gb09 la vie agitee des eaux dormantes - les amis de georges Barbarin

GEORGES "BARBARIN
LA VIE AGITEE
DES EAUX DORMANTES
les ouchea Rome'"
18150 Germigny rexempt
amlsgbOwaIWdoo.fr
•
www.georgesberterin.com

Amour Bazainville Prix GB10 GB11Darmles
GB13 GB15 GB16 GB18 GB22Niclaus
GB25Du GB21Du GB29 GB33Dangles
GB34 GB36Nictaus
GB37Du GB38Du GB42 GB45Danales
GB66Auteur
GB48 GB52 GB56Niclaus
GB57Age GB61 GB62 GB63 GB64 GB65J.Meyer
GB12 GB14 GB17 GB19 GB20Dangles
GB21 GB23J.Olivensociété GB24 GB26 GB28Aillaudvécu GB30 GB31Dangles
GB32 GB35 GB39 GB40 GB41 GB43Niclaus
GB44 GB46 GB41Aubanel
GB49 G850 GB51 GB53Du GB54 GB55 GB58 GB59 GB60 GB68 AubanellDallQlessociété GB1 GB4 GB1 GB2 GB3 GB5 GB6 GB8 GB9 Courrier Astra Omnium Crepin-leblondnature Aubanel Calman-Lévvroman Age Adyar J.Oliven! Aubanel/AGBspirituel Adyar Niclaus Flammarionroman Flammarionpoésie
Flammarionroman Flammarionhumour DanaleslAGB
Calman-Levy
Flammarionnature Ret EDITIONSGENRE la Astral Flammarionroman Astral deStocknature Sourcerie Adyar Ermite Ermite Dervy Astra
Astra d'orl Nizet AGB et 1Roseau Roseau Plon Rocher la ésotérique Rocher ésotérique ésotérique ésotérique
1J'ai Danglesl 1J'ai ésotérique spirituel
spirituel ésotérique société vie du d'or du Femmeroman 1AGB IAGBspirituel AGB société AGBvécu société spirituel 1société 1AGB nature spirituel société spirituel ésotérique spirituel 1Astraspirituel
spirituel AGB
spirituel spirituel
spirituel AGB spirituel ésotérique 1AGB ésotérique Livre
spirituel société spirituel lu spirituel roman spirituel
spirituel
spirituel
TITRE société ANNEE
1938 1939 1943 2002 1926 1927 1928 1931 1935 1936 1937 1938 1939 1942 1943 1944 1945 1946 1947 1949 1951 1953 1955 1926 1936 1946 1949 1950 1954 1955 1956 1960 1963 1929 1937 1949 1950 1951 1957 1958 1961 1963 1964 1966 1936 1950 1955 1947 1953 1959 1962 1966 1968

OUVRAGES de Georges BARBARIN édités actuettement
TARIF Jan 2008 disponible en librairie, à l'association ,et lou famille de l'auteur
9
GB71166g Ref Titres 1 Poids
isses 7 1 Prix€ 17,5 1 17,5 12 9urs et a GB31
GB45 GB41 GB21 GB19 GB13 GB33
1
1
l'Invisible Comment laclé vaincre et Moi
1i'~_tA.'I_!f~ttAœ> .
Faites des Miracles
Demande et tu recevras car Il y a un Trésor en toi G842+62 GB29+3O GB54 GB65 GB57 GB23 GB11 GB16 GB64 GBSO GB44 GB68 GB37 GB27 GB63 GB59 GB53 GB25 GB34 GB61 GB47 GB60 GB39
Sois ton propre Médecin,
Clé du Succès
le Docteur Soi Même
Le Mysticisme expérimental
Dieu mon copain (inédit)
Le Jeu Passionnant de la Vie
Calendrier Spirituel
Comment le PROTECTEUR INCONNU devint l'AMI
Vous êtes jeunes mais vous ne le savez pas
Le règne de l'Amour (ex le règne de l'agneau)
Le Seigneur m'a dit
Comment on soulève les montagnes
Sois un As
LIVRET: résumé du site sous plastique 40 p. avec Photos
La guérison par la foi
FAMillE DE l'AUTEUR (fin de série)
L'Après Mort grand format
Vivre avec le Divin (ex Vivre Divinement)
Le Livre de la Mort Douce
La Nouvelle Clé
le livre de chevet (l'ami des heures difficiles)
Je et Moi
J'ai Vécu 100 Vies *
Voyage au Bout de la Raison *
20 Histoires de Bêtes
GB38
France Fille Aînée de l'Esprit
Quelques Photocopies reliées de livres épuisés (liste sur demande)
* vieilles éditions dont il faut découper les reliures de pages
9
GB58 12
12
12 10 12 812
1 206g 1 12 15 18 15 45
5
8à15 10
UN CATALOGUE PLUS DETAILLE EST DISPONIBLE SUR DEMANDE:
•• ~--_._---_ .•... !~ 1
-

LA VIE AGITEE' DES EAUX DORMANTES
MARÉCAGES
Les marais n'ont leur beauté secrète qu'autant qu'ils
sont isolés et que les prés ou la forêt leur servent de
cadre. Quand ils' sont groupés, nul décor naturel ne
leur fait opposition. Ils prennent alors un caractère
obsédant et maladif, qui n'est d'ailleurs pas sans
charme, mais qui opprime à la longue et l'esprit et
le corps.
Je pense aux grappes d'étangs solognots, de Romo~
rantin à Bracieux et de Chaumont~sur~ Tharonne à
Contres, en· butte· à l'assainissement des hommes et à
l'envahissement des pins. Une intense mélancolie se
dégage de ces régions où les nappes saumâtres ont
parfois un tour d'une lieue et qui renferment en leur
centre, entièrement investie par l'eau morte, la forêt
de Bruadan.
Celui qui survole la Sologne en avion reconnaît de
loin ce royaume de la sauvagine où les flaques sont
éparpilléf!s dans l'herbe jaune comme des morceaux
de verre cassé.
*
**
Je songe aussi au pullulement voisin des grands
étangs de la Brenne, entre Mézières, Lingé, Douadic,
Ciron et Méobecq. Les noms même ne sont pas du

8
MAlU:CAGES
crû. 'Certains ont des sonorités évocatrices, gaëliques
des cuvettes de granit, Mares de Piégu et de1J
Vigneaux, de Belle-Bouche et des Grandes-Sourdines,
du Sault, de Gabrian-Gabrière et l'invraisemblable
étang de la Mer Rouge avec ses langues en
étoile aux creux des bois du Bouchet.
J'en ai gardé deux souvenirs,
L'un de jour, où j'ai fait, par l'extérieur, le tour de
Saint-Cyran, à l'orée de Saint-Michel-en-Brenne.
Dans son vaste fief d'eau croupie, la vieille dem1eure
cuisait au soleil, Les bâtiments sommeillaient, les
. arbres dormaient, la rivière était en léthargie. Et plus
le soleil écrasait la terre plate, plus ravais d'angoisse
dans le cœur. C'est là que j'eus le sentiment le plus
aigu de la mort, comme Joseph Jolinon l'éprouva au
cœur de la lumière d'Espagne, mais ici l'impression
était sans gloire et laissait un vide affreux.
L'autre de nuit, alors que je suivais la route de
Vendœuvres. La lune se cachait par instants derrière
de petits nuages bas. J'étais à la lisière dù pays des
Ventres Jaunes et je traversais une poussière de
petites pièces d'eau. Tous les cent mètres, à droite
ou à gauche, une mare s'annonçait. Je ne la voyais
pas venir, je l'entendais, Chacune avait sa population
de grenouilles, dont les préoccupations n'étaient
pas celles de la mare suivante ni celles de la mare
d'avant, A mesure que je m'éloignais de la dernière,
le bruit des mille coassements diminuait, puis allait
en s'affaiblissant, jusqu'à ce que reprit le chœur de
la vzare la plus prochaine, Et celui-ci croissait sans
trêve jusqu'à ce que j'arrivasse sur ses bords. On eût
dit des milliers de lutins priant les étoiles à gueule
écarquillée et dont l'orchestre était fait de sifflets de
locomotives, de castagnettes, de cymbales et d'aboie­
ments.
..
**
\. \
\
MAR:a:CAGES
Comment ne pas évoquer le .marais Poitevin, si
différent de tout, avec ses chemins liqUides, sorte de
Venise paysanne, à l'usage du Sud-Ouest? Par ce
que m'en a fait voir Ernest Pérochon, qui m'initia
aux délices de la « bouilliture », ce marais .n'a pas de
vase ou, du moins, ne la laisse pas voir. Il est propre
et policé avec de belles avenues-rivières, où débouchent
des rues-canaux. Les carrefours sont pour
bateaux, sa,ns poteaux et sans vigie~ On se demande
si l'eau coule dans le bocage ou si le bocage flotte
sur l'eau .
*
**
Autre chose sont les marais girondins, dont rétang
de Carcans est le père, et qui se cachent dans le sable
au cœur des pins résiniers. Derrière Hourtins, et en
direction de Saint-Laurent, toute une contrée baigne
dans l'eau rance, sans cesse pompée par le ciel. Là
vivent les derniers bergers juchés sur de hautes
échasses et qui arpentent le sol triste comme des
hydromètres ou des faucheux.
** *
Rien ne ressemble non plus aux lagunes des près
salés qu'emplit la vague d'équinoxe quand elle franchit
les murs de galets .. ren ai découvert deux ou
trois, les plus sinistres de ma mémoire, et qui gisent
sur les bords désolés de la baie d'Audierne entre la
pointe de la Torche et le petit village de Plovan. Une
interminable dune pierreuse les sépare du grand
large, qui vient'briser sur cette extrémité de l'Europe
ses assauts éblouissants. Il y a plusieurs grandes
étendues salées entre Cosquer et Prataboloch, mais
elles sont adoucies par vingt ruisselets d'eau vierge
descendus de Plonéour et de Tréogat.
9

10 MARl!:CAGES MARl!:CAGES 11
Les authentiques marécages sont les plus petits,
qui ourlent la côte tout du long et que tourmente le
vent de mer de sa' hargne. Quand mouettes et
go~lands sont las de se bercer sur la houle atlantique,
ils viennent picorer l'eau grise des marais de
Tranoël.
*
**
J'ai connu aussi les étangs des bois,' centre de la
vie forestière, où toute une population à quatre pattes
, se donne de nocturnes rendez~vous.
La forêt de Loches est une des plus vivantes de nos
pays parce qu'elle a des poches d'eau pittoresques,
distribuées au hasard des reliefs de son massif. Il
existe de plus grandes forêts. Il n'en est guère d'aussi
expressives. Une forêt sans étangs est un visage sans
yeux.
Mille souvenirs de pêcheur me rattachent à l'étang
de la Chaussée que contient et limite à l'ouest la route
de Mon trésor .. Son extrémité orientale servait de
forum au peuple,grenouille qui, dès le mois de mai,
s'y haranguait jour et nuit. Un vieil homme leur
présentait sans arrêt l'appât d'un hameçon triple et
faisait le tour de l'étang plusieurs fois par jour. Au
début de la saison un seul passage lui rapportait deux
,cents cuisses. Dès le mois d'août, pour ,avoir deux
douzaines de paires, le bonhomme devait effectuer
dix tours, Il portait en sautoir une vieille boîte de
cacao et une paire de ciseaux de couturière. Les pre,
miers, temps il assommait ses prises en, les frappant
sur la pointe de sa chaussure et des éclaboussures de
vase vivante lui sautaient un peu partout. Par la suite
il. ne se donna même plus ce mal et, faute de place
pour le corps, se contentait de couper .les . cuisses.
abandonnant le reste où il était.
( .
Quand les grenouilles n'avaient pas faim ou que la
curiosité leur manquait pour sauter après le rouge,
le vieux laissait tomber l'hameçon à côté du batra,
cien. Un mouvement adroit passait ensuite le fil sous
la tête. Puis un 'coup de scion accrochait .la bête
n'importe où. Un jour le pêcheur se trouva en face
d'une grenouille d'une grosseur extraordinaire. Il la
prit, l'amputa des pattes et continua le tour de l'étang.
Comme il revenait à l'endroit où il avait fait sa pre'
mière prise il vit encore une grenouille aussi grosse
que la première.
- C'est, pensa' t,il, le coin des grenouilles géantes.
Il présenta au phénomène un bout d' étoffe et même
un petit morceau de langue, mais en vain. L'énorme
grenouille semblait pétrifiée et gardait une immobilité
absolue. L'homme eut recours à l'hameçon triple et
le lui amena sous le col. Une fois, deux fois, il la
manqua. Au troisième coup la bête s'enleva au bout
de la ligne .. Le pêcheur l'amenà fébrilement et prit
sa capture dans ses mains.
Mais quand il ouvrit ses ciseaux, il demeura frappé
d'étonn.ement. La grenouille n'avait plus de cuisses.
*
**
Il existe, dans la m~me forêt, deux étangs jumeaux,
ceux de Ferrières~sur,Beaulieu. Ils gisent côte à côte
dans la terre rouge au milieu d'une clairière, et sont
soudés par la bonde comme étaient les frères siamois.
Le plus grand git sur le plan supérieur et n'a pas de
rive secrète. Le plus petit, de mon temps du moins,
se cachait dans les taillis. Un groupe de chênes et
d'ormeaux ombrageait sa bonde de mystère et l'eau
y demeurait éternellement noire, même au soleil de
midi. Les grenouilles n'y sont pas en livrée vert,jaune
comme ailleurs. Elles ont un maillot funèbre et de,

l2 MARl!:CAOES
neurent des heures sans un geste sur les pierres
'Jlates du seuil. Je ne les entendis chanter qu'une fois
~t d'une voix si rauque et si lamentable que ces gre­
10uilles-crapauds semblaient psalmodier le deuil de
'a forêt. Je descendis au centre de l'entonnoir en
"ampant sur les feuilles mortes. Et j'écoutai les vocé­
"atrices se lamenter dans ce clair-obscur. '
Au bout d'un temps je me relevai. Les sorcières de
a bonde se turent et, comme autant de ressorts,
,autèrent dans le puits de l'oubli.
*
**
Je ne parlerai pas à dessein des petits lacs de la
:orêt de Rambouillet qui, de l'étang de Hollande à
'étang de Saint-Hubert, ne sont qu'une grande pièce
réométrique, limitée par la main des hommes et où
~ pistolet du bat-l'eau assassine prosaiquement les
erfs. Mais ce beau domaine .forestier groupe dans
es quatre massifs certains coins d'eau plus intimes:
!l mare d'Angennes, au pied d'une coulée de lave
'réhistorique, et celle de Guipéreux; l'étang triangu­
!lire des buttes de Vendôme, qui semble extrait d'un
hapitre de Fenimore Cooper; l'étang neuf de Gam­
'ais que certains cherchent en vain pendant une ou
'eux journées, tellement il est retranché derrière ses
utaies, ses fontaines. de boue et ses chemins tors;
'étang des Bruyères enfin, entre la bosse amarante
'e Beauregard et le parc de Neuville, dont les souriers
disent qu'en son centre il rejoint un fleuve
outerrain.
Non loin, dans les bois des Quatre-Piliers, où s'en
liaient jadis vers Poissy les troupeaux de Norman­
'ie, en retrait du carrefour lugubre dont le gibet serait
aux voleurs, deux miroirs d'eau, le plus éloigné
~couvert de nénuphars, le moins distant axé par une
MARl!:CAGES 13
petite île, luisent à travers les troncs centenaires
comme des joyaux vivants. *
**
Pourtant les vrais marais de France, à mon sens,
sont ceux qui avoisinent les rivièrEs et pratiquent
avec elles l'échange de la vie et des eaux. Ce ne sont
ni des lacs ni des étangs, ni des agrégats de l'un et
de l'autre. Car cette sorte de marais est l'exutoire,
la soupapè et la génitoire de la rivière, le vrai acolyte
fluvial. En dépeindre un, comme je le ferai par la
suite, c'est les dépeindre tous: boires, canaux, fosses,
trous, poches et fausses rivières, pliés au régime
des crues et des décrues et où l'herbe d'été a deux
mètres de haut. Tous nos cours d'eau ont ces réserves
colMes à leurs flanc,s, du Blavet au Verdon et de
la Somme à l'Adour, en passant par la Seine, la Garonne,
le Rhône et la Loire. Leur vie est jumelle de
celle du fleuve
mais conserve
ou du ruisseau qu'ils accompagnent,
toutefois, à côté de l'eau courante,
l'aspect, l'état, l'atmosphère
** *
de l'eau qui dort.
Connaissez-vous Briançon?
Hameau perdu le long des bords de la Vienne, il
échelonne ses maisons et ses fermes près de la rivière
au sein clair. Celle-ci le baigne heureusement, d'une
double boucle alanguie, depuis la Belle-Ile jusqu'à
l'ile de Briançon.
Les fervents de beaux ciels peuvent chérir la
Vienne unie, miroir ardent des jeux du soleil. Un
poudroiement subtil en monte, sous forme de gaze
légère, où s'e~tompent les profils et les contours. Ma-
. tins et soirs surtout sont d'une douceur sans pareille,
quand la lumière crépusculaire hésite encore sur
Sazilly ou l'Ile-Bouchard. Tout demeure fondu, noyé,

14
MARltCAGES
dans un halo de brume indécise: décroissance des·
gris et gamme des violets. C'est au-dessus du hameau
lui-même, à un demi-kilomètre d'un vieux dolmen
écroulé sous les mousses, que s'amorce la Belle­
Ile de Briançon. Etroite, avec des bords escarpés,
elle enserre contre la rive droite trois marécages, dont,
l'étain immobile est troué par les nénuphars. Cette
île fausse s'allonge sur huit cents mètres environ,
couronnée de peupliers aux cimes fléchissantes, d'ormeaux
noueux et de saules dont les racines entrecroisent
leurs serpents dans l'eau. A sa tête d'amont,
décapitée par les crues, la Belle-Ile érige son rempart
de terre abrupte parmi les troncs d'arbres renversés.
Une petite île barbue de vert léger lui fait
suite, en amont, dans le même axe et la Vienne y
divise ses bras vermeils. Là est la croisée des courants,
le quadrille des remous et des sables, nappes
d'eau bleue et grèves d'or. De l'autre côté git le bras
mort: joncs flétris, rivière séchée et muette où s'abat,
de loin en loin, un vol pressé de canards.
*
**
Peu de systèmes hydrographiques sont aussi êtendus
que celui de la Touraine et, plus particulièrement,
celui de ['arrondissement de Chinon. Rivières et fleuves
les plus divers y abouchent leurs flots: Creuse,
Indre, Cher, Vienne et Loire, sans parler des petits
affluents et des boires, qui les lient entre eux. Certains
coins, comme la presqu'île du Véron, formée
par le confluent de Vienne et de Loire, ne sont qu'un
immense marécage, surtout en automne et au printemps.
L'indigène s'y est habitué, "!U point que les
constr.ucteurs de maisons en tiennent compte et que
ces villages privés de caves ont des rez-de-chaussées·
surélevés. Chaque demeure est campée sur une butte
MARltCAGES 15
avec des remparts de maçonnerie et chaque fèrme
comporte une chaussée montante destinée à permettre
l'accès des troupeaux dans les greniers. Au cours des
grandes crues ces hameaux deviennent des îlots et
doivent tout extraire d'eux-mêmes: boisson et nourriture.
L'âpreté de cette condition a découragé les·
générations nouvelles, témoin Port-Guyot, ce village
abandonné.
Sur la rive gauche de la Vienne, en marge de la.
prairie immense de Pont-Clan, s'allongent les marais
de Thizay, vaste étendue d'eau tranquille, où pénetre
la multitude des brochets de tout le canton. Les habitants
vivent en partie de ce butin providentiel et,
mus par un instinct millénaire, chassent le fauve
d'eau à la foëne, sorte de trident barbelé. A deux, sur
la même toue noire, un à l'arrière qui pousse sans
bruit, un à l'avaT}t qui s'accroupit et qui guette, ils
arrivent, les jours de soleil, tout près du brochet qui
dort. Mais le plomb porte encore plus loin. Et bien
que la pêche au fusil soit interdite, les riverains entendent,
certains jours de~mars, crépiter partout les
coups de feu. Depuis des temps très anciens a lieu
cette hécatombe annuelle où, non pas cent, mais cent
fois cent brochets meurent d'une mort de soldat.
Leurs cadavres sont mis au saloir en vertu d'une
coutume ancestrale et, tout au long du printemps,
les Thizéens mangent du brochet de conserve qui,
entre parenthèses, ne vaut rien.
*
**
Bien différent est le curieux marais de Grigny qui,
une fois par an, sert aux Chinonais d'hippodrome et,
le reste du temps, constitue une sorte de paradis
animal. Entre les méandres du marais et les haies
septentrionales vit en liberté adamique, une popula-

16
MARll:CAGES
tion d'oies, de vaches, de canards et de chevaux. Les
bêtes s'y groupent à leur façon, au hasard des sytii~
pathies. sans que les conventions d'espèces s'impo~
sent comme chez les humains. On voit couramment
un jars s'expliquer avec un poulain, une vache discuter
avec les oies et des chevaux faire un cent mètres
contre une équipe de poussins. Au temps du frai leS
enfants du village passent les trois quarts de leurs
jours à trousse-culotte. Les plus vigoureux attachent
l'extrémité d'une perche au couvercle d'une mue à
volaille et, s'avançant prudemment, laissent choir sur
les poissons amoureux le vaste piège d'osier.
***
Où que ce soit, la vie aquatiqu~ vit du marais.
Elle en sort, y retourne, y engendre et s'y renouvelle.
La terre des origines n'était qu'un vaste marais. Dans
les limons convulsés couvait la chose animale. Et de
ces couches' gigantesques naissaient les animaux
monstrueux. Les végétaux ne leur cédaient en rien.
sous le rapport de la force et de l'exubérance. C'était
l'époque des grands reptiles, des oiseaux fabuleux et
des effrayants sauriens.
Depuis que la carapace terrestre s'est affermie et
que les continents ont émergé, la vie est devenue
moins fougueuse qu'au temps des convulsions primi~
tives.
Aujourd'hui la civilisation traque les marais. Peu
à peu. ces refuges de la vie première disparaissent de
la face de la terre. Et il est probable qu'unjour les
eaux se retireront complètement de notre planète. qui
sera comme sa nièce, la lune, un phare mort. un astre
éteint.
1
LES NOCES HIVERNALES DES BROCtIETS
Le marais est la véritable chambre d'amour des
poissons autochtones. Seule.s ou presque, les espèces
voyageuses, dont le saumon, préfèrent pour
leurs noces un lit froid. Par contre, les porteurs
de nageoires vivant normalement dans nos climats
(la truite exceptée) recherchent les eaux
tièdes et endormies et ne se décident à confier
leurs œufs à la rivière que faute d'avoir un marais
à proximité. Encore' le poisson remonte-t-ll de
fort loin pour trouver les frayères naturelles où
son· instinct héréditaire l'entraîne depuis d'innombrables
générations.
Le marais se compose de plusieurs fosses successives,
que séparent des couloirs d'amenée, et
communique avec la rivière ou avec le fleuve par
une sorte de canal herbu. En eau basse, ces che- /
minements naturels comportent, entre de nombreuses
petites mares, des nots d'arbrisseaux,
d'herbes et de joncs. Toutes les plantes sauvages
aquatiques s'y donnent rendez-vous, mais bien
peu survivent extérieurement, aux premiers jours
de l'année, alors que la vie végétative est suspendue
par la neige et par le gel.
Tant que la première crue n'est Plls arrivée, le
marais dort sur son fond de vase. La vie y est
2
..>

18
LES NOCES HIVERNALES DES BROCHETS
presque nulle chez les habitants des eaux. Ceux
qui s'enlisent se sont retirés de la circulation depuis
les premiers froids; et les autres espèces, qui
ét-aient restées enfermées dans le marais, ont
regagné le courant avec les dernières crues de
l'automne. Le marais, parfois gelé ou bordé de
glaCe, n'est plus qu'un lieu de rassemblement du
gibier migrateur.
Si la température se refroidit progressivement
et que le temps sec continue, le niveau des eaux
s'abaisse pe\l à peu et la première croüte de glace
reste suspendue en l'air. Une deuxième croüte se
forme alors en dessous et, pour peu que les mêmes
conditions atmosphériques persévèrent, il arrive
que la surface du marais présente plusieurs étages
irrégulièrement superposés. Qu'une crue survienne,
ces différents plans s'enchevêtrent et le poisson
qui entre se trouve enfermé dans un labYrinthe
d'où 11 ne lui est pas toujours facile de
sortir.
•
••
Les crues de janvier ne sont ordinairement pas,
fréquentes. Les neiges « tiennent :t alors en
montagne et il Y a peu d'eau disponible en amont.
Aussi la tribu des brochets commence à s'impatienter
à la porte des frayères et se demande en
vertu de quelle incohérence céleste et aquatique
le marais n'est pas accessible à l'époque officielle
du frai.
Les pêcheurs inexpérimentés qui se livrent à la
pêche au vif sur certains bords s'étonnent, eux
aussi, de leur cOté, de leur persistante ,bredouille
et croient ingénument que,faute de proie, les
brochets somnolent dans les creux. La vérité c'est
',.'
'"
LES NOCES HIVERNALES DES BROCHETS 19
que le ban et l'arrière-ban de la gent brochet, sollicités
par une vocation impérieuse, ont rallié les
deux ou trois districts de la rivière propices à la
reproduction.
Des semaines avant que le temps ne soit venu,
les femelles gonflées d'œufs et les mâles brülés
par leur laitance se rapprochent sans cesse de
l'endroit où frayèrent leurs aïeux. Les, plus pres':'
sés sont les gros brochets (certaines mères pleines
arrivent jusqu'à trer~te livres) dont la parturition
s'accomplit avant celle des petits. Ceux-ci n'en
suivent pas moins avec intérêt les évolutions des
plus puissants, car, au moment du frai, tout ce
qui vit dans l'eau perd la notion des choses normales
et va jusqu'à braver la présence de l'homme,
qui en profite sans pudeur.
Une espèce en prurit de reproduction est une
espèce qu'abandonne toute prudence. On verra
plus loin que la tanche, d'ordinaire si diplomate
et méfiante, se conduit comme une petite folle
au cours de' mai et juin. L'influence génésique a
moins d'importance au début de l'an chez les
brochets, d'abord parce que les pêcheurs deviennent
plus rares,. ensuite parce que les réunions
, préparatoire,!! s'effectuent en eau profonde et que
les poissons peuvent s'y dissimuler.
•
••
Le coin de la rivière où s'opère le grand rassemblement
des brochets est parfois amorcé par u~e
He ou par des îlots, et souvent une anse de bras
mort constitue le premier passage. 8i les carnassiers
ont la chance de pouvoir attendre la crue en
eau tranqullle, 11scomniencent aussitôt la besogne
préparatoire du frai.

20 LES NOCES lUVERNALES DES BROCHll:TS
Certaines espèces de poissons ignorent la faim
durant toute la période des fiançailles. Il en est
même, tels les gardons ou la brème, que l'imminence
de l'acte reproducteur travaille au point
qu'Us sont parfois le siège de phénomènes éruptifs.
La tanche en état de désir est presque totalement
abstinente. En revanche les brochéts
(comme les perches) sentent redoubler leur appétit.
Cette avidité de nourriture serait fort en
peine de se satisfaire si la nature n'amenait en
même temps que les carnassiers, à proximité des
frayères, quelques espèces comestibles au premier
rang desquelles est la vandoise, appelée aussi le
dard. Pour peu que le bras dormant soit encombré,
ce qui est souvent le cas, de plusieurs arbres
morts de vieillesse et dont les branches, veuves
d'écorce, ressemblent à des ossements desséchés,
la vie aquatique vaut la peine d'être vécue et le
lieu devient une cour d'amour tumultueuse où,
entre deux passades sentimentales, les chevaliers
de la nageoire se livrent aux plaisirs de la chasse,
aux tournois en faveur de la plus belle et à de
pantagruéliques banquets. Ce ne sont que dards
ricochant sur l'eau et fuyant les gueules voraces,
que coups de mâchoires Claquées l'une contre
l'autre, que bouillonnements dans l'eau.
De temps en temps, les cavaliers servants d'Une
grosse femelle prennent ombrage de leur présence
réciproque et se chargent fougueusement. Il n'est
pas rare de trouver un mâle de six à dix livres
avec une balafre de quinze centimètres et ~es
femelles elles:"mêm,esn'en sont pas exemptes pour
peu qu'elles se trouvent sur le passage de leurs
écuyers. Certaines de ces blessures sont superficielles
et n'affectent que le système écailleux,
LES NOCES lUVERNALES DES BROCHETS 21
mals d'autres sont plus profondes, et je me souviens
d'un m.âle de quatre livres dont l'abdomen
était largement ouvert. Cela ne l'empêchait nullement
de jouer son rôle de galant. Un petit morceau
d'intestin lui pendait au flanc comme une
rapière et il ne le cédait à aucun de ses rivaux en
gaillardise et en vivacité. Ces blessures n'avaient
d'ailleurs pas diminué son appétit, ni son goftt
pour toutes les choses frétillantes, et il se ferra
très proprement sur mon hameçon, croyant engamer
un vif.
•
• •
Simbad le Marin raconte dans les Mllle et Une
Nuits comment, à la chasse de l'ivoire, un pachyderme
dont il convoitait les défenses le transporta
sur son dos jusqu'à un cimetière d'éléphants. Nul
brochet ne conduira jamais un pêCheur naïf au
lieu de ses épousailles, mais les vieux tenants de
la gaUle connaissent les frayères de leur région.
Pour qui promène sa canne en ces lieux d'élection
une pêChe royale est assurée. Des centaines
et parfois des milliers de carnassiers à écalIIes
vont et viennent, tournent et retournent dans un
espace réduit. La grande difficulté est de se procurer
du fretin et la prise du dard en hiver est
parfois difficile. De bons lanceurs de culIIers .
n'hésitent pas à jeter du métal dans l'eau. Contrairement
à ce que prOfessent les traités, le
leurre, tournant ou non, qu'il soit en matière
inanimée ou en substance organique, procure des
prises nombreuses en janvier, s'il s'agite au bon
endroit. Le c pOisson mort à la dandinette) a
aussi des vertus souveraines. Mais toutes ces
pêches ruisselantes supposent de l'héroïsme, surtout
par huit degrés au-dessous de zéro.

22 LES NOCES HIVERNALES DES BROCHETS LES NOCES HIVERNALES DES BROCHEI'S 23
Que de fois, lorsque (suivant l'expression de
mon camarade de pêche, l'ingénieur Péroné)
j'étais en proie à. la fureur halieutique, m'est-il
arrivé, après deux heures de bicyclette ·coupées
de marche en prairie, de m'installer au nez d'un
bateau par vent du nord ou de l'est! L'elltréè du
marais était secouée de grands frissons. Les rafales
tordaient les ta1llis et les longues aigu1lles
du froid tricotaient mes joues. Mes yeux, transformés
en fontaines Wallace, alimentaient le
chenal rouge de mon nez. Et je m'entêtais des
heures durant, sans fouetter l'air des bras parce
que cela faisait du roulis,. sans battre la semelle
parce que cela écartait le brochet en quête. Je
n'entretenais en moi la vie animale que par beaucoup
de résignation et un tout petit peu de tafé
noir.
ill y avait pourtant des jours où le brochet ne
mordait pas, soit que sa préoccupation amoureuse
l'emportât, soit qu'il füt moins résistant à. la bis~
que moi-même. Mais, les autres' fois, quelles
aubaines! Et quel remue-ménage dans le sentineau!
••
•
Enfin la pluie tombe sur le sol et fait des mili'
liards de clochettes dans la rivière.
Le marais s'imprègne d'avance et attend le flux
libérateur. Celui-ci se fait .espérer huit jours.
quinze jours, un mois. Enfin il arrive et la rivière
monte.
Le fond du fond des cremes et le creux du creux
des embuscades se vident de leurs brochets .
. Le .cercle des fiancés se rétrécit. L'impatience
atteint à" son comble. Toute cette armée d'élues
et de s(>upi!ants v~:ut entrer au marais en même
temps. La dehsité 'poissonne est telle qu'un coup
d'épervier .couvrirait soixante kilos d'impatience
amoureuse. Brochets et dards, fauves et proies,
mangeurs et mangeaille se confondent, se pressent,
s'enchevêtrent dans l'énervement de l'heure
H. La ferveur de l'attente et l'immensité du désir
ont changé ce flot grouillant en cohorte paradisiaque.
Le broçhet ne pense plus à. mordre ni
le dard à. être mangé.
Une seule chose importe : entrer. Et se libérer
dans l'eau tranquille.
Divinité supérieure, l'Amour a tué la Faim.
•
•
Centimètre par centimètre, la crue d'hiver
gagne le marécage. Ses eaux s'infiltrent par mille
chemins. Là. où il n'y avait qu'une dépression, Une
mare s'élargit d'heure en heure. Puis les rigoles
se rejoignent, la nappe s'unifie et là. rivière entre
à. flots.
A grandS coups de queues et de nageoires l'armée
des brochets l'accompagne. Les vandoises
frét1llent sur le dos et sous le ventre de leurs assassins
.
A peine la cohorte a-t-elle débouché dans la
vie1lle eau du marais que chacun prend ses quartiers
ou court explorer les altres. La vase est peu
à. peu soulevée et l'eau devient couleur de café
au lait. Le poisson n'y voit plus à. cinq centimètres
devant son museau. Les reconnaissances se font.
par la ~ligne latérale~. Il y a des collisions et
des sauts, des télescopages et des heurts.
Enveloppés d'amour et d'eau sale, les pOissons
en ont pour des jours à, rester aveugles.
La crue peut se retirer, nul ne sortira du
marais.

