28.06.2013 Views

Les yeux jaunes des crocodiles

Les yeux jaunes des crocodiles

Les yeux jaunes des crocodiles

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

entendre sa voix, elle revoyait son dos voûté quand il s’était<br />

assis dans sa cuisine, sa main qui était venue prendre la sienne,<br />

son invitation à venir dîner avec les filles. Elle cligna <strong>des</strong> <strong>yeux</strong><br />

pour le faire disparaître.<br />

Le film était si beau que Joséphine fut bientôt transportée<br />

sur l’île avec les fermiers. Emportée par la beauté blessée de<br />

Montgomery Clift, ses <strong>yeux</strong> remplis d’une résolution douce et<br />

sauvage. Quand les fermiers lui cassèrent la figure, elle étreignit<br />

le bras de Luca qui lui tapota la tête… « Il va s’en sortir, il va<br />

s’en sortir », murmura-t-il dans le noir… elle oublia tout pour<br />

ne retenir que cet instant-là, sa main sur sa tête, son ton<br />

rassurant. Elle attendit, suspendue dans l’obscurité à cette<br />

main, attendant qu’il l’attire vers elle, passe son bras autour de<br />

ses épaules, mêle son souffle au sien. Attendit, attendit… Il avait<br />

remis sa main le long de son corps. Elle replaça sa tête, droite,<br />

et les larmes lui montèrent aux <strong>yeux</strong>. Être si près de lui et ne pas<br />

pouvoir se laisser aller. Son coude touchait son coude, leurs<br />

épaules s’effleuraient, mais il semblait réfugié sur la muraille de<br />

Chine.<br />

Je peux pleurer, il croira que c’est l’eau du film. Il ne saura<br />

pas que c’est à cause de ce tout petit moment de suspension, ces<br />

quelques secon<strong>des</strong> où j’ai attendu qu’il m’attire à lui, qu’il<br />

m’embrasse peut-être, ce tout petit moment gorgé d’attente qui<br />

s’est rompu, me signifiant que j’étais juste une bonne copine,<br />

une médiéviste avec qui parler <strong>des</strong> larmes, du Moyen Âge, du<br />

sacré et <strong>des</strong> chevaliers.<br />

Elle pleura. Elle pleura de tristesse de ne pas être une femme<br />

qu’on attire à soi dans le noir. Elle pleura de déception. Elle<br />

pleura de fatigue. Elle pleura en silence, elle pleura toute droite<br />

sans que son corps tremble. Elle s’étonna de pleurer si<br />

dignement, attrapant du bout de la langue l’eau qui coulait sur<br />

ses joues, la goûtant comme un grand cru salé, comme l’eau qui<br />

coulait sur l’écran, qui allait emporter la maison <strong>des</strong> fermiers,<br />

qui emportait l’ancienne Joséphine, celle qui n’aurait jamais<br />

imaginé pleurer à côté d’un autre garçon qu’Antoine dans le<br />

noir d’un cinéma. Elle lui disait adieu ; elle pleurait de lui dire<br />

adieu. Cette Joséphine sage, raisonnable, douce, qui s’était<br />

mariée en blanc, avait élevé ses deux enfants, tâchait de faire de<br />

- 333 -

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!