit intelligente; si elle se présente aux peuples comme un torrent qui<br />

brise, déracine et emporte tout dans sa course impétueuse, plutôt que comme une digue contre<br />

les passions humaines et les écarts qui en sont souvent la suite, elle devaient brutale et<br />

dangereuse. Punir les crimes est une nécessité imposée à tous les gouvernements : c'est pour<br />

cela qu'ils ont l'épée; mais il est mieux encore de les prévenir. Donnez un peu moins de liberté<br />

aux hommes pour avoir moins de châtiments à infliger. Tel aurait dû être le système des<br />

généraux Hall et Darling.<br />

Le gouvernement anglais a fait fausse route, surtout depuis 1830, relativement à<br />

Maurice. Frappé de l'idée de l'émancipation, il a tout supporté: railleries, insultes, révoltes,<br />

mépris public. Ses premiers agents ont été livrés à l'opprobre et leur vie a été mise en péril; les<br />

couleurs et l'habit national ont été foulés aux pieds et ce qui est à peine croyable, c'est que les<br />

récompenses et les honneurs out été partages entre tous sans distinction aucune. En vérité, c'est<br />

tenir bien peu de compte du bon sens public, c'est avoir une bien faible idée du mérite et de la<br />

vertu des hommes, que de les traiter de la même manière, qu'ils soient innocents ou coupables.<br />

Il y avait plus de logique et de franchise à une époque d'horrible mémoire pour nous; le vice<br />

triomphant avait détrôné la vertu: force était à celle-ci de se soumettre et de mourir. Mais<br />

aujourd'hui, sous le gouvernement le plus juste, voir placés sur la même ligne les hommes


fidèles et les renégats, les opprimés et les oppresseurs; voir la révolte, non seulement jouir de<br />

l'impunité, mais asseoir sa puissance, mais recueillir fortune, emplois, distinctions, voilà ce<br />

qu'un jour la métropole aura de la peine à comprendre, et voilà pourtant ce qui a eu lieu.<br />

Dût-on traiter de paradoxe ce que nous allons dire, nous dévoilerons ici toute notre<br />

pensée, parce qu'elle prend sa source dans une conviction intime acquise par l'expérience.<br />

Admis à presque tous les conseils de sir Robert et de quelques-uns de ses successeurs, témoin,<br />

souvent même agent de tout ce qui s'est fait à cette époque, nous sommes en état, plus que per-<br />

sonne, de juger quelle était la marche du gouvernement, d'abord relativement aux deux<br />

colonies, ensuite en ce qui concerne particulièrement Maurice. Bourbon devait avoir des<br />

capitaux que Maurice ne possédait pas en 1810. Ses cafés, ses gérofles, ses cotons et ses grains<br />

qu'il exportait dans notre île et pour lesquels (principalement les cafés et les gérofles), il ne<br />

voulait recevoir que des piastres d'Espagne, devaient avoir amoncelé dans la colonie une somme<br />

d'argent énorme. Aussi, bien qu'il n'ait profité que des quatre ou cinq dernières années de la<br />

Prise, ses progrès dans les voies de prospérité ont été à peu près égaux à ceux de Maurice. Or, si<br />

l'on ajoutait toutes les sommes que cette dernière île à absorbées, tant celles que le gouvernement<br />

a dépensées alors et avancées depuis, que celles que les premières maisons anglaises ont perdues,<br />

on arriverait à former un capital d'une valeur extraordinaire. Nous disons donc que, si à l'époque<br />

de la capture, Maurice et Bourbon n'avaient pas été administrés par le gouverneur qu'elles ont eu,<br />

jamais leur prospérité n'eût enfanté les prodiges que nous avons sous les yeux. Bourbon, nous<br />

l'avons dit, devait être en mesure de disposer d'un capital assez fort; Maurice, au contraire,<br />

n'avait rien que ses bras, ses terres et son port; mais tout cela était comme un vaisseau à l'ancre<br />

qui dépérit et se ronge pour ainsi dire lui-même. Les capitaux disponibles restaient dans les portefeuilles;<br />

ils étaient représentés par un sol et des bras produisant à peine de quoi couvrir les<br />

dépenses qu'ils occasionnaient. Jamais liquidation n'eût été possible sans l'évènement de la Prise,<br />

et sans le concours de l'homme choisi par lord Minto, pour donner la vie à cette masse inerte,<br />

attendant que la voix d'un homme et d'un gouvernement supérieurs vînt lui dire: lève-toi et<br />

marche! .. Cette voix fut celle de sir Robert approuvé et secondé par son gouvernement. Que<br />

l'on suppose à sa place un gouverneur militaire, lors du retrait du papier; avec les meilleures<br />

intentions, de la droiture dans le cœur et dans l'esprit; avec cette bravoure et cette loyauté qui<br />

font le caractère dominant de l'armée anglaise, aurait-il pris sur lui de s'occuper efficacement de<br />

questions en dehors de sa spécialité, étrangères à son état, à son éducation, à ses études<br />

habituelles? Il aurait été bon, juste, ami de ses devoirs; mais jamais il n'eût tenté ce qu'un<br />

administrateur habile et qui prévoit les résultats futurs de ses conceptions, ose entreprendre.<br />

Nous savons qu'il y av:tit un moyen plus expéditif que celui dont sir Robert fit usage, et les<br />

hommes qui nous dirigent, depuis 1832, n'auraient pas manqué de l'employer dans une situation


pareille: c'était de laisser faire, de discréditer de plus en plus le papier en circulation ,de le<br />

réduire à zéro et de poursuivre devant les tribunaux pour le paiement immédiat en espèces de<br />

tous les engagements; c'était de contraindre la banque à manquer, de s'emparer de son<br />

portefeuille et de se charger du retrait de son papier, en exigeant de ses débiteurs le<br />

remboursement de leurs billets en espèces. Nos hommes auraient appelé cela une opération de<br />

finance dans l'intérêt de la colonie, comme ils ont appelé plus l'opération relative à l'indemnité<br />

un sacrifie à la chose publique, une affaire conçue dans l'unique but d'être utile aux pauvres<br />

Mauriciens; ce qui n'empêchait pas qu'avec les retures, clems, contre-réclamations et autres<br />

termes de grimoire, incompris des neuf-dixièmes de la population, on les dépouillait de la<br />

moitié au moins du montant de ce qui leur revenait. Ce n'est pas de cette manière que sir Robert<br />

et ses conseils envisageaient le service qu'ils allaient rendre au pays en le débarrassant d'un<br />

papier qui perdait 40 pour cent de sa valeur en espèces, et près de 50 pour cent contre les<br />

piastres d'Espagne.<br />

Deux Proclamations du 26 septembre déterminent le mode et l'époque des<br />

remboursements qui doivent avoir lieu de six mois en six mois. Le papier en circulation, dit l'un<br />

de ces arrêtés, devra être remplacé par un autre qui sera reçu dans les caisses publiques aussi<br />

longtemps que la Banque tiendra aux engagements qu'elle a pris d'opérer les remboursements<br />

ainsi et de la manière convenue entre elle et le gouvernement. Chacun tint parole; le papier fut<br />

retiré sans perte, les paiements en espèces reprirent et la banque effectua sa liquidation en<br />

payant intégralement en espèces tout son papier en circulation. Personne ne put se plaindre; s'il<br />

y eut des pertes, la banque les supporta en faisant venir, à grands frais, ou en achetant les<br />

monnaies de l'Inde, qu'elle se procurait au moyen des traits du gouvernement ou avec les<br />

premières valeurs de son portefeuille.<br />

C'est peut-être l'opération la plus simple qui jamais ait été imaginée en finance; mais<br />

telle qu'elle est, elle accuse dans celui qui l'a conçue et dans ceux qui en établirent les bases,<br />

une connaissance profonde des hommes au milieu desquels ils allaient opérer. Le gouverneur<br />

avait une telle confiance clans ceux qui l'entouraient, qu'il regardait leur influence comme<br />

devant seule amener la réussite de son projet; et sans doute cette influence était nécessaire,<br />

puisque, vivant parmi leurs concitoyens, capitalistes ou négociants, ils pouvaient les<br />

tranqnil1iser sur les résultats de la mesure. Mais avouons-le franchement : l'amour que l'on<br />

portait au gouverneur, la confiance sans bornes qu'il avait su inspirer pendant le cours de sa<br />

longue administration, eurent plus d'empire que tous les hommes sages dont il était entouré, et<br />

c'est à lui que revient tout l'honneur de cette opération. Voilà pourtant l'administrateur' que nos<br />

héros de 1832 ont insulté dans leur feuille, tandis qu'ils distribuaient des éloges et votaient des


écompenses en faveur de ceux qui avaient mis ou laissé mettre au pillage nos propriétés et no-<br />

tre indemnité! Il arrive malheureusement des époques où les sociétés tombent, comme les<br />

hommes, dans un état d'ivresse profonde; alors, comme eux aussi, leur vue se trouble, leur<br />

intelligence s'épaissit, leur langage incohérent n'est plus qu'une suite de divagations déplorables.<br />

Elles ne savent plus ce qu'elles disent, ni ce qu'elles font. Notre petite île offre à cet égard un<br />

grand et mémorable exemple. Cette ivresse, le gouvernement l'a éprouvée. Il a permis que ses<br />

sujets les plus fidèles fussent pillés au profit de la révolte; il a déconsidéré ses meilleurs amis,<br />

pour distinguer et appeler au pouvoir des ennemis pris les armes à la main et assez audacieux<br />

pour lui dicter les lois; il a fait entrer dans ses conseils des hommes perdus de dettes, placés<br />

sous le coup de la justice, ou enrichis par des atermoiements ou des transactions ruineuses pour<br />

leurs créanciers.<br />

On va répondre sans doute: Pourquoi ces atermoiements, pourquoi ces transactions, si<br />

elles étaient contraires aux intérêts des porteurs de titres? Pourquoi? C'est que des compères,<br />

des femmes, des neveux ou des beaux-frères et la chicane surtout se présentaient avec des<br />

privilèges, des subrogations passées au temps de nos troubles, à l'insu des créanciers légitimes,<br />

et qu'ils menaçaient de tout prendre. Force était bien alors de transiger et de recevoir ce que l'on<br />

offrait. Voilà la source de ces fortunes scandaleuses bâties sur les ruines d'honnêtes familles, et<br />

qui donnent à ceux qui les possèdent, sinon l'estime publique (car il n'y a que le gouvernement<br />

qui se soit mépris à ce point), du moins de l'influence sur les masses. Mais la Justice! la Justice!<br />

hélas! Elle aussi était fascinée par l'ivresse, aveuglée par l'encens que la chicane faisait fumer<br />

autour du sanctuaire où elle rendait ses arrêts, et le grand sacrifice des propriétaires s'accomplit.<br />

Le gouvernement et la justice furent sourds aux cris des victimes qu'on immolait; il n'entendit<br />

que les plaintes des spoliateurs qui réclamaient audacieusement des droits, provoquaient des<br />

insurrections, disposaient à leur gré du levier de la presse, menaçaient, pétitionnaient, avaient<br />

des clubs, réc1amaient des assemblées, parlaient de liberté, d'égalité dans leurs Adresses,<br />

amusaient enfin le pouvoir et, pendant ce temps-là, préparaient les actes scandaleux qui, plus<br />

tard, devaient dépouiller les vrais propriétaires. Les plaintes des victimes! Mais comment<br />

pouvaient-elles arriver jusqu'au sanctuaire de la justice on qu'au gouvernement, alors que la<br />

chicane, ou par elle-même, ou par ses affidés, veillait, Cerbère attentif, à toutes les issues<br />

inspirait toutes les résolutions et peut-être même dictait les arrêts! ... La spoliation a été<br />

complète, et les spoliateurs, gorgés de rapines, vivent en repos sous l'égide protectrice du<br />

gouvernement auprès duquel ils jouissent d'un crédit illimité, car ils disposent de tout. Qu'un<br />

malheureux, ruiné par la mauvaise foi, se présente pour un mince emploi dont la faible<br />

rétribution est nécessaire à l'existence de sa famille, qu'il recherche une faveur que le<br />

gouvernement peut accorder sans blesser les intérêts publics ni les intérêts prives, et vous le


voyez éconduit, renvoyé comme un misérable qui n'inspire aucun intérêt. Qu'un homme en<br />

place, dont la fidélité à toute épreuve dans le passé, rassure le gouvernement sur l'avenir,<br />

sollicite soit une amélioration dans sa situation actuelle, soit un changement d'emploi qu'il<br />

croit de nature à procurer quelques avantages à sa famille, et toutes les oreilles se ferment à<br />

l'expression de ses vœux; il n'obtient rien. Mais qu'un homme de 1832 se présente, les poches<br />

peut-être encore pleines de cartouches, ou avec des moustaches sur lesquelles il a prononcé le<br />

serment de combattre de toutes les manières, sous toutes les formes et avec n'importe quelles<br />

armes, le gouvernement de S. M, soudain les portes lui sont ouverte le fauteuil est prêt, le<br />

portefeuille se déploie. le brevet, la patente ou la commission demandés sortent, le nom est en<br />

blanc, écrivez-le. Est-ce une charge de notaire ou d'avoué que vous voulez; désirez-vous être<br />

membre du conseil; exigez-vous une place dans les bureaux ou dans les cours de justice;'<br />

parlez, choisissez: le gouvernement se trouve fort heureux de pouvoir dans la circonstance<br />

vous être agréable, et il se montrera toujours disposé à renouveler pour vous et pour vos amis<br />

cette marque de bienveillance. - Voilà ce qui se passe depuis 1832, et nous sommes en 1837<br />

C'est la peur qui nous gouverne. Partout il y a faiblesse; on dirait que la machine<br />

gouvernementale, à Maurice, usée, sans ressorts, ne se meut que pour montrer qu'elle existe;<br />

mais incapable de rien produire elle-même, c'est de dehors que vient l'impulsion au moyen de<br />

laquelle fonctionne tant bien que mal ce pauvre petit gouvernement.<br />

Sir Robert, après son importante opération financière, dont le succès passa toutes ses<br />

prévisions, au grand déplaisir peut-être de quelques usuriers qui avaient fondé sur elle l'espoir<br />

de certains bénéfices illicites, ne s'occupa plus que de la tranquillité intérieure, et surtout de<br />

l'agriculture qu'il regardait toujours comme la seule richesse du pays. Nos sucres n'étaient pas<br />

admis à la consommation en Angleterre; il fit quelques tentatives auprès des ministres de S.<br />

M. pour leur procurer cet avantage; mais ce ne fut que plus tard que, secondé par la haute<br />

influence du brave et digne sir Lowry-Cole, il parvint à réussir dans ses démarches et à<br />

donner par-là à la colonie une insigne et nouvelle preuve de l'intérêt qu'il portait à sa<br />

prospérité. Sir Robert et sir Lowry-Cole eurent bien des résistances à vaincre avant d'assurer<br />

le succès de leur entreprise. Les grands propriétaires des Antilles, en nombre dans le<br />

Parlement, leur opposaient des obstacles difficiles à surmonter; mais ils en vinrent à bout, et<br />

la colonie obtint ce précieux bienfait de Georges IV d'heureuse mémoire qui, sous le nom de<br />

Prince Régent, avait déjà tant fait pour elle.<br />

Jamais le gouvernement britannique n'a failli à ses promesses envers Maurice; jamais<br />

il n'a rien refusé de ce qui était juste et bon, et si, plus tard, un système de doute a paru<br />

envelopper ses intentions, c'est que des spéculateurs avides, pour qui tout bénéfice est<br />

légitime, s'en sont servis comme d'un moyen pour réussir. Les distinctions, les honneurs et


les récompenses accordées à sir Robert, ont fonctionné de la manière la plus éclatante les<br />

actes de sa 28 longue et bienfaisante administration, et le prince qui l'honorait ainsi au nom de<br />

la nation britannique, montrait assez que Maurice, quoique fille adoptive, n'avait pas moins<br />

de droits que les autres colonies de S. M. aux bienfaits du gouvernement. Ceux qui, plus tard,<br />

ont dénaturé toutes ses intentions, ont été bien coupables, et cependant, comme nous le ver-<br />

rons plus tard, ce sont eux qui, en définitive, ont recueilli les avantages résultant du sacrifice<br />

qu'elle s'est imposée par l'acte d'émancipation.<br />

On dirait que, pour être intéressante, l'histoire doit avoir des révolutions à décrire ou de<br />

grandes catastrophes à raconter, sinon, on est disposé à la trouver sèche et aride. Par une<br />

étrange bizarrerie, l'esprit humain aime à se repaître des scènes qui ont un caractère dramati-<br />

que, et ses sympathies sont plutôt assurées aux époques de troubles et d'agitations funestes au<br />

bonheur du peuple, qu'à ces temps de paix où, sans secousses, la prospérité d'un pays a pris<br />

des accroissements considérables. Il en est des hommes comme des choses, et l'on oubliera<br />

volontiers l'administrateur qui aura semé partout des bienfaits, pendant une longue suite<br />

d'années, pour se souvenir seulement de celui qui aura laissé des traces affligeantes de son<br />

rapide passage. En général, on se laisse prendre au bruit a l’éclat: on préfère le faux an vrai,<br />

le clinquant au solide, le frivole à l'utile. Voyez plutôt. Le comte de Malartic, avec de la piété,<br />

de la vertu, préservant Maurice des désastres de St.-Domingue et maintenant la tranquillité au<br />

milieu du bouleversement général, ne présente au lecteur que de nobles inspirations, que des<br />

actions généreuses; il les approuve, sans doute, mais est-il remué, est-il intéressé comme il le<br />

serait aux descriptions des combats que nous avons eus à soutenir avant la Prise; comme il le<br />

serait aux tableaux de nos luttes intérieures, des fatals évènements qui ont arrêté pendant<br />

quelque temps chez nous l'essor de l'industrie et du commerce? Non, sans doute; il n'y a pas<br />

jusqu'aux généraux Hall et Darling qui semblent avoir laissé plus de traces dans l'esprit des<br />

Mauriciens, que sir Robert à qui Maurice doit tout. Sir Lowry-Cole et sir Charles Col ville<br />

peuvent sans contredit être donnes en exemple à ceux qui sont appelés à gouverner, et pourtant<br />

leurs noms ne sont guère cités ici que par les justes et malheureusement peu nombreux ap-<br />

préciateurs de leur mérite et de leurs constants efforts pour assurer la libre communication et<br />

la richesse des différents quartiers de l'Ile ... Le peuple est ainsi fait: la veille et le lendemain<br />

n'ont aucune valeur à ses yeux; le jour présent est tout pour lui. Jouir est ce qu'il veut. Il ne<br />

s'inquiète guère d'où lui viennent ses jouissances et n'a d'affection pour ceux qui les lui pro-<br />

curent, qu'autant qu'ils sont aux affaires et peuvent le servir; autrement l'amitié, qui n'est, pour<br />

eux après tout, autre chose qu'un calcul, qu'un froid égoïsme, cesse ainsi que la<br />

reconnaissance.


