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Les yeux jaunes des crocodiles

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Ils fréquentaient les salles de ventes. Ils achetaient tableaux,<br />

bijoux, livres, manuscrits et meubles. Ils communiaient dans la<br />

même fièvre de dénicher, de reconnaître et de mener les<br />

enchères. La Nature morte aux fleurs de Bram Van Velde, ils<br />

l’avaient achetée à Drouot, dix ans auparavant. Le Bouquet de<br />

fleurs de Slewinski, le Barcelo acquis après l’exposition à la<br />

fondation Maeght, les deux vases du même artiste, en terre<br />

cuite, tout cabossés qu’elle était allée chercher sur place dans<br />

son atelier à Majorque. Et la longue lettre manuscrite de<br />

Cocteau où il parle de sa liaison avec Nathalie Paley… <strong>Les</strong><br />

propos de celle-ci vinrent résonner dans la mémoire d’Iris. « Il<br />

voulait un fils mais il était avec moi aussi efficace que peut l’être<br />

un homosexuel intégral et bourré d’opium… » Si elle quittait<br />

Philippe, elle serait privée de toute cette beauté. Si elle quittait<br />

Philippe, il lui faudrait tout recommencer.<br />

Seule.<br />

Ce simple mot la fit frissonner. <strong>Les</strong> femmes seules lui<br />

faisaient horreur. Elles étaient si nombreuses ! Toujours à<br />

courir, à se démener, la mine pâle, la moue avide. La vie <strong>des</strong><br />

gens est terrifiante, aujourd’hui, se dit-elle en trempant les<br />

lèvres dans son whisky. Il flotte dans l’air une angoisse<br />

épouvantable. Et comment en serait-il autrement ? On les prend<br />

à la gorge, on les oblige à travailler du matin au soir, on les<br />

abrutit, on leur inflige <strong>des</strong> besoins qui ne leur ressemblent pas,<br />

qui les égarent, les pervertissent. On leur interdit de rêver, de<br />

traîner, de perdre leur temps. On les use à la tâche. <strong>Les</strong> gens ne<br />

vivent plus, ils s’usent. À petit feu. Grâce à Philippe, à l’argent<br />

de Philippe, elle jouissait de ce privilège incomparable : elle ne<br />

s’usait pas. Elle prenait son temps. Elle lisait, elle allait au<br />

cinéma, au théâtre, pas autant qu’elle aurait pu, mais elle<br />

s’entretenait. Depuis quelque temps, dans le plus grand secret,<br />

elle écrivait. Une page chaque jour. Personne ne le savait. Elle<br />

s’enfermait dans son cabinet de travail et griffonnait <strong>des</strong> mots,<br />

autour <strong>des</strong>quels, lorsque l’inspiration ne venait pas, elle<br />

<strong>des</strong>sinait <strong>des</strong> ailes, <strong>des</strong> pattes de mouche, <strong>des</strong> étoiles. Elle<br />

avançait péniblement. Recopiait les Fables de La Fontaine,<br />

relisait <strong>Les</strong> Caractères de La Bruyère ou Madame Bovary pour<br />

s’entraîner à trouver le mot exact. C’était devenu un jeu, parfois<br />

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