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Les yeux jaunes des crocodiles

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Il l’avait regardée d’un œil froid, puis il avait tourné la tête et<br />

s’était éloigné. Comme si elle n’en valait pas le coup, comme si<br />

elle n’existait pas.<br />

Elle sortit la tête du lavabo en faisant gicler l’eau de partout,<br />

mouillant les serviettes immaculées et blanches, l’emballage <strong>des</strong><br />

savonnettes. Elle jeta les bras autour de son corps et s’enlaça. Je<br />

vais mourir, je vais mourir. Elle s’étranglait, suffoquait, relevait<br />

la tête, cherchant à happer l’air. Elle aperçut dans la glace la<br />

figure blafarde d’une noyée et un souvenir vint heurter sa<br />

mémoire. Papa, les bras de papa, tu es une criminelle, et elle qui<br />

crachait l’eau salée et pleurait… Elle eut un frisson d’horreur.<br />

Tout lui revenait. La baignade avec sa mère et Iris, un après<br />

midi d’été, dans les Lan<strong>des</strong>. Son père était resté sur la plage, il<br />

ne savait pas nager. Sa mère et sa sœur se moquaient de lui et se<br />

jetaient en courant dans les vagues pendant qu’il restait sur le<br />

bord, honteux, à les guetter. N’allez pas trop loin, il y a <strong>des</strong><br />

courants, c’est dangereux… Sa mère était une excellente<br />

nageuse. Elle partait se baigner et disparaissait en nageant d’un<br />

crawl puissant et régulier. <strong>Les</strong> filles, quand elles étaient petites,<br />

la regardaient s’éloigner, muettes d’admiration. Elle leur avait<br />

appris à nager comme elle. Par tous les temps, elle les mettait à<br />

l’eau et les emmenait au loin. Elle disait : « Il n’y a rien de mieux<br />

que la natation pour former le caractère. » Ce jour-là, la mer<br />

était calme. Elles faisaient la planche, battaient <strong>des</strong> pieds<br />

pendant que leur père, sur le bord, s’énervait et faisait de grands<br />

moulinets. À un moment, sa mère avait regardé vers le rivage et<br />

avait dit : « En effet, on s’éloigne, il faut rentrer, votre père a<br />

peut-être raison, la mer peut être dangereuse par ici… » Elles<br />

n’avaient pas pu rentrer. Elles avaient beau nager, nager de<br />

toutes leurs forces, le courant les emportait. Le vent s’était levé,<br />

les vagues s’ourlaient de friselis d’écume menaçants. Iris avait<br />

commencé à pleurer, « j’y arriverai jamais, maman, j’y arriverai<br />

jamais », leur mère avait serré les dents, « tais-toi, ne pleure<br />

pas, ça ne sert à rien, nage ! », Joséphine pouvait lire la peur sur<br />

son visage. Et puis le vent avait soufflé plus fort et la lutte avait<br />

été plus dure. Elles s’étaient accrochées au cou de leur mère et<br />

buvaient la tasse. <strong>Les</strong> vagues les giflaient, l’eau salée leur piquait<br />

les <strong>yeux</strong>. Alors Joséphine avait senti sa mère la rejeter. « Laisse-<br />

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