Sir Robert, n'avait plus rien à créer pour Maurice; tout marchait vers le but qu'il s'était<br />

proposé d'atteindre; son opération financière était terminée et les deux années qui suivirent<br />

furent consacrées par lui à soutenir le mouvement qu'il avait su imprimer à toutes les branches<br />

de l'administration, à tous les éléments de la prospérité intérieure. Toujours sir Robert était<br />

animé des mêmes sentiments de bienveillance et de sollicitude paternelle pour le pays; présent<br />

ou absent, il était de cœur à Maurice, et lorsque, plus tard, il prendra place au Parlement, nous<br />

le verrons encore, ami dévoué des colonies, seconder les intentions bienveillantes de sir<br />

Lowry-Cole, pour détruire les impressions fâcheuses qu'avait pu laisser, dans l'esprit du<br />

gouvernement, la correspondance des généraux Hall et Darling contre toute la population<br />

coloniale.<br />

L'avènement de Georges IV au trône d'Angleterre, l'établissement du greffe des<br />

esclaves, 1e retrait du papier en circulation, le premier traité avec Radama, roi de Madagascar,<br />

la révision des règlements constitutifs de la caisse de bienfaisance, la reconstruction de la pa-<br />

roisse des Pamplemousses, des règlements sur le commerce par navires étrangers et sur l'en-<br />

trepôt : tels furent les objets qui récupèrent Son Excellence jusqu'au 20 mai 1823, jour où parut<br />

la Proclamation qui annonçait son départ sur la frégate le Mawai et signalait comme son<br />

successeur le major-général Darling. L'éloignement de sir Robert fut une calamité pour le pays;<br />

jamais, en effet, gouverneur n'avait opéré tant de bien, et l'on ne peut faire un pas dans l'île<br />

sans rencontrer des traces éloquentes de sa généreuse prévoyance. Nos planteurs, nos champs<br />

couverts de cannes et produisant un immense revenu, nos ponts, nos belles routes, en un mot,<br />

la prospérité du pays dépose en faveur de son administration et montre jusqu'à quel point on lui<br />

doit de reconnaissance. Aussi les voix qui ont osé s'élever contre lui, n'ont pu être que des voix<br />

criminelles, dont heureusement le bon sens colonial a fait justice. Si la clique, ou la faction qui<br />

nous gouverne aujourd'hui, il efforce de rabaisser, de dénigrer ses actes, ce n'est pas par haine,<br />

nous le savons, mais bien par jalousie; elle ne serait pas fâchée de faire croire qu'à elle seule<br />

sont dus les avantages dont la colonie est en possession, tandis qu'elle a su accomplir, à notre<br />

détriment, que des émeutes.<br />

Le général Darling, un peu revenu sur le compte des colons, paraissait vouloir<br />

abandonner son premier systême de gouvernement et en adopter un autre; mais il fut remplacé<br />

presque aussitôt par le brave et digne général Lowry Cole, à qui la colonie est redevable aussi<br />

d'une partie de sa prospérité, et qui marcha sur les traces de sir Robert. L'agriculture, les routes,<br />

l'amélioration de toutes les classes de travailleurs l'occupèrent sans cesse. Protecteur assidu du<br />

faible et du pauvre, grand, généreux, d'une franchise extrême, d'une grande simplicité dans ses<br />

habitudes, il inspirait à la fois le respect, la confiance et l'estime. Son intérieur se présentait sous


le même aspect. Milady, les enfants, les aides-de-camp, les secrétaires avaient ce caractère de<br />

bonté que le général semblait avoir communiqué à tout ce qui l'entourait. Quant à Milady, nous<br />

en appelons, pour tracer son éloge, aux dames de la colonie, aux mères de famille qui ont eu<br />

l'honneur de l'approcher; elles nous diront s'il est possible de porter plus loin que lady Francis<br />

les vertus de son sexe et celles qui sont d'ordinaire l'apanage d'une haute naissance.<br />

Pourvu d'une Adresse signée des principaux chefs de l'émeute de 1832, le général<br />

Darling quitta la colonie. Dans cette adresse on le remerciait du bien qu'il avait fait an pays.<br />

Une chose vraiment singulière, c'est que les mêmes hommes avaient refusé de prendre part à<br />

celle qui avait été rédigée pour sir Robert. Il serait à désirer, pour l'instruction des colons et<br />

comme moyen de les mettre en état de connaître et d'apprécier ceux des gouverneurs qui ont<br />

réellement été attachés à leurs intérêts, qu'on publiât leur correspondance. S'il en était ainsi,<br />

nous verrions, dans les dépêches de sir Lowry-Cole, la même franchise, la même sincérité que<br />

nous remarquions dans son caractère. On devait le croire sur ses écrits, comme nous le<br />

croyions sur sa parole, et il devait produire sur les ministres, à Londres, le même effet qu'il<br />

produisait à Maurice sur les habitants. C'est à ses efforts, secondés par sir Robert, alors membre<br />

du Parlement, que nous devons l'introduction de nos sucres à la consommation, en Angleterre,<br />

et si une foule d'autres bienfaits dont nous lui sommes redevables, ne parlaient pas en sa<br />

faveur, celui-là seul devrait le rendre cher aux colons. Pourtant, il faut le dire, la faction qui<br />

nous gouverne depuis 1832, et qui, dès lors, commençait à préluder à ses saturnales, lui fit<br />

boire un calice bien amer avant son départ. Un hôte qu'il avait reçu, un militaire que les<br />

hasards de la mer avaient conduit à Maurice, fut insulté publiquement et courut même le<br />

risque de perdre la vie, parce qu'il avait gouverné Ste- Hélène. Cette quasi-émeute,<br />

provoquée par d'anciens souvenirs, était dirigée par un Anglais de naissance qui avait fait<br />

partie de l'armée anglaise et qui, dans cette circonstance, fut soutenu par les mêmes hommes<br />

que nous avons toujours vus à la tête de nos factions désorganisatrices. Le gouvernement<br />

actuel l'a gratifié d'une place de confiance.<br />

Cette espèce d'échauffourée fut suivie d'une autre scène portant une atteinte non<br />

moins grave au caractère national. L'uniforme anglais fut insulté en plein théâtre, et l'acteur,<br />

obligé d'en revêtir un d'une couleur différente. Eh bien! qui vit-on au théâtre ce jour-là? Les<br />

mêmes hommes que l'on avait vus sur le Port, ceux que nautile voyons en place et que le<br />

gouvernement actuel caresse et récompense! Il y a dans ce déplorable systême de quoi<br />

décourager la vertu la plus éprouvée. Marcher avec une minorité audacieuse et câble de tout,<br />

c'est donner à penser qu'on serait capable de marcher avec les brigands, s'ils parvenaient à<br />

s'entendre et à devenir forts en réunissant leurs moyens d'action. Quoiqu'il en soit, les deux


évènements dont nous venons de parler, jetèrent le trouble et le chagrin le plus vif dans<br />

l'âme du gouverneur, et, malgré le désaveu que lui adressa par écrit une assemblée<br />

nombreuse, empressée de rejeter la faute sur la canaille, il resta convaincu que cette canaille<br />

n'était autre que la faction et les chefs de parti qui, plus tard, ayant toujours avec eux et pour<br />

eux les mêmes Anglais dont la présence semblait légitimer les excès les plus condamnables,<br />

devaient un jour mesurer leurs forces contre le gouvernement britannique.<br />

Cependant les esprits, en Europe, tournés vers les colonies, s'occupaient sans cesse<br />

de l'amélioration des esclaves et des classes frappées encore de certaines distinctions<br />

humiliantes. Le parti Anti-Slavery avait, pour ainsi dire, fanatisé l'Angleterre contre un état<br />

de choses qu'elle avait jadis protégé et encouragé; rien n'était oublié pour faire arriver cette<br />

société à son but. Ecrits, gravures, pétitions, tout était mis en usage auprès du gouvernement<br />

anglais pour le déterminer à prendre un parti sur une question aussi importante.<br />

L'île Maurice n'était rassurée que par la force qu'elle pouvait déployer en cas<br />

d'évènement, et par les talents et la loyauté des chefs qui la dirigeaient; elle craignait<br />

l'influence des doctrines qui avaient déjà pénétré dans l'intérieur. Une cause encore de v ives<br />

inquiétudes pour elle, c'était la résistance des campagnes, où le moindre relâchement dans<br />

l'autorité ou dans l'obéissance était susceptible d'entraîner les plus désastreux résultats; mais ce<br />

qu'elle redoutait encore plus, c'est la position désespérée dans laquelle se trouvaient quelques<br />

acquéreurs de biens, qui, hors d'état de remplir leurs engagements, n'auraient pas été fâchés,<br />

comme ils en fournirent la preuve plus tard, de profiter du désordre pour renvoyer aux<br />

Calendes Mecques le paiement de leurs dettes.<br />

Ce fut dans cette situation du pays que quelques hommes sages, depuis signalés par la<br />

malveillance comme des ennemis du bien public, obtinrent de sir Lowry-Cole la permission de<br />

se réunir en comité, afin de diriger, par leur influence, l'opinion publique vers le système d'a-<br />

mélioration pour lequel des Protecteurs devaient être envoyés. Ce comité, qui depuis se fit ap-<br />

peler comité colonial, et, dans les jours de troubles, comité de sûreté, sans doute à l'exemple du<br />

fameux comité de Paris, ne fut, dans le principe, permis et toléré qu'à la condition de seconder<br />

le gouvernement en butte aux exigences de l'Anti-Slavery. Rien n'était mieux conçu ni plus<br />

sagement réfléchi, et le comité aurait pu finir sa carrière comme il l'avait commencée; mais il<br />

ne tarda pas à s'écarter du principe en vertu duquel il avait pris naissance, lorsque, par<br />

l'introduction clans son sein de quelques écervelés, la politique devint l'objet et le but<br />

principal de ses réunions. Dès lors on cessa d'envoyer les procès-verbaux au gouverneur; les<br />

assemblées prirent une teinte sombre et hostile; les discussions dégénérèrent en violentes


attaques; plusieurs fondateurs se retirèrent, les autres restèrent en minorité et finirent par être<br />

expulsés plus tard, quand l'audace des moteurs de nos troubles fut à son comble. Sir Lowry-<br />

Cole fut trompé; il en fit des reproches à ceux, ou plutôt à celui qui avait sollicité l'é-<br />

tablissement du comité; mais, comme jusque-là rien de bien inquiétant pour le pays n'avait<br />

été mis en question, et que, d'ailleurs, il était instruit de tout, il ne prit aucune mesure ni pour<br />

'empêcher les réunions, ni pour imprimer une autre tendance aux matières qui pouvaient y<br />

être discutées. Au reste, si l'on surprit sa bonne foi sur l'esprit qui dirigeait ce comité, il eut<br />

cela de commun avec la minorité restée fidèle aux vrais principes servant de base à cette ins-<br />

titution, et qui, jusqu'en 1832, lutta contre toutes les mesures en opposition directe avec son<br />

but. Une fois la minorité brutalement e.- pulsée, cette réunion n'eut plus de barrière ses excès, et<br />

l'on sait quelles motions furent faites et appuyées dans son sein, à une époque où son influence<br />

aurait pu être si utile pour assurer la tranquillité du pays.<br />

Mais ce que l'on aura de la peine à comprendre, c'est que les principaux membres de ce<br />

comité et le président lui-même appartenaient au conseil législatif, et que, démissionnaires de ce<br />

corps, à l'époque de M. Jérémie, ils vont été rappelés et réintégrés, en partie, par le<br />

gouvernement de 1836, qui, de plus a distribué des places de confiance aux autres membres.<br />

Mais n'anticipons pas.<br />

Sir Lowry-Cole fut remplacé par sir Charles Colville. A cette occasion, une grande<br />

réunion, à laquelle assistèrent tous les corps constitués et toutes les personnes notables du pays,<br />

eut lieu dans le bâtiment actuellement occupé par la Douane. L'harmonie la plus parfaite régna<br />

dans ce banquet d'adieux. Il semblait qu'une grande famille se donné là rendez-vous pour fêter<br />

un bon père et pour en adopter un autre. Militaires, magistrats, négociants et bourgeois, tous<br />

partageaient les regrets qu'excitait d'un côté le départ de sir Lowry-Cole, et la joie commune<br />

qu'inspiraient, d'un autre côté, le noble caractère et les talents de son successeur. Depuis lors, il<br />

a bien pu y avoir des réunions générales; mais celle-ci est la dernière où tous les sentiments se<br />

trouvèrent confondus, sans aucun motif d'intérêt personnel, sans autre pensée que celle de payer<br />

à sir Lowry-Cole la dette de la reconnaissance, sous les yeux des autorités et en présence de sir<br />

Charles qu'on devait un jour abreuver de tant d'amertume, en échange de ses efforts constants<br />

pour le bonheur et la tranquillité du pays. Sir Lowry-Cole laissait des regrets; il était digne de<br />

les inspirer. Son gouvernement avait été ce qu'il devait être: juste, actif, vigilant. Ses vues<br />

s'étendaient à toutes les branches de l'administration. Justice, police, finances, sir Lowry-Cole<br />

voulait tout connaître et s'assurer par lui-même qu'il ne se glissait ni ne se perpétuait aucun abus<br />

dans les diverses parties du service et que tout y marchait conformément aux lois et aux<br />

règlements établis.


Pour ramener les esprits égarés, il se servait d'un moyen que, depuis, les autres<br />

gouverneurs n'ont point mis en usage: c'était d'appeler près de lui ceux que la police ou la<br />

clameur publique lui signalait comme s'écartant de la route du devoir. Rarement une pareille<br />

entrevue demeurait sans effet; et plusieurs durent à ces sages avis un retour sur eux-mêmes qui<br />

les a conduits à de bons établissements et à la fortune. En prévenant ainsi le mal, il s'épargnait la<br />

douleur de voir le châtiment atteindre le coupable. Il est à regretter qu'à l'époque de nos<br />

premiers troubles, en 1830, de semblables mesures de précaution n'aient pas été prises; peut-être<br />

eussent-elles épargné au pays et à quelques individus les excès qui ont failli nous perdre; elles<br />

serviraient au moins d'excuse à la génération qui va suivre, si jamais elle franchissait les bornes<br />

de l'obéissance légale.<br />

Les évènements du théâtre et du Port, outre l'impression fâcheuse qu'ils avaient laissée<br />

dans les esprits, avaient révélé l'existence d'un parti qui fondait sur le trouble et la désunion<br />

parmi les gouvernants et les gouvernés, des projets de fortune ou d'avancement. Ainsi<br />

disparaissait la fusion harmonique opérée sous les gouverneurs qui avaient précédé, et les<br />

hommes sages, alors influents, comprirent que, si cet état de choses continuait, on verrait<br />

bientôt régner, entre les deux peuples, une ligne de démarcation profonde, dont la malveillance<br />

saurait tirer parti. Ce qui est positif, c'est que l'impunité des deux actes dont nous venons de<br />

rappeler le souvenir, donna de l'influence aux meneurs; l'ancienne population commença à les<br />

regarder comme ceux qui conservaient, disait-elle, le feu sacré de l'honneur national, et l'on put<br />

prévoir, dès ce moment, qu'aux jours du danger, deux camps se trouveraient en présence.<br />

En prenant les rênes du gouvernement, sir Charles Cohi1le mit en vigueur le système<br />

adopté par sir Robert et si loyalement suivi par sir Lovry-Cole. Les routes, l'agriculture, la<br />

police intérieure furent l'objet de ses soins et de ses constants efforts. C'est sous lui que les pre-<br />

mières craintes d'une émancipation se manifestèrent. La société Africaine, de plus en plus<br />

exigeante à mesure qu'elle obtenait, et tout entière livrée à l'accomplissement du mandat dont<br />

elle s'était chargée au nom de l'Europe libérale, ne donnait aucune trève au gouvernement.<br />

C'est pourquoi sir Charles eut à lutter longtemps contre des dépêches de nature à compromettre<br />

la tranquillité intérieure, en relâchant tout-à-coup l'autorité que le maître tenait de la loi. Avec<br />

plus de connaissance du systême colonial, les ministres auraient pu s'épargner et nous épargner<br />

à nous-mêmes bien des inquiétudes, bien des tracasseries dont se servit, comme d'un prétexte,<br />

le parti déjà signalé par nous, et qui se déclara plus tard en insurrection ouverte contre les<br />

ordres du Roi. Il est de fait que, tant que la traite fut permise, il put bien se trouver (quoique<br />

très rarement à Maurice), des maîtres barbares, surtout parmi cette classe d'hommes qui, ayant


été pliés toute leur vie au joug de l'obéissance, étaient peu disposés à se montrer doux et<br />

compatissants envers ceux sur lesquels ils avaient autorité; mais du moment où la traite fut<br />

défendue, un noir devint précieux et sa position changea tout-à-fait.<br />

Les améliorations commencées par sir Robert, encouragées par les gouverneurs qui<br />

marchèrent sur ses traces, avaient porté leurs fruits, et, au temps des Protecteurs, l'état des<br />

esclaves ne ressemblait nullement à ce qu'il était en 1814. Certes, il y a des monstres partout:<br />

mais quarante-cinq ans de séjour à Maurice à une époque où la sûreté coloniale était menacée<br />

et où les noirs étaient, pour ainsi dire gouvernés par la crainte, attendu que, malgré les<br />

ordonnances, l'impunité était présente au maître, quarante-cinq ans, disons nous, nous ont<br />

appris que Maurice, mène au sein d'une population hétérogène, a rarement présenté; dans le<br />

cours d'une aussi longtemps en période, de ces vengeances et de ces cris que l'état de société<br />

coloniale devait pourtant faire redouter. Ce n'est que lorsque les lieu ont été et pour des<br />

maîtres mis en doute, qu'ont apparut avoir quelques traits de barbarie dont, au reste, l'opinion et<br />

les tribunaux ont fait justice.<br />

Venu à l'époque de ce remaniement d'intérêts, de ce passage d'un ancien ordre de choses<br />

sanctionné par les lois et les temps, à une autre état que la société actuelle appelait de toutes ses<br />

forces, sir Charles Colville s'est trouvé dans une position embarrassante. Il lui fallait céder d'un<br />

côté, restreindre de l'autre; obéir aux ordres qu'il recevait et peut-être agir contrairement à sa<br />

propre conviction. Voilà ce qui dut nécessairement imprimer à son conseil et à ses<br />

déterminations un caractère de tâtonnements, d'incertitude, et c'est ce qui explique comment,<br />

plus tard, cette hésitation fut cause des évènements de 1832. Un non! A la demande qui lui fut<br />

faite de s'armer, pouvait tout arrêter, tout éviter; ce non ne fut pas prononcé. Trompé par les<br />

chefs de l'émeute qui avaient eu soin de s'entourer, pour la forme, de quelques hommes<br />

recommandables, dupes eux-mêmes des projets que l'on formait, il se laissa aller à quelques<br />

concessions, et le peu de permit, servit d'arme à la faction pour s'emparer de tout. Jamais, il faut<br />

en convenir, position ne fut aussi critique ni aussi pénible pour un gouverneur. Les chefs du<br />

mouvement inspiraient des craintes pour l'intérieur, et leurs complices, dans les quartiers, ne<br />

manquaient pas, dans leurs correspondances dictées par le comité directeur, de signaler, comme<br />

immédiate, une insurrection que le déploiement d'une grande force était seul capable de<br />

prévenir. Les commissaires civils eux-mêmes se virent contraints, pour avoir la tranquillité et<br />

conserver leurs places, de feindre, (quelques-uns du moins) de partager l'opinion qu'on les<br />

forçait d'embrasser. Un seul, et il faut le nommer: c'est celui des Pamplemousses, M. Prieur,<br />

qui fut plusieurs fois trompé relativement à des amas d'armes dans son district, refusa de se<br />

rendre aux pressantes sollicitations des chefs de parti qui voulaient trouver les noirs coupables


pour excuser leur levée de bouchers. On tenterait vainement de passer sous silence la descente<br />

opérée chez M. Millien, au moment même où ce principal habitant du district, affligé par la<br />

perte d'un enfant, recevait de ses noirs, devenus l'objet d'une injuste accusation, la plus grande<br />

preuve d'attachement qu'un maître put désirer à cette époque; car ils se privèrent vo-<br />

lontairement de la danse, du chant et du tamtam, par cela seul que M et Mme Millien étaient<br />

dans l'affliction. Eh bien! c'est dans ce moment que la faction, qui avait besoin, pour relever<br />

ses actes et arriver à son but, d'un mouvement parmi les esclaves, c'est dans ce moment,<br />

disons-nous, que l'on força ce respectable habitant de publier dans les Gazettes un aveu qui<br />

accusait ses noirs et les exposait peut-être à des châtiments, lorsque, d'un autre côté, il avouait<br />

lui-même à ses amis que jamais ses noirs ne s'étaient montrés plus soumis ni plus fidèles à leurs<br />

devoirs.<br />

Il faudrait s'arrêter là et briser sa plume après avoir dévoilé cette infernale machination<br />

qui ne devrait figurer que dans les annales révolutionnaires de 1793; mais nous continuerons<br />

pour dire que sir Charles Colville fut indignement trompé dans cette circonstance et que le<br />

gouvernement, qui a pu récompenser les auteurs de cette odieuse trame, a causé plus de mal à<br />

Maurice que ces derniers eux-mêmes. Il est devenu par là leur complice; il nous a punis de<br />

notre fidélité, et nous avons le droit de lui adresser des reproches sévères pour avoir oublié<br />

ainsi le soin de ses devoirs et de sa dignité.<br />

Depuis longtemps, les tourments de la traite avaient cessé; les ordonnances pour les<br />

améliorations, les enregistrements, les punitions, celles qui concernaient les Protecteurs étaient<br />

un acheminement vers l'émancipation générale. Il fallait que la société, qui s'était chargé de ce<br />

grand bienfait de la civilisation moderne; fût bien puissante pour obtenir du gouvernement<br />

britannique les mesures qui se succédaient avec tant de rapidité. Tout avait été mis de côté; une<br />

seule pensée absorbait toutes les autres et la justice n'eut de force que pour punir les délits<br />

commis ,envers les noirs, ou pour faire rendre à ces derniers ce que la loi leur avait donné. La<br />

police elle-même s'occupait exclusivement de ceux qui, contrairement aux ordres publics,<br />

s'écartaient vis-à-vis de leurs noirs de la route nouvelle qui venait d'être tracée. On était tout<br />

