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Les yeux jaunes des crocodiles

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n’avait pas besoin de lifting. Elle prenait dix ans quand elle le<br />

défaisait : ses chairs affaissées et molles tombaient faute<br />

d’épingles pour les maintenir. Au bureau, un 1 er mai ? Il y avait<br />

anguille sous roche. C’était bien la confirmation de ce qu’elle<br />

pressentait depuis la veille.<br />

Une deuxième bombe que lâchait le débonnaire Marcel en<br />

décapitant le haut de son œuf à la coque et en y trempant sa<br />

mouillette de baguette beurrée. Elle contempla cet homme<br />

boudiné et gras qui avait du jaune d’œuf qui coulait sur le<br />

menton et eut un haut-le-cœur.<br />

La première bombe avait éclaté, la veille. Ils dînaient en têteà-tête,<br />

à chaque bout de la longue table de la salle à manger<br />

pendant que Gladys, leur bonne mauricienne, faisait le service<br />

quand Marcel avait demandé « tu as passé une bonne<br />

journée ? » comme il le faisait chaque soir quand ils dînaient<br />

ensemble. Mais hier soir, il avait ajouté deux petits mots qui<br />

avaient crépité comme un tir de mitraillette. Marcel n’avait pas<br />

seulement demandé « tu as passé une bonne journée », il avait<br />

ajouté « ma chérie » à la fin de sa question !<br />

« Tu as passé une bonne journée, ma chérie ? »<br />

Et il avait replongé le nez dans son bœuf-carottes sans prêter<br />

attention à la tempête qu’il venait de déchaîner.<br />

Cela faisait vingt ans ou davantage que Marcel Grobz<br />

n’appelait plus Henriette « ma chérie ». D’abord parce qu’elle<br />

lui avait interdit de l’apostropher ainsi en public, ensuite parce<br />

qu’elle trouvait ces deux petits mots « grotesques ».<br />

« Grotesques », c’était son interprétation à elle de cette marque<br />

de tendresse entre époux. À force de s’entendre rabrouer chaque<br />

fois qu’il se laissait aller, Marcel ne s’adressait plus à elle qu’en<br />

employant <strong>des</strong> termes plus neutres comme « ma chère » ou tout<br />

simplement « Henriette ».<br />

Mais hier soir, il l’avait appelée « ma chérie ».<br />

Ce fut comme un nerf de bœuf qui lui cingla le visage.<br />

Ce « ma chérie » ne lui était évidemment pas <strong>des</strong>tiné.<br />

Elle avait passé la nuit à se tourner et se retourner dans le<br />

grand lit autrefois conjugal et, quand elle s’était levée à trois<br />

heures du matin pour aller prendre un petit verre de vin rouge<br />

qui, l’espérait-elle, l’aiderait à s’endormir, elle avait poussé tout<br />

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