24 LES NOCES HIVERNALES DES BROCHETS
Ce qui suit est le mystère des eaux. Une même
force 'mystérieuse vide les brochets' en délire et
les laisse maigres et inanimés.
L'appétit même leur fait défaut. Ils n'ont plus
le couragè de chercher la nourriture. Les dards,
demeurés nerveux et frét1l1ants, passent impunément
devant eux.
Une seule envie assiège alors les brochets :
dormir. Les plus petits somnolent, les plus grands
sont en léthargie. Et tous attendent d'une eau
plus tiède la vie et le réconfort.
Mais beaucoup se sont dépensés sans mesure et
sans limite. Jamais la vie tout entière ne renaltra
dans leur corps. Le mufle rétréci, les flancs creux,
." ils changent sans cesse de place et viemient à la
surface s'emplir d'oxygène trompeur. Leuts branchies
battent avec plus de rapidité. Les bêtes
halètent et étouffent. De temps en temps, l'une
d'elles se' retourne et montre son ventre blanc.
Un coup de reins la rétablit mais le poison froid
de la mort l'emporte. Et l'animal se laisse aller,
puisque tel est son destin.
Dès la fin du mois de février la grande cour
d'amour des ogres est close. Et de longs cadavres
d'argent flottent à la surface du marais.
/
II
LA TRIBU DES LOMBRICS
ET SES MIGRATIONS
Dans le désert apparent des bords du marais
grou1l1e le peuple des lombrics avec ses tribus
innomorables et ses v1l1ages superposés qui" descendent
jusqu'aux profondeurs du sol. Les vers
n'ont pas d'habitat définitif mais ils ne se cantonnent
cependant pas au hasard des couches
terreuses. Le plus bel opportunisme préside aux
destinées de leur nation. En dehors des cataclysmes
saisonniers les vers de marais sont individualistes,
c'est-à-dire que chacun se débrouille
sans s'occuper de son voisin. Mais advienne une
menace générale, telle que la sécheresse ou la
crue, chacun participe alors au conformisme général.
Les lombrics des hautes terres qui broutent le
labour du coteau et sont, de ce chef, à l'abri des
vicissitudes de la rivière, ont des habitudes encore
plus anarchiques et ne se rapprochent de leurs
congénères que pour se fiancer.
SUPER-LOMBRIC
Certains de ceux-là arrivent à mener une
existence farouche qui, du seul point de vue

26 LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS
alimentaire, semble leur profit. Ma bêche a mis,
cette année, au jour, celui qui me sembla le
Goliath de l'espèce. Il avait près de vingt-cinq
centimètres de long et son corps égalait en grosseur
la base de mon index. Il s'enroula comme
un petit serpent avec une force inattendue et je
sentis son étreinte musculeuse se resserrer sur
mes doigts.
Je le rejetai, faute d'emploi. Il était trop gros,
même pour les cordées. J'imagine la fin de sa vie
dans un combat singulier. Quand la taupe le rencontrera,
elle croira se trouver en face d'une collègue,
tellement la spatule du gros lombric fouille
l~ sol puissamment. Mais l'erreur ne durera 'pas
et cé sera une belle batailIe sous la terre; le ver
lâchant des flots de bave épaisse et la taupe se
raidissant. Naturellement c'est la carnassière qui
gagnera, pour des raisons d'habitude et à cause
de la supériorité de son armement. Ce lui sera un
méchant régal: les proies trop volumineuses sont
coriaces. Les gardons rouges le savent bien et préfèrent
les vermlcules qui fondent sous la dent.
UN APPltTISSANT TROGLODYTE
Si le sol du marais n'était froid, je m'y allongerais
tout de mon long pour regarder les vers
rouges, si propres, si frais, si brillants.
Jamais je n'ai tenu cette sorte de ver entre les
mains sans penser avec dégoüt au ver rougeâtre
du fumier, dans son maillot d'anneaux jaunes et
qui. dès qu'on lui frôle la panse,' dégorge son jus
dénicotinisé.
Le ver de marais, dont j'ignore le nom - et ne
m'en soucie - va du rouge foncé au rose vif. Il
est sain, humide et appétissant comme une lèvre
,
"
"
,
1
,
LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIG~ATIONS 27
de jolie femme. Mais lui, sa fraîcheur lui appartient.
Il a la détente d'un ressort et les cabrioles
d'un élastique. Le plus souple des acrobates est
infirme à cOté de lui. Tantot il frappe sa tête de
sa queue, •tantot 11étire son ventre clair ou son
échin~ sombre; ou bien il se crispe sur lui-même
et se noue en quatre ou en huit. Quand il n'est
pas irrité, il se promène à même la vase avec des
précautions infinies et trouve moyen de rester
net, grâce à son mailIot de mucosité. Ses Séjours
préférés sont les terreaux de feuilIes mortes que
les automnes accumulent. Chaque étage 'abrite
plusieurs familles dont le nombre diminue à
mesure qu'on s'enfonce sous la terre et que les
feuiIIes les plus anciennes ont été digérées par
les vers et par le sol. Les colonies les plus populeuses
sont celles de la feuille de deux ans, où l'on
trouve à la fois le dormir, le manger et le boire.
Des légions de vers rouges y couchent. dans leur
nourriture puis mangent sereinement leur lit.
GAIl GAI 1 MARIONS-NOUS 1
Le terreau du marais est un réfectoire, un dortoir,
une nursery et une chambre conjugale.
Chaque ver étant hermaphrodite, la rivalité des
sexes n'a pas cours. Il s'ensuit beaucoup de sérénité
dans les négociations pré-nuptiales. Les
époux, à la fois mâle et femelle, s'unissent, comme
les couples humains, au moyen d'un anneau. Il en
résulte, chez l'un et l'autre conjoint, des vermisseaux
en fil blanc d'un ou deux centimètres, qui
se collent au flanc de leur père-mère et vivent
heureux dans sa glu. L'âge venant, la pigmentation
s'accroit et les petits vers chaussent la robe

28 LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS
prétexte avant d'effectuer leur première sortie et
de creuser leur premier trou individuel.
L'EXCAVATEUR IDltAL
Toutes les fois qu'une foreuse est en travail
souterrain, elle obstrue elle-même sa voie. Le lombric
fouit la terre meuble avec son nez et avale
les déblais au fur et à mesure. Ainsi se trouve
résolu le problème ardu de l'évacuation des matériaux.
La déglutition s'accompagne de défécation et
l'animal avance par saccades, de sorte que, seul,
le tube excavateur chemine et que les déblais restent
là où ils sont. Pas à demeure, au surplus, car
le ver profite des jours de pluie pour rejeter en
surface la boue digérée des matériaux. On s'est
demandé si le lombric creusait pour le plaisir de
manger ou mangeait pour le plaisir de creuser.
Je suis persuadé, pour ma part, que la terre lui
sert de principale nourriture et qu'il y a dans
l'humus une richesse infinie de goû.ts, d'aromes
et de sucs.
LA FOI QUI SOUL:tVE LES MONTAGNES
C'est la taupe des prés qui l'a et cette dangereuse
puisatière est l'ennemie la plus acharnée
des peuplades vermiformes. Inlassablement, à la
fin de l'hiver et au printemps, elle poursuit le
même tra vall de mine que ses victimes, mais,
n'étant pas géophage, elle n'a pas la ressource
comme eux de manger le sol. Le gauchissement
de ses pattes fouisseuses rej ette la terre en arrière,
et, quand la galerie est trop pleine, la taupe
chasse les matériaux vers le haut, sous forme de
LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS 29
petite colllne, au moyen d'un puits vertical. Ce
travail de sapeur ne va pas sans bruit et, du plus
'loin que les lombrics entendent la taupe, leur
troupe se hâte vers la surface, abandonnant les
procédés séculaires de lenteur et de nonchalance.
Mais malheur au ver paresseux qui, ,pour n'avoir
pas à forer le sous-sol, profite du vaste tunnel de
l'ennemie. Celle-ci, qui visite continuellement ses
galeries, arrive sur lui d'un pied sournois. Quand
les vers sont nombreux les taupes font de gargantuesques
ripailles. L'orographie taupinière forme
de véritables chaînes dans l'herbe du marais, car
jamais l'Homme ne vient les Y piéger.
C'est alors qu'ont lieu les poursuites rituelles et
les accordailles tragiques de la taupe où la femelle
suppliciée se convulse dans le souterrain.
Je me suis souvent amusé à enfoncer un bâton
dans le sol du marécage et à le faire tourner jusqu'à
ce que le trou prit la forme d'un entonnoir.
Moins d'une demi-minute après le début de l'opération
et tandis que le bois frotte rythmiquement
la terre, les lombrics, croyant à l'approche de la
dévoratrice, sortent par dizaines des profondeurs.
PLUIE
Quand la pluie tombe sur les roseaux, le marais
s'emplit comme une éponge. Eau par-dessus. Eau
par-dessous.
,La première goutte n'a pas frappé les joncs que
déjà la nouvelle se répand dans le voisinage. Les
jours fastes du peuple lombric sont ceux où l'eau
vient d'en haut. Je ne sais quelles vertus sbnt incluses
dans la pluie; son ozone ou son oxygène provoquent
chez les vers de terre toutes sortes d'émois
heureux. La population rampante sort par mille

30 LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS
trous. Des familles entières se prélassent. Ce ne.
sont, à fleur d'herbe, qu'élongations et étirements.
S'il m'arrive de venir tendre mes cordées les nuits
d'averse, avec une lanterne sourde, j'aperçois des
myriades de nouilles roses qui frissonnent de volupté.
Mais l'obscurité rend prudent. Au lieu de
voyager dans la steppe humide, la plupart des
lombrics restent ancrés par la queue dans leur
. refuge souterrain. Le reste du corps s'allonge
,comme il peut et se distend à l'infini sous le ruissellement
céleste. Dès que le rayon de ma lampe
les frappe, les lombrics se contractent et rentrent·
en leur asile d'un seul coup. Dès lors la surface
du sol n'est plus habitée, mais je sais que, sous
cette apparente solitude, je foule une terre vivante
et qui tressaille sous mon pied.
LES GRANDES MIGRATIONS
D'un jour à l'autre, un cantonnement riche en
vers est devenu désert sans qu'il y ait de changement
dans la température. A part quelques anarchistes
isolés qui n'en veulent faire qu'à leur tête,
tous les porteurs d'anneaux sont partis. J'entends
les vers de marais, race prompte aux déterminations
collectives lorsqu'elle est menacée d'un
grand péril. Où que je gratte les terres basses,
même abandon. Je me rapproche des parties
élevées et, généralement à la base d'un tertre, je
retrouve l'arrière':garde lombric. La population y
est d'une densité de mille au mètre carré. Tout
le monde s'y active et s'y affaire.
Mais pourquoi cet exode en masse? Dans un,
dans deux jours peut-être, le niveau de la rivière
s'élèvera. Alors le marais sera plein jusqu'au fin
fond; les galeries seront sUbmergées. ~'épaisseur
.(
LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS 31
des terres, marne et argile, deviendra un lit
bourbeux. Le ver adore l'eau du ciel parce qu'elle
a de sages limites. Il se méfie' de l'eau terrestre
, parce qu'une fois là elle ne part plus.
1
Une mystérieuse télégraphie sans fil, une télépathie
inconsciente, ont prévenu les vers qU'une
crue s'achemine et descend vers eux de l'amont.
Les ingénieurs du service hydraulique n'ont pas
terminé le calcul des probabilltés, les gendarmes
n'ont pas distribué la cote aux mairies et déjà les
lombrics du marais sont exactement informés.
Suivant qu'ils montent peu ou prou, je sais l'importance
de la crue. Les poissons de la rivière
et du marais s'y intéressent également. Pour des
raisons d'appétit la crue apparaît comme la
grande pourvoyeuse. Et, ,dans l'attente préparatoire,
leurs gueules s'emplissent de rêves fourmillants.
UN DEMI ET UN DEMI FONT DEUX
Dans les mêmes terrains ou dans un humus
voisin, mais moins ami du marais que les vers à
peau délicate, vit un lombric à chair rose qui s'attache
obstinément à son trou. Si je tire dessus il
préfère se laisser casser en deux. Je conserve la
queue ou la tête tandis que le reste s'enfouit dans
le terreau. Mais le ver a plus d'un tour dans son
sac. Dans le délai de quelques mois la' tête se
reforme une queue et la queue se refait une tête.
La plaie se cicatri~ d'abord et donne naissance
à un prolongement. Celui-ci s'allonge peu à peu
jusqu'à' ce qu'il atteigne les deux tiers de la partie
manquante. A ce moment la moitié neuve est
beaucoup plus menue que l'autre moitié. L'opéré

32 LA TRIBU DES LOMBRICS ET SES MIGRATIONS
ressemble à un demi-saucisson dont l'extrémité
tronquée finirait par un bout de ficelle.
ANNELINOPHILIE
Les vers sont aimés par tous, au marais, dans
le sens où l'amour se pratique sur terre, c'est-àdire
que les espèces les plus opposées sont d'accord
pour les manger. Du plus petit au plus grand, la.
gent poisson en raffole. Quand Ils les voient hors
de terre les oiseaux ne les dédaignent pas non
plus. Le héron, en dépit de la fable, compte davantage
sur les escargots et les lombrics que sur
la carpe et le brochet pour nourrir sa faim solitaire.
Les grenouilles elles-mêmes se repaissent
de vers avec une certaine avidité. C'est que la
diversité des lombrics permet de varier les plaisirs
de la table et d'élaborer, sans grands frais, des
menus toujours nouveaux. Tel ver a la consistance
du rosbif, tel autre celle du mou de veau. Il y a
des vers tendres et des vers coriaces, des vers
côtelettes et des vers pot-au-feu. L'homme ne
mange pas les lombrics mais pousse plus loin que
les animaux son artificieuse industrie. Il empale
cruellement les vers et les utilise comme appât.
Exploitant la gourmandise d'autrui, pour la satisfaction
de sa propre gourmandise, il finit par
manger toutes les bêtes, les unes par voie directe,
les autres par procuration.
m
LES CRUELLES FIANÇAILLES
DE LA PERCHE
En mars,. les premières tiédeurs trouvent le
marais tout nu. Il n'y a pas d'herbes sur ses bords
si ce n'est la crinière jaune de l'autre année. Les
nénuphars ont pourri et les joncs sont morts.
Saules, ormeaux, pareillement dépouillés, chauffent
au soleil leurs têtes chenues. Les peupliers
sans feuilles font d'interminables alignements.
Seul l'osier, devenu rouge vif et qui semble un
champ d'incendie, commence à s'attendrir et à
gonfler ses bourgeons.
Avec la crue qui a suivi celle des brochets, les
perches sont entrées dans la rivière. Elles ont la
robe et ia manière du tigre, si le brochet a la
force et l'élan du lion. Nul ne les a vues bondir à
la surface et semer l'émoi autour d'elles. Quelques
coups de leurs queues puissantes les ont amenées
dans le marais. Faute de crue - et de mieux ­
les perches frayent dans la rivière, mais la froide
eau qui court ne remplace pas la tiède eau dormante.
Même chez les hommes, un voyage de
noces en Norvège ne vaut pas l'idylle au Lac
Majeur.
LA BOSSE DE L'AMOUR ET DU CARNAGE
Si on l'interviewait, la perche ne conviendrait

34 LES CRUELLES FIANÇAILLES DE LA PERCHE ,
pas qu'elle a une bosse. Tout au plus admettraitelle
une légère courbure de son dos. Là se ramassent
la force de ses -reins et les assises dè son
arme la plus terrible, la haute nageoire dorsale
aux durs rayons épineux. Je ne connais rien
d'aussi gracieux que les mouvements de cette
redoutable panoplie, petit éventail de poignards
à taille inégale mais également aigus. La perche
en use savamment, replie ses stylets, les hérisse
et fait jouer entre deux eaux leurs reflets jaunes
et noirs. La souplesse de cette bossue zébrée est
d'ordre acrobatique. Celui-là ne connait pas l'art
des rétablissements ni la souplesse d'une' échine,
qui ne l'a vue poursuivre le poisson d'étain de bas
en haut et de haut en bas.
La perche pique de partout. Chacun de ses gestes
libère une arme dangereuse. Ses ouïes ellesmêmes
tiennent du glaive et du bouclier. En
revanche rien n'est effilé et menu comme la
bouche de cette mangeuse. La perche au repos
n'ouvre pas la gueul~ plus grande qU'un gardon.
Mais qu'une proie vienne à passer et toute la
mâchoire se télescope, grâce à des soufflets à cartilage
qui s'agrandissent à l'infini.
Quand une belle perche se promène le long du
bord, elle a l'allure majestueuse d'une frégate
louisquatorzième et le vide se fait autour d'elle à
peu près instantanément. Les petits dards qui
n'ont pas pu fuir à temps se réfugient précipitamment
derrière une branche ou une racinp et là,
raides comme des tringles, se déplacent insensiblement,
à mesure que l'ogresse passe, sans dévier
de l'axe du branChage protecteur.
La faim de la perche en instance de frai est plus
impérieuse encore que celle du brochet, son com-
LES CRUELLES FIANÇAILLES DE LA PERCHE 35
père. Tout lui est bon pour accroître sa glande de
laitance ou sa poche à œufs. Jusqu'à ce que le .
terme soit arrivé elle est en quête de proies et
fond sur tout ce qu'elle trouve avec une bondissante
cruauté.
,
LE BOIS SACRll:
Le marais est un cimetière d'arbres morts. Parvenus
à une extrême vieillesse, leurs füts se sont
abattus, tête-bêche, en travers des eaux. Leurs
têtes rameuses se chevauchent, leurs branches
desséchées s'enchevêtrent et, parfois, les taillis
des rives s'ajoutent à tout ce bois périmé. Exactement
au cœur de cet imbroglio de pousses et de
racines, la perche fait et refait sans cesse son
lit nuptial. Toutes les perches frayent à peu près
en même temps, chaque femelle étant escortée
d'une troupe de mâles fébriles, dont le nombre
est proportionnel au pOids de la dame de leur
cœur. C'est un véritable petit levet que celui d'une
perche de trois livres.
Chez une amoureuse de ce tonnage le faix reproducteur
représente une postérité innombrable, qui
ne tarderait pas à envahir marais et rivières s'il
n'y avait tant de mangeurs de frai. Opprimée par
son fardeau, ballonnée et distendue, la femelle
aspire à se vider entre les branchages et fonce,
tête baissée, dans les taillis aquatiques les plus
épais.
Les mâles l'y suivent aveuglément. Où le cuirassé
a passé les torpilleurs ne trouvent plus d'obstacle.
Et toute l'escadre joue à cache-cache ou se
bat avec acharnement.
Tant que la mère n'a pas pondu, l'impatience

36 LES CRUELLES FIANÇAILLES DE LA PERCHE
n'est pas trop cruelle, mais dès qu'elle est libérée
commence la batallle des prétendants. Le flux fécondant
échappe è. ceux-ci comme un lait de
chaux. La vie s'abat en nuage opalin sur les
écheveaux suspendus aux branches et que les
femelles expulsent comme autant de nappes d'or.
Une sainte fureur saisit aiors les mâles enivrés.
Dans leur ardeur è. passer les premiers Ils s'affrontent,
se hérissent et, se glissant les uns sous
les autres, se déchirent avec les sagaies de leurs
dos. Du rouge na1t sur les ventres blancs. Les balafres
se multiplient. Et les mâles tragiques
s'acharnent aux noces en perdant leur laite et
leur sang.
COMMENT IL ARRIVE AUX PERCHES
DE PONDRE DANS LES BRANCHES DES ARBRES
Les perches n'ont pas, au même degré que les
lombrics, le pouvoir de deviner l'avenir et les
phénomènes naturels. Aussi arrlve-t-ll, bien souvent,
que tout l'effort complexe de la reproduction
soit compromis par les caprices du fleuve ou
de la rivière, soit que les œufs accrochés près de
la surface se trouvent, par l'effet d'une crue
rapide, plongés dans les profondeurs de l'eau
froide, soit, au contraire (et c'est le cas le plus
fréquent), que, pondus par hautes eaux, les œufs,
suspendus aux branches d'arbres immergés, se
trouvent à sec à la décrue et miroitent au soleil
comme des écharpes de tapioca.
Mais le contact de l'air leur est rapidement
funeste. On les voit perdre, peu à peu, leur couleur
pâle et leur eau. Puis leur substance s'affaisse,
se recroquevllle, se ratatine et bientôt ces triom-
LES CRUELLES FIANÇAILLES DE LA PERCHE 37
phantes bannières de vie ne sont plus que des
halllons d'or sec.
CE QUI VIENT DE LA FLÛTE S'EN VA PAR LE TAMBOUR
C'est le moment, au marais. où tous les paysans
voisins descendent leurs tambours dans la rivière,
les uns en fil de fer galvanisé et les autres en
osier brun. Le père Croche, vieux jardinier que je
rencontre sur le bord, n'a pas remplacé les siens,
par économie. Mais il me suggère d'en faIre la
dépense et de pêcher en commun. Comme il connaU
tous les bons endroits, je luI cède la directIon
technIque de l'entreprise. Et, de faIt, ses emplacements
dans les branches sont tout bonnement
mervellleux. En dépit de cette habileté jamais je
ne trouve de perche dans nos tambours, bIen que
je les visite chaque matin, à six heures. Cela tIent
à ce que, l'heure d'avant, le père Croche les a déjà
vérifiés. Comme je me lasse de cette pêche infructueuse,
le bonhomme m'incite è. perséVérer
d'une voix pate larde. Je ne sais quelle Inspiration
lui révèle que je serai plus heureux une autre fois.
Effectivement, le lendemain, chacun de mes tambours
contient une petitè perche en gUise d'amorce.
Aussitôt je peins les mots suIvants à l'hulle de
lin sur une planche : «Le voleur est prié de laIsser
la moitié des prises:t et j'attache le tout sur
le plus grand des tambours.
Quant je vois le père Croche, le lendemain, je
lui montre l'écriteau avec IronIe: «Vous avez lu?
Père Croche. :t Le vieux malin me regarde de cOté
et répond d'un air chose: «D'abord, je ne sais
point Ilre. Alors ça m'est ben égal.:t

38 LES CRUELLES FIANÇAILLÉS DE LA PERCHE
UNE NOCE DANS LA NASSE
Quand des femelles entrent dans un tambour,
toute leur suite y pénètre derrière elles et non
seulement leur suite mais toutes les perches qui
passent à l'entour. Plus il y a de femelles enfermées
et plus il y a de mâles empressés à les
rejoindre, de sorte que, parfois, l'intérieur du tambour
ressemble aux voitures du métro sur le coup
de midi.. A ce moment ce n'est plus un cortège
nuptial qui est là, mais cinq, mais dix, mais vingt,
comme à l'église dans la semaine de Pâques. La
densité des ventres clairs à nageoires vives est si
grande que les invités ont du mal à faire demitour.
Se retourner ne sert d'ailleurs à rien puisque
l'issue des tambours est à sens unique et que, si
tout le monde y entre, à peu près personne n'en
sort. L'autre jour, tout un frai de perche s'est engouffré
dans un de mes tambours oublié sous des
fascines. Il y a jefiné durant des semaines jusqu'à
ce que je le découvre aujourd'hui. A peine ai-je
soulevé l'engin que la ficelle usée se rompt. Des
hommes, au sortir de la prison, s'enfuiraient aussitôt.
Les perches, non. Elles tournent longtemps
sur elles-mêmes et puis s'en vont, une à une, à
petits coups de godille hésitants et comme à regret.
IV
MARAIS DE MARS
Pl!:CHE A BICYCLETTE ET Pl!:CHE A L'ESCALIER
Sous la crue puissante de mars le marais s'est
agrandi. Ses contours ont disparu et, seuls, des
arbres penChés en délimitent la géographie. Tout
ce qui gît à l'entour, prés, bois, sentiers, landes
est recouvert. De temps en temps le soleil se montre
tout nu, entre deux chemises de nuages, et
chauffe aussi fort qu'il peut. Dès qu'il se cache,
un vent aigre caracole sur les eaux et, tout le jour,
c'est comme une douche écossaise; froid et chaud,
chaud et froid.
Cette inégalité ne m'empêche pas de me complaire
au marais, que j'ai rejoint à bicyclette par
de~ routes détrempées. Chaussé de bottes cuissardes,
j'assemble ma canne sur un tertre isolé et
1'erre à travers les faubourgs du marais à la découverte
de .proies hypothétiques, que n'ont
effrayées ni l'eau de fonte des neiges. ni la température.du
ciel. Les approches du marais débordé
sont pleines de pièges et de surpri&es. Tantôt on
y rencontre des têtes d'osier ou des souches, tantôt
des fossés de dérivation dont rien n'avertit.
Si, pardon! je pousse ma bicyclette d'une main
devant moi dans l'eau couleur de moutarde et,
quand la roue d'avant disparaît, je sais qu'il y a
là un trou d'eau d'un mètre soixante-dix.

40 MARAIS DE MARS MARAIS DE MARS 41
Mes habits et mon équipement sont à l'épreuve
de la fatigue et de la rouille. Dans cet empire de
boue froide, il faut être résistant jusqu'à l'os. Tout
ce qui, de mes accessoires, peut être oxydé,' l'est,
suivant le mot de l'ami Péroné, c jusqu'à la vingtseptième
capucine ~ et comme cet ingénieur a été,
des années durant, occupé à traiter le fer et la
fonte, vous pouvez l'en croire, il s'y connaît.
Les jantes, le guidon, les rayons, le pédalier de
ma bicyclette sont passés au bronze de guerre,
c'est-à-dire que leur état de rouille est tel qu'aucune
rouille nouvelle n'y peut tenir. En somme,
elle a tout subi: l'eau de mer, l'eau douce, la vase,
la sécheresse, le soleil, la pluie. Elle et moi, camouflés
de glaise, restons invisibles dans le décor. Et
nous pêChons de concert, comme le héron notre
compère, elle sur ses roues chromées, moi sur mes
pieds nickelés. Nous ne prenons alors pas beaucoup
plus de poissons l'un que l'autre, à cause de
l'eau glacée. Pourtant, mimétisme étrange, nous
ressemblons à deux morceaux de marais.
•
••
Quand la rivière baisse et que le marécage
retrouve ses bords, l'eau, peu à peu, se décante.
La pêche de la perche devient alors. passionnante
dans les éboulis d'arbres morts. Je sais un coin
tout plein de trous et d'humus où les arbres se
chevauchent, celui qui tombe étant parfois retenu
par ceux qui restent debout. Un toit de branches
s'avance sur le marais à la faveur d'un petit promontoire.
et toutes sortes de papillons végétaux
s'échappent des bourgeons visqueux. Là, le marais
a une certaine profondeur et les troncs pourris"
sants s'y enlisent par la base. Dans cette forêt
cachée les perches se donnent rendez-vous. J'entretiens
leur appétit au moyen de tronçons de
. lombrics qui tombent, un par un, à la surface et
battent incessamment le rappel de la gent perche
aux alentours.
Il y a là une véritable niche de pêcheur, derrière
une bordure d'herbes desséchées qui me font
un écran mobile et bruissant. Je descends le plomb
de la dandinette entre deux rameaux de ce fourré
aquatique et, presque aussitôt, une force puissante
tend mon fil. Celui-ci se met de biais et se dirige
vers les souches. Je n'ai que le temps de faire
sauter le poisson sur la rive, quels que soient sa
force et son poids. Si je réussis, toute la troupe y
passera. Si je manque mon coup les perches s'enfuient
et je devrai dépenser pour les ramener une
tonne de patience et un demi-kilo de lombrics.
Parfois, la perche ne saisit le ver que du bout
des dents et je n'arrive pas à ferrer cette rusée.
Nous jouons à cache-cache l'un avec l'autre, mais
c'est elle qui risque le plus .
Tout mon manège a alerté de braves cheminots
qui viennent s'accroupir au marais entre deux
conduites de locomotives. Ils ont guigné ma besace
pleine et, dès la semaine d'après, mon district est
investi. Las! qu'est devenu mon fauteuil de joncs
morts d'où ma tête débordait à peine? Les herbes
ont été fauchées par la troupe des nouveaux
venus. Les branches vives sont coupées au-dessus
du bord; les branches mortes qui étaient dans
l'eau ont été soigneusement retirées et. du beau
nid à perches, il ne subsiste qu'Ün trou rectiligne
et bien nettoyé. J'ai trouvé, sur le champ du
désastre, trois hommes chaleureux et pleins de
, -

42 MARAIS DE MARS MARAIS DE MARS 43
bonne volonté, qui attendent la prise impossible,
en buvant du rouge et du blanc. Ils ont poussé
l'amour de leurs aises jusqu'à tailler des marches
dans la berge, afin d'accrocher leur filoche et de
mieux pouvoir épuiser. Ils seront là, jusqu'à midi,
à rire, à chanter et à boire et repartiront, le sac
vide, mais le ventre plein.
Deux saisons seront nécessaires avant qu'une
autre jungle liquide se reforme et que la confiance
renaisse au creux de l'eau et des poissons.
.'
••
1
Le père Croche est bien plus malin. Quand il a
le temps il fait le tour du marécage et, sans cesse,
je le vois qui dandine avec une olive de plomb
grosse comme un baril. Son hameçon est du type
usité pour le requin, avec une pointe émoussée, et
les vers dont 11use sont si longs qu'on dirait de
petits serpents. Cet arsenal met en fuite les poissons
moyens mais, de loin en loin, une grosse
perche entre en concupiscence. Sitôt ferrée, sitôt
prise. La voilà dans l'arrosoill.
Comme le père Croche est jardinier, il utilise
de préférence son outillage. C'est avec son rateau
d'allées que, les matins de juillet. il récolte les
portefaix. Sa bêche lui sert à extraire les lombrics,
un brin de raphia à prendre le grillon, son sécateur
à fabriquer une canne. Avec le bouchon de
sa bonbonne insecticide il fait un flotteur à brochet.
S'il osait, il traverserait le marais dans une
cloche à melons ou amorcerait la tanche avec de
la graine de coloquinte. L'ai-je pas vu, une journée
d'équinoxe, se faire un manteau de pluie avec
un paillasson de châssis !
Ceux qui trouvent le père Croche au bord de
"
l'eau ne le voient jamaiS en train de pêcher. Il
rafistole sa ligne, cherche des vers, fume sa bouf-,
farde ou mange sur le pouce. «Çà mord?:. demandent
les gêneurs. «Çà mord pas ! :. répond le
bonhomme simplement.
Mais ce n'est pas une véritable âme de bracon-'
nier qui gîte en son veston paisible. La sienne est
ostentatoire et recherche l'admiration de ses voisins.,
Quand, sardonique et triomphal, il arbore en
clopinant ses captures dans le village, on sait que
le père Croche a fait une pêche miraculeuse et tout
le monde dit: «Quel vieux malin! :..
Mais, l'autre jour, j'ai surpris le dialogue suivant
entre le père Croche et Queue-de-Chouette :
_ Eh bien! faisait ce dernier, avez-vous été à
la pêche ce matin?
_ Pensez-vous! J'avais des patates à semer et
des salades à repiquer ... J'ai point le cœur à la
pêche ...
Or le père Croche ment effrontément, car je
l'ai suivi de loin. Il a tâté la perche au marais,
mais la perche n'a pas voulu se laisser faire et le
bonhomme s'en est revenu en rasant les haies et
les taillis. Car j'ai remarqué ceci: lorsque mon
père Croche est bredouille, 11rentre chez lui par
derrière et saute son mur comme un voleur ...

v
FERMETURE
La pêche Elstfermée depuis deux jours et c'est
tout juste si le marais ne communique plus avec
la rivière. Aussi les pêcheurs qui s'y hasardent
sont-lIs à cheval sur le licite et sur le défendu.
Les gendarmes et les garde-pêche le savent bien
et montrent d'avril à juin leur képi entre les branches.
De temps en temps ils ont, eux aussi, une
c touche ~ et leur carnet de prises s'enrichit d'une
contravention.
Puis la. force neuve du soleil a tiré les nuages
de la rivière. Le marécage lui-mtme s'est évaporé
en'broullIards. Le divorce provisoire est désormais
consommé entre l'eau vive et l'eau dormante. Le
marais va constituer une principauté autonome.
où les représentants de la loi n'ont rien à voir.
Par négligence ou par incompréhension la pire
licence y est permise. n n'y a plus ici d'interdictions,
de règlements, de défenses. Tout est man­
Iable et harponnable à merci.
Heureusement la richesse alevine n'a pas encore
de valeur sur le marché. Le braconnage ne
surgira qu'avec la saison torride. D'ici là, d'autres
crues surviendront qui éparpllIeront toute cette
vie accumulée, au hasard de l'eau courante, des
sables et des remous.

46 FERMETURE FERMEn'URE 47
LES SIX JOURS DES B~MES
Aujourd'hui les marécages sont clos. Le dernier
convoi arrivé avant la fermeture de la passe est
celui d'un banc de brèmes dont les plus petites
pèsent une demi-livre et les plus grosses près de
deux kilos.
Le premier moment de folie passé, ces dames
s'avisent qu'elles circulent en eau morte. La plus
pressée, ou la plus curieuse, prend la tête et les
autres la suivent comme un ttoupeau de moutons.
Une vieille tradition leur a enseigné qu'en suivant.'
le bord on trouve les affluents secondaires. Aussi
les brèmes se déplacent le long de la rive et généralement
est-nord-ouest. C'est une véritable armée
qui défile entre deux eaux et dont le passage dure
plusieurs minutes. Vues de haut - je me mets à
califourchon sur un arbre penché - elles app~raissent
aussi minces que des gardons. Mais que
plusieurs d'entre.,elles fassent onduler leur corps
et l'on dirait un Danc de vaisselle plate, dont l'or
massif, l'argent guilloché miroitent au soleil.
Elles sont cent et cent et cent et je ne vois pas
la queue de leur cohorte. Tout de même la bande
finit par s'éclaircir et les derniers tralnards apparaissent
dans la profondeur. Une grosse mémère
arrive en serrefile et gOdille sans courage. A peine
l'arrière-garde a-t-elle disparu que l'avant-garde
s:annonce à nouveau.
Co~e je m'y attendais les brèmes' n'ont pas
trouvé la sortie - et pour cause. Cela ne les empêche
pas de continuer à chercher l'issue et la
bande inquiète et obtuse tournera ainsi pendant.
six jours ..
LA MONTI:E DES HERBES'
A l'avril, le 'soleil tire la chevelure du marais du
fond de l'eau et fait monter vers lui la prière des
herbes. Le nénuphar n'est, la plupart du temps,
qu'une silhouette sombre et verte qui se hisse à
mi-chemin du grand fond. Dès qu'une feuille parvient
à la surface elle s'applique sur le marais en
dépit du vent qui sans cesse la moleste et, parfois,
la rebrousse, parfois la soufflette ou parfois la
roule en cornet.
Les herbes secondaires en font autant; les
tigrées, les chinées, les dentelées, les festonnées.
Des écumes naissent sur l'eau dormante et la brise
les ramène d'un bord à l'autre avec mille débris
végétaux. En certains lieux, la crasse superficielle
du marais est si épaisse qu'elle forme une peau
jaune et lourde, plissée comme l'épiderme du
rhinocéros.
Joncs et roseaux naissent à leur tour avec leurs
bataillons de petites lances. Les feuilles se défripent
dans les arbres et le marais n'est qu'unanime
fralcheur.
Une odeur de vase, puissante et sourde, investit
le marécage et, comme aux premiers ê,ges du
monde, la terre est en proie à ses parfums.
M. LE CHEVALlER DE GARDON-ROUGE
C'est ainsi que j'ai nommé la rotengle à cause
de son Uniforme sémillant. Imaginez le plus beau
de tous les gardons avec corselet d'argent et petit
manteau d'or fauve. Ses nageoires sont rougehumide
et de la couleur du sang vif. Une perle
noire forme son œil, serti de doublé inoxydable.