étonné du zèle et de l'activité des gens en place lorsqu'il s'agissait d'une atteinte portée aux<br />

nouveaux droits des noirs, et de leur faiblesse, de leur nonchalance quand il eût été nécessaire<br />

de rendre justice à la veuve ou de défendre les droits des créanciers. Tel fut, en un mot,<br />

l'engouement des esprits qu'il y eut un moment, il faut le dire, où l’assassinat d'un bourgeois,<br />

d'un négociant ou d'un magistrat, au milieu de la ville, aurait soulevé moins de rumeur parmi les<br />

agents de la force publique, que dix coups de rotin donnés à une négresse, à dix lieues du Port-<br />

Louis. Est-ce à dire que nous blâmions le soin qu'on a mis à faire exécuter la loi? Non, sans


doute: mais nous prétendons que, puisqu'on avait la force et les moyens de réprimer les excès<br />

que nous signalons, on aurait dû commencer par ceux d'une clique astucieuse qui, revêtue du<br />

masque et du costume de Pères de la Rédemption, travaillait déjà sourdement et arrangeait tout<br />

pour la réalisation de ses projets futurs. On n'en fit rien; nous fûmes laissés à la merci du<br />

premier qui voulut nous attaquer soit dans notre fortune, soit dans notre honneur, attendu que<br />

les hommes de la force publique, qui obéissaient, sans doute involontairement, au gou-<br />

vernement occulte organisé par la faction, n'avaient des yeux, des oreilles, et peut-être même<br />

des ordres sévères que pour sévir coutre les délits des maîtres envers leurs esclaves, sévérité que<br />

nous approuvions de toute notre âme en déplorant le délaissement dans lequel était le reste de la<br />

population.<br />

A Maurice, comme ailleurs, la révolution s'est opérée au profit des intrigants et au<br />

préjudice d'une classe de la société qui avait autant de droits qu'une autre à la protection du pou-<br />

voir. En France, pendant que nos législateurs décrétaient et faisaient graver sur l'airain les droits<br />

de l'homme, on saccageait les propriétés; à l'île Maurice, au moment où l'on discutait les droits<br />

des noirs, le gouvernement qui, n'ayant pas et autre pensée que cette discussion y avait porté<br />

toute la force, toute l'influence dont il pouvait disposer, laissait dépouiller les propriétaires et<br />

annuler, par des actes scandaleux, les droits des créanciers. Les méchants criaient à leur ruine,<br />

lorsque seuls ils profitaient du trouble des esprits, qu'ils avaient soin d'entretenir en exagérant<br />

l'effet désastreux, disaient-ils, des mesures commandées par les ordres en Conseil, à peu près<br />

comme ces filoux qui sont les premiers à crier: Arrête! Arrête! après qu'ils ont volé une montre<br />

ou un chapeau.<br />

Cependant sir Charles Calville reçoit l'ordre d'établir un Conseil législatif, où devront<br />

être appelés quelques notables, à son choix et an choix de ses successeurs, sauf l'approbation de<br />

S. M. Ce Conseil aurait pu suffire l'administration et au maintien de la tranquillité du pays, si le<br />

choix avait été fait avec discernement et sans crainte; ma1eureusement pas ainsi. Sir Charles,<br />

sous une influence invisible et qui ne cessait d'agir sur lui, porta ses vues précisément sur ceux<br />

qui, par leurs opinions, leur état et leurs positions respectives, auraient dû être écartés e n<br />

Conseil. Il s'en aperçut, mais trop tard, et, lorsqu'au jour du danger, il fallut faire un appel à leur<br />

fidélité, à leurs serments, il fut abandonné, ou plutôt il eut contre lui ceux qui devaient lui venir<br />

en aide; Et qu'on ne croie pas que les membres officiels furent les seuls qui, à cette époque,<br />

voulurent de la popularité ou cherchèrent à mener à bien leurs affaires et celles de leurs amis,<br />

aux dépens dé leurs devoirs. Plusieurs employés, chefs de départements, auraient pu être accusés<br />

et convaincus d'y avoir fait, si le parti qui soutenait le pouvoir du gouvernement et les ordres<br />

de S. M. avait eu, dans sa lutte contre la faction, d'autres vues que celles de se montrer loyal et


fidèle. Composé de tout ce qu'il y avait d'hommes indépendants par leur fortune, il aurait cru se<br />

rendre coupable en faisant un appel, comme les perturbateurs le firent, à tous ceux qui n'avaient<br />

qu'à gagner dans un bouleversement général. Cette conduite le laissa sans puissance et décida le<br />

triomphe du parti qui lui était opposé.<br />

Toutefois, disons-le, afin qu'on sache que nous avons connu tous les fils que l'on mettait<br />

en mouvement pour arriver au même but: le gouvernement à 1'émancipation, et les hommes un<br />

trésor qui se vantent être les seuls amis du pays, au pillage des places; l'un fit preuve d'une<br />

modération et d'une condescendance étrange envers accuse exigence des autres. Cependant ces<br />

derniers étaient encore faibles, malgré le rempart qu'ils s'étaient avec la chicane, les débiteurs<br />

insolvables, les gens sans aveu et une masse inconnue qui se montra tout-à-coup lorsque les<br />

chances du désordre lui parurent favorables. Non plus que la pensée et les opinions, la parole ne<br />

leur avait pas été ôtée; mais tout cela, circonscrit dans un cercle étroit, ne pouvait produire<br />

l'effet subit que l'on voulait produire quand le jour de se montrer arriverait. Grands amateurs des<br />

idées libérales, qu'ils propageaient dans la colonie et dont tous leurs discours étaient empreints,<br />

ils entraient en fureur contre le gouvernement s'il émettait les mêmes idées dans ses proclamations<br />

; leur but, disaient-ils, était de défendre jusqu'à la mort les propriétés coloniales, en même<br />

temps que, pour faire leur cour à l'Anti-Slavery, ils établissaient un bureau de rédemption dans<br />

le bureau de l'un des chefs du parti qui vociférait, lui et les siens, contre les écrits de la Société.<br />

Il leur fallait un auditoire qui allât plus vite en besogne, non pour propager les principes<br />

libéraux, dont ils se moquaient au fond, mais pour désaffectionner la colonie. La presse leur<br />

parent être cet auxiliaire qu'ils demandaient avec force, et qui leur fut accordé quelque temps<br />

après 1830 arrive, non escorté de la force armée, comme le fut 1832, mais entouré de débiteurs<br />

qui osèrent, sur la pub de la Bourse, annoncer qu'ils ne paieraient plus, et qui tinrent parole.<br />

L'annonce de quelques ordonnances avait soulevé les habitants des campagnes; ils arrivèrent en<br />

ville, et, dirigés par le fameux Comité, demandèrent qu'un député fut envoyé à Londres. On<br />

prévoyait le choix qui ne pouvait plus être douteux : le chef, le moteur de tout fut nommé, an<br />

grand contentement de la faction qui remporta sa troisième victoire, si l'on compte celles du<br />

théâtre et du port. Le chef des forces nationales, comme on les appelait, fut désigné; le mot<br />

d'ordre donné, les lieux de rassemblements furent indiqués, les états dressés, les compagnies<br />

formées, et tout cela sans que le gouvernement prît aucune mesure pour l'empêcher, tant était<br />

resserré le cercle de son action. Ce ne fut que longtemps après que sir Charles, qui ne pouvait ni<br />

tout voir, ni tout entendre, fit intimer des ordres au moyen desquels il modéra pour le moment<br />

l'enthousiasme qui s'était emparé des jeunes têtes. Veut-on savoir maintenant de quelle manière<br />

sir Charles Colville était servi? Il n'eut connaissance du discours prononcé à la librairie par un


homme à longue barbe noire, que trois mois après, et encore ce fut le hasard qui le lui fit<br />

connaître. Poursuivons.<br />

Le député part bien muni d'argent et ces lettres de recommandation, parmi lesquelles il<br />

s'en trouva une surtout qui devait lui donner accès jusqu'aux ministres. Ce premier voyage<br />

tourna, dit-on, un peu à sa honte. Il revint avec des promesses, et plus tard accusa les ministres<br />

de lui avoir manqué de parole; mais comme tout cela était de sa part un jeu dont il amusait les<br />

simples, il savait, lui, qu'il avait réussi, et que le cas arrivant d'une émancipation, il avait lié sa<br />

partie et tendu un piège où Maurice devait être prise ... Seulement force était d'attendre<br />

l'occasion. Les ministres avaient accordé la liberté de la presse; c'est ce que réclamaient à grands<br />

cris les chefs de la faction et peut-être le gouvernement lui-même, les uns et les autres dans leur<br />

intérêt : les meneurs, a cause de l’esprit public, d'exciter un soulèvement et de bâillonner toute<br />

opposition à leurs projets; le gouvernement d'Europe, par l'espoir que, si l'île se rendait<br />

coupable, l'émancipation deviendrait le prix de son amitié. Cela n'est pas nous le pensons,<br />

que les résultats conduisent à croire que cela est; car on ne concevrait pas autrement les<br />

récompenses et les distinctions qui ont été le partage de ceux qui, à toutes les époques, se sont<br />

trouvés en hostilité flagrante contre le gouvernement. Ce qui est positif, c'est que la liberté de la<br />

presse fut un instrument dont les méchants se servirent pour insulter ceux qui leur étaient op-<br />

posés, et la censure, au lieu d'être établie dans les bureaux du secrétaire du gouvernement, fut<br />

déposée entre les mains des meneurs qui, à coup de Matacadam, savaient imposer silence aux<br />

gazetiers en état de leur porter ombrage.<br />

Vainement on chercherait la raison des évènements qui, alors, se succédaient avec une<br />

rapidité extraordinaire. Les ministres menaçaient et ne frappaient pas; ils créaient des<br />

protecteurs et ne les protégeaient pas eux-mêmes ils proclamaient des ordonnances qui étaient<br />

éludées. Les employés du gouvernement étaient-ils menacés, maltraités en remplissant leurs<br />

devoirs; le gouvernement les abandonnait aux coups de la persécution, pour récompenser ceux<br />

dont la mollesse et l'incurie laissaient tout élire. Au reste, la faction offrait dans sa conduite les<br />

mêmes anomalies, les mêmes contradictions que le gouvernement dans la sienne. Elle ne<br />

parlait que de liberté, d'égalité, d'améliorations, en même temps qu'elle s'opposait aux actes qui<br />

avaient tout cela pour objet. Y avait-il entre eux un pacte dont les chefs possédaient le secret ?<br />

Obéissant on à des instructions particulières et confidentielles des ministres? On serait tenté de<br />

le croire d'après ce qui est arrivé : le gouvernement a obtenu l'émancipation qu'il désirait sans<br />

condition, et les factieux ont fait main basse sur les places et sur nos fortunes. La masse<br />

coloniale seule a souffert; elle a payé les frais de cette transaction passée à son insu et contre ses<br />

intérêts. Toutefois elle aurait tort de s'en plaindre; car, avertie depuis longtemps des trames que


l'on ourdissait contre elle, elle fut sourde à la voix qui retentit souvent et se perdit comme un<br />

écho dans le désert. La suite lui a montré où se trouvaient ses véritables amis. Ses propriétés ont<br />

disparu; maintenant on se moque d'elle, puisque après lui avoir ravi plus de la moitié de ce<br />

qu'elle possédait, on la fait souscrire chaque jour pour remercier et récompenser ceux qu’ont<br />

bien voulu prendre la peine de la dépouiller.<br />

Au fait, depuis 1832, la colonie est exploitée par une bande noire qui a partagé l'île en dé-<br />

partements. Elle a sous la main la justice, les finances et la police: la justice, au moyen d'une<br />

partie du Barreau, qui dispose des séparations de biens, des expropriations, qui arrête et s’active<br />

à sa volonté les poursuites, non d'après le droit des parties, mais suivant les opinions qu'elles<br />

ont manifestées depuis 1830; elle a les finances, au moyen de la banque dont elle dirige les<br />

opérations, et qui ouvre ou ferme ses caisses, non d'après le crédit et la fortune, mais bien ci<br />

après les idées politiques des individus qui présentent leur papier à l'escompte. Enfin nous<br />

disons qu'elle tient entre ses mains la police, à l'aide de la presse, libre pour elle seulement, et<br />

chargée du soin d'insulter chaque jour tous les agents de la force publique, assez hardis pour<br />

prendre des mesures en opposition avec celles qu'elle aurait elle-même indiquées dans les<br />

chansons de son Cygne. Une fois, une seule fois, elle a voulu de la liberté dans les autres<br />

gazettes, soit afin d'essayer les forces et les raisons du parti opposé, soit pour faire voir qu'elle<br />

ne craignait pas de se montrer en face de ses ennemis.<br />

Cet essai qui a eu lieu depuis 1834 jusqu'au commencement de 1836, ne lui a pas été<br />

avantageux. Attaquée par les raisons les plus fortes dans ses opinions, dans ses faits et gestes,<br />

dans les individus dont elle se composait et par les biographies dont elle avait fait elle-même<br />

un usage si immodéré, elle allait tombée lorsque l'autorité vint à son secours, et, par l'expulsion<br />

du principal rédacteur de la Balance, elle se trouva encore maîtresse du champ de bataille. Cette<br />

victoire, la plus complète qu'elle ait remportée depuis 1830, lui a livré l'indemnité, dernière<br />

ressource de la classe malheureuse, qui, sans conseils, sans guides, sans protecteurs, croyait<br />

obéir aux ordres du gouvernement, en livrant ses coupons de noirs aux commis-voyageurs de la<br />

bande, dont les bureaux étaient établis au milieu de la commission auxiliaire de l'indemnité. --<br />

Comment expliquer le traitement fait aux rédacteurs de la Balance, dont les doctrines, en<br />

harmonie avec celles du gouvernement local, les avaient exposés plusieurs fois à la colère de la<br />

bande qui les regardait comme stipendiés du gouvernement, sinon par une espèce accouru, et<br />

l'indemnité le salaire?<br />

Les glorieuses journées de France avaient exalté les esprits à Maurice au point que des<br />

souscriptions furent ouvertes au profit des sacrilèges de Saint-Germain-l'Auxerrois et des<br />

briseurs de croix. La société de Maurice, comme société française, n'avait point participé aux


impiétés et aux révoltes de 1792; devenue anglaise par la conquête, elle ne put résister à l'appel<br />

de nos meneurs, tant était grande l'influence qu'ils exerçaient sous les yeux du pouvoir, et peut-<br />

être même avec son assentiment. Il était facile de prévoir dès lors ce qui arriverait, si jamais une<br />

lutte s'engageait entre elle et l'autorité. Ces prévisions furent réalisées en 1832, et montrèrent<br />

que les révolutionnaires de Maurice en savaient autant que les dépaveurs des rues de Paris. Une<br />

chose digne de remarque et c’est que ces événements furent présentés à sir Charles comme<br />

l'amusement d'une jeunesse ardente qui s'exalte facilement au récit ou à la lecture des grandes<br />

catastrophes, mais non comme étant de nature à influer sur l'avenir de la colonie. Cependant il<br />

dut s'apercevoir plus tard que la Marseillaise chantée au théâtre, et la Parzienne hurlée nuit et<br />

jour dans les rues, n'avaient pas peu contribué aux évènements de 1832, puisque ces chants de<br />

révolte servaient de ralliement aux insurgés. Mais tranquille et confiant, plein d'honneur et de<br />

probité, sir Charles n'avait d'autre pensée que le bien et la prospérité du pays, et il fallait que cet<br />

amour fut bien avant enraciné dans son cœur, puisqu'il ne balança pas à compromettre sa<br />

fortune particulière pour venir au secours des habitants-cultivateurs obérés, en leur prêtant sur<br />

les deniers publics une somme de trois-cent mille francs. Si l'on voulait montrer sous quelle<br />

influence occulte le gouvernement d'alors se trouvait placé, il suffirait, en traçant l'historique<br />

de ce prêt, de nommer ce qui en profitèrent et ceux qui les désignèrent pour avoir part à cette<br />

générosité. Ce furent ceux-là mêmes qui, en 1832, afin de témoigner leur reconnaissance à<br />

sir Charles, l'obligèrent de s'entourer de canons et de chevaux de frise, et de prendre ses<br />

repas gardé par ses grenadiers.<br />

Il faut en avoir été témoin comme nous, pour savoir de quelle manière ce prêt fut<br />

distribué et que les personnes appelées a penser sur cette grave question. La chambre de<br />

commerce, adore composée, a cette époque, e commissionnaires engagés outre mesure pour<br />

le compte des habitants, et qui, depuis, ont montré que ce n'était pas à tort que feu M.<br />

Gaillardon et un autre membre votèrent contre l'avis des autres membres de la chambre. Ils<br />

voulaient, comme tout le monde, que le prêt fût profitable à la masse de la colonie à qui ces<br />

fonds appartenaient, et non point à quelques débiteurs insolvables qui attendaient cette proie<br />

avec l'activité des désirs qu'éprouve un voyageur altéré à la vue d'une source dont les eaux<br />

vont étancher sa soif dévorante. On ne l’écouta pas, et cette somme fut versée en grande<br />

partie dans les mains des chefs ou des agents de la faction, lesquels, plus tard, devaient si<br />

bien reconnaître ce service important. Devinerait-on ensuite de qui le gouvernement prit les<br />

avis? De son conseil légal, du député enfin qui se servit des fonds pour se créer des clients,<br />

rangés plus tard sons sa bannière contre le gouvernement lui-même.


Vraiment, il y a quelque chose d'inexplicable dans tout ce qui s'est fait à Maurice, depuis<br />

que les idées d'émancipation ont été hautement et sans crainte proclamées. Une faction vocifère<br />

contre toutes les ordonnances d'améliorations, insulte et maltraite les protecteurs chargés de leur<br />

exécution, et remercie le gouvernement d'avoir entièrement libéré les noirs; un gouvernement<br />

distingue, récompense ceux qui lui ont prodigué la menace et l'injure, et se sont armés contre<br />

lui; tout cela devient incompréhensible à moins qu'on n'en cherche la raison dans un pacte entre<br />

le gouvernement qui voulait l'émancipation à tout prix, et les soi-disant amis de la colonie qui<br />

désiraient s'élever et s'enrichir à ses dépens. Mais, comme tout devait être semblable dans les<br />

résultats, les meneurs ont été remerciés par la colonie, ont été regardés par elle comme des<br />

sauveurs, de même que le gouvernement a reçu des témoignages de gratitude pour l'acte<br />

d'abolition.<br />

On va nous demander sans doute ce qu'il fallait faire. Nous répondons: il fallait obéir, ne<br />

pas s'armer, mais réclamer; seconder les vues du gouvernement dirigées vers l'amélioration<br />

progressive du système colonial, et se confier à sa générosité pour réparer le tort qu'il nous<br />

causait dans la fixation de l'indemnité. Il fallait marcher franchement au but, en démontrant<br />

que la colonie supportait un trop grand sacrifice et qu'elle espérait un dédommagement à ses<br />

pertes, et non se présenter avec audace, entrainer le pays à la révolte, afin de mettre ensuite<br />

son amnistie dans un des plateaux de la balance, et l'or de l'indemnité dans l'autre, comme<br />

moyen d'en payer la valeur. Croit-on que le gouvernement eût été sourd à nos justes<br />

réclamations? Non, sans doute; depuis longtemps il nous avait habitués à compter sur ses<br />

promesses, et, dans la circonstance, il ne fût point resté au dessous de nos demandes, si elles<br />

eussent été présentées avec tout le respect que des sujets fidèles doivent au pouvoir, quand ils<br />

s'adressent à lui.<br />

Sir Charles Col ville, au milieu de l'embarras de ses dépêches et des exigences du parti<br />

qui, depuis 1830, ne lui laisse aucune relâche, n'oubliait pas toutefois d'avoir l'œil sur toutes<br />

les parties intérieures de l'administration. L'impunité des excès commis à cette époque, avait<br />

jeté le trouble dans les esprits, trouble qu'on avait soin d'entretenir par tous les moyens que les<br />

soi-disant formistes savent mettre en usage. La presse surtout était pour eux le levier avec<br />

lequel ils voulaient soulever la colonie contre le gouvernement. Qu'on lise leur feuille et l'on<br />

aura une idée de la violence à laquelle ils osaient se porter dans leurs écrits, non en parlant à tel<br />

ou tel individu, mais en s'adressant aux masses. Les enfants eux-mêmes suçaient ces fruits dé-<br />

testables qui devaient les empoisonner plus tard. Cela vint à ce point que nous fumes au<br />

moment de voir, au collège royal de Maurice, de ces insurrections scandaleuses des élèves qui<br />

se roidissent à un âge où l'obéissance est d'une absolue nécessité. La lecture du Cerneen avait


exaspéré jusqu'aux enfants, que l'on fut obligé de punir. On peut juger par là dans quelle école<br />

les Cygnes de Maurice avaient pris leurs leçons. Et quand on songe que c'est au milieu d'une<br />

colonie peuplée d'esclaves, et au moment où les meneurs se disaient les défenseurs des droits<br />

des maîtres, que tout cela s'écrivait et devenait le texte obligé de tous les discours, on ne peut<br />

trop s'étonner qu'une grande catastrophe n'ait pas couronné tous les efforts tentés à cette époque<br />

pour ébranler la population entière, et faire de Maurice le second acte de Saint Domingue.


