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Les yeux jaunes des crocodiles

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dans son grand canapé. La vie me fuit et je fuis la vie. Beaucoup<br />

de gens sont comme moi, je ne suis pas la seule à tendre la main<br />

vers une chose qui se dérobe. Je ne sais même pas mettre de<br />

nom sur cette chose-là. Je ne sais pas…<br />

Elle regarda sa sœur. Le visage grave de sa sœur. Elle, elle<br />

sait. Je ne sais pas comment elle fait. Ma petite sœur devenue si<br />

grande…<br />

En finir avec toutes ces pensées. L’été va arriver, nous<br />

partirons dans notre maison à Deauville. Alexandre grandira.<br />

Philippe s’en occupe maintenant. Je n’ai plus à m’en soucier.<br />

Elle eut un petit rire intérieur. Je ne m’en suis jamais souciée, je<br />

ne me soucie que de moi. Tu es ridicule, ma chère, quand tu<br />

essaies de penser, tes pensées ne tiennent pas droit, elles ne<br />

vont pas très loin, elles vacillent, elles s’écroulent… Je finirai<br />

comme Madame mère. J’essaierai seulement de cracher moins<br />

de venin. Garder un peu de dignité dans ce malheur que j’ai<br />

cousu point par point. J’ai cru, au début de ma vie, qu’elle me<br />

serait légère et douce ; tout me portait à le croire. Je me suis<br />

laissée flotter sur les rubans de la vie et ils ont fini par tisser un<br />

nœud mortel autour de moi.<br />

— Tu ne t’es pas dit que tu allais faire du mal autour de toi ?<br />

<strong>Les</strong> mots employés par Joséphine sonnèrent<br />

désagréablement à ses oreilles. Pourquoi employer <strong>des</strong> mots<br />

aussi terribles ? L’ennui ne suffisait-il pas à expliquer tout ça ? Il<br />

fallait mettre <strong>des</strong> mots en plus ! En finir une fois pour toutes ?<br />

Elle y avait songé en regardant la fenêtre de son bureau. Fini de<br />

se lever le matin, fini de se dire : Que vais-je faire aujourd’hui,<br />

fini de s’habiller, fini de se coiffer, fini de faire semblant de<br />

parler à son fils, à Carmen, à Babette, à Philippe… Fini la<br />

routine, la sombre ritournelle de la routine. Il lui restait une<br />

seule décoration : ce livre qu’elle n’avait pas écrit mais dont la<br />

gloire et le succès l’éclaboussaient encore. Pour combien de<br />

temps ? Elle ne savait pas. Après… Après, elle verrait. Après ce<br />

serait un autre jour, une autre nuit. Elle les prendrait un par un<br />

et les adoucirait comme elle le pourrait. Elle n’avait pas la force<br />

d’y penser. Elle se disait aussi que peut-être, un jour, l’ancienne<br />

Iris, la femme triomphante et sûre, reviendrait et la prendrait<br />

par la main, en lui soufflant : Ce n’est pas grave tout ça, fais-toi<br />

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