48
FERMETURE
Afin que nul n'en ignore il se promène sur la face
. des eaux. A la moindre alerte il disparaît comme
l'éclair, mais sa vanité 'le ramène à la surface, à
moins que ce ne soit le désir de gober les premières
mouches ou de se chauffer aux premiers rayons.
LE BERCEAU FLOTTANT DE L'HYDROPHILE
C'est le moment où la femelle de l'hydrophile,
après une conversation avec le mâle, éprouve le
besoin de bâtir pour sa progéniture un toit mouvant
et fragile. Elle pond, sur la face interne d'une
feuille, des œufs entourés d'une coque élastique
qu'elle extrait de son abdomen. La barque prête,
l'hydrophile lui tisse une sorte de voile relevée en
pointe et, traînant le tout derrière elle, lâche
l'amarre et confie à Dieu l'esquif de sa postérité.
Tout a été prévu par l'instinct pour la navigation,
l'abordage, l'éclosion 'et la sftreté des larves. Par
malheur le petit dundee de l'hydrophile rencontre
la frégate de la rotengle, qui l'arraisonne d'un
.seul coup de nez.
MADAME TANCHE SE M"ARIE
La tanche ne devient pas grasse à lécher les
murs, mais bien à force de se prélasser dans son
lit de vase. Dès que le froid d'automne devient vif
la tanche fuit les eaux hautes et s'enfonce dans
le limon. Même si le sol du marais est sableux,
cent générations de feuilles mortes s'y accumulent.
Parfois on trouve un pied de vase dans le marais,
mais parfois aussi la couche atteint plusieurs
m~tres et la tanche s'y endort' au sein du plus
moelleux édredon. Elle en sort le plus tard pos-
FERMETURE 49
sible, quand la température de l'eau est moins
rude. Epoque difficile pour la tanche, purgée de
sa graisse par un long sommeil. Elle a froid et elle
a faim. Toutes les proies lui sont bonnes et c'est
à peine remise qu'elle songe aux joies du frai.
Au milieu de mai un tumulte inhabituel électrise
le marais. Cela commence par une agitation
mystérieuse, dans les lieux où les herbes affleurent.
On entend un bruit d'eaux remuées comme
lorsqu'une grenouille pressée ricoche sur les nénuphars.
Point de doute. La tanche se marie et
voici le cortège des épousailles. Les herbes sont
secouées, tiraillées à la base et le marais semble
pris de convulsions. Nul spectacle, autant que
celui-ci, ne donne une idée de la fatalité tragique
qui mène les bêtes et les pousse aveuglément vers
l'accomplissement de la loi. La mère tanche qui,
la semaine d'avant, était toute circonspection et
cautèle, lâche d'un coup sa prudence et se livre
aux démons de mai. Ah! quand elle va, escortée
de vingt galants, ses cinq livres ne lui pèsent pas
aux nageoires ! Elle frétille et se démène comme
une tanchette de l'an passé. Les prétendants ne
lui cèdent en rien sous le rapport des bonds et des
cabrioles. La plupart sautent avec tant de fougue
que leur corps bondit hors de l'eau. Les amours de
la tançhe ressemblent à une partie de water-polo
où la Dulcinée en écailles sert à la fois de balle,
d'arbitre, de ligne de touche et de but.
Tandis que l'eau est en ébullition amoureuse
dans tous les coins du marais, les herbes s'animent
au milieu et j'assiste à des danses folles. La plus
proche s'exécute sur le bord, dans vingt centimètres
de fond, et l'eau rejaillit sur mes pieds. Je
n'aurais qu'à plonger mon épuisette et toute la
•

50 FERMETURE FERMETURE 51
noce s'y trouverait réunie. Mais que faire de ce
poisson en fièvre et qui a perdu son sang-froid 1
INTRODUCTION A LA VIE DU MARAIS
Pour connaître le vrai visage du marais, 11faut
se lever avant l'aurore et prendre les chemins
creux.
Le ciel blémit au levant. Les silhouettes mal
peignées des ormeaux se déhanchent dans le
crépuscule et les saules ont, tour à tour, des attitudes
bénisseuses et des gestes éplorés. \
A mesure qu'on se rapproche du marais l'aube
de juin grandit et le brouillard de la terre monte
avec elle. C'est d'abord une vapeur translucide
qui s'effiloche sur le sol. Puis la brume se condense
et s'aplatit. Ses vagues d'assaut investissent
la vallée, nivelant les bosses et! bouchant les
creux. A un détour dans le bois je rencontre ses
premières écharpes de fumée froide et je suis
saisi, corps et âme, dans ce bain glacé.
Mais il en est du brou1llard comme de tout. Une
fois qu'on est dedans on ne le trouve plus si aigre
ni si dense. Les troncs ont une allure fantômatique
et les mousses pleurent silencieusement.
C'est ici vraiment le royaume de l'eau, qu'abreuvent
sans répit les crues de la rivière, l'empire
vierge et fécond de la vase et de l'humus .
Déjà le chemin s'est fait sentier; le sentier se
change en piste et je foule une herbe sauvage qui
fait un bruit de papier.
•
• •
Il est là, comme un œil entre des cils, qui luit
calmement entre les arbres, oblong, confus, argenté.
\
Je l'approche avec la circonspection d'un Iroquois
marchant sur le sentier de la guerre, narines
ouvertes, mains frémissantes. Et j'attends le
démon des eaux.
J'ai beau y être préparé, dès que je suis sur le
territoire du marais je frissonne de la même
fièvre. Ce miroir ovale d'eau plate me cache un
monde inconnu.
Justement, et le temps de m'accroupir, des bulles
montent à la surface. Une, deux, dix, douze,
puis de grands chapelets à la fois. Ce sont de
grosses cloques jaunes, qui éclatent sans bruit au
contact de l'atmosphère et .révèlent on ne sait
quel travail dans. les profondeurs.
C'est peut-être tout simplement la poussée des
gaz du marécage, qui élaborent leur chimie dans
les sous-sols mystérieux. Mais c'est peut-être
aussi la mère Tanche en or vieux, tachetée de
vert sur l'échine, et qui promène ses deux kilos à
la recherche des lombrics. OU c'est l'angu1lle du
petit jour qui fouit le limon de son nez mince. Ou
c'est seulement le poisson-chat, portant bedaine
d'ivoire, et qui prend son bain de Vllseen remuant
ses nageoires à cran d'arrêt.
•
••
A l'aube, tout le marais est muet. A peine si
un cri de merle fuse au loin parmi les ormes. Les
chatons visqueux s'entrouvrent et 11 pleut de
l'ouate et du coton .
Le marais est plein comme un œuf. La dernière
crue lui a fait bonne mesure et, débordant au delà

52 FERMETURE FERMETURE 53
de ses aisselles, a créé une savane tremblante
sous les bois.
A l'heure qu'il est, le marais se gorge d'eau sans
arrêt pour toutes les sécheresses passées et pour
toutes les sécheresses futures.
•
••
J'ai étendu mon ciré sur une vieille souche et
je regarde au-dessus de moi. Entre les arbres qui
ceignent le marais, le ciel lui-même a l'air d'un
étang immobile. De petits cirrus Y voguent en
rides parallèles et l'approche du soleil les fait
plus ratatinés et plus noirs.
Soudain un trait de lumière atteint le premier
d'entre eux et gagne les autres à toute vitesse.
Ils deviennent gris, blancs, lilas, mauves, jaunes,
et la coupole entière se met à prendre feu.
Au moment où le ciel devient lumineux le marais
s'éteint et se fait plus terne encore. Le vent
fraîchit et remue la tête hirsute des ormeaux. Le
brouillard lève sa herse. La toile de. fond du bord
d'en face se précise. La touche d'or solaire la plus
basse lèche le plus haut peuplier.
Alors toute une vie se déclenche dans le marais.
L'hydravion du moustique décolle, le chevesne
bondit, le brochet se met en chasse. Et la grenouille
hésitante salue d'un premier borborygme la
venue du soleil sur les eaux.
P1tCHE AUX LIGNES MULTIPLES
Mai a doré les herbes et sorti du fond les plus
récalcitrantes. Le marais, peu à peu, se ferme et
se recouvre de nénuphars. Juin va épaissir encore
cette flore exubérante : lances, tiges, fuseaux,
Îlanes, dentelles, herbes, palets. L'eau est pleine
de taillis mouvants, de halliers, de fourrés liquides,
où les poissons organisent des passages en
tunnels ou à ciel ouvert. Je dispose mes lignes
rudimentaires, fortement plombées. Un lombric
pend à chacune et fait sa gymnastique d'appel.
Les bouchons rouges sont comme des taches de
sang dans le paysage de flore verte. Je descends
chaque olivette entre les nénuphars, dans de petits
miroirs d'eau. En voici quatre, six, huit, disposées
en éventails au pied de la rive, chacune des
cannes allongée sur la parure du marais.
Je ne seràis pas un véritable pêcheur si je ne
sentais, à cette minute-là, passer en moi de grands
frissons d'aise. Le regard sur les bouchons bicolores,
j'observe d'un œil aigu. Parfois je n'ai même
pas le temps de m'accroupir ni de tendre toutes
les lignes; Une petite secousse fait tressaillir le
dernier flotteur, là-bas, à l'extrême gauche. Un
autre se met en branle et tous s'agitent en même
temps. Je bondis de celùi-ci à celui-là, ferre à
l'extrémité, ferre au centre, mais trop de soins
me sollicitent et je rate toutes les prises au grand
complet. L'hameçon du numéro 3 n'a plus de ver;
celui du numéro 5 s'est envolé dans les branches;
le fil du numéro 4 s'est mêlé au fil du numéro 6.
PETIT COURS DE PSYCHOLOGIE TACTIQUE
J'ai remarqué que le poisson du marais opère
avec une prescience diabolique. C'est toujours
quand je suis occupé qu'il se rapproche et qu'il
mord. Toute la matinée j'ai enregistré le calme
plat, au point que j'ai cru les fosses désertées. Il
a suffi que je commence à déjeuner pour que le
poisson sorte de sa torpeur. Quand j'ai accumulé

. ,. , .
54 FERMETURE ..,( , 55
.
.
LE Gl!:NIE DES PROFONDEURS
les fascines sous moi et que je me suis adossé
dans le creux d'un vieux saule, que j'ai ouvert ma
Les opérations ne se déroulent pas toujours au
gibecière, étalé sommairement mon garde-man­
bénéfice du poisson, surtout quand j'opère dans
ger, au moment précis où je brise l'œuf dur ou
la solitude et que je reste des heures immobiles,
tandis que j'emplis mon gobelet d'eau fraîche, les
avec la patience sournoise du chat à l'affüt.
premières touches se manifestent et les bouchons
Les tanchettes sans réflexion secouent l'appât
piquent une tête dans l'eau. Si j'avais la liberté
à la façon d'un cordon de sonnette. Les grosses
de mes mains et si je ferrais sans attendre, le
mères suçottent délicatement le ver avec une in­
flotteur, veuf de sa prise, remonterait de luifinie
circonspection. La tanche adulte n'est plus
même sur l'eau. Mais comme je suis empêtré de
ce maigre loup de février, l'œil encore trouble et
toutes parts et que me lever est un problème, la
la gueule en bois, qui vient d'esquisser les premiers
touche persiste et se prolonge jusqu'à faire ployer
battements de nageOires hors de la boue pl;'otectri­
mon scion. Aussitôt c'est comme si la mobilisation
ce. C'est encore moins la dame müre agitée par
générale des appétits avait sonné. Un, deux, trois
ses amours. Dès que le frai est terminé la tanche
bouchons se trémoussent. Tant pis! Je quitte la
rentre en possession de ses esprits et redevient
proie pour l'ombre et Jâche le déjeuner ...
l'ombragéux, méfiant et robuste poisson de l'autre
Comme il était à prévoir, c'était une fausse
automne. Le plus faible bruit, le moindre geste
alerte. J'imagine que les évolutions du poisson
alarment sa prudence en éveil. Elle tourne autour
sont réglées par un commandant en chef. Celui­
du ver avec des hésitations et des mines, s'éloigne,
ci doit être installé quelque part sous le bouclier
revient, repart encore pour se rapprocher de nou­
d'une feuille plate et, de là, surveille mes gestes
veau. Un lombric flasque, une pointe d'hameçon
et transmet ses ordres à ses gens. Lorsque j'ai les
qui sort lui paraissent une disposition suspecte.
cannes en main : «Faisons le vide!:. crie-t-il
Quand toutes les règles sont respectées, elle pince
dans son porte-voix aquatique. Et c'est la cam­
la queue du ver. Celui-ci réagit vigoureusement et
pagne de Russie. Lorsqu'il me voit aux prises avec
se tord comme un élastique. Le spasme de l'anné­
les contingences extérieures : «Attaquez!:. comlide
déclenche les réflexes de la tanche. Voilà le
mande-t-il. Et c'est la guerre de francs-tireurs.
tout engamé ... Mais la tanche ne s'enfuit pas. Elle
Le plus clair de ceci est que je n'ai rien trouvé
reste un moment sur place à savourer le morceau.
au bout de mes hameçons, sinon un poisson-chat
Un bouchon qui chavire imperceptiblement révèle
de vingt-cinq grammes, chargé par le gros de
presque toujours un animal respectable. L'art du
l'armée d'éprouver la sincérité de mes appâts. En pêCheur de tanches, comme celui de l'ambassa­
revanche, j'ai écrasé l'œuf dur d'un coup de talon,
deur, est fait d'opportunité. S'il tire trop tôt il
n'amène que du vent, lombric rompu et tanche
projeté ma tranche de pain dans la vase et déjà
les mouches sont installées à l'entrée du' sac à envolée; s'il ferre trop tard, l'animal est accroché
dans les roseaux.
dessert.

56
J'ai choisi le bon moment et ma tanche valse
jusqu'aux branches pour retomber derrière moi
avec un bruit de gifle sur le sol.
UN MONSTRE CAMARD
J'ai déjà comparé le poisson-chat à un estomac
pourvu d'une tête et d'une queue. Le dessous est
en vieil ivoire. Le dessus en ébène mou. Il a la peau
de l'anguille, mais. non sa valeur, et ne redoute
même pas le brochet parce que ses épines mobiles
le rendent indigérable. Il a le corps et la tête
aplatis à cause de l'épaisseur du marais qui pèse
dessus. Il arrive qu'il monte du fond pour faire
_un voyage de découverte. S'il aperçoit mon ver
il fonce aussitot dessus. Toute proie, automatiquement,
lui ouvre la gueule. Et il serre les mâchoires
comme le bouledogue dont il a la laideur et la
ténacité.
Précisément il tient solidement engamé le ver
de la plus courte de mes lignes et il tire si fort
dessus qu'il traîne la canne après lui. Le temps
que je mette les pieds dans l'eau, le tout est hors
de portée et ma gaule se dirige à petites secousses
vers le centre du marécage. Jusqu'au soir je
suivrai les évolutions du silure farceur qui remorque
mon engin d'une rive à l'autre. A mesure que
je m'approche du bord où il est, le poisson-chat
fait demi-tour. Il est toujours à l'opposé du coin
où je me trouve et, de guerre lasse, je cède la
place, dfit-il rire de ses yeux de souris et dans sa
barbe de petits vers noirs.
VI
LA COUVEUSE DE L'HERBIER
1
Les herbiers du marais sont devenus de véritables
nids à couvain. Une infime et innombrable
population les habite, qui représente une manne
délectable pour les quelques fauves restés prisonniers.
Leur frai révolu, brochets et perches ont
regagné la rivière, excepté quelques obstinés. Les
perches qui restent au marais sont rarement volumineuses,
mais elles ne tardent pas à prendre
de la taille dans cet opulent garde-manger.
FAUVES DE CINQ CENTI~TRES
Les brochetons sont nés depuis longtemps et
ont vécu d'on ne sait quoi. Toujours est-il qu'en
juin ils ont plusieurs centimètres de longueur et
montent entre deux eaux, près de la surface. Ce
sont de petits fuseaux vert tendre qui se trémoussent
dans l'eau jaune du marais. Leur vivacité est
constante et ils exécutent toutes sortes de gymnastiques.
Ils ont déjà le palais, la langue et la
gorge hérissés de dents minuscules, aussi fines et
aussi serrées que le duvet d'un 9aneton. Ils se les
font à tout- propos et hors de propos sur ce qui
passe à leur portée : œufs, larves, insectes, graines
et frai. La grosseur de la prise ne les arrête
pas. Ils s'attaquent aux choses qu1. bougent. Le
grand chic est de se saisir à pleine gueule entre

l 58 LA COUVEUSE DE L'HERBIER LA COUVEUSE DE. L'HEIU3IER 59
brochetons. J'en vois souvent passer accrochés et
de taille à peu près égale, l'un qui tient son frère
par le travers du corps, à pleines mâchoires,
l'autre qui se débat tant qu'il peut. Il n'y a aucune
chance pour que le premier avale le second, mais
l'agresseur tient bon tout de même, transportant
sa prise d'une herbe à l'autre avec opiniâtreté. Si
deux apprentis brochet.s sont de taille différente,
le plus grand sert d'urne funéraire à l'autre,
même si le corps de la victime ne tient pas d'u~
seul coup dans l'estomac du bourreau. En ce cas,
l'avaleur série l'opération en plusieurs temps et,
durant que la queue de l'avalé est dehors, attend
que le suc gastrique ait digéré la tête. En cet.
équipage, il se déplace à une allure bizarre, ce qui
n'est pas surprenant puisqu'il a une queue à
chaque bout.
Comme dans notre hurp.aine société, ce sont
toujours les mêmes qui mangent les autres, tandis
qu'il y en a toujours de nouveaux pour faire les
mangés. Ce régime de proie allonge et fortifie les
méchants qui ne tardent pas à peser le double des
autres. Quand, en août, les brochetons sont devenus
ce que les pêcheurs appellent des cfilards),
certains n'ont encore que la dimension d'une
grosse ablette tandis que leurs camarades boulimiques
approchent du demi-kilo. Les années de
.forte éclosion, les brochetons, libérés du marais
natal, suivent les bords des rivières en interminables
formations vert-jaune, invariablement tournées
vers l'amont.
POUSSIltRE DE POISSONS
Mais les. plus belles réussites du frai ne se rencontrent
pas tant dans le marais 'principal que
dans certaines petites poches accessoires, que la
rétraction des eaux a isolées du trou central. Il en
• 1
est de dissimulées sous des branchages de bois
mort que le soleU chauffe avec une intensité
véhémente. L'eau y reste d'une tiédeur exquise
même par les plus fraîches nuits. Là, parfois dans
un demi-mètre cube d'eau, grouille une vie prodigieuse.
trouvent
En juin-jumet,
mêlées et bientôt
toutes les espèces s'y
s'y dessèchent sans
profit. La Nature fait toutes choses grandement,
avec une prodigalité inouïe. Elle sème un milliard
de graines. pour obtenir un seul adulte complet.
PISCICULTURE EN CASQUETTE
Il m'est arrivé maintes fois de restituer au
marais véritable du frai en déconfiture et qui
n'avait plus pour vivre qu'un petit peu de boue
et d'eau. Je me souviens d'une fois où mon camarade
Péroné ayant découvert, au fort de l'été, un
pensionnat de carp1l1ons dans une cuvette de
cinquante décimètres cubes, transporta du trou
à la rivière, en plus de pix voyages et à raide de
sa casquette, les carpillons rescapés. Par la suite,
notre ingénieur ferra bien des carpes monumentales,
mais avec la satisfaction d'avoir sauvé quelques-uns
de leurs héritiers.
ACADI!:MIESEN MINIATURE
Les petits poissons nés dans les trous privilégiéS
ont déjà les proportions, les coloris et le comportement
de leurs générateurs adultes. La petite
perche de trois centimètres possède sa bosse, ses
ouïes piquantes, ses stries jaunes et noires, son
système épineux. Elle manifeste la même pétu-

60 LA COUVEUSE DE L'HERBIER LA COUVEUSE DE L'HERBIER 61
lance qu'une perche d'une livre et joue autour de
la proie avec sa bouche aux cartilages emboîtés.
La brémette est plate comme une soucoupe de
poupée. Le gardon a pris sa taille élancée. La
tanche de vingt-cinq millimètres revêt, dès l'œuf,
une couleur de cuivre oxydé. Chacun de ces petits
organismes a pour moteur une étincelle de vie qui
suffit à le faire mouvoir avec des gestes décidés.
La nage de ces animalcules est d'un rythme parfait,
leur coup de godille est irréprochable. Le
moindre contact, le moindre frOlement suffit à les
déséqUilibrer. Sur l'épuisette doublée de mousseline
où je les recueille, ils 'frétillent trois secondes
puis deviennent rapidement inertes. SoulXaitons
qu'ils n'aient pas contracté de pneumonie entre
le trou natal et le marais nourricier.
L'ARC-EN-CIEL SOUS LES EAUX
C'est à cette époque qU'on trouve la perche du
Canada par petits groupes dans les fonds d'herbe,
là où les lombrics sont nombreux, gesticulants et
dodus. Le pOisson arc-en-ciel n'a pas seulement
rassemblé sur lui les couleurs du spectre (et même
aussi quelques autres!) mais il semble avoir recueilli
certaines particularités des autres poissons.
De la brème il a la platitude excessive, de
la perche la protubérance dorsale et l'aileron
dangereux. Par ailleurs il évoque certains poissons
de mer et la gaUCherie du turbot. Quand il
s'ébranle, tout va bien. Mais, s'il stationne, il
penche d'un cOté ou de l'autre et, seul parmi les
poissons, dort de travers. Il a autant de nuances
que la queue du paon avec, en plus de son habit
bleu de nuit, un gilet citron et orange, sans
compter les petites éclaboussures écarlates qui se
mêlent à son vert, à son noir, à son jaune et à son
bleu. Mais ce qui le distingue de tous les autres
poissons et que ne verra jamais celui qui ne l'a
pas observé sous l'eau entre deux herbes-velours,
c'est l'étrange, mystérieux,' incompréhensible
diamant lumineux, à la fois rayon et phosphorescence,
qu'il porte, à la manière d'une cocarde,
sur chaque cOté de sa tête, entre l'oule et l'œil.
Est-ce un prisme? Un miroir réfléchisse ur ? Une
oreillette de lumière? J'aime mieux ne pas le
savoir et garder le mystère pour moi. Ce simple
petit poisson se nourrit de baies et de vers de
terre. Et avec cette nourriture banale il fabrique
les couleurs du soleil.
NOURRISSONS VIRGULE
Le poisson mère-chat a mis bas et ses petits,
fécondés par le père-chat, sont venus au monde
sous la forme de petites poches noires rétractiles
qui sont, 'avec leur queue frétillante, autant de
virgules à moteur. Les fils de poisson-chat ont la .
gueule en dessous comme le requin, dont ils ont
l'appétit splendide. Ils s'agrègent en colonies qui
grouillent au bord du marais. Partout où il n'y a
qu'une pellicule d'eau et l'or du soleil qui chauffe,
on est sftr de trouver ces portées funèbres qui
ourlent le marécage d'une frange de deuil.

vn
HÉRli:SIES ALIMENTAIRES
Si mon voisin, le père Croche, n'a pas que des
vert~s en matière de pêche, il a aussi quelques
vices en matière d'alimentation. Il pourrait manger
les légumes ou les fruits de son jardin, comme
tout le monde, déguster le miel de ses ruches ...
Point. Il préfère des nourritures extravagantes
qui lui servent d'apéritif ou de dessert. La. première
fois que' je le vois se frotter les maIns à
l'aspect d'un beau passage de fourmis, je croIs
qu'il songe aux œufs pour les faisans de sa volière.
En réalité le vieux pendard a retroussé sa manche
de chemise jusqu'à l'épaule et a posé son bras velu
sur le sol. En un clin d'œil la peau est couverte
d'une avalanche de fourmis, empressées à franchir
l'obstacle. Aussitot le père Croche se redresse
et, à grands coups de langue, lappe les bestIoles
comme un tamanoir. Je ne puiS dIssimuler mon
étonnement nI même une légère répugnance.
- Ah ! dit le père Croche, la barbe encore fourmillante
... Ça sent le chou rouge, l'angélique et le
cornichon.
Je ne conteste pas qu'il y aIt dans l'abdomen
des fourmis un acIde aux propriétés exaltantes.
Mais de là à fabriquer du lyrisme, il y a un pas
que je n'ose franchIr. Le père Croche, lui, l'enjambe
allégrement.

64
~SIES ALIMENTAIRES
- Il n'y a pas, ajoute-t-il, meilleur pour donner
des jambes. Ça ravigote comme la salade et
ça fortifie comme le quinquina.
UNE FACE DU PROBL:a:ME SAUTERELLE
La vérité m'oblige à dire que le père Croche a
un peu tâté de tout. Etant petit, il a cassé les gros
bourdons en deux pour avoir la goutte de miellée
qu'on trouve dans une petite poche bleuâtre à la
naissance du thorax. Poussé. par la curiosité, plutôt
que par la faim, il a mangé quelques abeilles
du rucher, après les avoir débarrassées de leur
épine terminale. Il a même osé porter la dent sur
une reine, ce qui est un crime de lèse-majesté.
Mais ce gibier ne lui a pas semblé fameux et il
s'est rabattu sur les sauterelles.
- Vous ne sauriez croire, confesse-t-il avec une
lèvre gourmande, ce que les sauteriots sont régalants.
- Pouah! dis-je.
- C'est pas la peine de faire pouah !... Vous ne
savez même pas de quoi je vous parle.
- Si! Si! Je vois ça de là... ces bêtes qui
chiquent du béteIl ... '
- Et pUis après? Dirait-on pas? ... Vous, vous
mangez bien des huîtres! '" La sauterelle a gofit
de noisette. Si vous aviez sucé trois paires de
petites cuisses vous m'en diriez des nouvelles. Je
vous y ferai gofiter en aofit.
C'est convenu. Je ne dis pas non. La canicule
n'est pas encore arrivée et, d'ici là, les sauterelles,
le père Croche ou mol... Attendons.
lU:RtSIE15 ALIMENTAIRES
~E FESTIN DE L'ARAIGN1!:E
Si les sauteriots sont encore trop petits et impropres
à la dégustation crurale, les araignées,
elles, ont déjà acqUis une belle rotondité. Le père
Croche ne crache pas dessus, si j'ose dire, et les
met à l'abri quand il les trouve. Les épeires de
jardin y passent avec leur toile. Mais il affectionne
surtout les petites araignées vert tendre qui se
nichent dans les églantiers.
Et si je lui fais remarquer que l'araignée se
nourrit de mouches, il répond que cette vermine
est elle-même comestible et que les soupers de
ferme contiennent plus de mouches que de pain.
Il ne faudrait pas presser beaucoup le père Croche
pour qu'il attribue aux mouches domestiques les
vertus du même nom qui sont l'armature de nos
campagnes. Et comme justement de petits gardons
se risquent à nos pieds dans les herbes du
marécage, nous revenons à la pêChe par le détour 1
des asticots.
POINTS DE VUE SUR L'OLFACTION HALIEUTIQUE
Quand le père Croche pêche à la petite ligne il
n'emploie jamais la pâte et il dit pourquoi:
- Je connais toutes les recettes de pâtes à gardons
et aussi de pâtes à brèmes: celle à la farine
de maïs, celle au b1scuit de soldat, celle au petit
beurre, écrasé. Seulement voilà, c'est tellement
bon, que ça m'ennuie de f.....ça dans la flotte. Ça
fait que, .tant que j'ai de la pâte, je la mange,
Alors vaut mieux les asticots.
Ce dis~nt, le père Croche extrait un seul asticot
de la pelote qu'il a dans la bouche, où, prétend-U,
l'appât se tient mieux au frais. Il connait toutes
•
65

66 Hll:Rl!:SIES ALIMENT AIRES HJ!:Rl!:SIES ALIMENTAIRES 67
les races et tous les avatars des enfants de la
mouche à viande. Il distingue entre les longs, les
courts, les glabres et les velus. Il se garde de confondre
les blancs avec les bis, les râpeux avec les
fisses. Il en a toute une réserve dans un hangar
attenant à sa maison. Parfois, quand le jardinage
est impérieux, le père Croche oublie l'existence
de ses pensionnaires qUi, après avoir mangé le
son de leur boIte, mangent la bolte elle-même ou
se changent en épine-vinette, qui se mue en
insecte parfait. De sorte que, de temps en temps,
la mère Croche se voit envahie par des légions de
mouches aux ailes imparfaites et qui, d'Un vol
languissant, s'abattent sur sa chambre à coucher.
- C'est pêchant, dis-je, mais cela sent mau­
. vais.
Pour le coup le père Croche s'esclaffe.
- Mauvais 1 s'exclame-t-il Ça sent meUleur
que toutes vos saletés 1
Nos saletés, c'est votre savon à barbe, monsieur,
et votre rouge-illusion, madame.
- Je dis, prOfesse le père Croche, que l'asticot
sent tout ce qU'on veut ... Si je le mets dans une
bolte à canelle, l'asticot sent la cannelle, et si je
'le mets dans un vieux bidon de crésyl, l'asticot
sent le crésyl.
Ce mimétisme olfactif me laisse incrédule, ce
qui porte l'indignation de Croche à son comble.
- La preuve, dit-il en brandissant une bolte de
carton, c'est que j'ai élevé ceux-là dans une vieille
bolte de poudre de riz à ma fille.
- Et Ils fleurent la rose 1 dis-je.
- Non. Ils puent la verveine.
Et le père Croche me met son élevage sous le
nez.
Je suis un homme de bonne foi. Il est hors de
doute que les asticots du père Croche sentent un
peu la verveine, mais une verveine, comment
dirais-je, qui sent un peu l'asticot.
HOMl!:OPATHIE BRONCHIQUE
- J'ai remarqué, fait le père Croche, que le
rhume c'est quelque chose de gras. Faut du gras
pour le combattre. Depuis que je mange des loches,
des limaces, je ne sais même plus le nom de la
tOUX.
Mais le sire aime la difficulté. Au lieu de prendre
les bêtes toutes nues, il préfère extraire de sa
maison le débonnaire escargot. Son tour de main
est miraculeux. Par une certaine manière de triturer
le porte-maison, en chantant une vieille
rengaine enfantine, le père Croche amène l'animal
à tendre le cou hors du seuil. L'éclair n'est pas
plus prompt que mon vieux malin. De ses doigts
ligneux et caramélisés, qui ressemblent à des scorsonères,
il saisit l'infortuné gastéropode et, d'un
mouvement de torsion, l'amène au dehors. Rien
n'y manque. L'escargot est au complet, de la langue
jusqu'au derrière, sans négliger le petit retrait.
Et Croche déglutit le tout en jubilant, avec des
tressaillements de sa barbe, maquis jaune et impénétrable
où, comme dit l'autre, la main de
l'homme n'a jamais mis le pied.

. \
VIII
DE VENTRE-A~TERRE
AU SOURCIl!:R VOLANT
LA COLONIE NUDISTE
Le marais est la patrie d'élection de la limace .
. Petites et grandes y trouvent un habitat choisi.
Sans doute le héron et la plupart des oiseaux
familiers du marais en font leur consommation
habituelle, mais la nation limace y remédie par
un incroyable pullulement. Il faut voir la levée
de cornes que suscite l'averse de julllet après une
époque de sécheresse. Il semble que la terre
vomisse son écume' animale à pleins trous. Les
limaces groulllent sur le' sol et grimpent le long
des herbes, d'autant plus haut qu'elles sont plus
petites, en compagnie des frères limaçons. Toute
la confrérie lève le nez pour recevoir les gouttes
en colère et s'allonge comme la guimauve sous la
douche gratuite du ciel.
Ce sont d'abord les petites grises, du volumed'un
grain d'avoine ou d'un grain d'orge, et pareilles
à de menus coqulllages qu'on aurait omis
de pétrifier. Puis les grandes de la .même espèce,
avec des rayures de jaguar ou jaspées comme des
poteries et qui tendent dans l'air humide- leur cou
aristocratique de lévrier. Presque personne n'a
remarqué la pureté de iigne de la limace grise,
lorsque, toute bave dehors, _eIie file son mlllième

70 DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT
de nœud. Ses deux phares animaux lui servent
d'antennes translucides et chacun de ses gestes
épouse un univers de vingt centimètres carrés. La
limace géante, en pur para, n'a pas la même grâce
que sa cousine. Son épiderme quadrillé est couleur
de blague à tabac. Comme d'autres sont taillées
pour faire du miel, elle est outillée pour fabriquer
de la bave. Sa production journalière dépasse son
propre poids. Le bombyx mange des feuilles et
excrète de la soie. La limace mange aussi des
feuilles et sécrète du mucus. Elle sue par tous les
pores, intarissablement, la chose gluante et s'identifie
de la sorte à la glu éternelle du marais. Tout
est gras, lubrifiant, visqueux, dans l'empire de la
vase où les contacts sont flasques et les heurts
sont mous.
IDYLLE DE LIMAÇONS
Le limaçon strié, gris, blanc, jaune ou rose, porte
des filets noirs d'une impeccable netteté. Chacun
de ceux-ci est souligné de blanc et s'enroule jusqu'à
la pointe, en spirale. Imaginez qu'après cela
les limaçons ne soient pas coquets. Lorsque vient
la saison des amours leur bel uniforme exerce entre
limaçons une attirance réciproque. J'en aperçois
deux sur un tronc de saule qui tirent du même
cOté. Leur petite maison gentiment posée de travers
sur leur dos (commè ma voisine met son béret
sur l'oreille) Ils progressent à petits coups, le front
décidé. Quand Ils sont à proximité, les deux limaçons
arrêtent leur foulée glissante et, remorque
arrêtée, s'observent minutieusement. Le col longuement
tendu, Ils se font des grAces mutuelles.
Ce ne sont que bouches offertes, cornes mêlées et
gestes subtlls. Une contraction de leur base rap-
,. \
DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT 71
proche les deux maisons et je les appelle - pour
la commodité - celle du nord, maison de France,
celle du sud, maison d'Espagne. La maison de
France est plus cavalière. La maison d'Espagne a
plus de pudeur. Des deux encolures l'une s'offre,
l'autre, au contraire, se refuse. L'escrime se fait
plus pressante et les échanges plus nets. Mais une
botte un peu trop vive rejette une des maisons en
arrière et vollà Espagne qui fuit vers le nord, tandis
que France fuit vers le sud. Rupture? Bouderie?
Non, c'est un jeu. L'Espagne a fait demitour
la première et les passements de cape (pardon!
je veux dire de cornes) reprennent avec intensité.
Les maisons s'apprôchent à se toucher,
ondulent sur les corps mouvants avec une incroyable
coquetterie. Les têtes attaquent, esquivent, les
bouches se frôlent et, sur le flanc, la brèche amoureuse
apparatt. Un même vertige s'empare des
deux limaçons. Prompts comme l'éclair, avec une
instantanéité qui déroute, les cols se sont noués,
tordus dans un· spasme définitif. Et le couple est
si bien mêlé que je ne sais plus où commence la
France ni d'ailleurs où finit l'Espagne.
LES SEMEURS DE PERLES
Les escargots se sont assortis, par paires, dans
l'herbe haute. Leurs amours doubles et pacifiques
les immobilisent des heures durant. Toute une
floraison escargotine en nattra, que je retrouverai,
quelque jour, en cherchant des vers de terre, sous
la forme d'un trésor de perles du plus bel orient.
FAUCHEUX
Chevauchant sans trêve le sol accidenté du

,',
72 DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT
marais avec ses pattes de sept lieues, le faucheux
court d'un coin à l'autre, toujours maigre et toujours
pressé. Il ne sait pas très exactement où il
va, ignore absolument d'où il vient et multiplie
ses longues enjambées. Après un brin d'herbe un
autre, tantôt ventre en haut, tantôt tête en bas.
Sa gymnastique ne s'arrête pas un instant, du
moins tant que le jour persiste. Je me demande
s'il est moins fébrile durant la nuit, mais je ne
le crois pas. Le faisceau d'une lampe électrique
le trouve occupé dans le coin à gagner une desttnation
inconnue. Il est normal qu'il soit fantômatique
à ce régime de juif errant. Ses pattes en
cheveu articulé portënt une centrale organique,
sorte de besace fragile qui lui sert de G. Q. G.
Qu'on le heurte un peu rudement et la vie liquide
s'en écoule, ne laissant qU'une pelllcule et les
pattes par-dessus le marché. Mais celles-ci ont
tellement l'habitude de se mouvoir qu'elles continuent
à faire de la gymnastique suédoise après
la mort du propriétaire. Il y a moins d'électricité
dans le corps de, la couleuvre que dans la pat~e
du faucheux.
Les enfants du Centre de la France mettent
celle-ci dans le creux de leur main et disent:
~ Montre-moi, faucheux, où je demeure.:t Et la
patte s'agite désespérément, suivant les cas, vers
le nord ou vers le sud.
TAONS
Rien ne serait aussi beau que le jeune été s'il
n'était gâté par une mouche belliqueuse, l'une des
mieux armées de nos pays. Partout les taons corrompent
le début de la plus belle des saisons, au
DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT 73
bord du fleuve, à la mer ou dans la montagne. Le
premier avec lequel je fis connaissance me châtia
alors que, j'avais quinze ans. Rentrant bredoullle
de la pêche à la sauterelle, j'avais acheté pour
vingt sous un chevesne d'une livre au meunier du
Moulin BrO.lé, et, pour que le poisson demeurât
plus frais, je trempais dans la rivière d'aofi.t la
filoche qui lui servait de cage. C'est durant un de
ces plongeons qu'un taon commun me piqua à la
naissance de l'index et du majeur et précisément
à. l'endroit où je venais de subir une forte piqftre
d'ortie. Les deux vésicants s'additionnèrent et j'ai
toujours pensé que l'œdème qui suivit résultait de
leur combinaison. Le soir, ma main était gonflée
jusqu'au poignet, et le lendemain mon bras enflé
jusqu'au coude. Une intervention énergique m'évita
des complications. Mais je me souviens de l'aspect
qu'avait ma chair détendue, avec sa peau de momie
cuite par le liniment. Quelques années plus
tard, et précisément à l'entrée du marais, un
autre taon me piqua à l'extrémité d'un doigt durant
que je soutenais ma canne à pêche. Le sang
jaillit comme sous une lancette et je suçai la plaie
vigoureusement. Alerté par mon précédent avatar,
je rentrai chez moi et plongeai le doigt lésé dans
un verre d'ammoniaque. Malheureusement je l'y
maintins trop longtemps et à la piqftre du taon
succéda la brftlure de l'alcali. Depuis, je me suis
fait une raison. Je sais que les outrages des taons
n'infligent qu'une d~mangeaison intense, qu'il
dépend de moi d'atténuer en demeurant impassible
ou d'aggraver en grattant.
Sur le lac il m'est arrivé, en juin, de ne pouvoir
me dévêtir sans que les taons eml}usqués dans les
taillis de la rive accourussent à la chair fra1che.