CHAPITRE VII.<br />

SOMMAIRE.<br />

PRÉSAGES DES ÉVÈNEMENTS DE 1832. - M. JÉRÉMIE - SON ARRIVÉE AU PORT-LOUIS - DANGERS QU'IL<br />

COURT - SOURDES MENÉES DU COMITÉ-DIRECTEUR - L'AUTORITÉ S’ENDORT DANS UNE FUNESTE<br />

INACTION. - ÉPOUVANTE ET MORNE STUPEUR DE LA COLONIE; LES RVES SONT DÉSERTES, LES<br />

MAGASINS, LES ATTELIERS SE FERMENT, LES TRIBUNAUX VAQUENT; PARTOUT RÈGNENT LE SILENCE<br />

ET LA CONSTERNATION - LE CERNÉ EN. - EXCÈS DE LA PRESSE LIBRE - CONDUITE HYPOCRITE DE<br />

CEUX QUI LA CONFISQUAIENT A LEUR PROFIT. - INERTIE DES AGENTS DU POUVOIR - LE MOUVEMENT<br />

DE 1832 VÉRITABLE RÉVOLUTION DE 1792 AU PETIT PIED - M. JÉRÉMIE SE DÉCIDE A PARTIR - UNE<br />

AUDACIEUSE SPOLIATION SE CONSOMME AU PRÉJUDICE DES HONNÉTES GENS - UNE LOI LA<br />

SANCTIONNE - COMMENT ET PAR QUI CETTE LOI DU SEQUESTRE EST VOTÉE. - NOBLE OPPOSITION DU<br />

JOURNAL LA BALANCE. -- UN DÉPUTÉ ET M. JÉRÉMIE. - L'AUDACE DE LA FACTION S'ACCROIT SOUS<br />

L'INFLUENCE D'UN PROCÈS IMPRUDEMMENT INTENTÉ ARRIVÉE A MAURICE DE SIR NICOLAY -<br />

ESPÉRANCES AUSSITÔT DÉTRUITES QUE CONÇUES - FAUSSE POSITION DU GOUVERNEMENT PAR<br />

SUITE DE SA FAIBLESSE - HISTOIRE DE QUELQUES-UNS DE NOS MENEURS. - TRISTE POSITION DES<br />

CRÉANCIERS - COMMENT FUT RÉSOLUE LA QUESTION DE L'INDENTITÉ - TÉNÉBREUSE ET MACHIA-<br />

VÉLIQUE ADRESSE AVEC LAQUELLE TOUTE CETTE AFFAIRE FUT CONDUITE. - SCANDALEUX ABUS -<br />

INTRIGUES DES ÉMMISSAIRES DE LA BANDE-NOIRE -LA COLONIE DEVIENIT UN VASTE MARCHE<br />

D'USURE. - PARTICULARITÉS - PIÈGES TENDUS A LA BONNE FOI PAR L'ASTUCE - LES JOURNAUX DE<br />

MAURICE SE MONTRENT INFIDÈLES A LEUR VÉRITABLE MISSION DANIS CETTE CIRCONSTANCE. -<br />

IDÉES QUI LES DONNENT; ESPRIT DE LEUR RÉDACTION - COUP D'OEIL SUR L’ÉTAT ACTUEL DE<br />

MAURICE - RÉCAPITULATION SUCCINTE ET RAPITE.


CHAPITRE VII<br />

UN bruit sourd, précurseur de la tempête qui devait éclater en 1832, grondait dans le<br />

lointain, et les esprits, sous l'action d'une effervescence qui s'accroissait de jour en jour,<br />

luttaient déjà contre tous les éléments d'ordre et de stabilité. A la tête de tout ce qui se<br />

préparait, le vrai Barreau manifestait, au milieu du Palais et jusque dans les audiences de la<br />

cour, un caractère inquiet, irascible, et son langage devint tellement hostile à l'autorité, que les<br />

juges furent obligés plus d'une fois de rappeler ou de faire rappeler à l'ordre les orateurs<br />

imprudents qui, méconnaissant la dignité du sanctuaire où retentissait leur parole, se livraient à<br />

des sorties au moins indécentes, soit contre le pouvoir, soit contre les individus. Et ce n'était<br />

pas seulement au Palais que se faisait remarquer cet esprit d'ardente opposition, de révolte<br />

contre les liens de règle et de discipline: aux conseils, aux comités, dans les réunions, dans les<br />

gazettes, et jusqu'au théâtre, partout, en un mot, se réfléchissaient les mêmes tendances.<br />

D'après ces divers symptômes, il était facile de prévoir que Maurice touchait à quelque grand<br />

évènement. Les hommes sages le signalaient, l'autorité en était avertie; mais elle se trouvait<br />

sous le charme, et on l'avait circonvenue et fascinée à ce point, que, vous le croirez à peine, ses<br />

conseillers eux-mêmes figuraient parmi les membres les plus influents du parti qui, sans<br />

relâche, sapait les bases de l'obéissance au pouvoir, et semblait s'efforcer de tout remettre en<br />

question.<br />

Enfin l'orage approche, l’ennemi redouble; les esprits feignent d'être ou sont réellement<br />

sous l'empire d'une exaltation continuelle que le Cernéen prend à tâche d'entretenir; les<br />

dépêches arrivent, accompagnées d'ordres en conseil: elles règlent les droits du maître et les<br />

services du noir. Ce n'est pas le moment d'examiner si ces mesures pouvaient ou non<br />

s'appliquer à la colonie. Au reste, on se tromperait fort si l'on pensait qu'elles entrèrent pour<br />

quelque chose dans le soulèvement. Les améliorations introduites dans la colonie avaient<br />

depuis longtemps changé le sort des noirs, et ce que les ordonnances auxquelles nous faisons<br />

allusion y ajoutèrent, devenait inutile et impraticable à Maurice. Aux yeux de la faction le mal<br />

existait ailleurs, puisque, depuis, l'émancipation a provoqué ses remerciements; elle ne<br />

pouvait donc s'emparer de l'émancipation pour justifier sa prise d'armes, sans être en<br />

contradiction flagrante avec elle-même. Ce mal venait se résumer pour elle dans la personne<br />

d'un homme, et cet homme, c'était M. Jérémie qui, nommé procureur-général, venait de<br />

succéder à un magistrat que la faction avait élevé à ce poste, et en qui résidaient toutes ses<br />

espérances. Si M. Jérémie fût venu dix-huit mois plus tôt pour prendre la place du vétéran du<br />

Barreau, de M. Foisy enfin, il eût été reçu à bras ouverts, et il serait encore parmi nous. Les


créanciers n'auraient point été ruinés, la colonie n'eût pas franchi les limites d'obéissance et de<br />

devoir, au delà desquelles il n'y a que luttes et anarchie, et l'indemnité, au lieu d'enrichir la<br />

Bande·Noire fut restée intacte à ceux à qui elle revenait de droit.<br />

Le coup de canon d'alarme est tiré, le Cernéen se borde de noir et fait lancer dans le<br />

public un pamphlet incendiaire, qui fut cause qu'un grand crime fut commis dans une île<br />

vierge encore de pareils forfaits. M. Jérémie est à bord; le procureur-général dont le devoir<br />

était de veiller à la tranquillité publique, se démet aussitôt de sa place, et annonce que ses<br />

fonctions ont cessé par l'arrivée de M. Jérémie en rade du Port-Louis. Mais à quoi bon le<br />

serment du lendemain, s'il suffisait de sa présence pour exercer tous les pouvoirs de sa place?<br />

Nous le demandons à tous les hommes éclairés: était ce pour exposer a être massacre ou pour<br />

entourer d'honneurs qu'on le fit passer au milieu d'un peuple écumant de rage, et qu'il alla se<br />

mettre dans les rangs d'un Barreau où tous ses envieux et tous ses ennemis l'attendaient? Des<br />

coups lui sont portés, son chapeau tombe; ce fut le moment le plus critique pour sa vie ... Quel<br />

renversement de principes! Un procureur-général, porteur des ordres du Roi, obligé de se<br />

glisser par une porte dérobée pour aller s'asseoir sur son siège! L'organe de la loi réduit au<br />

silence pour conserver sa vie! Voilà pourtant le spectacle dont Maurice a été témoin! Ce n'est<br />

pas tout encore. Les postes assignés depuis 1830 sont occupés; sir Charles a répondu par<br />

l'affirmative à une question qui lui était faite, et c'en est assez pour que la chicane trouve dans<br />

ce oui la permission de courir aux armes, de tenir le gouverneur prisonnier et de terroriser la<br />

colonie entière! Les mesures étaient si bien prises, les ordres si ponctuellement exécutés, qu'une<br />

traînée de poudre n'eut pas communiqué plus vite le feu à une pièce d'artillerie que les ordres du<br />

Comité-directeur. Pendant ce temps-là, les chefs montraient de l'hésitation, de l'incertitude, et au<br />

lieu de commander, ils préféraient obéir, afin ,disaient-ils, de ne pas exposer la colonie à de plus<br />

grands dangers ... Et pourtant il n'y avait presque rien à faire pour comprimer toute tentative de<br />

lutte, tout effort insurrectionnel: il suffisait de placer à bord de la frégate , pendant huit jours,<br />

deux étrangers admis, un colon et un Anglais de naissance, et tout était fini; il suffisait de<br />

déployer un simulacre de force, et tout rentrait dans l'ordre. Mais il faut le dire, les chefs étaient<br />

trompés sur la véritable situation des esprits, et la tranquillité la plus parfaite régnait dans la<br />

région sociale où l'on craignait de voir éclater des troubles, malgré les tentatives d'un tas de<br />

mauvais sujets qui s'étaient chargés du rôle odieux d'exciter les noirs à un mouvement<br />

insurrectionnel. Les affaires Millien et autres prouvent que, réellement, on a essayé plusieurs<br />

fois sans résultat de les soulever; et cela en vue d'une place de procureur-général ou toute<br />

autre, et par suite pour accomplir, sans bourse délier, la liquidation des débiteurs insolvables<br />

Que l'on nous suive, et l'on verra si nous en imposons, ou si nous élaborons un roman dans le<br />

but d'amuser nos lecteurs. Qui a profité de nos désastres? Sont-ce les hommes ruinés, ou ceux


qui ont provoqué des troubles pour les dépouiller? Les hommes tranquilles, amis de l'ordre, en<br />

butte à la faction puissante et désorganisatrice, pouvaient-ils élever la voix et réclamer ce qui<br />

leur était dû; pouvaient - ils chercher des appuis, des défenseurs, alors que les avocats et les<br />

avoués refusaient leur ministère? Qu'on ne prétende pas que cette dernière assertion est<br />

dénuée de fondement; car nous avons les preuves de ces refus. Il fallait, pour obtenir justice,<br />

que les défenseurs fussent nommés d'office, et alors on se figure quelle défense on trouvait en<br />

eux! Aurait-on été s'adresser aux tribunaux, où la faction avait ses partisans, dont les<br />

membres, d'ailleurs, étaient dominés par la terreur, comme le reste des gens honnêtes qui<br />

n'avaient pris aucune part aux excès commis? Le testament de feu M. Gail- lardon est la<br />

critique la plus amère de ce temps effroyable : il ne voit que ce qu'il possède en caisse et en<br />

France, le reste lui est du, et il craint qu'un soulèvement général des noirs, excité par les<br />

hommes de malheur placés à la tête du mouvement, ne lui fasse tout perdre.<br />

Pendant que les choses se passaient ainsi, le gouvernement et plusieurs de ses<br />

employés se tenaient en repos, et ils ne perdaient ni une heure de sommeil, ni l'occasion d'un<br />

bon repas. Le gouverneur seul était en proie aux inquiétudes; sa responsabilité lui pesait<br />

comme un lourd fardeau. Il lui fanait prendre des mesures, et il lui était d'autant plus difficile<br />

de s'arrêter à une détermination salutaire et conforme aux besoins du moment, que la vérité<br />

parvenait rarement jusqu'à lui. Dans cette circonstance, il s'entoura, ou du moins il crut<br />

s'entourer des amis de l'ordre et du pouvoir, tandis qu'il se trouva réellement au milieu des<br />

ennemis de l'un et de l'autre, qui lui conseillèrent, pour éviter, disaient - ils, toute perturbation,<br />

tout excès, de renvoyer M. Jérémie. Quels pygmées que le chef de la clique et ses adhérents en<br />

présence de ce procureur-général ! Vraiment ils firent pitié, le jour de l'assemblée, tant leur<br />

faiblesse parut grande. Le chef dont nous parlons, surtout, ce soi-disant député n'a jamais été<br />

fort qu'entouré de tous les siens; eh bien, quoique ce jour-là il y en eut une bonne partie au<br />

Gouvernement, il fut écrasé par l'ascendant de son adversaire, et la victoire du raisonnement et<br />

de la véritable éloquence resta complète à M. Jérémie. Toutefois, il fut décidé, peu de jours<br />

après, qu'il partirait, et les amis du gouvernement finirent eux-mêmes par lui conseiller cette<br />

mesure, puisque toute autre ne pouvait être employée, sans péril pour la partie saine et tranquille<br />

de la population, ennemie des excès. Mais nous devons revenir sur nos pas, car notre tâche<br />

d'historien nous condamne à décrire ces jours de malheurs, qui rappellent aux vieux colons ceux<br />

de 1793.<br />

En ces temps de triste mémoire, des hommes à figures sinistres parurent sortir de<br />

dessous terre, pour servir de cortège au; démon des discordes, ou, plutôt, pour rendre de<br />

nouveau témoignage à cette vérité, déjà si souvent mise en évidence, à savoir, que l'intérêt


public n'est qu'un manteau dont se couvre l'esprit d'ambition et de licence, et que les<br />

révolutionnaires de tous les temps et de tous les pays se ressemblent. Aux cris : Aux armes! les<br />

postes sont occupés, les corps-de-garde désignés; le colonel, parcourant les rues, fait fermer les<br />

boutiques; les vivres venant au Port - Louis sont arrêtés en route; l'action des tribunaux cesse,<br />

les bureaux des négociants restent déserts et le gouvernement est frappé de mutisme. Seulement<br />

le bruit des chevaux qui portent les dépêches dans les quartiers, interrompt de temps en temps le<br />

morne silence où sont plongées les rues du Port-Louis. Nous nous trompons : la cloche funèbre<br />

eut aussi le triste privilège de secouer par intervalles cet effrayant sommeil, en annonçant la<br />

mort d'une épouse, d'une mère ou d'un fils. .<br />

Pendant quarante jours, la ville et les campagnes furent placées sous le coup de cette<br />

interdiction. On n'appelait plus les noirs à l'ouvrage. Dans l'intérieur des ateliers à moitié<br />

fermés, les ouvriers craignaient de donner un coup de hache on de marteau qui pût donner<br />

l'éveil, car il était capable de provoquer une dénonciation au Comité de sûreté publique, rue de<br />

Paris. Transactions, ventes de denrées, tout était défendu. Les menaces n'étaient point<br />

épargnées, et nous avons dans nos mains une des pierres dont on nous gratifiait tous les soirs,<br />

portant sur le papier qui lui servait d'enveloppe, écrit par une main bien connue, qu'elle a été<br />

envoyée à notre adresse, parce que nous avons vendu du sucre .....<br />

Quels étaient les moteurs et les instigateurs de ces désordres? Certes, ils ne se cachaient<br />

pas; ils étaient en uniformes, ils avaient des fusils, ils correspondaient avec un colonel des<br />

troupes de S. M. qui, d'ailleurs, n'avait aucune espèce d'autorité sur cette force de nouvelle<br />

fabrique; et la preuve, c'est qu'ayant exigé des rapports tous les jours, ils lui furent refusés. Au<br />

fait, ayons le courage de le dire: l'autorité fut vaincue, mise hors d'état de rien entreprendre, et la<br />

feuille le Cernéen , ardente à souffler le feu de la discorde, continua de l'insulter comme elle<br />

insultait tous ceux qui ne pensaient pas comme elle. On se figurerait à peine à quels dangers<br />

nous étions exposés. Un habitant respectable faillit à devenir victime, sur la place même, de son<br />

dévouement à la cause du gouvernement. Un autre vit deux fois le feu dans ses cannes, parce<br />

qu'un de ses amis lui avait écrit d'en continuer la coupe. Dès lors, il fallut fermer le moulin et<br />

laisser les noirs s'abreuver à loisir des doctrines radicales que la faction propageait de toutes ses<br />

forces, et pour cause. Claquemurés chez eux, assaillis chaque soir à coups de pierres, les autres<br />

citoyens s’attendait à tout moment au pillage de leurs maisons. Cependant on voyait rôder<br />

partout les espions de la clique qui prenaient note de ce qu'ils entendaient, des rares visites que<br />

les amis de l'ordre se faisaient et ils rendaient au Comité-directeur un compte fidèle et<br />

circonstancié du résultat de leurs honteuses investigation. Nous parlions tout à l'heure des idées<br />

radicales et subversives dont on jetait la semence parmi la population; en veut-on un exemple?


Un membre influent du Barreau publia un Mémoire pour prouver, non pas que ce que la clique<br />

avait fait mal, mais que l'installation de M. Jérémie était illégal. Une pareille thèse est<br />

soutenable, sans doute; mais il ne suffisait pas de constater le fait d'illégalité, il fallait, et cela<br />

était facile, montrer que, si les formes n'avaient pas été suivies, c'était par force majeure. On<br />

eût été obligé par là de remonter de l'effet à la cause, et de signaler des scandales inouïs. Car<br />

enfin, si l'on ferme les portes du Palais, si parmi les juges les uns sont directement menacés<br />

dans leur personne, si les autres ne se rendent pas à leur poste, si la populace ameutée menace<br />

de mort ou tout au moins de mauvais traitements ceux qui sont chargés de recevoir le serment<br />

et celui qui doit le prêter, comment veut-on que les conditions légales soient rigoureusement<br />

accomplies? Or, comme les choses se sont ainsi passées, il faut en conclure qu'un complot ma-<br />

chiavélique, dans le secret duquel n'entrait point la plèbe inconséquente, mais dont les chefs<br />

d'un parti turbulent, habile à soulever les masses, tenaient tous les fils, avait été tramé dans le<br />

but de vicier l'installation de M. Jérémie, et de se faire une arme puissante de l'inobservation<br />

des formes légales? Mais le salut du peuple avant tout: il doit en être là comme partout. En<br />

artillerie, les servants de droite et de gauche sont remplacés par les canonniers, et souvent,<br />

s'ils sont tués, une pièce de campagne est servie par trois personnes, lorsque la règle et le<br />

besoin du service ordinaire en exigent six. - Par de semblables subterfuges ou plutôt de<br />

pareils sophismes, rien ne serait plus facile que d'arrêter la marche d'un gouvernement: une<br />

émeute, une insurrection ferait raison de tout. Mais allons plus loin. S'il faut avoir prêté<br />

serment d'une manière légale pour remplir une charge quelconque, il s'ensuit de rigueur que<br />

le titulaire qui doit être remplacé, exerce ses fonctions jusqu'au moment où son successeur<br />

prononce la formule consacrée: Je le jure. Comment se fit-il donc qu'à Maurice le procureur-<br />

général en titre se crut remplacé dans ses fonctions, par M. Jérémie, aussitôt que le Ganges fut<br />

mouillé au Pavillon. Le Mémoire dont il était question tout à l'heure semble prouver<br />

cependant, que ses fonctions n'avaient pas cessé dès lors. Faudra-t-il le féliciter de sa<br />

conduite? Non, sans doute; car ce serait lui savoir gré en quelque sorte d'avoir trahi le Roi,<br />

d'avoir forfait à. ses devoirs les plus impérieux, si étant encore investi d'autorité: plus de<br />

pouvoir, il avait laissé pendant plusieurs jours, sous le coup de dangers imminents, son<br />

successeur, et surtout ceux qui l'entourèrent dans le trajet du Gouvernement au Palais et<br />

jusque dans le sanctuaire où la justice rend ses arrêts.<br />

Et pourtant le Cernéen de l'époque fit le plus grand éloge du calme et de la modération<br />

du peuple, au moment où parut M. Jérémie !... Quelle impudence! Quoi donc! et nous l'avons<br />

déjà. dit, un magistrat, accompagné du secrétaire' intime de sir Charles, de M. Viret, est obligé<br />

d'imposer en quelque sorte un sacrifice à sa dignité, de recourir à. des précautions, comme<br />

ferait un malfaiteur poursuivi, dans le but d'assurer sa fuite; un homme revêtu d'une haute


dignité se trouve dans l'obligation de passer par une porte dérobée pour se soustraire aux<br />

fureurs d'une masse aveugle, effrénée, et vous osez appeler l'attitude hostile de cette populace<br />

du calme et de la modération! Un juge mort depuis, M. Cooper, est assailli à. coups de pierres,<br />

et c'est encore là, selon vous, du calme et de la modération! Allons donc, c'est se jouer de la<br />

crédulité publique. - Dites, si vous le voulez, que la faction s'est couverte dans ces jours<br />

néfastes du masque de l'hypocrisie; vous le prouverez sans peine, et nous vous croirons. -<br />

