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Les yeux jaunes des crocodiles

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certain monsieur Maulpoix sur l’inspiration poétique1 et ne<br />

pouvait que constater qu’elle en était cruellement dépourvue.<br />

Clouée à terre, elle assistait, impuissante, à l’inertie de sa<br />

pensée. Elle avait beau l’apostropher, la supplier, lui ordonner<br />

de se mettre en branle, lancer un coup d’archet pour qu’elle<br />

s’ébroue, s’agite, s’échauffe, se délie, offre <strong>des</strong> images et <strong>des</strong><br />

mots, <strong>des</strong> collisions avec d’autres images, d’autres mots, fasse<br />

surgir le Beau, le Bizarre, l’Intrépide, la belle se faisait prier et<br />

Joséphine, assise sur sa chaise de cuisine, labourait la table de<br />

ses doigts impatients. Pas la moindre envolée lyrique, pas le<br />

début d’une idée créatrice. Hier, elle avait cru en tenir une, mais<br />

ce matin, en se réveillant, l’idée s’était évanouie. Attendre,<br />

attendre. Se faire toute petite devant ce hasard foudroyant qui<br />

dépose à nos pieds ce qu’on a cherché en vain pendant <strong>des</strong><br />

heures. Cela lui était déjà arrivé en rédigeant <strong>des</strong> morceaux de<br />

sa thèse, le choc de deux idées, de deux mots, comme deux silex<br />

qui s’allument. Il existait, ce glorieux éblouissement ! Il n’y avait<br />

qu’à lire <strong>des</strong> poèmes de Rimbaud ou d’Éluard… Il existait chez<br />

les autres ! <strong>Les</strong> tentatives malheureuses de sa sœur lui<br />

revenaient en tête et elle craignait que la même stérilité ne<br />

s’abatte sur elle. Adieu, veaux, vaches, cochons et euros par<br />

milliers ! Le pot au lait menaçait de se renverser, elle allait se<br />

retrouver Perrette comme devant. Elle prit une brusque<br />

décision, décida de vaincre ce vertige paralysant et d’écrire<br />

n’importe quoi, de travailler coûte que coûte, de courtiser<br />

l’opiniâtreté et d’ignorer l’inspiration afin que cette dernière,<br />

dépitée, se rende et livre ses premiers éclairs. Elle allait lancer<br />

ses doigts sur le clavier… lorsque Shirley avait poussé la porte et<br />

s’était campée face à elle.<br />

— Tu me fuis, Joséphine, tu me fuis.<br />

— Shirley, tu tombes mal… Je suis en plein travail.<br />

— Tu me fais beaucoup de peine, Joséphine. Que se passe-til<br />

pour que tu m’évites ainsi ? Tu sais très bien qu’entre nous, on<br />

peut tout se dire.<br />

1 Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, Éditions José Corti.<br />

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