74 DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT
En vain je me plongeais dans l'eau. Tant que ma
tête sortait ils voltigeaient autour de mes oreilles
et se posaient avec audace sur mà. nuque ou sur
mon front. Je ne parlerai point ici de la mouche
de montagne. Là, le taon devient quelque chose
d'immense, au propre et au figuré. Seulement, la
canicule survenant, cette incommodité volante
s'atténue et le reste de la saison en tire une incomparable
beauté.
Au marais, le taon sévit sans pulluler, mais avec
une continuité administrative. Les places de
piqueurs de chair y sont réglementées et je suppose
que le recrutement se fait au choix. Quand
un taon meurt au champ d'honneur (c'est-à-dire
d'une claque d'homme ou d'un coup de queue de
vache) le Moniteur taonique, dès le lendemain,
enregistre la mutation après décès. De fait, le taon
défunt est remplacé par un taon vivant, d'autant
plus pressé qu'il a à conquérir ses éperons de haute
lutte et que, non appointé pour ce faire, il doit se
payer sur la bête. Or le mammifère, c'est moi.
UN SOURCIER VOLANT
Il serait enfantin de supposer que le taon pique
au hasard. La vérité est que, du premier coup et
dans le secret, il doit repérer la vésicule ou l'artériole,
de même que le radiesthésiste doit trouver
son cours souterrain. Encore le porteur de baguette
a-t-il devant lui l'espace et le temps. Notre insecte
ne dispose que des morceaux de chair que ma
prudence lui laisse, c'est-à-dire d'un petit coin de
joue, d'un morceau de tempe, d'une parcelle de
poignet. Aussitôt qu'il a aperçu le terrain, le taon
s'y précipite, n,pn pas à la façon d'un apprenti
pilote, mais comme un as de l'aviation. Non seul
DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT 75
lement il ne casse rien, mais son «adermissage:t
est d'une douceur sans pareille, de sorte que, parfois,
je «réalise:t trop tard le méfait.
L'aviateur n'a pas plutôt accompli sa besogne
que le sourcier entre en scène. En une seconde
son pendule antennaire a oscillé sur un canal
rouge. En deux, le chirurgien-barbier qui le double
fore de haut en bas son puits minuscule et le pompier
amorce l'extraction sans que le terrain s'en
soit aperçu. C'est seulement lorsque le vaisseau
endommagé se vide et que la salive de l'insecte
fait son office que l'immense république carnée
. qu'est votre serviteur s'aperçoit de la déprédation.
A ce moment le diptère est complètement enivré.
Il a perdu toute méfiance. Une chiquenaude bien
envoyée met en capilotade l'aviateur-sourcierchirurgien-pompier.
UNE JOLIE FAMILLE
Il existe au marais quelques espèces de taons
dont les tailles sont différentes. L'une d'elles est
presque de la taille d'un petit oiseau-mouche et
je vous laisse à penser quelle tarière elle met dans
la chair d'un bœuf. Cela vole autour de moi à
grands cercles centripètes, autrement dit qui tendent
à gagner le cuir plus tendre du pêcheur. Je
passe mon temps à me fouetter avec des rameaux,
mais la race taonne est obstinée. J'ai souvent
cheminé de concert avec le même taon des kilomètres
durant. Ce voisinage offensif ne peut pas
durer. Il faut que le taon ait ma peau ou que j'aie
la sienne. Heureusement la bestiole a l'habitude
de faire des travaux d'approche et se pose d'abord
sur mes vêtements. Une tape. Je l'ai manqué.
Vrrron 1 Vrrron 1 L'investissement recommence ...

76 DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT
Pan! Cette fois je suis plus habile. Le taon reste
les pattes en l'air.
J'ai toujours fait, à propos des taons assassinés,
l'observation opposée à celle de Henri III, considérant
le corps du duc de Guise. Tant que la bête
est en vie je la trouve considérable. Quand le taon
est mort, je pense: «Comme il est petit! ) Privé
de l'envergure de ses ailes et veuf de son bourdonnement,
il n'est qU'un insecte chétif comme
tant d'autres. Seul son appareil buccal imposant
m'inspire encore de l'admiration.
D'autres taons sont tout petits et n'en piquent
que mieux, les compères. Toutes les armes savent
que le 75 tire plus vite que le 420.
Le taon normal n'a guère que deux centimètres
de long. C'est une sorte de mouche à tête carrée.
L'entêtement se lit sur son front obtus. Il a des
ailes grises, sans relief, couleur de toile d'araignée.
Dès qU'on heurte l'ensemble toute la construction
s'effrite et n'est plus qu'un petit. tas gris.
Je passe tout prairial et une partie de messidor
à me battre contre cette engeance, qui doit être
de connivence avec les poissons du marais. Comment.
ferrer avec précision une tanche timorée
quand une bande de stylets volants s'acharne
autour de vous? D'une main j'essaie d'écarter
l'assaillant, de l'autre je tente d'aguicher la tanche.
Le résultat le plus clair de cette double
manœuvre est que je rate chaque fois ma proie
et que le taon fait mouche à tout coup.
On dit que le lion lui-même fuit devant l'homme
armé d'un bâton. Seuls le gorille et le rhinocéros
n'auraient nul respect de la bête verticale. Je demande
la permission d'ajouter le taon au gorille
et au rhinocéros. Fussiez-vous souverain d'Afgha-
DE VENTRE-A-TERRE AU SOURCIER VOLANT 77
nistan, ou gouverneur d'une province chinoise, le
taon s'élancé sans souci d'étiquette ou de cérémonial.
Pour lui, pas de distinction entre. la chair
.plébéienne ou la chair aristocratique. Il apprécie
les gens comme font les cannibales, à la saveur
de leur sang. Il a une préférence cependant pour
l'épiderme des villes, soit que celui-ci lui paraisse
plus délicat que celui des campagnes, soit que
l"amour du changement le porte vers les mets
auxquels il est le moins habitué. Les femmes et
les enfants jouissent ordinairement (ce qui est
une façon de parler) des préférences de l'insecte.
Celui-ci, contrairement à certaines ligues antinudistes,
adore la mode des slips et des shorts.
,Le père Croche reste des journées impunément
sous le soleil, exposant ses membres aux mouches.
Seules, les plus inoffensives se permettent de gambader
dans la savane de ses joues ou de pénétrer,
quand il dort, dans les trous herbus de son nez.
Les taons ne s'abattent jamais sur lui, pour des
raisons supérieures, soit que le père Croche sente
mauvais, soit qu'il ait la peau trop dure, soit enfin
qu'il ait conclu marché avec le prince des taons.

IX
AU PAS DE L'OIE
Les oies qui peuplent les bords de la rivière ont
une prédilection pour les terres bénies du marais.
Elles ont l'habitude d'y manger le frai des autres
espèces et ne sont dépassées dans cet art que par
leurs cousins canards. Les oies viennent de loin
et d'un peu partout, de chez Jean et de chez
Pierre, de l'étable de la veuve Maurice et de la
grange au père Perchot. Tel en a dix ou vingt. Tel
en a deux ou une. L'oie isolée est comme le fils
unique. Elle est plus chère à sa maison.
Lorsque les oies sont réveillées elles sortent
chacune de sa chacunière et font leur prière au
soleil levant. Puis, avec précaution, en évitant de
maculer leurs bottes de caoutchouc, elles descendent
au marécage. Sur le bord, tout le monde se
rassemble et échange les impressions de la nuit.
Ce ne sont que jabotages, caquetages et becquetages.
La conversation de l'assemblée se poursuit
sans trop de bruit. Soudain, une oie qui a mal
dormi survient, toutes ailes battantes, avec un
long cri affreux qui rappelle la roue de brouette
rouillée, la pintade vexée, la vielle cassée et l'appel
du paon. Comme si elles n'attendaient que ce
signal; les autres oies poussent des clameurs identiques,
et tâchent de se dépasser mutuellement en
discordance et en bruit. L'ensemble choral est

,lot.
80
AU PAS DE L'OIE
syncopé. C'est une caricature de tyrolienne où
chaque exécutant ne dispose que de deux notes,
l'une de tête, l'autre de poitrine, avec un accent
américain. Quel que soit l'âge d'une oie, sa voix
est en mue perpétuelle avec des chats, des stridences,
des extinctions et des couacs. Les exécutants
jouent leur partie isolément, sans se préoccuper
des collègues. Aussi, 11y a 'des instants où
tout l'orchestre s'égosille et d'autres où tout le
monde se tait. Ces trous dans le bruit ferment le
bec aux plus audacieux et généralement les oies
gardent alors un peu le silence Jusqu'à ce que les
jabotages renaissent, timides d'abord, puis allègres,
pour s'amplifier à nouveau.
Comme les chanteurs d'orphéon les oies lèvent
la tête en -l'air et prennent le ciel à témoin des
mélodies qu'elles répandent. Elles ne savent que
faire de leurs abatis, toujours comme les chanteurs
d'orphéon.
La mise à l'eau se fait de deux façons. Si elle
a lieu en corps, la troupe prend son vol d'une crête
voisine et s'abat avec un bruit d'!t11esclaquantes
sur le marécage qui n'en peut mais. Si elle s'opère
individuellement, chaque boiteuse choisit son
morceau de rive et, après vingt dépanchements,
se laisse glisser avec précaution. Une oie à l'eau
est presque aussi guindée qU'une oie au jus. Son
maintien est plus sévère, son attitude plus digne.
Les oies qui fréquentent la rivière et l'eau dormante
ont toujours un plumage neuf. L'oie se
bourre de bestioles d'eau et de caviar. Son long
cou déniche les œufs de poisson et de grenou11le.
Mais elle est avant tout végétarienne et remonte
vite sur le pré.
Les jars dressent un périscope' vertical et, grâce
AU PAS DE L'OIE 81
à lui, s'efforcent de scruter le paysage et de découvrir
les ~trangers ou les rivaux. Pour ma part
je représente les deux à la fois et nos présences
simultan,ées nous semblent inopportunes au marécage.
Quand les jars soupçonnent ma venue, l'armée
des oies reflue vers la rivière ou va dans un
autre marais. De même, si je trouve les oies installées
avant moi. adieu la pêche! je porte allleurs
ma fortune. Cela ne va pas sans quelques froissements
et quelques brouilles qui ne dégénèrent
jamais en combat singulier .. D'ordinaire les jars
sifflent dans ma direction avec une apparence de
colère et moi je brandis ma canne avec une feinte
indignation. La vérité, c'est qu'il faut être deux
pour se battre et que je ne tiens pas davantage à
recevoir le bec du jars sur l'humérus, que le jars
n'ambitionne d'encaisser un coup de bambou sur
la tête. Parfois, dans un moment de tension OU
d'irritation trop vive, j'ai jeté sur la troupe
nageante et clabaudante des poignées de vase ou
de bois moisi. Cette insulte à la principauté des
oies a été relevée sur-le-champ. J'ai été couvert de
malédictions précipitées. Puis, tapies sur le bord
d'en face, mes interlocutrices m'ont agoni. J'ai
été traité comme il convenait avec force injures
et force gestes. La caravane aux becs jaunes s.'est
ensuite repliée en bon ordre sur les hauteurs.
Quand je crois tout ce bruit parti, un jars revient
me défier sur une éminence et, entre deux sifflements,
imite la manivelle de puits. Je baisse la
tête honteusement. On n'a jamais le dernier mot
avec les oies.
•
••
L'oie adore les parades et marche au pas, natu-
8

82
AU PAS DE L'OIE
rellement. Naturellement aussi chacune a son pas
à elle, qui n'est pas nécessairement celui de ses
voisines. Il en résulte, dans ces formations oiseuses,
une grande variété. Lorsque les oi~s sont plus de
dix, elles organisent des défilés. Toute la corporation
se groupe en rangées bien alignées, les oies
à fichu avec les oies à fichu et les oies à plastron
avec les oies à plastron. Les oiell blanches forment
bande à part. Les oisons marchent en serre-file.
Il y a beaucoup de colonels, mais pas de cantinière.
On chante des refrains vainqueurs. Le défilé
terminé, les oies se remettent à tondre les alentours
du marais, herbe par herbe, et consciencie'\lSement
lâchent une petite fiente tous les
virlgt-trois coups de bec.
Les oisons, en peluche jaune à quatre francs
quatre-vingt quinze, cancanent entre les pa.ttes
de leurs mères. On s'étonne de ne pas voir à leur
cou l'étiquette d'un Grand Ma~asin.
x
LA CRUE D'Ên
Il Y a eu de tels orages en amont avec de telles
crevées d'eau sur les montagnes et les pentes que
la rivière de juillet, chose exceptionnelle, a grandi
subitement. Ce n'est, à la vérité,' rien d'inquiétant,
et l'élévation des eaux ne sera pas de longue
durée. Mes amis lombrics me le disent et ne montent
pas très haut sur le coteau. Le niveau s'élèvera
d'un mètre environ et le maximum sera atteint
en moins de douze heures. C'est ce que, pour ma
gouverne personnelle, j'appelle une crue en bosse.
La poche d'eau accourt. puis s'en va ..
Du point de vue pêcheur, une crue d'été est une
aubaine prodigieuse. Cela commence d'abord par
une mobilisation générale des poissons. La naissance
des premières écumes sur la rivière a èlectrisé
le ban et l'arrière-ban. L'arrivée de particules
végétales entre deux eaux met le comble à l'agitation
des porte-écailles. Une véritable ivresse s'empare
de la population de la rivière et la frappe
d'une espèce de déraison. Crue chaude signifie:
rivière hors de son lit, porte ouverte dans le
marais, vacances à la campagne, fin du banal,
mort de l'habituel et plongeon dans l'inconnu.
Il faudrait avoir une âme poisson pour comprendre
ce que représente une fugue dans les topinambours
et les betteraves. Le ventre y a sans doute
encore plus de part que l'âme et le moindre gardon
voit en rêve des grouillements de vers et
d'insectes, prOie offerte à ses appétits.

-
84
LA CRUE D'Jl::'rn
Vous chercheriez en vain un seul poisson dans
le milieu du Ut. Tous ont ramé les bords, la blanchaille
la première. Cet immense frétillement
s'exaspère principalement à l'entrée des abreuvoirs,
des crêtes basses, des sorties de marais et
des chemins d'eau. Une expérience héréditaire les
avertit que là sont les bons passages et qu'ici les
premières écluses vont être entrebaillées.
A l'orée du marais, la rivière monte, de minute
en minute, envah'issant la terre craquelée par les
naissantes chaleurs. Le flot baigne l'herbe avec
de menus clapotis et cette eau avant-coureuse est
claire comme si elle sortait de roche. Sa profondeur
n'a pas plus de quinze centimètres et les
poissons la suivent, serrés comm,e harengs en
caque, à coups de queue impatients. Pour employer
l'expression de l'ingénieur Péroné: c: La solution
de poisson est terriblement concentrée.:t Pour une
fois Marius n'a pas exagéré quand il dit qu'il y a
tant de gardons dans sa rivière que, pour puiser
de l'eau, on est obligé d'écarter le poisson.
Les vers ne sont pas tous également habiles à
fuir l'inondation, et même les plus avisés sont
bien excusables de se laisser surprendre par une
crue subite. Les malins n'ont plus que la ressource
de s'enfuir dans les profondeurs. Au sein de la
terre, ils seront au frais et, pourvu que l'eau ne
séjourne pas une semaine, ils reverront leurs
forêts d'herbe et leurs montagnes d'humus. Pour
l'instant la vie des retardataires est comptée.
Aucune préoccupation météorologique ou bucolique
ne les assiège, mals bien l'envie de se soustraire
aux milliers de gueules des arrivants. L'armée
poissonne est si dense que les fourriers tapent
du nez dans l'herbe envahie dont chaque brin se
LA CRUE D'~'rn
pavoise de l'éclair rouge des vers fugitifs.
Le chenal d'accès au marais est sinueux. Il décrit
plusieurs méandres. Je m'embusque en plein
soleil à l'issue de la troisième fosse et à l'angle
d'un cheminement. Le vieux lit d'invasion, large
à peine de trois pieds et profond d'une cinquantaine
de centimètres, est tapissé d'herbes sèches
avec, par endroits, des îlots verts. Quand l'eau y
parvient, je laisse passer le flot des dards, des
gardons et des petites brèmes. Les hotus défilent
à leur tour, mêlés aux carpeaux et aux brochetons.
Et c'est enfin le gros du convoi, tanches,
carpes et. anguilles, si pressées et si serrées que
mon hameçon n'arrive pas à descendre jusqu'au
fond. A peine mon ver tombe-t-il dans ce courant
de voracité qu'il est happé, englouti, et, malgré la
hâte que je déploie, je dois souvent extraire l'hameçon
des estomacs impatients. En une heure mon
filet ressemble au bissac d'un cambrioleur. Je suis
contraint de le soulager par un assemblage de
lianes. Dans le soleil qui décline entre les arbres
j'ai l'air d'emporter une charge fabuleuse de cuivre
et barre, de lingots, d'écus d'argent et de louis
d'or.
AU CHAT' QUI PÊCHE
Le père Croche ne perd pas son temps dans
l'autre bout du marais. Et je le soupçonne, malgré
l'arrêté préfectoral, de mettre la main à la pâte.
Mais le chat du père Croche est encore plus occupé
gue son mattre et, tapi dans une embuscade, pêche,
pêche sans arrêt. La Nature l'a pourvu de plusieurs
tridents naturels dont le déclanchement ala vitesse
de la foudre. D'un bref coup de patte, il harponne
le poisson qui passe, en dépit du proverbe qui dit
85

86 LA CRUE D'l!:'N LA CRUE D'1i:TË 87
que les chats ont peur de l'eau, Le félin attend
d'ailleurs que la proie s'offre en surface. Il se raidit
sur lui-même, s'arc-boute et tire la bête à lui.
C'est une tanche d'une demi-livre environ qui
saute sur l'herbe du marais autant que dans la
poêle à frire. Le chat y plante la dent et lâche
aussitôt l'ennemi. Puis 11y revient sans tarder, à
coups de griffe, à coups de gueule. La tanche enfin
maîtrisée, il lui mange la tête goulument. Mais
le chat n'est pas là pour le devoir de manger. Il
abandonne l'aubaine pour le plaisiI: de retourner
à la pêche et lancer encore le harpon. Cette fois,
il a vu trop grand. La griffe d'ivoire s'est plantée
dans le dos d'une carpe maîtresse et la réaction
a été si brutale que Raminagrobis est tombé à
l'eau. Trois coups de reins remettent le chat sur
la berge et son affolement est tel qu'il grimpe en
haut d'un sureau et là, sur la plus haute branche,
piteux, ruisselant, l'échine hérissée, il a des contractions
spasmodiques dans tout son corps malfaisant.
Cet état de peur ne dure pas. Branche à
branche, le chat du père Croche descend de son
belvédère où ni carpe, ni anguille, ni tanche
n'iront jamais le chercher. Il se seco~e, Il se lèche.
Il donne un coup de langue à la tanche inerte.
,Puis soudain il m'aperçoit et se sauve comme un
perdu.
LA MORT DE LA LOUTRE
Le marais n'est pas seul inondé, La prairie qui
lui fait suite forme une cuvette immense où les
eaux ont pénétré. Au plus creux, il n'y ~ pas deux
pieds de profondeur et j'y observe des' choses insolites.
Par instants les dards sautent en l'air par
centaines et l'eau calme semble bouillir. Une bête
est en chasse, là-dessous, et cause cette agitation
universelle. Ce doit être un brochet énorme, car
il occasionne de grands remous. Pourtant le comportement
du fretin n'est pas le même que d'habi'"
tude. Il se disperse à la volée et s'égaille dans tous
les sens, J'entends un craquement derrière moi
et j'aperçois, en me retournant, le visage du père
Croche. Il rit silencieusement et sort de sa veste
un fusil replié. Ma bouche va traduire mon étonnement,
mais le vieux pose un dOigt râpeux sur
la sienne. Au même moment j'entends un bruit
d'eaux remuées, ~mme si un adulte prenait son
bain.
- Qu'est-ce que c'est? fais-je à ml-voix.
- La loutre, murmure le père Croche, et sa
voix est faible 'comme un souffie.
Des taillis nous séparent de la prairie submérgée
où, seules, de grandes ondulations courent sur
l'eau. Je ne quitte plus la surface des yeux et
soudain j'aperçois un dos sans tête, pareil à un
flanc de bête crevée et qui plonge vite au plus
creux. Le père Croche a épaulé. La loutre apparaît
à l'autre extrémité et, ce coup-ci, je vois sa
tête ... Pan ! Pan 1 ••• les deux coups se confondent
presque. Le bonhomme a vu aussi.
Si la loutre nage bien, le père Croche court mieux.
Il est dans l'eau jusqu'au ventre. La bête agonise
et le vieux braco la surveille. Il a les mêmes yeux
aIgus que son chat ... La loutre est bien touchée.
Elle se raidit, Son corps a trois détentes convulsives...
Et c'est fini... Sur l'épaule noueuse du père
Croche elle n'est déjà plus qu'un tour de cou.
POISSONS SAUTEURS
Point n'est besoin d'être saumon pour faire la

88 LA ORUE D'~TË: LA CRUE D'l!:Tl!: 89
cabriole dans les chutes. Quand le matais déborde
et immerge les prairies adjacentes, ,celles-ci envoient
leur trop plein dans les vallons d'alentour.
J'ai longtemps habité près d'une manière de
canal où l'inondation avait à franchir un chemin
de ' terre formànt barrage. A la décrue, l'eau
refluant des terres se hâtait à nouveau vers le
marais. Et la petite route formait comme un déversoir,
précédé de tourbillons et de rapides. Dans
les grandes crues printanières tout se passe suivant
un ordre harmonieux. La rivière et le marais
se gonflent et leurs eaux demeurent sur la campagne
d'où elles ne se retirent qu'avec une extrême
lenteur. Il n'en est pas de même lors des crues
d'été dont le caractère est la brusquerie. La poche
d'eau descend des hauteurs et se précipite vers
l'aval. De même qu'elle est survenue sans dire
gare, elle disparalt sans laisser d'adresse. Et bien
des poissons sont pris par cette soudaineté. Chez
les petits, rien que de banal; leur expérience est
médiocre. Mais les gros savent bien des choses,
par habitude, par instinct. Un poisson de plusieurs
années ne se trompe pas sur la nature du fond et
il ne confond pas l'herbe des prés avec les herbes
de rivière. Le sol d'inondation lui semble toujours
insolite, car il n'ignore pas qu'il est précaire et
menteur. Aussi, dès les premiers symptômes de
baisse, les belles pièces regagnent rapidement la
rivière malgré l'attrait présenté par les eaux perfides
du marais.
Il est des cas cependant où la vitesse de décrue
est telle que le poisson le plus expérimenté se
trouve enfermé malgré lui.
Je me suis trouvé, un matin, en présence d'une
baisse de plus d'un mètre. Le routin était à peine
•
recouvert par l'eau fourbe qui s'enfuyait. Du coté
des prés une quantité de gros poissons, alertés par
le péril, cherchaient à rejoindre le marécage, d'où
ils pouvaient aisément gagner le lit naturel. Il y
avait là d'énormes gardons, des carpes monumentales,
de grands brochets, des brèmes larges comme
des bassinoires et même de 'gros barbeaux. Leurs
nez affleuraient le bord du chemin, mais leurs ventres
imposants ne leur permettaient pas de s'engager
dans un ruisseau' profond de quelques centimètres.
Ils repartaient en arrière, faisaient trois
tours dans la fosse provisoire et, bourrelés d'inquiétude,
revenaient au bord du chemin.
De temps à autre une brème se laissait rouler
sur le flanc à la faveur de sa platitude et finissait,
grâce à l'eau rapide, par regagner les étangs. Les
barbeaux bondissaient d'un coup et retombaient
'durement sur le sol battu de la route, mais une
nouvelle cabriole mettait ces bons sauteurs à
l'abri.
Les carpes, fouettées par l'exemple, battaient
l'eau à 'grands coups de queue et, dans une gloire
d'éclaboussures, gagnaient aussi leur salut.
Il y eut des sauts périlleux exécutés par des
gardons de fond, qui tenaient de la voltige plus
que de la nage. Et les brochets, serpentant avec
peine sur le ventre, ramaient sur les cailloux, de
toutes 1eurs nageoires, désespérément. Ces acrobaties
routières durèrent une heure environ pendant
laquelle presque tous les isolés réussirent à
réintégrer le marécage. Les autres cessèrent de
s'obstiner dès que le passag,e devint impossible et,
tournant longuement sur eux-mêmes, s'aba.ndonnèrent
à leur destin.

• XI
THERMIDOR
En période de fermeture, le marais reçoit beaucoup
d'importuns qui, ne sachant où porter leurs
loisirs, arrivent pourvus de nonchaloir et de cannes
à pêche. Pour eux le marécage est sans charme
et ne constitue qu'un pis aller. Ils troublent
la paix de ses taillis, foulent ses herbes inviolées
et abandonnent des papiers gras. Bon majordome
du marais, je passe derrière eux et dissimule au
plus profond des fourrés les boltes de conserves
et les bouteilles cassées, reliefs arbitraires de la
civilisation.
A partir du quinze juin, on ne revoit plus ce
monde-là. Et, à mesure que l'été s'avance, le marais
prend son vrai caractère, fait de mystérieuse
sauvagerie et d'implacable tranquillité. Seuls les
initiés, les purs, ceux que ne rebutent ni solitude
ni silence, les amis, les amants du marécage viennent
s'accroupir sur ses bords. Figés comme des
bouddhas, dans une immobilité extatique, ils
jouissent de sa paix murmurante par tous les
nerfs de leur corps.
A sept heures du matin, le soleil d'aoftt est déjà
haut et frappe les eaux du marais que ne refroidissent
plus les nuits tièdes. A mesure que l'étoile
de feu se déplace, les herbes de terre s'alanguissent
et se courbent, mais les herbes d'eau se "redressent
plus haut. A midi, le centre du marais est

92
THERMIDOR
devenu un brasier. La vase des bords se fendille
et chaque jour le marais se rétrécit. Toute l'eau
des petites boires s'est changée en boue; la boue
s'est transformée en ciment; le ciment lui-même
craquèle. Les vers suivent l'eau, centimètre à centimè.tre,
en s'enfonçant au plus profond. La taupe
a si chaud qu'elle sort de son souterrain pour dormir
et, malgré la vermine qui l'investit, sommeille
en plein air, exténuée. Les oiseaux du matin et
du soir se taisent, sauf le pic qui exécute son rappel
de tambour sur les vieux troncs. L'eaU même
est inerte, sans poursuites et sans bulles, comme
si les pOissons faisaient la sieste entre dix heures
du matin et quatre heures du soir. Parfois une
feuille de nénuphar remue à petits coups secs :
une tanche la frappe de sa queue. En me penchant,
j'aperçois la grosse mère qui digère sous
son dais.
Les insectes, eux, ne connaissent pas de repos,
Ils s'abreuvent de soleil par tous les pores. Et,
tandis que je me laisse pénétrer par .les· vapeurs
de fournaise, crissent, stridulent, cliquettent,
vrombissent, volent, nagent, courent, récoltent,
mangent, aimènt, construisent 'dans le désert
lumineux .
Les perches sont à moitié somnolentes contre
les grosses racines du bord. Le museau contre le
. bois de leur retraite, elles rêvent derrière leurs
yeux sans paupières, Le brochet fait la méridienne
en surface et forme une barre sombre au milieu
des eaux. Les poissons-chats sont plus flasques
que jamais et, dès qu'on les sort, se corrompent à
l'ombre. L'anguille a fait ses provisions de bon
matin et, marché fait, ne sortira plus qu'au soir.
Sauf exception, bien entendu; il faut toujours
~l.'
• JI; • .
l'
'IRERMIDOR
compter avec les évaporées. Les gardons blancs à
nageoires rouges sont assoupis entre deux eaux.
Les «arc-en-ciel ~ sont de guinguois et butent du
nez dans ia vase. Les joncs demeurent immobiles;
les roseaux ne déballent plus leurs panaches.
Gavé de soleil, le marais dort.
MOUCHES
C'est l'heure où la mouche acquiert le plus
d'opiniâtreté et, grace aux vertus de sa race, s'impose
aux bêtes et aux gens. Tout ce qui vit dans
l'eau est à l'abri de son pullulement. Mieux : on
l'y espère, on l'y mange. Tout ce qui est hors de
l'eau est en proie à son fourmillement. La mouche
naît du marais. comme si la vase était son père et
sa mère. Elle y trouve ses odeurs préférées, son
haleine de végétale corruption.
La plus famiUère est la petite mouche commune,
qui semble toujours née de la veille. Enivrée
de ses ailes neuves, elle tourbillonne sans arrêt.
L'odeur de la suellr l'attire et elle se pose à même
mon visage. Elle a l'imprudence des faibles et
.l'obstination des petits. L'énormité de ma main ne
lui fait pas peur. Elle se rit des coups de casquette.
Avec une précision diabolique, elle s'enlève et
s'abat sans répit. J'ai tort de me fâcher. La petite
mouche ne me veut pas de mal; elle joue. Peutêtre
croit-elle que je fais risette aussi. Au fond,
ce duel est touchant entre l'insecte et.la montagne,
Il faut que la montagne ait de la sagesse : je cesse
le combat inégal. Mais la petite mouche n'a ni
clémence ni méchanceté. Elle poursuit honnêtement
son métier de petite mouche, qui est de tout
voir, de tout sentir, de tout goüter. Elle court sur
mes cheveux, mes sourcils, s'introduit derrière
93

94 THERMIDOR TIIERMIDOR 95
mes lunettes, pénètre un instant dans mon ore1l1e
et puis revient au menton. Son coup de patte subtil
éveille la sensibilité des muqueuses et, quand
11galope sur mes lèvres, alerte les filets nerveux.
Toutefois c'est le bout de mon nez qui l'attire
invinciblement, parce qu'il dépasse la visière,
d'abord, et qu'il étincelle en plein lumière et qu'à
cheval sur ce promontoire on domine l'alentour.
Par malheur, il n'y a pas d'exemple que la petite
mouche soit tirée à un unique exemplaire. D'autres
petites mouches également fringantes, sém1l1antes,
rejoignent la première et jouent à pigeon-vole
sur le pêcheur. Le bout des doigts exerce également
un attrait sur l'escadron volant des mouchinettes.
C'est peut-être parce que mes doigts
sentent la tanche et la colle de poisson. On ne se
lave pas les mains toutes les 'minutes nu marais.
Et d'ailleurs cela ne servirait pas à grand'-chose.
Pour être exact, on se lave d'une malpropreté
' avec une autre. Le sérum de lombric efface la glu
de poissôn-chat; la vase recouvre le jus de ver et
le soleil sèche la vase. Un pècheur de marécage
n'est pas un jeune premier. "-
LA MOUCHE SARCOPHAGE
J'aime moins la grosse mouche grise, rayée de
noir, véritable maternité volante, dont les œufs
éclosent dans le ventre de la femelle et qui pond
des petits vivants. Il ne lui faut qU'un moment
pour ensemencer de larves grouillantes le moindre
morceau de matière organique. J'ai là justement
une tanche morte et j'attends que la «sarcophage
~ s'abatte dessus. J'ai beau la guetter, je
ne la vois pas. Elle se pose loin de moi, à droite et
à gauche, croise au-dessus du petit tombeau de
chair son vol oblique et bruyant. Elle raye mon
tympan d'une, sorte d'éclair : Vzzz Loo Vzzz Loo Elle
a la vitesse de la balle conique ... Si, pris de doute,
je retourne le poisson inerte, la mouche s'envole;
elle était dessous. Durant qu'elle m'étourdissait
de son vol et de ses acrobaties aériennes, elle était
entrée au cœur de la place et vidait son abdomen.
Une plaque de larves est collée sur l'œil, une autre
sur l'anus, une autre à l'entrée de l'ouïe. ,Je prends
la tanche dans ma main et la mouche lui sort de
la gueule avec légèreté.
MOUCHES DE MÉTAL
Elles ont l'air d'être en acier, les unes bleues,
comme la grosse Calliphora vomitoria, qui dégorge
ses œufs à toute vitesse, les autres dorées,
comme la Lucilia Cœsar. Dans mon marais, il y a
une incroyable abondance de mouches vertes.
Suivant qu'elles volent ou sont posées, leur vert
est doré ou leur doré est vert. Je ne les vois autour
de moi que si ma pêche le justifie. Dès qu'il ,y a
trois tanches de prises, elles arrivent de toutes
parts. Il faut croire que mille yeux m'espionnent
constamment et que je suis le centre des préoccupations
du marécage. C'est une mobilisation générale.
Les arbres qui m'entourent, les herbes qui
me joutent, tout est investi.
Pour soustraire mon poisson à l'avidité de mes
ennemies, je le mets dans un sac à blé dont la
t.rame est dure et dense et, de demi-heure en
demi-heure, je trempe le tout dans l'eau. Tout ce
que les taillis comptent de mouches vertes s'assemble
sur la trame impénétrable. Le sac de
pêche" au pied d'un arbre, en est littéralement
couvert. Cela ondoie et chatoie comme une ma-

96 THERMIDOR
gnif1que soierie vert sombre; et la mousseline
de mllliers d'alles met une vapeur dessus.
Quand je remue le sac, l'armée volante s'enlève·
dans un vrombissement intense. Puis le nuage
d'acier vert se rabat sur la poche et la transforme
à nouveau en un bissac miroitant. "
XII
BATONS FLOTTANTS
On connaît l'appareil classique pour prendre
les brochets des lacs. Il est formé de deux rondelles
de liège accolées par une· face et de la grandeur
d'une soucoupe. Un trou percé au centre
reçoit une chev1l1e.Et une gorge circulaire, ménagée
à l'extérieur entre les deux rondelles, contient
le bas de la ligne à dérouler. Rien de plus
simple que d'armer un trimmer. On dévide une
portion de fil; on passe celui-ci dans l'encoche
de la chevllle et on aCCroche un petit poisson à
l'hameçon. L'appât se promène au-dessous et aux
alentours du trimmer sans avoir la force de faire
basculer celui-ci et de mettre en l'air la fa.cecolorée,
car l'engin est peint en blanc par-dessus et
en rouge par-dessous. On devine la suite : le
brochet passe dans les environs, voit le vif qui
cherche à fuir et, incontinent, le saisit et l'engame.
Le trimmer se renverse, le bas de ligne se
déplOie et le carnassier poursuit sa route, en tirant
l'appareil derrière lui. La tâche .du pêcheur est
réduite au minimum. Il lui suffit de poser sur
l'eau un ou plusieurs trimmers et, d'un observatoire
choisi, de survelller ses rondelles blanches.
Quand un disque se met au rouge, cela veut dire
que ça mord. Puis le trimmer s'agite ou pique
dans le fond et reparaît à la surface. Il n'y a plus
.,