Les efforts de ce citoyen du Barreau qui, monté sur un banc, réclamait du geste et de la voix<br />

le silence nécessaire, qu’était-ce autre chose qu'une comédie véritable, à - peu - près comme<br />

le ruban tricolore placé devant les Tuileries, peu de temps avant le 10 août, et qui<br />

n'empêcha pas, quelques jours après, le massacre des fidèles serviteurs du Roi. Malheur aux<br />

peuples et aux gouvernements qui se laissent prendre à de pareilles simagrées! Ces retours à<br />

des idées d'ordre ne sont qu'apparents, car en révolution il n'y a qu'un système à suivre : se<br />

faire craindre et marcher en avant.<br />

Enfin, disait le Cernéen d'alors, le sang a coulé; mais au moins on n'a pas à imputer<br />

aux braves volontaires cette injuste agression contre deux citoyens paisibles. Sans juger du<br />

mérite de cette assertion, on serait en droit de dire à tous ces citoyens paisibles, qu'ils<br />

auraient été à l'abri de l'égratignure qu'ils reçurent, s'ils étaient restés chez eux au lieu de<br />

venir se mettre en première ligne dans la foule des braillards, pour ne pas leur donner une<br />

autre dénomination, qui avaient été soldés, ce jour là, afin de maintenir dans la ville et les<br />

campagnes un état d'irritation de nature à susciter une pareille catastrophe. Qu'un peuple se<br />

soulève pour se soustraire à la tyrannie d'un despote ou pour alléger le fardeau des impôts qui<br />

l'accable : cela s'est vu quelquefois et peut se comprendre; mais à Maurice, au sein de la paix<br />

et de la prospérité, s'insurger contre le gouvernement le plus doux, le plus paternel, et se<br />

porter en corps d'auxiliaire d'un tas de gens dont les uns voulaient obtenir des places, les<br />

autres ne pas payer leurs dettes, celui~ci siéger au Parquet, celui-là être juge, qui tous enfin<br />

étaient animés d'un esprit ardent d'intérêt, de rapacité, de spoliation : voilà ce qui devra, sans<br />

contredit, étonner un jour nos neveux , s'ils prennent la peine de lire ces lignes.<br />

Quand on songe au mal qu'a pu produire ici cette presse libre qui devait être le<br />

palladium de notre liberté et de nos droits; elle dont la mission était de nous éclairer sur nos<br />

périls et de nous remettre dans la bonne voie, et qui, au résultat, ne nous a donné que<br />

l'anarchie et le despotisme de quelques légistes et de la masse des, débiteurs, on ne sait trop<br />

que penser de ces lumières jetées tout à-coup au milieu des rues, chez un peuple qui n'y est<br />

pas habitué et dont les trois quarts sont encore dans l'esclavage ou ne font que d'en sortir.


La terreur étant à son comble, il devint facile à nos moteurs de troubles de s'emparer<br />

de tout. Rien n'apparaissait au Bazar, les portes restaient fermées; et chacun faisait ses<br />

préparatifs et mettait ordre à ses affaires, comme si l'on se fût trouvé à la veille des plus<br />

grandes calamités. Il y a tels habitants placés, en 1836, à la tête d'une fortune de cinq cent<br />

mille piastres, qui, à l'époque calamiteuse dont nous parlons; nous pressaient de leur en<br />

donner vingt-cinq mille, en échange de leurs biens. C'était la résolution désespérée de gens<br />

jusque là dans une brillante position et qui se voyaient menacés de tout perdre. On peut<br />

juger par là, de la terreur dont les esprits subissaient l'influence. Quant aux hommes lancés<br />

dans la carrière de l'insurrection, ceux-là se gardaient bien d'abandonner leurs biens à des<br />

conditions si onéreuses; car ils avaient une arrière-pensée, et savaient fort bien qu'un jour<br />

toutes les fortunes passeraient entre leurs mains, par les mesures qu'ils prenaient au milieu<br />

du trouble dont ils avaient soin d'entretenir les éléments. Subrogations clandestines, titres et<br />

billets supposés, dettes anciennes liquidées et reparaissant sur le passif de ces honnêtes gens:<br />

tels furent les moyens qu'ils employèrent pour se soustraire plus facilement à la masse de<br />

dettes qui pesait sur eux.<br />

C'est à cette époque que leur feuille coassait dans la boue, et publiait les énormes<br />

sacrifices que ces débiteurs délicats faisaient à la chose publique, en donnant quelques sacs<br />

de riz aux malheureux, tandis que, d'un autre côté, ils volaient cent mille piastres à leurs<br />

légitimes créanciers. On eût dit, en vérité, que cette feuille avait fait un pacte avec le diable,<br />

et que l'esprit de mensonge l'inspirait et dirigeait sa plume. Ce qu'il y eut de plus<br />

extraordinaire, c'est que des gens dont nous respectons le caractère, aveuglés, sans doute, par<br />

l'effet d'une funeste influence, ajoutèrent foi à ses assertions, bien qu'elles donnassent un<br />

soufflet à l'évidence. Ainsi, cette feuille avait l'audace de prétendre que les boutiques, les<br />

ateliers, le Bazar, les boucheries s'étaient fermés volontairement tout à-coup, lorsqu'il est de<br />

notoriété publique que des marchands, des ouvriers, des bazardiers et des bouchers subirent<br />

les plus mauvais traitements pour avoir cherché, par les moyens légaux que leur offrait leur<br />

état, à gagner leur vie et celle de leur famille; lorsque chacun sait que les denrées étaient<br />

arrêtées sur tous les chemins par des allies, à la tête de détachements, dans le but:d'empêcher les<br />

provisions nécessaires à la ville d'arriver au Port-Louis. Que prétendait-on faire avec ce manège,<br />

sinon exaspérer la population et la porter à tous les excès? Nous n'ignorons pas que la faction,<br />

par l'organe de son Cygne, répondra de tout cela n'est pas vrai, que tout cela n'a existé que dans<br />

notre imagination ou dans nos rêves; mais qu'importe l'expression d'une opinion passionnée,<br />

mensongère, quand l'autorité des faits manifestes la détruit? Au reste, il en a été chez nous<br />

comme partout : à l'époque où nos révolutionnaires de France taxaient un pain noir et une<br />

mauvaise viande, et que le peuple affamé s'amassait devant la porte des boulangers et des


ouchers, eux se gorgeaient dans leurs orgies des mets les plus succulents; quand tous les<br />

honnêtes gens tremblaient chez eux, les révolutionnaires s'endormirent dans leur joie. A<br />

Maurice, nos colonels, nos députés, les membres de nos Comités nageaient au milieu de<br />

l'abondance, et, jusque dans leurs corps-de-garde, ils avaient soin de se pourvoir des objets<br />

recherchés par le luxe et la sensualité. Le repos, le sommeil ne les fuyait pas, tandis que ceux<br />

qui ne partageaient pas leurs sentiments, couraient risque à tout moment d'être assommés, et, à<br />

coup sûr, de ne pas passer chez eux une nuit tranquille. Comme frappé d'inertie, le<br />

gouvernement était réduit à vouloir sans rien pouvoir; des ordres se donnaient sans recevoir<br />

d'exécution. Dans les départements se trouvaient des hommes qui, moins occupés de leurs<br />

devoirs que du soin de se populariser et de s'avancer, laissaient tomber, stériles et inefficaces,<br />

les ordres qui leur étaient transmis. Eh bien, ces hommes-là ont reçu le prix réservé au zèle,<br />

au courage civil, à la fidélité, au lieu de la punition exemplaire que méritaient leur mollesse<br />

et leur incurie.<br />

Maintenant, nous le demandons, comment sir Charles et quelques autres chefs<br />

auraient-ils pu rétablir l'ordre et la tranquillité compromis, lorsque leurs subordonnés<br />

laissaient amortir dans leurs mains la force que le pouvoir leur avait confiée? Comment la<br />

masse des propriétaires et des honnêtes gens se serait-elle hautement prononcée, lorsqu'elle<br />

voyait des chefs de départements faire cause commune avec la faction perturbatrice qui,<br />

aujourd’hui même encore, n'aurait pas honte d'avancer que le nom seul de Jérémie portait<br />

l'épouvante partout et jetait parmi les noirs des idées de haine et d'insurrection? Qu'on prenne<br />

la peine de lire le Cérnéen; les femmes accouchaient avant terme; les enfants fuyaient au nom<br />

de Jérémie; les esclaves étaient prêts à se soulever; un volontaire à moustaches rouges tomba<br />

en faiblesse rien qu'en l'apercevant, et cependant, ajoute le Cygne, c'était un des plus braves!<br />

Figurez-vous la révolution de 1792 au petit pied et les auteurs de celle de Maurice, comme<br />

leurs prédécesseurs en France, employant les mêmes moyens, la même exagération, les<br />

mêmes mensonges pour exaspérer et corrompre les métisses. Et ceci nous allons encore le<br />

prouver. Au carrefour des rues de Paris et des Malabars existait un corps-de-garde où la<br />

population du faubourg de l'Est faisait le service; eh bien là se trouvaient en permanence<br />

étalés aux yeux les écrits du père Duchêne, surtout son fameux Catéchisme, qui fut le levier<br />

le plus puissant de la révolution française. Ce livre est resté là jusqu'au départ; de M. Jérémie,<br />

pour servir de pâture habituelle à tous les prolétaires dont cette partie de la ville abonde;<br />

population douce, industrieuse, non encore sans doute parvenue à la hauteur des<br />

circonstances, mais que l'on voulait pousser au crime en la saturant de la production la plus<br />

infâme des temps modernes. Si l'on nie le fait, nous en appelons au maître de la maison et à<br />

tous ceux qui, comme nous, ont vu cet ouvrage scandaleux récréer nuit et jour les volontaires


éunis dans ce lieu. Certes on a eu recours, en 1832, aux plus affreux systèmes pour cor-<br />

rompre le peuple de Maurice; mais le plus profondément immoral, celui qui donne la plus<br />

juste idée de la perversité des hommes placés à la tête du mouvement, est, sans contredit,<br />

celui dont on a fait usage dans ce corps de garde, vis-à-vis d'une population qui, jusqu'alors,<br />

s'était montrée la plus calme, la plus douce et la plus laborieuse de la ville.<br />

Enfin, M. Jérémie se décida à partir; il mit à la voile au grand contentement des<br />

ambitieux, des débiteurs insolvables et des· fauteurs de troubles qui n'avaient pas manqué de<br />

tirer avantage de l'espèce d'interrègne, occasionné par son séjour à Maurice. Les saturnales<br />

révolutionnaires prennent fin; mais il en est d'autres qui vont commencer. Une terreur d'un<br />

autre genre s'organise, et les factieux s'autorisent de la victoire qu'ils ont remportée, pour<br />

mettre à exécutions les plus hardies entreprises. Ce n'est plus la tranquillité, la vie des<br />

citoyens que l'on menace, c'est leur fortune; c'est au fruit d'une carrière longue, laborieuse et<br />

honorable qu'on aspire. Tout est préparé d'avance pour cela : les engagements sont faits; on<br />

se met à l'œuvre, et la spoliation la plus criante est consommée. Le scandale des fortunes<br />

acquises par le vol une fois produit, la chicane et la rapine se présentent aux Mauriciens sous<br />

les traits du malheur. Les circonstances ont été fâcheuses, dit- on hypocritement; il faut que<br />

chacun perde; on donnera vingt - cinq pour cent. (Remarquez que ce sont les plus honnêtes<br />

gens qui font ces propositions; car les trois quarts ne veulent rien accorder.) Si l'on ne<br />

consent pas, madame est séparée de biens; elle fera valoir ses droits " ou bien l'oncle et la<br />

tante subrogés aux droits des vendeurs vont agir en conséquence de leurs titres; rien n'est plus<br />

clair.<br />

La spoliation s'accomplit de cette sorte, et les spoliateurs deviennent, huit jours après,<br />

les plus riches et les plus insolents propriétaires de l'île ... Honneur à ceux qui, à cette époque,<br />

ne voulurent pas salir un nom honorable en s'associant à cette œuvre d'iniquité! Un jour, leurs<br />

enfants, moins riches peut - être que ceux des spoliateurs, leur sauront gré de leur avoir<br />

transmis un héritage qui ne les condamnera jamais à rougir, et qui sera, pour la postérité, le<br />

signe d'une conduite sans tache. Honneur encore à M. D .... é, à MM. D ..... n frères et à<br />

quelques autres que nous pourrions citer! Quelle que fût leur position, jamais ils ne voulurent<br />

employer, pour terme et délai, d'autres moyens que ceux qu'indique la plus stricte probité.<br />

On crut pourtant d'abord que le départ de M. Jérémie amènerait un terme à cette<br />

guerre sourde entre les spoliateurs et les légitimes créanciers; que la justice allait ouvrir les<br />

yeux et les porter sur les frauduleuses transactions opérées pendant les troubles au détriment<br />

de la veuve et de l'orphelin. Il n'en fut rien. Le même système continua avec plus de


dévergondage que auparavant, et la loi du sequestre, portée par ces messieurs ou<br />

commandée par eux, devint le bouclier derrière lequel la rapine et la mauvaise foi la plus<br />

audacieuse purent tranquillement continuer et terminer leurs funestes entreprises.<br />

La feuille la Balance, en opposition de principes avec le Cernéen, luttait de toutes ses<br />

forces pour signaler les dangers; elle invoquait les autorités, afin qu'elles sortissent de leur<br />

sommeil léthargique, et portassent leurs regards scrutateurs sur toutes les parties de<br />

l'administration judiciaire. Vains efforts! On eut dit que l'inertie, si fatale au pays, lorsque<br />

nos meneurs en avaient pris la direction, s'était communiquée aux membres du Palais, qui se<br />

bornaient à sanctionner les actes dérivant d'une loi spoliatrice. Cette loi du sequestre,<br />

élaborée par un Conseil trop intéressé à ce qu'elle passât, apparut tout à-coup, et fut<br />

promulguée presque sans discussion. Bien méditée, elle aurait empêché peut-être les<br />

malheurs dont elle fut la cause; mais cet équitable soin n'entrait ni dans les intérêts du<br />

Barreau, ni dans ceux de plusieurs législateurs de l'époque, qui montrèrent, bientôt après, en<br />

suspendant leurs paiements, quels avaient été les motifs de leur vote dans cette grave<br />

question. Les gardiens séquestrés furent les débiteurs eux-mêmes qui firent impunément et<br />

sans obstacle, à l'abri de cette loi, ce qu'ils avaient fait auparavant, à leurs risques et périls.<br />

Des cris d'indignation s'élevèrent de toutes parts; mais cette loi avait été dictée par la faction;<br />

elle était le prix des secours que cette dernière avait obtenus des débiteurs, dans les mois de<br />

juin et de juillet, et comme le salaire qui leur avait été promis. Ici encore la Balance ne resta<br />

pas muette; mais que pouvait-elle sur des autorités qui n'avaient ni yeux ni oreilles, et qui<br />

craignaient de partager avec les honnêtes gens les insultes quotidiennes dont on les<br />

abreuvait? Rien assurément; aussi le mal s'accrut-il sans rencontrer d'obstacles, et lorsque M.<br />

Jérémie revint dans le pays, tout fait à peu près consommé.<br />

Si les circonstances dont nous rappelons la mémoire n'avaient pas été si désastreuses<br />

pour le pays, il y aurait matière à rire des voyages du député que nous avons déjà mis en relief;<br />

à cet égard, nous renvoyons au conte de la Chèvre et du Chou. Jamais le susdit député n'a voulu<br />

se montrer en face de M. Jérémie, qu'à l'époque où il commandait à une troupe d'hommes armés,<br />

attentifs, comme des Mameloucks, à lui faire un rempart de leurs corps. Tous deux semblaient<br />

jouer aux barres : quand l'un était à londres, l'autre était à Maurice; si l'un partait, l'autre<br />

revenait aussitôt. Notre député sentait sa faiblesse vis-à-vis de M. Jérémie. Cependant il eût été<br />

beau de lui voir soutenir une lutte avec cet homme qu'il avait abreuvé de tant d'amertumes, et<br />

surtout en présence de ses volontaires, qui auraient sans doute applaudi à un engagement entre<br />

lui et le procureur-général. Mais d'autres soins l'occupaient; le dévouement du drame on de la<br />

comédie, comme on voudra l'appeler, approchait; sa partie était liée à Londres : il savait, par le


pamphlet de M. Jérémie, par ses correspondants et par d'autres écrits, qu'une indemnité serait<br />

accordée aux colons pour le sacrifice qu' on exigeait d'eux, et, comme depuis le commencement<br />

de nos troubles, il avait basé sa fortune et celle des siens sur la spoliation des Mauriciens, il alla<br />

continuer ses opérations et prendre toutes les mesures nécessaires à leur réussite.<br />

A peine était-il hors des parages de l'île, que M. Jérémie revint au grand contentement<br />

de ceux à qui il restait quelque chose, an grand déplaisir de ceux qui avaient trempé dans les<br />

évènements de 1832, et dans les violences et les fraudes qui en furent la conséquence; car ces<br />

derniers avaient à craindre que ses yeux pénétrants ne naissent au jour toutes les transactions<br />

honteuses qui avaient dépouillé les vrais et légitimes créanciers. Mais ces appréhensions se<br />

dissipèrent bien vite par le jugement des personnes du Grand-Port, qui, au lieu d'intimider la<br />

faction, ne fit qu'accroître son audace et ranimer son zèle prêt à s'éteindre. On peut dire que<br />

ce jour là, le parti factieux releva la tête en souverain, et que le pouvoir fut une seconde fois<br />

vaincu.<br />

Aujourd'hui que les jurés sont souvent les amis et quelquefois les complices des<br />

accusés, les crimes politiques ne se punissent plus. Or, nous ne concevons pas comment, avec<br />

de si faibles moyens pour convaincre les accusés du Grand-Port, avec une loi sans échelle<br />

proportionnelle dans la peine, cette action a pu être intentée. Quel pouvait être le résultat de ce<br />

jugement? Etait-ce la condamnation des prévenus à la peine capitale, alors que les grands<br />

coupables jouissaient en ville de crédit et de considération? Les punir ainsi, c'eût été une<br />

monstruosité; et les renvoyer absous, comme cela est arrivé, c'était donner gain de cause à<br />

l'émeute qui, fière de l'impunité, pouvait, à la première occasion favorable, se livrer encore à<br />

tous les excès. Il faut avouer que ce procès a fait plus de mal à l'avenir de la colonie, que<br />

l'insurrection elle-même. En effet, quand on songe que des malheureux sont à expier aux<br />

travaux de la citadelle ou à Botany-Baie le recelage de quelques morceaux de lard, et que ceux<br />

qui ont rempli l'île de troubles et de rapines, sont honorés, gratifiés, consultés par le<br />

gouvernement, le découragement s'empare de la vertu la plus forte et la plus éprouvée. Quel<br />

tableau pour le peuple! Quel exemple pour cette masse d'individus qui, témoins des hauts faits<br />

de nos héros de 1832, les voient aujourd'hui portés sur le haut piédestal de la faveur, sans doute<br />

pour avoir audacieusement brise tous les liens de l'obéissance et de la subordination! Quoiqu'il<br />

en soit, les débats de l'affaire dont il s'agit ici, montrèrent aux moins clairvoyants que les<br />

principaux coupables n'étaient pas au Grand-Port, et si le défenseur ne s'accusa pas lui-même, il<br />

conseilla du moins d'accuser le Comité, rue de Paris .... Peut-être là, dit-il, vous trouverez ceux<br />

que vous semblez chercher; mais vous ne les trouverez point au Grand-Port. Il eût dit le<br />

contraire, si l'attaque de M. Jérémie avait eu d'abord le Comité pour point de mire.


