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Les yeux jaunes des crocodiles

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moi, laisse-moi. » Elle avait attrapé Iris sous le menton, lui avait<br />

donné une grande claque et, la coinçant sous son bras, elle avait<br />

regagné le rivage en nageant la brasse indienne, enfonçant la<br />

tête dans les vagues, crachant l’eau sur le côté, effectuant de<br />

puissants battements de jambes.<br />

Elle était restée derrière. Seule. Sa mère ne s’était pas<br />

retournée. Elle l’avait vue tenter de franchir plusieurs fois le<br />

rouleau de vagues. Plusieurs fois elle avait été rejetée, mais elle<br />

était revenue à l’assaut, traînant Iris inconsciente sous son bras.<br />

Elle les avait vues franchir la barre. Elle avait aperçu son père<br />

qui criait sur la plage. Elle avait eu de la peine pour lui et elle<br />

avait imité sa mère, la brasse sur le côté de sa mère, le bras en<br />

avant qui cherchait le rivage, la tête sous l’eau, elle était repartie<br />

à l’assaut <strong>des</strong> rouleaux qui devenaient de plus en plus gros. Elle<br />

buvait l’eau salée, la recrachait, le sable dans les vagues lui<br />

rayait les <strong>yeux</strong>. « Pas pleurer, elle se répétait, pas pleurer, je vais<br />

perdre mes forces si je pleure. » Elle se souvenait très bien de<br />

cette phrase, « pas pleurer, pas pleurer »… Elle dut s’y<br />

reprendre à plusieurs fois avant qu’une vague ne la cueille et ne<br />

la jette sur la plage, aux pieds de son père qui était entré jusqu’à<br />

mi-corps dans l’eau et lui tendait la main en hurlant son nom. Il<br />

l’avait arrachée à la vague et l’avait emportée contre lui en<br />

répétant « criminelle, criminelle, criminelle ». Elle ne se<br />

souvenait plus de ce qu’il s’était passé après. On n’en avait plus<br />

jamais reparlé.<br />

Elle regarda la noyée dans le miroir. Pourquoi tu te fais du<br />

souci, dit-elle à la fille dans la glace, tu t’en es sortie ce jour-là,<br />

tu aurais dû mourir, mais une main est venue te cueillir sur<br />

cette vague et t’a déposée sur le rivage ; alors n’aie pas peur,<br />

n’aie plus jamais peur, tu n’es pas seule, Joséphine, tu n’es pas<br />

seule.<br />

Elle eut soudain cette certitude : elle n’était pas seule.<br />

Tu survivras à ce regard de Luca, tu survivras comme tu as<br />

survécu au regard de ta mère qui t’a abandonnée, sans se<br />

retourner.<br />

Elle se sécha le visage avec une serviette, remit de l’ordre<br />

dans sa coiffure, de la poudre sur son nez.<br />

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