98
BATONS FLOlTANTS
qu'à prendre un bateau et à rejoindre le trimmer.
Il existe au marais un procédé plus simple et
plus commode. Loin de se restreindre aux carnassiers,
il s'accommode de presque tous les poissons.
Dans le bois voisin, j'ai taillé une· quarantaine
de baguettes d'un mètre de longueur et de
la grosseur de mon pouce. Je les ai choisies aussi
droites que possible, de manière qU'une fois assemblées
leur faisceau représente un cube minimum.
Certains pêcheurs de ma connaissances les
écorcent afin qu'elles soient plus apparentes, mais
je les préfère «nature ~ et assorties au marais.
J'attache au mllleu de chacune d'elles cinquante
à soixante-dix centimètres d'avançon terminé par
un hameçon à anguille auquel j'enflle un lombric.
Sitôt appâté, le rustique engin est prêt à faire son
office. A l'aide de la toue du père Croche, je circule
avec lenteur sur le marais. Là où j'aperçois
un tunnel de végétation aquatique je pose sur
l'eau un bâtonnet. Nul besoin de plomb ni de flotteur.
Le ver s'enfonce de lui-même, avec les gesticulations
et le naturel d'un lombric accidenté.
Tout est souplesse dans ce dispositif. Il opère en
complet silence,· sans qu'une présence humaine se
révèle sur les eaux. Qu'un poisson vienne à
mordre, la baguette ne lui oppose que sa force
d'inertie et, à peine sollicitée, se laisse conduire
où il veut. Cette apparence de liberté est de la
plus grande perfidie; c'est par ce système que le
politicien dompte le corps électoral et que la
femme mène son époux.
Je fais ma tournée avant le crépuscule du soir,
à l'heure où le merle cesse de jouer de la flO.te et
m'enfonce dans les oreilles ses cris pointus comme
des clous. Les chardonnerets sont au nid et les
BATONS FLOTTANTS 99
chauves-souris voltigent en rond au bout d'une
corde invisible. Le hibou clignotte des paupières
et la chouette nasille au-dessus des peupliers.
C'est l'instant où les pOissons réveillés vont faire
leurs expéditions nocturnes dans l'eau veuve de
soleil. Le père Croche tient compte de la lunaison
et, suivant que notre satellite est coupe ou calotte,
règle à sa dévotion la pose des bâtonnets. Je
n'en ferai, pour ma part, qu'à ma tête et à mon
caprice. Jamais les bâtonnets ne me déçoivent,
que ce soit à la nouvelle lune ou dans le plein.
Seulement les prises diffèrent, ce à quoi je trouve
toutes sortes d'avantages. Aussi, déroulant mes
baguettes les unes après les autres, je poursuiS
paiSiblement mon chemin. Tant qu'il en reste sur
le nez du bateau, je place les bâtons à droite et à
gauche, tantôt sur les nénuphars, tantôt sous les
branches, et, parfois, en plein mllleu. La nuit
tombe comme je regagne l'aisselle du marais où
la toue vient s'échouer dans la vase. Demain matin,
la pêche faite, je n'aurai qu'à purger l'hameçon
du morceau de ver qui reste et, d'un seul coup
de fouet, à enrouler l'avançonl Tous les haims
seront alors piqUés dans le bois et l'ensemble
constituera un petit fagot de promesses, transportable
à volonté.
VISITE MATINALE
Qui veut trouver l'anguille accrochée doit sortir
tôt du lit. Je suis à une certaine distance du
marais et j'ai quelque route à faire. Tout le couchant
est dans l'ombre. L'aube se précise au
levant. Le marais est silencieux et le moindre
contact du bateau éveille des échos dans la
clairière. Je remonte la chaine à l'avant, et le

,
100
BATONS FLOTTANTS
,
froissement des maillons m'emplit l'oreille d'un
bruit odieux. Je démarre à la gaffe et commence
. à glisser. Voici la première baguette. Je l'aperçois
immobile à l'orée des nénuphars. J'arrive jusqu'à
elle, doucement. Je la saisis et elle me' donne une
petite secousse. Je tire. Il y a une brème au bout ...
Un peu plus loin, -je trouve un bâton dans le
milieu du marais et hors de son emplacement de
la veille. A mesure que la toue s'avance, le bâtonnet
s'enfuit devant moi, avec des soubresauts.
Cette fois, c'est une perche qui a mordu. Il est
temps de la faire sa;uter dans la barque. Elle a
déchiré son cartilage et ne tient que par un fil.
Enfin voici un brocheton qui se débat comme un
diable. A la touffe suivante, je reconnais la signature
de l'anguille : baguette fichée sous l'eau par
une pointe, l'autre bout restant en l'air. L'anguille
prise ne se p'romène pas. Elle rallie l'herbe la
plus proche et fait trente-six nœuds autour.
Quand l'écheveau est bien mêlé, tige et bête, chair
et plante, elle dénoue le tout elle-même avec la
plus grande facilité. Mais l'hameçq.n est toujours
là, piqué dans son nez ou dans sa gorge. Alors
l'anguille se tord sur elle-même et pUis s'enroule
sur le fil. Quand elle est arrivée au ras du bâton,
elle joue au pancrace avec lui, pratique des prises
interdites. Seulement le bâton est inflexible et
l'anguille s'y use pour rien. Mais jamais la malice
de l'anguille n'est à bout. Celle-ci change de
nénuphar, s'attache au pétiole le plus robuste et,
dans un déluge de bave, tire sur l'hameçon et sur
le fil. Peu importe si le gosier vient avec et si elle
se vide de son œsophage. L'anguille se retournera
comme un fourreau de parapluie plutôt que de
rester prise au lever du soleil.
BATONS FLOTTANTS 101
Déjà la moitié des captures de la nuit s'est
délivrée des bâtonnets. A d'autres baguettes, la
bête tient tQut juste. Il est des anguilles si étroitement
liées aux nénuphars qu'il me faut trancher
ceux-ci par le pied. J'ai là une faucille toute prête,
ajustée au bout d'un manche. La première fois
que je m'en servis, je coupai le fil d'avanço·n.
L'anguille ne se fit pas prier et prit la clé des
eaux dès qu'elle lui fut offerte. DepUis je me
penChe avec soin et vérifie l'état des lieux. En
voici une de morte,' étranglée en plein combat,
car l'anguille a toujours la même fougue, soit
qu'elle attaque les autres créatures, soit qu'elle
défende sa propre· peau.
Ce ne sont pas de grosses anguilles qui se prennent
aux bâtonnets. Les miennes pèsent, en général,
un peu plus ou un peu moins de la livre. Les
grosses, viragos de mille et quinze cents grammés,
s'accrochent plutôt -aux cordées de fond.
'HISTOIRE ET LÉGENDE DE L'ANGUILLE
Quand il n'y a aucune proie de pendue à mes
bâtonnets, c'est que le père Croche y est passé de
nuit avec sa lanterne. Comme le bateau est à lui,
il n'y a rien à dire. C'est régulier. Aujourd'hui, je
me suis levé très tôt et je gagne le bord du marais
avant que le vieil homme n'aborde à la berge. En
me voyant Croche fait demi-tour, sous prétexte
qu'il lui manque une ligne de fond. En réalité, il
s'est défilé derrière un taillis de l'autre bord et
s'y est livré à une besogne mystérieuse. Quand il
revient à l'orée du marais, son débarquement est
laborieux. Ce n'est pas que, d'ordinaire, le père
Croche marche d'un pas très relevé, mais' aUjourd'hui
sa difficulté de se mouvoir est grande. A

102 BATONS FLOTTANTS BATONS FLOTTANTS 103
l'aide d'un brin d'osier, il a lié comme des romaines
le bas de ses vastes pantalons de velours et
cela lui donne un faux air cycliste.
- Rhumatisme déformant? dis-je.
- Oye ! Aïe ! aïe 1... fait-il. Ne me touchez pas.
- Et les anguilles, père Croche ?
'Le vieux jardinier reste figé.
- Les anguilles, marmonne-t-il. Quelles anguilles?
Je n'ai pas le courage de préciser ma pensée et
je laisse le vieux partir. Les jambes de pantalon
du père Croche sont en proie à des convulsions
diaboliques. Le rhumatisme le noue au point que,
sous l'étoffe, on voit les muscles s'agiter. Le mollet
lui est descendu sur le cou-de-pied. Et quel
cou-de-pied : énorme, éléphantiasique! Décidément,
on ne rencontre ces sortes de rhumatismes
que dans les brouillards du marais .
•
• •
Le père Croche a peu de notions sur le périple
de l'anguille. Le grand voyage des adultes vers la
Mer des Sargasses lui paraît un peu excessif. Il
est trop prudent pour contredire qui que ce soit,
mais son silence, en face de certaines allégations,
équivaut à la défensive.
- Pour moi, dit-il, il y a des anguilles qui ne
voyagent pas, ou du moins pas jusque-là. Car pour
ce qui est de changer de canton, tout le monde
sait que rien ne les gêne. Les nuits de grande
rosée, les anguilles se baladent à même les prés.
Sans ça, comment y en aurait-il dans de petites
fosses de rien du tout, à un kilomètre du marais
et de la rivière? Bien mieux, une nuit de pluie,
mon père en a trouvé une en plein labour. Elle
était plus grosse que son bras. Selon lui, il y avait
des anguilles qui se mariaient avec des couleuvres.
Leurs enfants. étaient plus grands que les autres.
Ça, c'est d'ailleurs bien connu. Et même, une de
mes tantes, en remontant son seau plein d'eau,
en a vu sortir une anguille énorme qui vivait dans
le puits depuis des années. A preuve qu'elle était
aveugle et de la couleur de la nuit ... Personne n'a
voulu en manger, bien sftr. Les tronçons se battaient
ensemble dans la poêle. C'était moitié serpent,
moitié diable, vous pouvez me croire comme
je vous le dis...
Loin de moi la pensée de suspecter de tels
garants et de mettre en doute de si vivants
témoignages. Chez le père Croche, comme chez
t.ous les hommes, le mensonge se marie à la bonne
foi et l'imagination à la réalité.

\.
•
xm
COUCIœ A PLAT VENTRE
TIGRES D'EAU TI~DE
Montant et descendant comme un ludion,
j'aperçois entre deux eaux le dytique bordé.
A tout seigneur tout honneur.
C'est le plus grand et le plus commun des
minuscules carnassiers dont fourm1llent les eaux
dormantes.
Il est construit comme un hors-bords : plat,
arrondi aux deux bouts, avec des tranches biseautées.
Ses pattes d'arrière, recourbées et munies
de cils nageurs, constituent des rames de choix.
Tout concourt à en faire un modèle de vélocité.
Sa carrosserie est hydro-dynamique.
De fait, toute proie visée est assurée de son sort.
Comme n n'a pas de système respiratoire spécial
et qu'il a besoin de se réapprovisionner en
oxygène à la surface (tout comme un phoque de
deux cents kilos ou une baleine de cinq m1lle), il
a recours à un procédé peu banal et remonte du
fond, la tête en bas. La raison en est que le dytique
n'a pas de vessie natatoire comme les poissons.
Aussi a-t-il dO. se préoccuper de s'en faire une
artificielle. Il ingère donc un peu d'air, non par
la bouche, ce qui le gênerait pour faire ripa1lle,
mais par l'anus, qui est à l'autre bout du tube
digestif.

106 COUCHll: A PLAT VENTRE CQUCHll: A PLAT VENTRE 107
Le derrière pointant hors de l'eau, le (lytique
soulève le bout de ses élytres, avale, si j'ose dire,
une bulle d'air et rabat les élytres sur l'entrée de
l'intestin.
L'air pénètre à l'intérieur de l'abdomen sous
forme de lavement atmosphérique et l'insecte
ainsi délesté peut faire figure de plongeur.
La faim du dytique n'épargne rien: petits mollusques,
larves de moustiques et de libellules, œufs
dè grenouilles et de poissons. Têtards et alevins
eux-mêmes lui doivent un tribut de chair crue.
Le dytique est un nageur admirable, mais il ne
marche pas élégamment. Hors du marais, le soir.
il semble frappé de coxalgie. Mais bientôt 11ouvre
ses ailes et s'envole en bourdonnant vers le marais
-- voisin.
Suivant le sexe, les dytiques sont pourvus d'un
vêtement différent : les élytres du mâle sont lisses,
tandis que celles de la femelle sont cannelées.
En outre, le dessous des pattes antérieures du
mâle est garni de petites ventouses. Ainsi, par une
précaution touchante, la Nature, attentive à la
pariade, a muni le couple d'antidérapants.
La larve du dytique est pareille à un petit
scorpion dont elle a les mouvements de torsion,
côté queue. Ses redoutables mandibules, escortées
de pinces aiguës, sont aussi gourmandes que les
mâchoires de ses père et mère et opèrent l~s
mêmes ravages dans le frai.. Au début de sa vie
larvaire, elle ne quitte guère le fond, mais elle
regagne les bords quand vient le temps de la métamorphose.
Le dytique adulte est mon baromètre vivant.
Le plus léger changement dans les hautes et
basses pressions agit sur son organisation ner-
veuse. Si le temps est délibérément au sec, le dytique
se tient près de la surface. A mesure que
l'orage mel.lace, le dytique descend au fond.
DIX DANSEURS PAR CENTIMîl:TRE CUBE
Si je tourne les yeux vers la partie la IIloins
tranquille du marais, et, de préférence, là où se
trouve une petite fontaine, je tombe en pleIn ballet
de gyrins.
Il y en a peut-être cinq cents qui zigzaguent au
soleil et entrecroisent leurs figures, sans jamais
se heurter ni se confondre.
Et mon regard se fatigue à vouloir percer les
mystères de leur scintillement.
Ce sont de véritables petites perles d'argent à
la poursuite l'une de l'autre et tant de moteurS
fébriles font vibrer la surface de l'eau.
Que j'é,tende seulement la main et les gyrins
s'écartent brusquement. C'est que, grâce à l'admirable
conformation de leur œU, ces danseurs
incomparables voient en partie double: la moitié
supérieure de l'appareil oculaire regarde ce qui
se passe dans l'air et la moitié inférieure regarde
ce qui se passe dans l'eau.
Une 'si extraordinaire construction leur permet
de mener de front le guet, la table et la danse.
Ils n'interrompent leur quadrllle que pour se
précipiter sur la proie qui tombe dans le marais.
Brusquement je plonge parmi eux une épuisette
doublée d'un mouchoir. C'est à peine si j'ai priS
quelques gyrins tant ils sont prestes, et encore
mes prisonniers me lâchent-ils une humeur fétide
entre les mains.
Durant que j'hésite, la plupart des captifs sont

108
COUCHlt .A PLAT VENTRE
repartis dans leur élément, par légers bonds et
menues saccades.
Le seul qui me reste, dépourvu de sa carapace
d'air argentée, n'est plus qu'un vulgaire pou noir.
UN FAUVE VltGËTARIEN
C'est le cas du plus grand coléoptère du marais,
• l'hydrophile brun, qui, à l'état adulte tout au
moins, aime la viande mais préfère la salade,
pUisqu'on arrive, au moyen de feuilles de laitue,
à l'alimenter dans un bocal.
Et ceci tendrait à montrer que l'état de mangeur
de chair est imparfait puisque la larve du
même insecte est une des plus carnassières et ne
le cède en rien à la larve en forme de millepattes
du tourniquet ou gyrin.
Il m'est arrivé une fois, en cherchant des vers
de vase, de trouver une larve d'hydrophile. en
cours de transformation. Le changement de costume
n'était pas aussi rapide que ceux de Frégoli,
mais la métamorphose était bien plus radicale. De
la petite momie de la nymphe sortait l'insecte
complet. Avec de gauches efforts, l'hydrophile
tout neuf se libérait de sa coque. Ses élytres une
fois dégagées, l'ensemble m'apparut blanchâtre
et mou. Le nouveau-né défripa ses ailes soigneusement,
puis les étendit à la lumière et, lassé par
un tel effort, se retira sous un morceau d'écorce
pour se reposer.
Une semaine environ est indispensable à l'hydrophile
qrun avant que sa pigmentation soit
complète et qu'il ait trouvé la vigueur suffisante
pour piquer une tête dans le marais.
COUCHlt A PLAT VENTRE
DUEL SOUS LES EAUX
Le grand hydrophile est armé comme un
chevalier d'autrefois. Il a heaume, jambards et
cuirasse. De plus, il porte, attachée au thorax, une
dague qui vous transperce jusqu'au sang. Ce terrible
équipement offensif et défensif n'en impose
pas au dytique, bien que celui-ci soit près de
moitié moins gros que son adversaire.
Précisément, voici aux prises dans des conditions
d'apparence inégale un dytique et un grand
hydrophile. Dès l'abord, et parce que le duel a lieU
dans une flaque lumineuse, je me rends compte
de la différence de mobilité des deux champions.
. Le dytique évolue avec la vitesse de l'éclair et
de haut en bas. C'est qu'il rame, tandis que l'autre
pagaie.
L'issue ne se fait d'ailleurs pas attendre. Le
dytique se colle à l'hydrophile et le perce entre
heaume et cuirasse, comme faisaient les lestes
archers aux lourds chevaliers d'Azincourt.
PLUIE DE CANTHARIDES
109
Depuis trois jours, une odeur puissante a envahi
les bois et une sorte d'arôme vireux pèse sur
les herbes aquatiques. Cela tient du musc et de
la pharmacie, de l'héliotrope et du serpEl,nt.
Et, depuis trois jours aussi, les feuilles du frêne
s'appauvrissent.
Il en est un justement qui penche son front sur
le marais.
Une nuage vivant l'entoure et sa tête disparaît
dans une gaze verte. Dans la chaleur qui brasille,
le vol des cantharides l'investit.
Il n'y a plus assez de place pour les mouches

110 OOUCH~ A PLAT VENTRE OOUCH~ A PLAT VENTRE 111
d'amour. Chaque rameau en porte plusieurs grappes
suspendues, l'échine en bas, à leur festin. Celles
qui n'ont pas trouvé de place tournoient en
rond et le bruit de leurs ailes devient plus intense.
En fermant les yeux, entre midi et deux heures,
on croit que le marais fait ronron.
Je ne suis pas le seul spectateur. Tout ce que
l'eau compte de poissons mendiants (et Dieu sait
s'11y en a : chaboisseaux, perches du Canada, rotengles
!) est rassemblé sous le frêne et saute à
nageoires que veux-tu.
On dit que les porte-écailles ne voient pas clair.
Il faut n'avoir point surpris le chevesne dans son
élan quand, faisant tremplin de sa queue, 11gobe
une cantharide dans les airs. Les plus myopes
attendent en frétillant le don du ciel. Et, en
vérité, la manne dégringole. Non pas sous forme
d'alouettes rOties, dont seulel'ans-uille ferait ses
délices, mais sous l'espèce de cantharides qui ont
trop bien déj euné.
Quand la mouche mordorée a fait son plein, la
chère la rend optimiste. L'optimisme desserre
l'étreinte et la mouche lâche la feuille du banquet.
.Le temps d'ouvrir son parachute, 11est trop tard.
Vingt gueules se sont ouvertes pour une et la
digestion s'achève dans un estomac plus grand.
Aussitot une autre cantharide remplace la
défunte et continue la feuille entamée. Tout le
jour, les différents services se succèdent. Et chaque
mouche se sert elle-ttlême, comme 11sied dans un
restaurant végétarien.
Quand le soir arrive, toutes les feuilles du frêne
ont disparu et, sous son habit de nervures, le frêne
a la. silhouette vaporeuse d'un arbre d'avril.
La plupart des cantharides ont chu. Elles deviendront
chair de gardon ou de chevesne.
Et les poissons du marais seront malades pendant
huit jours.
LA LARVE-COUTURI~E
On trouve parfois sur les lis d'eau une larve de
criocère qui a résolu la question de l'habillement
sans bourse délier. Elle fait un renversement
complet sur l'échine, de manière à amener son
anus au voisinage de sa tête et elle dépose ses
excréments sur son dos, où ils forment, en se desséchant,
un habit. Cela ne sort pas de chez le
grand tailleur et pourtant c'est fait sur mesure.
Si on extrait la larve de sa gangue fécale, elle
mange voracement de nouveaux pétales et, à nouveau
pourvue de matière première, se refait un
autre complet.
RECORD DE LENTEUR
Sur les herbes d'eau vivent des donacies, au
joli relief vert-bronze, et aussi l'hœmonie du
prêle, qui est le «paresseux:t du marais. Ce petit
man~eur vit de sève et plante son rostre dans les
tiges. Quand 11a sucé le parenchyme, il avance de
trois millimètres et se met à table un peu plus
loin. Il a le geste aussi prompt que la grande
aigUille de ma montre. Il lui faut une demi-heure
pour lever une patte et une demi-heure pour
l'abaisser.
LE FAGOT QUI MARCHE
Tout à la pointe du marais j'avais jeté, en avril,

112
COUCHlt A PLAT VENTRE
de menues fascines. Celles-ci ont pourri peu à peu
et se sont posées sur le fond. Si j'examine la partie
immergée, tant que mon ombre est au-dessus,
je ne vois rien. Je m'écarte légèrement et les brindilles
de bois mort se mettent en marche. Il n'y a
pas de spectacle plus original que celui de ce
branchage animé. En me penchant avec précaution
je m'aperçois que chaque fétu a des pattes.­
Et même, en regardant mieux, j'aperçois une tête
au bout.
Je suis tombé sciemment en plein village phrygane.
Phrygane veut dire fagot, faisceau de branchettes.
On applique ce nom au portefaix, portesable,
portefeullle ou portebois. Les larves des
phryganes sont voraces et mangent un peu de
tout; elles ont la bougeotte aussi et se déplacent
sans cesse. Mais comme leur enveloppe est fragile
et les déSigne aux entreprises de l'ennemi, chacune
d'elles se fabrique une sorte de fourreau de
matière étrangère.
L'originalité de ce costume réside dans le fait
que la larve l'emprunte à son mllleu. Celle qui
habite un sol à petits call1oux se fait une envèloppe
de pierres; celle qui vit dans une région à
coqullles se tisse une robe de coqulllages; celle qui
gîte dans les endroits ligneux se confectionne une
toilette en bouts de bois.
ESCADRILLE DE CHASSE
Si, fatigué d'êtte allongé sur le ventre, je me
retourne sur le dos, je n'aperçois pas seulement
le bleu du ciel, tendu comme un velum au-dessus
de ma tête, mais aussi, parmi les vapeurs humides,
d'innombrables petits avions.
"
COUCHlt A PLAT VENTRE 113
Les moustiques s'offrent un carrousel aérien,
si épais parfqIs qu'on dirait un nuage de gaze et
qui, selon le vent et selon l'heure, s'organise à des
étages différents.
Chaque aviateur danse pour soi et ces milllers
de minuscules acrobates forment le plus étonnant
ensemble de tonneaux, chandelles et loopings que
l'on puisse imaginer.
Le but de ces figures aériennes n'est pas uniquement
sportif, comme on serait tenté de le croire.
Et tant de vrombissements chétifs ne sont pas
seulement un hymne au soleil. Ces fabuleuses
escadrllles comportent des avions mâles et des
avions femelles qui s'accrochent en plein vol et
continuent à voler unfs, tête en haut et tête en
bas. La figure terminée l'aviateur reste dans les
hauteurs tandis que l'aviatrice, mise en perte de
vitesse, amerrit tant bien que mal sur un fétu ou
même à la surface de l'eau.
L'AVION-PONDEUR
Plus la flaque est petite plus la ponte aura de
succès, car le moustique aime les ondes tranquilles.
L'empreinte laissée par un sabot de vache et
pleine d'eau boueuse constitue un lac idéal.
La mère moustique abaisse son derrière lentem'ent
et les œufs venus du ciel s'écoulent entre
ses pattes de derrière. La pondeuse les agglomère
et en forme un petit radeau. Dès lors à Dieuvat!
Le rOle des parents est terminé. Celui du
soleil commence.
En quarante-htUt heures les moustique aux sont
dehors, comme autant de petits poissons de cristal
nouveau-nés avec un bel œil noir presque
aussi gros que la tête, qui, elle-même, est plus

114
grosse que le corps. Cela nage éperdument à la
rame, à la godille et même, s'il se peut, à aubes,
grâce à une petite roue anale qui est un chefd'œuvre
de locomotion.
La larve mue sans arrêt, puis le moustique,
armé de pied en cap, sort de la nymphe, dont
l'enveloppe lui sert de bateau.
UNE TRIBU D'ANTHROPOPHAGES
Durant que j'observe la métamorphose du dernier-né,
des adultes sont accourus sur l'immense
montagne de viande que je représente.
Les plus insolents se sont posés sur mon visage
avec une telle précision et une telle délicatesse
que rien, sinon la vue, ne permet de s'apercevoir
qu'ils ont atterri. Ah ! l'aviation moustique n'a pas
besoin de terrains spéciaux, d'aérophares ni de
radiogoniomètres! De jour, de nuit, au crépuscule,
elle s'abat sans casser du bois dans la broussaille
de mes poils.
L'impeccable atterrissage n'est pas plutôt réalisé
que, lâchant les combinaisons de l'aviateur, le
moustique devient, comme le taon, un puisatier
émérite et, sans le secours du pendule (après tout,
à quoi servent ses antennes ?), repère les canaux
sanguins. Avec la précision d'un chirurgien il fore
le . vaisseau ou l'artériole et c'est si habilement
fait que je ne m'en aperce\'rais même pas. Hélas!
mon vivisecteur a l'habitude de cracher dans la
plaie, autrement dit de déverser une goutte de
salive qui freine la coagulation du sang. Cette
fois, c'en est trop. Le nerf local' réagit, transmet
son rapport au cerveau, qui télégraphie aux muscles.
Ma main vengeresse s'abat· sur l'ennemi,
mais, le plus souvent, trop tard.
COUCHlt A PLAT VENTRE
PETIT COURS D'AUTO-DltFENSE
.C'est une cruelle alternative que celle où se
trouve placé le piqué. Car, ou bien le moustique
n'a pas eu le temps de planter sa tarière perfectionnée
et son œil devine ce qui se passe, ou bien
le moustique voit rouge et se laisse écraser sur
son festin. Il m'appartient donc ou de rater ma
vengeance, car l'anophèle décolle avec une aisance
prodigieuse, ou de laisser faire le vorace à mon
propre détriment.
D'ailleurs le moustique du marais ne me laisse
pas le temps de faire un plan de bataille. Loin de
procéder par attaques isolées, il déclenche plu­
Sieurs vagues d'assaut. Pendant qu'un escadron
volant envahit mes mains et qu'un autre investit
mes oreilles, divers bataillons ailés se répartissent
mes membres inférieurs.
Malheur à qui n'est pas guêtré, botté, bandé,
molleté! La moindre ouverture leur est propice.
Les plus rusés opèrent à travers l'étoffe, ~ là où le
drap est moins épais.
UNE LUTl'E I!:PIQUE
115
Vieux spécialiste du marais, j'ai tout employé
pour vaincre la race moustique et j'y fus aidé
maintes fois par filon camarade Péroné. Celui-ci
était un ingénieur dont l'ingéniosité s'évertuait
à découvrir de nouvelles formules chimiques Qont
chacune, à l'entendre, devait faire merreille
contre l'ennemi détesté.
De mon cOté j'avais utilisé tout l'arsenal passif
et m'étais successivement enduit de vaseline, de
miel et de graisse; puis j'étais passé au stade
défensif, dans lequel mes mains et mon visage

,.
116 COUomt A PLAT VENTRE OOUCHll: A PLAT VENTRE 117
étaient recouverts de jus de ricin, d'extrait de
bas1l1c et autres sucs funestes aux cousins; enfin
j'avais abordé les procédés résolument offensifs :
ammoniaque, tabac et même chlore, sans aboutir
à autre chose qu'à provoquer chez moi des crises
de suffocation sternutatoire, au plus aigu desquelles
les moustiques me piquaient à qui mieux
mieux.
Péroné, lui, avait inventé diverses mixtures
résolument horrifiques. A l'époque où je le connus
on ne se servait pas couramment du gaz
moutarde et on ne trouvait pas comme aUjour;..
d'hui chez l'épicier des comprimés d'hypérite et
autres engins vésicants. Avec la complicIté d'un
pharmacien, pêcheur également et, à ce titre,
couvert de pustules chroniques, Péroné fabriquait
des baumes, pommades, onguents, pleins d'alcaloïdes
terrifiants. Sans succès d'ailleurs, car il
n'est. pas prouvé que les insectes pàtissent des
mêmes infirmités que les hommes. De sorte que
mon compa~non en fut réduit à se ganter les
mains et à s'entourer le visage d'un voile noir
comme un pénitent ou un touareg.
CENT MILLE CONTRE UN
Un jour que trente-huit dégrés pleuvaient sur
nous, à l'abri d'une ombre relative, mon ami l'ingénieur
éprouva· soudain un impérieux besoin
d'isolemen~. Je l'entendis s'écarter dans le fourré
puis bientôt protester avec énergie. Là-dessus, il
s'éloigna d'une nouvelle dizaine de, mètres et se
mit à pousser de véritables rugissements. Alors
seulement je devinai le drame physiologique qui
se déroulait au cœur des moutardes et des orties.
Toutes les fois que Péroné découvrait une partie
de sa gigantesque personne, cent mille trompes
affaméeS se précipitaient dessus. Le malheureux
avait beau se redresser et courir plus loin, l'armée
ennemie le poursuivait en bon ordre et chacun de
ses replis stratégiques était suivi d'une nouvelle
capitulation. Jusqu'au moment où l'infortuné prit
la fuite loin du marais et gagna les champs d'innocentes
céréales et ces lieux bénis où ne vivent
que les parasites débonnaires : nielle, cuscute et
coquelicot.
LE BON Gll:ANT
C'est bien ce tipulaire aux dimensions de super­
-moustiques. En dépit de sa taille gigantesque, il
demeure inoffensif.
L'un d'eux porté dans les dictionnaires entomologiques,
sinon au marais, le nom de chironome
plumeux, d'allure pharaonique. Son outillage buccal
est faible et, dans l'impossibilité où il est de se
repaître de chair d'homme, il suçotte la lymphe
des plantes en bon végétarien.
Aucun des pêcheurs du bord de l'eau ne soupçonne
cette ascendance chez le ver de vase. fils
minuscule du vaste chironome et dont le grouillement
est rouge vif.
UNE PETITE PESTE
Quelle différence avec les anophélinés et notamment
avec cette sorte de culicide qui se présente
sous les espèces d'un insignifiant moucheron!
Scie, gouge, stylet et rasoir constituent sa
panoplie. Pour un mil11mètre cube de volume il a
un mètre de méchanceté.
Les bêtes qui viennent au marais le portent en

118 COUCH1l:A PLAT VENTRE COUCH1l:A PLAT VENTRE 119
plaques aux aisselles et tous les mammifères qui
ont soif paient tribu à ce tyran invisible, qu'ils
soient grands ou qu'ils soient petits.
LE SCORPION D'EAU (N:i!:PE)
Il est tout petit, et, comme beaucoup d'insectes
d'eau, respire par le derrière. Pour ne rien faire
comme son homonyme terrestre, il pique par le
devant. Seuls les vieux paysans le prennent impunément
dans leurs doigt, à cause de leur peau
cornée, que la nèpe furibonde n'arrive pas à percer.
La petite population du marais vit dans la terreur
de cette bête qui marche mal, n:age à peine"
et sait tout juste voler.
LA PB"NAISE A AvmONS
. Le notonecte glauque, cuirassé de noir et en
chasuble brun-fauve, est le plus commun de ces
insectes qui c souquent:t si énergiquement sur le
dos. Une pellicule d'air l'enveloppe d'argent vif et
le notonecte semble un bijou mouvant à la surface.
Avec ses longues pattes postérieures, droites et
idéalement gauchies, il rame, toutes proportions
gardées, avec plus de science et de précision que
les 8 de Cambridge ou d'Oxford.
HYDROM1l:TRES
;Plus lourds que l'air mais plus légers que l'eau,
ils sont pratiquement 'insubmersibles. Au moyen
de leurs pattes d'arpenteurs ils prennent sans
cesse les mesures :du marais.
1
Dans certains coins leurs unités s'assemblent au
point de constituer de vraies flotUles. Quand ils
se déplacent~ par élans brefs et spasmodiques, ils
ressemblent à des vélos à flotteurs qui joueraient
aux barres sur l'eau ..
L'hydromètre n'a pas à redouter le martyre
d'être obèse. Congénitalement la surface de son
ventre touche la surface de son dos.

"
XIV
AU ROYAUME DES HERBES
OBSTINli:ES
Suivant les heures du jour le marais change de
visage. Tel éclairage lui est favorable comme à
une belle créature, et tel autre le .dessert. Certains
jours faux lui donnent un air ingrat, figé
ou hostile. D'autres éclairages le rendent lugubre
ou tragique; d'autres encore le font charmant.
J'ai gardé le souvenir d'un vert spécial, d'une
crudité sinistre, par quoi s'annoncent l'orage et
la convulsion du ciel. A ce moment un silence
total et une totale immobilité s'emparent du
marécage. Les bêtes se taisent. Les feuilles des
arbres sont en carton. L'eau déjà plate du marais
semble s'aplatir encore. La surface d'argent prend:
un aspect de vieil étain, de vieux cuivre. Et j'ai le
cœur saisi par l'angoisse de toute la création.
Mais l'heure-maltresse du marais, c'est la méridienne,
quand le soleil caniculaire écrase tout de
son poids. Faire un geste, remuer la tête, desserrer
les lèvres constitue déjà ùn effort immense.
C'est ce moment que j'ai choisi parfois pour traverser
la c pampa •. Il n'y a nul besoin d'aller
dans les savanes d'Amérique pour trouver de la
broussaille vierge. Dans les séquelles d'eau herbue,
entre fleuve et marécage, on rencontre - sur
d'assez grandes étendues - de véritables c no
man's lands •. Ce sont des terres d'alluvions,

122 AU ROYAUME DES HERBES OBSTIN~S AU ROYAUME DES HERBES OBSTIN1l:ES 123
promises à l'herbe sauvage et que barrent des
abatis séculaires. Les crues annuelles y transportent
des meules de fagots, volés aux riverains de
la rivière et chargés de foin inondé. Un vigoureux
humus y sert de prétexte aux pires facéties végétales.
Les orties y ont deux mètres cinquante et
les moutardes pas beaucoup moins. C'est là l'empire
incontesté de la teigne, du liseron et de la
ronce épineuse où tout vous mord, vous agrippe,
vous pince et vous tire par les pieds. Que de fois,
talonné par les démons de la découverte, j'ai rampé,
trébuché, pâti dans cette jungle sans 'grandeur.
Pour àccrottre la difficulté j'y évoluais parfois
avec une canne de six mètres et je devais
ruser avec elle pour franchir l'obstacle sans hi
démonter. OU bien l'éclaircie ne s'offrait pas en
ligne droite et je ne parvenais pas à donner au
bambou la courbure nécessaire, ou bien le moulinet
s'accrochait dans une viorne et les anneaux
dans un églantIer. PuIs c'était le f1l qui se prenait
entre deux rameaux et Il me fallaIt revenir en
arrIère. Alors nouveaux accrochages, nouvelles
fondrIères et nouvelles difficultés. Durant ce temps
pleuvalent comme des carreaux de feu les rayons
du soleIl de mIdI à quatorze heures et je demeuraIs
des minutes ImmobIle avant de recommencer.
D'autres étés j'al traversé ce maquIs brÜlant.
au plus creux de ses épInes, pour rien, pour voIr,
pour le plaisir de lutter. Un de ces jours-là j'ai eu
- la mesure de la solitude humaine à un kIlomètre
à peIne de la nationale où bondIssaient les moteurs.
PrIs jusqu'au ventre dans le roncier,' incapable
de dégager mes .pieds des lianes barbelées,
je n'arrivais pas à distinguer les bruits de la route
des battements de mon cœur. La sueur ruisselait
sur moi, mes pensées étaient en désordre et une
intense lassitude s'emparait de ma volonté. Je
souhaitai de ne plus bouger, de fermer mes yeux
où passaient des lueurs vIolettes et de dormir là
à jamais, bercé par le cIel ardent. Mais la révolte
physique se fit. Je me délivrai, épine par épIne,
et, luttant contre la pieuvre végétale, je me défis
du roncier.
LA ROSELIltRE
Vous croyez qu'elle frissonne parce qu'Il y a du
vent? Non. Le roseau tremble' de lui-même comme
s'if avaIt la danse 'de Saint-Guy. Il passe à
percer le sol et l'eau toute une vie amphibie. La
roselière est à cheval sur la terre et le marécage
et cherche à fermer l'œIl du marais. Ses rhIzomes
rampent Infatigablement. Les rejets, nés de mIllions
d'aisselles, s'allongent comme des reptIles
sur la vase et mesurent jusqu'à quinze mètres de
long. La Fontaine, comparant au chêne le roseau
isolé, IgnoraIt les mœurs des phragmites. Ceux-ci
vivent en colonie comme les termItes et la force
de chacun est celle de la communauté. Nul marais
ne peut résister à l'envahissement du roseau commun
dont les armées Innombrables le pressent,
le ceignent, l'Investissent et l'étoufferont à brève
échéance si l'homme ne survient pas.
LE JONC DES CHAISIERS
. Avant de s'asseoir pour toujours sur une chaise,
il est debout dans les eaux mortes ou vives, mais
Il préfère les premières, quI sont un plus tranquille
habitat. Il forme sous l'eau de véritables réseaux
de cordages. qui s'enchevêtrent et se consolident.