L'arrivée de sir W. Nicolay put donner un instant à penser que le gouvernement allait sui-<br />

vre une autre marche; les remplaçants au Conseil avaient été choisis parmi les propriétaires<br />

indépendants, dont une conduite éprouvée par quarante années de résidence, offrait des<br />

garanties précieuses d'ordre et de sagesse. Tout semblait donc annoncer que la faction allait<br />

s'éteindre et que les auteurs de nos calamités allaient enfin être mis à leur place; il en fut<br />

autrement. Après les premiers coups portés au député dont il a été question, après une<br />

proclamation fulminante lancée en août 1833 contre les anarchistes, le gouvernement retomba<br />

dans son ordinaire apathie, ou plutôt dans son imprudent système de préférence et de<br />

rémunération pour ceux qui lui avaient résisté en face et dont il avait subi les offenses<br />

journalières. Soit qu'il fut incapable d'une vigueur soutenue, soit qu'il tremblât à l'idée d'un<br />

nouveau 1832, au moment où l'émancipation allait recevoir la sanction royale, il comprit (on ne<br />

peut en douter) un pacte au moyen duquel les coupables obtinrent, pour prix de l'indemnité,<br />

grâce pour le passé, impunité pour l'avenir. Faveurs, places, distinctions, honneurs, tout fut pour<br />

eux; les vrais amis du gouvernement ne reçurent qu'un froid accueil, et restèrent sans influence<br />

au sein même du Conseil, où quelques-uns avaient été appelés. Bien plus, leur dévouement, leur<br />

probité furent livres à la risée publique; on les jeta comme en pâture au Cygne de la faction, et le<br />

gouvernement, qui aurait du les entourer de sa haute considération, laissa à la Balance le soin de<br />

les venger des injures dont on les accablait. La lutte ne fut pas longue; elle mit au grand jour la<br />

vie des hommes du désordre; et le public confirma le jugement porté par cette feuille sur ceux<br />

qu'elle signalait avec raison comme les instigateurs de nos maux. Le gouvernement seul fermait<br />

les yeux et laissait tendre, à l'abri de l'influence dont jouissait le parti désorganisateur, les filets<br />

qui, plus tard, devaient enlever à la partie la plus malheureuse des habitants de l'île, le peu de<br />

ressources qu'elle espérait de l'indemnité.<br />

Toutefois, on voyait percer, à travers le voile qui couvrait la vue et les pensées du<br />

gouvernement local, le désir de secouer le joug intolérable dont il sentait chaque jour de plus<br />

en plus la pesanteur. Mais entouré, conseillé par les coryphées du parti et par plusieurs chefs<br />

des départements, il se mouvait dans un cercle si vicieux en fait de mesures administratives,<br />

qu'il n'avait d'autre alternative que de se donner corps et biens à la faction, ou de sévir<br />

rigoureusement contre elle. Il n'osa prendre ce dernier parti; car on lui faisait peur: on lui<br />

disait qu'un soulèvement général serait la suite inévitable de la moindre mesure prise contre<br />

les perturbateurs; inquiet, incertain, le gouvernement aima mieux obéir que de commander.<br />

Qu'on juge à quel point fut portée à cet égard sa coupable faiblesse. En même temps que de<br />

malheureux ouvriers étrangers, dont on avait toléré la résidence à Maurice, recevaient l'ordre<br />

de partir, plusieurs autres étrangers', et surtout deux occupaient des places de confiance dans


les affaires du gouvernement. Arrivés dans la colonie dix ans après la passe, élevés en partie<br />

aux frais du gouvernement sous l'administration de sir Robert, ils devaient un jour déchirer le<br />

sein de leur mère, préparer le plomb meurtrier contre des fidèles sujets de S. M. qui avaient<br />

payé le prix de leur éducation, rédiger une feuille contre le pouvoir et contre tous les hommes<br />

qui lui étaient restés attachés, et aux étrangers, a la tête d’une opposition qui se disait l'organe<br />

de la colonie. Membres influents d'un Barreau dont ils n'auraient pas dû faire partie, proches<br />

parents du chef du Parquet et du député, pauvres et aimant le luxe et la dépense, ce n'était certes<br />

pas avec de la modération qu'ils pouvaient répondre à la confiance de leur parti, ni arracher au<br />

gouvernement des faveurs pour eux et pour leurs amis. Aussi ont-ils pris une autre route qui les<br />

a conduits au succès, à la fortune. Que sont-ils aujourd'hui? Les Mauriciens par excellence, les<br />

chefs avoués du parti, les ennemis du gouvernement qui non seulement les emploie, mais les<br />

craint. Et ce sont pourtant deux étrangers! Au reste, leur histoire est à peu de chose près celle de<br />

plusieurs membres du Barreau. Les sans fortune, orgueilleux et vains, avides de briller, rapaces<br />

comme des procureurs, jaloux des citoyens qui s'élevaient au-dessus d'eux par la richesse, et<br />

prêts à se porter à tous les excès pour assouvie des besoins que naguère ils ne connaissaient pas,<br />

on les a vus, dans l'espace de quelques années, laisser loin derrière eux et repousser le<br />

commerce dont ils étaient jadis les serviteurs, et se dire les seuls représentants du pays, eux qui<br />

jamais ne firent partie d'aucune assemblée avant 1830.<br />

Ici tout passe inaperçu. Le gouvernement n'a jamais porté son œil investigateur sur la<br />

généralité des matières qui entrent dans le domaine de ses devoirs; sa surveillance, purement<br />

passive, ne va pas jusqu'à s'enquérir d'où provient, dans les cabinets de quelques avoués et<br />

dans les études de quelques notaires, cet aliment d'une dépense effrénée. Si élevé que soit le<br />

tarif des honoraires de ces messieurs, jamais ils ne pourraient, dans la règle commune et<br />

légale, enfanter ce miracle et subvenir aux exigences du faste que nous avons sous les yeux.<br />

Cependant un gouvernement qui avait présenté à son Conseil la loi rejetée du vagabondage,<br />

d'après laquelle chacun était tenu de déclarer où il prenait les six sous et les trois sous de riz<br />

et de brèdes nécessaires à son existence, aurait bien pu aussi demander d'où provenaient les<br />

vingt- cinq ou trente mille piastres qu'un cabinet on une étude réalisait, chaque année, porter<br />

un examen sérieux sur les comptes de frais, sur les formes de procédures suivies, sur les<br />

inventaires, sur les partages, sur les ordres qui, réunis aux antres frais, s'élèvent, et cela nous<br />

pouvons l'assurer, à une somme presque égale à celle des impôts payés par la colonie.<br />

Comme dans tout ce qui s'écrit contre la faction perturbatrice on noircit la pensée dés<br />

auteurs, nous déclarons que, dans cet écrit, nous n'avons prétendu confondre ni tous les hommes<br />

de loi, ni tous les notaires, ni tous les débiteurs. Il en est plusieurs qui, fidèles à leurs devoirs et<br />

aux principes de leur institution, n'ont pas dévié de la route de l'honneur et de l'équité. Ils ont


gagné sans doute, mais la fortune qu'ils ont acquise ne fera jamais rougir leurs enfants. Nous<br />

avons entendu parler seulement de ceux qui, dans ces professions autrefois si considérées, si<br />

réputées pour l'exacte probité, pour la délicatesse de leurs membres, s'y sont conduits comme de<br />

vils artisans de chicane, ou comme les complices de la mauvaise foi.<br />

Après avoir plaidé et dévoré en frais une forte partie de la chose en litige, les conseils<br />

arrivaient. Mettez ordre à vos affaires, disaient-ils, ne restez pas en butte aux coups de vos<br />

créanciers. -- C'était le signal de la ruine de ceux - ci. En effet, les affaires s'arrangeaient, mais<br />

de telle sorte, que les débiteurs faisaient main basse sur tout, et ne laissaient à leurs malheureux<br />

créanciers que ce qu'ils voulaient bien leur abandonner. Tels ont été, tels sont encore en 1836 les<br />

amis de la colonie, les hommes par excellence. On dirait que, pour avoir le droit de se dire tels<br />

il faut porter sur le front la marque de quelque chose d'odieux dans la conduite où avoir reçu<br />

le baptême de l'indignité. Depuis 1830, ce sont MM. A., B., C., D. qui nous ont sauvés<br />

enrichis et qui se sont sacrifiés pour nous. On a vu jusqu'ici de quelle nature ont été leurs<br />

sacrifices; nous les verrons, plus tard, extorquer le manioc du pauvre pour se procurer à eux<br />

des faisans, lui ravir son âne pour avoir des juments de race, son hamac pour posséder des<br />

carrosses dorés, son langol1sti pour couvrir leurs laquais de riches livrées, et cela, dans le but<br />

de prouver leur attachement aux intérêts du pays, comme ils achètent les grandes propriétés<br />

de l'île pour prouver leurs sacrifices. Comment s'en plaindre? On les laisse faire. Et puis,<br />

quelle digue opposer à leur ambition envahissante, quand le gouvernement les approuve, les<br />

consulte et choisit dans leurs rangs ceux qui doivent occuper les emplois ou siéger au milieu<br />

des Conseils? Force est de nous soumettre, nous aussi, puisque tout le monde se soumet,<br />

même ceux qui devraient faire acte de puissance et de juste sévérité. Mais une chose qui, du<br />

moins, nous est permise, et que l'on ne peut nous défendre, c'est de dévoiler toutes les<br />

turpitudes, toutes les années par lesquelles des intrigants se sont rendus maîtres des fortunes<br />

qu'ils possèdent. Cet habitant de Flacq, à la tête de plus de cent mille piastres, doit bien rire, lui<br />

qui, arrivé sans souliers dans la colonie, ne sort plus de chez lui, même pour visiter ses planta-<br />

tions, qu'en carrosse et suivi de nombreux domestiques! . .. .. Vingt cinq pour cent sans<br />

intérêts, ou rien, telle est la source de sa fortune ..... Et ces autres à1a Rivière du Rempart!<br />

Trente pour cent aussi sans intérêts! Notables, coryphées du parti dont ils sont les directeurs,<br />

vous ne les voyez venir au Port qu'environnés d'un luxe de grands seigneurs, sans doute pour<br />

insulter à ceux dont ils ont ravi le pain ..... Naguères, ces mêmes hommes entraient dans la<br />

ville, à pied, les souliers couverts de poussière; leurs équipages restaient en dehors; ils<br />

n'acceptaient jamais un dîner, dans la crainte d'arriver trop tard chez eux où les attendaient un<br />

succulent repas et de nombreux amis qui, le lendemain, devenaient à leur tour les Amphitryon<br />

du banquet. Vous entendiez leurs dames se plaindre du temps, regretter leur bien-être évanoui,


gémir sur leurs malheurs présents, et tout cela en tenant une aile de perdrix qu'elles suçaient<br />

avec le plus de grâce et de délicatesse possibles, et en étalant aux yeux, dans une salle<br />

parfaitement décorée et servie par un nombreux domestique, une masse d'argenterie capable<br />

d'éblouir. Ceci rappelle un peu la belle Mme de Récamier qui, après la faillite de son mari, se<br />

présenta au bois de Boulogne avec son amie Mme Tallien, vêtue d'une robe de Malines<br />

rapiécée, bien que sortie tout fraîchement de chez la modiste.<br />

Si nous parcourions ainsi l'île entière, nous aurions des scènes très variées et très<br />

plaisantes à raconter; mais il convient peu de s'amuser dans une circonstance où il s'agit de<br />

parler de ces messieurs, qui n'ont été ni variés, ni plaisants dans leurs actions. Un seul but était<br />

l'objet de leurs désirs; ils l'ont atteint au-delà de tout ce qu'ils pouvaient attendre. Aussi bien, il<br />

faut en finir avec eux; le lecteur en sait assez maintenant sur leur compte, et si la colonie<br />

persiste à les regarder comme des sauveurs, comme des hommes par excellence, qu'elle soit<br />

tranquille pour l'avenir, car de tels hommes ne manqueront pas : il y en a toujours quand on les<br />

laisse faire. Mais comme l'erreur n'est jamais bonne à rien, c'est pour la détruire et pour<br />

substituer, autant qu'il est en nous, aux malheurs qu'elle engendre, les avantages de la vérité,<br />

que nous avons écrit cet essai, afin qu'on sache un jour comment, avec de l'audace au front et de<br />

la mauvaise foi dans le cœur, une faction est parvenue à museler une colonie et à s'enrichir à<br />

ses dépens.<br />

Le système de compensation avait été arrêté, et, comme on l'a déjà vu, toutes les<br />

mesures avaient été prises, ici et à Londres, pour que l'indemnité fut réglée de manière à ce<br />

que la Bande-Noire, qu'il ne faut pas séparer de la faction, en eût la meilleure part. C'est<br />

vainement que la colonie eût voulu se tirer de cette ornière que les bons esprits avaient<br />

signalée; elle s'y enfonçait de plus en plus avec délices, comme attirée par l'invincible<br />

puissance d'un aimant. Tout avait été déception pour elle; il fallait qu'elle continuât à rester<br />

les yeux couverts d'un épais bandeau. La Balance, qui existait alors, avait signalé plusieurs<br />

fois le gouffre dans lequel on allait précipiter de malheureux petits propriétaires : un pareil<br />

usage de la liberté de parler, dont on voulait s'arroger le monopole, déplut, et le rédacteur de<br />

la Balance fut déporté; disons mieux, pour être vrai : on lui donna l'ordre de partir. .... Dès<br />

lors, ceux qui avaient si bien dirigé le pays, eurent leurs coudées franches, et il leur devint<br />

facile de réduire à la mendicité la veuve et l'orphelin, après avoir ruiné les anciens capitalistes<br />

et les propriétaires de biens - fonds. Tout ce que l'on tentait, toutes les mesures auxquelles on<br />

avait recours tournaient au détriment de la classe malheureuse: on eût dit que toutes les<br />

déterminations étaient marquées au coin d'une fatalité désespérante. S'agit-il de nommer la<br />

Commission auxiliaire? Nous avons été témoin que le gouvernement fit l'impossible pour


obtenir un choix qui répondît à l'attente du public. Vains efforts, vaine espérance! Les amis,<br />

les parents, les associés des spéculateurs, les hommes de 1832 sur ... girent en grande majorité,<br />

et le malheur voulut encore que l'un des deux membres qui pouvaient protester contre de<br />

dangereuses décisions, et proposer les mesures regardées comme utiles, mourût presque<br />

subitement, et que l'autre fût obligé de donner sa démission, pour se mettre à l'abri des<br />

insultes que le Cernéen, rédigé pal' les associés de la grande entreprise, lui adressait chaque<br />

jour.<br />

Ce n'est pas sans raison qu'en 1834, nous avons dit dans la Balance qu'une puissance<br />

occulte influait sur les déterminations de l'autorité locale, qui, croyant ne suivre que ses<br />

propres inspirations, suivait réellement celles qui lui venaient de ses entours. Par exemple,<br />

lorsque le gouvernement suscitait lui - même des tracasseries au greffier de l'enregistrement,<br />

il ne s'apercevait pas qu'il servait à souhait la faction ardente à soulever toutes les questions<br />

qui, à cette époque, obligèrent ce fonctionnaire à se barricader dans son bureau, pour se mettre à<br />

l'abri des mauvais traitements dont le gouvernement ne l'aurait pas garanti. Les spéculateurs<br />

savaient bien que toutes les questions de classement et d'indemnité étaient déjà résolues à<br />

Londres; mais ils voulaient jeter une panique dans la masse des petits propriétaires, pour avoir<br />

les coupons d'abord et ensuite l'indemnité. Si la commission auxiliaire avait fait son devoir, ou<br />

plutôt si elle avait connu ses devoirs et la mission qu'elle avait il remplir, il lui aurait été facile,<br />

par la mesure la plus simple et la moins coûteuse, de mettre tous les coupons en règle et de tirer<br />

des griffes des vautours qui l'entouraient, les six cent mille piastres que cette seule opération<br />

leur a valu. Cette mesure, nous l'avons déjà indiquée: trois commis à soixante piastres par mois,<br />

pendant quatre ou cinq mois, auraient, à ce prix, exécuté ce qui a coûté si énormément cher au<br />

pays.<br />

Dans la Commission d'indemnité se trouvait un commis qui fut déplacé à l'époque des<br />

grandes opérations, et cela sans aucun motif; nous nous trompons : ce fut par économie qu'on en<br />

mit trois autres à sa place .... Le gouvernement crut sagement agir en cette circonstance : trois<br />

commis, à trente piastres chacun, doivent faire plus d'ouvrage qu'un seul à soixante; mais là,<br />

comme dans le reste, il se trompa. Ce n'étaient ni l'économie ni le travail qu'on avait en vue<br />

dans ce changement: c'était l'homme dont on voulait se débarrasser, afin qu'il n'eût pas sous les<br />

yeux le marché de l'indemnité ouvert dans l'intérieur même du local de la Commission et dont<br />

les commis étaient, sans s'en douter et de bonne foi, les agents. Peut-être croyaient-ils rendre<br />

service; c'est ce que nous ignorons; mais toujours est-il vrai de dire qu'ils se prêtaient de la<br />

meilleure grâce du monde à tout ce qui pouvait acheminer les coupons à la Bande-Noire, tandis


qu'ils mettaient mille entraves, lorsqu'il s'agissait d’une maison ou d'un bureau étrangers à<br />

l'agiotage qui avait lieu ouvertement dans le local de la Commission.<br />

Nous avons vu comment, par une raison mal entendue d'économie, le gouvernement<br />

avait renvoyé un commis à soixante piastres, pour lui eu substituer trois autres à trente ou<br />

quarante piastres chacun, sans même proposer au renvoyé de souscrire à une diminution de<br />

traitement; nous allons voir comment, sous le prétexte de faciliter le travail de la Commission,<br />

il laisse établir, au sein même de cette Commission, les bureaux .particuliers du chef de la<br />

Bande-Noire, du chef de nos émeutes, de l'auteur de nos troubles, de l'ami, du parent, du frère<br />

des membres de la Commission, du patron de tous les commis qu'il avait placés, de l'homme<br />

enfin qui, frappé par S. M. d'une espèce d'interdiction et d'incapacité, important avec elle<br />

l'exclusion de tout emploi public, recevait, dans cette circonstance, la distinction la plus<br />

flatteuse, une préférence à laquelle nul autre que lui n'eût osé prétendre, et que peut-être on lui<br />

offrait sans qu'il l'eût sollicitée. Voilà pourtant ce qui se fit; et le lendemain, la ville, frappée<br />

d'étonnement, se demandait si le député devait cette insigne faveur aux évènements de 1832; si<br />

les chevaux de frise du gouvernement, si les canons pour la sûreté de S. M., si toute l'île mise<br />

en insurrection par lui, devaient lui mériter tant d’honneur. Quoiqu'il en soit des motifs qui<br />

.déterminèrent cette mesure, que ce fût pour faciliter, accélérer le travail, ou bien pour com-<br />

plaire au parti dans la personne du chef; qu'elle eût pour but de favoriser les intérêts des<br />

associés de Londres, ou pour autre raison que nous ne connaissons pas, elle n'en fit pas moins<br />

prise au détriment de la colonie, dont on livrait ainsi l'indemnité à la dévorante rapacité des<br />

agioteurs.<br />

Jusqu'ici, les tracasseries et les discussions n'avaient regardé que la mise en règle des<br />

coupons; un et demi , deux et demi, et même trois pour cent étaient déjà sacrifiés pour<br />

quelques lignes d'anglais sur un papier imprimé ad hoc et destiné à les recevoir. La colonie<br />

fut le muet témoin de cette manœuvre. Seule, la Balance rompit le silence et signala le danger<br />

d'avoir un bureau particulier d'agence dans les bureaux publics de l'indemnité; mais que<br />

pouvaient ses efforts isolés contre une faction qui avait terrorisé le pays, contre une commis-<br />

sion auxiliaire incapable de tout voir, qui avait, en outre, ses amis à servir, et contre le<br />

gouvernement lui - même qui, croyant bien faire, validait tous les actes par son silence.<br />

Enfin les coupons sont acquis, ainsi que les deux et demi pour cent relatifs à la mise<br />

en règle, et les deux et demi pour cent relatifs aux recouvrements à Londres, ou quinze pour<br />

cent, si l'on tirait des traites; mais ce n'est pas tout: que l'on attende, et l'on va voir la<br />

spoliation la plus complète exercée contre la classe la plus malheureuse du pays. Des bruits<br />

sourds se répandent que l'indemnité est en péril, que M. Jérémie, alors absent, et l'adversaire


de l'indemnité, comme chacun sait, (lui qui avait exprès publié un pamphlet pour démontrer la<br />

justice de cette mesure) que M. Jérémie, disons-nous, remue ciel et terre pour qu'elle ne soit<br />

pas payée à Maurice. Les craintes se propagent, les émissaires de la Bande-Noire aidant le<br />

