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Les yeux jaunes des crocodiles

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Ils étaient là, face à face. Presque un an, semblaient dire<br />

leurs regards qui s’attardaient sur le visage de l’un et de l’autre.<br />

Il y a un an encore, nous étions un couple parfait. Mariés, deux<br />

petites filles. Que s’est-il passé pour que tout vole en éclats ? Il y<br />

avait de part et d’autre la même interrogation discrète et<br />

étonnée. Et pourtant comme tout a changé en un an, se disait<br />

Joséphine en scrutant la peau de buvard fripé sous les <strong>yeux</strong><br />

d’Antoine, les petits vaisseaux éclatés sur le visage, les ri<strong>des</strong> qui<br />

creusaient le front. Il s’est mis à boire, c’est ça, cette peau<br />

gonflée, par endroits écarlate… Et pourtant rien n’a changé,<br />

pensait Antoine en voulant caresser les mèches blon<strong>des</strong> qui<br />

encadraient le visage plus ferme, plus mince de Joséphine. Tu es<br />

belle, ma chérie, aurait-il aimé murmurer. Tu as l’air fatigué,<br />

mon ami, se retint-elle de dire.<br />

De la cuisine sortait une odeur tenace d’oignons frits.<br />

— Je prépare un poulet aux oignons pour les filles ce soir,<br />

elles en raffolent.<br />

— Justement, ce soir, je me demandais si je n’allais pas les<br />

emmener au restaurant, ça fait si longtemps que…<br />

— Elles seront contentes. Je ne leur ai rien dit, je ne savais<br />

pas si…<br />

Si tu étais seul, si tu étais libre pour dîner, si l’autre ne<br />

t’accompagnait pas… Elle se tut.<br />

— Elles ont dû tellement changer ! Elles vont bien ?<br />

— Au début, ça a été un peu dur…<br />

— Et à l’école ?<br />

— Tu n’as pas reçu leurs bulletins ? Je te les ai fait envoyer…<br />

— Non. Ça a dû se perdre…<br />

Il avait envie de s’asseoir et de se taire. De la regarder<br />

préparer le poulet aux oignons. Joséphine produisait toujours<br />

cet effet-là sur lui, elle l’apaisait. Elle avait ce don, comme<br />

certains ont le don de guérir en imposant les mains. Il aurait<br />

aimé se reposer du tour menaçant que prenait sa vie. Il avait<br />

l’impression qu’il s’émiettait. Il sentait son être flotter et se<br />

répartir entre mille identités qu’il ne maîtrisait pas. En mille<br />

responsabilités trop lour<strong>des</strong> pour lui. Il venait de voir Faugeron.<br />

Il l’avait reçu dix minutes à peine et avait répondu à trois coups<br />

de téléphone. « Vous m’excuserez, monsieur Cortès, mais c’est<br />

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