124 AU ROYAUME DES HERBES OBSTINl!:ES
Dès lors les tiges cylindriques sont en mesure de
croître et leurs épillets. multiflores mettent une
perruque rousse au marais.
Sa graine germe dans l'eau, où elle forme une
pelouse immergée. Ses feullIes aquatiques parviennént
à d'invraisemblables dimensions. Quand le
marais se dessèche, le jonc se met en vellIeuse et
il attend la prochaine crue en vivant au ralenti.
Dès que l'eau revient à son pied, il se rattrape des
longs jours de jeUne et repart plus dru et plus
gourmand que jamais.
Le dytique bordé pratique des incisions dans la
jonquine. Il y confie les minuscules trésors de sa
ponte et ses espoirs carnassiers ..
La tige du jonc meurt chaque année mais rarement
de mort naturelle. La vannerie et la ootanique
s'en emparent, l'une pour en faire des corbellIes
et l'autre pour la classifier.
c Jonc ~ est le pseudonyme du Scirpe des Lacs.
Lorsque vous irez aux fraises, songez que votre
panier n'est pas de race vuigaire et porte un nom
distingué.
MENTHE
Dans la touffeur du marais, elle n'étanche pas
la soif, mais la fait naître. Je ne songeais pas à
boire et soudain son odeur évoque un breuvage
vert. Il a suffi que je mette le pied dessus et, au
lieu de souffrir obscurément comme les autres
herbes, la menthe exhale une plainté aromatique
qui m'arrive jusqu'au cœur. Rien n'est plus
odorant que les muets sanglots de la menthe
froissée. Ses larmes ne sont qU'arome et le paysage
en reste parfutné.
La menthe à feuilles rondes porte haut son
.AU ROYAUME DES HERBES OBSTINf:ES
cippe de fleurs roses mais ses émissions sont plUS
vulgaires que celles de la menthe d'eau. La menthe
aquatique, dite blanche, produit bien curieusement
son essence. L'huile essentielle en est contenue
dans des poils. Ceux-ci secrètent de fines
gouttelettes au moyen de leurs cellules terminales
par un procédé' analogue à celui de l'ortie, mais
celui-là bienfaisant.
MADAME L"ORTIE
NltNUPHARS
125
Celle des lieux humides n'a pas aussi mauvais
caractère que l'ortie des terres sèches. Assez malveillante
dans sa petite enfance, elle devient plus
raisonnable à mesure qu'elle s'élève au-dessus du
sol. Aux pointes du marais elle s'assemble en
troupeaux et devient aussi haute que la grande
fougère. En certains lieux la forêt d'orties me
dépasse de vingt-cinq centimètres et je l'écarte à
pas prudents. Mais il n'y a guère de méchanceté
chez ces géantes de l'espèce, surtout quand l'été
a cuit leurs rameaux inférieurs. Je passe entre
leurs tiges serrées comme dans un sous-bois, tandis
qu'elles continuent à élever dans la direction
du ciel leurs maigres bouquets de feuilles, blanchis
par la sècheresse et la poussière naissante du
marais.
Les jaunes forment un tapis ornemental sur le
marais avec beaucoup de motifs dorés. Cette carpette
naturelle est parfois si dense qu'on ne voit
plus l'eau. Les feuilles alors se glissent les unes
par-dessus les autres pour avoir leur part de vie
et leur ration de soleil. Si l'eau est profonde, le

126 AU ROYAUME DES HERBES OBSTINÉES AU ROYAUME DEs HERBES OBSTINÉES 127
pétiole est capable d'ascensionnel' des fonds de
plusieurs mètres, tellement est impérieux le besoin
d'arriver au jour. Tant qu'elles sont entre
deux eaux les feuilles restent enroulées et, de leur
pointe, s'efforcent de gagner l'air libre en trouant
l'eau. Une fois parvenues à la surface, elles y
prennent largement leurs aIses, se déroulent, se·
défripent, s'étalent, l'avers au soleil, le revers au
frais. D'avril à juillet on voit surgir, l'une après
l'autre, toute ces limandes végétales, flotllle silenci~use
qui monte sans qU'on la voie bouger.
Leur printemps venu, les nénuphars adultes se
couvrent de gros boutons de porcelaine vert-jade.
Il faut au nénuphf:lr deux ou trois ans pour devenir
grand garçon. Le bouton s'ouvre. de grand
matin et montre son cœur frais et jaune. La nuit,
l'écrin végétal se referme et se replonge dans
l'eau. A maturité la baie de nénuphar flotte sur
le marais, puis elle s'alourdit et s'enfonce. Arrivée
au contact de la vase elle s'y enterre en vue des
futures germinations.
LA RENOUÉE AMPHIBIE
Avec ses belles feuilles vert sombre et Son cOne
polygonal de fleurs roses, elle est faite pour flotter
.dans le marais, comme la grenoullle et le canard.
Vient-elle à se développer hors de l'eau? Elle
n'a de cesse qu'elle n'ait rejoint le domaine liquide.
Son puissant rhizome se développe jusqu'à
ce que la renouée prenne un bain de pied.
. En somme elle peut vivre longtemps à sec comme
toutes les bêtes à deux vies, mais alors elle
s'étiole, végète et cesse de faire des enfants .
UN MYST.a:RE BOTANIQUE
C'est celui de l'utriculaire vulgaire, herbe vivace
et sans racines, qui monte à son gré ou descend
dans l'eau. La plante comporte un certain nombre
de petites vessies pOilues dont certains auteurs
respectables prétendent qu'elles sont des vessies
natatoires et dont certains autres auteurs, non
moins honorables, estiment qu'elles constituent
des estomacs. L'une et l'autre thèse ont leur
originalité. Selon les premiers l'utriculaire reste
d'abord au fond de l'eau, grâce à ses vésicules
emplies de liquide et, à la manière des poissons,
maltresse d'émerger ou de s'immerger. Quand
vient le temps de la floraison, l'utriculaire viderait
ses «ballasts) et les emplirait d'air ou même
dihydrogène dont la force ascensionnelle amènerait
à la surface tout le chargement. Une fois la
floraison accomplie, la plante fécondée remplirait
de mucus ses utricules et leur poids ferait descendre
le système dans la vase en vue de la maturation.
Selon l'école stomacale les utricules ne seraient
que de vulgaires pièges à insectes, munis d'une
valve d'accès ne s'ouvrant que du dehors. Et la
nature aurait si bien fait les choses que l'entrée
du traquenard serait munie d'espèces de cils antennaires
destinés à écarter les gros insectes et,
par suite, l'indigestion.
J'ai entendu parler d'une autre plante très déliée,
qU'on nomme l'aldrovandie à vessies, mais
celle-ci ne pousse, 0 Marius, que dans les marais
méridionaux. Beaucoup de botanistes la déclarent
carnivore et munie de feullles dévorantes qui se
referment traltreusement dès qU'une bestiole
aquatique chatoullle leurs poils.
. 1

128 AU ROYAUME DES HERBES OBSTINll:ES AU ROYAUME DES HERBES OBSTINll:ES 129
Las! ici les auteurs ne sont toujours pas d'accord
et, dans leur désir de réhabiliter l'accusée,
les panégyristes de l'aldrovandie assurent que
celle-ci .vit mieux dans les eaux complètement
dépourvues d'organismes animaux.
Résolu à ne pas prendre parti et à ne point
mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, je laisse
l'utricaire et l'aldrovandie à la controverse et
poursuis ailleurs mon chemin.
SAGITTAmES
A l'extrémité du marais, J'aperçois leur chevauchée
immobile. La légende prétendait que c'étaient
des chevaliers ensorcelés dont, seules, les lances
sortaient de l'eau. Tous les fers de flèche sont
pointés vers le ciel comme une supplication menaçante
et, quand le vent succède au calme, les
hampes fragiles s'entrechoquent avec un petit
bruit désuet.
ACORE ODORANTE
Que de fois je me suis diverti à arracher près
du bord l'acore à tige parfumée 1 Elle devient
verdâtre, jaune, rose, chair, à mesure que je la
dépouille de ses gilets successifs. Le plus intime
de ceux-ci est tellement appétissant que, suivant
le dire du père Croche, «on en mangerait:t, mais
le vieil homme se garde bien de le faire, car le
tissu spongieux est de saveur triste et amère et
sa douceur aromatique a l'odeur brmante du
poivre blond.
LA· MASSETTE
Bien peu de plantes ont reçu des noms si divers ,
que la massette à grandes feullles : chandelle,
canne de jonc, quenouille d'eau, asperge de casaque,
roseau de la Passion. La massette ne devient
pas grosse au pays de l'eau dormante. Ses
épis n'en sont que plus denses avec leur poil brun
et dru.
LENTILLES D'EAU
Ce n'est pas pour un plat de cette sorte de
légume qu'Esaü aurait vendu son droit d'alnesse.
La «cannetée:t est du végétal réduit à sa plus
simple expression. Son double palet dérisoire
flotte à la face du marais, en tralnant le guiderope
d'une racine unique. Mais ce que la lentllle
d'eau perd individuellement, elle le rachète par
le nombre. Théorème : La lentllle d'eau est une
circonférence qui se multiplie au carré. Corollaire:
un carré de lentilles forme d'abord un mouchoir,
puis une serviette, puis une nappe ... puis un tapis,
qui bouche d'œil du marais. Seul, le nain vert
Obéron peut courir impunément sur cette savane
tremblante et cette prairie dans l'eau.
QUEUES DE RENARD
Les Italiens disent queues de cheval et les deux
images sont possibles, car ces plantes sont longues,
mouvantes et fournies avec leurs crins de
poil vert. Une fois l'hameçon accroché dans leur
tenace fourrure, il est inutile de tirer, on amènerait
plutôt le sol du marais. Le mieux est de de
déchausser et d'aller voir. Je prends plaisir à le
faire. La queue de renard me fait des chatouilles
et la vase y est molle comme duvet d'oison.
•

POISON D'EAU
Voici, presque hors d'atteinte de mon bras, Son
Altesse Vénéneuse, la Renoncule aquatique, que
les gens du marais appellent c grenou1llette ~ avec
une bonhomme familiarité.
Elle ressemble à un jeté blanc sur l'eau avec
ses milliers de petites corolles apparentes, et
forme au-dessous de la surface des fouillis de filaments
emmêlés. Les poissons la considèrent
comme une oasis et se plaisent dans sa gaze verte.
Le brochet lui-même adore pondre dans ses touffes
qui font des ta1llis noyés.
Les fleurs s'ouvrent aussi bien sous l'eau que
dessus, mais celles qui sont immergées n'épanouissent
que de maigres pétales et ont recours pour
la fécondation au système D. Les plus voisines de
AU ROYAUME DES HERBES OBSTINltES 131
l'air s'efforcent d'arrIver à l'air libre. Les fleurs
nées trop profondément fabriquent dans leur
corolle une minuscule bulle d'oxygène. C'est au
sein de cette petite cage artificielle, dans cette
larme de vie, que la pollinisation se fait .
.CORNES DU DIABLE
Ce n'est pas même un juron mais une plante
nageante qu'on décore des noms les plus divers:
échardon, truffe d'eau, mâcre et châtaigne d'eau.
Ce dernier nom serait celui qui lui conviendrait
le mieux si son fruit corné était hérissé d'épines,
alors qu'il n'en a que quatre, mais qui en valent
dix. La base de ces petits dards est conique et parfois
presque triangulaire, comme la lame dapgereuse
de certains stylets florentins. Le voisinage
de la pointe aiguë est garni de cils abaissés pudiquement,
mais ne vous fiez pas à cette hypo";
crisie. Quand le marron quadricorne de la mâcre
descend dans la vase, cette sorte d'épinoche végétale
vous transperce sournoisement le pied.
Le reste de la plante n'à pas moins d'originalité.'
Une foIs la floraison accomplie, la tige se brise et
la plante voyage, se nourrissant au moyen de
racines adventives qui lui apportent les sucs.
LE FAUX ALOÈS
Il faut toute la bonne volonté des botanistes en
chambre pour lui trouver une parenté avec le vrai'.
Certaines analogies des feuilles striées et dentelées
permettent de lui assigner une vague ressemblance
avec le drastique, quelque chose comme un
cousinage au trentième degré.
Le faux aloès, dit stratlote, est décoratif. Il offre

132 _ AU ROYAUME DES HERBES OBSTINl!:ES
au soleil sa tête fleurie, mais exige d'avoir les
pieds au frais.
LA CLOCHE A PLONGEUR DE L'ARGYRON:fJ:TE
Beaucoup de charançons hydronomes fréquentent
les cannelures du stratiote et même il s'y
rencontre un papillon au nom délicieusement archaïque
: le Paraponyx. Mais la particularité
entomologique la plus étonnante se remarque
dans la partie immergée de la même herbe et qui
est le travail de l'araignée d'eau, inventeur incontesté
de la cloche à plongeur.
La manœuvre de l'argyronète est une des plus
curiéuses de la nature. L'insecte commence par
filer une toile qu'il soude en forme de bourse ou
de petit sac. Une fois sa cloche terminée, l'araignée
d'eau la descend à la base du stratiote et l'y fixe
solidement. Puis elle remonte à la surface du
marais et braque vers le ciel son minuscule postère
enduit d'un .vernis tout neuf. A peine l'air a-t-il
affleuré celui-ci que l'argyronète le rentre prestement
dans l'eau. La bulle d'air collée au vernis
ressemble à une perle argentée que l'araignée
descend au long de la tige du stratiote etlntroduit
par l'orifice de sa cloche à plongeur. A chaque
nouvel apport d'air, celle-ci, qui est amarrée par
son ouverture, se gonfle et se redresse jusqu'à ce
que le petit ballon soit complètement tendu.
L'argyronète construit alors son nid au-dessus de
la cloche à plongeur, comme d'autres bâtissent
sur pilotis, sur le sable ou même en Espagne.
Quant à vous dire ce que cela dure, je vous le
dirai l'an prochain.
1
AU ROYAUME DES HERBES OBSTIN1:ES 133
ET TUTl'I QUANTI...
Les autres sont mille et trois, promises aux Don
Juan herboristes, amoureux des plantes marécagères
et des herbes au pied fangeux : mille-feuilles
ciselés et guillochés; herbe d'Amérique qui
étouffe les concurrentes; consoude dont la fleur
épaisse est percée par les bourdons sauvages et 0\1
l'abeille domestique peut, après lui, pénétrer;
myosotis oreille-de-rat; euphorbe dont la fleur
est verte; solanée- douce-amère; lis jaune dont la
fleur servit d'emblème à la royauté; renoncule
de feu, surnommée grande ou petite DOUve,parce
qu'elle hantait les larges fossés féodaux; rue des
eaux, chervis -des marais,' sur quoi pousse, entre
deux eaux, la châtaigne nageante; rubanier aux
fruits en boule, qui vont propager leur race en
vagabondant sur les eaux; olivier de Bohème qui
sent la résine et sert à falsifier la bière; pins
aquatiques aux tiges érigées et dont l'infrastructure
foisonne de longs rubans; rosée-du-ciel carnivore
dont les poils distillent de la pepsine; canneberge
à cupules roses et que la botanique décore
du doux nom d'oxycoccos; naïade majeure épineuse
comme le figuier de Barbarie, avec ses poilsaiguillons;
trèfle de marais ou patte de crapaud,
qui fabrique de la fécule; benoite de rivage aux
fruits velus; andromède aux grelots saumon;
grand bonnet du petasites à chair presque humaine;
plantain d'eau, dit pain de grenouille,
qu'on donnait jadis aux enragés; scirpe des bois,
qui abrite les poissons parmi ses épillets écailleux;
coulinie dont la feuille est en forme de plume
d'autruche; ciguë d'eau, à ombelles de fleurs
blanches, aussi vénéneuse que sa sœur terrestre
et qui empoisonne les jeunes chevaux; linaigrette
,

134 AU ROYAUME DES HERBES OBSTINS;ES
aux soies en houppes; violette marécageuse;
grande lysimaque, qui se marcotte sans cesse;
populage à bords crénelés; herbe dentelée où
l'holocentrope se tisse un filet pour sa vie larvaire
et qui, suivant qu'elle est à feuilles larges ou
.étroites, regorge de toxines ou constitue un condiment
saxon; grassette langue-d'oie, qui est la
très ancienne herbe-à-foulure et qui laisse couler
un mucilage sirupeux; tête de loup aux capitules
violets; cirse aux canaux lactifères, qui porte
quenouille au bord des prés; laiterons des marais,
fausses rhubarbes parnassies, valérianes, tartarées,
gentianes pulmonaires, prêles envahissantes
et coriaces, quinte-feuilles rouges, pied-de
poule, épilobes hérissées, salicaires élégantes, cressons
amers, barbarées, raiforts d'eau, épiaires,
lances du Christ, scrofulaires noueuses, mimules
jaunes, gratioles, véroniques, gesses, malachiesJ
millepertuis, scutellaires et toutes les innombrables
variétés de plantes et d'herbes devant quoi
l'apprenti botaniste est le premier à c sécher).
xv
LA GRANDE CAPTIVITl!:
Lorsqu'il est bien avéré que les pluies ne feront
plus monter le fleuve, que les hauts plateaux sont
secs et que les torrents de mon~agne sont morts,
le marécage se ramasse définitivement sur luimême.
A partir de ce moment, les poissons de
rivière prisonniers du· marais commencent à souffrir
de la chaleur. L'oxygénation de l'eau lourde
devient de plus en plus difficile. Chaque jour, le
ciel implacable avale les sueurs du marais. Les
joncs et les roseaux gagnent du terrain. Les
nénuphars tendent leur nappe uniforme. Certaines
herbes brunissantes pourrissent et changent
la couleur de l'eau. Celle-ci tourne à l'ambre puis
au jaune d'or. Elle est chargée d'un nombre infini
de particules dont la poussière fécondante la. corrompt
et l'enrichit. Les espèces autochtones s'accommodent
de ce milieu auquel elles sont adaptées
et vivent dans la température épuisante des
eaux mortes de l'été. Les sortes de poissons
habitués aux larges espaces et aux courants tournent
en vain dans .ce domaine immobile, à la
recherche de zones fraîches et des lits de cailloux
blancs. La perChe claustrée perd la vivacité de ses
tons. Les zébrures des flancs sont moins accusées,
le rouge minium de ses nageoires s'affaiblit. La
plupart des pOissons pâlissent et leurs cottes de

136
LA GRANDE CAPTIVI'N:
métal éblouissant deviennent couleur de boiS
peint. La carpe se· dédore, le gardon blanchit.
Seul échappe au mimétisme universel M. le
Chevalier de Gardon-Rouge, dont les ailerons
écarlates sont plus brillants que jamais. Cela
tient à c.e que la rotengle n'aime pas les profondeurs
et que, toujours dormant en surface, elle
puise sans cesse des nuances fraîches à la palette
du soleil.
Dans certains marais privilégiés le fond est
semé de petites sources invisibles qui entretiennent
la fraîcheur. Les poissons en captivité s'y
, assemblent dans le courant d'aoüt et le pêcheur
qui connaît l'emplacement de ces fontils n'y
descend pas en vain sa plombée. La plupart des
boires n'ont, hélas! pas de frigidaires et subissent
la canicule intégralement.
LE BROCHET ENFERM~
Je ne sais comment celui-ci fit son compte pour
se laisser murer dans une fosse isolée, ou plutôt
j'ai reconstitué ce drame de la faim. La gourmandise
a eu raison de la prudence à l'heure où le flot
se retirait. Tout un banc de vandoises en frai
avait pénétré en même temps que lui dans cette
partie de marécage, et le sire aux dents nombreuses
s'était offert de copieux repas. Leur folie
reproductrice unf! fois passée. les dards s'étaient
méfiés de ce cruel voisinage et, s'éparpillant dans
le trou, avaient contraint le brochet à courir tout
le jour. Notre carnassier ne regardait pas à la
peine et multipliait ses chasses. Mais les dards se
cachaient dans l'herbe et derrière les branches
d'arbres tombés. Par malheur pour eux l'eau se
mit à baisser dans le trou et leurs retraites
"
i
Ii
il
1
LA GRANDE CAPTIVI'N:
137
émergèrent l'une après l'autre. Un s~uil de sable
et de boue sépara cette partie du marécage en
deux. Les vandoises qui eurent la chance de rester
dans la bonne moitié eurent l'existenceprovisoirement
assurée. Les autres demeurèrent dans cent
mètres cubes d'eau avec l'ogre, qui dévora successivement
tous ces petits Poucet. Les derniers
. lui donnèrent bien du mal tant ils mirent d'adresse
et d'acharnement à sauver leur vie. Enfin il n'en
subsista qu'un seul, à la fois le plus vif et le plus
menu. Il échappa longtemps au brochet, que la
faim acharnait à sa poursuite.· Et puis, un soir
de chaleur écrasante, il fut gobé tandis qu'il dormait.
A partir de ce jour-là le brochet chassa dans
une eau déserte. Il eut beau fouiller les souches
et les herbes, croiser entre deux eaux, naviguer
en surface, c'était le vide alimentaire absolu. Cela
durait depuis des semaines quand on me le signala.
Découvert, il fit un bond formidable,. J'effectuai
le tour de la fosse, et, durant un temps, je .ne le
vis plus. Mais le marécage se desséchait à vue
d'œil. La profondeur au milieu du trou était à
peine de soixante centimètres. Si l'eau avait été
moins louche j'aurais vu la bête du premier coup.
Celle-ci se tenait aplatie au fond et rien ne ressemble
mieux à un brochet qu'une vieille souche.
Le mien avait plus de quatre-vingts centimètres
.et c'était un brochet noir.
Je l'espionnai plusieurs jours durant et le revis
à maintes reprises. Je lui présentai un vif avec
d'infinies précautions. La nage du poisson-appât
ne le tira même point de sa torpeur.
Je lui promenai le goujon sous le museau à la
grande frayeur de la victime, mais l'ogre ne

1 ) voie:
138 LA GRANDE CAPTIVIn
" bougea pas. Il y avait du mystère là-dessous. Un
brochet jeünant depuis des semaines est pourvu
d'un vaste appétit. Il quête avec une sorte de
fureur, bat les crOnes du museau et visite les
moindres racines, comme dans le grand carême
de i'hiver. J'essayai le lombric sans plus de succès.
Le bruit de la cuillère l'apeura. Il ne restait qu'une
je pris une foëne aux dents barbelées et
guettai le brochet au bord. Plusieurs fois j'entrevis
le solltaire qui passait, mais toujours hors de
portée. Il se méfiait de la rive et ne dormait qu'au
milieu entre deux eaux. Je cessai de me montrer,
une semaine durant, puis je rampai jusqu'au trou
jaune à plat ventre. C'était le matin, à l'aube.
J'aperçus le brochet au fond ... Il se présentait de
trois quarts; ses ouïes palpitaient à peine. Je mis
plusieurs minutes à me redresser et à brandir le
trident. J'étais si immobile en bougeant que je
me confondais avec les maigres buissons du marécage.
Enfin mon bras partit comme l'éclair et les
dents atteignirent le brochet au flanc. L'animal
se débattit désespérément et il était si long que le
tirer par le travers était une besogne ardue. Heureusement
les ardillons tenaient bien. Je saisis
l'échine de la main gauche et jetai la prise sur le
sol. Il y eut quelques sursauts et l'animal cessa
de se défendre. Je m'agenouillai et, prenant le
monstre dans mes mains, j'eus la clé de sa
sobriété. Le jeüne et l'appauvrissement des eaux'
avaient rendu le brochet malade. L'extrémité de
ses. mâchoires s'était recourbée, la supérieure vers
le bas et l'inférieure vers le haut. Quand le brochet
tentait de fermer la gueule les pointes se rencontraient
comme le nez et le menton de Polichinelle,
et le reste de l'armature se trouvait en porte-à-
•
LA GRANDE CAPTIVrn:
139
faux. Les sangsues n'avaient pas tardé à connaître
l'affaiblissement du brochet. Le misérable
carnassier en portait plusieurs aux lèvres. D'autres,
plus raffinées et plus terribles, s'étaient collées à
l'anus. Les flancs creusés de l'animal révélaient
une longue misère physiologique. Il finit sans se
révolter et sans se débattre. Avant d'être pris il
était mort ..

XVI
GRENOUILLES
MARAIS SONORES
La grenouille est véritablement la voix du marais.
Sans elle les eaux dormantes ne toucheraient
pas nos oreilles et demeureraient un décor visuel.
Qu'une grenouille chante, n'importe où, il n'y a
qu'à. fermer les yeux et notre imagination ressuscite
le marécage. La vision intérieure s'allie à.l'hallucination
olfactive et tout ce que nous avons vu,
senti et touché, se réconstitue dans le paysage
auditif.
Le premier coassement du matin est timide
comme un aveu. Il hésite avant de s'élever de la
surface des eaux muettes. Il est balbutiant,
fragmentaire, avec des syncopes et des rémissions.
Puis la musicienne accorde son instrument et, de
l'autre bout, l'écho lui revient d'une autre mélomane.
Plusieurs grenouilles entrent alors dans le
plan sonore et s'interpellent à. mi-voix. Quand je
m'approche chacune se tait. Mais on se famlllarise
aussit.ot avec ma présence. Tout au 'plus une
grenouille plus craintive se met-elle à. galoper sur
l'étang. Il faut un véritable entraînement pour
courir sur l'eau, et la grenouille y excelle. Une
succession rapide de menus bonds la fait ricocher
d'un bout à l'autre du marais. Il est rare que cet
exploit ne soit pas communicatif. Il provoque une

, "
142 GRENOUILLES GRENOUILLES 143
manière .de panique où tout le monde se met à
courir à la fois. Peu importe la direction dans
laquelle on· fuit, l'essentiel est de changer de
place. La grenouille A prend le nénuphar 'de la
grenouille B et la grenouille B le roseau de la
grenouille A.
A certaines heures du jour, le soprano de la
bande chante la Batracienne. Les hommes, qui ne
comprennent rien au langage des bêtes, traduisent
celui:'ci par c couac :.. Le verbe c coasser:. est déjà
moins grossier et un peu moins infidèle, mais ne
restitue nullement la diversité du chant. Celui-ci
commence par une phrase grave, analogue au
frottement du pouce sur un verre dont on aurait
mouillé le cristal. Il peut comporter des nuances
infinies de vibrations : co-Ô... co-o... co-à ... co-a ...
co-ê... co-l... et d'invraisemblables jeux de consonnes
: kczssxx !... Lorsque la chanteuse est bien
installée à plat, son ventre blanc appuyé sur la
fraîcheur de la mare et le gosier ouvert au soleil,
elle s'emplit de sa propre sonorité et se grise de
ses arpèges, au point d'en oublier le péril. Elle
roule au ciel ses yeux cerclés d'or et, de chaque
cOté de sa tête, s'enflent deux petites cornemuses
dont la. peau tendue semble près d'éclater. Alors
seulement je comprends l'apologue de la grenouille
qui veut être plus grosse que le bœuf. La grenouille
y parvient sans peine, mais c'est sur le
plan vocal. Parvenu à un certain degré d'exaltation,
le solo de grenOuille a la pUissance du
klaxon, à cause de sa double chambre de résonance,
celle de l'animal en premier, celle du
marais en second. Généralement d'autres voix
s'élèvent, suscitées par ce crescendo, et il n'est pas
rare qU'une rivale se manifeste et s'évertue à
l
dépasser la première en langue d'Oex et d'Oax.
Les hymnes ou les lamentations collectifs ont
lieu parfois dans le cours de la journée, mais les
chorales mystiques sont réservées à la nuit. Il est
telles aubades à la lune qui ont le caractère de
cérémonies canaques, avec des rythmes incantatoires
nés des traditions du marais.
La race entière y prend part. La moindre grenouille
s'y emploie: Le chant se scande, se précipite,
et la fièvre vocale gagne tout le marais.
A partir de ce moment la note individuelle ne se
distingue plus. Chaque exécutant est fondu dans
un ensemble frénétique dont l'intensité vous
frappé sur les nerfs. De minute en minute, la
tempête orale se troue d'accalmies, après quoi le
chœur reprend pour s'exaspérer de nouveau. Et
cela dure infatigablement et c'est le cri même de
la terre, qui s'élève des demeures de boue jusqù'aux
étoiles du ciel.
CELLE-CI ET CELLE-LA
La grenouille est bien obligée de se vêtir selon
le lieu, et son maillot de maltre~nageur n'est pas
le même en plein soleil et dans l'ombre. Les vertes
et blanches sont fraîches èommè la laitue romaine;
les jaunes et blanches sont appétissantes
comme un cœur de batavia. On en voit de vertes
et grises, de grises et jaunes, de jaunes et de
vertes à lignes sombres. Il en est même de presque
noires dans les .trous ombragés du nord. La
couleuvre a pour toutes une prédilection et les
recherche de rive en rive afin de transformer leur
peau de grenouille en peau de serpent. Le héron et
le butor y mettent le bec également et le brochet,
à l'occasion, goüte à cette chair amphibie. Mais par

144 GRENOUILLES GRENOUILLES 145
un raffinement de la nature, plus la grenou1lle
se confond avec ce qui l'entoure, plus la vue de
ses persécuteurs devient perçante, de sorte qu'on
ignore où le progrès du camouflage s'arrêtera.
Hors de l'eau du marais la prairie est pleine de
minuscules grenouillettes grises, si mignonnes et
si vivantes que tout le monde veut les croquer.
Les types phénoménaux de l'espèce sont pourtant
au creux du marais, là où les ilots de roseaux
hérissent leurs touffes. J'en observe qui, bourrées
de vase, achèvent leur digestion. Sur leur ve~tre
bombé- miroite le gilet immaculé des gardes-françaises.
Des heures durant, elles se repaissent de
silence et de chaleur.
A mesure qu'on suit le bord, les grenouilles qui
prenaient leur bain au soleil sautent dans l'eau
fade. Leur plongeon est d'une technique impeccable
et ferait le désespoir du grand tremplin de
Biarritz. Les plus timorées, tapies à proximité de
l'eau, n'ont qu'à se laisser glisser dans la mare.
Les plus hardies,. parfois distantes d'un mètre,
regagnent leur élément d'un bond précis. Aussitôt
plongé, les grenouilles remontent à la surface
et nagent nonchalemment dans l'onde torpide.
Leurs yeux affleurent et aussi leur crâne de
pithécanthrope. Si le danger se précise, elles s'évanouissent
dans les profondeurs.
•
••
On les prend au moyen d'un petit bout de chiffon
rouge, comme les hommes. Le mien à l'air de
tomber des hautes sphères dans un coin d'herbes
désert. Aussitôt vingt candidates sortent de divers
lieux et bondissent vers le ruban écarlate. La
moins éloignée ou la plus habile le saisit à pleine
. gueule et, neuf fois sur dix, ne le lâche plus. Je
puis enlever la nouvelle promue en l'air, elle serre
désespérément les mâchoires, et les camarades,
demeurées en bas, la suivent d'un œil jaloux.
« Encore une qui a réussi ! ~ se disent-elles avec
envie.
A défaut de rouge, le pêcheur fixe à l'hameçon
une langue de grenouille morte. C'est l'appât de
choix pour ce peuple d'orateurs. La peau ne manque
pas de vertu non plus, mais les amateurs s'en
lassent plus vite. Le moindre leurre attire la clientèle
et, au besoin, l'hameçon triple détermine les
hésitantes. Il y a quelque chose d'humain dans
le comportement de la grenouille prise. Elle a un
petit cri particulier, moitié protestation, moitié
gémissement. Et, d'Un mouvement instinctif, pour
se dégager du fer qui la déchire, elle fait le salut
militaire et exécute le drapeau. L'homme n'est
pas très fier de tuer ce maigre gibier, sans griffes
et sans aiguillon, sans morsure et sans épines. La
grenouille n'a pour arme que sa souplesse, ses
mains flexibles de pianiste, les muscles longs de
ses cuisses et la glu vivante de sa peau. Cette
mucosité colle aux doigts, s'épaissit et se dessèche
et forme une pOUSSièrefine qui se dissipe dans le
vent. Mais si le pêcheur a le malheur de se moucher,
il renifle cette poudre vésicante, et la tragédie
s'achève en de ridicules éternuements .
LA GRENOUILLE ET MOI
Durant les heures de pêche où rien ne mord et
où je suis las d'errer dans le marécage, je m'amuse
à faire voltiger un pompon de laine rouge toujours
dans le même coin. Aussitot ma grenouille
10

146
GRENOUILLES
accourt, non pas une grenouille de hasard, mais
cette grenouille-ci, la mienne. Je la connais depuis
des semaines et nous aimons tous deux ce sportlà.
Il n'y a pas d'hameçon dans l'appât. Nous
jouons franc jeu l'un et l'autre. Quand la grenouille
a bien dansé pour rien, je laisse un peu
s'attarder le pompon de laine et la grenouille le
saisit. Pas avec la gueule, mais avec la main,
qu'elle porte à sa bouche maladroitement, comme
une campagnarde qui dîne en ville. Elle serre. Je
la soulève et je l'amène dans ml:!- main. Dès qu'elle
a lâché le rouge, elle saute sur le sol, rejoint la
flaque en trois bonds et se cache dans la jonquine.
Je recommence mon manège et la krenouille accourt
de nouveau.
Je l'ai prise cinquante-neuf fois dans la même
saison, sans lasser notre patience mutuelle. J'arrive
à l'attraper de, plus en plus vite et elle saute
de plus en plus tard. de ma main. La dernière fois
que .je l'ai pêchée, ou qu'elle m'a eu - je ne sais
plus au juste - nous nous sommes regardés longuement,
moi sur le bord et elle dans son marais.
J'ai pensé : Ça t'a amusée, ma vieille? Et j'ai lu
. dans sa prunelle : Ça t'a amusé, mon vieux!
XVII
LES MALFAISANTS
L'ENNEMI DANS LA PLACE
Tandis que, pour mieux voir l'infiniment petit,
je me suis couché à plat ventre, je ne me suis plus
méfié du pou insidieux de l'herbe que, selon les
régions, on appelle rouget, aoûtat, bête d'aoüt,
vendangeur, vendangeron. Pour serrer de près la
vérité entomologique, cet infime envahisseur appartient
au genre des leptes. Sa mère, sorte
d'acare, ressemble à une minuscule araignée carmin.
Ainsi se trouve transposée dans le vif la
légende du pou et de l'araignée. Le rouget adulte
se pare du nom martial de trombidion et c'est la
. larve de celui-ci qui pénètre sous l'épiderme des
autres bêtes plus évoluées, Y compris l'homme,
qui lui offre des territoires de chasse fertiles et
étendus ..
Pour ma part, je n'ai jamais eu l'honneur de
voir de mes yeux la larve du trombidion et je suis
toujours arrivé après la catastrophe. A ce moment,
il est trop tard pour prendre des mesures
et repousser l'invasion. J'ai cherché un peu partout
des détails sur le mode de pénétration du
perfide acare. Les manuels savants - et les
autres - sont, à ce propos, généralement muets.
Prodigues de détails c avant) et «après) - j'en
sats autant qu'eux sur ces chapitres - ils devien-