Cernéen, qui dément en octobre 1837 ce qu'il écrivait alors contre Jérémie, sert de conducteur<br />

à l'expansion des nouvelles que l'on reçoit. Des maisons que l'on dit respectables à Londres,<br />

écrivent ici, dit-on, dans le même sens, et bientôt ce cri retentit dans toute l'île : "L'indemnité<br />

ne sera pas payée! » Alors on se met à l'œuvre : ce ne sont plus des bureaux pour les clans, ni<br />

les contre réclamations : ces opérations étaient terminées et avaient arraché aux malheureux<br />

sept à huit cent mille piastres; c'est un vaste réseau que l'on va tendre sur la colonie entière,<br />

afin que personne n'échappe à la spoliation depuis longtemps préméditée. On achète à des<br />

malheureux à quarante pour cent, et encore se fait-on prier : c'est pour les obliger qu'on leur<br />

enlève soixante pour cent de leur indemnité! ... Merci. - La Balance, incommode au parti, et<br />

peut-être même incommode au, gouvernement qui voulait sa tranquillité, cette feuille, la seule<br />

en état par ses principes d'éviter au pays, à la classe pauvre surtout, le pillage de ses propriétés,<br />

n'existait plus: son rédacteur était parti pour Londres, frappé par la loi sur les étrangers. Qu'on<br />

lise les feuilles du Cygne, et l'on verra si ce journal, qui se dit le défenseur de la sentinelle<br />

avancée des intérêts coloniaux, a signalé, même par une seule ligne, cette spoliation<br />

scandaleuse.<br />

Comme si tout n'allait pas assez vite au gré des intrigants éhontés et rapaces, et comme si<br />

toute mesure, tout effort, toute tentative dut tourner au détriment, à la ruine d'une colonie<br />

frappée, depuis 1830, de prestige et d'erreur, le ministre lord Glewel vint lui même, en soulevant<br />

une question qui semblait résolue d'avance par le Conseil de S. M., prêter son ministère, sans le<br />

vouloir sans doute, à l'opération la plus odieuse. Sans prétendre l'accuser dans ses intentions qui<br />

étaient droites, disons que, dans cette circonstance, tout en voulant favoriser Maurice, pour<br />

étouffer les craille ries lancées contre elle par le parti abolitionniste, il a contribué réellement à<br />

sa ruine, et est devenu l'instrument de ceux qui la dépouillaient. Soulever une question pareille<br />

et ne pas en réclamer la solution immédiate, c'était porter une atteinte grave, un coup mortel aux<br />

propriétaires de Maurice, qui, épouvantés des résultats dangereux pour le pays, que la faction<br />

spoliatrice signalait comme inévitables, vendaient à tout prix, et faisaient l'abandon légal de<br />

leurs propriétés. Lord Bathurst, d'heureuse mémoire, n'eut certes pas commis une semblable<br />

gaucherie, si tant est que ce ne soit que cela; mais passons.<br />

Cette question a enlevé aux malheureux propriétaires la moitié au moins de, ce qui leur<br />

revenait. Les ordres envoyés à Maurice ont été si fidèlement exécutés, que le nombre des<br />

Victimes s'en est accru du double; l'île entière s'est convertie en un vaste marché, où l'usure la


plus criante, la plus sale a été légalisée au détriment de la classe pauvre. Ce sont surtout les amis<br />

du pays, les sauveurs et les héros de 1832, les députés, les colonels et autres officiers supérieurs,<br />

qui, da:ns ce combat, ont fait preuve de bravoure; c'était à qui tirerait la dernière piastre de la<br />

banque élevée exprès pour cette odieuse opération, afin d'arracher sa dernière ressource au<br />

malheureux qui, poussé par la crainte que lui inspiraient la feuille de la faction et les<br />

correspondances supposées, venait déposer sur leurs bureaux et vendre en bonne et due forme le<br />

montant de son indemnité. Sur tous s'est étendu le réseau de la déprédation, et si un très petit<br />

nombre a pu échapper, ils le doivent à quelques maisons respectables (notamment à MM. Blyth<br />

frères) qui, les premières, ont offert de prendre l'indemnité à un taux raisonnable, ou de faire<br />

venir les fonds en espèces, sans antres frais et commission que ceux que la bonne foi du<br />

commerce peut percevoir sans rougir. Mais disons tout : ces maisons anglaises étaient signalées<br />

depuis longtemps comme ennemies du pays; c'étaient eux qui, en 1832, soutinrent la dignité du<br />

nom anglais, et qui depuis ont constamment persévéré dans ce système; tandis que les<br />

spoliateurs, tous confondus dans les rangs des amis et des sauveurs, faisaient cause commune<br />

avec eux, s'anarchaient contre l'autorité légitime et forçaient le pouvoir à fléchir devant eux.<br />

Nous avons dit que la colonie était devenue un vaste marché d'usure, ouvert jusque dans<br />

le local de la Commission d'indemnité: il faut s'y transporter un moment pour être témoin des<br />

scènes les plus ridicules et les plus honteuses. Là, tous les commis-voyageurs, agents des<br />

maisons ou des hommes de 1832, amis, parents des membres de la Commission d'indemnité,<br />

actifs éléments de l'émeute, occupaient les avenues des bureaux, et s'introduisaient avec les<br />

habitants. Voyons un peu ce qui s'y passe. Le premier commis, non pas celui de la Commission<br />

d'indemnité, mais du bureau particulier, lève la tête en voyant entrer quelqu'un. - Que voulezvous,<br />

lui dit-il? - Je viens pour mettre en règle mes coupons. - Le premier commis porte les<br />

yeux sur le papier et le jette sur la table. - Monsieur, tout ce que vous avez là n'est pas en état;<br />

faites libeller de nouveau, et venez la semaine prochaine. Et d'un à un autre. C'est une veuve<br />

chargée d'enfants; elle a huit esclaves, et arrive des Quatre - Cocos, c'est-à-dire de l'extrémité<br />

de l'île, pour se mettre en règle elle aussi. ((Je n'ai pas le temps de vous entendre à présent, lui<br />

dit-on; adressez-vous à une maison respectable; nommez un procureur. - Monsieur, j'ai<br />

quelqu'un qui s'occupe habituellement de mes affaires, et je veux le charger de celle - ci. -<br />

Encore une fois, je n'ai pas le temps de vous entendre. Repassez. - Mais je demeure à dix<br />

lieues du Port, et je viens à pied. - Que m'importe? )) -- Comme vous le voyez, toute<br />

observation est vaine. Le troisième qui s'avance est un habitant de la ville, - "Avez-vous<br />

nommé un procureur? - Oui monsieur. - Son nom? - M. B .... - Vos papiers ne sont pas dans la<br />

forme voulue: repassez. -- Pardon, je me trompe: c'est M. D ... que j'ai nommé; je me suis mal<br />

exp1iqué d'abord, en vous nommant M. B .... – Très bien; signez ce papier et tout va s'arranger.


» Et l'essaim des commis-voyageurs, où était-il quand les scènes de vestibule se jouaient? Il<br />

n'était assurément pas oisif; il suivait ceux ou celles qu'on avait renvoyés, et auxquels il disait:<br />

- « Je vais vous faire terminer; chargez M. D. ou M. A. de vos affaires, et je me charge de vous<br />

mettre immédiatement en règle. - Et bien. Soit-il - L'arrangement était ainsi conclu, et les<br />

papiers nécessaires expédiés.<br />

Il est nécessaire pour l'intelligence du lecteur et afin qu'on ne prenne pas ceci comme<br />

une accusation directe contre la Commission auxiliaire et contre son premier commis qui<br />

possédait toute sa confiance, et surtout celle du gouvernement dont il était l'employé, il est<br />

nécessaire, disons- nous, de prévenir que les scènes esquissées plus haut se passaient à l'insu de<br />

la Commission et de ses agents ou commis. C'étaient les bureaux particuliers de ces messieurs<br />

qui jouaient la comédie. L'un des commis de ces bureaux représentait le premier commis de la<br />

Commission d'indemnité, un second représentait le président, et les autres avaient l'air d'être<br />

sous ses ordres. On pouvait aisément prendre le change; l'illusion scénique existait, et tout<br />

portait à laisser croire que c'était réellement le bureau de l'indemnité. Si l'on ajoute que MM. B.,<br />

A. et G. n'étaient que les agents de M. D., ou plutôt que celui-ci les représentait tous, on se<br />

convaincra facilement qu'à moins d'un miracle les bonnes gens devaient tomber dans un piège<br />

aussi adroitement tendu. A qui la faute, si une grande partie de la population a été ainsi<br />

trompée? Nous ne balançons pas à le dire, c'est à ceux qui, dans une circonstance où il s'agissait<br />

de la fortune coloniale, ont admis dans les bureaux une agence particulière, dont le but était de<br />

trafiquer à son profit sur la portion d'indemnité qui revenait au pays. Les trente ou quarante<br />

mille coupons ainsi extorqués sont devenus la source des fortunes scandaleuses de MM. A. , D.<br />

,B., C. et autres qui ont profité de la panique suscitée d'abord par les correspondances vraies ou<br />

supposées de Londres, et ensuite par la question imprudemment soulevée par lord Grewel<br />

question venue si à propos et en temps si fatalement opportun, qu'on l'eût dite posée exprès pour<br />

ruiner les plus malheureux du pays, et pour enrichir les misérables qui, depuis six ans,<br />

tourmentent la colonie, afin d'arriver à ce résultat, et dont les associés sont à Londres, peut - être<br />

dans les bureaux publics, à l'insu du gouvernement de S. M.<br />

Nous sommes parvenus à la fin de 1836; le coup de filet a été donné et l'indemnité<br />

ravie. Ceux que l'on voulait servir ont mené leurs affaires à bien; c'en est assez. Soudain au<br />

mouvement a succédé le calme; tant qu'il s'agissait d'être utile aux amis, la Commission<br />

auxiliaire, toujours au complet, expédiait chaque jour ce qui lui était présenté. Aujourd'hui ce<br />

n'est plus cela : tout languit; il s'agit de créanciers qui ont fait des contre réclamations sur leurs<br />

débiteurs : pourquoi donc les favoriser? Qu'ils s'arrangent; l'ardeur du dévouement s'est<br />

éteinte. Qu'importé à la Commission que MM. tels ou tels soient payés? Le temps de ses<br />

faveurs est passé; son zèle s'est refroidi; n'a-t-elle pas acquitté la dette de l'amitié? Que peut-


on exiger d'elle ? ..... Ces reproches ce n'est pas nous qui les adressons à la Commission, c'est<br />

le Cernéen qui joue cette comédie. On peut lire les numéros des premiers jours de 1837, et l'on<br />

verra que, pour louer un des membres de la Commission, il accuse tous les autres d'une<br />

coupable négligence. Au rebelle, le zèle plus ou moins vif, plus ou moins soutenu de la<br />

Commission n'est pas ce qui allumera notre courroux aujourd'hui; c'est son imprévoyance<br />

passée qui doit, pour les amis véritables du pays, être longtemps un sujet de regrets; car elle a<br />

livré à la Bande Noire la fortune publique, lorsqu'il lui était facile de prévenir un tel malheur par<br />

des mesures sages dont chacun eût profité. Le négociant eût obtenu de cette manière les<br />

bénéfices raisonnables, que le commerce peut réaliser sans contraindre la probité, la justice à<br />

rougir, et les particuliers posséderaient en plus ce que l'usure la plus criante, la mauvaise foi la<br />

plus insigne leur ont arraché.<br />

Si le Mauricien, qui attaque le Ceméen aujourd'hui, 9 août 1837, avait rempli la mission<br />

que lui avait léguée la suppression de la Balance, nous aurions pu encore éviter une partie de<br />

nos malheurs. Mais non: il attend que tout soit consommé, que les comptes soient réglés, que<br />

les poches soient pleines, pour s'éveiller d'une longue léthargie, à peu près comme des<br />

mécontents qui s'attendaient à une part du gâteau, et qui ont été trompés dans leur espoir.<br />

Certainement, le Mauricien trouvera des abonnés, et bientôt il luttera sans désavantage contre<br />

son antagoniste; mais pour opérer le bien et un bien immense, le moment est passé. Que fait au<br />

Cernéen, aujourd'hui, que vous attaquiez son opposition aigre, insultante, que vous releviez ses<br />

sottises et ses écarts avec de la raison et de l'esprit? C'est lorsqu'il travaillait à la grande œuvre<br />

entreprise à son profit et dans l'intérêt de ses amis, qu'il fallait le combattre. Il est bien temps<br />

d'arriver sur le champ de bataille, alors même que le vainqueur s'est emparé de la dépouille<br />

des morts..... Ce que vous lui direz, il le sait aussi bien et même mieux que vous, mieux<br />

encore que le public. Croyez-vous, lorsqu'il attaquait violemment les personnes respectables<br />

du pays, qu'il était pénétré de la vérité de ses assertions, qu'il obéissait à la voix d'une<br />

conviction intime? S'il en est ainsi, détrompez-vous: son système de guerre était celui des,<br />

partisans et les cosaques de corps a armée opérait, étendait ses conquêtes, s'emparait de tout ce<br />

qui était à sa convenance, pendant que les troupes légères portaient le trouble et l'épouvante au<br />

sein des familles désolées, et abandonnées à la rapacité du vainqueur.<br />

La Balance seule, à laquelle le Mauricien en fait un crime, avait pénétré les desseins<br />

pervers qui dirigeaient cette feuille, et elle usa avec plus de raison et de vérité de représailles<br />

qui lui imposèrent silence. Elle aussi porta dans le foyer domestique de ces Cosaques du dix-<br />

neuvième siècle son œil scrutateur, et les livra à l'indignation et à la risée publiques; la première<br />

elle avait publié la biographie des personnes opposées à ses opinions; elle en fut sévèrement


punie, et plus d'un de la Bande voudrait bien encore aujourd'hui n'avoir pas été mis en jeu. Mais<br />

nous l'avons dit : il y avait moins de méchanceté dans sa conduite que de rapacité : en amusant le<br />

public par des attaques personnelles, elle l'éloignait des affaires publiques, et pendant ce temps<br />

travaillait et faisait travailler à l'œuvre infernale dont la colonie a été la victime. Les opinions du<br />

Mauricien se sont modifiées; il ne se traîne plus à la suite de son antagoniste, son ami à l'époque<br />

où son opposition actuelle, s'il s’était manifesté, aurait assuré le triomphe de la justice. Mais où<br />

cela le mènera-t-il? A l'acquisition de quelques abonnés de plus? Triste résultat pour une feuille<br />

qui s'est toujours annoncée comme défendant les intérêts du pays, lorsqu'elle les a laissé sacrifier<br />

sans oser dire un seul mot. Il est vrai que ce mot intérêts est pris dans les opinions politiques des<br />

deux feuilles, le Mauricien et le Cernéen, pour des droits qu'incessamment elles réclament, afin<br />

de jeter de la poudre aux yeux du public. La Balance avait compris et signalé où se trouvaient<br />

réellement les vrais intérêts de Maurice, et lorsque les deux feuilles, qui se font aujourd'hui la<br />

guerre, les publiaient dans la liberté de la presse, dans le jury, dans une représentation coloniale<br />

librement élue, la Balance les trouvait dans la prospérité publique dont on arrêtait l'essor et dans<br />

la défense des propriétés que l'on voulait envahir. Elle signalait les dangers, montrait les écueils,<br />

et si elle n'a pu éviter le naufrage général, du moins elle a prouvé, jusqu'à sa chute, qu'elle avait<br />

deviné les sourdes menées du parti. De quel intérêt, en effet, pouvait être pour Maurice<br />

l'établissement d'un jury, lorsque sa population de cent mille individus n'en présente pas deux<br />

mille payant le cens requis pour être nommés jurés? Que faire d'une assemblée coloniale<br />

librement élue dans un pays comme le nôtre, pays qu'un seul individu a conduit à sa guise,<br />

pendant six années, comme on conduit un enfant par la lisière, en lui faisant accroire qu'il<br />

s'armait pour la chose publique, alors que c'était tout simplement pour une opération de finances<br />

qui devait l'enrichir lui et les siens? Est-ce dans une colonie ainsi faite que toutes ces institutions<br />

libérales, éléments de bonheur pour la vieille Europe, à ce qu'on dit du moins, sont susceptibles<br />

de renfermer en elles la même puissance d'action? Ce qui est certain, c'est que nous n'avons pas<br />

eu le bonheur d'approcher de nos lèvres les fruits du libéralisme actuel: voilà quarante-six ans<br />

que nous sommes sortis de cette vieille terre qui, depuis lors, tremble sur ses fondement; mais<br />

nous pouvons assurer qu'à Maurice, toutes les fois qu'on a voulu nous en faire goûter, nous<br />

avons toujours été livrés à la merci de quelques audacieux ou de quelque assemblée qui<br />

commençait par nous garrotter, et dans cet état nous forçait à crier: Vive la liberté! Toutefois,<br />

une différence bien remarquable nous a frappé dans cette suite de changements qui ont eu lieu<br />

pendant les dix premières années de la révolution; c'est que les Sans-Culottes de l'Ile-de-France,<br />

tout en épouvantant par leurs principes et leurs doctrines, respectèrent toujours les propriétés et<br />

les droits des créanciers. Ces misérables Guyon, Litray, Dauvin, Revol sont morts pauvres;<br />

aucun n'a profité des évènements qui avaient mis entre leurs mains les intérêts publics; tandis<br />

qu'il serait facile de prouver que, dans le parti insurrectionnel né dans ces derniers temps!


plusieurs étaient mus par l'unique désir d'avancer leurs affaires et celles de leurs amis.<br />

Cependant il faut rendre justice au grand nombre. Deux, entr'autres, méritent d'être cités:<br />

Journel, ce maire si courageux dans nos émeutes, et M. Foisy, doyen du Barreau et l'âme de<br />

cette assemblée coloniale qui, aux jours des dangers, se montra si grande et si forte, Ceux-là<br />

restèrent purs, ainsi que beaucoup d'autres, au milieu du dévergondage des idées, des principes<br />

et des actes, et ils moururent ou ils mourront pauvres, mais regrettés, mais en laissant le<br />

souvenir d'une vie honorable et sans tache.<br />

On a dû remarquer que, dans le cours des évènements survenus depuis 1830, le parti<br />

voulait du pouvoir, mais du pouvoir rétribué, de l'influence, mais de cette influence qui mène à<br />

la fortune. Se servir d'abord, puis servir ses amis, soit auprès du gouvernement sur lequel il a<br />

toujours exercé la plus grande influence, soit au Palais où prévaut l'autorité des chefs: tel a été<br />

son but. Sa conduite prouve, d'ailleurs, qu'il avait bien calculé tous les avantages de sa position<br />

en opérant une levée de boucliers.<br />

Mais, dira-t-on peut-être, comment le public sage a-t-il plié si facilement la tête sous le<br />

joug; comment a-t-il supporté sans se plaindre, sans manifester d'opposition, les malheurs dont<br />

vous offrez le tableau? A cela nous répondrons : Le public sage n'avait pas d'organe, et le<br />

gouvernement lui avait fermé la bouche par les récompenses et les distributions. Aussi semblaitil<br />

marcher dans le sens, ou plutôt se traîner à la remorque de la faction. Il laissait insulter en<br />

plein Palais les conseillers qu'il avait choisis, et se laissait lui-même abreuver d'injures. Qu'on<br />

se figure l'effet que cela devait produire sur la vieille population, jadis française, pour qui<br />

l'amour du gouvernement était une espèce de religion, et sur une jeunesse saturée de l'esprit de<br />

la nouvelle France, et qui ne rêve que changements, dans l'espoir d'obtenir avant l'âge des<br />

places où ses talents seuls pourraient la porter un jour! Écoutez ces ergoteurs dans leurs feuilles<br />

ou dans leur langage en public : ils savent tant, ils prévoient tant; ils ont appris des phrases, ils<br />

arrangent des mots; mettez les à l'œuvre, et ils sont les plus ignorants des hommes. Faits et<br />

instruits pour apprendre, ils dédaignent l'expérience ou s'en moquent. A les en croire, la société<br />

de Maurice devrait leur être livrée comme on livre un cadavre aux chirurgiens pour faire leurs<br />

expériences : ils la disséqueraient de telle sorte, qu'on aurait de la peine assurément à la<br />

reconnaître. La justice est la seule chose dont ils ne se plaignent pas; ce n'est pas étonnant: ils<br />

la dirigent et elle alimente leurs dépenses. Quant au reste, tout à leurs yeux est déplorable: ils<br />

veulent des théâtres, des églises, des prisons, des écoles, des chemins, des ponts, une forte<br />

police, des promenades, et ils crient tous les jours contre l'énormité des impôts. A mesure que<br />

le luxe des particuliers augmente, nos imberbes législateurs s'insurgent contre le chiffre des<br />

appointements des employés qui, dans l'échelle sociale, ne doivent pas être au - dessous de


certaines classes. Le public confiant accepte ce verbiage comme une expression de chaude<br />

sympathie pour ses intérêts; il lit, il prête l'oreille aux séduisantes utopies qu'on lui débite, et,<br />

satisfait de pareils défenseurs, il applaudit sans faire attention que les impôts seraient doublés<br />

dès le lendemain, si aujourd'hui l'administration des affaires publiques leur était livrée. C'est<br />

ainsi que depuis 1830 le pays marche de déceptions en déceptions. Et qu'on n'aille pas croire<br />

que sa grande culture soit l'effet des mesures qu'ils ont proposées : le gaspillage des<br />

propriétés, la ruine des créanciers légitimes ayant enrichi les débiteurs obérés, il est devenu<br />

facile à ceux-ci de faire aboutir aux améliorations et augmentations de culture les fonds qui<br />

appartenaient à ceux qu'ils ont dépouillés et qui avaient fait les premières avances pour mettre<br />

les biens en valeur.<br />

Ce n'est pas sans peine de cœur et d'esprit que nous sommes parvenu fi retracer ce dont<br />

le pays a été témoin et victime. Plusieurs fois nous avons été arrêté dans notre, marche soit par<br />

d'anciens souvenirs, soit par des motifs puisés dans notre situation politique actuelle; mais la<br />

vérité a été plus forte, et l'amour qu'elle nous inspire nous a fait surmonter les difficultés de<br />

notre entreprise. On avait tant divagué sur le passé et sur le présent, que nous n'avons pu<br />

résister au désir de déchirer le voile qu'on avait étendu sur les évènements dont la colonie a été<br />

le théâtre. Peut-être produirons-nous un peu de bien, si, parvenu à démasquer les intrigants<br />

qui, toujours, mais surtout depuis quelques années, se sont placés à la tête de l'opinion pour<br />

l'exploiter à leur profit, nous prémunissons nos concitoyens contre les dangers dont ils peuvent<br />

