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Les yeux jaunes des crocodiles

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s’habituaient à l’obscurité. Peu à peu, se détachaient de l’ombre<br />

<strong>des</strong> taches <strong>jaunes</strong>, vacillantes, qui s’allumaient les unes après les<br />

autres et semblaient converger vers lui : les <strong>yeux</strong> <strong>jaunes</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>crocodiles</strong>. Affleurant le niveau de l’eau, posés comme <strong>des</strong><br />

lucioles sur la surface moirée et noire <strong>des</strong> étangs, ils le<br />

regardaient. Il entendait leur queue agiter l’eau, leur corps<br />

s’ébranler lentement, pesamment, s’approcher du rivage et<br />

attendre. Face à la maison. Un, puis deux, trois, quatre, cinq,<br />

six, sept, huit… Ils fendaient l’obscurité comme <strong>des</strong> plongeurs<br />

silencieux. Parfois l’un d’eux ouvrait grande sa mâchoire et une<br />

rangée de dents blanches rayait la nuit noire. Puis la gueule se<br />

refermait d’un coup sec et il n’apercevait plus que les fentes<br />

<strong>jaunes</strong> qui le fixaient. Vingt millions d’années qu’ils sont sur<br />

terre, pensait-il, qu’ils résistent à toutes les catastrophes<br />

naturelles, la terre qui se fend, se plisse, se brise, brûle et coule,<br />

se glace et se fige. Ils ont vu passer <strong>des</strong> dinosaures, <strong>des</strong><br />

primates, <strong>des</strong> hommes à quatre pattes, <strong>des</strong> hommes penchés,<br />

<strong>des</strong> hommes droits, <strong>des</strong> hommes foudroyés et ils sont toujours<br />

là, aux aguets. Je ne fais pas le poids face à eux. Je suis si seul<br />

ici. Plus personne à qui parler. Et toujours pas de nouvelles de<br />

mister Wei. Pas de nouvelles, pas de chèque, pas d’explication.<br />

Sa secrétaire me répond toujours que oui, oui, mister Wei is<br />

going to call you back, mais il ne rappelle jamais. Don’t worry,<br />

mister Tonio, he’ll call you, he’ll call you, everything’s all right,<br />

mais non ! Rien n’était all right, il n’avait pas touché un sou<br />

depuis qu’il était ici. Il vivait sur les économies de Mylène.<br />

Quand il appelait ses filles en France, il inventait <strong>des</strong> histoires,<br />

parlait de profits mirifiques, promettait de les faire venir<br />

bientôt, ce n’était qu’une question de jours maintenant. Elles<br />

devaient sentir la contrainte dans sa voix parce qu’elles ne<br />

répondaient plus que par monosyllabes pour ne pas l’offenser.<br />

Et Jo ? murmura-t-il en suivant un crocodile qui venait<br />

s’agglutiner au groupe, ajoutant deux lampes <strong>jaunes</strong> au parterre<br />

de lumières qui le contemplaient. Faugeron avait dû la mettre<br />

au courant. Elle n’avait pas appelé. Ne lui avait pas adressé le<br />

moindre reproche. Il eut honte. Ses <strong>yeux</strong> repartirent sur les<br />

taches <strong>jaunes</strong> dans l’obscurité, il eut envie de pleurer. Il se<br />

sentait si lâche. Plus forte que la honte, il sentait grandir en lui<br />

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