148 LES MALFAISANTS LES MALFAISANTS 149
nent d'une extrême réserve quant à. la période
« pendant >. Si bien que de mauvais esprits en
viennent fi douter de l'insertion sous-cutanée et
se demandent s'il ne s'agirait pas seulement d'une
piqüre superficielle, compliquée d'une gouttelette
de venin. Malgré mon esprit frondeur, j'opte pour
la thèse officielle, tant à cause de la persistance
incroyable des démangeaisons qu'en raison de
l'invisibilité de l'insecte piqueur. A ma connaissance,
personne n'a surpris le rouget en train de
piquer, et nul ne l'a trouvé dans la plaie. Il y a là
un petit mystère hypodermique que le microscope
pourra sans doute expliquer.
GULLIVER CHEZ LES NAINS
Quand le héros de Swift se réveilla sur les
terres de Lilliput, il sentit bien qu'il était pris car
chacun de ses cheveux était amarré au moyen
d'un piquet planté dans la terre. Bien plus subtile
est la tactique du rouget, puisque je me relève
sans savoir que je suis déjà envahi. Je n'ai aucun
soupçon de l'ennemi et déjà des tribus hostiles
S'adjugent les différentes parties de ma personne
comme un vulgaire lotissement. Quand l'agression
se produit par les pieds, les terres basses sont les
plus atteintes. Chez l'homme couché dans l'herbe,
l'ensemble du territoire est infesté en même temps.
Mais il s'en faut que toute l'étendue des chairs
soit propre à la colonisation. La poitrine, les
avant-bras, le milieu du dos, les pieds, les mains,
la tête sont des emplacements indésirables. Il faut
qu'il n'y ait plus d'endroits véritablement fertiles
pour que des pionniers s'y établissent par hasard.
C'est ce qui s'est produit cette fois-ci. Un nombre
considérable d'émigrants occupe les bonnes terres
qui sont les plis des articulations. genou, coude,.
épaule, où il se forme de véritables villages de
rougets. Les raisons de cette prédilection m'échappent,
à moins que le frottement de deux épidermes
ne favorise la levée des huttes charnues où
les larves du trombidion passent pour s'abriter.
A la réflexion, cette hypothèse doit être juste,
puisque la cloque s'accroit par grattage. Nous Y
reviendrons tout à l'heure au paragraphe «démangeaison
>. Les aisselles, les aines, le verso du
genou et la saignée du coude ayant recruté leur
population, restent des lieux d'élection, dont je
respecte le mystère, et d'autres qui font,le tour
de la taille, la capitale des bêtes rouges étant toujours
le nombril.
GRATTAGES
Le surlendemain du jour où j'ai fait, les plus
intéressantes observations dans le marais j'ai
compté sur moi cent trente-deux cloques de
rougets, et mon ami, l'ingénieur Péroné, en a
dénombré cent quarante-quatre (soit une grosse),
ce qui est normal, étant donné sa taille de géant.
Le premier jour, l'intéressé ne sent rien. Aussi
l'infortuné n'agit pas et il y aurait peut-être quelque
chose à faire. Le soir du second jour, le piqué
se gratte machinalement. C'est seulement au
cours de la deuxième nuit que la poussée s'accentue.
Au matin la peau est couverte de petites
éminences qui ne demandent qu'à gonfler. Le
,concours de la victime ne fait jamais défaut. Tout
'lui est bon pour frotter: le manche d'une cumer.
une vieille brosse à dents, et surtout les ongles.
Il y a une volupté grattatoire plus dangereuse que
celles des stupéfiants. Le grattage va toujours

150 LES MALFAISANTS LES MALFAISANTS 151
vers le paroxysme, mais ne l'atteint jamais. Plus
on se gratte, plus on veut se gratter. Une démangeaison
déclenche l'autre. Ma tunique de Nessus,
formée de cent trente-deux tentes à bêtes rougés,
m'envIronne de prurit. La troisième nuit, je forme
des projets Insensés au cours de mon insomnie.
Je songe avec délices à me poncer au papier de
verre, à me racler à l'étrille, à me brosser au
chiendent. Avec la pointe d'un canif j'incise les
nodisités et, dans l'espoir d'en expulser l'occupant,
je les pince durement à la base. Puis je mets sur
la plaIe du vInaigre, du citron, de l'éther, de l'ammoniaque,
et même du nitrate d'argent. La cabane
de rouget qui a fait l'objet de ce traitement spécial
devient le centre d'une cuisson délectable.
Tout plutôt que l'insInuante, obstinée, odieuse
démangeaIson. Mais que faire contre 132? J'ai
beau me livrer aux pires gymnastiques, il est telles
zones arrIères où ne peut atteIndre mon œil.
A moi donc le gant de crin, la ceinture de cuir, la
règle plate, le martinet et autres disciplines!
Enfin, piqué, rongé, fouetté, brftlé, mordu, je m'endors
sur le champ de bataille et les quatre heures
du matIn.
UN CHAPITRE QUI VAUT SON PESANT D'OR
CertaInes plantes constituent le refuge préféré
de la bête d'aoüt. La plupart de celles du maraIs
luI ~onviennent à merveille. Mais les chemins et
les champs n'en sont pas exempts. Une petite
herbe frisée, dite traînasse, les recèle par milliers.
Les bois et les haricots sont des repaires de bêtes
rouges. Pourtant il est des réglons où ces acariens
sont inconnus. La vIrulence d"esleptes commence
à la mi-jumet quand l'année est chaude et sèche.
Si la saison est humide, la grande offensive ne se
produit qu'au mois d'aoüt. Les premières gelées
ont raison de la larve du trombidion. Chasseurs
et pêcheurs retrouvent en octobre la chasse et la
pêche, sans ennuis, sans parasites, sans démangeaisons.
Il y a bel âge que j'ai découvert le moyen de
narguer l'aoütat, depuis ces temps héroïques. La
recette est sans puissance sur la piqüre; mais elle
fait mieux, elle prévient. Un kilo de fleur de soufre
assure la paix de tout l'été. Il suffit de s'en frotter
légèrement l'épiderme et, si l'on ne doit pas s'asseoir
ni s'étendre, d'en mettre une pincée dans ses
souliers. La chaleur solaire et animale fait naître
des gaz sulfureux qui alarmeront peut-être votre
odorat, mais offenseront encore plus l'armée des
leptes. C'est un procédé qui me vient d'un commis
de distillerie, qui l'avait reçu d'un juge de
paix, qui se l'était vu confier par un braconnier,
qui l'avait hérité de son grand-père, que le tenait
lui-même d'on ne sait qui.
LE R];:VI!:RENDPUTOIS
On l'a comparé à un ermite et, ma foi! avec
raison. Il porte une robe brune un peu passée et
vit dans la solitUde. Rien ne lui est si agréable
que le tronc creux d'un vieux saule. Jadis cette
retraite était celle des ondines. Aujourd'hui c'est
celle d'un pillard. Car l'ermitage du putois abrite
la plus grande somme de méfaits que puisse contenir
un animal à fourrure. Le putois est le prototype
de la bête puante. Tout l'alentour lui paye
tribut. Au lieu de faire ses oraisons, il passe ses
journées d'été à dormir et sort, à pas de sole, au
crépuscule, pour aller faire une ronde voraèe dans

152 LES MALFAISANTS LES MALFAISANTS 153
les buissons, greniers et poulaillers. Ce cousin
.sauvage du furet est d'une cruauté diabolique. Il
fait la guerre à ce qui bouge; il égorge ce qui vit.
Quand il n'a pas le temps, à la fin d'une de ses
chasses, de regagner son repaire, il se gîte sous
des amas de branches mortes ou de fagots abandonnés.
Presque toujours il revient au bord de
l'eau et il affectionne les nids de broussailles enchevêtrées
qu'on voit entre marais et rivière,
parce qu'il trouve la paix et la sécurité.
Ce pillard est un sybarite qui veut des sommeils
paisibles. Ses crimes ne lui pèsent guère sur la
conscience puisqu'il peut dormir sans remords.
.Les bruits, surtout métalllques, lui sont odieux.
Aussi le chasseur, son ennemi, prend soin, quand
il l'a dépisté, d'entrechoquer de vieilles boîtes de
conserve, dont la cacophonie l'arrache du terrier.
Le corps long et fluet de cette sorte de belette
fauve se confond avec les joncs morts, les herbes
sèches et les bois rouillés.
Les jours de pluie, il bat les sentiers du marais
à la recherche des grenouilles vertes et rentre
chez lui, l'estomac garni. Après le maigre, le gras.
Sa Souplesse le Putois visite la gent lapine et
trucide les innocents dans le fond de leurs terriers.
Il n'oublie pas les nids des poules vagabondes
que celles-ci cachent dans les haies. Quand il
trouve les œufs, il s'octroie une omelette; quand
il déniche les poussins, il s'administre un salmis.
•..
Un jour que nous étions en plein roncier, l'ingénieur
Péroné et moi, et que la haute stature
de mon camarade trouait les taillis d'épines, j'entendis
une exclamation étouffée et je vis Péroné
i
,1 (
1
1
raccourcir de moitié en hauteur. Son pied s'était
posé sur un amas de fagots vermoulus qui recouvrait
un trou invisible, et la jambe de l'infortuné
avait passé au travers. Mon ami me raconta
plus tard qu'il avait eu l'impression de heurter
une chose élastique et douce. Douceur s'entend de
fourrure et non de tempérament. Des cris aigus
avertirent Péroné que l'appartement de fagots
contenait un locataire, qui protestait avec passion
contre cette manière d'envahir les gens.
Avant que j'eusse pu le secourir, l'ingénieur
s'était dégagé lui-même. Lâchant sa canne à
pêche gigantesque, il se redressa brusquement .
Quelque chose se balançait au bout de son pied,
qui n'était autre que révérend Putois en personne,
aggrippé par les ongles et les mâchoires à l'extrémité
de la chaussure du pêcheur. Celle-ci était
solide, heureusement. L'ingénieur balança la
jambe et, d'un coup de pied magistral, envoya le
putOis vers les hauteurs. Le puant fit deux ou trois
loopings dans les airs et retomba sur terre comme
une poire sèche, puis disparut d'un bond à travers
les ronces .en poussant d'horribles clameurs.
PIRATES
Dans pirate, il y a rat; il y a également rate.
Lui et elle poursuivent des buts analogues qui
sont de voler 'et de faire des rats. Lorsque je suis
immobile, au bord du marais, et que, seuls, mes
yeux vont d'un bouchon à l'autre, le rat apparaît
sur la rive, affairé comme un cambrioleur. Sa profession
le nourrit mal, ainsi qu'il arrive dans la
plupart des métiers en marge, mais elle lui fait
le corps souple et l'âme sans scrupule d'un braconnier.
Il trotte, danse, bondit, nage et plonge.

154
LES MALFAISANTS
Athlète complet, il pratique tous les sports. Les
petites perles de jais qui lui servent d'yeux voient
tout autour de lui. Il sait que je suis là et que je
le guette. Mais il se fie à ses réflexes qui sont plus
rapides que les miens. Il se glisse d'une canne à
l'autre, enjambe allègrement les basses. creuse
l'échine
s'arrête
sous les hautes et, de temps en temps,
pour me regarder. Son regard est celui
des valets de Molière: il suinte la ruse et l'effronterie.
Si j'étais malade ou blessé le rat me grimperait
sur le dos. Il a un coup d'œil pour le sac à
poisson et se dit : «J'y reviendrai par derrière. :t
Il est très capable de ronger la trame, dllt-il Y
travailler longtemps. Il se donne un mal incroyable
pour rapiner et vivre de l'industrie des autres.
les Il achève vaincus. les bêtes demi-mortes et mord dans tous
Je grimace et le regardant et il observe cette
physionomie insolite. Puis il rit derrière ses
moustaches, PUisque J'aperçois une de ses dents.
Mais soudain j'ai levé une main, et, vif comme
l'éclair, le rat a sauté dans la mare. Mon œil contemple
encore le pOint de chute que, nageant
entre deux eaux, l'animal est déjà deux mètres
plus loin. Il a repris pied sur le bord avec tant
d'adresse que je le perdrais de vue si je ne con­
son naissais sac. toutes ses ruses et les tours qu'il a dans
Je me lève et je le poursuis. Il repique une tête.
Au moment où il va émerger je lui jette un morceau
de boue et il plonge de nouveau. Cette fois,
il a compris mon intention et tire droit vers
l'autre rive. Chaque fois qu'il veut remonter à la
surface, je lui envoie un projectile imaginaire et
le rat disparalt sous l'eau. A la fin on ne le voit
,f
LES MALFAISANTS
1
plus. C'est comme si, dégoQ.té des choses de la
terre, il avait fait vœu de rester au fond du
marais. Mais le vieux pêcheur ne s'y trompe pas.
Le rat est là, au milieu, entre deux boùtons de
nénuphar, le corps à demi-immergé, et les prunelles
attentives, attendant que je tourne la tête
pour regagner son logis.
•
• •
155
Sa famille nombreuse habite une maison idéale:
une grosse branche d'arbre creux qui fait saillie
sur le marécage et où les occupants ont aménagé
des portes et fenêtres selon leur commodité. Combien
sont-ils là-dedans? Je ne le saurai jamais,
d'abord parce que je n'aime pas l'arithmétique. et
ensuite parce que les ratons se ressemblent tous.
Une petite tête curieuse se montre ici ou là, puis
rentre précipitamment pour sortir encore. Parfois,
un fils de rat se hasarde sur la branche avec sa
queue en ficelle et son air de petit Poulbot. Le
père et la mère lui enseignent la gymnastique
entre deux séances de cambriole. Et c'est miracle
de voir comment s'opèrent les plus dangereux
rétablissements. Il ,est vrai que le rat dispose d'un
filet idéal. Le raton qui dégringole se reçoit sur
l'eau élastique et s'y débrou11le comme père et
mère, c'est-à-dire en vrai champion.
La promenade favorite. quand je suis parti, est
de visiter ma place. La famille rat fait un sort à
toutes les miettes, à tous les reliefs. Je puis revenir
une heure après; la salle à manger est en ordre
et la chambre faite. Tant de propreté leur donne
le droit de nettoyer le vieux bateau. Les jours où
il y a beaucoup de poisson, le père Croche ou moi

156 LES MALFAISANTS LES MALFAISANTS 157
en perdons un peu, de temps à autre, soit parce
qU'on part au crépuscule, soit parce qu'il s'est
glissé une anguille ou une tanche sous le plancher
de l'embarcation. Les rescapés n'ont là qu'un
sursis. Dès que nos pas ont cessé de résonner au
loin, rat et rate visitent l'embarcation, tirent les
poissons et les entament par le ventre. Au petit
jour, il ne reste au fond de la toue qu'une grosse
arête et un peu de sang.
CHIENS DE pa;CHE
Avec les persistantes chaleurs, les mares se sont'
séparées les unes des autres. Chacune a conquis
son autonomie et conserve sa population. Dans les
unes la vie animale n'est représentée que par des
insectes et des infusoires. Dans d'autres il reste
des espèces indigènes. Les mieux pourvues recèlent
enfin toutes sortes de poissons. Cela dépend en
grande partie de la nature des fonds, suivant qu'ils
sont de sable ou de vase. En outre, le poisson du
marais sait distinguer le sol imperméable d'avec
le sol poreux. Comme on le verra bientôt, cette
question joue un rOle essentiel dans la conserva­
eaux. tion des espèces, au moment de l'épuisement des
Les grandes fosses ont été visitées dernièrement,
je sais bien par qui, mais je ne veux pas le
dire. La plus rectiligne a subi l'épreuve de
l'araignée, qui est le plus perfide des engins. On
sait que ce filet, simple et droit, a des mailles
presque invisibles, en raison de la finesse de son
fil. Le poisson, surtout quand il est effraYé, croit
pouvoir passer au travers, mais il n'y engage que
la tête. Cela suffit : les ouYessont prises et il ne
peut ressortir. Le braconnier qui est venu est
aussi bon pour la pêche que pour la chasse. lIa
deux petits cockers admirables qui sont également
propres aux deux. L'araignée est tendue au milieu
du canal principal et perpendiculairement à son
axe. Nul poisson ne peut passer d'une moitié dans
l'autre sans rencontrer le filet. Les cockers se
mettent à l'eau successivement à chaque bout de
la fosse et, au commandement, reviennent vers
l'araignée au moyen d'une nage 'en zigzag. Le
poisson, effrayé, fuit devant eux et se heurte à
l'araignée dont les bouchons secoués dansent
comme des fous.
Le même braco fait plonger ses chiens à grand
bruit pour pêcher à la main sous les crOnes. C'est
exactement le procédé qu'emploie la loutre pour
faire gîter le gros poisson.
NETTOYEURS DE MARAIS
Cette nuit, c'est plus grave, la grenade est
intervenue. J'avais remarqué deux trous de faible
diamètre mais d'assez grande profondeur. Ils
regorgeaient de poissons, parce que les branches
environnantes étendaient sur eux une protection
feuillue et aussi parce que de vieux troncs morts
leur faisaient une protection dans le fond. Les
bracos n'ont pu Y mettre le filet par crainte des
déchirures, mais ils Y ont jeté une grenade qui a
éclaté entre deux eaux. Des centaines de livres
sont remontées à la surface. Les mystérieux visiteurs
les ont emportées de là à pleins sacs. Vingt
personnes feraient un repas de l'abondance de
leurs restes. Ils ont négligé la petite friture, qui
va pourrir lentement. Tous les voraces d'alentour
s'en régaleront, y compris les chats sauvàges. Les

158 LES MALFAISANTS
cadavres des tanches, plus denses, sont demeurés
dans le fond.
Il arrive que, pressé par le temps, le lieu, ou bien
gêné par les branches, le braconnier calcule de
travers la seconde d'éclatement. La grenade explose
alors prématurément avant de toucher le
marécage.· Elle fait tout de même son office de
mort et de mutilation. Je connais ainsi, quelque
part, un infirme de date récente. Il s'est battu à
la guerre. Mais ce n'est pas Verdun qui l'a fait
manchot.
La noix vomique est également employée par
les fanatiques de. pêche massive. D'autres, plus
frustes encore, jettent de la chaux dans les trous.
Ainsi tout périt d'un coup : plantes, poissons, insectes.
La Nature prodigue la naissance et l'homme
la destruction.
• r
XVIll
A L'OMBRE DES ARBRES TORS
Les arbres sont un peuple de géants, dispersés
un peu partout. La plupart sont de taille élancée;
beaucoup .ont la peau rugueuse; quelques-uns
portent des poils. On en trouve cependant qui ont
le corps lisse, comme les hêtres, mais tous ont des
cheveux verts. Ceux qui vivent dans les forêts
forment d'immenses rassemblements. Leur foule
peut recouvrir des lieues et parfois des milliers
d'hectares. Les plus anciens dominent les plus
jeunes. Quand on est. couché sur le dos, par vent
frais, on les voit, en groupes de deux ou trois, se
saluer et se faire des politesses. Ils sont lents,
réfléchis, et leur voix est faible comme un murmure.
Je me suis approché souvent pour les entendre,
mais n'ai pu comprendre ce qu'ils disaient .
. Ces géants meurent rarement de maladie. Ils ne
tombent que terrassés par la vieillesse, ou directement
foudroyés par la colère du ciel. Leur corps
s'affaisse sur ceux de leurs voisins qui les soutiennent
de leurs épaules et s'efforcent d'adoucir leur
chute. Quand l~urs cadavres gisent par terre, ils
s'y dessèchent et s'y momifient, sans odeur de
corruption.
Mais les arbres des forêts sont pareils aux
habitants des cités. Ils apparaissent si nombreux
que leur foule est méconnaissable. Plus on avance
dans les avenues des grands bois et dans l'épaisseur
des taillis, plus leurs formations semblent
anonymes .

160 A L'OMBRE DES ARBRES TORS
Les arbres du marais, au contraire, ne sont
qu'en nombre réduit. Ils constituent à peine des
hameaux dans l'immense territoire des arbres.'
Dans mon marécage je connais chaque individu
et certainement chaque individu me connaît. Il
y a la famille Peuplier et la famille Ormeau, qui
sont de beaucoup les plus nombreux, puis la famille
Saule, la famille Marseau, la famille Aubépine
et, quelque part à l'orée de la prairie, la
famille Osier.
La famille Peuplier a des cousins un peu partout
sur les bords de la rivière, mais ceux-ci sont
plus nerveux, plus agités, plus bavards. Elle en
compte aussi beaucoup sur la route départementale,
qui sont devenus fonctionnaires des ponts et
chaussées, c'est-à-dire (si j'en crois l'ancêtre du
Canada) qui ont mal tourné.
Les peupliers du marais paient tribu à la gibbosité
unanime, qui est la marque constitutive
des arbres-aux-racines-dans-l'eau. Je ne connais
qU'une seule grande exception à cette loi : l'olivier
dans sa garrigue. Où qu'il émerge de terre cet
arbre a l'air torturé. Les occultistes ont toujours
prétendu que l'olivier souffrait et que son attitude
était celle du supplice. On a un peu la même impression
dans le marécage, avec cette différence
qu'il n'y a pas de tristesse dans mes arbres tors.
Contrefaits comme les bossus, ils ont des bossus
la malice et le sens comique. Dans les anatomies
en cor de chasse la compression du corps ilbère
l'esprit.
Voyez l'ormeau. Il a inventé pour son usage
personnel les modes les plus saugrenues. Tel est
nu des pieds à la tête, tel porte une robe empire,
tel autre un anachronique petit jupon. L'homme
A L'OMBRE DES ARBRES TORS 161
les tond jusqu'à l'os; 11s repoussent en bouquet
d'artifice avec tant de fougue et de frénésie qu'ils
découragent serpe et croissant.
La famille Osier est plus maltraitée encore par
les humains. Son mauvais caractère cause sa
perte. Comme elle est revêche, cinglante, contractile,
on l'émonde tous les ans. Les vanniers
ont toujours fait mon admiration au cours du
dressage de l'oseraie. Quelques semaines leur suffisent
pour dompter ces durs serpents. Un enchantement
naît sans doute de ces manipulations,
puisque, enchaîné par leur magie, l'osier le plus
malveillant, le plus traître, devient bête comme
un panier entre leurs doigts.
La famille Saule est la plus élégiaque du hameau.
Penchée sur l'eau comme Narcisse, elle y
trempe ses chevelures aux frissons d'aluminium.
Le grand-père, vénérable vieillard que je connais
bien, me reçoit à cœur ouvert, c'est-à-dire
qu'ayant perdu la moitié de sa carcasse, le reste,
creux comme une lanterne, est exactement parallèle
à la sùrface du marais. Je m'avance sur ce
pont branlant et je descends ma ligne sous la
grotte verte de ses branches. C'est si frais et si
intime que je m'attends, chaque fois, à voir une
ondine tirer le bouchon.
La famille Aubépine a le caractère pointu. Elle
ne pique pas pour piquer et reste à la place où
Dieu l'a mise. Mais elle n'aime pas qu'on vienne
fourrager dans ses dessous. A la fin de mai les
fleurs lui sortent de toutes parts. Les haies sont
virginales et sompteuses comme des files de premières
communiantes. Les rameaux ont l'air
d'avoir été trempés dans la crème et une odeur
de pâtisserie flotte dans l'air. En fin de saison la
11

162 \ A L'OMBRE DES ARBRES TORS '.
famille Aubépine change de drapeau et met; rougir
au soleil des myriades de senelles. Mais le
fruit est aussi sot que la fleur avait d'esprit.
La famille Sureau fait feu de ses quarante
pieds. Avant le printemps elle a ses feuilles printanières
et dès les beaux jours elle écume. Son
odeur vireuse tourne autour de moi. Puis ses baies
apparaissent et du vert tournent au noir, ensanglantant
les taillis et les becs des merles.
La famille Marseau n'a qu'un temps de surmenage,
celui où· elle fabrique ses chatons. En
mai,le marais est recouvert de millions de chenn~
les végétales qui, après avoir volé une seconde,
apprennent ensuite à nager.
Que dire de la famille Eglantine, hargneuse,
tenace, prolifique, et surtout de la famille Ronce,
qui vit aux dépens de chacun?
Dans cet asile de liberté qu'est le marais, la
Ronce représente le fil à la patte, l'obstacle, la
sournoiserie, l'entrave, quelque chose comme un
gendarme qui serait devenu malfaiteur ..
Rien n'est aussi merveilleusement créé pour le
mal que le roncier, nid de pirates où tout le
..monde s'unit, s'épaule, se pousse, s'enchevêtre,
qui se sème, se bouture, se marcotte, pousse dans
le roc, la tourbe, la maçonnerie, et vit aussi bien
racine 'en haut et tête en bas. Pieuvre immense
aux tentacules démesurés, qui pour suçoirs a des
épines et dont les thyrses de l'année croissent à
l'abri des sarments morts. Eruption sournoise du
mal végétal, plus dure à mesure que je la mutile
et qui, dans ce combat entre la vie intelligente et
la vie immobile, reçoit moins de blessures que
l'adversaire et reste maitresse du champ clos.
Faux, croissant, couteau, n'y peuvent rien, dans
A L'OMBRE DES ARBRES TORS 163
le hallier spongieux où la Ronce se tortille. Pareille
à l'hydre, ses têtes repoussent à mesure qU'on
les ·coupe, et mille pousses tendres sortent, à raison
d'un millimètre par heure, de son vieux cœur fourmillant.
L'eussiez-vous arrachée jusqu'aux profondeurs
du sol, la Ronce renait de chaque lambeau
de racine, en sorte que, voulant la détruire,
vous multipliez ses enfants.
Il y a qu'un moyen d'anéantir ce poulpe du
hallier. C'est le Feu, qui dessèche tout et cuit le
sol de ses braises, mais la mort de la Ronce entralnerait
la mort de tous les autres arbres du
marais. La famille Ronce le sait bien. C'est pourquoi
elle se noue aux autres espèces, se propage,
s'agglutine et, de victimes innocentes, se fait un
inviolable bouclier.
•
••
Si je viens la nuit au pays des arbres tors, j'interroge
les fantômes des arbres. Leurs ombres
sublunaires ont de bizarres scolioses, des loupes
et des tumeurs.
Les joncs chuchotent, les panaches bruissent, les
feuilles grelottent, et c'est comme une musique
surannée que traverse d'Un moment à l'autre la
plante rythmique du sureau. Quand le sureau
gémit dans le "ent on dirait une voix en peine,
comme si chaque fibre du tronc s'étirait, douloureusement.
Et si la lune est dans son plein, le mystère se
fait chromolithogravure. Les palets clairs des
nénuphars se découpent sur l'étain du marécage.
Les grenouilles bavardent. La chouette stridule.
Et la mare ressemble à un paysage japonaiS.

XIX
QUELQUES EMPLUAœS
PLUVIERS
C'est seulement quand l'équinoxe d'automne a
donné un coup de pied dans le beau temps qu'on
voit surgir les pluviers sans qu'on puisse savoir
si la première pluie les chasse devant elle ou si
les pluviers traînent dans leurs bagages la première
pluie. En familles nombreuses, tous ces
oiseaux tachetés d'or empllssent le marais de leur
vol brun et mes orellles sont éclaboussées de leurs
petits cris vifs et mélancollques. Le jour, ils demeurent
assez tranqullles et se contentent de
piéter. Au vrai, ne dansent-lIs pas? Si, un pas.
toujours le même, avec de brusques saluts qui leur
jettent' le bec sur le sol.
Les voilà. réunis dans un endroit découvert, là.
où le gravier et le sable affleurent. Toute la bande
trépigne sur place. On dirait un championnat de
fox-trott.
Ce vieux braconnier de père Croche a voulu
détruire mes lllusions en affirmant que les pluviers
ne dansaient pas mais foulaient le sol pour
. faire sortir vers et insectes de l'arène. D'après lui,
leurs salamalecs ne seraient pas des politesses
mais de l'appétit et des coups de bec. Je préfère
mon explication chorégraphique qui ne choque ni
les pluviers ni moi-même. La preuve que leurs

166
QUELQUES EMPLUMI!:S·
ébats sont désintéressés, .c'est que toute la bande
s'enlève au crépuscule et organise dans les airs
(où il n'y a point de lombrics) la plus étourdis':'
sante fête d'aviation. Plongeons, renversementS,
feuille morte, vol à l'envers, parachutisme, aèrobatte,
rien n'y ·manque. Ils volent pour rien, pour
le plaisir, pour l'honneur, comme le père Croche
lui-même, en somme ils volent pour voler.
VANNEAUX
On dirait qu'ils tombent du ciel, où le vent
herse les nuages, comme autant de flocons d'une
neige vert doré. Le vent du midi les a amenés en
nombre tel que leur vol obscurcit le ciel d'octobre .
Tous ces errants forment une escadre aussi
prompte que le Tapis Volant des Mille et une
Nuits. Ils montent parfois si haut dans le !irma-'
ment qu'Hs deviennent de la grosseur des petits
pois, puis des puces, puis des grains de suie, et
continuent à s'élever jusqu"à ce que l'armée tout
entière ne soit elle-même qu'un point mouvant.
Quand ils descendent, au contraire, ils ressemblent
aux mailles d'un filet, qui s'étend, grandit,
et, sous sa nappe gigantesque, emprisonne un'
demi-hectare avec tous les germes qu'il contient.
Les vanneaux ont toujours faim et ne sont pas
encombrés de scrupules. Je ne vous conseUle pas
de leur confier la garde du blé vert. Ils changent
sans cesse de cantonnement, à la 'manière des
anciens ras abyssins, qui laissaient les territoires
appauvris pour aller en ravager d'autres. Ils sont
mi-malfaisants et mi-utiles. En trois jours ils
défrichent un champ immense et le rendent au
propriétaire net d'escargots, de courtilières et de.
vers blancs.
.
i',
"
~
i'
t.
1
{
t
1
" ~I
QUELQUES EMPLUMI!:S
167
Le vanneau court sans arrêt quand il a le pied
à terre. C'est un batteur d'estrade émérite et sans
cesse en mouvement. Dès qu'il aperçoit le petit
montièule de crottes du lombric il s'installe dessus
et foule les excréments .comme une vendange.
Rien n'est vif comme le jeu de ses pieds rougeâtres,
jusqu'à ce que, la danse terminée, l'oiseau s'immobilise
à côté de l'orifice et guette le ver de' son
œil noir. A peine celul-ci- a-t-il mis le nez à la porte
qU'un coup de bec rapide l'arrache de terre et le
vanneau l'avale par saccades avec des frémissements
de VOlupté.A la fin, les dix mille vanneaux
ont mangé cent fois cent mille vers et les trous
des lombrics sont veufs sur une grande étendue.
Becs et pattes de vanneaux sont englués de terre
visqueuse' et toute la horde vient au marais purificateur.
Le proverbe dit quelque part : c Les vanneaux
sont maigres quand Hs vont en troupe. ~ En revanche,
cette vie en bandes immenses leur permet
de narguer les ennemis. Nul oiseau de proie n'ose
s'attaquer de front à leur fourmillante répUblique.
Et les vanneaux ne se gênent pas pour cpiquer une
chasse ~ à la buse ou au corbeau. La corneille
mantelée cependant résiste à leur offensive.
Quand elle a trouvé les œufs que dame Vanneau
pond dans l'empreinte d'un sabot de cheval ou de
vache, elle perce une paroi de la coquille et s'envole,
l'œuf au bec. Cet outrage enflamme les vanneaux
et tout le peuple huppé fond sur la corneille
mantelée. Mais celle-ci n'en a cure. Sourde aux
cris et aux injures, elle poursuit lourdement son
chemin au milieu des escadrilles' en fureur.
Les vanneaux sont si méfiantS que l'homme ne
peut les approcher. Moi-même je leur suis sus-

1~8 QUELQUES EMPLUM~S
pect avec ma seule canne à pêche. A la moindre
alerte on voit disparaître toute cette infanterie
ailée ou cette aviation à pied.
Le père Croche ne réussit à tuer les varinea ux
qu'à cheval, et encore cette expression est inexacte.
En réalité, le bonhomme mène sa bête par la
bride et s'en fait un paravent. Les vanneaux se
font· illusion à cause· de la présence de l'animal, ~
bien que, vu par le travers, celui-ci totalise arbi-l'
trairement six pattes. Il est vrai que ces trois .
paires sont également velues et uniformément
chaussées de sabots. Le père Croche se garde bien
d'aller droit sur les vanneaux. Il fait des zigzags,
s'arrête, repart, agit, en un mot, comme un cheval
de prairie. Une fois à bonne portée, le faux centaure
lâche son coup dans le tas.
Mais le vieux cheval a des rhumatismes, parattil,
et répugne de plus en plus à venir dans le marécage.
J'ai idée que cette bête innocente a honte
de son rOle de trattre et c marche:t de moins en
moins.
- Mon gendre, affirme le père Croche, m'a dit
qu'on avait inventé une vache artificielle. C'est ça
qui serait commode pour approcher les bêtes en
plaine. Mais ça doit coûter les yeux de la tête et ...
savoir si c'est chassant 1
Je ne réponds ni oui ou ni non; et le vieux suit
son idée. Quinze jours après, je l'aperçois embusqué
derrière une vache immense aux pis cubistes
et qu'il a découpée dans l'affiche de pUblicité
d'une marque de chocolat.
Le père Croche a collé l'image sur un panneau
de bois de même forme et, de temps en temps, il
essaie de déplacer le tout dans la direction des
vanneaux, qui l'observent avec inquiétude et cu-
{:
QUELQUES EMPLUMIl:S 169
riosité. Malheureusement pour lui le père Croche
est trop malin. Il s'est placé à bon vent, c'est-àdire
que celui-ci refoule ses odeurs animales; mais
la brise repousse aussi le panneau, qui fait résistance
et ne véut plUs avancer. Le père Croche a
grande envie de sacrer. Las! une vache qui jure
devient tôt suspecte et le vieux braco s'en rend
compte par le trou d'œil qu'il a percé dans la
plate-cOte du ruminant. Je suis les progrès de l'engin
avec intérêt. Le père Croche, accroupi, tente
une nouvelle progression d'un ou deux mètres. Or,
à peine la pseudo-génisse a-t-elle les pattes audessus
du sol, qu'un coup de bourrasque s'abat
dessus. Je vous prie de croire que ce n'est pas long.
L'appareil est brutalement plaqué contre le sol,
le père. Croche enterré dessous et le bruit d'une
détonation s'élève. Profitant du désarroi général,
le fusil du père Croche, qui est sorcier comme son
mattre, est parti tout seul... Les vanneaux aussi,
bien entendu. Et déjà je me précipite sur les lieux
de la tragédie, quand je vois sortir le bonhomme
indemne. Il n'y a de chance que pour les voleurs !
UN TRIANGLE QUI VOLE
J'ai vu passer, là-haut, le premier vol de grues.
Les voyageuses sont si près du ciel qu'on croirait
du plomb numéro 10. Elles m'ont toujours fait
rêver de pays étranges et de terres d'exotisme.
Elles ressemblent aussi à la pointe d'une flèche
dont la hampe est invisible et qui unit d'un seul
vol le nord et le sud.
CHEVALIERS
Je pense qu'on les appelle ainsi parce qu'ils ont

170 QUELQUES EMPLmtts QUELQUES EM:PLUMlts 171
les jambes longues de don Quichotte ou encore
parce que leur manière de courir ressem1:Heà celle
d'un cavalier. i
Le chevalier-combattant est toujours prêt pour L
le tournoi. Il charge continuellement ses adver- . ~l
saires haut Juchés et part à la conquête de ses 'r
belles. Une «bougeotte ~ intense le possède et il
s'escrime sans cesse des ailes, des pattes et du bec.
Les chevaliers sont toujours à pied, contrairement
à ceux des romans de chevalerie. Ils forment
des tribus parfois mélangées : celles des Pieds
Verts, des Pieds Jaunes et des ~eds Noirs. Les
jours où il y...a de l'électricité dans l'air tout ce
monde se bat avec frénésie, et sans raison raisonnable,
ainsi que chez les humains.
Telles espèces ont des sobriquets POlissons: culblanc,
arlequin, guignette. Celui qui m'amuse le
plus est le chevalier-gambette, aussi amoureux de
ses jambes que Mistinguett. Après une journée de
chasse et de limaçons il vient se laver les pattes
dans le marais pour les débarrasser de leur boue.
Parfois il y en a plusieurs à faire des éclaboussures
et, le soir, chacun va dormir près de sa chacune
avec des tarses tout neufs.
ImRON-RON-RON ... PETIT PATAPON
,
Je puis mettre mon réveil à quatre heures du
matin et escamoter ma toilette, le héron est toujours
levé avant moi. Bien mieux : il est à la
pêche avant le père Croche. Aussi le père Croche
le déteste, surtout depuis que, pour gober une'
tambour.
anguille, le héron de notre district lui a crevé un
L'espèce héronnière et la gent Croche ont déjà
éChangé à plusieurs reprises coups de fusil et
f,
;
coups de bec, car ces deux pêcheurs-chasseurs
invétérés ont la manie de s'embusquer aux environs
du crépuscule et leur résistance est identique
aux moustiques et à l'ennui.
Le héron est formidablement armé, et son rostre,
en vol notamment, pratique le coup du Parthe,
si j'en crois du moins les dires. des anciens fauconniers.
Le «bihoreau~, poursuivi dans les airs,
re~ourbe, dit-on, son cou sur le dos et la pointe
de sa baïonnette reste dressée en l'air parmi ses
plumes ébouriffées. Aussi arrive-t-il que ses ennemis
s'y embrochent en voulant frapper dessus.
Le père Croche ne pouvant suivre le héron dans
,les airs s'applique à déranger son ennemi quand
il pêche. Mais celui-ci resté des heures immoblle
et se confond avec l'herbier environnant.
Je ne connais rien de plus patient que le
pêcheur du Pont-Neuf, si ce n'est l'oisif qui le
regarde, mais ma patience est plus grande encore.
. si je vois pêcher le heron. La tactique de celui-ci
est un modèle de simplicité. Il s'agrippe par ses
ongles dentelés à une racine submergée, garde une
immoblIlté absolue et fait bientôt partie du décor.
Les poissons qu'il a effrayés reviennent peu à peu
au voisinage de ses pattes, jusqu'à ce que l'arbalète
héronnière se détende et les harponne d'un seul
coup. La proie avalée, le héron reprend sa faction
sur sa colonne crurale, et le marais, durant une
demi-journée, revêt son allure d'étang abandonné.
. C'est seulement après avoir vu le héron les
pieds dans le plat que j'ai compris l'intérêt d'avoir
une queue ratée. Si le héron portait, comme le
paon, une robe à traîne, celle-ci s'abîmerait dans
l'eau.