être par la suite environnés, et si le tableau du passé, que nous venons de leur offrir, les<br />

garantit pour l'avenir de ces conditions qui ont failli nous perdre, et ont laissé dans les esprits<br />

un ferment de discorde et de désunion. Pour ne parler que de ce qui a eu lieu depuis la prise,<br />

quel a été le moteur dont se servirent les agents principaux de la faction qui n'avait rien et<br />

voulait s'enrichir coûte que coûte? Déconsidérer le gouvernement local, publier que l'île était<br />

muselée par lui, appauvrie, ruinée dans son commerce et dans son agriculture; qu'il n'avait<br />

rien conçu, rien accompli pour elle, que la misère générale était le résultat des impôts<br />

exorbitants et d'une administration inepte, et surtout insensible à nos maux. Nous avons prouvé<br />

le contraire. En énumérant les bienfaits dont le pays est redevable au gouvernement, nous<br />

l'avons justifié des accusations inventées à dessein de nous détacher de lui; tandis que la faction<br />

perturbatrice a été signalée par nous comme la cause véritable de nos troubles et des malheurs<br />

qui nous ont frappés. La raison publique jugera si nous avons bien ou mal apprécié les<br />

évènements, bien ou mal jugé les hommes. Mais nous le répétons : c'est la pensée de l'avenir qui<br />

nous a constamment préoccupé pendant que nous écrivions: c'est elle qui a dirigé notre plume;<br />

car ce n'est pas sans frémir pour notre tranquillité future que nous avons vu des doctrines<br />

désorganisatrices se répandre avec l'assentiment de personnes dont nous respectons le caractère,


et qui faisaient chorus avec cette bande de propagandistes qui, sortis des bancs de l’école,<br />

croyaient avoir reçu mission de régénérer la colonie. Nous n'avons pas caché les fautes du<br />

gouvernement local : sa faiblesse depuis 1830 n'a pas d'excuse. Nous avons dit sa faiblesse; c'est<br />

son injustice que nous aurions dû dire, dans la répartition de ses faveurs; car il en a comblé tous<br />

ceux qui, aux jours du danger, seraient encore les premiers à briser le lien des serments et à<br />

étouffer dans leurs cœurs le sentiment de la reconnaissance.<br />

Cette injustice du gouvernement local n'a pas seulement atteint les anciens colons<br />

demeurés fidèles à leurs serments. Ses propres employés ont été frappés des mêmes mesures: la<br />

défaveur et l'insulte sont venues les trouver comme récompense de leur zèle, de leur exactitude<br />

à remplir leurs devoirs. On les faisait croire à longs traits le calme et aller de l'oubli, quand ils<br />

n'ont pas été punis du crime d'être restés purs et dévoués à l'honneur de leur pays, et plus d'un,<br />

témoin des honneurs et des récompenses accordés à des imbéciles dont l'ineptie constituait le<br />

mérite, a expié ce tort par une espèce d'exil. Il est vrai qu'on les vit, ces gens, portés sur le<br />

piédestal de la faveur, exciter, animer l'émeute en 1830 et 1832, sur le port, au théâtre et sur la<br />

place publique, se liguer avec ceux qui couvraient de la boue de l'insulte l'habit du soldat et les<br />

couleurs nationales, voulaient noyer un lieutenant-général anglais, forçaient sir Charles<br />

Colville à s'entourer de canons pour sa sûreté personnelle, et repoussaient, en mettant dix fois<br />

par jour sa vie en danger, l'homme dont S. M. avait fait choix pour la place de procureur et<br />

d'avocat général. Cette conduite indigne et déshonorante leur a valu la position confortable<br />

où ils se trouvent tous placés, tandis que les hommes de talent et de fidélité végètent sur le<br />

qui-vive, certains que la plus légère faute, le moindre oubli dans leurs devoirs, les réduisait à<br />

la mendicité. Indulgence pour les félons, sévérité pour les nobles cœurs, telle est la marche<br />

suivie depuis 1830, pour ramener les esprits égarés qui ne reviendront pas, et pour éloigner<br />

les hommes d'honneur qui, malgré tout, ne s'écarteront pas de la ligne de leurs devoirs.<br />

Encourager les méchants, décourager les bons, c'est ainsi que l'on prépare l'avenir de la<br />

colonie, avenir qui se montre gros d'orages et d'accusations terribles contre le gouvernement<br />

actuel. D'ailleurs, nous l'avons assez fait comprendre et nous le répétons: depuis 1830 il y a<br />

eu complète immoralité dans les principes et dans les actes. Les auteurs de nos troubles ont<br />

bien ou mal fait: si nous en jugeons d'après les dépêches concernant la veuve Cooper et les<br />

expressions dont les ministres de Sa Majesté se servent en lui accordant la pension justement<br />

acquise par le courage, le zèle et la fidélité de son mari, nul doute que ces ministres sont<br />

convaincus que nos meneurs étaient grandement coupables; mais si nous considérons, ,d'un<br />

autre côté, les égards et les récompense dont on les accable ici, force nous est de conclure<br />

qu'ils ont bien mérité du pays par leur conduite. - Se sont-ils amendés pour cela? Non, certes:<br />

ils ont continué à se faire craindre, à exploiter fructueusement pour eux la colonie et à


s'enrichir aux dépens des malheureux. Toutefois, ce ne sont pas eux qui méritent les plus<br />

grands reproches, c'est le gouvernement qui, après avoir poussé au - delà de toute expression<br />

sa funeste tolérance et on a cru devoir encore distinguer les fauteurs de désordres et laisser<br />

dans l'oubli ou punir même ceux qui, aux jours de périls, se sont ralliés à lui. Rien ne pourra<br />

l'absoudre de cette faute; rien ne peut l'expliquer, à moins pourtant, comme nous l'avons déjà<br />

laissé soupçonner, qu'un pacte n'ait été conclu d'avance pour constituer la colonie en état de<br />

culpabilité, afin de mettre dans la balance de l'émancipation et de l'indemnité le crime et les<br />

récompenses.<br />

On nous demandera peut être où sont les places que la faction de 1830 occupe, où sont<br />

les faveurs signalées qu'elle a obtenues? Etrange question! Mais jetez donc les yeux autour de<br />

vous, et vous verrez partout la faction traîner superbe, envahissante. Elle occupe le Palais, le<br />

Barreau, la Commission auxiliaire et 1'instruction publique. Y a-t-il une place quelque part,<br />

une charge d'avoué, de notaire, d'agent de change vacant qui ne soit à elle ou à ses amis, qui ne<br />

lui revienne comme de droit, dès qu'elle se présente? Croit-on, par exemple, que les liens de<br />

commerce, de banque et de finances entre le député et consorts, et les principales maisons de<br />

Londres, que ses bureaux, confondus à ceux de l'indemnité, sont étrangers à nos mouvements de<br />

1832? Non, certes: ces résultats avaient été prévus, et l'on était sur d'avance d'une protestation<br />

immédiate; comment expliquer, en effet, autrement les opérations faites avec un homme<br />

totalement étranger à des affaires de cette nature? Qu'on ne s'y trompe pas: les secrets de l'avenir<br />

étaient connus, et ceci explique tout le reste.<br />

Veut-on des preuves que le gouvernement local ou le gouvernement métropolitain, ou<br />

peut-être encore tous les deux, par leur faiblesse ou leur indifférence, ont connivé avec les<br />

moteurs de nos troubles? Pourquoi, dirons nous alors, pourquoi, depuis dix années, ce silence<br />

sur les frais judiciaires; pourquoi cette charge, qui ruine les malheureux et provoque des cris<br />

d'un bout de l'île à l'autre, est elle restée aussi lourde, aussi accablante, et n'a-t-on pas osé y<br />

toucher? C'est qu'on a craint d'enfreindre des engagements pris ou qu'on a redouté les suites<br />

d'un soulèvement semblable à celui dont nous avons été témoin et dont le vrai Barreau était le<br />

moteur. Cependant il était bien facile au gouvernement, s'il avait voulu se montrer ferme,<br />

prévoyant, équitable, de s'enquérir et de s'assurer de ce que cette corporation enlève tous les ans<br />

à ceux qui ont affaire à elle. Est-ce avec le tarif, quelque élevé qu'il soit, que ces messieurs<br />

couvriraient les dépenses qu'ils font? Est-ce avec le tarif que se seraient réalisées les fortunes<br />

dont quelques-uns d'entre eux sont en possession? Si pourtant il en est ainsi, le gouvernement<br />

aurait dû s'apercevoir alors que ce tarif est trop élevé. Si d'autres moyens les ont conduits à<br />

l'acquisition de leurs richesses, le gouvernement est encore plus coupable, lui qui voulait savoir


où une pauvre veuve se procurait les six caches nécessaires à sa subsistance et à celle de ses<br />

enfants, et qui ne recherchait pas la source où tels procureurs, tels notaires puisaient les sacs de<br />

piastres indispensables à l'entretien de leur luxe scandaleux. Le gouvernement a-t-il osé jeter les<br />

yeux dans ce gouffre où toutes les fortunes vont s'engloutir? L'a-t-il jamais osé? Dans l'état où<br />

nous nous trouvons, nous aurions besoin pourtant que le premier magistrat voulût bien s'en<br />

occuper; les successions des malheureux réclament surtout son assistance; les tutelles, les<br />

séparations de bien, les ventes judiciaires, les expropriations, les ordres aux fins de répartition<br />

des deniers, la longueur des procès, les frais énormes et surabondants qu'ils entraînent, tout cela<br />

devrait être pour lui un sujet de méditation, et s'il n'a ni le droit, ni le pouvoir d'appliquer par<br />

lui-même un remède efficace à de criants abus, du moins devrait-il proposer une Commission<br />

ou un magistrat spécial chargé de remplir une pareille mission, de viser tous les comptes et de<br />

mettre enfin un terme au scandale dont le pays souffre, et qui a vingt fois excité ses<br />

réclamations. La justice est gratuite, dit-on, partout où les plaideurs ne paient pas d'épices aux<br />

magistrats. En voyant ici ce qui se passe, nous sommes forcé de dire: c'est tant pis; car il<br />

vaudrait beaucoup mieux les payer et les rendre ainsi plus attachés aux intérêts des plaideurs.<br />

Mais si, à cet égard, nous ne nous imposons aucun sacrifice pécuniaire envers eux, le<br />

gouvernement, lui, leur donne des émoluments, et, dès lors, nous ne savons pas comment il<br />

arrive que le premier magistrat n'exerce pas sur tous les officiers de justice une discipline et un<br />

contrôle sévères. Que l'on se rappelle la conduite tenue vis-à-vis de M. Jérémie: croit-on par<br />

hasard que les ordonnances pour l'amélioration des noirs, ou les pouvoirs conférés aux<br />

protecteurs aient eu quelque influence sur cette conduite? La main sur la conscience pense-t-on<br />

que ces mêmes ordonnances aient mis les armes à la main aux hommes qui avaient promis<br />

l'émancipation, qui l'appelaient de leurs voeux, qui en accéléraient la venue par leurs discours,<br />

et qui l'ont saluée par des cris de joie? Nullement. Ce n'est pas M. Jérémie, porteur<br />

d'ordonnances, qu'ils désiraient éloigner; c'était le magistrat intègre, ferme, inaccessible à la<br />

crainte, attaché à ses devoirs, et dont les jugements étaient marqués au coin de l'indépendance :<br />

c'est, en un mot, M. Jérémie, procureur-général. Tout ce qu'il y avait d'hommes suspects, soit<br />

dans leurs fonctions, soit dans leurs charges, soit dans leurs affaires, devait le craindre<br />

nécessairement, et si quelques-uns ont tremblé, quoique exempts de reproches, c'est qu'ils ont<br />

été frappes du mal de la peur; Personne ne le connaissait ici autrement que par son Pamphlet,<br />

qui nous a été si favorable, et par une fermeté de caractère dont il avait donné des preuves alors<br />

qu'il occupait différents emplois dans une autre colonie. Là seulement gît la cause de<br />

l'animadversion dont il a été l'objet. Il n'en fallait pas davantage pour animer contre lui les<br />

suppôts de la chicane, les débiteurs de mauvaise foi et les banqueroutiers ; aussi les vît-on en<br />

première ligne aux jours glorieux; et, certes, ils n'ont pas à regretter le temps qu'ils ont passé au<br />

corps-de-garde ; car il leur a profité au-delà de ce qu'ils osaient espérer. Quant à Jérémie, il n'a


pas été puni sans doute des dangers qu'il avait courus; mais on a récompensé ceux qui les<br />

avaient amassés sur sa tête.<br />

Nous avons encore avancé, dans le cours de cet ouvrage, que les faillis et les banque-<br />

routiers ont reçu des distinctions et des honneurs, non pas en raison de la somme donnée à<br />

leurs créanciers, mais en raison de celle qu'ils leur ont fait perdre et de l'état de maison qu'ils<br />

continuent. Pour cela nous ne prétendons pas qu'il faille courre sus et les mettre hors la loi;<br />

non assurément. Mais nous voudrions, du moins, qu'on ne leur fît pas un mérite de ce qui est<br />

contre eux un motif de blâme; et qu'on ne les estimât pas à l'égal de ceux qui ont tout sacrifié<br />

pour conserver l'honneur. Lorsque le gouvernement les a appelés au sein de ses conseils,<br />

lorsqu'il les a choisis de préférence à d'autres qui avaient beaucoup plus qu'eux des droits à<br />

cette distinction, il a donné un exemple dangereux, un exemple manifestement en opposition<br />

avec le système sur lequel doit s'appuyer tout bon et juste gouvernement.<br />

Désormais notre tâche est accomplie: tâche difficile s'il en fut jamais. Seul nous<br />

avons pénétré dans le gouffre de nos malheurs pour en faire connaître les principaux<br />

agents, et cela sans autre motif que celui de prévenir une suite de calamités qui<br />

dévoreraient la colonie, après avoir ruiné les principes d'ordre, de justice, de moralité sans<br />

lesquels toute société chancelle et finit par s'écrouler sur ses bases.- Le sang français coule<br />

dans nos veines et y coulera longtemps encore sans effacer pour cela, du cœur de la<br />

population fidèle de l'île, les sentiments de reconnaissance qu'elle doit au gouvernement,<br />

en retour des bienfaits dont-il l'a comblée. Mais ce serait en vain qu'on s'efforcerait de<br />

continuer avec elle ce système de déception qui, depuis quelques années, préside à tout ce<br />

qui s'élabore et s'exécute: de longtemps on ne l'habituera à mettre sur la même ligne le<br />

fripon enrichi de la dépouille de ses concitoyens, et celui qui sans s'écarter des règles de<br />

l'exacte probité, a conquis les biens qu'il possède au prix de son labeur, de ses économies,<br />

de sa prévoyance; et le gouvernement qui tenterait de continuer un pareil système, en<br />

comblant d'honneurs et de distinctions ceux que l'on favorise aujourd'hui, échouerait<br />

probablement, ou, s'il réussissait, ce serait à coup sûr aux dépens de la tranquillité<br />

publique.<br />

Il n'y allait plus de frein; le succès validerait tous les actes, et la colonie deviendrait<br />

bientôt un vaste marché où les emplois, les places et les charges, les brevets, les diplômes, les<br />

fermes, les jugements, les banqueroutes, les séparations, les expropriations, les émeutes se<br />

vendraient à beaux deniers comptants au plus offrant enchérisseur, ou seraient le prix de<br />

l'audace et de la révolte. L'indifférence pour le vice ou la vertu doit mener là tôt ou tard. Le


gouvernement y peut mettre ordre encore et comprimer de funestes tendances trop disposées<br />

à prendre l'essor. Mais qu'il s'engage dans une autre voie; car si l'honneur et la probité sont<br />

l'objet de son dédain, et si la fidélité est toujours un crime à ses yeux, qu'il se prépare alors<br />

pour des combats futurs; non ces combats que la police soutient contre la populace de<br />

Londres, mais ceux dont Maurice aurait été témoin en 1832, s'il n'avait pas fléchi devant les<br />

ordres d'une faction qui règne encore et 'entretient parmi la jeunesse Créole le feu dont elle<br />

était animée à cette époque, et dont la haine vraie ou supposée pour tous les gouvernements<br />

est la base.<br />

Nous nous attendons à être traité en ennemi du pays pour avoir mis a nu ces turpitudes.<br />

Mais espèce autre dont nous serons frappé n'arrêtera pas notre dévouement à la chose<br />

publique, et nous saurons encore le signaler, si le système actuellement en vigueur continue.<br />

Depuis vingt-six ans que les affaires publiques nous occupent, nous avons donné assez de<br />

preuves de notre attachement aux intérêts de la colonie; notre nom est attaché à toutes les<br />

améliorations, à toutes les institutions du pays, et nous n’étreignons pas que les chansons du<br />

Cygne de Mante recouvrent notre voix : nous la ferons entendre de nouveau, dussions-nous,<br />

jusqu'à la fin de notre carrière, rester en butte à tous ceux que nous avons désignés dans<br />

notre écrit. Qu'avons-nous à craindre, en effet, lorsque les faits parlent pour nous? Qu'ont-ils<br />

exécuté ces hommes de malheur qui, depuis sept ans, dirigent la colonie? Où sont leurs<br />

œuvres? Deux ou trois émeutes, la déconsidération du gouvernement local, la désunion<br />

partout, le pillage de nos propriétés : voilà leur ouvrage. Veut-on y ajouter les places<br />

arrachées au pouvoir, les rapines exercées sur l'indemnité des classes pauvres de la colonie ?<br />

Nous y consentons encore; mais pour la masse que reste-t-il.? La démoralisation, suite<br />

naturelle des faveurs dispensées indifféremment au vice et à la vertu. Ce n'est pas ainsi,<br />

remarquons-le bien, que le gouvernement colonial anarchie de 1810 à 1830: les factions, si<br />

quelques-unes osaient lever la tête, étaient comprimées, et ce n’était pas en traitant avec elles,<br />

ni en les gorgeant d'or et d'honneurs qu'on leur imposait silence. Le gouvernement parlait<br />

haut et ferme; était obéi. Puis, de son côté, le public sage savait en faire justice en les<br />

frappant de sa réprobation. Si, depuis 1830, cette unanimité de sentiments, cette puissante<br />

autorité qui, sans froissement, sans chocs, tenait tous les intérêts en équilibre, a disparu, c'est<br />

qu'au lieu de commander, il s'est mis à la suite et à la discrétion dés factieux. Dès lors un<br />

immense changement s'est opéré dans le pays : les liens de discipline ont été brisés, les lois<br />

de l'obéissance méconnues, et l'on n’a plus considéré le gouvernement que comme<br />

l'auxiliaire d'un pouvoir réellement exercé par une faction qui commande et exige en maître<br />

tous les actes de l'autorité.

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