172
QUELQUES EMPLUM~S
POULES D'EAU
On en compte une paire par marais, à moins que
celui-ci ne soit très considérable. J'ai donc, mol
aussi, mon couple unique avec lequel je joue à
cache-cache soir et matin. Celui qui pratique assldüment
le même coin finit par en connaître les
aitres, .de sorte que le ménage Poule-d'Eau a inventorié
toutes mes places et que je n'ignore aucun
des refuges du ménage Poule-d'Eau.
J'al connu d'abord les deux sauvages époux
quand ils étaient seuls: Lui, le Coq (qui est tout
de même une poule), avec sa tête mieux dressée
et son corps un peu plus gros; Elle, la Poule, avec
sa robe moins sévère,. son corsage marron et son
jupon blanc.
Le mâle a dü remarquer la femelle tout de suite
à cause de la finesse de sa jambe et de l'élégance
de sa démarche. Le port de la jarretière rouge est
"obligatoire pour chacun des amoureux. La poule
faisait alors mllle façons, virait d'un coup sur ses
pattes, déployait une queue immaculée puis la
relevait coquettement. Elle évoquait les élégantes
d'avant 1900 qui savaient passer dans la boue
maculatrice sans en mettre une crotte à leurs
dessous.
La Poule-d'Eau, qui ne se croit pas observée par
un œil humain, forme un délicieux spectacle. Elle
,pratique une souple J;lage, puis aborde sur un
nénuphar ou même sur un rameau. Là, elle s'arrête
un instant, se remet à nager ou à piéter,
glisse sans faire de bruit à travers les herbes, se
comporte en un mot à la fois comme un acrobate,
une Jolie femme et un cambrioleur.
La Poule-d'Eau bat tous les records de propreté
et pratiquait l'hydrothérapie au début de l'A,ge
11
QUELQUES EMPLUM~S
quaternaire, c'est-à-dire en un temps où les anglosaxons
eux-mêmes ignoraient le bain et les waterclosets.
Il n'y a pas une tache sur son habit, pas
une souillure sur ses pattes. Son bec orànge et
olive est toujours verni de frais.
Le coq n'a pas été insensible à tant de qualités,
d'autant qu'il les a lui-même. Il a organisé autour
de la femelle une cour assidue et lui fait ses aveux
entre deux plongeons. Puis il lui montre le vol
sous l'eau, que n'ont réussi Jusqu'à présent ni les
champions de crawl, ni les as pilotes, et qui consiste
à nager à grands coups d'ailes entre deux
eaux.
Enfin le nid m'est apparu un beau jour, dans le
plus épais du fourré, en forme de coupe de planets
tressées, avec huit œufs un peu sombres, criblés
de taches de rousseur.
On dit que certaines vieilles pOUles de marais
ajoutent à l'édifice familial une sorte de petit
dais. Avec ce perfectionnement architectural le
nid devient invisible. C'est du moins ce qu'assurent
les bons auteurs ..
Quinze jours après j'entends à la surface un cri
bref, suivi d'un clapotement plus intense, et, un
soir, en pliant mes lignes, j'aperçois la progéniture
flottante en train de croiser sul l'autre bord. A
peine la POUle-d'Eau m'a-t-elle vu que tout le
monde a plongé. Le synchronisme des croupions'
m'émerVeille. Il semble, en cas de péril, que
chaque bec. chaque patte, chaque aile soient
réunis par un fil.
LE RALE D'EAU
173
Le jour, nous nous entendons parfaitement,
parce que nous sommes aussi paisibles l'un que
/

174 QUELQU:œ ·EMPLUMES
l'autre, moi en face de mon éventall de lignes
tendues, lui au m1lieu d'un Hot de joncs séchés.
Le râle sait très bien que je suis son voisin' et que
je ne le dérange jamais. Il m'observe à travers les
herbes. Et s'il ne vient pas me rendre visite, c'est
certainement par pudeur. '
Le crépuscule du soir le tire hors de chez lui, à
moins que ce ne soit l'appétit d'animalcules. Il se
met alors en quête d'une manière si subtile que je
ne l'entends ni sortir ni rentrer. Mais son cri
m'indique où il est. On dirait un coup de cravache
dans le vide. Certains l'ont comparé au râle' de
l'agonie, mais c'est là du pur lyrisme. En réalité,
le râle d'eau semble poussif.
Mais qu'un chasseur vienne à passer, avec son
cocker de bonne tenue, aussitôt notre asthmatique
se transforme en champion de course à pied. Ahl
ce n'est pas le souffle qui lui manque 1 Son
poitrail, admirablement carêné, lui ouvre les talllis
des herbes, ses tarses immenses le propulsent
et 11troue l'air de son bec. Rien de plus empoignant
que la course du râle poursuivi et qu'on
devine avec peine. Pas un bruit d'eau, pas' un
tressaillement des joncs ne marque son passage
dans le ,marais. Le chien le plus léger fait figure
de lourdaud à la poursuite de cet as de la fuite
en zigzag, de ce chevalier de la poudre d'escampette.
Le râle court sans enfoncer sur les vases
molles et les pellicules de l'eau. Ici, là, ailleurs, il
est partout à 'la fois et on ne l'aperçoit nulle part.
Il embrouille si bien ses pistes que le chien, neuf
fois sur dix, doit donner sa .langue au chat.
Très tard, après la tombée de la nuit, ou très
tôt au petit jour, il m'arrive de me trouver en
présence du râle. Cet oiseau farouche ne s'enfuit
"~
·t
• 'I~
;, QUELQUES EMPI..mtts 175
1 t·'·
"
pas, comme on pourrait le croire. Il considère ma
silhouette immobile avec un réel étonnement.
Nous gardons l'arrêt, tous les deux, aveé une perfection
qui m'enchante. Je voudrais tenir jusqu'au
bout, mais toujours il me survient une impatien:..
ce, un éternuement, une démangeaison. Cela suffit.
Le charme est rompu. Le râle se dit: c C'est
un homme!:. et, prompt comme l'éclair, il
s'évanouit dans le marais.
...ET AUTRES SEIGNEURS DE MOINDRE IMPORTANCE ...
Je vois souvent, au printemps, passer au-dessus'
de ma tête la mésange trin-trin, qui accroche son
nid aux roseaux. Quand plusieurs familles sont
voisines leur bavardage devient à peine supportable.
Les petites commères à bec pointu s'égosillent
tout le jour.
Mais la plus sportive est la penduline-archltecte,'
qui suspend au-dessus des eaux un nid consiqérable
en forme d'aumônière ouverte sur le
flanc. L'oiseau en aménage le couloir étroit,. et,
quand il revient de la chasse aux insectes, s'engouffre
en plein vol dans sa maison balancée et
y atterrit sans casser les œufs.
Le martin-pêcheur vient me voir parfois, entre
deux ricochets sur la rivière. Il rase le marais d'u~
vol oblique et n'y reste jamais longtemps. Le jour
où la tanche ne mord pas et où j'ai l'air d'un
bouddah immobile, il se pose sur la plus grosse de
mes cannes et y fait des exercices d'équilibre fort
réussis. Sa grosse tête de penseur l'emporte sur
sa queue rognée. Je crois toujours qu'il va tomber,
mais toujourl), à l'ultime seconde, un coup d'é\lhine
le rétablit, Quand il s'est bien trémoussé sur Inon
bâton, 11prend congé en lâchant une petite crotte
•.

176 QUELQUES EMPLUMltS •
et fuse vers l'inconnu comme un projectile rouge
et bleu.
Le pivert est moins familier, comme il sie(i à un
oiseau de haut plumage. Ce somptueux volatile ne
va au bois qu'en manteau de cour jaune et vert.
Tant de magnificence ne l'empêche pas de faire
son métier, qui est de manger les fourmis et les
larves des écorces. De son bec puissant et de sa
langue cornée il éventre les fourmilières du canton.
Parfois la démolition lui semble trop ardue
et 11use de malice. Il se couche, dit-on, ailes
étendues, sur le sentier de guerre. des fourmis. Et
là 11fait le mort, une heure durant, jusqu'à ce que
toute la fourmilière se le dise et accoure en foule
pour manger l'ennemi défunt. Quand les bataillons
sont rassemblés, le faux cadavre ressuscite et •
fait ripaille formique avant de porter l'aubaine à
ses petits.
xx
LA Pl!:NlTENCE CANICULAIRE
Trente jours sans pluie ont passé sur le marécage.
Trente fois vingt-quatre h~ures, où d'abord
la chaleur du jour s'est aggravée de la touffeur
de la nuit. Puis les ciels nocturnes ont fraîchi,
mais la nue est restée sèche. Malgré les intenses
rosées de l'aurore, toute la terre crie la soif. Les
deux tiers du marais émergent à présent et le
soleil y promène son chalumeau féroce. Le sol
craquèll!, se fendille. La vase grise se soulève par
quartiers hexagonaux. Là où le dessous est resté
humide, les plantes vivent encore. Partout ailleurs,
les herbes se fanent et la vie se réfugie dans
leurs rhizomes ensevelis.
Les végétaux du marais sont taillés pour toutes
les éventualités, grâce à leur organisation amphibie.
Tour à tour ils subissent la crue ou la dessication.
Tantôt il n'en demeure rien hors de l'eau;
tantot ils sont gainés dans la terre dure, dont le
limon se resserre chaque jour comme un corset.
Noyés, ils se dilatent et s'imbibent à l'excès; desséchés,
ils se ratatinent et concentrent la vie dans
leurs racines. Car ils sont de taille à braver les
jeUnes et les indigestions.
Les roseaux cement le marais de toutes parts;
les joncs têtus l'investissent. Toute une. armée
dorée aux lances frémissantes assiège l'étang altéré.
La pOChecentrale se rétrécit de plus en plU8.
11

178 LA ~ITENCE CANICULAIRE LA Pll:NITENCE CANICULAIRE 179
. A la fin même·elle se divise. L'élément liquide ne
subsiste plus que sous certaines souches et dans
les trous.
Les oiseaux n'ont presque plus le courage de
chanter; d'ailleurs leur famille s'est envolée. Le
pic infatigable poursuit son travail de bÜcheron.
Le geai rit sardonique ment de la déconfiture universelle.
Le loriot regrette le temps des cerises. Le
pic est à l'affüt des poussins. Seul, le merle continue,
matin et soir, à ouvrir et à fermer le robinet
des bruits de la nature. Le reste du temps, 11
étouffe dans son habit de drap noir.
La canicule a passé sur les corbeaux sans ralentir
leur intense boulimie. Il Y en a une troupe,
. justement, qui fait dans le pré à toison rousse une
orgie de sauteriots. Le sauteriot est le modèle type
de l'imprévoyance et rendrait des points à la cigale.
Il n'a d'ailleurs pas l'excuse de la méditer-
1 • :~
ranéenne et ne manie point l'archet. Il ne sait
pas se faire de nid et vit à la belle étoile. La rosée
et la pluie l'alourdissent, la chaleur le rend léger.
. Le sauteriot est un enfant de l'air chaud. A demiaviateur,
à demi-champion de saut, il exécute des
bonds innombrables. Peu importe la direction où
11saute; fait pour bondir, il bondit. Il arrive que
le saut d'après annule le saut d'avant et le ramène
exactement à la même place, mais le sauteriot
n'en a cure et rassemble ses cuisses aussitôt. Tout
lui sert de tremplin : un jonc, une herbe, une
brindille. Cette année, la multiplication des sauteriots
a été telle qu'ils pullulent comme les poux
de mer. Lorsque je mets le pied sur les territoires
de leur nation, là où la prairie n'est plus rase,
l'armée sauteriote m'entoure les jambes d'un
nuage bruissant et doré. Ils me rappellent les
danses des moucherons de Bernardin de Saint­
Pierre et aussi l'agitation puérile des foules humaines.
La Fatalité y promène mes bottes gigantesques
ou le bec noir des corbeaux. Quand ceuxci
ne m'ont pas encore repéré, leur compagnie se
rue au festin volant des sauterelles. Sans arrêt les
corbeaux picorent la manne acridienne qu'iIs
doivent au dieu Thermidor. A moins d'être dérangés
par quelque intrus, ils s'obstinent dans l'herbe
.de feu jusqu'à la vêprée et repartent, ailes lourdes
et ventre plein à crever, qui vers le clocher de
l'église et qui vers la tour du château.
La dîme prélevée quotidiennement par les freux
ne diminue pas le nombre des sauteriots et ceuxci
ne tarderaient pas à former une immense multitude
si la Nature ne poussait leur armée vers
les chardons. Il y a là, entre prairie et marais, une
zone-où les chardons sont grands et ouvragés
comme des lustres de cathédrales aux bobéchons
d'or roussi. Leurs longs dards sont tous dressés
vers le haut et, partant du sol, s'érigent en plusieurs
étages .
Les sauteriots y arrivent en septembre, pousséS
par un obscur destin. Les innocents continuent à
sauter dans toutes les directions et s'accrochent
aux aiguillons du chardon par une pièce de leur
cuirasse. Les sauteriots ont beau être des millions
et des millions, c'est par milliards et par milliards
que les chardons hérissent leurs épines. Avant les
premières gelées, d'innombrables petits cadavres
y pendent, desséchés. Les bonnes gens des alentours
y voient une manière de suicide : «Le temps
de la vendange s'apprête, dit le père Croche. Les
sauteriots se sont pendus.:t 1

!
..
XXI
LA RÉSURRECTION DES EAUX
Et puis la roue du Temps a tourné. Le Maitre
des saisons saisit la corde à virer le vent et
décha1ne les pluies de galerne. La première est
douce, hésitante, et s'interrompt timidement. Le
marécage est si dur et si sec qu'il boit l'eau du ciel
par toutes ses rides, et que l'humidité descend aux
entrailles de la terre par chaque fissure du sol.
Le troisième jour, les esprits des nuées assemblent
des nuages plus pesants et les répartissent
uniformément en couches de laine grise. Et les
champs du ciel se vident de leur substance, et la
teqe séchée boit à longs ruisseaux.
Il faudra deux semaines avant que les rivières
s'émeuvent à leur tour. Mais déjà l'agonie des
herbes a cessé. Les fonds, peu à peu, s'imbibent et
tout rena1t à l'espérance dans le marais pétrifié.
Les espèces réfugiées dans les trous reprennent
vie et s'agitent. L'averse chargée d'ozone ressuscite
les endormis. Le pivert sonne sans arrêt dans les
halliers les fanfares de la pluie. L'armée des vers
ensevelie se hisse des profondeurs. Les grenou11les
font du nudisme d'arrière-saison et les limaces
retrouvent de la bave' nouvelle. Les ormeaux
redressent la tête et secouent leurs chefs dahs le
vent.
Encore un peu et l'écume descend par plaques
sur le dos des fleuves. Les premiers débris végétaux
apparaissent et les premiers cadavres de mulots.
L'étiage est à nouveau atteint et l'eau se met en

182
LA Rll.:SURRECTION DES EAUX
devoir d'escalader l'échelle. Centimètre après centimètre
les bords sont grignotés par les flots montants.
Je les vois diminuer sans arrêt et, dans
les prés bas, quelques miroirs d'eau apparaissent.
Une nuit de plus et l'eau boueuse pénètre dans le
marais. Jamais envahisseur ne fut aussi impatiemment
·attendu, ni mieux accueilli par les
populations captives. Côté rivière, les poissons, las
de mouvement et d'espace, ont soif de vie immobile
et soupirent après l'eau qui dort; côté marais, .
les reclus aspirent à la liberté, au danger, à l'aventure.
Et les deux troupes se croisent sans se mêler
pour entrer et pour sortir.
La tanche seule méprise le conformisme général
et cède au conformisme de sa race. Elle tourne
quelque temps encore dans le marais pour s'y
engraisser des derniers vers. Elle descend ensuite
vers le fond, là où la vase est la plus épaisse, la
plus noire et, à grands coups d'hélice, s'enfonce
au creux du lit hivernal.
CHAMPIGNONS
L'eau fécondante d'en-haut a gorgé le sol du
marais et l'humus élabore ses floraisons mystérieuses.
En une nuit, jailli de la croû.te des feuilles
ou la soulevant par endroits de ses chapeaux innombrables,
voici le peuple champignon.
Laissant mes cannes et tôt levé, je prospecte au
hasard des bois et des· prés. Rosés des prairies,
bolets bruns, parapluies retournés des girolles,
russules bleues, factaires, hydnes bosselés, pleurotes
huîtres et leurs branchies, pleurotes conques
et leurs bénitiers, coulemelles dartreuses au parasol
de pustules, cornes d'abondance des craterelles,
éponges des clavaires jaunes, armillaires de
miel et langues de bœuf, toutes les formes de la
.r'i
'.
LA Rll.:SURRECTION DES EAUX 183
délicatesse et de la succulence, toutes les variétés
de l'arôme et du parfum.
Une fois, sur un tertre, à la bonde du marais,
j'ai découvert l'oronge vraie, l'amanite César.
Dans un coin désert je vis surgir la famille éblouissante.
Il y avait là le père, la mère et les petits ..
Les premiers avaient rejeté la gangue protectrice
et, dans la lumière, épanouissaient leurs pommes
d'or. Les nouveau-nés encore ensevelis avaient
l'air d'oranges enfermées ou de jaunes d'œufs figés
dans leur blanc. Ils furent le condiment royal du
pâté et le baume onctueux de l'omelette.
Mais partout, autour de moi, les mauvais se
mêlent aux bons, gonflés de perfidies et de traîtrises
empoisonnées : ammanites phalloïdes à
couleur de citron vert, ammanites panthères, entolomes
livides et tricholomes ardents. Spasmes et
convulsions sont enclos en leurs rotondes chamarrées.
Ils font cracher la vie entre deux hoquets.
Mais le péril centuple d'un goftt de mort les volupt~s
de la gourmandise. Car la plus divine chose
pour les hommes est celle qu'ils dégustent avec
un frisson.
Le bois qui cefnt l'avers du marécage est le
repaire des végétations secrètes. A l'ombre des
fftts moisis s'élaborent les mystérieuses chimies
des sous-bois. Les automnes, par milliers, ont jeté
bas les ramures desséchées et, de leur fermentation
séculaire, naU chaque année la vie montant
vers le soleil.
Les champignons sont les fruits sournois de la
sylve marécageuse.
Friandises et poisons, je les considère sous les
vofttes humides comme les verrues du mal et du
bien.

.1
xxn
VENDJ!:MIAIRE
Novembre approche et la bise d'est souffie
éperdument pendant la nuit.
Le couchant d'hier avait du rose en torchis, puis
une sorte' de couperose, comme si le froid faisait
au dernier soleU une face violâtre de buveur. lA
lune s'est levée dans un ciel pur et son panonceau
d'or 'frais découpe là-haut son bord gigantesque.
Toute la campagne frissonne et se -recroqueville
pour l'hiver ..
Ce matin, l'aube sort d'un lit glacé et une
courte-pointe de brume s'étend sur le marécage.
Parfois '.celle-ci se soulève; à d'autres moments ,
elle s'effiloche. Et soudain elle s'épaissit. Je circule
dans cet autre marais de brouillard qui m'enlise
jusqu'au ventre. J'ai l'air d'un homme-tronc
en marche sur le nuage. Enfin la nuée montante
me submerge tout entier. Quand elle m'a avalé 11
me semble revêtir un manteau de neige impalpable.
En revanche l'air est dense et je respire
avec peine ces bouffées d'opacité.
Aussi brusquement que j'y suis entré, j'en sors.
OU plutôt la brume se vide. Entre deux ormes, 11
y a comme une clairière d'air subtil. J'ai le temps
de voir un rat fureteur qui prend sa douche écossaise,
le corps immergé dans l'eau tiède et la tête
dans l'air froid. Aussitôt je, suis à nouveau recoùvert
du même linceul d'impalpable mousseline qui

186 VENDltMIAIRE
s'élève, s'abaisse, se divise et se disloque au gré du
vent.
Le soleil lui-même n'y.peut rien, en dépit de son
application automnale. Plus il chauffe et plus les
vapeurs sortent de terre ainsi qu'un encens glacial.
Le marais fume éperdument par toutes ses
souches et toutes ses herbes jusqu'à ce que l'astrechef
vainqueur dessine dans la nue son disque
blanc. Le soleil en lutte contre le brouillard est
blême comme un. pierrot déçu par Colombine. Je
puis le regarder bien en face sans dommage pour
mon œil. Jusqu'au moment où la brume s'escamote
d'un seul coup, aussi subtilement qu'elle était
venue, laissant une rosée demi-solide et une moquette
d'aiguail.
Les toiles des épeires étincellent dans le matin,
suspendant aux buissons bas des milliers de hamacs
de perles. Chacun de mes pas marque dans
l'herbe une foulée neuve, car une nuit suffit à
revir,giniser le marais.
•
••
Les longs triangles des canards de haut-vol
passent très loin au-dessus de ma tête~ Mais les
cols-verts qui volent en ligne abordent, de temps
à autre, mon marais. Il existe dans la sauvagine
des rapides et des trains lents qui passent à des
allures différentes, et, suivant qu'ils voyagent ou'
non dans la troposphère, sont directs ou omnibus.
Les vols de grands raids relient la Scandinavie à
l'Egypte. Les essors locaux mènent les canards
d'une mare à l'autre. C'est ainsi que, de fois en
fois, j'ai.la surprise d'un atterrissage inopiné. La
":1',:
, :t
1
1.
,!
)
j J
. ~'
...
1
VENDltMIAIRE 187
bande aérienne tourne en rond, scrutant d'un
virage à l'autre l'étendue du marécage et prête à
s'enfuir plus loin.
Comme il se doit, je garde l'immobilité d'un
vièux tronc dont j'ai déjà le plumage. Gris sur
gris, rouille sur rouUle, un vieux pêcheur de marais
ne se distingue pas.
Quand ils ont longuement croisé dans le ciel et
que nul danger n'apparaît au bout de leurs périscopes,
les canards s'abattent doucement non sur
le marais, mais aux environs. Une demi-heure
après, l'escadrille volante est dans l'eau, sans
avoir révélé sa venue ni le choix de son gagnage
et se gorge de graines aquatiques, de larves et de
menus poissons. Dans la troupe il se trouve toujours
un canard moins occupé qui monte la faction
pour les autres et prêt à crier: Sauve-qui-peut!
MiL canne se lève-t-elle hors des roseaux, l'alerte
est vite donnée. Et, dans un bruit de carpettes
secouées; tous ces candidats-à-Ia-broche fuient
vers le marais mitoyen.
FIN DU P.tRE CROCHE
Le père Croche a profité de la vente interminable
des stocks pour s'acheter des bottes en caoutchouc.
Son choix, par ambition, s'est porté sur les
bottes américaines. Elles sont plus longues d'abord
(une boucle permet de les fixer au ceinturon) et
puis elles portent sur le devant une marque jaune
avec les lettres fatidiques: U.S.A.
La mère Croche, en voyant les bottes, a maugréé
tout d'abord. Les dépenses d'argent l'indisposent
en principe. Mais le vieux, sans en avoir l'air, l'a
prise' par les sentiments. Il a parlé de ripaille de
canards, de massacres de sarcelles .

188
- Là où personne ne peut aller, moi j'irai avec
mes bottes, lui dit-il.
La vieille n'a pas répondu. Elle rumine le pour
et le contre dans sa tête.
En effet, le père· Croche réussit des coups heureux.
Son fusil aux coups divergénts fait merveille
dans le marécage. Sa femme ne bouscule
plus les bottes. Elle leur accorde de la considération.
Et, même, quand le bonhomme rentre, elle
les pend à un clou, non loin de la cheminée.
La Cinquième fois, Croche fait un' magnifique
doublé. Il rentre, bouffi d'orgueil, avec deux oi~s
sauvages. Il est couvert de boue, crotté, fangeux.
Du coup la rtlère Croche s'attendrit sur les bottes
miraculeuses. Elle les retire en personne, les lave,
les assouplit. c Des bottes comme ça, faut les
soigner, dit-elle.:t Chaque soir, ces bottes c méricaines:t,
elle les enduit de pétrole c méricain :t.
Et les bottes rajeunies, semble-t-il, par l'huile de
leur pays, reprennent sous ses mains l'aspect de
bottes neuves. Une semaine après, pendant l'af­
!fit, le père Croche sent l'humidité dans ses pieds.
Le surlendemain les bottes sont percées comme
une écumoire. Cela contrarie la veine huit jours
durant. Le père Croche rentre avec des flic-flac
et une bredouille saumâtre.
/- C'est de ta faute, mal soigneux, grogne la
mère Croche. Tu n'as pas d'égard à tes bottes.
Elle bourre les «méricaines:t tous les soirs de
chiffons gras. Et plus elle met d'huile dessus, plus
les bottes s'effilochent. Trente jours après l'achat
le père Croche n'a dans les jambes que des sortes
de houseaux pourris. Il aimerait mieux retourner
au marais avec ses bons sabots étanches. Malheu-
•
1
VENDIl:MIAmE
189
reusement la mère Croche n'entend point de cette
oreUle-là.
_ Tu aS voulu des bottes en caoutchouc. Tant
pis ! Faut que tu les uses!
Et le père Croche use ses bottes, par la neige et
par le froid. Il ne prend plus de gibier, mais il
prend tous les rhumes qui nichent dans les branches.
Le dernier s'est mué en bronchite, la bronchite
en pneumonie et la pneumonie en décès. La
mère Croche pousse d'affreux jurons dans sa
douleur; elle songe que, désormais, les bottes sont
invendables. Ni le temps, ni les soins, ni l'huile
n'y peuvent rien.
_ CanaUles! Canailles!! Canailles!!!... dit
la mère Croche.
Et de ses poings brandis elle menace le défunt,
les bottes et l'Amérique.

.
J · ~,
.i
•
· '\
· \
•• ,
i 1 "
· 'r
XXIII
LE MARAIS GEU:
L'offensive des vents du nord ou de l'est a chassé
devant elle de~ cohortes ailées de plus en plus
nombreuses. Depuis nov~mbre les paSsages
d'oiseaux se succèdent, qui au plafond de la nue,
qui de marais en cours d'eau.
Décembre, farouche et noir, est venu, et les
arbres jusqu'au dernier se sont dévêtus de leurs
feuilles. Ils dressent vers le ciel des branches nues
où la bise passe en sifflant. La nuit mord chaque
fois davantage dans la chair blanche du jour et
rapetisse la lumière. Les gelées franches appa-
.'raissent et griffent les herbes et le sol.
. Un matin, les flaques qui frissonnaient sous le
vent sont devenues immobiles et dures. Le crépuscule
suivant ourle d'argent les bords' mêmes
du marais. Le métal du gel est encore délicat et
forme une dentelle fragile. Les nuits qui suivent
la renforcent et en font une broderie d'acier clair.
Brusquement le mercure du thermomètre tombe
à pic et l'étreinte du froid redouble. A l'aube, le
marécage est couvert d'une pellicule de cristal.
La glace du marais se brise encore à midi de place
en place. Quarante-huit heures après, tout le
centre du marécage est gelé. Il reste, à la queue,
tout au plus, une zone étroite et libre où les petites
sources du fond entretiennent de la tiédeur.

192 LE MARAIS GELl!: LE MARAIS GELl!:
Une foule de halbrans y est accourue et c'est •.
peine si ma venue les fait se lever en vols lourds.
La plupart des beaux oiseaux' à chef mordoré,
cravaté de blanc cérémonieux comme les anciens
notaires, s'égaillent dans les roseaux blonds et
les joncs séchés. A la fin ils sont si nombreux que
leur pullulement les rassure. C'est à peine si quelques
femelles de la horde font mine de s'élever.
Cette armée sauvage piète sans arrêt dans les dernières
eaux du marécage. Les vols qui s'éloignent
vers le sud sont aussitôt remplacés par les vols
qui viennent du nord.,
Les chasseurs de l'endroit sont sur les dents et
les coups de feu éclatent d'une mare à l'autre.
A chaque instant, le plomb me siffle aux oremes
et le séjour au marais devient inquiétant: La dernière
détonation a poussé au-dessus de moi une
troupe de judelles. L'une d'entre elles faiblit, se
renverse sur l'aile et tombe dans le marais perpendiculalremènt.
Le tueur n'est pas venu jusquelà,
soit qu'il ait déjà son carnier plein, soit qu'il
n'ose se risquer sur le marécage. Je m'aventure
avec précaution sur la vitre du marais. On entend
quelques craquements çà et là, mais l'ensemble
reste sans fêlure. Je m'allonge sur ce parquet de
glace pour diminuer la pesanteur. Sans doute le
marais m'a identifié; nous sommes de vieilles
connaissànces. Il me porte jusqu'à la dernière
seconde avec un soin paternel. J'étends la main
et je ramène le corps de la foulque à moi, pUis je
gagne le bord en rampant commé une chenille.
Je· m'ébroue dans les herbes raides de la rive,
saupoudrées de cristaux blancs. Le corps noir et
blanc de la judelle est tout chaud. L'aile sombre,
tachée de sang et de lis, pend avec la tête mar-
193
quetée. Les pattes gris bleu s'abandonnent. Il y a
encore de la vie dans cette mort.
•
• •
Le froid est devenu tel et les canards si nombreux
que le marais ne leur suffit plus et que la
plupart vont au fleuve, qui charrie de petits
glaçons. Ceux-ci descendent en se choquant au
fil de l'eau et ces heurts mllle fois répétés ont
rej eté la glace brisée sur leurs bords, transformant
les glaçons en milliers de gaufrettes rondes,
dont la procession chemine vers l'avà.l. Les canards
se posent comme autant de grains de raisin sec
sur tous ces ilots immaculés. Et le fleuve, noir et
blanc, chemine à travers les îles, emportant sa
cargaison vers la mer.
•••
A la vellle de Noël le marais est dur comme du
marbre et les talons des chasseurs sonnent dessus.
La loutre Y a apporté les restes de sa dernière
pêche en rivfère : trois belles carpes de talile
égale, déjà raidies par le gel. Il manque la tête à
l'une et le blanc du ventre à l'autre; la troisième
a été entamée par les ouïes et la princesse loutre
est partie de son pied de peluche dédaigneuX. Les
derniers porteursd'écallles se sont réfugiés dans
la vase du marais et dans ses retraites les plus
. profondes. Une lourde porte transparente sépare
la vie du dessus de la vie du dessous.
pour la première fois, le marais ne m'appartient
plus. Sur l'un et sur l'autre plan je suis étranger 13

194 LE MARAIS GEL~
à la vie dormante. Et seul à ne point partager sa
léthargie, je me sens comme en exil. .,
Heureusement la neige se met à' tomber, en
poussière d'abord, puis en miettes, puis en lambeaux.
Et, cinq heures durant, le ciel vide ses
édredons sur la terre. Je ne pUis résister au désir
de voir ce qui reste du marécage et, chaussé de
. curiosité, j'y pèlerine une fois de plus.
Les sentiers habituels ont disparu. La blancheur
écrase les branches lourdes. Mes repaires euxmêmes
ont changé d'aspect et je ne les reconnais
plus. Est-ce bien là mon gros ormeau, accroupi en
forme de penseur au bord d'une Clairière? La
tourmente de la nuit l'a coiffé d'une sorte de
bonnet. Les saules demeürent attachés au sol par
des brides étincelantes et ceux d'entre eux qui se
miraient dans le marécage ont l'air de suppliciés.
Je ne reconnais ni les bords ni l'aisselle du marais,
ni la cuvette elle-même. Un molleton idéal
recouvre l'étang gelé.
Le silence est absolu. Le vent est enfermé dans
ses outres. Les oiseaux sauvages sont partis vers
des territoires méridionaux.
Je suis à nouveau maitre du marais et chef de
la . solitude. Je puis regagner ma cheminée et
attendre le soleil. ' .
FIN
.{
1
• 1
TABLE DES CHAPITRES
Marécages .
1. _ Les Noces hivernales des brochets ..
II. _ La Tribu des lombrics et ses migrations.
III. _ Les èruelles flançallles 'de la perche .
IV. - Marais de mars .
V. - Fermeture .
VI. - La Couveuse de l'herbier .
VII. - Hérésies alimentaires ..
VIII. - De Ventre-à-terre au Sourcier volant
IX. - Au pas de l·oie.
X. - La Crue d'été .
XI. - Thermidor
XII. - Bâtons flottants
XIII. - Couché à plat ventre
XIV. - Au Royaume des herbes obstinées .
XV. - La Grande captivité
XVI. - Grenoullles
XVII. - Les Malfaisants
XVIII. - A l'ombre des arbres tors
XIX. - Quelques emplumés
XX. - La Pénitence caniculaire
XXI. - La Résurrection des eaux
xxI!. - Vendémiaire
XXl11. - Le Marais gelé
Pages 7
17
25
33
39
45
57
63
69
79
83
91
97
• 105
· 121
· 135
• 141
· 147
· 159
· 165
· 177
· 181
• 185
· 19l

Amour Bazainville Prix GB10 GB11Oangles
GB13 GB15 GB16 GB18 GB19 GBlOOangles
GB21 GB23J.Olivensociété GB26 GB32 GB36Niclaus
GB42 GB4SDanQles
GB47Aubanel
GSSO GBS6Niclaus
GB65J.Meyer
GB12 GB14 GB17 GB22Niclaus
GB24 GB2S GB27 GB28Aillaudvécu GB29 GB30 GB31Dangles
GB33OanQIes
GB34 GB3S GB37Du GB38Du GB39 GB40 GB41 GB43Niclaus
GB44 GB46 GB66Auteur
GB48 GB49 GBS1 GB52 GB53Du GB54 GB55 GBS7Age GB58 GB59 GB60 GB61 GB62 GB63 GB64 GB68 Aubanel GB2 GB3 GB7 GB1 GB4 GBS GB6 GB8 GB9 Courrier Omniuml Astra Crepin-leblondnature Aubanel Age Calman-Lévyroman Adyar Age J.Oliven! Adyar Aubanel Niclaus Flammarionpoésie
Flammarionroman Flammarionhumour Flammarionroman Dangles/AGB
Calman-Levv
Flammarionnature Ret EDITIONSGENRE la Astral Flammarionroman Astra Du deStocknature Sourcerie Adyar Dervy Adyar Ermite Astra d'orl Astra Nizet
AGB et 1Roseau Roseau ésotérique Plon Rocher la Rocher ésotérique ésotérique
ésotérique DanQles/ ésotérique 1J'ai ésotérique spirituel
/DanQles 1AGB ésotérique spirituel vie société d'or du Femmeroman 1AGB société AGBvécu société spirituel 1AGB nature spirituel société IAGB spirituel ésotérique spirituel 1Astra AGB AGB
spirituel spirituel
spirituel AGB spirituel ésotérique 1AGB Livre spirituel société spirituel spirituel
spirituel Lu lu roman spirituel spirituel spirituel
spirituel spirituel TITRE société spirituel société ANNEE
1955 1954 1955 1956 1957 1926 1928 1936 1939 1949 1950 1951 1953 1954 1955 1958 2002 1926 1931 1935 1936 1938 1939 1942 1943 1944 1945 1946 1947 1949 1950 1951 1960 1963 1927 1937 1943 1949 1950 1951 1963 1964 1966 1929 1936 1949 1953 1959 1961 1947 1962 1966 1968
2